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16/11/1976 | CANADA | N°[1977]_2_R.C.S._748

Canada | Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748 (16 novembre 1976)


Cour suprême du Canada

Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748

Date: 1976-11-16

Albert Stewart Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1976: le 20 octobre; 1976: le 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA

Cour suprême du Canada

Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748

Date: 1976-11-16

Albert Stewart Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1976: le 20 octobre; 1976: le 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA DIVISION D’APPEL DE LA COUR SUPRÊME DE L’ALBERTA


Synthèse
Référence neutre : [1977] 2 R.C.S. 748 ?
Date de la décision : 16/11/1976
Sens de l'arrêt : (le juge en chef laskin et les juges spence et dickson étant dissidents)

Analyses

Droit criminel - Meurtre - Procès devant un juge sans jury - Application à des éléments particuliers de la preuve d’une norme plus rigoureuse que celle exigée - Exercice convenable du pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10.

Accusé de meurtre, le prévenu a choisi d’être jugé par un juge sans jury conformément à l’art. 430 du Code criminel. Le juge du procès a acquitté l’accusé. La Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta a accueilli l’appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès. L’accusé a ensuite interjeté appel devant la présente Cour.

La Division d’appel a conclu: (1) que le juge du procès n’a pas exercé d’une manière convenable le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10; (2) que les références au mobile dans les motifs de jugement du juge du procès n’exposent pas l’état du droit en la matière et (3) que le juge du procès a, à plusieurs reprises, imposé au ministère public une charge de la preuve «bien plus rigoureuse» que celle qui incombe à cette dernière en droit.

Arrêt: (Le juge en chef Laskin et les juges Spence et Dickson étant dissidents): Le pourvoi doit être rejeté.

Les juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Beetz et de Grandpré: Aux termes du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, le juge du procès n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire en donnant une directive sur la façon dont un témoin cité par le ministère public devait être interrogé avant que la permission ne soit accordée au ministère public de le contre-interroger au sujet d’une déclaration incompatible précédemment faite.

Les deux autres motifs du jugement attaqué reviennent à dire que le juge du procès a mal apprécié la norme de preuve exigée. Il a fait une double erreur: non seulement a-t-il, à maintes reprises, appliqué une norme plus rigoureuse que celle exigée, mais il l’a appliquée à

[Page 749]

des éléments particuliers de la preuve pris isolément. Au lieu de prendre toute la preuve et de relier chaque fait à tous les autres, il a traité séparément de chacun d’eux, les écartant successivement comme insuffisants pour répondre à sa conception trop sévère des normes de la preuve.

Si dans un exposé au jury, le juge du procès omet une grande partie de la preuve incriminante, ne la rattache pas convenablement au reste et n’indique pas au jury que le tout doit être considéré dans son ensemble pour décider s’il y a une preuve au-delà de tout doute raisonnable, cela constitue certainement une directive inexacte exigeant un nouveau procès. Il n’y a aucune raison de statuer différemment dans le cas d’un juge siégeant sans jury. En l’espèce, le jugement révèle une grave erreur dans les directives et non de simples inadvertances. La Cour d’appel a distingué, à juste titre, comme particulièrement grave, la façon dont des déclarations incriminantes faites à des agents de police ont été mises de côté parce que chacune d’elles, prise séparément, ne prouvait rien au-delà «du moindre doute» ou «de l’ombre d’un doute».

Le juge en chef Laskin et les juges Spence et Dickson, dissidents: Le juge du procès, avant d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, a estimé qu’il fallait rafraîchir la mémoire du témoin et lui donner l’occasion de lire ses prétendues déclarations incompatibles. Le ministère public s’est opposé à cette demande raisonnable et, en conséquence, le savant juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant de permettre au ministère public de contre-interroger son propre témoin. On ne peut considérer qu’en agissant de cette façon, le juge n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière judiciaire.

Le juge du procès n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a dit que l’absence de mobile joue généralement en faveur de l’innocence de l’accusé et que si l’on croit qu’il a été prouvé au‑delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime qu’on lui reproche où s’il y a un doute raisonnable qu’il ait commis le crime, la question du mobile ou de l’absence de mobile devient sans importance. Étant donné que le juge du procès a utilisé l’expression «après avoir considéré toute la preuve», et vu qu’une très grande partie de la preuve au procès visait seulement la question du mobile, on ne peut accepter la prétention du ministère public que le juge du procès disait que s’il prenait en considération toutes les circonstances, à l’exclusion du mobile, et s’il avait un doute raisonnable, la preuve relative au mobile était alors sans pertinence.

