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26/06/1975 | CANADA | N°[1976]_2_R.C.S._200

Canada | Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200 (26 juin 1975)


Cour suprême du Canada

Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200

Date: 1975-06-26

Peter Harrison Appelant;

et

Sophie Carswell Intimée.

1975: les 3 et 4 février; 1975: le 26 juin.

Présents: le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU MANITOBA

Cour suprême du Canada

Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200

Date: 1975-06-26

Peter Harrison Appelant;

et

Sophie Carswell Intimée.

1975: les 3 et 4 février; 1975: le 26 juin.

Présents: le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU MANITOBA


Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli et les déclarations de culpabilité rétablies

Analyses

Intrusion illicite - Relations de travail - Employée d’un locataire d’un centre commercial qui participe à une grève légale - Piquetage paisible sur le trottoir en face des locaux du locataire - Le propriétaire du centre commercial avise l’employée que le piquetage est interdit et lui conseille de quitter les lieux - L’employée continue à faire du piquetage - Est-elle coupable d’intrusion illicite? - The Petty Trespasses Act, R.S.M. 1970, c. P-50.

L’intimée, une employée d’un locataire d’un centre commercial, a participé à une grève légale et a commencé à faire du piquetage paisible sur le trottoir en face des locaux du locataire. Le propriétaire du centre commercial a avisé l’intimée que le piquetage était interdit partout dans le centre commercial et que, si elle ne partait pas, elle serait accusée d’intrusion illicite. Il lui a conseillé d’aller sur un trottoir public à quelque distance. Elle a continué de faire du piquetage sur le trottoir du centre commercial et elle a été inculpée, en vertu du Petty Trespasses Act, R.S.M. 1970, c. P-50, de quatre infractions. Le juge de la Cour provinciale a acquitté l’intimée, mais à la suite d’un procès de novo à la Cour de comté, elle a été trouvée coupable et condamnée à une amende de $10 sous chaque chef d’accusation. Dans un arrêt majoritaire, la Cour d’appel du Manitoba a infirmé les déclarations de culpabilité. Sur autorisation, le directeur du centre commercial, qui a attesté sous serment les dénonciations, a alors interjeté un pourvoi devant cette Cour.

Arrêt (le juge en chef Laskin et les juges Spence et Beetz étant dissidents): Le pourvoi doit être accueilli et les déclarations de culpabilité rétablies.

Les juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Dickson et de Grandpré: Aux termes de la décision rendue par cette Cour dans Peters v. the Queen (1971), 17 D.L.R. (3d) 128, le propriétaire du centre commercial avait un droit de regard ou de possession sur les parties communes, malgré l’invitation générale faite au public d’y entrer librement, qui lui permettait d’intenter une poursuite pour intrusion illicite.

[Page 201]

L’allégation selon laquelle cette Cour devrait juger et établir la valeur sociale du droit de propriété et du droit au piquetage a été rejetée. La jurisprudence anglo-canadienne reconnaît traditionnellement comme une liberté fondamentale le droit de l’individu de jouir de la propriété et le droit de ne pas en être privé, ni même partiellement, si ce n’est pas l’application régulière de la loi. La législature du Manitoba a édicté dans le Petty Trespasses Act que quiconque entre illégalement dans un terrain appartenant à une autre personne malgré l’interdiction du propriétaire de ne pas y entrer ni d’y passer, est coupable d’une infraction. Si cette loi doit être modifiée, si l’on permet à A d’entrer sur le terrain de B et d’y rester contre la volonté de ce dernier, il revient à l’institution qui l’a édictée, c’est-à-dire la législature, représentante du peuple et constituée pour exprimer la volonté politique, et non au tribunal, d’apporter la modification voulue.

Le juge en chef Laskin et les juges Spence et Beetz, dissidents: L’affaire Peters, précitée, n’a aucune valeur de précédent en droit ou en fait en l’espèce, où cette Cour doit se prononcer non pas sur des questions de fait précises mais sur des questions de droit et de fait dans la mesure où elles visent l’opposition entre le propriétaire du centre commercial et la personne qui fait du piquetage licite au cours d’une grève légale.

L’intimée, qui en l’espèce faisait du piquetage, a le droit d’entrer dans le centre commercial et de rester dans les lieux ouverts au public pour poursuivre, comme elle l’a fait, son piquetage (si elle n’obstrue pas le trottoir et ne dérange personne). En effet, non seulement fait-elle partie du public mais, en participant au piquetage paisible, elle agit à titre d’employée engagée dans un conflit ouvrier avec un locataire du centre commercial; par conséquent, elle a un intérêt, sanctionné par la loi, à soutenir des revendications légitimes contre son employeur par du piquetage paisible pour appuyer une grève légale. De plus, elle ne contestait d’aucune façon le droit de propriété du propriétaire du centre commercial.

Toutefois, un droit d’accès illimité au public à certaines parties d’un centre commercial pendant les heures d’ouverture ne signifie pas que ces lieux sont accessibles en tout temps pendant ces heures-là et en toutes circonstances pour tout genre d’activités paisibles du public, sans égard aux buts de ces activités et au nombre de personnes qui y participent. La Cour établira des règles ici comme elle le fait dans d’autres domaines du droit, et définira ce qui est convenable selon le principe de droit et les faits de l’espèce. En l’espèce, c’est l’intimée qui a subi un préjudice et non pas le propriétaire du centre commercial.

[Page 202]

POURVOI interjeté à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Manitoba[1] qui a infirmé quatre déclarations de culpabilité prononcées contre l’accusée en vertu du Petty Trespasses Act. Pourvoi accueilli, le juge en chef Laskin et les juges Spence et Beetz étant dissidents.

W.S. Martin, c.r., et D. Booth, pour l’appelant.

A.R.M. McGregor et F.E. Bortoluzzi, pour l’intimée.

