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30/05/1978 | CANADA | N°[1978]_2_R.C.S._1175

Canada | R. c. Olan et al., [1978] 2 R.C.S. 1175 (30 mai 1978)


Cour suprême du Canada

R. c. Olan et al., [1978] 2 R.C.S. 1175

Date: 1978-05-30

Sa Majesté La Reine (Plaignant) Appelante;

et

Samuel L. Olan, William H. Hudson et Thomas R. Hartnett III (Défendeurs) Intimés.

1978: 30 et 31 janvier; 1978: 30 mai.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz, Estey et Pratte.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a infirmé des déclarations de culpabilité en

vertu de l’art. 338 du Code par un un juge et un jury et a prononcé des verdicts d’acquittement. Pourvoi accueilli, nouveau...

Cour suprême du Canada

R. c. Olan et al., [1978] 2 R.C.S. 1175

Date: 1978-05-30

Sa Majesté La Reine (Plaignant) Appelante;

et

Samuel L. Olan, William H. Hudson et Thomas R. Hartnett III (Défendeurs) Intimés.

1978: 30 et 31 janvier; 1978: 30 mai.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Dickson, Beetz, Estey et Pratte.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario qui a infirmé des déclarations de culpabilité en vertu de l’art. 338 du Code par un un juge et un jury et a prononcé des verdicts d’acquittement. Pourvoi accueilli, nouveau procès ordonné.

D. Ewart, pour l’appelante.

D.K. Laidlaw, c.r., et Colin Campbell, pour l’intimé, Hudson.

R.P. Armstrong et S.R. Block, pour l’intimé, Hartnett.

[Page 1178]

Le jugement de la Cour a été rendu par

LE JUGE DICKSON — Les intimés ont subi leur procès devant juge et jury et ont été déclarés coupables d’avoir, entre le 1er et le 31 décembre 1971, frustré Langley’s Limited d’argent et de valeurs totalisant approximativement $1,190,000, en contravention de l’art. 338 du Code criminel Aux termes du par. 338(1), commet un acte criminel quiconque frustre le public ou toute personne de quelque bien, argent ou valeur par supercherie, mensonge ou autres moyens dolosifs. Le verbe «frustrer» n’y est pas défini.

La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la condamnation et a prononcé un verdict d’acquittement. Cette Cour a autorisé le pourvoi contre cet arrêt sur la question de droit suivante:

La Cour d’appel de l’Ontario a-t-elle commis une erreur de droit en décidant qu’il n’y avait aucune preuve de fraude à soumettre au jury et, à cet égard, a-t-elle commis une erreur de droit en examinant, relativement à chaque accusé, l’applicabilité et la portée des principes de droit énoncés dans l’arrêt Cox et Paton c. La Reine, [1963] R.C.S. 500?

L’arrêt Cox et Paton est utile aux fins de l’analyse de l’infraction en cause, même si cet arrêt porte sur un chef d’accusation de complot en vue de frauder et non sur l’infraction de fraude proprement dite. Dans l’affaire Cox et Paton, les accusés avaient conclu une entente à option, pour l’achat à l’actionnaire principal, un nommé Donaldson, de toutes ses actions dans le capital actions d’une compagnie appelée Brandon Packers Limited. L’entente faisait état de l’intention déclarée des cessionnaires (les accusés) de prendre les mesures nécessaires pour que Brandon Packers Limited émette $400,000 d’obligations à vendre, et le cédant, Donaldson, consentait à faire tout son possible pour en promouvoir la vente. L’option fut levée. Avant la date limite, on avait vendu $275,000 d’obligations. A la date de clôture, on prit plusieurs mesures dont un prêt d’un jour consenti par une banque à charte, mais voici essentiellement ce qui se produisit: (i) Donaldson fit souscrire à Brandon Packers $200,000 d’actions privilégiées du capital actions de Fropak Limited, une compagnie contrôlée par les accusés; (ii) avec l’ar-

[Page 1179]

gent de cette souscription, Fropak avança $183,560 à deux compagnies personnelles de gestion, dans lesquelles les accusés avaient une participation majoritaire; (iii) les compagnies personnelles versèrent $183,560 à Donaldson en contrepartie de ses actions de Brandon Packers Limited; (iv) Fropak reçut des deux compagnies personnelles des billets à ordre au montant de $183,560. Donaldson a donc reçu comptant le prix d’achat de ses actions. Les accusés ont acheté ces actions par l’intermédiaire de leurs compagnies personnelles. Brandon Packers Limited avait dépensé $200,000 pour des actions privilégiées de Fropak Limited et Fropak s’est retrouvée avec des billets à ordre des deux compagnies personnelles de gestion au montant de $183,560, plus $6,440. Au fond, Brandon Packers Limited a fourni aux accusés les fonds utilisés pour acheter les actions de Donaldson et prendre le contrôle de Brandon Packers Limited.

Le critère de la fraude

Voici l’extrait pertinent de l’arrêt Cox et Paton, tiré des motifs du juge Cartwright, parlant au nom de la Cour, aux pp. 512 et 513:

[TRADUCTION] Dans sa plaidoirie relative à cet aspect du pourvoi, l’avocat des appelants a prétendu que rien dans la preuve ne révèle que les appelants ont fraudé Brandon Packers Limited ni qu’ils ont eu cette intention, parce que, a-t-il souligné, rien dans la preuve n’indique qu’ils ont fait des déclarations mensongères à la compagnie ni trompé un dirigeant de cette dernière pour l’inciter à se départir des fonds en question. A supposer, sans me prononcer sur ce point, qu’il y ait une dissidence sur cette question, au sens du par. 597(1) du Code criminel, je suis d’avis de rejeter ce moyen; je ne l’étudierai que dans le cadre de l’opération relative aux $200,000, qui fait l’objet du premier point des détails fournis. J’ai déjà indiqué que je souscris à la déclaration du juge Freedman, de la Couir d’appel, selon laquelle «les accusés ont laissé entendre que l’opération représentait un investissement régulier et légitime pour Brandon Packers Limited» et je partage son opinion que la preuve permettait nettement de conclure que les accusés savaient qu’il s’agissait de déclarations mensongères. Si celles-ci ont induit en erreur Donaldson, qui détenait encore, nominalement du moins, le contrôle de la compagnie, et l’ont incité à verser les $200,000 à Fropak, on peut dire que la compagnie a été fraudée. Par contre, si l’on suggère que Donaldson n’a pas été induit en erreur

[Page 1180]

mais a versé l’argent tout en sachant que l’opération n’était pas régulière, que les actions de Fropak n’avaient aucune valeur et que leur achat n’était qu’une étape d’un plan visant à permettre aux accusés d’acheter les actions de Brandon Packers Limited avec son argent, cela revient à dire que Donaldson est complice. Quand tous les administrateurs d’une compagnie se liguent pour utiliser les fonds de cette dernière en vue d’acheter un actif qu’ils savent sans valeur, en exécution d’un plan élaboré pour détourner ces fonds à leur profit, ils sont, à mon avis, coupables aux termes du par. 323(1), d’avoir frustré la compagnie de cet argent. En outre, à supposer que l’on puisse dire que la compagnie n’a pas été trompée puisque les administrateurs en sont «l’âme dirigeante» et sont donc parfaitement au courant des faits (argument que je trouve difficile à accepter), il est à mon avis évident, dans cette hypothèse, que les administrateurs auraient alors fraudé la compagnie, sinon par supercherie ou mensonge, par d’«autres moyens dolo-sifs».