[Page 750]

Le troisième motif invoqué dans la décision de la Division d’appel doit être rejeté. Vu les circonstances, l’utilisation par le juge du procès, dans ses motifs de jugement, des expressions «au-delà du moindre doute», «d’une manière concluante» et «sans l’ombre d’un doute», en réponse à la plaidoirie du ministère public, n’indiquent pas qu’il imposait au ministère public une norme plus rigoureuse que celle exigée par le droit criminel. Le juge du procès n’a pas tiré de conclusions de fait qui n’étaient pas fondées sur la preuve. Il a simplement tiré des déductions de la preuve, comme il était en droit de le faire.

[Arrêt mentionné: Côté c. Le Roi (1941), 77 C.C.C. 75]

POURVOI interjeté contre un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta, annulant un acquittement sur une accusation de meurtre, prononcé par le juge MacDonald, siégeant sans jury. Pourvoi rejeté, le juge en chef Laskin et les juges Spence et Dickson étant dissidents.

A.M. Harradence, c.r., pour l’appelant.

D.C. Abbott et J. Franklin, pour l’intimée.

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Spence et Dickson a été prononcé par

LE JUGE SPENCE (dissident) — Ce pourvoi attaque l’arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta, rendu le 12 novembre 1975.

L’acte d’accusation visant l’appelant est ainsi rédigé:

[TRADUCTION] Albert Stewart, vous êtes accusé d’avoir, le 13 août 1973 ou vers cette date, à Edmonton, dans ledit ressort judiciaire, contrairement aux dispositions du Code criminel, assassiné Marion Hilda Parker, commettant de ce fait un meurtre punissable d’emprisonnement à perpétuité.

Au commencement du procès, le juge H.J. MacDonald a déclaré:

[TRADUCTION] M. Stewart a choisi d’être jugé par un juge seul.

Cette déclaration a été confirmée, immédiatement après, par l’avocat de l’accusé et par ce dernier.

[Page 751]

Une telle procédure est possible en vertu des dispositions de l’art. 430 du Code criminel:

430. Nonobstant toute disposition de la présente loi, un prévenu inculpé d’un acte criminel dans la province d’Alberta peut être jugé, de son propre consentement, par un juge de la cour supérieure de juridiction criminelle d’Alberta, sans jury.

Le procès a commencé sur-le-champ et, le 9 novembre 1974, le juge H.J. MacDonald a conclu à la non-culpabilité de l’accusé, l’appelant en l’espèce, pour les motifs qu’il a dictés. La Division d’appel a accueilli l’appel interjeté par le ministère public et ordonné un nouveau procès. Le juge Sinclair a prononcé les motifs de la Cour et a fondé son jugement sur trois facteurs. Premièrement, le savant juge d’appel a conclu que le juge du procès n’avait pas exercé convenablement le pouvoir discrétionnaire conféré par le par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E-10.

Le ministère public a cité comme témoin un nommé Gordon Andersen et a procédé à l’interrogatoire principal de ce témoin jusqu’à ce que le substitut fasse la déclaration suivante:

[TRADUCTION] Maintenant, monsieur le juge, à ce stade, je me prévaux du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada. J’informe votre Seigneurie que le témoin a fait une déclaration, une déclaration antérieure, que je prétends être incompatible avec celle qu’il fait maintenant; à cet égard, M. le juge, je me réfère à l’affaire Regina v. Milgaard, M-i-l-g-a-a-r-d, une décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan prononcée par le juge en chef Culliton, que l’on trouve à la p. 206 de 1971 2 Canadian Criminal Cases. Je renvoie votre Seigneurie à cette décision, parce qu’elle suggère une procédure que je vous prie instamment d’adopter en l’espèce.

