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25/01/1972 | CANADA | N°[1974]_R.C.S._133

Canada | Emkeit c. R., [1974] R.C.S. 133 (25 janvier 1972)


Cour suprême du Canada

Emkeit c. R., [1974] R.C.S. 133

Date: 1972-01-25

Ronald Lambert Patrick Emkeit Appelant;

et

Sa Majesté la Reine Intimée.

1971: le 12 novembre; 1972: le 25 janvier.

Présents: Les Juges Abbott, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.

EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE L’ALBERTA

APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[1], confirmant la condamnation de l’appelant pour meurtre non qualifié. Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Laskin étant dissidents

.

L.A.L. Matt, pour l’appelant.

E.P. Adolphe, c.r., pour l’intimée.

Le jugement des Juges Abbott, Judson, Ritchie et P...

Cour suprême du Canada

Emkeit c. R., [1974] R.C.S. 133

Date: 1972-01-25

Ronald Lambert Patrick Emkeit Appelant;

et

Sa Majesté la Reine Intimée.

1971: le 12 novembre; 1972: le 25 janvier.

Présents: Les Juges Abbott, Judson, Ritchie, Hall, Spence, Pigeon et Laskin.

EN APPEL DE LA CHAMBRE D’APPEL DE L’ALBERTA

APPEL d’un jugement de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta[1], confirmant la condamnation de l’appelant pour meurtre non qualifié. Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Laskin étant dissidents.

L.A.L. Matt, pour l’appelant.

E.P. Adolphe, c.r., pour l’intimée.

Le jugement des Juges Abbott, Judson, Ritchie et Pigeon a été rendu par

LE JUGE RITCHIE — Le présent appel est interjeté, sur autorisation de cette Cour, à l’encontre d’un arrêt de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta qui a rejeté l’appel porté par l’appelant contre sa condamnation pour le meurtre non qualifié de Ronald George Hartley, mort à la suite des blessures qu’il a subies lorsque l’appelant l’a frappé au côté de la tête avec une chaîne à billes de métal au cours d’une violente bataille entre deux gangs de motocyclistes formés de jeunes résidant à Calgary ou près de cette ville. L’un de ces gangs portait le nom de «Outcasts» et l’autre, dont tous les accusés, sauf deux, étaient membres, s’appelait les «Grim Reapers».

Au procès, qui s’est déroulé devant le Juge Primrose et un jury, l’appelant et douze autres jeunes hommes ont été déclarés coupables:

[TRADUCTION] …d’avoir, à Calgary ou aux environs de cette ville, dans le district judiciaire de Calgary, Alberta, le 7 mars 1970 ou vers cette date, illégalement commis un meurtre sur la personne de Ronald

[Page 135]

George Hartley, chaque prévenu ayant formé l’intention, de concert avec les autres, de commettre illégalement des voies de fait à l’aide d’armes offensives et de s’entraider à cette fin, et chacun d’eux sachant ou ayant dû savoir que la commission du meurtre non qualifié qui leur est imputé serait une conséquence probable de la mise à exécution de l’objectif commun, commettant ainsi un meurtre non qualifié, en contravention du Code criminel.

Tous les prévenus ont interjeté appel à la Chambre d’appel; dans un jugement unanime, cette dernière a acquitté l’un d’eux et a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour tous les autres, à l’exception du présent appelant, dont la déclaration de culpabilité a été confirmée.

Les circonstances de l’attaque contre Hartley sont les suivantes: les deux gangs ont convenu de se rencontrer à un endroit appelé «Little Rock», à quelque quinze milles au sud-est de Calgary, vers huit heures, le 7 mars 1970. Les deux groupes se détestaient et il semble qu’au moins quelques-uns des jeunes en cause espéraient pouvoir régler leurs différends au cours de cette rencontre. Certains des «Grim Reapers» sont arrivés armés de longs fouets et de chaînes à billes, tandis que les «Outcasts» n’étaient pas armés. Les «Grim Reapers», qui occupaient quatre voitures, ont été les premiers à arriver à l’endroit convenu; n’y trouvant personne, ils sont repartis en direction de Calgary, mais peu après, ils ont croisé l’autre groupe, qui occupait une voiture et une camionnette et était accompagné de six jeunes filles, dont l’épouse de Ronald Hartley.

Lorsque le premier des «Outcasts» est arrivé, l’appelant est sorti de sa voiture, sur la route, et selon l’épouse du défunt, il s’est dirigé vers leur voiture et a demandé qui était le président des «Outcasts». Ronald Hartley a répondu que c’était lui; selon Mme Hartley, l’appelant lui a alors dit de sortir de la voiture; Hartley s’est exécuté mais au même moment, Emkeit l’a frappé au côté de la tête avec une chaîne; Hartley s’est exclamé: «Pourquoi?» Il semble que Mme Hartley ait alors réussi à détourner l’attention d’Emkeit que les membres de son gang venaient de rejoindre. Les événements qui suivirent sont décrits comme suit par le savant

[Page 136]

juge en chef dans les motifs qu’il a rendus au nom de la Chambre d’appel:

[TRADUCTION] Hartley est monté dans la voiture pour démarrer mais il a été incapable de le faire. Il s’est raidi et la paralysie l’a gagné. On Ta placé sur un matelas à l’arrière de la camionnette et conduit à l’hôpital le plus vite possible. De toute évidence, il était gravement blessé; et on a tenté en route de pratiquer la respiration artificielle. Durant la plus grande partie du trajet, il respirait, mais à son arrivée à l’hôpital, il était mort. Mme Hartley a affirmé qu’il s’agissait «d’une chaîne à billes à maillons de 1 pouce». Lorsque Ronald Emkeit a frappé Hartley, «tout a explosé; on se battait, criait et hurlait près de la camionnette.»