K. Lysyk, c.r., pour l’intervenant, le procureur général de la Saskatchewan.

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Spence et Beetz a été rendu par

LE JUGE EN CHEF (dissident) — Je me bornerais à faire miens les motifs du juge en chef Freedman du Manitoba et, en conséquence, à rejeter ce pourvoi si je ne me sentais pas obligé, en raison de l’orientation du débat, d’ajouter quelques observations sur la décision de cette Cour qui, dans Peters v. The Queen[2], a rejeté le pourvoi d’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[3]. Les observations que je m’apprête à faire à propos de Peters touchent deux domaines qui concernent le rôle de cette Cour en tant que tribunal de dernier ressort de ce pays en matière civile et criminelle. Ces domaines sont, premièrement, la question de savoir si cette Cour doit se référer automatiquement au stare decisis et, deuxièmement, si cette Cour peut servir de contrepoids, sans s’en reporter au pouvoir législatif, si l’on invoque une ancienne doctrine, en l’espèce l’intrusion illicite, dans un nouveau contexte pour interdire une activité légale admise par des textes législatifs et par une politique législative non équivoque.

Je n’ai pas besoin d’élaborer beaucoup sur les faits qui constituent la toile de fond de cette affaire. La scène est un centre commercial où de nombreux locataires exploitent un vaste choix de commerces. Ce centre commercial offre au public

[Page 203]

les commodités habituelles, à savoir des voies d’accès, des aires de stationnement et des trottoirs, qui sont à la disposition des gens qui se rendent au centre pour faire ou non des achats. Il n’y a pas de doute que, lorsqu’un centre commercial est ouvert librement au public, comme en l’espèce, le propriétaire a, au moins, autorisé les gens à entrer sur les lieux pendant les heures d’ouverture de ses locataires et à y rester, à condition qu’ils se comportent de façon licite. L’avocat de l’appelant en l’espèce a soutenu que les gens étaient admis dans le centre commercial selon le bon plaisir du propriétaire, en vertu de ce que l’on pourrait appeler une autorisation révocable, et qu’ils pouvaient être poursuivis pour intrusion illicite s’ils refusaient de s’en aller sur demande, sans égard à leur comportement du moment. C’est là une thèse déraisonnable. Qu’il suffise d’indiquer, pour démontrer la vacuité de l’argument, qu’un membre du grand public qui serait venu au centre commercial sur l’invitation expresse d’un locataire pour une question d’affaires ne pourrait pas légalement être expulsé par le propriétaire. Je n’ai pas besoin de pousser l’argument de l’appelant à l’extrême, je le mets de côté pour discuter de l’allégation précise d’intrusion illicite qui a été soulevée en l’espèce.

Une employée d’un locataire du centre commercial a participé à une grève légale et a commencé à faire du piquetage paisible sur le trottoir en face des locaux du locataire. L’employeur visé n’a pas pris de mesure pour interdire le piquetage et, d’après le dossier, s’il l’avait fait, il aurait probablement échoué. Le propriétaire du centre commercial est intervenu dans l’affaire et a dit au piqueteur, l’intimée en l’espèce, que le piquetage était interdit partout dans le centre commercial et que, si elle ne partait pas, elle serait accusée d’intrusion illicite. Il lui a conseillé d’aller sur un trottoir public à quelque distance. Elle a continué de faire du piquetage sur le trottoir du centre commercial et elle a été inculpée en vertu du Petty Trespasses Act, R.S.M. 1970, c. P-50.

L’affaire Peters concernait aussi une question de piquetage dans un centre commercial. Toutefois, le piquetage dans ce cas-là ne découlait pas d’un conflit entre le locataire d’un local dans le centre

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commercial et ses employés mais plutôt d’un appel au boycottage de la vente du raisin de Californie. Les motifs qu’a exposés oralement le juge en chef Gale de l’Ontario, au nom de la Cour d’appel de l’Ontario, étaient indiscutablement reliés aux faits particuliers qui lui avaient été soumis; à mon avis, on ne peut donc tirer hors de son contexte son affirmation d’ordre général voulant que [TRADUCTION) «le propriétaire qui a accordé le droit d’accès à certains membres du public n’a pas, de ce fait, renoncé à son droit de retirer l’invitation au grand public ou à toute personne en faisant partie. Si une telle personne à qui l’invitation a été retirée refuse de partir, elle devient alors une intruse et est passible de poursuites en vertu du Petty Trespass Act.» Quoi qu’il en soit, l’affaire a été soumise à la Cour suprême du Canada, mais seulement sur deux questions de droit bien précises dont la deuxième touchait la validité constitutionnelle de la loi provinciale, le Petty Trespass Act, question qui n’est pas en litige en l’espèce. Ceci a été clairement souligné au seul intervenant en l’espèce, le Procureur général de la Saskatchewan, qui a comparu pour soutenir la validité de cette loi.

La première question soumise à cette Cour dans l’affaire Peters était formulée comme suit:

[TRADUCTION] Les savants juges d’appel ont-ils commis une erreur de droit en statuant que le propriétaire de l’immeuble avait un droit de possession sur le trottoir du centre commercial qui lui permettait de porter une accusation d’intrusion illicite en vertu du par. (1) de l’art. 1 du Petty Trespass Act, R.S.O. 1960, c. 294?

Je faisais partie du banc plénier de la Cour qui, à l’unanimité, a répondu négativement à cette question, une question de droit seulement, sans exposé de faits. La Cour a donné des motifs oraux des plus brefs (voir 17 D.L.R. (3d) 128), et je considérais la réponse comme une réponse à une question simple, c’est-à-dire, est-ce que le propriétaire d’un centre commercial peut avoir un droit de possession sur un trottoir qui justifierait une inculpation d’intrusion illicite en vertu de la Loi provinciale? Il s’agissait, à mon avis, de décider si le propriétaire avait renoncé à la possession de manière à faire du trottoir du centre commercial une voie publique qui ne pouvait faire l’objet d’aucune intrusion illicite à l’encontre du propriétaire quelles que soient les circonstances.