Dans Cox et Paton, la culpabilité des accusés reposait essentiellement sur la conclusion que l’investissement de $200,000 dans les actions de Fropak ne représentait pas un investissement régulier et légitime pour Brandon Packers. Il ressort de l’extrait cité que la preuve de la supercherie n’est pas essentielle pour pouvoir prononcer une condamnation en vertu du par. 338(1). Quand on allègue que les administrateurs ont fraudé leur compagnie, la supercherie ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction. Les mots «autres moyens dolosifs» couvrent les moyens qui ne sont ni des mensonges ni des supercheries; ils comprennent tous les autres moyens qu’on peut proprement qualifier de malhonnêtes.

Dans l’affaire R. c. Lemire[1], l’accusé était inculpé d’avoir fraudé le public en remettant des comptes de dépenses fictifs. Le juge Martland, parlant au nom de la majorité de cette Cour, a examiné l’argument selon lequel les comptes n’avaient trompé personne parce qu’ils n’énuméraient pas les dépenses, comme l’exigeait la formule de demande de remboursement. Il a déclaré, aux pp. 185 et 186: [TRADUCTION] «Qu’ils aient ou non induit en erreur les personnes qui les ont vus, c’étaient les moyens qu’il fallait nécessaire-

[Page 1181]

ment utiliser pour se faire payer et sans lesquels il n’y aurait pas eu de paiement. Ils étaient frauduleux.» Voir aussi R. v. Renard[2], â la p. 358.

Dans Scott v. Metropolitan Police Commissioner[3], la Chambre des lords a jugé qu’en common law la supercherie ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction de complot en vue de frauder même si, dans la plupart des cas, c’est par ce moyen que la fraude est commise. Dans son exposé, auquel ont souscrit les lords Reid, Simon of Glaisdale et Kilbrandon, le vicomte Dilhorne écrit, à la p. 839, à propos du [TRADUCTION] Huitième rapport du Comité de réforme du droit relatif aux «Vol et Infractions connexes» 1966 (Cmnd. 2977):

[TRADUCTION] Si, comme je le pense et à l’instar semble-t-il du Comité de réforme du droit, «frauduleusement» signifie «malhonnêtement», alors «frauder» signifie, dans le langage courant, priver malhonnêtement une personne de quelque chose qui lui appartient ou de quelque chose à laquelle elle a, aurait ou pourrait avoir droit, n’eut été la perpétration de la fraude.

Lord Diplock a tenu des propos semblables, à la p. 841:

[TRADUCTION] Les moyens utilisés intentionnellement pour parvenir au but doivent être malhonnêtes. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait des déclarations mensongères comme c’est le cas pour le dol au civil. La malhonnêteté, quelle qu’elle soit, suffit.

Dans une cause anglaise plus ancienne, R. v. Sinclair[4], les défendeurs étaient accusés d’avoir comploté de voler et frauder une compagnie, ses actionnaires et ses créanciers par l’utilisation frauduleuse et clandestine de ses biens à d’autres fins que celles qu’elle poursuivait. Voici les directives du juge au jury quant à la fraude (à la p. 1249):

[TRADUCTION] Pour prouver la fraude, il faut établir que la conduite des accusés était délibérément malhonnête. Dans les circonstances de la présente -affaire, quel critère doit-on appliquer pour décider s’il y a eu conduite malhonnête? Il y a fraude si la preuve révèle qu’on a pris un risque, sans en avoir le droit, au détriment ou au préjudice d’autrui.

[Page 1182]

Les défendeurs ont été déclarés coupables et ont interjeté appel. La Cour d’appel a confirmé la condamnation et a déclaré (à la p. 1250):

[TRADUCTION] Voler et frauder, c’est agir de façon délibérément malhonnête, au préjudice du droit de propriété d’une autre personne. Dans la présente affaire, le complot de vol et de fraude aurait consisté dans une entente malhonnête entre un administrateur d’une compagnie et d’autres personnes en vue de prendre un risque avec les biens de la compagnie, soit de les utiliser sciemment à l’encontre des meilleurs intérêts de cette dernière et au détriment des actionnaires minoritaires.

On déclare au début des directives générales relatives à la fraude que pour qu’il y ait fraude, il faut que la conduite soit délibérément malhonnête. C’est tout à fait exact.

Les tribunaux ont de bonnes raisons d’hésiter à définir de façon exhaustive le mot «frauder» (frustrer), mais on peut sans crainte dire que, selon la jurisprudence, deux éléments sont essentiels: la «malhonnêteté» et la «privation». Pour avoir gain de cause, le ministère public doit donc prouver la privation malhonnête.

L’utilisation des biens d’une compagnie à des fins personnelles plutôt qu’à l’avantage de celle-ci peut constituer un acte malhonnête si l’on accuse ses administrateurs de fraude. L’arrêt Cox et Paton appuie ce principe.

On établit la privation si l’on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu’il y a risque de préjudice à leur égard. Il n’est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle. L’extrait suivant, tiré de l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre, R. v. Allsop[5], décrit bien, à mon avis, l’état du droit sur le rôle de la perte pécuniaire dans la fraude (aux pp. 31 et 32):

[TRADUCTION] En général, un fraudeur veut avant tout se procurer un avantage. Le tort causé à sa victime est secondaire et incident. Il n’est «intentionnel» que parce qu’il fait partie du résultat prévu de la fraude. Si la supercherie met en péril les intérêts pécuniaires de la personne induite en erreur, cela suffit pour constituer une fraude, même s’il n’en résulte aucune perte réelle et même si le fraudeur n’a pas eu l’intention de causer une perte réelle.