De tous les prévenus, seul l’appelant a rendu un témoignage dans lequel il a donné sa propre version de sa conduite envers Hartley:

[TRADUCTION] Alors je me suis avancé, voyez-vous, et comme j’ai vu que le gars n’était pas avec nous, voyez-vous, alors j’ai dit: «Qui es-tu?» Et il a dit: «Je suis le président des «Outcasts».» Alors j’ai dit: «Outcasts?» et j’ai ricané, voyez-vous, parce que, eh bien, je ne suis pas très poli avec les gens. Il me regarde et dit: «Qui es-tu?» Je lui réponds: «Ron Emkeit», et il a voulu m’asséner un coup mais il m’a manqué, alors je l’ai poussé et il est allé donner contre la portière, et il s’est mis à marcher vers moi. Maintenant, quand je l’ai poussé, je me suis tourné de côté; ce soir-là, comme d’habitude, j’avais une chaîne de chrome autour du cou, avec une croix de fer. Je porte toujours ce machin-là. Alors quand je l’ai poussé, voyez-vous, et comme je me tournais de côté et qu’il marchait vers moi, j’ai attrapé la chaîne et je l’ai tournée comme ça, voyez-vous. Je l’ai frappé avec la chaîne, il est tombé par en arrière, contre la portière, et je me suis approché et j’allais le frapper encore et il a levé ses mains et a dit: «Assez.» Alors je ne l’ai pas frappé.

Le passage suivant du contre-interrogatoire d’Emkeit me paraît également important:

[TRADUCTION] Q. Avez-vous dit aux policiers que vous vous défendiez contre Hartley ou contre quelqu’un durant cette bataille-là?

R. Je ne leur ai rien dit, monsieur.

Q. Vous n’avez rien dit?

R. Rien.

Q. Es-ce la première fois que vous dites à quelqu’un que vous vous défendiez?

[Page 137]

R. Oui, monsieur.

Q. C’est ce que vous dites, qu’Hartley a voulu vous asséner un coup et que vous vous êtes servi de votre chaîne pour le frapper?

R. Oui.

Q. A la tête?

R. Oui. Je l’ai frappé seulement une fois…

Q. Avait-il une arme à la main?

R. Non, monsieur.

Q. Et vous le saviez?

R. C’est exact.

Q. Il était seul à côté de sa voiture?

R. Oui, monsieur.

Q. Et vous le saviez?

R. Oui, monsieur.

Q. Vous n’étiez pas seul près de lui, vous aviez des amis avec vous?

R. C’est exact.

Même en admettant qu’Hartley «a voulu lui asséner un coup» la déclaration d’Emkeit équivaut néanmoins à un aveu d’avoir frappé un homme non armé à la tête avec une chaîne de chrome; d’après d’autres témoignages, il paraît que Hartley est mort des suites de ce coup. Un plaidoyer de légitime défense a été présenté au jury, mais dans ces conditions, je crois que tout groupe de douze hommes ayant reçu de bonnes directives aurait à coup sûr décidé qu’il ne pouvait être accordé de poids à ce plaidoyer.

A la fin du contre-interrogatoire d’Emkeit, le procureur de la Couronne a jugé bon de poser les malheureuses questions suivantes:

[TRADUCTION] Q. Oui, je vais vous dire pourquoi je vous ai demandé si George était poète, George Lowe. Il me semble qu’il avait un poème du club sur lui. L’avez-vous déjà entendu?

R. Je l’ignore.

Q. C’est Grim Reapers, je vais vous le lire:

«Comme un éclair de chrome et les cheveux au vent, Les Reapers vont, le regard fixe et sans peur. Citoyens criez, jeunes filles prenez garde, Lorsque les Reapers passent, ils sèment la terreur. Dans l’obscurité de la nuit, avec un fracas de tonnerre,

[Page 138]

Passent rapides comme l’éclair les Harley et les

Horton à la voix puissante;

Sortant de la nuit, le vent dans les cheveux, Les Reapers vont, citoyens prenez garde. Leur vie, c’est leurs motos, ils se fichent de tout, Ils méprisent le monde et se rient de l’humanité. Conduisant leur bolide d’une aube à l’autre, Sachant très bien qu’ils sont fils de Satan, Leur foi, c’est la luxure, leur bible, c’est la haine, Ils se foutent du monde et l’enfer est leur destinée.»

Est-ce votre poème?

R. Non, monsieur.

Comme l’a fait remarquer le savant juge de première instance, aucun des huit avocats représentant les divers prévenus ne s’est opposé à la lecture du poème au cours du contre‑interrogatoire, mais peu après, on a demandé au juge, au nom de tous les accusés, de dissoudre le jury pour le motif que cette preuve était à la fois irrecevable et de nature incendiaire. Le savant juge de première instance a alors dû exercer sa discrétion incontestée pour déterminer si le fait que le jury avait entendu cette preuve constituait un vice fatal qui l’autorisait à déclarer le procès nul après que, 3 jours durant, 26 témoins avaient témoigné.

Le juge de première instance s’est posé la question suivante: «Suis-je fondé à déclarer le procès nul parce qu’une preuve qui n’est peut-être pas pertinente du tout a été présentée au cours du contre-interrogatoire?» Ayant entendu les arguments des avocats, il a conclu: «Je ne dissoudrai pas le jury. Continuons.» Seule, cette décision fait l’objet de la question à l’égard de laquelle l’autorisation d’interjeter appel à cette Cour a été accordée, savoir:

Le savant juge de première instance a-t-il commis une erreur en refusant de faire droit à la requête de l’avocat de l’appelant de dissoudre le jury après que l’avocat de l’intimée eut lu le poème «Grim Reapers» au cours du contre-interrogatoire de l’appelant?

En cette Cour, il a été admis que le prétendu poème n’était pas recevable, ce que le juge de

[Page 139]

première instance a clairement reconnu, mais ce dernier devait décider si ce poème était tellement préjudiciable qu’il devait déclarer le procès nul ou si, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il pouvait remédier à ce vice dans son exposé au jury. Ayant décidé de laisser le procès se poursuivre, le juge de première instance a donné au jury des directives très précises à propos de cette preuve:

[TRADUCTION] Au cours de son contre-interrogatoire, il a été fait mention d’un poème. Le procureur de la Couronne l’a lu. Il se peut qu’il soit incendiaire et dépréciatif. Que cela ne vous influence pas. Ce n’est pas une preuve. Ce n’est pas une déclaration des buts des Grim Reapers. C’est un poème, et puis après?

