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28/01/1975 | CANADA | N°[1976]_1_R.C.S._225

Canada | Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225 (28 janvier 1975)


Cour suprême du Canada

Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225

Date: 1975-01-28

Bradley Charles Jackson, un mineur représenté par Benjamin Jackson, son représentant ad litem et ledit Benjamin Jackson (Demandeurs) Appelants;

et

William Millar, un mineur représenté par Murray Millar, son représentant ad litem et ledit Murray Millar (Défendeurs) Intimés.

1974: le 31 octobre et le 1er novembre; 1975: le 28 janvier.

Présents: Les juges Martland, Judson, Spence, Pigeon et Dickson.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO

Cour suprême du Canada

Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225

Date: 1975-01-28

Bradley Charles Jackson, un mineur représenté par Benjamin Jackson, son représentant ad litem et ledit Benjamin Jackson (Demandeurs) Appelants;

et

William Millar, un mineur représenté par Murray Millar, son représentant ad litem et ledit Murray Millar (Défendeurs) Intimés.

1974: le 31 octobre et le 1er novembre; 1975: le 28 janvier.

Présents: Les juges Martland, Judson, Spence, Pigeon et Dickson.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO


Synthèse
Référence neutre : [1976] 1 R.C.S. 225 ?
Date de la décision : 28/01/1975
Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli

Analyses

Véhicule automobile - Négligence grossière - Conducteur très fatigué - Res ipsa loquitur - The Highway Traffic Act, R.S.O. 1970, c. 202, art. 132(3).

M, âgé de seize ans et n’ayant que très peu d’expérience dans la conduite d’une automobile, emprunta l’automobile de son père et, passé 22 h, partit de Toronto avec deux de ses amis assister, au lac Simcoe, à une séance de cinéma qui durait toute la nuit. M, qui avait fait des activités de plein air toute la journée, s’est engagé à coucher au chalet d’un ami s’il se sentait fatigué; il a aussi promis d’être de retour à Toronto le lendemain matin. Il s’est endormi pendant la représentation; à la fin de celle-ci on le réveilla et il partit en direction de Toronto. Il s’est rendu au chalet, mais ne s’y est pas arrêté. Les deux passagers ont dormi pendant le voyage de retour. Juste au-delà d’une intersection et d’une voie surélevée, à un endroit où le revêtement d’asphalte s’élargit un peu, M se rendit compte que ses roues de droite avaient quitté la chaussée et roulaient sur l’accotement de gravier. Il tenta de remonter sur la chaussée mais sa voiture se mit à déraper et il en perdit le contrôle. J, un de ses amis, fut très gravement blessé dans cet accident. Le juge de première instance a décidé que J était passager à titre gratuit mais qu’il y avait eu grossière négligence de la part de M, si bien qu’il a accordé des dommages-intérêts de $223,785.07 au demandeur mineur J et de $24,118.08 au demandeur adulte. La Cour d’appel était d’avis que les faits qui établissaient la négligence de M étaient insuffisants pour établir une négligence grossière et que la règle res ipsa loquitur était inapplicable.

Conséquemment, la Cour d’appel a rejeté l’action intentée par J, ajoutant que de toute façon elle aurait

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réduit considérablement le montant des dommages-intérêts.

Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli.

Les circonstances entourant l’accident et l’accident lui-même, toute maigre qu’en ait été la description donnée par M, le défendeur mineur, justifiaient entièrement le juge de première instance à conclure à la négligence grossière et en présence de pareille preuve, il n’y a pas lieu de modifier la conclusion du juge de première instance. Ce dernier était également justifié à décider qu’il pouvait recourir à la règle res ipsa loquitur pour conclure à la négligence grossière de la part du conducteur M même s’il n’avait pu conclure que ses demandeurs avaient fait la preuve que les actes du défendeur constituaient de la négligence grossière.

La Cour d’appel n’était pas fondée à réduire, au titre des imprévus de la vie, le montant des dommages-intérêts accordés par le juge de première instance ni à allouer un rabais qui tiendrait compte de la valeur actuelle du capital. Le juge de première instance a calculé la valeur actuelle et, s’il est vrai qu’aucune réduction n’a été accordée au titre des imprévus de la vie, il faut dire qu’une telle réduction serait trop peu importante dans le cas du présent demandeur pour justifier une modification du jugement en appel.