[Page 1183]

A notre avis, rien dans les motifs de lord Diplock [dans Scott] ne suggère une opinion différente. La «perte pécuniaire» peut être éphémère et temporaire ou éventuelle sans être réelle, mais même une simple menace de préjudice financier, pendant qu’elle existe, peut être évaluée monétairement…

Des intérêts mis en péril ont moins de valeur en termes monétaires que des intérêts protégés et en sécurité. Quiconque a l’intention d’inciter par une supercherie une autre personne à agir de manière à compromettre ses intérêts pécuniaires se rend coupable de fraude même s’il ne prévoit, ni ne veut que l’autre subisse finalement une perte réelle.

Voir aussi R. v. Smith[6]; Welham v. Director of Public Prosecutions[7] et R. v. Knelson and Baran[8].

Les faits

Un des dangers dans cette affaire est de se perdre dans des détails infimes. De prime abord, les faits sont compliqués, mais si l’on s’en tient à l’essentiel, on comprend bien ce qui s’est produit. Comme je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et d’ordonner un nouveau procès, je n’ai pas l’intention de relater tous les faits en détail, mais pour répondre à la question posée dans l’autorisation d’appel, je vais décrire les opérations pertinentes. A la fin de 1971, époque des actes reprochés, Langley’s Limited, une entreprise de nettoyage à sec établie de longue date à Toronto, possédait un portefeuille considérable de valeurs de premier ordre, évalué à $1,443,460. La participation majoritaire dans la compagnie, pour environ 90% des actions ordinaires, était détenue par deux successions et un particulier représentés par un comptable agréé, M. Leonard Johnston. A l’automne 1971, un des accusés, M. Olan, président de La compagnie des Grandes Premières de Montréal, est entré en contact avec M. Johnston afin de négocier l’achat de la participation majoritaire. Les négociations qui suivirent ont mené à une entente aux termes de laquelle La compagnie des Grandes Premières de Montréal achèterait les actions ordinaires majoritaires de Langley, et certaines de ses actions privilégiées, pour un montant

[Page 1184]

de $1,485,000, payable comptant. A la fin des négociations, M. Johnston a aussi rencontré les deux autres accusés, M. Hudson, président et administrateur de Beauport Holdings, et M. Hartnett, vice-président et administrateur de Beauport Holdings et conseiller juridique de M. Hudson. Avant la signature, La compagnie des Grandes Premières de Montréal a cédé tous ses droits découlant de l’entente à Beauport Holdings. Par la suite, Hudson et Hartnett ont joué un rôle de premier plan, aidés à certains égards par Olan qui, selon les faits admis, devait recevoir des honoraires d’environ $67,000 pour avoir négocié la vente. Le 30 novembre 1971, les disponibilités de Beauport Holdings s’élevaient à $149,968.30 et son actif total à $738,966.87. La signature de l’achat des actions de Langley devait se faire le 2 décembre 1971, mais les acheteurs n’avaient pas les fonds nécessaires pour conclure la transaction. La date de signature fut donc différée.

M. Leslie Smith, gérant d’une succursale de la Banque Toronto-Dominion à Toronto, a témoigné qu’à deux reprises en décembre 1971, il avait discuté avec les trois accusés de la certification d’un chèque de $1,025,000 à tirer sur le compte de Beauport Holdings à cette banque. Le compte était ouvert depuis le 8 décembre 1971. A la première rencontre, le compte n’était pas approvisionné, mais on a informé Smith qu’un dépôt de $488,000 était disponible et que le solde serait déposé plus tard le même jour. Smith a refusé de viser le chèque car il ne pouvait accorder un découvert que jusqu’à concurrence de $10,000 sans garantie et à $20,000 avec garantie; il n’était donc pas en mesure d’autoriser un découvert de $537,000, soit le solde non payé. A la deuxième rencontre, les intimés ont demandé et obtenu un chèque visé de $1,025,000, Smith ayant jugé les conditions acceptables. Il fut convenu que le chèque serait signé en sa présence et qu’il le conserverait jusqu’à la conclusion de l’achat de Langley. A ce moment, les accusés prendraient possession du portefeuille de Langley, vendraient les titres et, avec le produit, feraient acheter par Langley une autre compagnie qu’ils possédaient.

[Page 1185]

Le 10 décembre 1971, les accusés ont conclu, par l’intermédiaire de Beauport Holdings, l’achat d’environ 90% des actions ordinaires de Langley. Les actions privilégiées ont été achetées plus tard. Les vendeurs ont reçu en paiement le chèque visé de $1,025,000 tiré sur le compte de Beauport Holdings, et $246,545, soit le produit d’un prêt consenti par un nommé Orenstein à Beauport Holdings. En contrepartie du paiement, les accusés ont reçu un porte‑documents contenant toutes les actions et obligations détenues par Langley. Le porte‑documents a immédiatement été remis à deux représentants d’une maison de courtage qui, accompagnés de Smith et de Hudson, et peut-être d’Olan, se sont rendus au bureau de la maison de courtage pour y recevoir un chèque de $500,000 à l’ordre de Langley. Ce chèque représentait le premier acompte sur le produit de la vente des valeurs.

Je dois mentionner ici que le 23 novembre 1971, avant la signature, les intimés Hudson et Hartnett ont constitué la compagnie Beauport Financial Corporation Limited, dont Hartnett est devenu président et administrateur. Immédiatement après l’achat des actions de Langley à leurs anciens propriétaires le 10 décembre, les nouveaux administrateurs de Langley, Hudson, un nommé Teeter et un nommé Joseph, se sont réunis pour régler quatre points à l’ordre du jour de la réunion. Le premier, intitulé «vente des valeurs,» nécessitait une résolution qui autorise Hudson à vendre toutes les valeurs détenues par Langley. La résolution en question était précédée de ces quelques mots:

[TRADUCTION] Le président suggère que pour réaliser certains projets qu’il entretient pour la compagnie, il serait judicieux de réaliser le portefeuille de valeurs.

Le deuxième point autorisait l’achat à Beauport Holdings de 11,000 actions du capital de Gibraltar Mines Ltd., au prix de $49,500. Le troisième point portait sur l’achat à La compagnie des Grandes Premières de Montréal des actions en circulation d’une compagnie québécoise, Advertising Associates Limited, pour $400,000. Le dernier point autorisait Langley à souscrire 10,000 actions du capital de Beauport Financial, à $10 l’action.

[Page 1186]

Plus tard, le même après-midi, au cours d’une réunion du conseil d’administration de Beauport Financial à laquelle assistaient Hartnett et Teeter, on annonça que la compagnie avait été constituée pour devenir une filiale en propriété exclusive de Langley. Une résolution autorisa l’émission en faveur de Langley d’actions de Beauport Financial, à $10 l’action, jusqu’à concurrence de 99,997 actions. Une autre résolution autorisa les administrateurs de la compagnie à consentir des prêts à Beauport Holdings. A la fin de la journée, Langley était devenue une filiale de Beauport Holdings et Beauport Financial une filiale de Langley. Beauport Holdings était’ donc devenue la compagniemère du groupe.