J’ai mis des mots en italique.

A mon avis, l’administration de la justice dans nos tribunaux serait sérieusement entravée s’il n’était pas reconnu que le juge de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire étendu sur la conduite même du procès; depuis longtemps, on admet que c’est avec beaucoup de prudence que la cour d’appel doit aborder la décision du juge de première instance quant à la dissolution du jury.

Le Juge Rinfret, alors juge puîné, l’a clairement affirmé dans le jugement qu’il a rendu dans la cause Paradis c. le Roi[2], dont le juge en chef de la Chambre d’appel de l’Alberta a fait mention. Dans cette cause-là le Juge Rinfret, qui répondait à la prétention que le jury aurait dû être dissous parce qu’une certaine preuve avait, à tort, été admise, a dit, p. 172:

[TRADUCTION] On a immédiatement formulé une objection. Une longue discussion s’ensuivit à la suite de laquelle le juge de première instance a ordonné que la mention au sujet de Paradis soit rayée de la déposition. Malgré la décision du savant juge, l’appelant soutient énergiquement que la mention est si préjudiciable au prévenu que le jury aurait dû être dissous et que l’accusé aurait dû subir son procès devant un autre jury.

Il peut y avoir des cas extrêmes où la procédure proposée pourrait être adoptée, mais nous croyons que c’est principalement au juge de première instance

[Page 140]

qu’il appartient de décider si elle devrait l’être, eu égard aux circonstances de l’espèce; c’est toujours avec une grande prudence que les cours d’appel aborderont la question du bien-fondé de cette décision.

J’ai mis des mots en italique.

L’avocat de l’appelant a soutenu que le prétendu poème dépeint le gang dont fait partie l’appelant comme étant motivé par la violence et le mépris de la loi et qu’il pourrait donc prédisposer le jury à considérer que l’appelant est capable de commettre le crime dont il a été accusé et par conséquent engendrer un préjugé qui pourrait influer sur le verdict des jurés et que ne pourrait effacer la directive expresse du juge de première instance de ne pas en tenir compte. A cet égard, il faut se rappeler que la seule véritable défense avancée par l’appelant est que l’attaque était justifiée par la légitime défense, parce que Hartley avait essayé d’asséner un coup à l’appelant et se dirigeait de nouveau vers lui après avoir été repoussé. L’attaque violente a été admise; il m’est difficile de voir comment la lecture du poème pourrait avoir influencé le jury lorsqu’il s’est demandé si l’attaque était justifiée par quoi que ce soit dans la conduite de Hartley.

A l’appui de sa prétention, l’avocat de l’appelant a cité les causes suivantes: Boucher c. la Reine[3], Regina c. Vallières[4], et Regina c. Armstrong[5], mais à mon avis, aucune de ces causes ne peut s’appliquer à un procès dans lequel le prévenu lui-même a témoigné qu’il avait frappé un homme non armé à la tête avec une chaîne, de façon à causer la mort de la victime. L’affaire Boucher, dans laquelle toute la preuve était indirecte, portait dans une large mesure sur des opinions que le procureur de la Couronne n’aurait pas dû exprimer quant à la culpabilité du prévenu. Dans l’affaire Vallières, un nouveau procès a été accordé parce qu’il a été conclu que les croyances terroristes que le prévenu avait publiquement exprimées avaient été présentées

[Page 141]

au jury de façon à établir un rapport entre ces croyances et l’attentat spécifique à la bombe au cours duquel une personne avait trouvé la mort et auquel il n’avait pas été prouvé que le prévenu était directement relié. Dans l’affaire Armstrong, c’est à tort que la déclaration du prévenu qu’il avait commis le crime avait été admise en preuve; M. le Juge Coffin, parlant au nom de la majorité de la Chambre d’appel de la Nouvelle-Écosse, a dit:

[TRADUCTION] Les mots «et il a dit ce qu’il avait fait, dans quelles circonstances il avait fait des aveux et qu’il avait signé une déclaration» constituent «la maladresse» fatale. Je suis encore une fois respectueusement d’avis qu’une fois ces paroles prononcées, le «mal» était fait et qu’aucune mise en garde du savant juge de première instance ne pouvait réussir à les effacer de l’esprit des jurés.

En l’espèce, rien de la sorte ne s’est produit.

A mon avis, le prétendu poème décrit des motocyclistes sans peur, allant «dans l’obscurité de la nuit», troublant la paix, terrifiant les autres citoyens et de façon générale, manifestant leur mépris envers le reste du monde; dans les trois dernières lignes, dont la vulgarité est mise en relief par le style emphatique, l’auteur réclame pour ces jeunes le titre de «fils de Satan», dont la foi est la luxure et la destinée l’enfer. Bien que tous ces sentiments soient révoltants, rien dans ce poème ne préconise le genre d’attaque meurtrière admis par l’appelant lui-même dans l’interrogatoire principal, et il me semble que cette admission, eu égard à tout le reste de la preuve, serait nécessairement ce qui dominerait dans l’esprit des jurés et que rien dans le prétendu poème ne peut peindre de façon plus odieuse encore la conduite de l’accusé que la description que lui-même en a faite.

Je ne crois pas que le savant juge de première instance a commis une erreur en refusant de faire droit à la requête des avocats des appelants de dissoudre le jury. Le poème n’a aucun rapport avec la culpabilité de l’accusé à l’égard du crime qui lui est imputé et n’établit pas cette culpabilité; il ne peut avoir eu de rapport avec la question de la légitime défense et, à mon avis, il

[Page 142]

n’a pas pu influencer défavorablement le jury plus que ne l’a fait le témoignage même d’Emkeit. Au contraire de la preuve de l’aveu dans l’affaire Armstrong, précitée, je ne crois pas que le poème ait constitué une preuve dont les jurés ne pouvaient effectivement faire abstraction en délibérant sur la culpabilité ou l’Innocence du prévenu; à mon avis, les directives claires que le juge de première instance a données dans son exposé au jury étaient appropriées à cette fin.