Arrêts mentionnés: Walker c. Coates et un autre, [1968] R.C.S. 599; Burke c. Perry, [1963] R.C.S. 329; Barkway c. South Wales Transport Co. Ltd., [1950] 1 All E.R. 392; Gauthier & Co. Ltd. c. Le Roi, [1945] R.C.S. 143.

POURVOI interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a accueilli un appel interjeté d’un jugement rendu en première instance par le juge Osler. Pourvoi accueilli, jugement de première instance rétabli.

L.P. Shannon, c.r., et W.P. Cipollone, pour les appelants.

D.W. Goudie, et W.H.O. Mueller, pour les intimés.

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE SPENCE — Il s’agit d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario rendu le 30 octobre 1972. Ladite Cour d’appel de l’Ontario a alors accueilli un appel d’un jugement de première instance rendu le 16 septembre 1971 par M. le juge Osler, et a rejeté l’action du deman-

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deur, l’appelant en cette Cour.

M. le juge Osler avait conclu qu’il y avait eu grossière négligence de la part du défendeur William Millar et que le demandeur mineur, Bradley Charles Jackson, avait contribué par sa négligence à ses dommages dans une proportion de dix pour cent et, par conséquent, il avait rendu jugement en faveur du demandeur mineur pour $223,785.07 et en faveur du demandeur adulte Benjamin Jackson pour $24,118.08.

L’action résulte d’un accident, dans lequel a été impliqué une seule voiture, survenu le 2 septembre 1968, le jour de la fête du Travail cette année-là.

Trois jeunes gens, le demandeur mineur Bradley Charles Jackson, le défendeur mineur William Millar et Ross T. Sanders roulaient au moment de l’accident dans une voiture appartenant au défendeur adulte Murray Millar et conduite par le défendeur mineur William Millar. Les trois jeunes gens avaient passé une bonne partie des vacances d’été de 1968 à Toronto et dans la région. Le demandeur mineur et le défendeur mineur n’avaient obtenu que cet été-là leur permis de conduire et le demandeur mineur s’était baladé avec le défendeur mineur à maintes reprises dans la voiture appartenant au père de ce dernier.

Dans la soirée du samedi, le 31 août, les deux jeunes gens se rencontrèrent à une maison privée à Toronto où ils passèrent la soirée. Le demandeur mineur resta à coucher mais le défendeur mineur se rendit chez lui et, d’après les conclusions du juge de première instance, il a eu pour se reposer entre son arrivée à la maison et son départ pour l’encontrer le jeune Bradley le lendemain vers midi, une période de huit à dix heures. Le juge de première instance a considéré comme un fait que lorsque le défendeur mineur rencontra le demandeur mineur dimanche matin, le 1er septembre, il était bien reposé.

Les deux jeunes gens ont passé le reste de la journée de dimanche à Centre Island, un parc et un lieu d’attractions près de Toronto, où ils ont été continuellement au grand air et ont beaucoup roulé à bicyclette. Comme nourriture, ils n’ont pris que des rafraîchissements sur l’île. Après être tous

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deux rentrés en ville vers 22 h dimanche, le 1er septembre, ils ont décidé de se rendre à Port Bolster, sur la rive sud du lac Simcoe pour assister dans un ciné-parc à une séance qui durait la nuit entière. Le mineur défendeur a obtenu la permission de son père, le défendeur adulte, de prendre sa voiture. Les parents n’ont pas fixé l’heure du retour, mais le défendeur adulte a insisté que la voiture soit à sa disposition le lundi matin, le 2 septembre. La preuve a fait état de la question de la contribution des deux passagers, c’est-à-dire le défendeur mineur et Sanders, aux dépenses du voyage. Le savant juge de première instance a décidé que le demandeur mineur était passager à titre gratuit et sur ce point il n’y a pas eu appel.

es trois jeunes gens, ayant pris place dans la voiture conduite par le défendeur mineur Millar, sont arrivés sains et saufs au ciné-parc de Port Bolster. Le savant juge de première instance a conclu à l’absence de défectuosités apparentes dans la voiture et son équipement. Après avoir acheté des hamburgers et du lait fouetté à un restaurant en face, les trois sont entrés au cinéma et il semblerait qu’aucun d’eux n’a vraiment regardé l’écran parce que les trois ont dormi à différents moments. Le savant juge de première instance a accepté, parmi des témoignages quelque peu contradictoires, celui du passager Sanders que le défendeur mineur Millar a dormi durant trois heures au plus, entre 2 h et 5 h. Selon le témoignage du défendeur mineur, lorsqu’il s’est réveillé le film était terminé et [TRADUCTION] «tout était fermé».