Le savant juge du procès a décidé qu’avant de permettre le contre-interrogatoire d’un témoin parce qu’il avait précédemment fait une déclaration incompatible, le ministère public devait lui rafraîchir la mémoire et lui permettre de lire la déclaration; il était d’avis que si une telle procédure avait été suivie, le témoin aurait bien pu reconnaître qu’il avait fait la déclaration antérieure et que celle-ci était exacte. Le savant juge a dit:

[Page 752]

[TRADUCTION] Connaissant la fragilité du cerveau humain, je considère que tout témoin, sans être contre-interrogé, devrait être interrogé soigneusement par interrogatoire direct et que les questions qu’on lui pose devraient l’être, si nécessaire, de différentes façons et être complètement réglées avant qu’on essaie d’obtenir la preuve de quelque autre manière. Je n’accepte pas la théorie du ministère public selon laquelle il peut appeler un témoin et, presque immédiatement, commencer à le contre-interroger en vertu du par. 9(2). Cet article constitue certainement un recours ou un moyen d’obtenir une preuve qu’on ne peut obtenir autrement, mais nous devons épuiser les autres moyens d’abord et alors seulement je serai prêt, si le ministère public demande que le témoin soit déclaré hostile ou qu’il veuille recourir au par. 9(2), à considérer sa demande.

et plus loin, il a donné la directive précise suivante:

[TRADUCTION] et, je crois, qu’en toute équité, nous devons procéder comme je l’ai suggéré.

Lorsque Andersen est retourné à la barre des témoins, le ministère public a simplement procédé à son interrogatoire principal et ne l’a pas confronté à des déclarations incompatibles antérieures.

Le juge Sinclair, dans ses motifs de jugement pour la Division d’appel, a dit:

[TRADUCTION] A notre avis, il résulte clairement du dossier qu’en traitant de la déposition du témoin Gordon Andersen, le savant juge a mal interprété le par. 9(2) et n’a pas compris le but dans lequel ce paragraphe a été ajouté à la Loi sur la preuve au Canada en 1968-69. Il n’a pas fait de distinction entre les objectifs du par. (1) d’une part et du par. (2) de l’autre. En conséquence, il n’a pas exercé d’une manière judiciaire le pouvoir discrétionnaire que lui confère le par. 9(2). Ceci est particulièrement important compte tenu des observations du savant juge du procès relativement à la déposition d’Andersen dans son jugement.

Avec égards, je ne suis pas d’accord avec le savant juge d’appel. Il est entendu qu’en vertu des dispositions du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, le savant juge du procès pouvait, à son gré, permettre à l’avocat de contre-interroger son propre témoin. Le savant juge du procès, avant d’exercer ce pouvoir discrétionnaire, a estimé qu’il fallait rafraîchir la mémoire du témoin et lui donner l’occasion de lire sa prétendue déclaration incompatible. Le ministère public s’est opposé à cette demande raisonnable et, en conséquence, le

[Page 753]

savant juge du procès a exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant de permettre au ministère public de contre-interroger son propre témoin. Je ne vois pas comment on peut considérer qu’en agissant de cette façon le juge n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière judiciaire. D’ailleurs, bien que la déclaration prétendument incompatible ne figure pas au complet dans le dossier, il ressort des références faites à son sujet dans la discussion entre le savant juge du procès et les avocats du ministère public et de l’accusé, qu’il est très douteux que le savant juge du procès l’aurait jugée incompatible. Cette déclaration n’était pas aussi complète que le témoignage de l’inculpé à son procès, mais rien, à la lecture de la preuve pertinente, ne vient contredire la preuve fournie au procès.

Le juge Sinclair a fondé ses motifs de jugement sur un second point: les références au mobile dans les motifs de jugement du savant juge du procès. Le juge Sinclair a cité cette partie du jugement de première instance:

[TRADUCTION] Parlons en premier lieu de mobile. S’il y avait un jury, je dirais quelque chose de ce genre à ce sujet: la preuve du mobile d’un crime allégué est admissible, elle est souvent précieuse, mais jamais essentielle. La preuve d’un mobile est parfois utile pour écarter le doute et compléter la preuve. Le mobile est une circonstance dont on doit tenir compte, mais rien de plus. On prend habituellement en considération l’absence de mobile, mais en faveur de l’innocence, et il faut lui accorder le poids que l’on estime approprié. Après examen de toute la preuve, si l’on croit qu’il a été prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime qu’on lui reproche ou s’il y a un doute raisonnable qu’il ait commis le crime, la question du mobile ou de l’absence de mobile devient sans importance.