Dans l’appel Pisani c. la Reine[6] sur lequel cette Cour s’est récemment prononcée, un nouveau procès a été accordé parce que le procureur de la Couronne avait commis de graves manquements dans son adresse au jury, mais à mon avis, cette cause ne peut s’appliquer aux circonstances de l’espèce parce que, comme l’a dit M. le Juge Laskin dans les motifs qu’il a rendus au nom de la Cour: «Le juge de première Instance n’a rien fait pour annuler l’effet des remarques du procureur du ministère public.»

Comme le juge en chef de l’Alberta, je suis d’avis qu’en tout état de cause le verdict du jury aurait nécessairement été le même si le poème injurieux n’avait pas été admis en preuve, et c’est là le critère que cette Cour a maintes fois suivi lorsqu’elle a appliqué l’art. 592(1)b)(iii) en concluant que: «aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produite.»

Pour tous ces motifs, je suis d’avis de rejeter l’appel.

Le jugement des Juges Hall, Spence et Laskin a été rendu par

LE JUGE SPENCE (dissident) — Il s’agit d’un appel porté par Emkeit contre une décision de la Chambre d’appel de l’Alberta[7] qui a confirmé sa condamnation à la suite d’un procès devant le

[Page 143]

Juge Primrose et un jury sur une accusation de meurtre non qualifié. Par une ordonnance que cette Cour a rendue le 28 juin 1971, Emkeit a reçu l’autorisation d’interjeter appel sur la question de droit suivante:

[TRADUCTION] Le savant juge de première instance a-t-il commis une erreur en refusant de faire droit à la requête de l’avocat de l’appelant, de dissoudre le jury après que l’avocat de l’intimée eut lu le poème «Grim Reapers» au cours du contre‑interrogatoire de l’appelant?

J’ai eu l’occasion de lire les motifs de mon collègue le Juge Ritchie et j’adopte l’exposé des faits qui s’y trouve, y ajoutant uniquement les autres faits requis pour mon examen.

L’avocat représentant le procureur général de l’Alberta a consacré une partie importante de son factum à l’admissibilité en preuve du prétendu poème; au cours de la plaidoirie dans le présent appel, ledit avocat a admis, avec beaucoup de réticence toutefois, que la preuve alléguée était irrecevable et que cette Cour n’avait donc qu’à déterminer si le juge de première instance avait commis une erreur en refusant de dissoudre le jury après que cette preuve irrecevable eut été présentée à celui-ci.

Le Juge Smith, Juge en chef de la Chambre d’appel de l’Alberta, s’est reporté à la cause Paradis c. le Roi[8], et particulièrement au commentaire suivant de M. le Juge Rinfret, alors juge puîné, p. 172:

[TRADUCTION] Il peut exister des cas extrêmes où la procédure proposée pourrait être adoptée, mais nous croyons que c’est principalement au juge de première instance qu’il appartient de décider si elle devrait l’être, eu égard aux circonstances de l’espèce; c’est toujours avec une grande prudence que les cours d’appel abordent la question du bien‑fondé de cette décision. En l’espèce, en tout état de cause, il n’existe clairement aucun motif valable de décider que le savant juge aurait dû agir autrement.

[Page 144]

Évidemment, cette déclaration reflète l’attitude que devraient adopter les cours d’appel. Elle a souvent été citée et, dans Regina v. Weaver[9], elle est définie par Lord Sachs, qui parlait au nom de la Court of Criminal Appeal, comme étant la pratique actuelle.

Néanmoins, cette Cour et les cours d’appel provinciales ont parfois conclu que l’admission d’une preuve irrecevable ou la commission de fautes telles que la tenue au jury de propos incendiaires par le procureur de la Couronne, causaient au prévenu un préjudice si grave que le procès aurait dû être immédiatement suspendu et que le juge de première instance avait commis une erreur dans l’exercice de sa discrétion en refusant de faire droit à une requête en ce sens de la défense et que par conséquent, la déclaration de culpabilité devait être annulée et un nouveau procès ordonné. Dans certaines de ces causes, il s’agit d’erreurs fortuites, commises lors de l’interrogatoire ou du contre-interrogatoire d’un témoin, ce dernier ayant laissé échapper une réponse de toute évidence inadmissible; en pareils cas, les cours d’appel, particulièrement si le juge de première instance a mis le jury en garde contre le caractère irrecevable de la preuve, approuvent, chaque fois que c’est possible, la façon dont le juge de première instance a exercé sa discrétion en refusant de mettre fin au procès. Toutefois, même dans un cas de ce genre, si elle estime que le préjudice subi est grave et qu’elle ne saurait être sûre que la mise en garde du juge de première instance a effacé ce préjudice, la cour d’appel annule la déclaration de culpabilité et ordonne un nouveau procès.

Dans Regina v. Armstrong[10], la Chambre d’appel de la Cour suprême de la Nouvelle-Ècosse était saisie d’une affaire dans laquelle, en contre-interrogeant un témoin de la Couronne, l’avocat du prévenu, ayant de toute évidence mal compris le témoignage de ce témoin au cours de l’interrogatoire préliminaire, lui avait posé des questions appelant manifeste-

[Page 145]

ment des réponses inadmissibles. A la p. 146, le Juge d’appel Coffin dit:

[TRADUCTION] Les mots «et il a dit ce qu’il avait fait, dans quelles circonstances il avait fait des aveux et qu’il avait signé une déclaration» constituent «la maladresse» fatale. Je suis encore une fois respectueusement d’avis qu’une fois ces paroles prononcées, le «mal» était fait et qu’aucune mise en garde du savant juge de première instance ne pouvait réussir à les effacer de l’esprit des jurés.