Voici, selon Hartnett, les sources des fonds utilisés par Beauport Holdings pour prendre le contrôle de Langley:

— le dépôt de $88,000 au compte de Beauport Holdings,

— le prêt de $400,000 de Hudson,

— le prêt de $400,000 de La compagnie des Grandes Premières de Montréal,

— le prêt de $100,000 de Beauport Financial,

— la vente de 11,000 actions de Gibraltar Mines par Beauport Holdings à Langley, pour $49,500.

Ces fonds suffisaient pour permettre la certification du chèque de $1,025,000. En plus, il y avait le prêt consenti par Orenstein.

En réponse à une demande de détails, le ministère public a prétendu que le montant de $1,190,000 mentionné à l’acte d’accusation provenait:

[TRADUCTION] (1) Du paiement par Langley’s Limited à La compagnie des Grandes Premières de Montréal, le 10 décembre 1971, ou vers cette date, d’un montant de quatre cent mille dollars ($400,000);

(2) Du paiement par Langley’s Limited à Beauport Financial Corporation Limited, le 10 décembre 1971, ou vers cette date, d’un montant de cent mille dollars ($100,000);

(3) Du paiement par Langley’s Limited à Beauport Financial Corporation Limited, le 14 décembre 1971, ou vers cette date, d’un montant de deux cent quatre-vingt-dix mille dollars ($290,000);

(4) Du paiement par Langley’s Limited à Beauport Financial Corporation Limited, le 27 décembre

[Page 1187]

1971, ou vers cette date, d’un montant de quatre cent mille dollars ($400,000).

Il semble que le ministère public ne considère plus l’achat des actions d’Advertising Associates comme une acquisition frauduleuse. L’affaire porte donc sur les par. (2), (3) et (4). Le paragraphe (2) renvoie à la souscription par Langley des actions de Beauport Financial. Le paragraphe (3) se rapporte à l’opération suivante: le 14 décembre 1971, Langley a versé à Beauport Financial un montant de $290,000 et Beauport Financial a remis à La compagnie des Grandes Premières de Montréal le même montant. Au procès, les parties ont admis que le prix payé par Langley pour les actions d’Advertising Associates avait par la suite été réduit de $400,000 à $350,000. Par l’intermédiaire de La compagnie des Grandes Premières de Montréal, Olan s’était préalablement porté acquéreur des actions d’Advertising Associates pour un montant de $300,000, avec $10,000 de dépôt. Le ministère public a soutenu que les $290,000 payés par Langley à Beauport Financial qui les a versés à La compagnie des Grandes Premières de Montréal, le 14 décembre, représentaient le paiement des actions d’Advertising Associates et que les $400,000 payés par Langley à La compagnie des Grandes Premières de Montréal le 10 décembre, après la vente du portefeuille de Langley, et prêtés le même jour par La compagnie des Grandes Premières de Montréal à Beauport Holdings visaient à fournir à cette dernière les fonds nécessaires pour conclure l’achat des actions de Langley et ne se rapportaient pas au paiement des actions d’Advertising Associates. Le paragraphe (4) se rapporte au remboursement à même les fonds de Langley du prêt de $400,000 consenti par Hudson à Beauport Holdings. A la suite des opérations mentionnées aux par. (2), (3) et (4), Beauport Financial a reçu de Langley la somme de $790,000 qu’elle a à son tour prêtée à Beauport Holdings, lui permettant ainsi de conclure l’achat de Langley.

La question litigieuse dans cette affaire est très étroite. Elle est centrée sur le point de savoir si la preuve fournie permettait à un jury ayant reçu les instructions appropriées de conclure, hors de tout doute raisonnable, que les actes malhonnêtes des intimés ont infligé une privation à Langley. Pour

[Page 1188]

bien montrer à quel point cette question est étroite, il suffit de citer un extrait de l’argumentation des accusés intimés. Premièrement, l’intimé Hartnett:

[TRADUCTION] 73. Nous soutenons respectueusement que le ministère public n’a pas prouvé que Langley a subi une privation. L’intimé ne conteste pas la prétention de l’appelante selon laquelle une perte pécuniaire ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction de fraude. Par contre, nous soutenons respectueusement que dans un cas où il n’y a pas de perte pécuniaire, le ministère public doit établir d’autres faits pour prouver que la victime d’une fraude a été malhonnêtement privée de quelque chose, ce qui n’est pas le cas de la preuve présentée en l’espèce. L’appelante prétend avoir établi la privation de deux manières. Premièrement, elle soutient que l’actif de la compagnie a servi à des fins personnelles et que la compagnie n’en disposait plus pour investir ou simplement maintenir sa stabilité financière. Nous prétendons qu’en fait, la preuve du ministère public révèle que le portefeuille de Langley a servi à d’autres placements et que rien dans la preuve n’indique qu’à l’époque de ces placements, on pouvait dire qu’ils n’assureraient pas la stabilité financière recherchée.

Deuxièmement, l’appelante soutient avoir démontré la privation en prouvant que l’actif de la compagnie a été mis en péril. Selon l’appelante, le risque consiste en l’échange d’un actif liquide de $1,190,000, pour des actions de Gibraltar valant $49,500, des actions d’Advertising Associates valant $350,000 et des actions de Beauport Financial valant $790,000. La preuve révèle que les actions de Gibraltar et d’Advertising Associates étaient des biens de valeur. Elle révèle aussi que l’achat des actions de Beauport Financial pour un montant de $790,000 et le prêt du même montant consenti par cette dernière à Beauport Holdings constituaient des opérations commerciales régulières et qu’à l’époque du prêt de Beauport Financial à Beauport Holdings, l’actif de cette dernière était suffisant pour couvrir le montant du prêt.

Puis l’intimé Hudson:

[TRADUCTION] 16. La Cour d’appel de l’Ontario a appliqué l’arrêt Cox et Paton c. La Reine aux faits de l’espèce et a jugé que, dans la présente affaire, le ministère public ne s’était pas acquitté de la charge de prouver le caractère douteux des billets à ordre donnés à Beauport Financial et a en outre estimé qu’il n’y avait aucune preuve à soumettre au jury pour lui permettre de conclure que la valeur de ces billets était infime et illusoire, au point d’entacher toute l’opération de fraude.

17. Au mieux, même selon le critère défini par l’appelante, il faut apporter la preuve d’un préjudice ou d’un risque de préjudice pour conclure à la malhonnêteté.

[Page 1189]

Dans le cas où l’on accuse tous les administrateurs d’une compagnie de l’avoir fraudée, la preuve doit établir que la compagnie a été privée de quelque chose à quoi elle avait droit sans obtenir quoi que ce soit qui puisse raisonnablement constituer une contrepartie.