Avant de partir de chez son père, le défendeur mineur avait montré qu’il était conscient du danger de conduire une automobile s’il se sentait fatigué et il avait assuré son père que si cela se produisait il irait coucher près du cinéma à un chalet qui appartenait à des parents du passager Sanders.

Une fois réveillés, ils sont partis vers le chalet, ce qui les allongeait d’environ six milles de l’itinéraire régulier conduisant à Toronto. Ils y sont arrivés un peu après 5 h et, ne voyant pas de lumière ni de voiture dans les environs, Millar se dirigea vers Toronto. En route, les deux passagers

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dormaient, du moins de temps en temps, et le savant juge de première instance a conclu qu’ils ne pouvaient guère donner de renseignements sur ce qui s’était produit durant le voyage et avant l’accident. Le demandeur mineur était assis sur la banquette avant à la droite du chauffeur et il semble qu’il était recroquevillé et appuyé sur la porte droite avant. Bien que la voiture ait été pourvue de ceintures de sécurité, et le savant juge de première instance a constaté que le demandeur mineur le savait, celui-ci ne les a pas utilisées.

Le chemin à suivre empruntait la route 48 au sud des environs du lac Simcoe jusqu’à la route 401 qui traverse la partie nord de la ville de Toronto. A une courte distance au nord de l’échangeur entre les routes 48 et 401, et probablement sur la voie de circulation utilisée par les voitures se dirigeant vers le sud sur la route 48 pour rejoindre les voies en direction ouest de la route 401, le défendeur mineur déclare qu’il a entendu des bruits étranges ou qu’il a senti quelque chose d’inhabituel dans le comportement de sa voiture et qu’il s’est arrêté. Il est descendu de sa voiture et il l’a examinée pour constater que tout semblait en ordre et que tous les pneus étaient bien gonflés. Il est ensuite remonté pour se diriger vers l’ouest sur la route 401. A cet endroit et à cette époque, la route 401 avait deux voies de circulation vers l’est et deux voies vers l’ouest, chacune de douze pieds de largeur. La vitesse permise était de soixante milles à l’heure et le défendeur mineur a témoigné qu’il roulait à environ cette vitesse. Il avait plu de façon intermittente et il y avait de l’eau sur la chaussée de la 401 mais pas en grande quantité; et c’est bien sûr une splendide autoroute à accès limité et à deux voies.

A quelque 1.8 mille à l’ouest de la route 48, d’où Millar s’était engagé sur la route 401, celle-ci traverse l’avenue Midland sur une voie surélevée où, comme c’est habituel sur la route 401, le revêtement d’asphalte s’élargit du garde-fou de ciment situé sur le côté nord de la route 401 jusqu’au garde-fou de ciment de l’autre côté. A un point un peu à l’ouest de l’extrémité ouest de la voie surélevée, ont commencé à se produire les circonstances qui ont entraîné l’accident. Cet

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endroit n’a jamais été déterminé avec précision. Dans le factum des appelants, on parle d’un point situé à cent soixante-quinze pieds à l’ouest de la voie surélevée.

Le constable Wallace Sargales a témoigné pour les demandeurs au procès. Il a été le premier agent de la paix à arriver sur les lieux et il a décrit avec minutie l’état de la voiture impliquée, sa position à son arrivée et certaines traces le long de l’accotement nord dont je traiterai plus loin. Le constable Sargales a décrit une trace qui lui paraissait être une trace de pneu mais non une trace de dérapage le long de l’accotement nord immédiatement adjacent au garde-fou fait de poteaux de bois de huit pouces de diamètre reliés ensemble par deux câbles de fil métallique. Cette trace s’étendait sur une longueur de deux cent dix pieds. Il a aussi déclaré que quatorze poteaux du garde-fou et deux poteaux d’ancrage avaient été brisés et que le câble d’acier tordu était sur le sol. Lors de son premier interrogatoire, le constable Sargales n’a pas déclaré où, du côté est, débutait la trace. Avec la permission du juge au procès, il a été par la suite rappelé comme témoin pour la défense et contreinterrogé après par l’avocat des demandeurs. Au cours de son premier témoignage, il s’était manifestement trompé en situant les poteaux de garde-fou brisés et le câble tordu à l’est de la voie surélevée de l’avenue Midland et il a corrigé son erreur lorsque rappelé en contre‑interrogatoire et qu’on lui a alors demandé:

[TRADUCTION) Q. Bien, si c’est inscrit dans le rapport de police que l’accident s’est produit à soixante-quinze pieds à l’ouest de la voie surélevée de l’avenue Midland, diriez-vous que c’est exact?

R. Ce serait exact, monsieur.

Il a par la suite déclaré qu’il n’était pas retourné à pied à cet endroit sur la voie surélevée.

Cette distance de cent soixante-quinze pieds n’a pas été commentée dans le factum des intimés ni au cours des plaidoiries et je crois qu’on peut considérer comme établi que la trace le long de l’accotement nord de la route commençait à cent soixante-quinze pieds à l’ouest de l’extrémité ouest du garde-fou de la voie surélevée.

Selon le témoignage du défendeur mineur il a entendu le bruit du gravier qui était projeté sous

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les ailes et il a très graduellement dirigé sa voiture à gauche de façon à revenir sur la partie sud des deux voies en direction ouest. Malgré la douceur de cette manœuvre, l’arrière de la voiture a commencé à déraper vers le sud, c.-à-d., à gauche, et bien que le défendeur mineur ait tenté d’enrayer ce mouvement de la voiture de la façon classique en donnant un coup de volant dans la direction du dérapage, c’est-à-dire, en tournant à gauche, il a été incapable de le faire. Le conducteur a perdu la maîtrise de sa voiture qui a quitté la route et a dû non seulement effectuer un virage complet de 360 degrés mais continuer à faire un autre demi-tour. Évidemment la voiture a délaissé la partie pavée de la route, a brisé les seize poteaux de huit pouces et s’est retrouvée l’avant faisant face au nord-est à environ quatre-vingt-dix pieds au nord de la limite nord du pavage, bien que ces mesures ne soient qu’approximatives.

Il est très difficile de comprendre la description qu’a donnée des faits le défendeur mineur. Si le défendeur mineur avait, lorsqu’il a entendu le bruit du gravier sous l’aile droite de sa voiture, viré de façon très graduelle vers la gauche, il n’y aurait pas eu de dérapage ou, s’il y en avait eu, inévitablement c’est l’arrière de la voiture qui aurait dérapé vers la droite et non vers la gauche comme il l’a déclaré. Aussi, lorsqu’une personne réagit naturellement pour remédier à ce dérapage en tournant le volant à droite, si son mouvement est trop brusque ou trop prononcé, le résultat est d’entraîner la voiture à virer vers la droite, comme le décrit le défendeur mineur.

Pendant que la voiture faisait son embardée sur l’accotement et à travers le garde-fou, le demandeur mineur a été projeté hors du véhicule. Le défendeur mineur et le passager Sanders s’en sont aperçus et avant même que la voiture ne se soit arrêtée, ils ont sauté en bas de celle-ci et sont retournés en courant où le demandeur mineur était étendu sur l’accotement, soit à quelque quinze à vingt pieds de la partie pavée de la route et dix pieds au nord du garde-fou. Cet endroit était à environ cinquante à soixante-quinze pieds de la voiture.

Comme le savant juge de première instance a décidé que le demandeur mineur était un passager

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à titre gratuit, les dispositions de ce qui est maintenant l’art. 132 du Highway Traffic Act, R.S.O. 1970, c. 202 s’appliquent. Le paragraphe (3) de cet article énonce:

[TRADUCTION] (3) Par dérogation au paragraphe (1), le propriétaire ou le conducteur d’un véhicule automobile, autre qu’un véhicule utilisé dans une entreprise de transport de passagers moyennant rémunération, n’est responsable d’aucune perte ou dommage découlant des blessures ou de la mort de toute personne transportée dans ou sur le véhicule automobile, ou qui y entre, y monte ou en descend, sauf si la perte ou le dommage est dû à la négligence grossière du conducteur du véhicule automobile ou que cette négligence grossière y a contribué.