A la p. 151, le Juge d’appel Cooper dit:

[TRADUCTION] A mon avis, les paroles suivantes que Mme Oickle a prononcées en présence du jury: «et il a dit ce qu’il avait fait, dans quelles circonstances il avait fait des aveux et qu’il avait signé une déclaration» peuvent bien avoir influencé le jury. On ne peut pas dire que si elles n’avaient pas été prononcées, le jury n’en serait pas venu à une conclusion différente. Je suis respectueusement d’avis qu’une fois ces paroles prononcées, le mal était fait et qu’aucune mise en garde du savant juge de première instance ne pouvait réussir à les effacer de l’esprit des jurés. Le fait que l’avocat du prévenu n’a pas demandé la dissolution du jury et un nouveau procès ne change rien — Stirland v. Director of Public Prosecutions, (1944) 2 All E.R. 13 — le vicomte Simon, Lord chancelier, pp. 18, 19; R. v. Hortopan, (1964) 2 C.C.C. 306, 42 C.R. 191, (1964) 2 O.R. 157 — le Juge d’appel Roach, p. 312.

Lorsque c’est la Couronne qui présente la chose inadmissible au jury, soit en produisant une preuve, soit en tenant des propos incendiaires, je suis d’avis que les cours d’appel sont beaucoup plus strictes et qu’elles doivent réellement être convaincues que la faute n’est pas grave et que le juge de première instance l’a rectifiée dans ses directives au jury, avant de refuser la tenue d’un nouveau procès.

En cette Cour, la question des propos déplacés que le procureur de la Couronne adresse au jury a été étudiée dans deux causes en particulier. Dans Boucher c. la Reine[11], le prévenu était accusé d’avoir commis un meurtre particulièrement brutal. Le procureur de la Couronne, en s’adressant au jury, a insisté sur le fait que la

[Page 146]

Couronne n’avait donné suite à l’accusation qu’après une minutieuse enquête et que les représentants de la Couronne étaient convaincus que le crime avait été commis par l’accusé; il a terminé son adresse par les paroles suivantes dont je ne reproduirai que le sens: et si vous rendez un verdict de culpabilité, pour une fois, ça me ferait presque plaisir de demander la peine de mort contre lui. A la p. 23, le Juge Rand s’est exprimé dans les termes suivants, qui ont par la suite été repris et qui, à mon sens, exprimaient l’avis de cette Cour:

[TRADUCTION] Il est difficile de reconstituer les pensées et les sentiments qui régnent dans la salle d’audience lorsqu’une vie humaine est en jeu; les tensions, les forces invisibles, subtiles et imprévisibles, l’importance que peut prendre une parole, sont ressenties d’une façon tout au plus imparfaite. Il n’est donc pas possible de dire que le fait de mentionner l’action de la Couronne n’a pas eu une influence convaincante sur le jury quand il en est arrivé à son verdict. Pareille irrégularité touche à l’un des principes les plus anciens de notre droit, la règle qui protège le sujet des pressions du pouvoir exécutif et qui est sauvegardée par l’indépendance de nos tribunaux. C’est là le fondement même de la sécurité de l’individu en vertu du règne du droit (rule of law).

On ne saurait trop répéter que les poursuites criminelles n’ont pas pour but d’obtenir une condamnation, mais de présenter au jury ce que la Couronne considère comme une preuve digne de foi relativement à ce que l’on allègue être un crime. Les avocats sont tenus de voir à ce que tous les éléments de preuve légaux disponibles soient présentés: ils doivent le faire avec fermeté et en insistant sur la valeur légitime de cette preuve, mais ils doivent également le faire d’une façon juste. Le rôle du poursuivant exclut toute notion de gain ou de perte de cause; il s’acquitte d’un devoir public, et dans la vie civile, aucun autre rôle ne comporte une plus grande responsabilité personnelle. Le poursuivant doit s’acquitter de sa tâche d’une façon efficace, avec un sens profond de la dignité, de la gravité et de la justice des procédures judiciaires.

Le 21 décembre 1970, cette Cour a rendu jugement dans l’appel Bruno Pisani c. la

[Page 147]

Reine[12], dont je fais mention parce que je crois qu’il est au plus haut point pertinent dans le présent examen. Dans cette cause-là, le procureur de la Couronne, en s’adressant au jury, a présenté ce qui, en fait, constituait une preuve dans laquelle il expliquait pourquoi, à son avis, le prévenu avait agi comme il avait été établi par la preuve, et il a fourni son explication en se reportant au comportement habituel de ceux qui sont accusés d’infractions semblables. Se fondant sur la cause Boucher c. la Reine, précitée, cette Cour, à l’unanimité, a accordé un nouveau procès.

Dans Regina c. Vallières[13], la Cour d’appel du Québec devait se prononcer sur une accusation d’homicide involontaire coupable portée contre une personne qui était un partisan bien connu de tactiques terroristes. Au cours du procès, la Couronne a utilisé les écrits du prévenu pour montrer qu’il était intimement impliqué dans toutes les affaires d’une organisation qui avait également ces objectifs et qu’il aurait donc fait partie de ceux qui avaient décidé de placer la bombe dont l’explosion avait causé la mort de la victime. Le juge de première instance a dit au jury que le fait que le prévenu était un terroriste ne voulait pas nécessairement dire qu’il avait pris part au dépôt de la bombe dans la manufacture à la date en question mais, en s’adressant au jury, le procureur de la Couronne a lu un extrait d’un livre renfermant un appel à la violence et il a terminé son adresse en disant: «Messieurs, libérez le prévenu et vous savez ce qui vous attend». Dans une décision unanime, la Cour d’appel du Québec a ordonné un nouveau procès. Le Juge d’appel Hyde a prononcé le jugement principal et les autres Juges d’appel ont rendu de brefs jugements concordants. Aux pp. 81‑82, le Juge d’appel Brossard dit:

Au Canada, ceux qui sont recherchés et poursuivis pour des crimes qu’ils auraient commis bénéficient tous, sans exception, de la protection de droits de défense fondamentaux basés sur des principes de

[Page 148]

common law implantés dans les mœurs par une très ancienne, très profondément humaine et toujours vivace tradition juridique.

