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14/06/1977 | CANADA | N°[1978]_1_R.C.S._1148

Canada | Banque du Canada c. Banque de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 1148 (14 juin 1977)


Cour suprême du Canada

Banque du Canada c. Banque de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 1148

Date: 1977-06-14

La Banque du Canada (Plaignant) Appelante;

et

La Banque de Montréal (Défendeur) Intimée.

et

Bay Bus Terminal (North Bay) Limited et Bay Bus Terminal (North Bay) Limited sous sa nouvelle raison sociale John Palangio Enterprises Limited faisant affaires sous les noms de Deluxe Coach Lines et John Devost Intimés.

1977: 27 janvier; 1977: 14 juin.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Dic

kson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.

Cour suprême du Canada

Banque du Canada c. Banque de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 1148

Date: 1977-06-14

La Banque du Canada (Plaignant) Appelante;

et

La Banque de Montréal (Défendeur) Intimée.

et

Bay Bus Terminal (North Bay) Limited et Bay Bus Terminal (North Bay) Limited sous sa nouvelle raison sociale John Palangio Enterprises Limited faisant affaires sous les noms de Deluxe Coach Lines et John Devost Intimés.

1977: 27 janvier; 1977: 14 juin.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson, Ritchie, Pigeon, Dickson, Beetz et de Grandpré.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.



Analyses

Billets - Monnaie légale et pouvoir libératoire - Billets de la Banque du Canada (antérieurs à 1967) - Sont-ils des billets à ordre? - Obligation de la Banque du Canada de remplacer les billets détruits - Loi sur les lettres de change, S.R.C. 1970, c. B-5, art. 10, 156, 157 et 176.

En 1959, la Banque de Montréal s’était entendue avec le bureau de poste pour faire livrer de son bureau principal à Montréal à sa succursale de Temiscaming un colis contenant des billets de banque émis par la Banque du Canada. Pendant le transport, dans un autobus appartenant à Bay Bus Terminal (North Bay) Limited, la plus grande partie du courrier, y compris le contenu du colis, a été détruite par un incendie dans l’autobus. La Banque de Montréal poursuivit Bay Bus en recouvrement de la somme de $23,307.50, soit la valeur des billets de banque détruits, moins la somme de $2,692.50 versée par la Banque du Canada en échange de billets partiellement brûlés. Le juge de première instance décida que toute action en remplacement des billets détruits qui, selon Bay Bus, aurait dû être introduite à l’encontre de la Banque du Canada avait peu de chance de réussir et donna gain de cause à la Banque de Montréal. Bay Bus en appela et la Cour d’appel ordonna que la Banque du Canada soit jointe à l’action comme partie défenderesse et que le bref d’assignation soit modifié en conséquence; la Cour d’appel ordonna en outre que l’endos du bref soit modifié par l’adjonction de la réclamation de la Banque de Montréal contre la Banque du Canada. La Banque du Canada comparut et la Cour d’appel ordonna un nouveau procès sur toutes

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les questions en litige. La déclaration modifiée allègue que les billets de banque ont été détruits ou perdus. Toutefois les parties décidèrent de soumettre une déclaration pour faire trancher un point de droit, conformément à la règle 124 des Ontario Rules of Practice. Cet exposé des faits portait que «au moins un billet de banque d’une valeur nominale de $5 fut détruit par l’incendie» et que ce billet avait été émis par la Banque du Canada. Ce billet avait été émis en vertu de la Loi sur la Banque du Canada, S.R.C. 1952, c. 13, modifiée par 1953‑54 (Can.), c. 33; le libellé du billet était signé par le gouverneur et le sous-gouverneur de la Banque du Canada et contenait la mention suivante: «La Banque du Canada paiera au porteur sur demande». Le juge qui entendit la requête en vertu de la règle 124 statua que la Banque de Montréal avait droit au redressement demandé contre la Banque du Canada et son jugement fut confirmé en Cour d’appel.

Arrêt, la Cour étant également partagée (le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson et Dickson étant dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Ritchie, Pigeon, Beetz et de Grandpré: Le billet de banque de $5 en question était un billet à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change. Le fait qu’un billet de banque ait des caractéristiques propres qui en font plus qu’un billet à ordre ordinaire ne l’empêche pas de demeurer un billet à ordre. Sa qualité de monnaie légale n’est pas incompatible avec celle de billet à ordre. Le billet de banque en question ayant été détruit, la Banque de Montréal a droit, en common law, au redressement demandé, à savoir un jugement contre la Banque du Canada pour le montant du billet détruit, en vertu de l’art. 10 de la Loi sur les lettres de change.

Un billet détruit ne doit pas être traité de la même manière qu’un billet perdu. La perte de billets de banque peut soulever divers autres problèmes. Leur solution devra attendre un autre litige.

Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson et Dickson, dissidents: La question est de savoir si le billet de la Banque du Canada en l’espèce est un billet à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change. A la suite d’une modification de la Loi sur la Banque du Canada, S.R.C. 1952, c. 13, et de la Loi sur la monnaie, l’hôtel des monnaies et le fonds d’échange, S.R.C. 1952, c. 315 par 1966-67 (Can.), c. 88, art. 12 et 20, les billets de la Banque du Canada ne porte plus la mention «paiera au porteur sur demande». Cette question ne peut donc plus surgir pour les billets de banque émis depuis la modification. La clé de voûte des jugements en appel est que le billet de cinq dollars détruit, objet du présent litige, portait cette mention. Comme la

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Banque du Canada est le seul émetteur de billets revêtant le caractère de monnaie légale, un billet de banque ne doit pas être considéré comme un billet à ordre en vertu du par. 176(1). La Banque centrale n’est pas un simple débiteur privé qui donne à un créancier une garantie et la mention «paiera au porteur sur demande» sur le papier monnaie ne peut en faire un document différent qui requiert un paiement d’argent.

[Arrêt suivi: Banco de Portugal v. Waterlow and Sons, Limited, [1932] A.C. 452; arrêts mentionnés: Suffell v. The Bank of England (1881-82), 9 Q.B.D. 555; Gillet v. The Bank of England (1889-90), 6 T.L.R. 9; R. v. Brown (1854-57), 8 N.B.R. 13; Raphael v. The Governor and Company of the Bank of England (1855-56), 17 Commons Bench Reports 161; McDonnell v. Murray (1858-59), 9 Irish L. Rep. 495; The Australian Joint Stock Bank v. The Oriental Bank (1866), 5 New South Wales Sup. Crt. Rep. 129; Jefferson v. The Ulster Bank (1900), 34 Irish Law Time Rep. 58; Hong Kong and Shanghai Banking Corporation v. Lo Lee Shi, [1928] A.C. 181; Re Toronto Beaches Election; Ferguson v. Murphy, [1943] O.R. 787; Pillow c. L’Espérance (1902), 22 C.S. 213; Hansard v. Robinson (1827), 108 E.R. 659; Pierson v. Hutchinson (1809), 170 E.R. 1132; Woodford v. Whitely (1830), 173 E.R. 1243; Clarke v. Quince (1834), 3 Dowl, 26; Blackie v. Pinding (1848), 136 E.R. 1225; Crowe v. Clay (1854), 9 Ex. Rep. 604; Wright v. Lord Maidstone, (1854-55) 1 K. & J.R. 701; Banque d’Algérie c. Casteras 1867, Dalloz 1.289.]

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario[1] rejetant un appel interjeté d’un jugement du juge Addy[2] sur une requête présentée en vertu de la règle 124 des Ontario Rules of Practice. Pourvoi rejeté, la Cour étant également partagée, le juge en chef Laskin et les juges Martland, Judson et Dickson étant dissidents.

J.J. Robinette, c.r., pour l’appelante.

Brendon O’Brien, c.r., pour l’intimée la Banque de Montréal.

George Wallace, c.r., pour les intimés, Bay Bus Terminal (North Bay) Limited et autres.

Le jugement du juge en chef Laskin et des juges Martland, Judson et Dickson a été rendu par

LE JUGE EN CHEF (dissident) — J’ai eu l’avantage de lire les motifs de mon collègue Beetz qui

[Page 1151]

est d’avis de rejeter le pourvoi de la Banque du Canada. Bien qu’il ne se prononce pas sur l’obligation de la Banque de remplacer un billet de banque perdu, je ne vois pas comment on pourrait parvenir à une autre conclusion si elle a l’obligation de remplacer un billet de banque détruit ou peut-être condamnée au paiement de sa valeur nominale. Il est vrai que ce serait une victoire à la Pyrrhus dans le cas d’un billet de banque perdu puisqu’en vertu du par. 156(1) de la Loi sur les lettres de change, S.R.C. 1970, c. B-5, le demandeur doit fournir une garantie à la Banque. Bien qu’une action dans ce genre de situation soit peu probable, le principe reste le même et dépend dans les deux cas de la conclusion que le billet de la Banque du Canada en cause est un billet à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi.

A la suite d’une modification de la Loi sur la Banque du Canada, S.R.C. 1952, c. 13 et de la Loi sur la monnaie, l’Hôtel des monnaies et le fonds des changes, S.R.C. 1952, c. 315, par 1966-1967 (Can.), c. 88, art. 12 et 20, les billets de la Banque du Canada ne portent plus la mention «paiera au porteur sur demande»; j’en conclus que la question qui se pose en l’espèce à l’égard d’un billet qui porte cette mention ne peut plus surgir pour les billets de banque émis depuis la modification de 1967. En résumé, la clé de voûte des jugements en appel est que le billet de cinq dollars détruit, l’objet du présent litige, portait la mention «paiera au porteur sur demande».

Le litige entre la banque appelante et la Banque de Montréal, intimée, ne soulève pas la responsabilité du transporteur vis-à-vis des billets détruits. De plus, l’appelante ne sera pas subrogée aux droits de la banque intimée: à l’encontre du transporteur si cette dernière a gain de cause en vertu de la Loi sur les lettres de change, car cela n’a rien à voir avec la responsabilité du transporteur à son égard. Néanmoins, il me semble que le transporteur aurait pu soulever la question litigieuse maintenant devant cette Cour et réclamer, en tant que dépositaire des billets détruits pendant le transport, leur remplacement par la banque appelante. Je ne vois aucune différence entre la réclamation du dépositaire (qui devrait alors rendre compte à la Banque de Montréal) et celle de la banque

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intimée, pour autant qu’elle vise la responsabilité de la Banque du Canada.