[Page 205]

Libre à d’autres, bien sûr, d’interpréter différemment cette décision de cette Cour dans l’arrêt Peters, mais quant à moi je dirais que ces brefs motifs n’auraient pas été suffisants si la question posée avait été située dans son contexte comme on le fait souvent quand on soumet des questions à l’examen de cette Cour. A mon avis, l’affaire Peters n’a aucune valeur de précédent en droit ou en fait en l’espèce, où cette Cour doit se prononcer non pas sur des questions de fait précises, mais sur des questions de droit et de fait dans la mesure où elles visent l’opposition entre le propriétaire du centre commercial et la personne qui fait du piquetage licite au cours d’une grève légale.

Mon collègue le juge Spence, qui a siégé lui aussi dans l’affaire Peters, est de mon avis sur ce point; cela devrait suffire à mettre un terme à la prétention que la solution en l’espèce se trouve-dans l’arrêt Peters alors qu’ici les faits sont différents et la question de droit plus générale que celle soumise et résolue dans cette affaire-là.

Cette Cour, plus que toute autre dans ce pays, ne peut pas appliquer simplement de façon automatique la jurisprudence antérieure, quel que soit le respect qu’elle lui porte. Dire que l’arrêt Peters, parce qu’il est très récent, fournit la solution au cas en l’espèce, c’est n’examiner qu’un seul aspect d’une question controversée et décider que le débat est clos sans avoir besoin d’entendre l’autre partie.

Je n’ai pas besoin de me référer aux déclarations des juges de cette Cour, selon lesquelles nous sommes libres de nous écarter des arrêts antérieurs, pour appuyer le besoin impérieux d’étudier cette affaire au fond. Impérieux, parce qu’il est probable que des cas semblables se sont présentés et se présenteront dans des centaines de centres commerciaux du pays. La Cour d’appel de la Saskatchewan s’est prononcée sur une question de piquetage dans un centre commercial différemment de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Peters. Les faits toutefois étaient différents et il s’agissait d’une action civile plutôt que d’une pour-

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suite pénale: voir Grosvenor Park Shopping Centre Ltd. v. Waloshin[4]. Cette Cour doit tenir compte des décisions rendues dans des cas semblables qui nous ont été cités dans les plaidoiries, afin de faire les distinctions que l’on demande habituellement aux tribunaux d’établir. Il doit y avoir au moins quelque indication que la Cour s’est penchée sur les questions difficiles qui sont posées dans les prétentions adverses soumises en l’espèce et sur lesquelles je reviendrai plus loin dans mes motifs. Toutefois, cette Cour n’a surtout pas craint de s’attaquer à des questions importantes, alors qu’on pouvait dire, avec raison, qu’une considération importante était absente d’un arrêt antérieur, même récent, sur lequel on s’appuyait pour éviter de réexaminer une question semblable dans une affaire subséquente.

Je mentionne la décision de cette Cour dans l’arrêt Brant Dairy Company Ltd. et al. c. The Milk Commission of Ontario et al.[5], comme exemple de la façon d’aborder le cas présent. Il s’agissait bien sûr d’un cas différent et portait que cette Cour n’avait pas tenu compte de décisions contradictoires antérieures en décidant l’affaire qui est invoquée comme précédent dans Brant Dairy même. Il ne s’agit pas de savoir s’il existe une décision antérieure sur un «cheval brun» permettant de décider l’appel qui porte lui-même sur un «cheval brun», mais plutôt quels principes et, en fait, quels faits ont entraîné la décision antérieure considérée comme déterminante. J’ajouterai seulement que le cas présent comporte sans aucun doute un ensemble complet de faits qui soulèvent les importantes questions de droit à résoudre en l’espèce. C’est certainement le cas.

J’aborde maintenant ces questions. Pour les saisir, il faut considérer le cas présent non seulement du point de vue du propriétaire du centre commercial mais également du point de vue de la personne faisant du piquetage licite. Le propriétaire d’un centre commercial soutient ici un ancien principe juridique, l’intrusion illicite, dans toute sa vigueur primitive, sur les parties du centre commercial nécessairement ouvertes au public à cause

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du caractère commercial que revêt l’entreprise qui comporte des baux avec des personnes exploitant divers commerces. Il serait insensé d’affirmer dans ces circonstances que le propriétaire du centre commercial peut, à son gré, ordonner à toute personne de quitter le centre commercial sous peine de sanction ou d’inculpation d’intrusion illicite, si son comportement ou ses actes n’offrent aucun motif valable pour justifier cet ordre.

L’intrusion illicite en droit civil, et en droit pénal également, implique la violation sans raison valable d’un bien appartenant à une autre personne. Lorsqu’il s’agit d’une maison d’habitation, à cause du caractère privé de ce genre de propriété, toute entrée sans raison valable ou sans invitation constitue une intrusion illicite au sens strict, même si aucun dommage n’est causé. Toutefois, le tribunal n’accorderait sans doute que des dommages‑intérêts symboliques pour une simple entrée sans invitation dans la propriété privée d’une autre personne, quant il n’en résulte aucun dommage et il est probable que l’on condamnerait le demandeur aux dépens pour avoir intenté une action futile. Si l’intrus refuse de partir quand on le lui ordonne, on peut l’expulser de force, mais, on fera vraisemblablement appel à la police pour résoudre la question sur-le-champ, ou encore on aura un motif d’intenter une action civile ou de porter une accusation de nature pénale. Bref, mise à part l’entrée sur invitation, point sur lequel je reviendrai dans ces motifs, il existe un facteur important de protection de la vie privée en invoquant l’intrusion illicite pour expulser des personnes d’une résidence privée ou les empêcher d’entrer.