Quelle que soit la gravité des crimes qui leurs sont reprochés, quelque effet effarant que ceux-ci puissent avoir auprès des citoyens pour qui le droit et le respect de la loi constituent les éléments fondamentaux de la protection des individus et le maintien de l’ordre et de la paix dans la société, quels que soient les dangers qu’ils créent par la brutalité et l’animalité de leur violence, ceux qui en sont accusés ont, de la part de l’autorité judiciaire, droit au respect des grands principes suivants de notre droit criminel: nul ne peut être présumé coupable; nul ne peut être trouvé coupable d’un crime à moins que sa culpabilité ne soit établie hors de tout doute raisonnable; dans un procès devant jury, aucune preuve ne doit être présentée et aucune affirmation ne doit être faite par la Couronne qui soient susceptibles d’induire le jury à appuyer un verdict de culpabilité sur des motifs d’ordre psychologique ou passionnel pouvant affaiblir la plus grande objectivité et le plus grand esprit de justice envers l’accusé compatibles avec la froide raison; dans un tel procès, aucune instruction erronée en droit ou en fait ne doit être donnée au jury qui soit sérieusement susceptible d’affecter la décision de celui-ci quant au doute raisonnable au bénéfice duquel l’accusé peut avoir droit.

C’est essentiellement pour assurer le respect intégral de ces principes que, comme mon collègue, M. le Juge Hyde, et pour les motifs qu’il donne, j’ordonnerais un nouveau procès.

A la p. 83, le Juge d’appel Turgeon dit:

Je partage l’opinion de Monsieur le Juge Hyde parce que je suis incapable de me convaincre que le jury aurait nécessairement prononcé le même verdict

Je n’ai pas à donner d’autres exemples de cas où une cour d’appel a considéré que la faute commise au procès, soit l’admission d’une preuve irrecevable, soit la tenue au jury de propos incendiaires par le procureur de la Couronne, constituait un manquement si grave qu’un nouveau procès devait être ordonné. Je vais maintenant parler un peu des faits dans le présent appel. Il est certain que Ronald Hartley, la victime, est mort parce que le prévenu l’a violemment frappé à la tête avec une chaîne de chrome qu’il portait au cou depuis plus de deux ans et qu’il considérait en quelque sorte comme

[Page 149]

une décoration. Le prévenu a allégué, et c’est là sa défense, qu’il s’agissait d’un acte de légitime défense, et il a témoigné qu’il s’est défendu après que la victime eut d’abord tenté, sans toutefois réussir, de lui asséner un coup. L’accident fatal s’est produit au cours d’une bataille entre deux groupes que l’on peut généralement qualifier de «gangs de motocyclistes»; il a eu lieu au cours d’une rencontre sur la route, le gang connu sous le nom de «Grim Reapers», dont le prévenu était un membre important, revenant d’un endroit où il s’était rendu, disent les membres du gang, sur l’invitation et la suggestion du second groupe, les Outcasts. N’ayant trouvé personne au lieu du rendez-vous, les Grim Reapers sont revenus sur leurs pas et ont rencontré les Outcasts qui s’y dirigeaient. L’absurde échaufourrée habituelle s’est produite, avec des actes de violence des deux côtés. Dans ces conditions, l’établissement d’un plaidoyer de légitime défense exigeait une analyse très minutieuse des gestes du défunt, du prévenu et de ses coaccusés, ainsi que des autres membres du groupe du défunt. Inévitablement, la crédibilité des divers témoins a revêtu une grande importance. Il est certain que c’est le prévenu qui a asséné le coup fatal. Des accusés, seul Emkeit a témoigné; et il l’a admis dans son témoignage, alléguant toutefois, comme je l’ai dit, que c’était un acte de légitime défense.

L’accusation à l’égard de laquelle l’appelant et ses coaccusés ont été interpelés est la suivante:

[TRADUCTION] d’avoir à Calgary ou aux environs de cette ville, dans le district judiciaire de Calgary, Alberta, le 7 mars 1970 ou vers cette date, illégalement commis un meurtre sur la personne de Ronald George Hartley, chaque prévenu ayant formé l’intention, de concert avec les autres, de commettre illégalement des voies de fait à l’aide d’armes offensives et de s’entraider à cette fin, et chacun d’eux sachant ou ayant dû savoir que la commission du meurtre non qualifié qui leur est imputé serait une conséquence probable de la mise à exécution de l’objectif commun, commettant ainsi un meurtre non qualifié, en contravention du Code criminel.

L’avocat du prévenu a voulu produire une preuve visant à montrer qu’Emkeit et ses coaccusés ne pouvaient pas avoir formé l’intention commune de commettre illégalement des voies

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de fait, à l’aide d’armes offensives. Dans ces circonstances, en contre-interrogeant l’accusé, le procureur de la Couronne a soudainement demandé à celui-ci, sans raison et à brûle‑pourpoint: «George Lowe est-il poète?» Ce à quoi le prévenu a répondu: «Pardon?» L’avocat a répété: «Est-il poète?» Et l’accusé a répondu: «Je n’en ai pas la moindre idée»; l’avocat a alors changé de sujet, mais quelque cinq pages plus loin, il y est revenu:

[TRADUCTION] Q. Oui, je vais vous dire pourquoi je vous ai demandé si George était poète, George Lowe. Il me semble qu’il avait un poème du club sur lui. L’avez-vous déjà entendu? R. Je l’ignore.

Q. C’est Grim Reapers, je vais vous le lire:

«Comme un éclair de chrome …»

Il s’intitule «Grim Reapers».