Je vais plus loin. Si la thèse alléguée par l’intimée, la Banque de Montréal, et retenue par les cours d’instance inférieure est fondée, toute personne qui, par accident ou négligence, détruit un billet de la Banque du Canada comme celui en cause ici (par exemple, la destruction par le feu dans sa propre cheminée) aurait droit au remplacement du billet par la banque appelante. On ne considérerait pas que cette personne a détruit son propre bien et que, partant, elle ne peut en réclamer la contre-valeur à personne, mais qu’elle a détruit un billet à ordre en vertu duquel elle a un droit à l’encontre du souscripteur; par conséquent, elle aurait droit à son remplacement en vertu du droit commercial anglais, conservé, à cet égard, par l’art. 10 de la Loi sur les lettres de change.

Il eut été plus simple, évidemment, que la Loi sur la Banque du Canada ou la Loi sur les lettres de change précisent que cette dernière ne s’applique pas aux billets émis par la Banque comme monnaie légale reconnue dans notre droit, c’est-à-dire notre papier-monnaie. Ce n’est pas le cas et on prétend maintenant qu’il faut interpréter et appliquer littéralement le par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change, bien qu’une loi distincte régissant l’établissement et le fonctionnement de la Banque du Canada dans le cadre du système monétaire canadien ait été promulguée et ce, du point de vue du caractère public du système, par opposition aux relations essentiellement privées que régit la Loi sur les lettres de change.

En vertu de sa loi organique, en vigueur à la naissance du présent litige (S.R.C. 1952, c. 13, mod. 1953-54, c. 33), la Banque du Canada est l’agent financier du gouvernement. Elle traite avec les gouvernements et les banques à charte, en leur achetant des valeurs, leur consentant des prêts et acceptant leurs dépôts, contre quoi évidemment ils feront, au besoin, des retraits. Le préambule de la Loi sur la Banque du Canada est indicatif de la nature et de l’étendue du rôle de l’appelante. I1 se lit comme suit:

CONSIDERANT qu’il est opportun d’établir une banque centrale au Canada pour réglementer le crédit et la

[Page 1153]

monnaie dans le meilleur intérêt de la vie économique de la nation, pour contrôler et protéger la valeur extérieure de l’unité monétaire nationale et pour mitiger, par son influence, les fluctuations du niveau général de la production, du commerce, des prix et de l’emploi de la main-d’œuvre, autant que possible dans le cadre de l’action monétaire, et généralement pour favoriser la prospérité économique et financière du Dominion: A ces causes, Sa Majesté, sur l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes du Canada, décrète:…

En plus de ses caractéristiques précitées, la Banque du Canada est le seul émetteur de billets revêtant le caractère de monnaie légale. Les billets ne sont pas convertibles en or et ne l’ont jamais été depuis la création de la Banque du Canada. Quiconque présenterait à une banque à charte un billet antérieur à 1967 pour faire exécuter la promesse de la Banque du Canada de payer au porteur, sur demande, la valeur nominale du billet, en obtiendrait un autre, peut-être moins usé, de même valeur nominale. Un tel échange ne porte pas à conséquence sur le plan juridique. Il est sibyllin de prétendre ou de suggérer que l’expression «paiera au porteur sur demande», du seul fait de la valeur des mots, donne à un billet antérieur à 1967 le caractère d’un billet à ordre en vertu de la Loi sur les lettres de change. Je n’admets pas l’argument que les billets de la Banque du Canada antérieurs à 1967 tombent sous la définition du billet à ordre du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change. Je le rejette pour deux motifs.

Premièrement, l’argument ne tient aucun compte du rôle conféré à la Banque du Canada par sa loi organique et de ses relations avec les banques à charte, par l’intermédiaire desquelles ses billets atteignent le public. Il la traite comme un débiteur privé qui donne à un créancier une garantie sous la forme d’un billet à ordre. La Banque du Canada n’a pas ce rôle lorsqu’elle émet des billets car cette fonction dépend de la masse et de la politique monétaires. Deuxièmement, il est faux de considérer le billet de la Banque du Canada en cause comme un billet à ordre aux termes du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change que voici:

[Page 1154]

176. (1) Un billet à ordre est une promesse pure et simple, faite par écrit par une personne à une autre, signée par le souscripteur, par laquelle celui-ci s’engage à payer, sur demande, ou dans un délai déterminé ou susceptible de l’être, une somme d’argent précise à une personne désignée ou à son ordre, ou au porteur.

Ce qui est déclaré être une promesse pure et simple de payer une somme d’argent précise est, en soi, de l’argent. La mention «paiera au porteur sur demande» sur le papier-monnaie ne peut pas changer le fait qu’il s’agit d’argent, et en faire un document différent qui requiert un paiement d’argent.

De plus, il m’est impossible d’isoler le pouvoir de la Banque du Canada d’émettre des billets de la multitude d’opérations dont elle est chargée en tant qu’organisme public et ensuite, de ce fait même, d’adapter la Loi sur les lettres de change pour définir ses billets. En fait, on tombe dans l’erreur quand on s’appuie sur des affaires concernant des banques commerciales pour faire un parallèle avec une banque centrale comme la Banque du Canada. Je me reporte, à cet égard, à un ouvrage canadien classique sur les banques centrales, Plumptre, Central Banking in the British Dominions (1940), où l’auteur dit (à la p. 29):

[TRADUCTION]… Une banque centrale ressemble assez à une banque commerciale. Habituellement, chacune d’elles a un capital, un fonds de réserve constitué par les profits, des avoirs en caisse, des investissements liquides et des dépôts de divers genres. Un observateur superficiel peut sans doute remarquer certaines différences dans leurs bilans, par exemple presque tout le passif d’une banque centrale est habituellement payable sur demande, alors que les banques commerciales ont le droit d’exiger tant de jours ou de mois de préavis avant d’acquitter une grande partie de leurs obligations. De l’autre côté du bilan, l’actif d’une banque centrale semble plus liquide, plus aisément convertible en argent comptant, car l’actif d’une banque commerciale, en plus des titres négociables, comprend des prêts à des fermiers jusqu’à la vente de leurs récoltes, des prêts à des entreprises dans l’attente de la vente de leurs stocks, marchandises etc. L’observateur est facilement amené à croire que les principales différences entre les banques centrales et commerciales résident dans ce genre de choses.

Mais la vérité est tout autre. Les différences sont plus profondes. Elles le sont tellement qu’il est difficile d’évi-

[Page 1155]

ter un malentendu lorsqu’on utilise le langage, la terminologie des banques commerciales pour décrire les banques centrales; malgré cela, c’est le seul langage qu’on ait trouvé à cette fin. La seule façon d’éviter les méprises provenant d’un langage inapproprié est de se mettre dans l’optique de la banque centrale. Ceci oblige à mettre de côté pour l’instant l’optique de la banque commerciale et, en fait, de l’entreprise ordinaire. Si quelqu’un demande pourquoi, en dépit de ses illogismes, le même langage est utilisé pour les deux, la réponse est dans le passé. C’est parce que la distinction entre les principales banques centrales et les banques commerciales est récente.

Quant au pouvoir d’une banque centrale d’émettre des billets compte tenu des réserves exigées, Plumptre, op. cit., à la p. 3.3, explique la situation comme suit:

[TRADUCTION]… La réglementation des réserves est habituellement rattachée à la réglementation de l’émission de billets dont, de nos jours, elle devrait être largement ou entièrement sépairée. Ce lien est le résultat de l’évolution historique des banques centrales en Angleterre et ailleurs. Dans l’état actuel des choses, dans ce pays comme dans la plupart des autres, il n’y a plus de raison majeure pour que le volume des billets émis soit limité par les devises étrangères détenues par la banque centrale; en effet, le volume des billets émis fluctue principalement en réponse aux besoins du public en monnaie échangeable de la main à la main. Ce volume peut être relié à l’état de la balance de paiements d’un pays et, partant, aux besoins de réserves en devises étrangères; mais la relation est extrêmement lointaine et complexe.

En un sens, l’émission de billets est fondamentale pour une banque centrale; dans un autre, elle est tout à fait sans importance. Elle est importante car les billets de banque constituent la monnaie légale et souvent, de nos jours, sont pratiquement la seule forme importante de monnaie légale disponible. Ainsi le pouvoir d’émettre des billets donne à la banque centrale une prise sur ce qui, en définitive, constitue la base légale de tout le système financier. L’émission de billets est sans importance parce qu’en fait, en raison de la loi ou de l’usage, les banques commerciales conservent leurs réserves principalement sous la forme de dépôts à la banque centrale plutôt qu’en billets. En pratique, ce sont les réserves bancaires qui sont à la base de la structure de crédit d’un pays et de son système financier. Finalement, en droit, le pouvoir d’émettre des billets est fondamental; en fait, compte tenu des usages courants, la maîtrise des réserves bancaires est fondamentale. Nul doute que les

[Page 1156]

banques ne voudraient pas maintenir de réserves à la banque centrale, si elles n’étaient pas assurées qu’à leur demande, elles vont obtenir des billets constituant monnaie légale. Toutefois, les mesures des banques centrales pour régulariser le crédit et pour influencer de cette façon la situation économique du pays, visent, de nos jours, à faire varier les réserves bancaires; l’émission de billets, ayant le même rôle modeste que la monnaie d’appoint, subit passivement des hausses et des baisses en réponse aux besoins du pays pour cette forme particulière d’intermédiaire monétaire.