Ainsi, pour avoir gain de cause, les demandeurs doivent prouver que leur «perte ou dommage a été causé par la négligence grossière du conducteur du véhicule automobile ou que cette négligence grossière y a contribué». Le savant juge de première instance a décidé qu’il y avait eu négligence grossière de la part du défendeur mineur, et ce de deux façons: d’abord, il a poursuivi sa route alors qu’il était endormi et fatigué ce qui, dans les circonstances en l’espèce, constitue, en soi et considéré isolément, un acte de négligence grossière, et en second lieu il n’a pas gardé la maîtrise de sa voiture. Le savant juge de première instance était d’avis que ces actes de négligence étaient cumulatifs et que, considérés ensemble, ils constituaient de la négligence grossière. Le savant juge de première instance était de plus d’opinion que la règle res ipsa loquitur devait s’appliquer en faveur des demandeurs. Il n’y a aucun doute, après la décision de cette Cour dans Walker c. Coates et al.[1], que la règle s’applique pour faire la preuve de la simple négligence. Le savant juge de première instance a signalé que le défendeur mineur avait témoigné sur ce qui s’était passé mais il parle de ce témoignage ainsi:

[TRADUCTION] A mon avis, même accepté intégralement, cela ne constitue pas une explication. Ce qui s’est passé par la suite laisse subsister la présomption qu’il y a eu un écart marqué vis-à-vis de la pratique courante et non un léger virage fait prudemment d’une voie à l’autre.

[Page 233]

Je traiterai plus loin de la décision du juge de première instance relativement aux dommages-intérêts.

La Cour d’appel de l’Ontario a accueilli unanimement l’appel des défendeurs. Sur la question de la responsabilité, les motifs ont été rendus surtout par le juge d’appel Evans. Le savant juge d’appel a exprimé l’opinion suivante:

[TRADUCTION] Il n’y a aucun doute que Millar s’est rendu coupable de simple négligence mais évidemment la réclamation d’un passager à titre gratuit ne peut se fonder sur une telle conclusion.

Et il a ajouté:

[TRADUCTION] Avec respect pour l’opinion du savant juge de première instance, je ne crois pas que sa conclusion relative à la fatigue soit étayée par la preuve ni qu’on ait pu établir un lien causal suffisant entre la fatigue alléguée et l’accident… Millar nie qu’il était fatigué et bien que son témoignage doive être considéré comme intéressé, il ne peut pas être écarté surtout s’il n’est pas contredit par d’autres éléments de preuve directe et s’il est confirmé jusqu’à un certain point par sa façon de conduire la voiture.

Avec tout le respect pour le savant juge d’appel, cette conclusion a été tirée après qu’un juge de première instance expérimenté a entendu les témoignages qu’il a, j’en suis certain, examinés avec le plus grand soin possible et a délibéré sur le jugement du 28 juin au 16 septembre pour le rendre alors en rédigeant des motifs où il a très minutieusement étudié toute la preuve pertinente. Même si le savant juge de première instance n’avait eu à prononcer aucune conclusion quant à la crédibilité et n’avait eu simplement qu’à décider quelle version des faits semblait plus plausible, je suis d’avis que ses conclusions n’auraient pas dû être écartées en appel. Il y a amplement de précédents à l’appui de cette thèse. Peut‑être devrais-je citer l’arrêt Burke c. Perry[2], où le juge Ritchie déclarait aux pp. 331-2:

[TRADUCTION]… la difficile tâche d’évaluer le caractère des actions négligentes d’un conducteur de véhicule automobile immédiatement avant l’accident et au moment même où celui-ci se produit afin de déterminer si oui ou non on peut les qualifier de «négligence grossière» implique une reconstitution des circonstances de l’accident lui‑même, y compris les réactions des person-

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nes impliquées, et il s’agit là d’une fonction pour laquelle le juge de première instance, qui a vu et entendu les témoins, est de loin beaucoup mieux placé que ne le sont les juges d’une Cour d’appel.

Je m’abstiendrai de citer de nombreux autres arrêts dans le même sens.

Je pourrais ajouter que les circonstances décrites dans les témoignages sont des circonstances qui appuient tout à fait l’opinion du juge de première instance selon laquelle il y avait deux motifs de négligence qui, considérés ensemble, constituaient selon lui de la négligence grossière.