Les considérations qui sont à la base de la protection des maisons privées ne peuvent pas s’appliquer dans la même mesure à un centre commercial en raison des aires de stationnement, des rues et des trottoirs. Ces installations ressemblent davantage par leur nature aux rues et aux trottoirs publics qu’à une résidence privée. Tout ce que l’on peut théoriquement avancer pour les assimiler à des résidences privées, c’est que si une propriété appartient à quelqu’un, quelle qu’en soit l’utilisation, dans un cas comme dans l’autre il peut y avoir intrusion illicite, et peu importe que la possession, dont la violation constitue le fondement de

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l’intrusion illicite, existe dans un cas et non dans l’autre. Dans cette hypothèse, on peut conclure à l’existence d’un préjudice en droit, mais pas en fait. Cette théorie ne correspond pas aux données économiques et sociales des circonstances en l’espèce.

Que protège le propriétaire d’un centre commercial, quels intérêts violés cherche-t-il à défendre en expulsant le public des trottoirs, des rues et des aires de stationnement du centre commercial? Ni son droit de propriété, ni sa possession, ni sa vie privée ne sont menacés lorsque le public utilise ces installations. Doit-on lui permettre de décider qui peut venir en ces lieux alors qu’ils ont été ouverts à tous sans discrimination? La législation sur les droits de l’homme lui interdit toute discrimination fondée sur la race, la couleur, la croyance ou l’origine ethnique, mais l’avocat de l’appelant soutient que l’on peut par ailleurs empêcher des gens d’entrer ou leur ordonner de partir par pur caprice. Il prétend qu’il n’est pas nécessaire d’invoquer un motif rationnel. La désapprobation par le propriétaire, qui veut exercer un vague droit de regard sur les lieux «publics» du centre commercial, qu’il s’agisse de la désapprobation du piquetage ou du port du chapeau ou de quoi que ce soit d’aussi anodin, peut devenir (prétend-il) un motif d’expulsion de certaines personnes. La common law peut-elle manquer de logique au point de tolérer ce genre de caprice lorsqu’il s’agit des lieux publics d’un centre commercial?

S’il était nécessaire de définir la situation juridique qui est créée, à mon avis, par l’ouverture d’un centre commercial, qui comprend des lieux publics du genre de ceux que j’ai mentionnés (du moins quand l’ouverture n’est pas accompagnée d’un avis de restrictions quant à la catégorie des personnes admises), je dirais que les personnes faisant partie du public sont des visiteurs invités dont l’invitation ne peut être révoquée que dans le cas d’inconduite (et je n’ai pas besoin de préciser ici ce que cela comprend) ou d’activités illégales. Cette thèse concilie les intérêts du propriétaire du centre commercial et ceux du public, ne fait violence ni à l’un ni à l’autre et reconnaît les intérêts commerciaux

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mutuels ou réciproques du propriétaire du centre commercial, de ses locataires et du public, sur lesquels se fonde l’entreprise que constitue le centre commercial.

L’intimée, qui en l’espèce faisait du piquetage, a le droit d’entrer et de rester dans les lieux ouverts au public pour poursuivre, comme elle l’a fait, son piquetage (si elle n’obstrue pas le trottoir et ne dérange personne). En effet, non seulement fait-elle partie du public mais, en participant au piquetage paisible, elle agit à titre d’employée engagée dans un conflit ouvrier avec un locataire du centre commercial; par conséquent, elle a un intérêt, sanctionné par la loi, à soutenir des revendications légitimes contre son employeur par du piquetage paisible pour appuyer une grève légale.

La doctrine de droit civil de l’abus de droit présente, à mon avis, une analogie avec le cas présent. Je ne soutiens pas qu’elle s’applique parfaitement, mais dans la mesure où elle vise à la pondération des droits, en tenant compte de la relativité de ces droits dédiés tant au bien‑être de la société qu’à l’avantage personnel, c’est la personne qui fait paisiblement du piquetage qui pourrait se plaindre d’ingérence plutôt que le propriétaire du centre commercial: voir, d’une manière générale, Gutteridge, «Abuse of Rights» (1933-35), 5 Camb. L.J. 22; Castel, The Civil Law System of the Province of Quebec (1962), aux pp. 409 ss. Le propriétaire du centre commercial n’a pas d’intérêt supérieur ni même équivalent à protéger en se mêlant au conflit de travail et, s’il en a, c’est à titre de subrogé du locataire touché qui, dans cette situation, n’a pas demandé réparation ou dédommagement et ne pourrait probablement pas le faire.

A mon avis, il faut en l’espèce chercher un cadre juridique adapté à des faits sociaux nouveaux qui révèlent la caducité d’une ancienne doctrine qui a évolué à partir d’une base sociale tout à fait différente. L’historique de l’intrusion illicite nous apprend que son institution à titre de recours privé visait des atteintes à l’ordre public ou des actes susceptibles de les causer. Le fait que l’on ait par la suite étendu sa portée ne signifie pas que l’on doive le considérer comme inadaptable mais qu’il faut l’appliquer à ce que je ne peux définir que

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comme un niveau d’abstraction qui ne tient pas compte des faits. Ni la logique ni l’expérience (pour emprunter les premiers mots de Holmes dans son livre classique The Common Law) ne permettent une telle conclusion.