Même en considérant les billets isolément, je suis d’avis que la déclaration légale que les billets ont pouvoir libératoire, ajoutée au fait qu’ils ne sont pas convertibles en or ou en autre chose, est une indication plus convaincante de leur nature que la mention qu’ils sont payables au porteur sur demande. Comme je l’ai déjà indiqué, un billet à ordre, par définition, implique une promesse pure et simple de payer une somme d’argent précise, mais n’est pas en soi de l’argent. Il est vrai que l’obligation résultant d’un billet à ordre peut être reportée par un renouvellement, mais peu importe le nombre de renouvellements, ou le nombre de remplacements en des termes différents, il n’y a pas de liquidation de la dette avant sa libération par de l’argent, par compensation ou par remise de dette. Dire qu’un billet de banque a les mêmes conséquences juridiques et qu’un billet de banque inconvertible est acquitté par la remise d’un billet de banque d’une égale valeur nominale, c’est tourner en rond: de la monnaie légale est échangée contre de la monnaie légale; c’est, il est vrai, un morceau de papier différent, mais impossible à distinguer, quant aux effets juridiques, de celui en échange duquel il a été remis.

Préalablement à l’établissement de la Banque du Canada comme seul organisme habilité à émettre des billets, l’art. 61 de la Loi sur les banques, S.R.C. 1927, c. 12, autorisait les banques à charte à émettre des billets où figurait la promesse de paiement, c’est-à-dire, qu’ils étaient payables au porteur sur demande. En même temps, la Loi des billets du Dominion, S.R.C. 1927, c. 41, prévoyait l’émission par le gouvernement du Dominion de billets ayant cours légal et remboursables en or. La Loi du cours monétaire, S.R.C. 1927, c. 40, a constitué monnaie légale les pièces d’or, pour n’im-

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porte quelle somme, les pièces d’argent jusqu’à concurrence de dix dollars, les pièces de nickel jusqu’à concurrence de cinq dollars. Les billets des banques à charte n’avaient pas cours légal mais, évidemment, étaient remboursables en monnaie légale, en billets du Dominion ou en pièces d’or, d’argent ou de nickel. Ainsi, la promesse de paiement inscrite sur les billets émis par les banques à charte avait un sens. On peut dire la même chose des billets du Dominion qui, eux aussi, portaient la promesse de paiement. Puisqu’ils étaient remboursables en or, la promesse de paiement avait aussi un sens.

La situation a complètement changé quand on a enlevé aux banques à charte le pouvoir d’émettre des billets et que la Banque du Canada en est devenue le seul émetteur. Même si le texte de la Loi sur la Banque du Canada, jusqu’à la modification de 1967, comprenait la promesse de paiement qui avait caractérisé les billets des banques à charte (je me reporte de nouveau à ce que Plumptre, op. cit., dit au sujet de l’utilisation de la terminologie des banques commerciales), le cadre dans lequel les billets de la Banque du Canada étaient mis en circulation — ils avaient cours légal et étaient inconvertibles — a rendu la promesse de paiement stérile dès le début.

La banque intimée s’appuie essentiellement sur l’affaire de la Banque du Portugal, Banco de Portugal v. Waterloo and Sons Ltd[3]. Je la trouve absolument sans pertinence sur le point litigieux en l’espèce, qui ne se posait pas dans cette affaire-là. Cette dernière portait uniquement sur l’évaluation des dommages-intérêts dus par les imprimeurs intimés pour violation de contrat, en raison de l’impression non autorisée de billets de banque de l’appelante. L’impression avait été faite sur des plaques originales utilisées par les imprimeurs pour produire les billets de la banque, mais ils avaient été victimes d’une escroquerie et avaient livré les billets aux escrocs. La banque a rappelé l’émission entière de billets produits avec ces plaques et a remboursé par une nouvelle émission les détenteurs des billets non autorisés. La seule question soulevée devant la Chambre des lords était de

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savoir si les imprimeurs devaient répondre seulement du coût de l’impression des billets non autorisés ou, également, de leur valeur nominale. La majorité a décidé qu’ils devaient payer aussi leur valeur nominale. Je n’ai pas besoin, aux fins de l’espèce, d’épiloguer sur le bien‑fondé de cette décision. Elle n’est pas demeurée sans critique: voir Nussbaum, Money in the Law (1939), aux pp. 93 et suiv. Rien dans l’affaire, selon moi, ne tenait à l’assimilation des billets légalement émis par la banque du Portugal à des billets à ordre. Toutefois, certains lords juges ont examiné le caractère de ces billets et les ont considérés comme billets à ordre, bien qu’ils ne fissent mention d’aucune promesse de payer.

J’avoue ne pas comprendre comment on peut affirmer qu’un billet inconvertible émis par une banque et ayant cours légal engage la responsabilité de la banque au même titre que celle d’un commerçant qui souscrit et livre un billet à ordre. C’est pourtant ce que lord Atkin a déclaré et il est largement cité dans les motifs de jugement de mon collègue Beetz. On nous dit que la Banque du Portugal peut être poursuivie si elle ne paie pas la valeur nominale de son billet de banque sur demande, mais qu’elle satisfera à la réclamation si elle offre un autre billet de même valeur nominale. C’est difficile à croire. A mon avis, tout détenteur qui entamerait des poursuites dans pareilles circonstances, verrait son action rejetée par le tribunal et serait condamné aux dépens, et pourrait même être considéré comme ayant engagé une procédure vexatoire.

On peut soutenir qu’il n’y aura jamais de litige sur cette base et qu’il n’y aurait possibilité de poursuite que si des billets étaient détruits ou perdus, la présente espèce en étant une illustration. Cet argument me semble procéder d’une préconception plutôt que d’un principe. La situation doit certainement être considérée de la même façon qu’elle le serait au regard d’un billet à ordre ordinaire souscrit par une personne privée en faveur d’une autre. Il y a une autre bizarrerie, à mes yeux du moins, dans l’affaire de la Banque du Portugal car ses billets sont assimilés à des billets à ordre, bien qu’ils ne comportent aucune promesse de payer. Ici, selon les plaidoyers, on admet

[Page 1159]

qu’après la modification de 1967, on ne peut plus considérer les billets de la Banque du Canada comme des billets à ordre au sens de la Loi sur les lettres de change. J’en conclus que s’il existe un recours contre la Banque du Canada pour obtenir le remplacement des billets détruits, il devrait être prévu par une législation appropriée. On ne peut imposer ce résultat par le biais de la Loi sur les lettres de change.

On restitue un vrai billet à ordre quand la dette pour laquelle il avait été remis est acquittée. De plus, le billet à ordre ordinaire comporte des intérêts ou est établi pour un principal qui comprend le coût de l’emprunt. Il n’y a pas de parallèle possible avec le papier-monnaie qui a cours légal et qui, comme en l’espèce, est inconvertible et n’est pas productif d’intérêt. Nussbaum, dans Money in the Law, aux pp. 83 et 84, affirme que la promesse de paiement n’a pas de sens dans une telle situation. Mann, dans The Legal Aspect of Money (3e éd. 1971), conteste ce point de vue et affirme, à la p. 12, que la promesse de paiement fait d’un billet de banque un billet à ordre au sens de la Loi sur les lettres de change, mais il tempère considérablement cette position et même la contredit en soulignant qu’une lettre de change n’est pas de l’argent mais qu’au contraire, le tiré est tenu de payer une somme précise d’argent.

La banque intimée s’est également appuyée sur le par. 21(1) de la loi organique de la Banque du Canada qui prévoit que les billets de cette dernière «constituent le premier privilège sur l’actif de la Banque». Je ne vois pas en quoi cela peut lui être utile. A mon avis, cela la contredit plutôt parce qu’un billet à ordre ne constitue en aucune façon un privilège sur les actifs du souscripteur. En fait, le par. 21(1) renforce mon opinion que le billet de la Banque du Canada en l’espèce a son propre caractère comme l’avocat de l’appelante l’a plaidé.

De plus, une autre considération souligne l’impossibilité de considérer le billet de la Banque du Canada comme relevant du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change. Nussbaum, op. cit., à la p. 84, souligne ce point:

[TRADUCTION] En dépit du fait que le papier-monnaie est devenu pratiquement inconvertible et ne constitue plus la preuve d’une dette, ces billets doivent, pour

[Page 1160]

des raisons comptables, figurer au passif du bilan de la banque ou de toute autre institution d’émission. Il ne doit cependant pas y avoir de malentendu quant à la nature juridique des billets. Le «débiteur» a disparu.

La raison de cette affirmation est suffisamment claire. Un billet inconvertible n’est pas remboursable et c’est seulement si la Banque du Canda devait être liquidée qu’il faudrait régler les réclamations des détenteurs de billets; comme l’indique l’auteur, on le ferait probablement en émettant d’autres billets. Il ajoute à cet égard, que [TRADUCTION] «la réalisation des actifs de la banque [centrale] serait impossible car, dans l’hypothèque envisagée, ces actifs consistent pour la plupart en dettes gouvernementales». Cette opinion est conforme à l’art. 36 de la Loi sur la Banque du Canada qui se lit comme suit:

36. Aucune loi relative à l’insolvabilité ou liquidation d’une corporation ne s’applique à la Banque, et les affaires de cette dernière ne doivent être liquidées que si le Parlement le prescrit, mais s’il est pourvu à la liquidation de la Banque, ses billets en circulation constituent le premier privilège sur l’actif.

Je suis conscient qu’on pourrait répliquer que les exigences comptables qui font figurer les billets au débit du grand livre indiquent une dichotomie entre la monnaie comptable ou monnaie de compte et la monnaie matérielle, les billets. Cette théorie monétaire, qui procède d’une base historique, implique que les billets de banque représentent simplement une valeur monétaire et ne sont pas eux-mêmes de l’argent; qu’ils sont émis contre des actifs inscrits dans les livres de la Banque du Canada, soit, principalement, les valeurs gouvernementales, mais aussi d’autres valeurs et des documents financiers privés. L’argumentation se poursuivrait ainsi: la promesse de paiement a un sens puisque les actifs inscrits dans les livres de la Banque du Canada la garantissent, et la «vraie» monnaie est la monnaie comptable.