Le défendeur mineur, âgé de seulement seize ans ne détenait un permis de conduire que depuis quelques mois et avait très peu d’expérience dans la conduite d’une automobile sur une grande route. Après avoir passé la journée complète du dimanche à s’adonner activement à des loisirs en plein air, après 22h ce soir-là, alors que normalement une personne aurait pensé qu’il était temps de rentrer à la maison, il a réussi à convaincre son père de lui permettre de se rendre en voiture de Toronto au lac Simcoe pour assister à une séance de cinéma qui durait toute la nuit. Il a démontré à son père qu’il comprenait que la fatigue pouvait être un élément de danger et il s’est engagé à coucher au chalet d’un ami s’il était fatigué et pourtant, après être arrivé au cinéma, il a dormi durant environ trois heures. Selon son propre témoignage, il s’est réveillé après la fin de la séance et alors qu’il n’avait pas, ce qui semble inévitable, l’esprit bien vif, il partit en direction de Toronto, se rendit au chalet où il avait dit qu’il aurait pu se reposer, mais sans s’arrêter pour en profiter.

Au cours des plaidoiries, il a été mis de l’avant que l’arrêt par le défendeur mineur pour vérifier sa voiture avant d’entrer sur la route 401 a démontré sa vigilance. S’il y a une conclusion à tirer de ce fait, la mienne serait à l’opposé, c’est-à-dire qu’il était tellement fatigué qu’il a imaginé des défectuosités qui se sont avérées absentes à l’examen de la voiture. L’accident lui-même, malgré la maigre description qu’en a donnée le défendeur mineur, indiquerait aussi que celui-ci a succombé à la fatigue. Il apparaît évident à l’examen des photographies que le pavement, sur la voie surélevée

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au-dessus de l’avenue Midland, s’étend à droite jusqu’au garde-fou. Si la voiture du défendeur mineur avait pu dévier même légèrement vers sa droite en traversant la voie surélevée, alors inévitablement après avoir dépassé celle-ci, le gravier du côté nord de la route aurait crépité sous les ailes du côté droit de la voiture. Rien de grave n’aurait pu en résulter mais il semblerait que ce garçon inexpérimenté et très fatigué a été si effrayé par ce bruit qu’il a posé un geste qui a rendu l’accident presque inévitable. Bien sûr, un juge de première instance qui a entendu les témoignages que j’ai résumés pourrait facilement conclure que le conducteur s’est rendu coupable de négligence grossière et je ne puis accepter l’opinion que sa décision devrait être écartée en appel.

Le savant juge de première instance était d’avis que même s’il n’avait pu conclure que le demandeur mineur avait fait la preuve que les actes du défendeur constituaient de la grossière négligence, il pouvait recourir à la règle res ipsa loquitur et, en se fondant sur cette règle, décider en faveur du demandeur.

En cour d’appel, les juges d’appel MacKay et Evans ont tous deux opiné que la règle ne s’appliquait pas. Le juge d’appel Evans a cité Clerk & Lindsell on Torts, 13e éd., par. 967 à la p. [567]:

[TRADUCTION] La doctrine s’applique (1) lorsque la chose qui a causé le dommage était sous la seule direction ou le seul contrôle du défendeur ou de quelqu’un dont le défendeur est responsable ou sur lequel il exerce un droit de surveillance; (2) il découle de la nature de l’événement que, sans négligence, il ne se serait pas produit. Si ces deux conditions sont remplies, il s’ensuit, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur ou la personne dont il est responsable a dû être négligent. Il existe toutefois une autre condition négative; (3) il ne doit pas y avoir d’éléments de preuve relativement au pourquoi et au comment de l’incident. Si tel élément de preuve existe, il n’y a pas lieu alors d’invoquer la règle res ipsa loquitur puisque la négligence du défendeur devra être déterminée d’après cette preuve.

Je me contenterai, pour les fins des circonstances en l’espèce, d’accepter ce passage, comme l’a fait le juge d’appel Evans, comme une exacte description de la règle applicable en signalant que le savant auteur a employé le mot «doctrine» alors

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que l’expression la plus juste semble être celle employée par lord Normand dans l’arrêt Barkway v. South Wales Transport Co. Ltd.,[3], à la p. 399, soit une [TRADUCTION] «règle de preuve».