Il faut déterminer si le montant de $790,000 provenant de l’actif de Langley et utilisé pour l’achat d’actions de Beauport Financial a été dépensé pour servir les véritables intérêts financiers de Langley ou, au contraire, les intérêts personnels des accusés. Il faut également décider si Langley a subi une privation, au sens indiqué plus haut, à la suite de cette opération commerciale. Il ne fait aucun doute que l’achat d’une participation majoritaire dans Langley ne pouvait se faire sans utiliser le portefeuille de cette dernière. Mais cet argument n’est pas concluant. Il semble que Beauport Holdings ait contribué $88,000, tirés de son propre actif, plus les actions de Gibraltar Mines, valant $49,500. Cela non plus n’est pas concluant. La question est de savoir si la preuve permettait de conclure que les accusés ont malhonnêtement privé Langley à des fins personnelles. Les $790,000 investis par Langley dans sa filiale, Beauport Financial, qui a prêté ces fonds à Beauport Holdings pour permettre à cette dernière de prendre le contrôle de Langley, constituaient-ils, pour Langley, un investissement régulier? Cet investissement a-t-il causé des dommages ou un préjudice à Langley ou y a-t-il eu risque de préjudice?

L’actif principal, en fait le seul avoir de Beauport Financial, était sa créance sur Beauport Holdings. En conséquence, la valeur de l’investissement de Langley dans Beauport Financial dépend de la capacité du dernier bénéficiaire des fonds, Beauport Holdings, de rembourser l’argent prêté. Je souligne que ce prêt avait été consenti contre des billets à demande non garantis. La question revient donc à examiner la capacité de Beauport Holdings de payer à demande le prêt de $790,000 consenti par Beauport Financial.

Le ministère public n’avait pas à prouver que l’investissement dans Beamport Financial n’avait «aucune valeur», pour reprendre les termes du juge Cartwright dans Cox et Paton, ou n’avait qu’une

[Page 1190]

«valeur infime», selon l’expression du juge Freedman dans la même affaire en Cour d’appel. Je ne pense pas que le juge Cartwright voulait poser en règle que, pour prouver la fraude, il faut démontrer que la victime a été amenée à échanger un bien de valeur contre un autre sans aucune valeur. Vu la preuve soumise dans Cox et Paton, le jury pouvait conclure, selon le juge Cartwright, que Fropak n’avait aucun actif de valeur. Dans ce cas, le préjudice était total et absolu. La question à trancher dans chaque cas est plutôt de savoir si la poursuite d’intérêts personnels a causé une privation. Le ministère public soutient que, sous réserve de différences mineures, Cox et Paton et la présente affaire coïncident et qu’elles sont essentiellement semblables. Dans Cox et Paton, on a fait acheter à la victime, Brandon Packers, des actions de Fropak, une compagnie réanimée aux fins de l’opération, qui à son tour a prêté l’argent aux compagnies privées des accusés afin de permettre à celles-ci d’acheter une participation majoritaire dans Brandon Packers. En l’espèce, on a fait acheter à Langley, la victime présumée, des actions de Beauport Financial, une compagnie constituée aux fins de l’opération, qui à son tour a prêté l’argent à Beauport Holdings, avec laquelle au moins deux des accusés avaient des liens étroits, afin de permettre à cette dernière d’acheter une participation majoritaire dans Langley. Dans Cox et Paton, le jury pouvait conclure que les billets à ordre donnés par les deux compagnies personnelles de gestion des accusés à Fropak avaient peu de valeur, sinon aucune. Il semble toutefois que ces compagnies aient reçu en contrepartie les actions ayant appartenu à Donaldson et, en ce sens, on ne peut dire qu’elles n’avaient pas de valeur. En l’espèce, Beauport Holdings a reçu en contrepartie une participation majoritaire dans Langley. Dans cette mesure, c’est un autre point commun entre les deux affaires.

Dans Cox et Paton, la preuve indiquait que l’engagement de remboursement pris par les compagnies personnelles avait peu de valeur. En l’espèce, la capacité de Beauport Holdings de payer à demande un prêt de $790,000 est au cœur du litige. La capacité de rembourser ne dépend pas de la seule valeur de l’actif, mais d’une évaluation de la situation financière globale du débiteur, c’est-à-

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dire l’actif et le passif. Comme il est question d’un billet à demande, le rapport entre les disponibilités et le passif exigible est d’une importance particulière.

Le jury avait devant lui le bilan vérifié de Beauport Holdings, daté du 31 décembre 1971 (pièce 3). A cette date, les disponibilités s’élevaient à $16,953 et le passif exigible à $1,164,415. Au bilan, les montants suivants figurent à l’actif: (i) les disponibilités ($16,953); (ii) un placement, soit un acompte sur une option d’achat des actions d’une autre compagnie ($250,000); (iii) le placement dans Langley ($1,378,810); (iv) des concessions minières dans les Territoires du Nord-Ouest ($250,000); (v) le report de dépenses antérieures à la production ($19,691) et (vi) des dépenses d’organisation ($4,613). Le passif de $1,164,415 comprenait les billets à demande à l’ordre de Beauport Financial ($793,205) et le billet d’Orenstein, exigible le 8 février 1972 ($250,000). Le passif comprenait en outre, au poste de l’avoir des actionnaires, le capital actions ($805,648), une réserve pour éventualités ($12,500) et un déficit ($62,496). D’après les états financiers, Beauport Holdings a accusé durant la période de neuf mois se terminant le 31 décembre 1971 une perte nette d’exploitation de $278,020. Le passif exigible excédait de $1,147,462 les disponibilités. Vu cette preuve et en l’absence de preuve que la valeur des concessions minières excédait leur valeur comptable, le jury pouvait conclure que l’actif net de Beauport Holdings ne lui permettait pas de payer à demande le prêt de $790,000, ni même une partie importante de cette somme. Le jury pouvait donc conclure que le placement de $790,000 dans les actions de Beauport Financial était nettement fait au détriment de Langley. Il pouvait se demander quel ‘ motif commercial légitime avait pu inciter Langley à céder son portefeuille de valeurs de grande qualité pour l’échanger, à concurrence de $790,000, contre des billets à demande non garantis d’une compagnie dont le fonds de roulement accusait un déficit supérieur à $1,100,000 et sur laquelle Langley n’exerçait aucun contrôle.