A mon avis, cette analyse illustre l’opinion déjà citée de Plumptre sur l’assimilation erronée des banques centrales aux banques commerciales privées; elle isole les obligations comptables de la banque centrale des buts gouvernementaux et des obligations mêmes de la banque dans le domaine de la politique monétaire et les traite comme si

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elles représentaient simplement des opérations privées entre débiteur et créancier. De plus, cet argument économique ne tient pas compte de l’aspect monnaie légale des billets de banque et il n’ajoute rien en faveur de l’assimilation du billet de banque au billet à ordre. Je répète ce que j’ai dit plus tôt, savoir, que si l’on peut obliger la Banque du Canada à remplacer des billets détruits (par opposition au remplacement de billets usés, endommagés ou déchirés, par voie de substitution et non de remboursement), on ne peut le faire en transformant un billet de la Banque du Canada, même s’il comporte une promesse de paiement, en un billet à ordre.

En plus des motifs principaux qui me font rejeter la réclamation de la Banque de Montréal contre la Banque du Canada, un autre aspect de cette affaire mérite d’être mentionné. Il s’agit de la question de l’application de l’art. 156 de la Loi sur les lettres de change aux billets détruits comme aux billets perdus. Cette disposition est complétée par l’art. 157. Ces articles prescrivent:

156. (1) Lorsqu’une lettre de change a été perdue avant d’être en souffrance, La personne qui en était détenteur peut demander au tireur de lui en donner une autre de même teneur, en donnant au tireur, s’il l’exige, une garantie d’indemnité contre toute personne quelconque au cas où la lettre censée perdue serait retrouvée.

(2) Si le tireur, sur demande susmentionnée, refuse de donner un double de la lettre, il peut y être contraint.

157. Dans une action ou procédure basée sur une lettre de change, la cour ou un juge peut ordonner que la perte de l’effet ne soit pas invoquée, si une indemnité jugée suffisante par la cour ou le juge est donnée en garantie de toute réclamation d’une autre personne basée sur l’effet en question.

Deux questions se posent au sujet du recours par la Banque de Montréal à l’art. 156. La première est de savoir si cette disposition est applicable aux billets à ordre. On dit qu’elle l’est en vertu de l’art. 186 de la Loi sur les lettres de change, mais l’avocat de la Banque du Canada a fortement souligné qu’il est difficile de l’appliquer, parce que l’art. 186 prévoit que le souscripteur d’un billet à ordre est censé être dans la même situation que l’accepteur d’une lettre de change, et que le pre-

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mier endosseur d’un billet est assimilé au tireur d’une lettre de change acceptée. Puisque l’art. 156 vise uniquement l’obligation du tireur d’une lettre de change d’en donner un double, on ne peut l’adapter pour imposer cette obligation au souscripteur d’un billet à ordre puisqu’il n’est pas dans la même situation que le tireur d’une lettre de change.

Il y a un second obstacle à un recours à l’art. 156. L’obligation décrite consiste à «donner une autre [lettre de change] de même teneur». A supposer qu’on puisse substituer en l’espèce le mot «billet» à «lettre de change», la chronologie des événements qui ont abouti à la réclamation contre la Banque du Canada révèle qu’elle ne peut pas satisfaire aux exigences de l’art. 156. En effet, la Banque du Canada a été constituée partie à l’action intentée par la Banque de Montréal contre le transporteur et d’autres défendeurs lorsque le jugement contre le transporteur a été porté devant la Cour d’appel de l’Ontario. Par décision du 18 juin 1964, cette dernière a ordonné, dans les circonstances, un nouveau procès sur de nouvelles plaidoiries compte tenu de la demande dirigée contre la Banque du Canada. La déclaration modifiée de la Banque de Montréal ne fut signifiée que le 21 décembre 1967. Antérieurement à cette date, une modification à la Loi sur la Banque du Canada, 1966-1967 (Can.), c. 88, art. 12, prenant effet le 23 mars 1967, a modifié le par. 21(1), celui qui confère à la Banque du Canada le droit d’émettre des billets. Cette modification supprime l’obligation d’émettre des billets payables au porteur sur demande et prévoit l’émission de billets sans cette mention. En résumé, la modification a eu pour effet de rendre impossible à la Banque du Canada l’émission d’un nouveau billet de cinq dollars de la même teneur que le billet détruit.

De plus, si le par. 156(1) ne s’applique pas aux billets détruits, la situation de la Banque de Montréal n’est plus aussi favorable en droit. Elle devrait chercher à obtenir un remboursement en common law en présentant une preuve secondaire du contenu du billet détruit; j’ai déjà clairement exprimé mon opinion que puisque le billet détruit était, en soi, de l’argent et était inconvertible, il est illusoire de parler de remboursement. S’il n’y a rien à

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rembourser, on ne peut pas condamner la Banque du Canada au paiement de la valeur nominale du billet détruit.

Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer les jugements des tribunaux d’instance inférieure. La question de droit soumise, sur consentement, en ce qui concerne les rapports entre la Banque de Montréal et la Banque du Canada, devrait être tranchée en faveur de cette dernière et la réclamation de la Banque de Montréal à l’encontre de la Banque du Canada devrait, en conséquence, être rejetée avec dépens en faveur de la Banque du Canada dans toutes les cours. Je pense qu’il y a lieu en l’espèce de rendre une ordonnance dite Bullock de façon à permettre à la Banque de Montréal de recouvrer les dépens susdits des autres intimés si elle a gain de cause dans les procédures instituées contre eux et suspendues en attendant que soit tranchée la question de droit soulevée en l’espèce.

Le jugement des juges Ritchie, Pigeon, Beetz et de Grandpré a été rendu par

LE JUGE BEETZ — Un billet de $5 émis par la Banque du Canada et destiné à la circulation est-il un billet à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change, S.R.C. 1952, c. 15? Dans l’affirmative, et dans le cas où ce billet est accidentellement détruit, le détenteur peut-il en demander un double en vertu de l’art. 156 de cette loi, ou obtenir un jugement pour le montant de $5 à l’encontre de la Banque du Canada? Telles sont les questions soulevées en l’espèce.

I

Elles se posent à la suite d’un accident remontant à 1959. En août de cette année-là, la Banque de Montréal s’est entendue avec le Bureau de poste pour faire livrer, de son bureau principal à Montréal, à sa succursale de Temiscaming, un colis contenant des billets de banque émis par la Banque du Canada. Pendant le transport, dans un autobus appartenant à Bay Bus Terminal (North Bay) Limited («Bay Bus»), la plus grande partie du courrier, y compris le contenu du colis, a été détruite par un incendie qui s’est déclaré dans l’autobus.

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La Banque de Montréal poursuivit Bay Bus en recouvrement de la somme de $23,307.50 représentant la valeur des billets de banque détruits, moins la somme de $2,692.50 versée par la Banque du Canada en échange de billets partiellement brûlés. L’affaire fut jugée par le juge Spence, à l’époque membre de la Cour suprême de l’Ontario, qui donna gain de cause à la Banque de Montréal. De l’avis du juge Spence, toute action en remplacement des billets détruits qui, selon Bay Bus, aurait dû être introduite par la Banque de Montréal à l’encontre de la Banque du Canada [TRADUCTION] «aurait eu peu de chance de réussir». Bank of Montreal v. Bay Bus Terminal (North Bay) Limited[4], à la p. 570.

Bay Bus en appela. Le 10 février 1964, la Cour d’appel ordonna que la Banque du Canada soit jointe à l’action comme partie défenderesse et que le bref d’assignation soit modifié en conséquence; la Cour d’appel ordonna de plus que l’endos du bref soit modifié par l’adjonction, en termes spécifiés dans l’ordonnance, de la réclamation de la Banque de Montréal contre la Banque du Canada. La Banque du Canada comparut comme défenderesse le 20 février 1964. Le 18 juin 1964, la Cour d’appel infirma le jugement du juge Spence et ordonna un nouveau procès sur toutes les questions en litige: Bank of Montreal v. Bay Bus Terminal (North Bay) Ltd. et al.[5]

La déclaration modifiée, datée du 21 décembre 1967, allègue que les billets de banque ont été détruits ou perdus. Toutefois, les parties décidèrent de soumettre une déclaration pour faire trancher un point de droit, conformément à la règle 124 de l’Ontario Rules of Practice. Voici les paragraphes pertinents de l’exposé conjoint des faits:

[TRADUCTION] 7. Un incendie s’est déclaré dans le véhicule au cours du voyage entre North Bay et Temiscaming; il a détruit la plus grande partie du courrier, y compris le contenu de cette lettre ou de ce colis. Dans cette lettre ou ce colis, il y avait au moins un billet de banque d’une valeur nominale de $5, qui fut détruit par l’incendie. Le billet de banque avait été émis par la défenderesse, la Banque du Canada, dans la forme reproduite en annexe aux présentes,

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8. On demande à la Cour si, en l’espèce, la demanderesse a droit, à l’encontre de la défenderesse, la Banque du Canada, au redressement demandé dans la déclaration modifiée, relativement au billet de banque de $5. Les autres points litigieux dans cette action seront tranchés par la suite, par procès ou autrement, selon ce que les parties auront convenu.

Le redressement demandé à l’encontre de la Banque du Canada dans la déclaration modifiée est conforme à l’ordonnance rendue par la Cour d’appel le 10 février 1964. Il se lit:

[TRADUCTION] a) La demanderesse requiert que la Banque du Canada, en vertu des articles 156 et 157 de la Loi sur les lettres de change, S.R.C. 1952, chap. 15, émette et lui livre un double des billets de la Banque du Canada, pour le montant susmentionné de $23,307.50, de la même teneur que les billets perdus ou détruits, sous réserve de la garantie donnée à la Banque du Canada, si elle l’exige, et à la satisfaction de cette Cour, de l’indemniser contre toute personne, quelle qu’elle soit, au cas où un ou plusieurs billets de monnaie canadienne ainsi perdus ou détruits seraient retrouvés.

b) Et, subsidiairement, la demanderesse demande que la Banque du Canada soit condamnée au paiement du montant desdits billets ainsi perdus ou détruits.