Il a commenté:

[TRADUCTION] Avec respect, il est difficile de comprendre ce que le juge du procès voulait dire par les deux dernières phrases, mais à notre avis, il n’expose pas l’état du droit en la matière, particulièrement dans un cas où l’on a prouvé que des menaces contre la victime avaient été faites.

Avec égards, je ne trouve pas là non plus d’erreur dans les motifs du savant juge du procès. Il est vrai que ces motifs sont un peu vagues, ce qui

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peut entraîner un manque de clarté, mais il faut se rappeler que le savant juge du procès ne s’adressait pas à un jury mais était, à la clôture du procès, en train d’exposer, sans formalités particulières, ses motifs en faveur de l’acquittement de l’accusé. Les deux dernières phrases auxquelles le juge Sinclair fait allusion sont, premièrement:

[TRADUCTION] On prend habituellement en considération l’absence de mobile, mais en faveur de l’innocence, et il faut lui accorder le poids que l’on estime approprié.

Bien sûr, il est exact, comme le savant juge du procès l’avait déjà souligné, que la preuve du mobile est toujours admissible et que, par conséquent, l’absence de mobile est une circonstance dont on doit tenir compte. Puisqu’en l’absence de preuve de mobile, il semble moins probable que l’accusé ait commis l’acte, une telle absence de preuve est habituellement interprétée en faveur de l’innocence. Je ne trouve rien de faux dans cette phrase.

Deuxièmement, (c’est-à-dire la deuxième phrase):

[TRADUCTION] Après examen de toute la preuve, si l’on croit qu’il a été prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime qu’on lui reproche ou s’il y a un doute raisonnable qu’il ait commis le crime, la question du mobile ou de l’absence de mobile devient sans importance.

Avec égards, tout ce que le savant juge du procès dit c’est que si l’on conclut au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis l’acte avec l’intention délictueuse nécessaire, le mobile pour ce faire n’est plus pertinent et que si, par contre, on peut raisonnablement douter que l’accusé ait commis l’acte avec l’intention délictueuse nécessaire, même l’existence d’un mobile ne permet pas de le déclarer coupable. Ceci est un principe de droit bien connu.

Le ministère public a essayé de persuader cette Cour que le savant juge du procès disait que s’il prenait en considération toutes les circonstances, à l’exclusion du mobile, et s’il avait un doute raisonnable, la preuve relative au mobile était alors sans pertinence. Étant donné que le savant juge du

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procès a utilisé l’expression [TRADUCTION] «Après avoir considéré toute la preuve» (c’est moi qui souligne), et vu qu’une très grande partie de la preuve au procès visait seulement la question du mobile, on ne peut vraiment pas attribuer à l’expression employée par le savant juge du procès le sens proposé par le ministère public. Pour ces motifs, je conclus que le jugement de la Division d’appel est erroné sur le second point.

Le troisième point sur lequel le juge Sinclair a fondé ses motifs de jugement était que le savant juge du procès avait, à diverses reprises, imposé au ministère public une charge de la preuve [TRADUCTION] «bien plus rigoureuse» que celle qui incombe à cette dernière en droit.

Le savant juge du procès a utilisé, dans son exposé, certaines expressions. Premièrement, se référant à la preuve soumise par le ministère public quant aux déclarations faites aux agents de police, il a dit:

[TRADUCTION] et s’il faut se fier à ces déclarations, ces dernières doivent convaincre la Cour, au-delà du moindre doute, que l’accusé est coupable. Il ne s’agit pas de déterminer si l’accusé disait la vérité ou non, mais simplement du fait que l’accusé n’a pas la charge de la preuve de son innocence et que c’est au ministère public qu’il incombe de prouver, d’une manière concluante, que l’accusé est coupable de l’infraction.

(Les italiques sont de moi.)

Dans la dernière moitié du paragraphe suivant de ses motifs, le savant juge du procès a dit:

[TRADUCTION] On nous demande de la rattacher à la déclaration qu’il a faite au détective Hecht en retournant en avion, selon laquelle «la principale preuve n’existe plus». On demande à la Cour de conclure ou de déduire qu’il devait parler de la carabine qui avait tué Mme Parker. Rien n’indique ce dont il parlait; rien au dossier ne m’oblige, à mon avis, à conclure, sans l’ombre d’un doute, qu’il parlait alors de la carabine. Je crois que déclarer l’accusé coupable en se fiant presque entièrement à cela serait déduire plus que ce que la déclaration elle-même suggère qu’on devrait déduire.