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Il existe d’autres preuves relatives à la capacité de paiement de Beauport Holdings. Voici le texte de la résolution adoptée par le conseil d’administration de Beauport Financial pour autoriser les prêts à Beauport Holdings et la discussion qui l’a précédée:

[TRADUCTION] Prêt à Beauport Holdings Limited

Le président expose ensuite une demande de crédit et de prêts que nous présente Beauport Holdings Limited. Des états financiers non vérifiés de Beauport Holdings Limited, l’un précédant immédiatement l’achat de 13,453 actions ordinaires de Langley’s Limited et l’autre le suivant immédiatement, sont examinés. On souligne que Beauport Holdings Limited détient maintenant approximativement 90% des actions de Langley’s Limited donnant droit de vote et que cette dernière est, en retour, propriétaire de toutes les actions en circulation de cette compagnie-ci. La discussion s’attarde alors sur la façon dont Beauport Holdings Limited entend rembourser le prêt que lui consentirait cette compagnie-ci. On indique que les 13,453 actions ordinaires de Langley’s Limited seront libres de toute charge sur remboursement complet par Beauport Holdings du prêt consenti par Charles Orenstein, en fiducie; qu’on peut probablement obtenir un prêt bancaire à un taux d’intérêt plus faible, en donnant les 13,453 actions en garantie, compte tenu de la capacité de gain de Langley’s Limited et du fait qu’elle est propriétaire de biens immeubles importants, libres de toute charge. Comme autre possibilité, Langley’s Limited peut déclarer des dividendes considérables à ses actionnaires, ce qui permettrait à Beauport Holdings Limited de rembourser le prêt dû à cette compagnie-ci. M. Hartnett, à titre d’administrateur de Beauport Holdings Limited, souligne qu’il doit s’abstenir de voter. Sur une proposition dûment présentée et appuyée, il est unanimement:

RESOLU que les administrateurs de la Compagnie sont par les présentes autorisés à consentir, à l’occasion, à Beauport Holdings Limited des prêts dont ils établiront les montants, et modalités dans le meilleur intérêt de la Compagnie.

Le jury pouvait conclure qu’il était mensonger de déclarer que les 13,453 actions ordinaires de Langley’s Limited seraient libres de toute charge sur remboursement complet par Beauport Holdings du prêt consenti par Charles Orenstein, en fiducie. A l’époque de la réunion, Beauport Holdings était aussi endettée envers Hudson et envers La compagnie des Grandes Premières de Montréal d’un montant de $400,000 respectivement. En outre, le

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jury pouvait trouver dans l’extrait du procès-verbal précité, qui relate les opinions des participants eux-mêmes, une preuve convaincante du genre de biens que Langley a reçu à la place de ses titres de grande valeur marchande. Il ressort que lorsque les prêts ont été consentis, ceux qui dirigeaient Beauport Financial voyaient que Beauport Holdings ne parviendrait à rembourser son emprunt, dont Langley était le principal créancier, que par les moyens suivants (i) hypothéquer les immeubles et l’entreprise de Langley elle-même ou (ii) faire en sorte que Langley se rembourse elle-même en versant un dividende à Beauport Holdings qui rembourserait Beauport Financial qui, à son tour, rembourserait Langley. A mon avis, cette preuve permettait au jury de conclure que le prêt n’était pas un placement solide, sûr et régulier pour Langley. Si Langley avait eu à faire face à des difficultés financières, elle aurait dû être en mesure d’exiger le remboursement immédiat du prêt afin d’augmenter son fonds de roulement. Avant que les accusés n’entrent en scène, alors que son portefeuille était encore intact, Langley disposait d’importantes liquidités. Beauport Holdings ne pouvait effectuer l’emprunt que si Langley mettait en péril ses propres biens ou se payait à elle-même des montants qu’elle n’aurait plus, advenant des difficultés financières. En somme, je suis d’avis que le jury pouvait conclure qu’il y avait une nette disproportion dans l’échange du portefeuille contre le prêt.

J’en viens maintenant à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario. Selon cette cour, Cox et Paton c. La Reine se distingue de la présente affaire pour plusieurs motifs. En bref, les voici: (i) en échange de son argent comptant, Brandon Packers a reçu des actions dont la valeur était négligeable; (ii) il était implicite dans l’opération que le placement dans les actions de Fropak représentait pour Brandon Packers un investissement régulier et légitime; (iii) les deux compagnies privées de Cox et de Paton, qui ont reçu les actions de Brandon Packers, ont remis à Fropak des billets à ordre afin de rembourser à cette dernière l’argent avancé aux deux compagnies pour acheter à Donaldson une participation majoritaire clans Brandon Packers; (iv) dans Cox et Paton, le ministère public a plaidé au procès que Brandon Packers avait consenti des

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prêts aux compagnies contrôlées par Cox et Paton sans autorisation et sans la moindre intention qu’ils soient remboursés alors qu’en l’espèce, non seulement l’autorisation a été prouvée, mais rien dans la preuve n’indique que les accusés n’entendaient pas faire rembourser à Beauport Holdings les prêts consentis par Beauport Financial; (v) dans Cox et Paton, le ministère public a soutenu que les accusés avaient fait payer à Brandon Packers $208,750 en honoraires de gestion pour des services négligeables.

Le motif (i) a trait à la valeur et j’en discuterai plus loin. Avec égards, le point (ii) ne peut servir d’élément de distinction, car il est implicite en l’espèce que l’investissement de Langley dans Beauport Financial, suivi du prêt de ces fonds par cette dernière à Beauport Holdings, représentait pour Langley un placement régulier et légitime. Dans le procès-verbal même, il est déclaré qu’il s’agit d’un placement judicieux [TRADUCTION] «pour réaliser certains projets qu’il [le président — Hudson] entretient pour la compagnie». Le procès-verbal n’en dit pas plus. La preuve n’en révèle pas la raison. Pourquoi s’agissait-il d’un placement régulier et légitime? Pour quelle raison réaliser le portefeuille de Langley? A mon avis, le juge de première instance a eu raison de laisser au jury le soin de décider si les intimés croyaient sincèrement que la liquidation du portefeuille, dont le produit était réinvesti, était conforme aux meilleurs intérêts de Langley. Le point (iii) ne peut, à mon avis, servir d’élément de distinction. En l’espèce, Beauport Holdings (dont Hudson et Hartnett étaient respectivement président et vice-président) a remis à Beauport Financial (Fropak dans l’affaire Cox et Paton) des billets à ordre pour «rembourser» (le terme employé par la Cour d’appel de l’Ontario) à Beauport Financial l’argent prêté par Beauport Holdings pour acheter une participation majoritaire dans Langley. Le motif (iv) soulève la question de l’intention de rembourser. Dans Cox et Paton, cette Cour n’a pas jugé nécessaire d’analyser cet élément. Quoi qu’il en soit, l’intention de rembourser n’a jamais permis d’excuser une fraude si la preuve révèle que la conduite de l’accusé a donné lieu à un détournement malhonnête à des fins personnelles. Au mieux, l’intention de rembourser serait retenue pour mitiger la sentence. Le

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point (v) ne peut plus servir à établir une distinction. Il pouvait s’agir d’urne circonstance aggravante dans Cox et Paton mais, comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Ontario en l’espèce, la Cour d’appel dans cette dernière affaire n’a pas jugé nécessaire de déterminer si la preuve était suffisante pour justifier la thèse du ministère public relativement aux honoraires de gestion.