La photocopie annexée à l’exposé conjoint des faits représente un billet de $5 émis par la Banque du Canada en vertu de la Loi sur la Banque du Canada, S.R.C. 1952, c. 13, modifiée par 1953-1954 (Can.), c. 33, («la Loi»). Le libellé du billet est signé par le gouverneur et le sous-gouverneur de la Banque du Canada de l’époque. Il se lit partiellement comme suit:

La Banque du Canada paiera au porteur sur demande.

La somme de cinq dollars est imprimée plusieurs fois en lettres et en chiffres au recto et au verso du billet.

La requête en vertu de la règle 124 fut entendue par le juge Addy, qui conclut en faveur de la Banque de Montréal. Le juge Addy rejeta un argument préliminaire selon lequel, lorsqu’elle émet des billets, la Banque du Canada agit au nom de Sa Majesté et donc que la Loi sur les lettres de change est inapplicable en vertu de l’art. 16 de la Loi d’interprétation, S.R.C. 1952, c. 158. Il juge: (1) que le billet de banque de $5 est un billet à

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ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change; (2) que le terme «perdu» à l’art. 156 s’applique aussi à un billet accidentellement détruit et (3) que l’art. 186 n’empêche pas l’application de l’art. 156 au souscripteur d’un billet. Le dispositif du jugement de la Cour suprême de l’Ontario se lit comme suit:

[TRADUCTION] 1. LA COUR SUSDITE STATUE que la demanderesse a droit, à l’encontre de la défenderesse, la Banque du Canada, au redressement demandé dans la déclaration modifiée, en ce qui concerne le billet de banque de $5 détruit au cours de l’incendie et semblable au billet de banque annexé à l’exposé des faits.

2. ET LA COUR SUSDITE STATUE EN OUTRE que les dépens sur cette question seront adjugés par le juge qui se prononcera au fond sur toutes les questions en litige entre les parties.

La Cour d’appel souscrivit aux motifs et conclusions du juge Addy et rejeta l’appel. Aux motifs du juge Addy, le juge Brooke, en son nom et en celui des juges MacKay et Aylesworth, ajouta les siens; il conclut subsidiairement qu’indépendamment de l’art. 156 de la Loi sur les lettres de change, la Banque de Montréal a, à l’encontre de la Banque du Canada, un droit d’action en common law pour le billet détruit et qu’elle peut la poursuivre en vertu de l’art. 10, sans fournir de garantie.

Devant cette Cour, l’avocat de la Banque du Canada a renoncé à l’argument selon lequel, lorsqu’elle émet des billets, la Banque agit au nom de Sa Majesté.

Le moyen principal invoqué par l’avocat de la Banque du Canada a essentiellement trait à la convertibilité des billets de banque en or et au pouvoir libératoire de la monnaie. Bien qu’à mon avis, rien en l’espèce ne dépende de ces deux questions, je dois, vu cette défense, retracer brièvement l’historique de la législation récente en la matière.

II

Avant l’établissement d’un système bancaire central au Canada, en 1934, les banques à charte étaient autorisées à émettre des billets de $4 et plus, destinés à la circulation (1871 (Can.), 34 Vict. c. 5, art. 8). Ces billets de banque n’avaient

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pas pouvoir libératoire. L’émission de billets d’une valeur nominale inférieure, appelés billets du Dominion, était le monopole du gouvernement du Canada. Ces billets avaient pouvoir libératoire (1880 (Can.), 43 Vict. c. 13, art. 5). Jusqu’à l’abandon de l’étalon-or, soit antérieurement à la création de la Banque du Canada, les billets du Dominion et les billets des banques à charte avaient été, par intermittence, convertibles en or, mais les billets des banques à charte avaient toujours été remboursables en billets du Dominion.

La Banque du Canada fut créée par la Loi sur la Banque du Canada, 1934 (Can.), c. 43. Cette loi prévoyait la prise en charge par cette dernière du rôle du gouvernement du Canada dans l’émission des billets et restreignait le privilège d’émission des banques à charte jusqu’à ce que ce privilège, qui continua à s’éroder graduellement, eût disparu entièrement avec la promulgation de la Loi de 1944-1945 (Can.), c. 30, art. 60.

L’article 25 de la Loi disposait:

(1) La Banque doit vendre de l’or à quiconque en fait la demande au siège social de la Banque et offre le prix d’achat en monnaie légale, mais seulement sous forme de barres contenant environ quatre cents onces d’or fin.

(2) Le gouverneur en son conseil peut, à l’occasion et pour la période qu’il juge opportune, suspendre l’application du paragraphe (1) et lever cette suspension.

(4) Le jour et après le jour où la Banque est autorisée à commencer ses opérations, la Banque est responsable du rachat de tous les billets du Dominion alors émis et en circulation, et ces billets seront et continueront d’être monnaie légale.

De la date à laquelle la Banque du Canada fut autorisée à commencer ses opérations jusqu’en 1966, quand la convertibilité en or mentionnée au par. 25(1) de la Loi fut abolie (1966-1967 (Can.), c. 88, art. 13), le gouverneur en conseil passait chaque année un décret, en vertu du par. 22(2), suspendant la convertibilité pour cette année-là.

Par ailleurs, en vertu de l’art. 7 de la Loi sur la monnaie, l’Hôtel des monnaies et le fonds des changes, S.R.C. 1952, c. 315, les billets de la Banque du Canada étaient déclarés avoir pouvoir libératoire au Canada pour le paiement de tout

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montant, en plus des pièces courantes destinées au paiement de petits montants. Toutefois, aucune disposition n’obligeait la Banque du Canada à rembourser un billet en pièces courantes. L’article 7 de la Loi précitée mentionnait également que les pièces d’or, émises aux termes de l’art. 4, avaient pouvoir libératoire pour toute somme; cet article donnait le pouvoir au gouverneur en conseil d’autoriser, à certaines conditions, l’émission de pièces d’or par proclamation; mais il ne semble pas qu’une telle autorisation ait jamais été proclamée.

Ainsi, les billets de la Banque du Canada n’ont jamais été convertibles en or ou autrement, mais constituent la seule monnaie ayant pouvoir libératoire pour toute somme au Canada.

III

De par sa forme, le billet de banque de $5 en question est incontestablement un billet à ordre: il en a tous les attributs extrinsèques, selon le par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change:

Un billet à ordre est une promesse pure et simple, faite par écrit par une personne à une autre, signée par le souscripteur, par laquelle celui-ci s’engage à payer, sur demande, ou dans un délai déterminé ou susceptible de l’être, une somme d’argent précise à une personne désignée ou à son ordre, ou au porteur.

Mais on nous invite à examiner le fond de la question, non la forme. Selon le moyen principal avancé par l’avocat de la Banque du Canada, le billet de banque de $5 est un instrument légal, sui generis, dont la vraie nature est déterminée par la Loi et par la Loi sur la monnaie, l’Hôtel des monnaies et le fonds des changes. Il a pouvoir libératoire. Il est destiné à la circulation. Il fait partie de la monnaie du pays. C’est en fait de l’argent et le seul moyen officiel de paiement. La définition du billet à ordre, au par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change, établit une distinction entre un billet à ordre et une somme d’argent. Cette définition vise une chose qu’on peut distinguer du billet qu’elle libère. Une chose qui est de l’argent ne peut pas être une promesse de payer en argent, aux termes du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change. Les billets de banque émis dans le passé par les banques à charte pouvaient être remboursés en or, quand cela était permis, ou en

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billets du Dominion qui avaient cours légal. Il n’en va pas de même des billets de la Banque du Canada. A supposer que l’or soit une monnaie, les billets de la Banque du Canada ne peuvent pas et n’ont jamais pu être payés en or et, puisque seuls ces billets avaient et ont pouvoir libératoire, ils ne peuvent pas être libérés par le paiement de quoi que ce soit d’autre. Si le détenteur d’un billet de $5 de la Banque du Canada se présentait à la Banque pour être payé, on pourrait simplement lui répondre «Vous avez déjà $5». Le détenteur d’un billet de la Banque du Canada n’a pas le droit d’obtenir quoi que ce soit de la Banque sur présentation de son billet. (Voir, dans ce sens, A. Nussbaum, qui, dans son ouvrage, Money in the Law, Chicago, 1939, aux pp. 83 et 84, explique que la monnaie de papier du type qui nous occupe ne représente plus une dette, et suggère que les banques centrales suppriment la clause de promesse de paiement de leurs billets.)

Je ne suis pas d’accord avec cet argument. Il ne tient pas compte du fait qu’en ce qui concerne les effets négociables, la forme l’emporte sur le fond et que le Parlement a décidé par une loi que les billets de la Banque du Canada doivent revêtir la forme de billets à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change.

Le paragraphe 2j) de la Loi disposait que:

L’expression «billets» signifie les billets de la Banque du Canada payables au porteur sur demande et destinés à la circulation;

L’article 21 prescrivait partiellement:

(1) La Banque a le droit exclusif d’émettre des billets payables au porteur sur demande et destinés à circuler au Canada, et ces billets constituent un premier privilège sur l’actif de la Banque.

(2) Il incombe à la Banque de prendre des mesures suffisantes pour l’émission de ses billets à son siège social et à ses succursales et agences au Canada, et de fournir les billets requis pour la circulation au Canada.

(5) Nonobstant toute disposition du présent article, chaque billet imprimé avant le 15 août 1938 et subséquemment émis, de même que chaque billet antérieurement émis, constitue une obligation valable et exécutoire de la Banque.

L’article 7 de la Loi sur la monnaie, l’Hôtel des monnaies et le fonds des changes prescrivait partiellement:

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…une offre de paiement d’une somme d’argent a pouvoir libératoire si elle est faite

(c) en billets émis par la Banque du Canada, conformément à la Loi sur la Banque du Canada, payables au porteur sur demande, et qui sont destinés à la circulation au Canada.

(En 1967, la Loi sur la Banque du Canada et la Loi sur la monnaie, l’Hôtel des monnaies et le fonds des changes ont été modifiées par 1966-1967 (Can.), c. 88, art. 1(2), 13 et 20 et la mention que les billets sont payables au porteur sur demande a été supprimée des billets de la Banque du Canada; ces modifications, toutefois, n’ont pas d’effet sur l’espèce présente, qui a pris naissance avant leur entrée en vigueur le 23 mars 1967.)