Selon les juges d’appel MacKay et Evans, il y avait des éléments de preuve quant au pourquoi ou au comment de l’incident et par conséquent la règle n’était pas pertinente. Le juge d’appel MacKay a aussi cité le juge Kellock de cette Cour dans l’arrêt Gauthier & Co. Ltd. c. The King[4], à la p. 152, que [TRADUCTION] «le dérapage d’une voiture sur une route est un fait neutre qui est aussi compatible avec la présence de négligence que son absence». Il est vrai qu’en l’espèce une explication a été fournie mais celle-ci a été formulée par le savant juge de première instance dans les termes que j’ai déjà cités à savoir que l’explication, même acceptée intégralement, n’en constituait pas une. Le juge Kellock, dans l’arrêt cité par le juge d’appel MacKay, c.-à-d. Gauthier & Co. Ltd, c. The King, a déclaré que le dérapage était un fait neutre et a continué ensuite en examinant l’ensemble de la preuve sur la façon dont le dérapage s’était produit et en est venu à la conclusion que la preuve de l’intimé, le Ministère public, n’était pas suffisante pour réfuter la preuve prima facie qui avait été présentée par l’appelante. Il a accueilli le pourvoi et rendu un jugement en faveur de la demanderesse appelante.

A mon avis, le juge Osler a suivi, en l’espèce, un cheminement semblable. Après avoir considéré l’explication fournie par le défendeur mineur, il a conclu qu’en tenant compte de toutes les circonstances, l’explication n’était pas valable et il a donc appliqué la règle, à bon droit selon moi.

L’arrêt de la Cour d’appel a entraîné le rejet par celle-ci de l’action. En de telles circonstances, il n’est pas habituel que la Cour traite de la question des dommages-intérêts puisqu’en vertu de son jugement les demandeurs n’en recouvrent point. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a étudié la question des dommages. La Cour n’a pas modifié l’indemnité de $24,118.88 accordée au deman-

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deur adulte à titre de dommages spéciaux ni l’indemnité de $150,000 moins dix pour cent de réduction accordée au demandeur mineur pour douleur et souffrance, perte de la jouissance et des agréments de la vie, diminution de la durée probable de sa vie et incapacité de mener une vie normale. Le savant juge de première instance avait déterminé la réduction de dix pour cent comme étant la quote-part pour la négligence contributive qu’il avait attribuée au demandeur mineur parce que celui-ci avait omis de porter la ceinture de sécurité qui était à sa disposition sur la banquette avant de la voiture du défendeur. Il n’y a pas eu d’appel de cette réduction de dix pour cent.

La Cour d’appel n’était toutefois pas d’accord avec le juge de première instance relativement à l’indemnité de $95,000 en dommages-intérêts accordée au demandeur mineur pour diminution de ses gains, pour ses dépenses spéciales et pour les frais d’hospitalisation future. A ce sujet, le juge d’appel Evans déclarait:

[TRADUCTION] En accordant ce montant, je crois que le savant juge de première instance a commis une erreur car il n’a pas tenu compte des imprévus de la vie ni du rabais qui devrait être alloué sur la valeur actuelle du capital immobilisé aux fins de payer les dépenses futures.

On verra donc que cette indemnité fait l’objet de deux critiques: d’abord, le défaut de considérer les imprévus de la vie et en second lieu le défaut d’allouer un rabais qui tiendrait compte de la valeur actuelle du capital.

Le savant juge de première instance est arrivé à la somme de $95,000 de la façon suivante. Il a attribué $2,805 annuellement pour les frais d’hospitalisation pour chaque année durant la durée probable de la vie du demandeur mineur. Il a attribué $1,500 par année pour les dépenses additionnelles résultant de l’état physique plutôt pénible du demandeur et $2,500 par année à titre de diminution de la capacité de gains du demandeur en raison de ses blessures. Le total de ces trois montants selon le juge de première instance s’élevait à $6,805 par année. Le savant juge de première instance a conclu que le demandeur mineur aurait, à cause de ses blessures, une durée probable de vie réduite et cette durée probable, à la date du

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procès, était de 32.5 années. Si le savant juge de première instance avait accordé une somme globale de 32.5 x $6,805, il aurait alloué, en faisant un simple calcul, $221,112.50. Le savant juge de première instance n’a accordé toutefois que la somme de $95,000 et a considéré cette somme comme une somme ronde représentant 6.805 x $14,200, ce dernier montant représentant le coût d’une rente dont le rendement annuel serait de $1,000 durant 32.5 années. Il est donc évident que le savant juge de première instance a, comme ce calcul le démontre, tenu compte de la valeur actuelle en déterminant l’indemnité et qu’il n’a pas procédé à une simple multiplication.