«Comme un éclair de chrome et les cheveux au vent, Les Reapers vont, le regard fixe et sans peur. Citoyens criez, jeunes filles prenez garde, Lorsque les Reapers passent, ils sèment la terreur. Dans l’obscurité de la nuit, avec un fracas de tonnerre, Passent rapides comme l’éclair les Harley et les Horton à la voix puissante; Sortant de la nuit, le vent dans les cheveux, Les Reapers vont, citoyens prenez garde. Leur vie, c’est leurs motos, ils se fichent de tout, Ils méprisent le monde et se rient de l’humanité. Conduisant leur bolide d’une aube à l’autre, Sachant très bien qu’ils sont fils de Satan, Leur foi, c’est la luxure, leur bible, c’est la haine, Ils de foutent du monde et l’enfer est leur destinée.»

Est-ce votre poème?

R. Non, monsieur.

Q. Non? Vous ne l’avez jamais entendu auparavant? Voulez-vous dire que vous n’avez jamais entendu cette chose auparavant?

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R. Il se peut que je l’aie entendu, je l’ignore. Dois-je me rappeler de tout ce qui m’est déjà arrivé?

Le procureur de la Couronne dans le présent appel, qui représentait également la Couronne en première instance, n’a jamais expliqué comment il en était venu à savoir que Lowe avait un poème du club sur lui. On n’a absolument pas établi comment le prétendu poème avait été obtenu et il n’existe tout simplement aucune preuve que le poème a un rapport, si infime soit‑il, avec le prévenu ou l’un de ses coaccusés, si ce n’est les mots «Grim Reapers», qui sont, comme l’a dit le procureur de la Couronne au cours du contre-interrogatoire, le titre du poème. Le document n’a jamais été produit. Comme l’a fait remarquer le Juge d’appel Brossard dans la cause Regina c. Vallières, précitée, il est compréhensible qu’au cours d’un long procès, le procureur de la Couronne ait pu laisser échapper un appel enflammé au jury, son attitude envers l’accusé ayant pu inconsciemment être influencée par la lecture d’articles virulents. Dans cette cause-là, le prévenu avait admis être l’auteur des articles, il s’en est même vanté. En l’espèce, le prévenu a nié avoir eu même connaissance du prétendu poème.

Étant donné que la preuve quant à la bataille fatale est confuse et compte tenu de la forme dans laquelle l’accusation a été portée en l’espèce, je suis d’avis que la prétention de l’avocat de l’accusé dans son factum, selon laquelle ce commentaire de la Couronne ne visait qu’à enflammer et à prédisposer le jury contre l’accusé Emkeit, et selon laquelle le poème a été lu dans l’unique but de montrer qu’Emkeit et les autres personnes impliquées étaient de mauvaises gens qui avaient les dispositions ou les penchants requis pour commettre un meurtre, est juste et j’y souscris. Par conséquent, il semblerait que le prévenu ait subi un préjudice grave au cours de son procès. Quelques minutes après que le procureur de la Couronne eut lu le prétendu poème à Emkeit lorsqu’il contre-interrogeait ce dernier, la suspension du procès a été demandée mais le savant juge de première instance l’a refusée. En donnant ses directives au

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jury, le juge a brièvement parlé de la question en ces termes:

[TRADUCTION] AU cours de son contre-interrogatoire, il a été fait mention d’un poème. Le procureur de la Couronne l’a lu. Il se peut qu’il soit incendiaire et dépréciatif. Que cela ne vous influence pas. Ce n’est pas une preuve. Ce n’est pas une déclaration des buts des Grim Reapers. C’est un poème, et puis après?

Dans les motifs qu’il a rendus au nom de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta, le Juge en chef Smith a dit:

[TRADUCTION] Étant donné que le jury a été mis en garde, je repousserais l’objection pour le motif que «c’est principalement au juge de première instance qu’il appartient de décider, eu égard aux circonstances de l’espèce», si le jury doit être dissous et s’il devrait ordonner que les appelants subissent leur procès devant un autre jury.

A cet égard, le juge s’est fondé sur la décision que le Juge Rinfret a rendue en cette Cour, dans la cause Paradis c. le Roi, précitée.

Je suis respectueusement d’avis que la mise en garde plus ou moins soignée du juge de première instance ne pouvait vraiment pas effacer le préjudice très grave qu’a causé au prévenu le comportement incompréhensible dont le procureur de la Couronne a fait preuve en lisant le prétendu poème à l’accusé, en présence du jury. Comme l’ont dit les Juges d’appel Coffin et Cooper dans l’arrêt Regina c. Armstrong, précité, «une fois ces paroles prononcées, le mal était fait». Dans ce cas-ci, le prévenu et ses coaccusés ont été inculpés d’avoir formé l’intention de commettre des voies de fait à l’aide d’armes meurtrières et d’avoir ainsi causé la mort de la victime. L’attribution au groupe d’une diatribe dans laquelle sont exaltées la luxure et la violence, est non seulement préjudiciable mais aussi répréhensible et constitue un déni des principes fondamentaux du droit criminel canadien à l’égard du procès des prévenus, lesquels principes exigent une justice absolue de la part de la Couronne. Je me reporte encore une fois aux commentaires du Juge Rand dans la cause Boucher c. la Reine, précitée.

Je passe maintenant à la question de savoir si la faute commise au procès peut être excusée

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par l’application de l’art. 592(1)b)(iii) du Code criminel. Cet article peut s’appliquer et l’appel être rejeté si malgré l’erreur de droit la Cour «est d’avis qu’aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produite». Cette Cour a étudié dans de nombreuses causes l’application de ce paragraphe et de la disposition qu’il remplace; ces causes ont été résumées et considérées dans l’arrêt Colpitts c. la Reine[14], dans lequel, p. 755, j’ai fait mienne la déclaration suivante qui avait été faite dans Brooks c. le Roi[15]:

[TRADUCTION] Il incombe au ministère public de convaincre la cour que si les jurés avaient reçu les directives qu’ils auraient dû recevoir, ils n’auraient pu raisonnablement faire autrement que de trouver l’appelant coupable.