Pendant plus de trente ans, plusieurs lois ont imposé à la Banque du Canada l’inscription sur ses billets de la mention «paiera au porteur sur demande». Si le Parlement avait voulu qu’un billet de banque ne soit pas un billet à ordre, il n’aurait pas exigé qu’il en revête la forme. A mon avis, si le Parlement a exigé que ce soit la forme des billets de banque, c’est qu’il voulait aussi que les conséquences légales qui en découlent leur soient attachées. La Banque du Canada ne peut pas jouer sur les deux tableaux: d’une part, avoir joui, en termes de confiance du public dans ses billets, de tout avantage qui à un moment donné a résulté de la formulation traditionnellement utilisée sur les billets de banque; et, d’autre part, désavouer les termes de sa promesse en prétendant qu’ils ne signifient pas ce qu’ils disent et que ses billets ne sont pas ce qu’ils prétendent être.

Au cours des débats, mon collègue Ritchie a demandé à Me Robinette, l’avocat de la Banque du Canada, le sens de l’expression «la Banque du Canada paiera au porteur sur demande». Il a répondu qu’elle avait perdu toute signification.

Je ne suis pas d’accord. Je ne puis non plus admettre que le détenteur d’un billet de la Banque du Canada n’ait aucun droit d’obtenir quoi que ce soit de la Banque.

Dans l’affaire Banco de Portugal v. Walerlow

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and Sons, Limited[6], la Chambre des lords examine en détail la nature d’un billet inconvertible émis par une banque centrale et déclaré avoir cours légal, ainsi que les droits du détenteur de ce billet. Une société d’imprimeurs employée par la Banque du Portugal fut victime d’une fraude et livra à un nommé Marang, chef d’une bande de criminels, des billets de banque imprimés sur des plaques originales, croyant que Marang était mandaté par la banque. Les faux billets furent mis en circulation et la banque fut obligée de les racheter avec des billets valides. La banque poursuivit les imprimeurs en violation de contrat, le point principal en litige étant le montant des dommages subis par cette dernière. La Chambre des lords a jugé, à la majorité, que le critère d’évaluation des dommages doit être la valeur nominale des billets et non pas le simple coût de leur impression. Seuls trois des cinq lords juges — lord Atkin, lord Warrington of Clyffe et lord Russell of Killowen — ont exprimé leur opinion sur la nature des billets de banque et des droits du détenteur, ce qui n’était peut-être pas requis pour trancher le litige. Lord Warrington of Clyffe et lord Russel of Killowen étaient dissidents, mais ils étaient d’accord avec lord Atkin, qui faisait partie de la majorité, sur la question de la nature des billets de banque et des droits du détenteur. Les opinions des» trois savants lords sur ce point sont très détaillées et sont d’une grande portée. Il faut souligner que, dans cette affaire, les billets de banque ne portaient pas la mention de la promesse de payer, mais que ces membres de la Chambre des lords les ont néanmoins considérés comme des billets à ordre. Je m’en rapporte aux opinions des trois savants lords comme à un argument a fortiori et m’abstiens d’exprimer une opinion sur ce que serait la situation si un billet ne revêt pas la forme d’un billet à ordre. Voici comment lord Atkin s’est exprimé aux pp. 487 et 488:

[TRADUCTION] Un billet de banque est un billet à ordre émis par une banque et payable sur demande. Le billet anglais fait mention de la promesse. Le billet portugais ne le fait pas, mais il existe une preuve suffisante dans cette affaire qu’il a le même effet.

Jusqu’ici le banquier émettant un billet encourt précisément la même responsabilité qu’un commerçant souscrivant son billet. Sur défaut de paiement, ils sont respecti-

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vement responsables à concurrence de la valeur nominale du billet. Une seule banque est habilitée à émettre des billets; supposons qu’ils soient devenus monnaie légale de sorte qu’on peut les utiliser pour acquitter une dette: la situation de la banque demeure la même. Le billet engage sa responsabilité. S’il est payable en or, la banque doit régler en or toute demande de paiement du billet qui lui est faite; autrement, en ce qui concerne les dettes en général, la banque, tout comme les commerçants privés, paiera en monnaie légale; et, comme je l’ai dit, en cas de défaut, elle pourra, comme eux, être condamnée au paiement de la valeur nominale... Maintenant, supposons que l’État modifie la loi en décrétant que les billets de banque ne doivent plus être acquittés en or. Tant que cette mesure est en vigueur, les billets sont inconvertibles, la monnaie légale est, au sens ordinaire, une monnaie de papier. C’est ce qui s’est produit au Portugal en 1891 en vertu d’un moratoire sur le paiement en or, qui est toujours en vigueur. La situation n’a pas changé. Le commerçant est exactement dans la même situation qu’avant; il doit payer en monnaie légale, laquelle sera, comme précédemment, des billets, mais maintenant des billets inconvertibles. S’il ne paie pas, il peut être poursuivi pour la valeur nominale de son billet à ordre. Pour la première fois, la banque est placée dans la même situation que le commerçant; elle est tenue de payer sur présentation du billet; mais il suffit qu’elle paye son billet en monnaie légale, c.-à-d. avec ses propres billets; et si elle ne paie pas ou ne peut pas payer, elle peut être poursuivie pour la valeur nominale du billet.

Lord Russell of Killowen dit ceci aux pp. 497 et 499:

[TRADUCTION] La période d’inconvertibilité commencée en 1891 se poursuit encore et il n’y sera probablement jamais mis fin. La seule responsabilité de la banque, pour autant qu’il s’agit de payer ou de rembourser un billet qui lui est présenté, est de donner en échange un autre billet ou d’autres billets d’une valeur nominale équivalente. Tout billet émis par la banque devient, entre les mains de son détenteur, un instrument de paiement légal et si un des débiteurs de la banque lui remet un de ces billets, elle doit l’accepter en libération proportionnelle de la dette…

Quelle est donc l’obligation que la banque assume?

Me Gavin Simonds, au cours d’une plaidoirie admirable à laquelle je dois beaucoup, a défini cette obligation avec, je pense, une parfaite exactitude. C’est une triple obligation — savoir: 1. De donner, en échange, un billet ou des billets d’une valeur nominale équivalente, comportant chacun une même obligation. 2. S’il est par la

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suite décrété que les billets doivent être remboursés en or, de remettre sur demande telle quantité d’or qui peut être fixée. 3. S’il est par la suite décrété qu’une nouvelle forme de monnaie aura cours légal et que les billets de banque doivent être payés dans cette monnaie, de payer sur demande le montant correspondant dans cette monnaie.

Lord Warrington of Clyffe s’est exprimé de la même façon aux pp. 483 et 484, jugeant également que les billets étaient en fait des billets à ordre payales au porteur sur demande.

C’est sur l’évaluation des dommages subis par la banque que les membres de la Chambre des lords étaient en désaccord. Mais aucun d’eux n’a exprimé l’opinion que le détenteur d’un billet de banque non convertible en or et qui a cours légal n’a aucun recours contre la banque.

Le paragraphe 22(3) précité de la Loi démontre que la triple obligation mentionnée par lord Russell of Killowen n’est pas purement théorique; il dispose qu’à compter du jour où elle est autorisée à commencer ses opérations, la Banque du Canada est responsable du rachat de tous les billets du Dominion alors émis et en circulation.

De plus, plusieurs autres dispositions de la Loi donnaient une valeur légale et économique aux droits que le détenteur d’un billet de la Banque du Canada pouvait faire valoir si la banque n’honorait pas la promesse qui y figurait. Ainsi, le par. 21(5) précité mentionnait certaines émissions précises de billets, mais sous-entendait que chaque billet constituait «une obligation valable et exécutoire de la Banque»; le paragraphe 21(1) disposait que les billets constituait «un premier privilège sur l’actif de la Banque»; l’article 36 prescrivait:

Aucune loi relative à l’insolvabilité ou liquidation d’une corporation ne s’applique à la Banque, et les affaires de cette dernière ne doivent être liquidées que si le Parlement le prescrit, mais s’il est pourvu à la liquidation de la Banque, ses billets en circulation constituent le premier privilège sur l’actif.

Il appert donc que la Banque du Canada a effectivement des actifs, en plus de son usage de la presse à imprimer. En vertu de l’art. 30 de la Loi, elle devait, chaque semaine., remettre au Ministre des Finances un état de son actif et de son passif

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en la forme de l’annexe B. Celle-ci mentionnait non seulement les «billets en circulation» au passif de la Banque, mais donnait également un aperçu de l’actif sur lequel les billets de la banque constituaient un premier privilège, par exemple les lingots, les devises étrangères et les immeubles de la Banque; beaucoup d’autres éléments de l’actif, il est vrai, constituent eux-mêmes des dettes des gouvernements sous forme de bons du Trésor, d’avances au gouvernement du Canada, etc. Mais on peut penser que ces derniers ne sont pas dépourvus de substance puisqu’ils sont soutenus par les ressources du pays et le travail de son peuple.

Les billets de banque ont leurs caractéristiques propres qui en font plus que des billets à ordre ordinaires et ont des conséquences juridiques qui leur sont particulières. Ainsi on a jugé dans Suffell v. The Bank of England[7] que la modification de numéros de série de billets de la Banque d’Angleterre constituait une modification importante viciant les billets, bien que la modification n’altérât pas le contrat. Le maître des rôles Jessel a déclaré aux pp. 563 et 564:

[TRADUCTION] Un billet de la Banque d’Angleterre n’est pas un engagement commercial ordinaire de payer de l’argent. C’est, en un sens, un billet à ordre, mais on ne peut pas dire que c’est un billet à ordre ordinaire. I1 fait partie depuis longtemps de la monnaie du pays en vertu d’une loi du Parlement; il a pouvoir libératoire pour toute somme supérieure à £5, et doit être émis contre une certaine quantité d’espèces métalliques à toute personne qui en fait la demande, comme c’est son droit, pour l’utiliser comme monnaie. Il est mieux protégé que tout autre effet contre l’altération ou la mutilation et sa préservation à l’état pur, pour employer l’expression appliquée aux titres par certains savants juges, est certainement une question de la plus haute importance. Il est admis que l’inscription du numéro sur le billet est un usage très ancien qui constitue une pratique universellement connue. On doit considérer l’effet de la Loi qui dit que toute personne qui présente à la Banque d’Angleterre une certaine quantité d’or est en droit de recevoir des billets de banque. Peut-on prétendre que si la banque désirait acheter de l’or sans augmenter le nombre de billets en circulation, elle pourrait échanger contre l’or des billets sans numéros? La personne qui recevrait ces billets inhabituels ne pourrait pas les utiliser comme monnaie parce que personne ne les prendrait.