Après une analyse des motifs qui, à son avis, permettaient de distinguer la présente affaire de Cox et Paton, le juge Arnup, qui a écrit au nom de la Cour, a bien posé la question à laquelle elle devait répondre:

[TRADUCTION]… la preuve révèle-t-elle que les appelants avaient l’intention de tromper Langley et de transférer à des fins frauduleuses et à leur bénéfice le portefeuille de valeurs disponibles de Langley?

Pour répondre à cette question, la Cour d’appel a jugé nécessaire d’examiner, comme j’ai tenté de le faire, la situation financière de Beauport Holdings. Ce faisant, elle a d’abord rejeté la prétention de l’avocat de Hudson selon laquelle, compte tenu des états financiers de Beauport Holdings avant l’opération, cette dernière avait les moyens d’acheter, au prix payé, les actions de Langley. La Cour a ensuite concédé que [TRADUCTION] «il ne fait pas de doute que le placement, même indirect, dans Beauport Holdings était de nature beaucoup plus spéculative que ne l’étaient les actions du portefeuille de valeurs de Langley qui ont été vendues». Si c’est le cas, il me semble que cela vient appuyer les prétentions du ministère public selon lesquelles il appartenait au jury de trancher la question. Etant donné le genre de preuve soumise et vu l’absence de preuve justificative, il appartenait au jury seul de décider si l’échange de valeurs sûres pour des valeurs de nature «beaucoup plus spéculative» a causé un préjudice dans les circonstances.

La Cour d’appel de l’Ontario a conclu en trois points: (i) on ne peut dire en aucune façon que l’actif de Beauport Holdings était sans valeur ou de valeur négligeable; (ii) son actif avait une valeur considérable; (iii) il n’y avait pas de preuve à soumettre au jury qui lui aurait permis de conclure que la valeur de l’actif était infime et illusoire, au point de donner à toute l’opération un

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caractère frauduleux. Avec égards, j’estiime que ces conclusions sont erronées. Premièrement, la Cour d’appel a commis une erreur de droit en appliquant le critère de «l’absence de valeur» ou de «la valeur négligeable». La bonne question est de se demander si Langley a subi un préjudice ou un dommage. Deuxièmement, elle a commis une erreur dans son évaluation de l’actif de Beauport Holdings qui, à part les actions de Langley, comprenait seulement un dépôt de $250,000, engagé dans un autre projet, et quelques concessions minières. On ne peut considérer aucun de ces éléments d’actif comme un actif disponible et réalisable à court terme pour payer un prêt à demande. Troisièmement, elle a commis une erreur en n’accordant pas d’importance au passif de Beauport Holdings et, en particulier, à son passif exigible à court terme qui excédait $1,160,000. Pour évaluer la capacité de payer, l’ensemble des dettes du débiteur est tout aussi important, sinon plus, que l’actif.

En réponse à la question de droit soumise à cette Cour, j’estime donc que la Cour d’appel de l’Ontario a commis une erreur en décidant qu’il n’y avait aucune preuve de fraude à soumettre au jury et en examinant, relativement à chaque accusé, l’applicabilité et la portée des principes de droit énoncés dans l’arrêt Cox et Paton c. La Reine. Au contraire, à mon avis, il y avait des éléments de preuve à soumettre au jury relativement à chaque accusé.

Bien que ce moyen n’ait pas été soulevé dans les factums, on a plaidé que cette Cour n’était pas compétente pour entendre le présent pourvoi parce que la question posée ne porte que sur la suffisance de la preuve et qu’il s’agit là d’une question de fait qui ne peut faire l’objet d’un pourvoi. A mon avis, la Cour est compétente. Il ne s’agit pas de déterminer si la preuve est suffisante mais de savoir s’il existe une preuve à soumettre au jury. C’est une question de droit: voir R. c. McKay[9]. En l’espèce, le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario déclare:

[TRADUCTION] Comme je l’ai indiqué, nous concluons que lorsque le ministère public a déclaré sa preuve close, le juge de première instance aurait dû

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décider qu’il n’y avait aucune preuve à soumettre au jury sur le premier chef, et imposer au jury un verdict d’acquittement sur les trois chefs de l’acte d’accusation et pas seulement sur les chefs 2 et 3.

En outre, cette Cour a le devoir de rendre le jugement que la cour d’instance inférieure aurait dû rendre.

Je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’infirmer l’arrêt de la Cour d’appel et d’ordonner un nouveau procès. Indépendamment de la question en litige en l’espèce, la Cour d’appel a conclu que l’exposé du juge de première instance contenait des erreurs justifiant un nouveau procès. L’autorisation de se pourvoir devant cette Cour a été restreinte à la seule question énoncée au début des présents motifs. Les autres motifs qui, de l’avis de la Cour d’appel, justifiaient un nouveau procès n’y ont pas été débattus.

Pourvoi accueilli, nouveau procès ordonné.

Procureur de l’appelante: F.W. Callaghan, Toronto.

Procureur de l’intimé Olan: David D.K. Rose, Toronto.

Procureurs de l’intimé Hudson: McCarthy & McCarthy, Toronto.

Procureurs de l’intimé Hartnett: Tory, Tory, Toronto.

[1] [1965] R.C.S. 174.

[2] (1974), 17 C.C.C. (2d) 355.

[3] [1975] A.C. 819.

[4] [1968] 1 W.L.R. 1246.

[5] (1976), 64 Cr. App. R. 29.

[6] [1963] 1 C.C.C. 68.

[7] [1960] 1 All E.R. 805.

[8] (1962), 133 C.C.C. 210.

[9] [1954] R.C.S. 3.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être accueilli

Analyses

Droit criminel - Fraude - Eléments de la fraude - Utilisation par les administrateurs de l’actif de la compagnie - Absence de contrepartie - Elément de base de la preuve de fraude soumise au jury - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, par. 338(1).