Les tribunaux des États-Unis ont reconnu un peu plus tôt que les nôtres la nécessité de pondérer les intérêts du propriétaire du centre commercial et les intérêts opposés du public lorsqu’il se trouve dans les lieux publics du centre commercial. Compte tenu des facteurs d’ordre constitutionnel considérés par les cours américaines, leurs analyses nous sont utiles, parce qu’elles se fondent sur la même situation économique et sociale qui a causé le litige ici. Ainsi, elles insistent sur le libre accès aux centres commerciaux depuis les voies publiques et sur le fait que l’accès du public est la raison même de l’existence des centres commerciaux; elles comparent les marchés publics d’antan avec le centre commercial en tant que place du marché moderne; elles estiment que, compte tenu des intérêts en jeu, adopter une attitude catégorique de tout ou rien n’aide pas à les concilier. Les arrêts américains, dont je cite quelques-uns sans commentaires, semblent, à mon avis, rejeter l’allégation de l’appelant selon laquelle (comme le dit son avocat) [TRADUCTION] «il s’agit d’intrusion illicite, et non pas de piquetage», parce que cela, à mon avis, constitue une décision prise d’avance sans tenir compte des questions de faits: voir Schwartz-Torrance Investment Corp. v. Bakery and Confectionery Workers’ Union, Local 31[6]; Amalgamated Clothing Workers of America v. Wonderland Shopping Center, Inc.[7]; Amalgamated Food Employees’ Union v. Logan Valley Plaza Inc.[8]; Lloyd Corp. Ltd. v. Tanner[9].

Une façon plus appropriée, à laquelle j’ai déjà fait allusion, d’aborder le problème, est de reconnaître l’existence d’un privilège constant d’utiliser les lieux du centre commercial destinés à la circulation du public, sous réserve des restrictions découlant de la nature des activités exercées et des

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fins poursuivies et sous réserve également d’une limitation quant aux dommages matériels. Il existe une analogie dans les concepts actuels de privilège comme moyen de défense à l’encontre de la responsabilité découlant de délits, comme l’intrusion illicite. Prosser, Handbook of the Law of Torts, 4e éd. (1971), aux pp. 98 et 99, exprime ce principe en ces termes:

[TRADUCTION] «Privilège» est le mot moderne qui désigne les considérations qui permettent l’exonération de responsabilité là où autrement elle devrait exister. Dans son sens plus large, il désigne toute immunité qui protège contre l’imputation d’un délit ou d’un quasi-délit; cependant, dans son acception la plus courante, il signifie que le défendeur a agi pour servir des intérêts d’une telle importance sociale qu’il a droit à la protection, même au détriment du demandeur. Il est libre d’agir, parce que son intérêt ou celui du public le commande et que la politique sociale sera mieux servie ainsi. Les courants actuels de la pensée sur ce qui favorisera le plus efficacement le bien-être général tracent les limites dù privilège.

La question du «privilège» se pose presque exclusivement en matière de délits. A peu près les mêmes considérations jouent en matière de quasi-délit, pour déterminer si la conduite du défendeur est raisonnable dans les circonstances. Toutefois, le quasi-délit comporte une question de risque et de probabilité de dommage; et quand la probabilité que le demandeur subisse un dommage est relativement faible, on permet nécessairement au défendeur une plus grande latitude que lorsque le dommage est voulu ou est fortement prévisible.

Plus l’intérêt du défendeur prend de l’importance dans l’échelle des valeurs sociales, plus son privilège s’accroît. Ce dernier peut être absolu, en ce sens qu’il lui confère une immunité contre toute responsabilité, sans égard au motif ou au but de ses actes. Les fonctionnaires judiciaires, par exemple, jouissent d’un privilège absolu pour les actes même criminels ou malhonnêtes posés sous l’autorité de la loi. Il peut dépendre d’un motif valable et d’une conduite raisonnable, comme le privilège de légitime défense. Il peut être limité, en ce sens que le défendeur n’est pas empêché d’avance d’agir et qu’il ne peut être tenu responsable d’un simple délit mineur, mais qu’il peut tout de même l’être pour tout dommage important qu’il peut causer. L’échelle mobile qu’utilise la loi pour établir l’équilibre entre les intérêts des parties afin d’atteindre une fin sociale ne trouve de meilleur exemple que dans le domaine du privilège.

Voir aussi Bohlen, «Incomplete Privilege to Inflict Intentional Invasions of Interests of Property and

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Personality», (1926), 39 Harv. L. Rev. 307, où il est écrit aux pp. 319-20:

[TRADUCTION] La responsabilité découlant d’une violation inoffensive soit de la vie privée, soit des biens, est ou punitive ou compensatoire. Si elle est punitive, il n’y a pas de raison, si l’avantage qui peut résulter d’un acte dépasse le dommage qu’il cherche à causer, que son auteur reçoive une sanction pénale, soit l’amende ou l’emprisonnement ou une sanction civile, soit des dommages-intérêts, appelés punitifs ou non. Il est certain qu’il n’y a pas davantage de raison d’imposer l’une ou l’autre sanction, parce que le dommage voulu et causé résulte d’une violation inoffensive de la vie privée plutôt que d’une violation inoffensive de même nature des biens.

On a donné des exemples, au cours des plaidoiries, de situations qui placeraient les activités de l’intimée dans une perspective différente par rapport à l’endroit du piquetage et qui, par conséquent, pourraient donner un intérêt valable au propriétaire du centre commercial à exercer un droit de regard sur les lieux publics. Le caractère d’un centre commercial, comme celui en l’espèce, est une chose et la nature et l’endroit des activités qui s’y déroulent en sont une autre. A mon sens, un droit d’accès illimité au public à certaines parties du centre commercial pendant les heures d’ouverture ne signifie pas que ces lieux sont accessibles en tout temps pendant ces heures-là et en toutes circonstances pour tout genre d’activités paisibles du public, sans égard aux buts de ces activités et au nombre de personnes qui y participent. La Cour établira des règles ici comme elle le fait dans d’autres domaines du droit, et définira ce qui est convenable selon le principe de droit et les faits de l’espèce. En l’espèce, c’est l’intimée qui a subi un préjudice et non pas le propriétaire du centre commercial.

Je rejetterais le pourvoi.