(Les italiques sont de moi.)

Les expressions en italiques sont celles auxquelles la Division d’appel objectait et qu’elle considé-

[Page 756]

rait être l’application d’une charge de la preuve beaucoup plus rigoureuse que celle exigée par le droit criminel. La lecture de cette partie des motifs du jugement démontre que le savant juge du procès traitait de la valeur probante de la preuve selon laquelle l’accusé avait fait certaines déclarations à des agents de police. Le substitut a insisté sur le poids de ces déclarations dans sa plaidoirie et est allé jusqu’à dire:

[TRADUCTION] Ensuite, monsieur le juge, vous avez l’incident de l’avion, quelques heures après l’interrogatoire par le détective Hecht; il était assis là, sans parler, et l’accusé avait eu plusieurs heures pour penser à ses déclarations au détective Hecht et il devait y avoir réfléchi. Soudainement, il a dit au détective Hecht «entre nous, la preuve principale a disparu». Monsieur le juge, il faut sûrement en déduire qu’il parlait de l’arme à feu. Aucune arme ne fut trouvée.

En résumé, le ministère public a allégué devant le savant juge du procès que la seule déduction possible à tirer de cette preuve était que l’accusé faisait allusion à l’arme effectivement utilisée pour tuer la victime. Le savant juge du procès était manifestement d’avis que cette déduction concluante ne découlait pas obligatoirement de la preuve et, se rappelant à nouveau qu’il rendait des motifs de jugement et ne faisait pas un exposé au jury, son utilisation d’expressions fortes: «au-delà du moindre doute», «d’une manière concluante» et «sans l’ombre d’un doute», était le simple reflet du caractère très catégorique de la plaidoirie du ministère public, selon laquelle, pourrait-on-dire, la question avait été prouvée d’une façon méritant un de ces trois qualificatifs. Dans l’alinéa suivant, le savant juge du procès, décrivant la charge de la preuve, a dit:

[TRADUCTION] Évidemment, la décision de la Cour doit être fondée sur la preuve qui a été présentée. Cette preuve elle-même, aussi suspecte soit-elle, doit, quand on considère tout ce qui a été dit et quelle valeur on peut lui donner, convaincre l’esprit et satisfaire la conscience de façon à ce qu’aucune autre conclusion logique ne soit envisageable. Je crois qu’en l’espèce il subsiste un doute raisonnable. Il y a, évidemment, de nombreuses choses qui n’ont pas été expliquées, mais cela ne permet pas de

[Page 757]

mettre le fardeau de la preuve à la charge de l’accusé.

Et deux alinéas plus loin, en terminant ses motifs, le savant juge du procès s’est de nouveau référé à la norme reconnue, traduite par l’expression «au-delà de tout doute raisonnable».

Vu les circonstances dont je viens de parler, je ne vois aucune raison d’ordonner un nouveau procès parce que le savant juge de première instance a utilisé les trois expressions susmentionnées dans ses motifs de jugement.

Un quatrième point a été mentionné par le juge Sinclair dans ses motifs de jugement, mais il a considéré inutile de l’examiner, vu sa conclusion concernant les trois autres; ce point était que le savant juge du procès avait erré dans son application de la règle de l’arrêt Hodge.

Devant cette Cour, le ministère public intimé semble avancer ce moyen, en insistant sur le fait que le savant juge du procès, en concluant qu’il avait un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé, s’était fondé sur des faits qui n’étaient pas établis par la preuve. Le ministère public a indiqué cinq déclarations différentes faites par le savant juge du procès dans ses motifs dont aucune, soutient-il, n’était fondée sur une preuve quelconque. Sans les examiner en détail, je suis convaincu que, dans chaque cas, le savant juge du procès tirait une déduction que le juge des faits est en droit de tirer de la preuve. Par exemple, l’examen des blessures de la victime peut conduire un juge des faits à conclure qu’elles résultent d’une lutte. Il se peut que le ministère public ou des membres de la Division d’appel ou même des membres de cette Cour ne concluraient pas qu’une telle déduction était celle qu’il convenait de tirer de la preuve, mais nous ne sommes pas juges des faits. Cette obligation incombe au savant juge du procès, en vertu des dispositions exceptionnelles de l’art. 430 du Code criminel et je ne crois pas qu’une cour d’appel soit libre de changer les conclusions de fait tirées par le savant juge du procès ou ce qu’il a déduit de la preuve, à moins qu’on puisse dire qu’il n’existait pas de preuve sur laquelle le savant juge du procès pouvait fonder ces conclusions. Le ministère public n’a pas pu placer dans cette catégorie

[Page 758]

l’un quelconque des incidents auxquels il s’est référé. Je ne suis donc pas prêt à souscrire à ce moyen d’appel additionnel qui a été avancé devant la Division d’appel, mais qui n’a pas été tranché.