A la fin de 1971, Langley’s Limited, une entreprise de nettoyage à sec établie de longue date à Toronto, possédait un portefeuille considérable de valeurs de premier ordre, évalué à $1,443,460. La participation majoritaire dans la compagnie, pour environ 90 pour cent des actions ordinaires, était détenue par deux successions et un particulier représentés par un comptable agréé, Leonard Johnston. Un des accusés, Olan, président de La compagnie des Grandes Premières de Montréal, est entré en contact avec M. Johnston afin de négocier l’achat de la participation majoritaire. Une entente fut conclue aux termes de laquelle La compagnie des Grandes Premières de Montréal achèterait les actions ordinaires majoritaires de Langley et certaines de ses actions privilégiées pour un montant de $1,485,000 payable comptant. A la fin des négociations, M. Johnston a aussi rencontré les deux autres accusés, Hudson, président et administrateur de Beauport Holdings, et Hartnett, vice-président et administrateur de Beauport Holdings et conseiller juridique de Hudson. Avant la signature, La compagnie des Grandes Premières de Montréal a cédé tous ses droits découlant de l’entente à Beauport Holdings. Par la suite, Hudson et Hartnett ont joué un rôle de premier plan, aidés par Olan qui devait recevoir des honoraires d’environ $67,000 pour avoir négocié la vente. Le 30 novembre 1971, les disponibilités de Beauport Holdings s’élevaient à $149,968.30 et son actif total à $738,966.87. La signature de l’achat des actions de Langley devait se faire le 2 décembre 1971 mais les acheteurs n’ayant pas les fonds nécessaires, la date de signature fut différée. Une série d’opérations financières s’ensuivirent. Un compte en banque au nom de Beauport Holdings avait été ouvert le 8 décembre 1971 et les accusés ont rencontré le gérant de la banque au sujet de la certification d’un chèque de $1,025,000 à tirer sur le

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compte en question. Le compte n’était pas approvisionné mais on a informé le gérant qu’un dépôt de $488,000 était disponible et que le solde serait déposé plus tard le même jour. Lors d’une deuxième rencontre, le gérant a accepté de certifier le chèque à la condition cependant que le chèque soit signé en sa présence et qu’il le conserve jusqu’à la conclusion de l’achat de Langley; à ce moment, les accusés prendraient possession du portefeuille de Langley, vendraient les titres et, avec les profits, feraient acheter par Langley une autre compagnie qu’ils possédaient. Le 10 décembre 1971, les accusés ont conclu, par l’intermédiaire de Beauport Holdings, Fachat d’environ 90 pour cent des actions ordinaires de Langley; les actions privilégiées ont été achetées plus tard. Les vendeurs ont reçu en paiement le chèque visé de $1,025,000 tiré sur le compte de Beauport Holdings, et $246,545, soit le produit d’un prêt consenti à Beauport Holdings.

Le 23 novembre 1971, Hudson et Hartnett avaient constitué la compagnie Beauport Financial Corporation Limited. Immédiatement après l’achat des actions de Langley, les nouveaux administrateurs de Langley se sont réunis et ont autorisé la vente de toutes les valeurs détenues par Langley, l’achat de 11,000 actions du capital de Gibraltar Mines Ltd., au prix de $49,500, l’achat à La compagnie des Grandes Premières de Montréal des actions en circulation d’une compagnie québécoise, Advertising Associates Limited, pour $400,000 et la souscription par Langley des 10,000 actions du actions du capital de Beauport Financial, à $10 l’action. D’autres opérations ont été effectuées et le résultat final atteint est le suivant: Beauport Financial a reçu $790,000 de Langley qu’elle a prêtés à Beauport Holdings pour permettre à cette dernière d’acheter Langley. Il s’agit de déterminer si le montant de $790,000 provenant de l’actif de Langley et utilisé pour l’achat d’actions de Beauport Financial a été dépensé pour servir les véritables intérêts financiers de Langley ou, au contraire, les intérêts personnels des accusés. Il faut également décider si Langley a subi une privation à la suite de cette opération commerciale. Les accusés ont subi leur procès et ont été déclarés coupables d’avoir frustré Langley d’argent et de valeurs totalisant $1,190,000, en contravention de l’art. 338 du Code criminel. La Cour d’appel de l’Ontario a cependant infirmé la condamnation. L’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême a été accordée sur la question de savoir si la Cour d’appel a commis une erreur en décidant qu’il n’y avait aucune preuve de fraude à soumettre au jury et en examinant, relativement à chaque accusé, l’applicabilité et la portée des principes de droit énoncés dans l’arrêt Cox et Paton c. La Reine, [1963] R.C.S. 500.

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Arrêt: Le pourvoi doit être accueilli.

Il ressort de l’arrêt Cox et Paton que la preuve de la supercherie n’est pas essentielle pour pouvoir prononcer une condamnation en vertu du par. 338(1). Quand on allègue que les administrateurs ont fraudé leur compagnie, la supercherie ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction. Les mots «autres moyens dolosifs» au par. 338(1) couvrent les moyens qui ne sont ni des mensonges ni des supercheries; ils comprennent tous les autres moyens qu’on peut proprement qualifier de malhonnêtes. Les tribunaux ont de bonnes raisons d’hésiter à définir de façon exhaustive le mot «frauder» (frustrer), mais on peut sans crainte dire que deux éléments sont essentiels: la «malhonnêteté» et la «privation». L’utilisation des biens d’une compagnie à des fins personnelles plutôt qu’à l’avantage de celle-ci peut constituer un acte malhonnête si l’on accuse des administrateurs de fraude. On établit la privation si l’on prouve un dommage, un préjudice ou un risque de préjudice; il n’est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle. D’après les faits, le jury pouvait conclure qu’il y avait une nette disproportion dans l’échange du portefeuille de Langley contre le prêt. La Cour d’appel a commis une erreur en examinant, relativement à chaque accusé, l’applicabilité et la portée des principes de droits énoncés dans l’arrêt Cox et Paton c. La Reine et en décidant qu’il n’y avait aucune preuve de fraude à soumettre au jury.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Olan et al.

Références :

Jurisprudence: Cox et Paton c. La Reine, [1963] R.C.S. 500

R. c. Lemire, [1965] R.C.S. 174

R. v. Renard (1974), 17 C.C.C. (2d) 355

Scott v. Metropolitan Police Commissioner, [1975] A.C. 819

R. v. Sinclair, [1968] 1 W.L.R. 1246

R. v. Allsop (1976), 64 Cr. App. R. 29

R. v. Smith, [1963] 1 C.C.C. 68

Welham v. D.P.P., [1960] 1 All E.R. 805

R. v. Knelson and Baran (1962), 133 C.C.C. 210

R. v. McKay, [1954] R.C.S. 3, appliqués.

Proposition de citation de la décision: R. c. Olan et al., [1978] 2 R.C.S. 1175 (30 mai 1978)


Origine de la décision
Date de la décision : 30/05/1978
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1978] 2 R.C.S. 1175 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1978-05-30;.1978..2.r.c.s..1175 ?
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