Le jugement des juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Dickson et de Grandpré a été rendu par

LE JUGE DICKSON — L’intimée, Sophie Carswell, a été inculpée, en vertu du Petty Trespasses Act du Manitoba, R.S.M. 1970, c. P-50, de quatre

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infractions (commises quatre jours différents). Elle serait entrée illégalement dans la propriété de Fairview Corporation Limited, ayant comme raison sociale Polo Park Shopping Centre, située dans la ville de Winnipeg, après que le propriétaire l’eut avisée de ne pas entrer dans les lieux. L’appelant, Peter Harrison, directeur du Polo Park Shopping Centre, a attesté sous serment les dénonciations. Le juge de la Cour provinciale a acquitté Mme Carswell, mais à la suite d’un procès de novo à la Cour de comté, elle a été trouvée coupable et condamnée à une amende de $10 sur chaque chef d’accusation. La Cour d’appel du Manitoba (le juge en chef Freedman du Manitoba et le juge d’appel Matas, le juge d’appel Guy étant dissident) a infirmé les condamnations et, avec l’autorisation de cette Cour, l’appelant a interjeté ce pourvoi.

Avec respect, je ne puis partager l’avis de la majorité, dont les motifs ont été exposés par le juge en chef Freedman. Il me semble en effet difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer valablement cette affaire de Peters v. The Queen[10], qui, il y a quatre ans, a fait l’objet d’une décision unanime des neuf juges de cette Cour. La question constitutionnelle soulevée dans l’affaire Peters n’est plus en cause. La seule autre question en litige visait à déterminer si le propriétaire d’un centre commercial a sur les parties communes, compte tenu de l’invitation générale faite au public d’y entrer librement, un droit de regard ou de possession qui lui permet d’intenter une poursuite pour intrusion illicite (trespass). La Cour a reconnu ce droit-là. Dans les deux affaires les faits sont semblables: piquetage dans un centre commercial à l’occasion d’un conflit de travail. Dans Peters, le président du Conseil du travail de Brampton et sept autres personnes faisaient du piquetage, portant des pancartes et distribuant des tracts devant un magasin Safeway qu’on voulait boycotter, parce qu’il vendait du raisin de la Californie. En l’espèce, Mme Carswell et onze autres personnes faisaient du piquetage, portant des pancartes et distribuant des tracts en face des locaux de leur employeur, Dominion Stores. Dans les deux cas, le piquetage se déroulait paisiblement.

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Bien que la question posée dans l’affaire Peters n’ait pas exposé les faits du litige, voici comment elle était formulée:

[TRADUCTION] Les savants juges d’appel ont-ils commis une erreur de droit en statuant que le propriétaire de l’immeuble avait sur le trottoir du centre commercial un droit de possession qui lui permettait de porter une accusation d’intrusion illicite en vertu du par. (1) de l’art. 1 du Petty Trespass Act, R.S.O. 1960, c. 294? (J’ai mis des mots en italique)

A mon avis, l’utilisation répétée de l’article défini vise à rattacher la question aux circonstances sur lesquelles les juges ont fondé leurs conclusions.

Le juge en chef Gale a rendu le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’affaire Peters[11]. Il dit, à la p. 146:

[TRADUCTION] Au sujet du premier motif d’appel, nous sommes d’avis que le propriétaire qui a accordé le droit d’accès à un certain public n’a pas, de ce fait, renoncé à son droit de retirer l’invitation au grand public ou à toute personne en faisant partie. Si une personne à qui l’invitation a été retirée refuse de partir, elle devient alors un intrus et est passible de poursuite en vertu du Petty Trespass Act. En l’espèce, l’invitation faite par le propriétaire était de nature générale et s’adressait aux locataires, leurs employés et mandataires et à toute personne traitant ou désirant traiter avec les locataires. Toutefois, malgré la nature générale de l’invitation, le propriétaire n’a pas perdu son droit de la retirer au grand public ou à une personne en particulier. En outre, nous sommes également d’avis qu’en matière d’intrusion illicite, la possession demeure exclusive tant qu’il existe un droit de regard sur l’entrée du grand public et, en l’espèce, le propriétaire n’avait pas renoncé à ce droit de regard.

Dans sa brève réponse négative à la question soumise, cette Cour n’a pas adopté ni rejeté les motifs de la Cour d’appel, mais il ne faut pas oublier que devant la Cour d’appel de l’Ontario, l’avocat de Peters s’était appuyé sur la décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans Grosvenor Park Shopping Centre Ltd. v. Waloshin[12]. Il s’agissait d’une injonction prononcée contre les grévistes de

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Loblaw Groceterias Co. Ltd. à Saskatoon, qui faisaient du piquetage avec des pancartes sur les trottoirs adjacents aux locaux du magasin situés dans un centre commercial. Voici le passage pertinent de l’arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan:

[TRADUCTION] L’avocat des appelants a soutenu que l’intimée n’avait pas de droit de possession justifiant un recours fondé sur l’intrusion illicite.

L’endroit où seraient entrés illégalement les appelants, fait partie de ce que l’on appelle communément un centre commercial. Bien que l’intimée soit légalement propriétaire du terrain, elle admet dans ses plaidoiries écrites avoir accordé des servitudes aux nombreux locataires. Les témoignages révèlent aussi qu’elle a invité sans réserve le public à entrer dans les lieux. A cause de la nature même de son entreprise, son propre intérêt et celui de ses locataires ne lui permettaient pas d’agir autrement. Dans ces circonstances, on ne peut pas dire qu’elle a la possession effective. Tout au plus peut‑on affirmer qu’elle exerce un droit de regard sur les lieux mais il ne s’agit pas d’un droit exclusif. Pour ce motif, elle ne peut donc pas exercer un recours valable pour intrusion illicite contre les appelants: voir 38 Hals., 3e éd., à la p. 743, par. 1212. A l’appui de ce point de vue, on peut citer aussi Zeller’s (Western) Ltd. v. Retail Food & Drug Clerks Union, Local 1518 (1963), 42 D.L.R. (2d) 582, 45 W.W.R. 337.