Pour ces motifs, j’accueillerais le pourvoi, infirmerais l’arrêt de la Division d’appel et rétablirais le jugement du savant juge du procès ordonnant l’acquittement de l’accusé.

Le jugement des juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Beetz et de Grandpré a été rendu par

LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi attaque un arrêt de la Division d’appel de la Cour suprême de l’Alberta annulant un acquittement sur une accusation de meurtre, prononcé par un juge siégeant sans jury avec le consentement de l’accusé.

Cet arrêt repose sur trois motifs. Le premier est que le juge du procès a mal interprété le par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada et n’a pas exercé d’une manière judiciaire la discrétion que lui accorde cette disposition. On ne dit pas en quoi le juge du procès a ainsi erré. A l’audience, le ministère public s’est plaint de la directive donnée sur la façon dont le témoin devait être interrogé avant que la permission ne soit accordée de le contre-interroger au sujet d’une déclaration incompatible précédemment faite. Je ne vois pas en quoi le juge du procès aurait abusé de son pouvoir discrétionnaire dans la directive qu’il a donnée. Il lui appartenait de décider s’il y avait lieu d’autoriser le contre-interrogatoire au sujet de la déclaration. Je ne vois pas pourquoi cela n’inclurait pas le pouvoir d’exiger qu’auparavant, l’interrogatoire soit fait d’une certaine façon. A mon avis, on n’a pas démontré qu’une telle directive constituait un abus du pouvoir discrétionnaire qu’implique celui d’accorder ou de refuser le droit de contre‑interroger.

Les deux autres motifs sont beaucoup plus graves et je préfère les examiner simultanément. Ils reviennent à dire que le juge du procès a mal apprécié la norme de preuve exigée. Alors qu’à la fin il a bien parlé de preuve «au-delà de tout doute raisonnable» deux fois avant, à propos d’éléments particuliers de la preuve, il s’est référé à une norme beaucoup plus rigoureuse. Traitant de

[Page 759]

déclarations faites par l’accusé à des agents de police, il a dit:

[TRADUCTION] …s’il faut se fier à ces déclarations, ces dernières doivent convaincre la Cour, au-delà du moindre doute, que l’accusé est coupable. (Les italiques sont de moi.)

De nouveau, traitant d’une déclaration à un agent de police selon laquelle [TRADUCTION] «la preuve principale a disparu», il a dit:

[TRADUCTION] Rien n’indique ce dont il parlait; rien au dossier ne m’oblige, à mon avis, à conclure, sans l’ombre d’un doute, qu’il parlait alors de la carabine. (Les italiques sont de moi.)

A mon avis, le juge du procès a fait une double erreur: non seulement a-t-il, à maintes reprises, appliqué une norme plus rigoureuse que celle exigée, mais il l’a appliquée à des éléments particuliers de la preuve pris isolément. En d’autres termes, au lieu de prendre toute la preuve dans son ensemble et de relier chaque fait à tous les autres, il a traité séparément chacun d’eux, les écartant successivement comme insuffisants pour répondre à sa conception trop sévère des normes de la preuve. Voilà l’erreur qu’il a commise dans le raisonnement quelque peu équivoque par lequel, dès le début, il a pratiquement écarté la preuve du mobile, disant:

[TRADUCTION] La preuve du mobile d’un crime allégué est admissible, elle est souvent précieuse, mais jamais essentielle. La preuve d’un mobile est parfois utile pour écarter le doute et compléter la preuve. Le mobile est une circonstance dont on doit tenir compte, mais rien de plus. On prend habituellement en considération l’absence de mobile, mais en faveur de l’innocence, et il faut lui accorder le poids que l’on estime approprié. Après examen de toute la preuve, si l’on croit qu’il a été prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis le crime qu’on lui reproche ou s’il y a un doute raisonnable qu’il ait commis le crime, la question du mobile ou de l’absence de mobile devient sans importance.