Il est vrai que sur la somme de $6,805 par année pour 32.5 années, le savant juge de première instance n’a pas accordé de réduction pour les imprévus de la vie. Ces imprévus reflètent naturellement l’éventualité qu’une personne pourrait, quelques mois après l’accident, subir des blessures pour lesquelles elle ne pourrait obtenir d’indemnité mais qui auraient pour effet de diminuer sa capacité de gagner sa vie ou l’en empêcher. Elle peut être victime d’un désastre financier ou devenir alcoolique ou toxicomane, circonstances qui auraient les mêmes effets sur sa capacité de gain. Il devrait y avoir une réduction pour tenir compte de ces imprévus. Des réductions de ce genre peuvent varier dans chaque cas selon les circonstances particulières. Ces imprévus ne visent pas les montants annuels prévus de $2,805 ou de $1,500. Si la capacité de gain du demandeur subissait un préjudice en raison d’un accident ou d’une autre cause dans l’avenir, ses frais d’hospitalisation et les dépenses additionnelles pour ses soins personnels sous lesquels chefs ces deux dernières sommes ont été allouées, demeureraient inchangés. Il n’y a que le montant de $2,500 par année comme perte de revenu futur qui est véritablement visé par les imprévus et qui doit être considéré en l’espèce dans le cas du demandeur mineur. En raison de son état et des conséquences de ses blessures, il mènera une existence recluse et sera continuellement sous les soins médicaux. Il y aura beaucoup moins d’occasion pour lui d’être impliqué dans un autre accident qui ne lui permettrait pas d’obtenir d’indemnité. Il est peu probable qu’il soit dans une position où il pourrait subir un désastre financier. Il sera

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ouvrier dans un atelier protégé plutôt qu’homme d’affaires à son compte.

Les soins médicaux qu’il recevra continuellement devraient avoir pour effet d’empêcher une déviation de conduite qui nuirait à sa capacité de gain. Il est plutôt vraisemblable que dans son cas une diminution de sa capacité de gain résulterait d’une profonde frustration causée par son incapacité, laquelle est la conséquence de l’accident qui a donné naissance à cette action.

La Cour d’appel aurait réduit le montant de $95,000 à $50,000, une réduction d’un peu plus de quarante-sept pour cent. A mon avis, une réduction de vingt-cinq pour cent calculé seulement sur le montant annuel de $1,500 aurait été équitable dans les circonstances. Si la somme de $1,500 avait été réduite de $350 pour tenir compte des imprévus de la vie, la réduction totale serait seulement de $4,970 sur $95,000. Lorsqu’on considère les montants accordés en dommages-intérêts en l’espèce et l’évaluation de $2,500 annuellement à titre de réduction de la capacité de gain du demandeur mineur, cela est certainement très modeste, et alors un montant de moins de $5,000 est plutôt minime et personne ne peut dire que l’indemnité en incluant ce montant de $5,000 est excessivement élevée.

Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir le jugement de première instance dans sa totalité. Les demandeurs ont droit à leurs dépens en cette Cour et en Cour d’appel de l’Ontario.

Appel accueilli avec dépens.

Procureurs des appelants: Phelan, O’Brien, Rutherford, Lower and Shannon, Toronto.

Procureurs des intimés: Thomson, Rogers, Toronto.

[1] [1968] R.C.S. 599.

[2] [1963] R.C.S. 329.

[3] [1950] 1 All E.R. 392.

[4] [1945] R.C.S. 143.


Parties
Demandeurs : Jackson
Défendeurs : Millar
Proposition de citation de la décision: Jackson c. Millar, [1976] 1 R.C.S. 225 (28 janvier 1975)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1975-01-28;.1976..1.r.c.s..225 ?
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