Dans Peters, le juge en chef Gale a commenté l’arrêt Grosvenor Park comme suit:

[TRADUCTION] L’avocat de l’appelant s’est appuyé en grande partie sur une décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans Grosvenor Park Shopping Centre Ltd. v. Waloshin et al. (1964), 46 D.L.R. (2d) 750, 49 W.W.R. 237. Dans le présent appel, si notre opinion ne concorde pas avec les motifs de la Cour dans l’affaire Grosvenor Park, nous devons respectueusement exprimer notre désaccord avec ces motifs.

Donc, quand l’affaire Peters a été soumise à cette Cour, cette dernière avait devant elle les motifs de la Cour d’appel de l’Ontario dans cette affaire-là et ceux de la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’affaire Grosvenor Park: ceux-ci difficilement conciliables avec les premiers. Les motifs de la Cour de l’Ontario ont prévalu. On n’a jamais suggéré que l’arrêt Peters était mal fondé; par conséquent, j’estime qu’il faut le considérer comme

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un précédent à moins de pouvoir le distinguer du cas présent. Il est impossible de fonder une distinction sur les contrats en cause; parmi les pièces, il y a une copie du bail entre Fairview et Dominion Stores, mais il ne semble pas, et on ne Ta pas soutenu, que ce document puisse être utile à cet égard. Quant à la possibilité d’établir une distinction d’après les lois, celle du Manitoba et celle de l’Ontario sur le délit d’intrusion ne diffèrent en aucun point important et, de plus, l’art. 24 du Labour Relations Act du Manitoba, 1972 (Man.), c. 75 maintient expressément les droits de recours contre les intrus. Par conséquent, je crois que le pourvoi devrait être accueilli, à moins de considérer comme une distinction valable le fait que dans l’affaire Peters, le président du Conseil du travail de Brampton était simplement une personne du grand public, à qui on pouvait retirer à volonté l’autorisation de rester sur les lieux, alors que Mme Carswell était une employée de l’un des locataires du centre commercial, en grève à l’occasion d’un différend du travail, et qu’on ne pouvait pas, légalement, lui retirer l’autorisation de rester sur les lieux. Selon moi, une telle distinction ne peut légalement se justifier.

Les témoignages révèlent que l’administration du centre commercial n’a jamais autorisé la distribution de brochures ou de tracts sur le mail du centre Polo Park ou sur le terrain de stationnement et que cette interdiction visait également les locataires du centre. L’administration avait pour principe d’interdire l’accès du mail aux porteurs de pancartes. Les témoignages ne permettent nullement d’affirmer qu’en l’espèce, le propriétaire du centre a agi par caprice ou de mauvaise foi. Dans un commentaire intitulé Labour Law — Picketing in Shopping Centres, (1965) 43. Rev. du Barreau can. 357, à la p. 362, H.W. Arthurs a indiqué que l’une des préoccupations légitimes du propriétaire d’un centre commercial était la suivante:

[TRADUCTION] …les pouvoirs publics peuvent, au nom de la collectivité, établir un équilibre raisonnable entre la circulation et le piquetage dans les rues ou sur les trottoirs publics, mais on ne peut s’attendre à ce que le propriétaire d’un centre commercial en fasse autant; il n’est pas le représentant de la collectivité; l’octroi sans distinction du privilège de faire du piquetage ou de défiler mènerait au chaos, alors que s’il ne l’accordait

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qu’à certains, il s’exposerait à des représailles commerciales. Il est donc forcé de n’autoriser des groupes à défiler ou à faire du piquetage dans le centre commercial que d’une manière extrêmement restrictive.

On soutient au nom de Mme Carswell que le droit de faire du piquetage paisible pour appuyer une grève légale a une valeur sociale plus grande que le droit de propriété du propriétaire d’un centre commercial et que les droits du propriétaire ne doivent pas prévaloir sur ceux du piqueteur. On a invoqué la jurisprudence américaine, mais je ne trouve pas que les décisions américaines qu’on nous a citées soient bien utiles. Les faits de l’affaire Schwartz-Torrance Investment Corp. v. Bakery and Confectionery Workers’ Union, Local No. 31[13], jugée par la Cour suprême de la Californie, sont presque identiques à ceux de Grosvenor Park. Toutefois, à mon avis, il importe de souligner que dans Schwartz-Torrance, le juge Tobriner, au début de son jugement, a fait remarquer que la législature de l’état de la Californie avait spécifiquement déclaré que la politique de l’état était de favoriser les mesures concertées prises par les employés dans le cadre de la négociation collective et fait de cette règle une exception au droit pénal relatif à l’intrusion illicite. Interprétant cette exception, la Cour suprême de la Californie, dans un arrêt antérieur à l’affaire Schwartz-Torrance, avait conclu qu’en matière d’intrusion illicite, la législature avait subordonné sans équivoque les droits du propriétaire de l’immeuble à ceux des personnes s’adonnant à des activités syndicales licites. En l’espèce, l’arrêt Schwartz-Torrance ne nous est donc pas bien utile, il appuie, pour ainsi dire par la négative, une proposition contraire à celle de Mme Carswell. Il suffit seulement de lire l’arrêt Amalgamated Food Employees’ Union, Local 590 v. Logan Valley Plaza Inc.[14], et ensuite l’arrêt Lloyd Corporation Ltd. v. Tanner[15], pour saisir toutes les incertitudes et les difficultés réelles qui surgissent lorsqu’une cour tente de définir ce qui est permis dans un centre commercial et ce qui ne l’est pas.