Après cela, le juge du procès parle non pas d’une simple preuve du mobile, mais de la preuve de la préméditation. Il dit:

[TRADUCTION] Dans cette affaire nous avons, pour commencer, le témoignage de plusieurs témoins: M. Serby, Gay Parker et sa sœur Edith Parker, et Gordon

[Page 760]

Andersen qui ont dit que l’accusé avait affirmé ou laissé croire qu’il allait tuer la victime et le ministère public suggère que ceci prouve un plan, un dessein, une obsession; malgré cela, aucun de ces témoins en entendant ces déclarations répétées n’a considéré qu’il y eut un danger. Aucune plainte n’a été adressée à la police et rien n’a été fait pour protéger la victime de ce prétendu projet. On demande à la Cour de conclure qu’il y avait un plan ou un dessein sérieux.

Je crois que la déposition de Gordon Andersen est digne de foi et je lui accorde quelque poids. Il indique qu’il avait pris la menace de tuer comme une déclaration irréfléchie et pensait que c’était une plaisanterie.

Comme la Cour d’appel, je veux éviter d’entrer dans une discussion détaillée de la preuve, mais je dois relever d’abord que l’on a démontré que l’accusé avait fabriqué un silencieux et s’était rendu dans une carrière pour en essayer un qui a explosé, et ensuite que l’on avait tiré sur la victime dans son appartement et que les voisins n’avaient entendu que des déclics. De même on a prouvé que, peu de temps avant le meurtre, l’accusé avait acheté des chèques de voyage avec ses économies, qu’il était ensuite allé vers l’est, jusqu’à Winnipeg, comme il avait dit qu’il le ferait, quand il parlait de son intention de tuer la femme qu’il avait récemment quittée; en outre, lors de son arrestation, on a trouvé dans le coffre de sa voiture des gants de caoutchouc qu’il avait essayé de cacher, etc.

Si dans un exposé au jury, le juge du procès omet une grande partie de la preuve incriminante, ne la rattache pas convenablement au reste et n’indique pas aux jurés que le tout doit être considéré dans son ensemble pour décider s’il y a une preuve au-delà de tout doute raisonnable, cela constitue certainement une directive inexacte exigeant un nouveau procès. Je ne vois aucune raison de statuer différemment dans le cas d’un juge siégeant sans jury. On peut parfois présumer, jusqu’à un certain point, qu’il ne fait pas erreur, même quand il ne formule pas toutes les directives qu’il devrait donner à un jury, mais, en l’espèce, le jugement pris dans son ensemble révèle une grave erreur dans les directives et non de simples inadvertances. La Cour d’appel a distingué, à juste titre, comme particulièrement grave, la façon dont des déclarations incriminantes faites à des agents

[Page 761]

de police ont été mises de côté parce que chacune d’elles, prise séparément, ne prouvait rien au-delà «du moindre doute» ou «de l’ombre d’un doute».

A mon avis, tout cela est d’autant plus grave que le juge du procès a considéré le poids des divers éléments de preuve pris isolément. Dans Côté c. Le Roi[1], le juge Taschereau, alors juge puîné, a dit, parlant pour tous les membres de la Cour sauf un (à la p. 76):

[TRADUCTION] Il se peut, et c’est souvent le cas, que les faits prouvés par le ministère public, examinés séparément, n’aient pas une très grande valeur probante; mais tous les faits avancés en preuve doivent être examinés, chacun d’eux par rapport à tous les autres et c’est l’ensemble de tous ces faits qui peut constituer le fondement d’une déclaration de culpabilité.

Je suis d’avis de rejeter ce pourvoi.

Pourvoi rejeté, le juge en chef LASKIN et les juges SPENCE et DICKSON étant dissidents.

Procureur de l’appelant: A.M. Harradence, Calgary.

Procureur de l’intimée: D. Ralston, Edmonton.

[1] (1941), 77 C.C.C. 75.


Parties
Demandeurs : Stewart
Défendeurs : Sa Majesté la Reine
Proposition de citation de la décision: Stewart c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 748 (16 novembre 1976)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1976-11-16;.1977..2.r.c.s..748 ?
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