Si nous appliquons ce principe aux faits de l’espèce, il incombe à la Couronne de convaincre la Cour que si le jury n’avait entendu que des preuves recevables, sans la lecture au procès du prétendu poème, il n’aurait pu raisonnablement faire autrement que de trouver l’appelant coupable. Étant donné la confusion de la preuve relative à la bataille, aux mœurs des personnes impliquées et à toutes les circonstances qui ont précédé la rencontre accidentelle sur la route, je ne puis dire que des hommes raisonnables, n’ayant à leur disposition que des éléments réguliers de preuve, n’auraient pas pu avoir un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé. Par conséquent, je n’appliquerais pas l’art. 592(1)b)(iii) du Code criminel.

Je suis d’avis d’accueillir l’appel et d’ordonner que le présent prévenu subisse avec ses coaccusés le nouveau procès que l’arrêt de la Chambre d’appel de la Cour suprême de l’Alberta a déjà accordé à ceux-ci.

Appel rejeté, les Juges Hall, Spence et Laskin étant dissidents.

Procureur de l’appelant: L.A.L. Matt, Calgary.

[Page 154]

Procureur de l’intimée: E.P. Adolphe, Calgary.

[1] [1971] 4 W.W.R. 85, 14 C.R.N.S. 290, 3 C.C.C. (2d) 309.

[2] [1934] R.C.S. 165, 61 C.C.C. 184, [1934] 2 D.L.R. 88.

[3] [1955] R.C.S. 16, 20 C.R.1, 110 C.C.C. 263.

[4] [1970] 4 C.C.C. 69, 9 C.R.N.S. 24.

[5] [1970] 1 C.C.C. 136, 7 C.R.N.S. 227.

[6] [1971] R.C.S. 738, 1 C.C.C. (2d) 477, 15 D.L.R. (3d) 1.

[7] [1971] 4 W.W.R. 85, 14 C.R.N.S. 290, 3 C.C.C. (2d) 309.

[8] [1934] R.C.S. 165, 61 C.C.C. 184, [1934] 2 D.L.R. 88.

[9] (1966), 51 Cr. App. R. 77 à 83.

[10] [1970] 1 C.C.C. 136, 7 C.R.N.S. 227.

[11] [1955] R.C.S. 16, 20 C.R.1, 110 C.C.C. 263.

[12] [1971] R.C.S. 738, 1 C.C.C. (2d) 477, 15 D.L.R. (3d) 1.

[13] [1970] 4 C.C.C. 69, 9 C.R.N.S. 24.

[14] [1965] R.C.S. 739, [1966] 1 C.C.C. 146, 52 D.L.R. (2d) 416.

[15] [1927] R.C.S. 633, 48 C.C.C. 333 [1928] 1 D.L.R. 268.


Synthèse
Référence neutre : [1974] R.C.S. 133 ?
Date de la décision : 25/01/1972
Sens de l'arrêt : L’appel doit être rejeté, les juges hall, spence et laskin étant dissidents

Analyses

Droit criminel - Meurtre non qualifié - Comportement du procureur de la Couronne - Poème irrecevable et de nature incendiaire lu en présence du jury par le procureur de la Couronne - Refus du juge de première instance de dissoudre le jury.

L’appelant a été déclaré coupable de meurtre non qualifié qui a eu lieu au cours d’une violente bataille entre deux gangs de motocyclistes. Il fut allégué que l’appelant a frappé la victime au côté de la tête avec une chaîne à billes de métal. L’appelant a témoigné et à la fin de son contre-interrogatoire, le procureur de la Couronne a fait la lecture d’un poème irrecevable et de nature incendiaire, poème qui dépeint le gang dont fait partie l’appelant comme étant motivé par la violence et le mépris de la loi. Le juge de première instance a refusé de déclarer le procès nul et a donné aux membres du jury des directives précises à l’effet que le poème n’était pas une preuve et ne devait pas les influencer. La Cour d’appel a confirmé la déclaration de culpabilité. L’appelant a obtenu l’autorisation d’appeler à cette Cour sur la question de savoir si le juge de première instance aurait dû dissoudre le jury.

Arrêt: L’appel doit être rejeté, les Juges Hall, Spence et Laskin étant dissidents.

Les Juges Abbott, Judson, Ritchie et Pigeon: L’administration de la justice dans nos tribunaux serait sérieusement entravée s’il n’était pas reconnu que le juge de première instance jouit d’un pouvoir discrétionnaire étendu sur la conduite même du procès; depuis longtemps, on admet que c’est avec beaucoup de prudence que la Cour d’appel doit aborder la décision du juge de première instance quant à la dissolution du jury. Rien dans ce poème ne préconise le genre d’attaque meurtrière admis par l’appelant lui-même dans l’interrogatoire principal. Il n’a pas pu influencer défavorablement le jury plus que ne l’a fait le témoignage même de l’appelant. Les directives claires que le juge de première instance a données étaient appropriées aux fins de permettre aux jurés d’en faire effectivement abstraction en délibérant. En

[Page 134]

tout état de cause, aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s’est produite.

Les Juges Hall, Spence et Laskin, dissidents: En se basant sur les faits de cette cause, il semble que l’appelant a subi un préjudice grave au cours de son procès. La mise en garde plus ou moins soignée du juge de première instance ne pouvait vraiment pas effacer le préjudice très grave qu’a causé au prévenu le comportement incompréhensible dont le procureur de la Couronne a fait preuve en lisant le prétendu poème à l’accusé, en présence du jury. On ne peut pas dire que le jury n’aurait pu raisonnablement faire autrement que de trouver l’appelant coupable.


Parties
Demandeurs : Emkeit
Défendeurs : Sa Majesté la Reine
Proposition de citation de la décision: Emkeit c. R., [1974] R.C.S. 133 (25 janvier 1972)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1972-01-25;.1974..r.c.s..133 ?
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