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La théorie selon laquelle cette Cour devrait juger et établir la valeur sociale respective du droit de propriété et du droit au piquetage soulève des questions politiques et socio-économiques importantes et difficiles dont la solution, à cause de leur nature même, est inévitablement arbitraire et reflète nécessairement des convictions économiques et sociales personnelles. Elle soulève aussi des questions fondamentales sur le rôle de cette Cour en vertu de la constitution canadienne. D’après moi, cette Cour a l’obligation de remplir sa fonction judiciaire d’une manière raisonnée d’après des concepts établis et des décisions fondées sur des principes. Je ne doute pas un instant que la Cour puisse faire preuve d’initiative et elle l’a fait à maintes reprises; toutefois, il est clair qu’il faut se demander quelles sont les limites de la fonction judiciaire. On peut répondre de bien des façons à cette question. Le juge Holmes a dit dans l’arrêt Southern Pacific Co. v. Jensen[16], à la p. 221: [TRADUCTION] «Je reconnais sans hésiter que les juges légifèrent et doivent légiférer, mais ils ne peuvent le faire que pour combler des lacunes; leur action se limite à des détails microscopiques». Cardozo, dans The Nature of the Judicial Process, (1921), à la p. 141, admettait que la liberté du juge n’est pas absolue:

[TRADUCTION] Ce juge, même quand il est libre, ne Test pas encore complètement. Il ne doit pas innover selon son bon plaisir. Il n’est pas un chevalier errant, poursuivant à son gré son propre idéal de beauté ou de bonté. Il doit s’inspirer de principes consacrés.

Voici ce que disait l’ancien juge en chef de la Haute cour d’Australie, Sir Owen Dixon, dans un discours prononcé à l’université Yale en septembre 1955, qui s’intitulait «Concerning Judicial Method»:

[TRADUCTION] Cependant, nous n’avons pas encore connu, dans notre Haute cour australienne, d’innovateurs conscients, désireux de modifier réellement la doctrine reconnue. C’est une chose pour un tribunal que d’essayer d’appliquer des principes reconnus à des cas nouveaux ou d’en arriver à des conclusions nouvelles à partir de plus importants principes de droit déjà admis ou de décider d’inclure dans une catégorie donnée des cas imprévus qui peuvent logiquement y entrer. Ç’en est une autre pour un juge, mécontent d’une décision qui

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s’inspire d’un principe de droit reconnu depuis longtemps, que d’abandonner de plein gré ce principe au nom de la justice ou de la nécessité ou de la commodité sociales. Le premier procédé est conforme aux règles de la common law et n’est qu’une application éclairée des méthodes de raisonnement qu’ont toujours respectées les tribunaux. Il s’agit d’une formule dont l’usage répété permet au droit d’évoluer, de s’adapter aux conditions nouvelles et d’améliorer son contenu. Le second procédé équivaut plutôt à une modification brusque et presque arbitraire.

(Voir également Jaffe, English and American Judges as Lawmakers (1969); McWhinney, Canadian Jurisprudence, (1958), aux pp. 1 à 23; Friedmann, Law in a Changing Society, 2e éd. (1972), aux pp. 49 à 90 et Allen, Law in the Making, 7e éd. (1964), aux pp. 302 à 311.)

La société reconnaît depuis longtemps qu’il est dans l’intérêt public de permettre aux syndiqués d’exercer une pression économique sur leurs employeurs en faisant du piquetage pacifique; toutefois, l’exercice de ce droit a été permis dans certains endroits et interdit dans d’autres et, jusqu’à présent, le piquetage n’a été permis sur la propriété privée que lorsque la législation l’autorise. Par exemple, l’art. 87 du Labour Code of British Columbia Act, 1973 (B.C.) (2e Sess.), c. 122, décrète qu’à l’égard du piquetage autorisé en vertu de cette Loi, il n’y a pas de recours pour intrusion illicite en des lieux où le public a droit d’accès en temps ordinaire.

La jurisprudence anglo-canadienne reconnaît traditionnellement comme une liberté fondamentale le droit de l’individu à la jouissance de ses biens et le droit de ne s’en voir privé, même partiellement, si ce n’est pas l’application régulière de la loi. La législature du Manitoba a édicté dans le Petty Trespasses Act que quiconque entre illégalement dans un terrain appartenant à une autre personne malgré l’interdiction du propriétaire d’y entrer ou d’y passer, est coupable d’une infraction. Si cette loi doit être modifiée, si l’on doit permettre à A d’entrer sur le terrain de B et d’y rester contre la volonté de ce dernier, j’estime qu’il revient à l’institution qui l’a édictée, c’est-à-dire à la législature qui représente le peuple et est constituée pour exprimer sa volonté politique, et non au tribunal, d’apporter la modification voulue.

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Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba et de rétablir le jugement du juge de la Cour de comté.

Pourvoi accueilli, le JUGE EN CHEF LASKIN et les JUGES SPENCE et BEETZ étant dissidents.

Procureurs de l’appelant: Aikins, MacAulay & Thorvaldson, Winnipeg.

Procureurs de l’intimée: Gallagher, Chapman, Greenberg & Co., Winnipeg.

[1] [1974] 4 W.W.R. 394, 48 D.L.R. (3d) 137.

[2] (1971), 17 D.L.R. (3d) 128.

[3] (1970), 16 D.L.R. (3d) 143.

[4] (1964), 46 D.L.R. (2d) 750.

[5] [1973] R.C.S. 131.

[6] (1964), 394 P. 2d 921 (Calif.).

[7] (1963), 122 N.W. 2d 785 (Mich.).

[8] (1968), 391 U.S. 308.

[9] (1972), 407 U.S. 551.

[10] (1971), 17 D.L.R. (3d) 128.

[11] (1970), 16 D.L.R. (3d) 143.

[12] (1964), 46 D.L.R. (2d) 750.

[13] (1964), 394 P. 2d 921.

[14] (1968), 391 U.S. 308.

[15] (1972), 407 U.S. 551.

[16] (1917), 244 U.S. 205.


Parties
Demandeurs : Harrison
Défendeurs : Carswell

Références :
Proposition de citation de la décision: Harrison c. Carswell, [1976] 2 R.C.S. 200 (26 juin 1975)


Origine de la décision
Date de la décision : 26/06/1975
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1976] 2 R.C.S. 200 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1975-06-26;.1976..2.r.c.s..200 ?
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