[Page 1175]

A mon avis, la Loi entend un billet dans la forme ordinaire en laquelle la banque émet les billets de la Banque d’Angleterre.

Mais, comme l’ont justement souligné les tribunaux d’instance inférieure, les attributs additionnels d’un billet de banque ne l’empêchent pas de demeurer un billet à ordre. Ainsi, les dispositions de la Bills of Exchange Act, 1882, (R.-U.) ont été appliquées à la perte d’un billet de la Banque d’Angleterre dans Gillet v. The Bank of England[8] (Queen’s Bench Division). Le fait qu’en l’espèce, le billet de $5 n’a jamais été convertible en or ne signifie pas que ce n’est pas un billet à ordre: comme tout autre billet à ordre, il peut être remboursé en monnaie légale; sa qualité de monnaie légale n’est pas incompatible avec celle de billet à ordre. Le Parlement a voulu qu’il ait les deux et l’a dit.

Dans maintes affaires, on a statué que les billets de banque étaient des billets à ordre ou on les a considérés ou traités comme s’il s’agissait de billets à ordre ou d’effets négociables. En plus des affaires Suffell et Gillet (précitées) je citerai: R. v. Brown[9]; Raphael v. The Governor and Company of the Bank of England[10]; McDonnell v. Murray[11]; The Australian Joint Stock Bank v. The Oriental Bank[12]; Jefferson v. The Ulster Bank[13]; Hong Kong and Shanghai Banking Corporation v. Lo Lee Shi[14]; Re Toronto Beaches Election; Ferguson v. Murphy[15].

L’avocat de la Banque du Canada a tenté de distinguer ces affaires de celle qui nous occupe au motif que les billets de banque dont il s’agissait étaient émis par des banques à charte, étaient convertibles en or ou n’avaient pas pouvoir libératoire. Encore une fois, je ne pense pas que cela ait de l’importance. De plus, les billets dans l’affaire de Banco de Portugal étaient des billets inconvertibles émis par une banque centrale, qui avaient pouvoir libératoire.

[Page 1176]

La majorité des manuels et des traités qui font autorité considèrent également les billets des banques centrales comme des billets à ordre et plusieurs d’entre eux ont été publiés ou réédités après l’abandon de la convertibilité, alors que ces billets avaient cours légal: Milnes Holden, Law and Practice of Banking, 1970, vol. 1, p. 299; Chorley, Law of Banking, 6e éd. 1974, p. 3; Jowitt, F., The Dictionary of English Law, 1959, vol. 1, p. 201; Falconbridge, Banking and Bills of Exchange, 7e éd. 1969, p. 127; Halsbury, Laws of England, 3e éd. 1953, vol. 3, p. 240; Byles, Bills of Exchange, 23e éd. 1972, p. 294; Chalmers, Bills of Exchange, 13e éd. 1964, p. 274 et p. 346.

Je n’hésite donc pas à conclure comme les tribunaux d’instance inférieure que le billet de $5 en cause est un billet à ordre au sens du par. 176(1) de la Loi sur les lettres de change.

IV

Il reste à déterminer si la Banque de Montréal a droit au redressement demandé dans la déclaration modifiée relativement au billet de $5.

Le principe qui régit les droits du payeur d’une lettre de change est énoncé au par. 93(3) de la Loi sur les lettres de change:

Lorsqu’une lettre de change est payée, le détenteur doit la remettre tout de suite à celui qui la paie.

Ce principe, issu de la Custom of Merchant, est sujet aux réserves des art. 10, 156 et 157 de la Loi:

10. Les règles de la common law d’Angleterre, y compris le droit commercial, sauf dans la mesure où elles sont opposées aux dispositions formelles de la présente loi, s’appliquent aux lettres de change, aux billets à ordre et aux chèques.

Effets perdus

156. (1) Lorsqu’une lettre de change a été perdue avant d’être en souffrance, la personne qui en était détenteur peut demander au tireur de lui en donner une autre de même teneur, en donnant au tireur, s’il l’exige, une garantie d’indemnité contre toute personne quelconque au cas où la lettre censée perdue serait retrouvée.

(2) Si le tireur, sur demande susmentionnée, refuse de donner un double de la lettre, il peut y être contraint.

[Page 1177]

157. Dans une action ou procédure basée sur une lettre de change, la cour ou un juge peut ordonner que la perte de l’effet ne soit pas invoquée, si une indemnité jugée suffisante par la cour ou le juge est donnée en garantie de toute réclamation d’une autre personne basée sur l’effet en question.

L’article 186 applique aux billets à ordre les dispositions de la Loi relatives aux lettres de change, comme les art. 156 et. 157:

(1) Sous réserve des dispositions de la présente Partie, et des exceptions prévues au présent article, les dispositions de la présente loi relatives aux lettres de change s’appliquent aux billets, avec les modifications nécessaires.

(2) Pour l’application de ces dispositions, le souscripteur d’un billet est considéré dans la même situation que l’accepteur d’une lettre de change, et le premier endosseur d’un billet est assimilé au tireur d’une lettre de change acceptée et payable à l’ordre de ce tireur.

(3) Ne s’appliquent pas aux billets, les dispositions de la présente loi concernant les lettres de change quant à

a) la présentation à l’acceptation;

b) l’acceptation;

c) l’acceptation sous protêt;

d) la lettre de change en plusieurs exemplaires.

Après avoir jugé que les art. 156 et 157 s’appliquent à un effet détruit aussi bien qu’à un effet perdu (dans Pillow c. L’Espérance[16], la Cour de révision du Québec paraît avoir adopté le même point de vue), voici ce que la Cour d’appel a dit relativement aux art. 156, 157 et 186:

[TRADUCTION]... le mot «tireur», convenablement interprété dans ces articles, signifie l’auteur d’un effet au sens de la Loi. Quant aux deux articles, l’art. 156 prescrit un recours par voie d’action en cas de perte d’un effet… Par ailleurs…le but principal du par. 186(2) est de clarifier la responsabilité du souscripteur d’un billet à ordre, qui découle d’autres articles de la Loi (particulièrement des art. 127 à 133).

En conclusion, pour les motifs susmentionnés,…le par. 186(2) n’empêche pas l’application de l’art. 156 au souscripteur d’un billet à ordre et…le recours du détenteur du billet est le même que celui du détenteur d’une lettre de change, soit, dans les deux cas, d’actionner l’auteur de l’effet.

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Je serais enclin à partager l’opinion de la Cour d’appel si j’avais à me prononcer sur ce point, mais je n’ai pas à le faire car à mon avis aux termes de la Loi sur les lettres de change, un effet détruit ne doit par être traité comme un effet perdu.

La Cour d’appel a dit:

[TRADUCTION]…le mot «perdu» doit recevoir une interprétation juste et libérale et…en conséquence il ne permet pas de distinguer vis-à-vis du détenteur entre un effet perdu par disparition et un effet perdu par destruction.

Cependant, il est possible que l’on retrouve un effet disparu qui sera présenté pour paiement, alors que c’est impossible si l’effet a été détruit. Il est également douteux que l’interprétation proposée par la Cour d’appel soit plus libérale et plus juste que l’interprétation littérale qu’il faut choisir quand le texte est clair.

La Loi sur les lettre de change mentionne expressément les effets perdus ou détruits, à l’art. 120 par exemple où elle exige:

Lorsqu’une lettre de change est perdue ou détruite ou est injustement ou accidentellement retenue hors de la possession de celui qui a droit de la détenir, ou est accidentellement retenue dans un lieu autre que celui où elle est payable, le protêt peut être fait sur une copie ou sur ses détails énoncés par écrit.

De plus, si l’on remonte aux origines des règles exprimées aux art. 93(3), 156 et 157, on trouve que, bien que dans les arrêts plus anciens, la distinction entre un effet perdu et un effet détruit ait été assez floue (par exemple Hansard v. Robinson[17]), elle semble avoir été acceptée sans discussion dans la jurisprudence plus récente et lors de la codification. (Pierson v. Hutchinson[18]; Woodford v. Whitely[19]; Clarke v. Quince[20]; Blackie v. Pinding[21]; Crowe v. Clay[22]; Wright v. Lord Maidstone[23]; The Australian Joint Stock Bank v. The Oriental Bank (précité).) Aucune action sur

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un effet perdu n’était recevable en common law, car les cours de common law n’avaient pas compétence pour exiger le dépôt d’une garantie au cas où un effet perdu serait retrouvé. Mais le détenteur d’un effet perdu pouvait obtenir un redressement en equity s’il offrait une garantie suffisante. Pour Ce qui est des effets détruits, la jurisprudence a retenu le principe qu’une action existe en common law quand une preuve secondaire de leur teneur est produite: Blackie v. Finding (précité): Clarke v. Quince (précité). Dans Pierson v. Hutchinson (précitée), où une lettre de change avait été perdue, lord Ellenborough a dit, aux pp. 1132 et 1133:

[TRADUCTION] S’il était prouvé que la lettre de change a été détruite, je n’hésiterais pas à admettre la preuve de sa teneur et à instruire le jury de conclure en faveur du demandeur… Vu que le demandeur ne peut ni produire la lettre de change ni prouver qu’elle est détruite, il doit demander un redressement à une cour d’equity.

Dans Australian Joint Stock Bank (précitée), le juge Faucett a dit, à la p. 146:

[TRADUCTION] Une action relativement à un billet détruit est recevable — probablement même si la destruction a eu lieu avant l’échéance ou la présentation — et la destruction étant prouvée, une preuve secondaire de sa teneur sera admise. En pareil cas, le défendeur ne court pas le risque d’être requis de payer une seconde fois. Mais quand un billet a été perdu, comme nous l’avons vu, aucune action ne peut être reçue; ceci vient, non pas de l’inadmissibilité de la preuve ou de la règle de procédure concernant les plaidoiries — règle supprimée peu après — mais de l’usage commercial et du droit qui en découle, qui entraînent l’irrecevabilité de l’action parce que l’effet ne peut pas être remis contre paiement. De plus, le recours indebitatus assumpsit pour de l’argent détenu et reçu ne tiendrait pas alors que le titre, bien que perdu, existe.

L’article 87 de la Common Law Procedure Act 1854 (R.-U.), 17-18 Vict. c. 125 a donné compétence aux tribunaux de common law pour accorder un redressement en equity pour un effet négociable perdu:

[TRADUCTION] Dans toute action basée sur une lettre de change ou autre effet négociable, la cour ou un juge peut ordonner que la perte de l’effet ne soit pas invoquée, si une indemnité jugée suffisante par la cour, le juge ou le master est donnée en garantie de toute

[Page 1180]

réclamation d’une autre personne, basée sur l’effet en question.

Cette disposition fut adoptée dans la Bills of Exchange Act 1882 (R.-U.) 45-46 Vict. c. 61, et reprise aux art. 156 et 157 de notre propre loi.

Je ne crois pas que les rédacteurs de la Common Law Procedure Act et de la Loi sur les lettres de change aient ignoré la distinction faite par la common law et l’equity entre des effets perdus et détruits. L’article 87 de la Common Law Procedure Act et l’art. 157 de la Loi sur les lettres de change sont tous les deux rédigés dans la langue de l’equity: ils prévoient que la perte d’un effet «ne sera pas invoquée» si une garantie est donnée. On visait uniquement à étendre la compétence des tribunaux de common law pour qu’ils puissent accorder un redressement en equity à cet égard. Mais ce faisant, on n’entendait pas restreindre le recours plus avantageux déjà disponible en common law à l’égard des effets détruits. C’est pourquoi les mots «perdu» et «perte» ont été délibérément retenus aux art. 156 et 157, au lieu de l’expression «perdu ou détruit» de l’art. 120.

En cas de preuve douteuse quant à savoir si un effet négociable a été perdu ou détruit, il vaut probablement mieux procéder comme s’il avait été perdu. En l’espèce, il n’y a pas de doute puisqu’il est admis que le billet de banque de $5 a été détruit.

Avec égards, je suis d’accord avec la Cour d’appel sur le point suivant: la Banque de Montréal dispose d’un recours en common law en vertu de l’art. 10 de la Loi sur les lettres de change. Un des redressements demandés par la Banque de Montréal est moins avantageux que le recours en common law: elle demande l’émission et la remise d’un double du billet, contre une garantie qu’elle donnerait à la Banque du Canada qui, de toute façon, n’en a pas requis. Puisque je conclus que la Banque de Montréal a droit au redressement subsidiaire et plus avantageux, à savoir la condamnation de la Banque du Canada au paiement du montant du billet de $5 détruit, je ne trouve pas nécessaire d’exprimer mon opinion sur l’autre

[Page 1181]

redressement demandé dans la déclaration modifiée.

V

L’avocat de la Banque du Canada a prétendu que la garantie serait inutile, que le billet de banque soit détruit ou perdu. La Banque remplace les billets abîmés par de nouveaux et détruit les anciens. Elle n’enregistre cependant pas les numéros de série des billets qu’elle détruit. Serait-ce le cas, le nombre des billets en circulation l’empêcherait de se prémunir contre la présentation d’un billet perdu ou prétendument détruit qui a été remplacé.

Cet argument vient sans doute renforcer le moyen principal, savoir que les dispositions de la Loi sur les lettres de change ne s’appliquent pas aux billets de banque. En France, un argument semblable a été retenu par la Cour de cassation dans l’affaire Banque d’Algérie c. Casteras[24]; des billets de banque à charte avaient été chargés à bord d’un navire qui fit naufrage; la banque fut déchargée de ses obligations en raison de la nature particulière des billets de banque. Je cite cette affaire à titre de curiosité, puisque, évidemment, elle ne fait pas jurisprudence ici. Les tribunaux de common law sont d’avis différent. Dans McDonnell v. Murray (précitée), le baron en chef Pigot s’est exprimé comme suit, aux pp. 505 et 506:

[TRADUCTION]… Si un particulier qui souscrit un billet à ordre payable au porteur pour £10,000 est soumis à la Loi, pourquoi un banquier ne le serait-il pas? Un banquier ne diffère en rien d’un particulier si ce n’est que ce dernier émet un moins grand nombre d’engagements de ce genre. A supposer que des inconvénients résultent de notre décision, la Cour peut-elle pour semblable considération interpréter une loi du Parlement dont les termes sont clairs? Si un préjudice résulte de cette décision, c’est une question pour le législateur. Mais y a-t-il préjudice? Ou, dans l’affirmative, est-il plus grave si la banque est obligée de faire rapport sur ses opérations ou si les parties sont laissées sans aucun recours quand elles perdent un billet de banque? En ce qui concerne un bon nombre de ces effets, il est très probable qu’une vaste proportion des billets de £l perdus ne sera jamais réclamée. La majorité de ceux qui perdent un seul billet ne penseront jamais à introduire une

[Page 1182]

action pour £l et à fournir une garantie pour ce montant. Si les banques comparent leurs bénéfices sur la perte desdits billets avec la difficulté d’accepter la garantie et d’aviser leurs diverses succursales, elles y gagnent nettement. En l’espèce, il est clair que le préjudice le plus grave serait subi par le demandeur et nous devrions admettre que le législateur réduit ses propres pouvoirs, si cette demande était rejetée. Voici sept billets à ordre qui, selon la doctrine, sont perdus pour toujours. Étant donné qu’il est impossible de prouver leur destruction, il ne peut y avoir de recours en common law, car la preuve de la perte est une défense complète à l’action; et, si l’argument de la défenderesse est bien fondé, un tribunal d’equity n’a jamais accordé de redressement en pareil cas et ne le devrait pas aujourd’hui. S’il l’a déjà fait, ce serait le motif le plus solide pour juger que cet article s’applique; s’il ne l’a pas fait, le demandeur n’a absolument aucun recours eh common law ni en equity. Ainsi, loin de forcer le sens des expressions de cet article contre le demandeur, s’ils étaient ambigus, je serais disposé à les interpréter en fonction du préjudice qu’il vise à réparer et à leur donner l’application la plus large.

Dans l’affaire The Australian Joint Stock Bank v. The Oriental Bank, le juge en chef Stephen, qui était dissident sur un autre point, s’est exprimé dans le même sens aux pp. 132 et 133.

[TRADUCTION] Sans aucun doute, les billets de banque payables au porteur sont des effets négociables, au sens de la Loi, les billets en question ont été volés aux demandeurs et peu d’entre eux, sinon aucun, ne seront jamais retrouvés; et, s’il en était autrement, on pourrait donner une garantie amplement suffisante pour indemniser les défendeurs contre toute conséquence possible. Je n’ai pas plus d’hésitation en raison du grand nombre d’effets manquants car le recours, s’il existe, doit être également applicable quel que soit le nombre de billets perdus.

Dans certains ressorts, on a expressément exempté les billets de banque de l’application des lois sur les effets perdus ou détruits (A. Nussbaum, op. cit., aux pp. 89 et 90). Si l’on acceptait la prétention de la Banque du Canada, on aboutirait au même résultat. A mon avis, on ne peut le faire par interprétation judiciaire dans une affaire où il est admis qu’un billet de banque a été détruit. La perte de billets de banque peut soulever divers autres problèmes. Leur solution devra attendre un autre litige.

Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

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Pourvoi rejeté avec dépens, la Cour étant également partagée et le juge en chef LASKIN et les juges MARTLAND, JUDSON et DICKSON dissidents.

Procureurs de l’appelant: Gowling & Henderson, Ottawa.

Procureurs de (la demanderesse) l’intimée: Phelan, O’Brien, Rutherford, Lawer & Shannon, Toronto.

Procureurs des (défendeurs) intimés: Wallace & Carr, North Bay.

[1] [1972] 3 O.R. 881.

[2] [1972] 1 O.R. 657.

[3] [1932] A.C. 452.

[4] [1963] 1 O.R. 561.

[5] [1964] 2 O.R. 425.

[6] [1932] A.C. 452.

[7] (1881-82), 9 Q.B.D. 555.

[8] (1889), 6 T.L.R. 9.

[9] (1854), 8 N.B.R. 13.

[10] (1855), 17 C.B. 161, 139 E.R. 1030.

[11] (1858-9), 9 Irish L.R. 495.

[12] (1866), 5 N.S.W. Sup. Ct. R. 129.

[13] (1900), 34 Irish L.T. 58.

[14] [1928] A.C. 181.

[15] [1943] O.R. 787.

[16] (1902), 22 C.S. 213.

[17] (1827), 7 B. & C. 90, 108 E.R. 659.

[18] (1809), 2 Camp. 211, 170 E.R. 1132.

[19] (1830), M. & M. 517, 173 E.R. 1243.

[20] (1834), 3 Dowl. 26.

[21] (1848), 6 C.B. 196, 136 E.R. 1225.

[22] (1854), 9 Exch. 604, 156 E.R. 258.

[23] (1854), 1 K. & J. 701, 69 E.R. 642.

[24] D.P. 1867, 1. 289.


Parties
Demandeurs : Banque du Canada
Défendeurs : Banque de Montréal

Références :
Proposition de citation de la décision: Banque du Canada c. Banque de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 1148 (14 juin 1977)


Origine de la décision
Date de la décision : 14/06/1977
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1978] 1 R.C.S. 1148 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1977-06-14;.1978..1.r.c.s..1148 ?
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