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31/10/1978 | CANADA | N°[1979]_1_R.C.S._588

Canada | McInroy et autre c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588 (31 octobre 1978)


Cour suprême du Canada

McInroy et autre c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588

Date: 1978-10-31

Howard Douglas McInroy et Edward Joseph Rouse Appelants;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1978: 8 et 9 juin; 1978: 31 octobre.

Présents: Les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Beetz, Estey et Pratte.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1] rejetant, à la majorité, les appels interjetés par les appelants à l’encontre de leurs

condamnations pour meurtre. Pourvoi rejeté.

T.L. Robertson, D. Acheson et R. Jatko, pour les appelants.

M.R.V. Storrow...

Cour suprême du Canada

McInroy et autre c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588

Date: 1978-10-31

Howard Douglas McInroy et Edward Joseph Rouse Appelants;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

1978: 8 et 9 juin; 1978: 31 octobre.

Présents: Les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Beetz, Estey et Pratte.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[1] rejetant, à la majorité, les appels interjetés par les appelants à l’encontre de leurs condamnations pour meurtre. Pourvoi rejeté.

T.L. Robertson, D. Acheson et R. Jatko, pour les appelants.

M.R.V. Storrow, pour l’intimée.

Le jugement des juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Beetz et Pratte a été rendu par

LE JUGE MARTLAND — Ce pourvoi, interjeté en vertu de l’al. 618(1)a) du Code criminel, porte sur une question de droit sur laquelle il y a eu dissidence du juge Robertson en Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Cette cour-là a rejeté, à la majorité, l’appel interjeté par les appelants à l’encontre de leurs condamnations pour meurtre.

[Page 591]

Le juge en chef Farris, qui a rédigé le jugement de la majorité, expose les faits comme suit:

[TRADUCTION] Le principal témoin du ministère public est Donald Jordan, un jeune homme de race noire, âgé de 17 ans. Sa race est pertinente aux fins de la preuve corroborante. Il a déclaré que le 16 février 1975, il vivait au 5195, rue Hoy à Vancouver, chez une nommée Kathy St. Germaine avec ses cinq enfants et un nommé Eddie Wilson. Ce soir-là, il gardait les cinq enfants St. Germaine. Vers 21h ou 22h, l’appelant Mclnroy s’est rendu chez Kathy St. Germaine pour lui rendre visite. Il a alors dit à Jordan, qui connaissait Garnet Cameron depuis environ dix ans, que celui-ci avait «mouchardé» quelqu’un. Mclnroy a ensuite demandé à Jordan de l’accompagner là où il pensait trouver Cameron pour l’aider à le convaincre de sortir de chez lui parce qu’il se doutait bien que Cameron aurait peur et ne sortirait pas seul. Jordan a accepté. Avant de partir, Mclnroy est allé dans la cuisine chercher une arbalète accrochée dans une armoire ouverte. Il a demandé à Jordan s’il y avait des flèches et celui-ci lui en a donné. Mclnroy a donc pris l’arbalète et les flèches et a tiré deux flèches sur un hangar situé derrière la maison. Les flèches étaient jaune et rouge, avec des plumes rouges.

Vers 22h30, Jordan et Mclnroy ont quitté la maison de la rue Hoy; Mclnroy portait l’arbalète et Jordan les flèches et du vin. Jordan était chaussé de souliers bleu et blanc et portait un pantalon vert, une chemise blanche et un long veston brun. Ils se sont rendus en Ford noire à un Dairy Queen situé à l’intersection des rues Lakewood et Hastings, à Burnaby. Ils ont garé la voiture dans un emplacement de stationnement et, un moment plus tard, un homme s’est joint à eux. Mclnroy est sorti de la voiture, l’arbalète en mains. Il a présenté à Jordan cette personne sous le nom d’Eddie. Il s’agissait de l’appelant Rouse.

Après une discussion, les trois hommes ont quitté le Dairy Queen en voiture et se sont rendus à un autre terrain de stationnement, rue Lakewood. Puis ils sont allés chez Mclnroy avec une bouteille de vin, l’arbalète et un carquois contenant des flèches. Ils y sont restés d’une demi-heure à trois quarts d’heure. Ils ont quitté l’appartement de Mclnroy, avec l’arbalète et les flèches, pour aller chez Rouse, en face. Un peu plus tard ils sont partis en Plymouth bleue; Rouse conduisait, Mclnroy occupait le siège avant et Jordan la banquette arrière. Ils cherchaient un moyen de faire sortir Cameron de la maison où ils pensaient le trouver. Ils ont inventé une

[Page 592]

histoire que devait lui conter Jordan pour le convaincre de sortir.

Ils se sont donc rendus chez Cameron, qui se trouvait en compagnie de Linda Colwell. Jordan est entré, a conté l’histoire convenue à Cameron et celui-ci est sorti. C’est alors qu’il s’est trouvé face à Mclnroy et Rouse. Mclnroy a pointé l’arbalète en sa direction et lui a demandé ce qu’il avait dit à la police, ce à quoi Cameron a répondu qu’il n’avait pas eu le choix. Finalement ils sont tous montés dans la Plymouth pour aller rue Hoy voir si les enfants allaient bien. Puis Jordan a demandé à Mclnroy s’il devait les suivre. Il lui a répondu que oui.

Ils ont donc repris la voiture; Cameron était couché sur le plancher, à l’arrière, Mclnroy ou Rouse le tenant en joue avec l’arbalète. Ils se sont rendus quelque part rue Tillicum, à Burnaby, puis jusqu’à la voie ferrée et ont arrêté la voiture, question de discuter. Ils ont fait sortir Cameron de la voiture de force; celui-ci était en caleçon, car Mclnroy l’avait obligé à se dévêtir. Mclnroy a dit à Cameron de se coucher par terre. Rouse a déplacé la voiture parce que, a-t-il dit, il ne voulait pas qu’elle soit tachée de sang. Puis Mclnroy a tiré une flèche dans la nuque de Cameron; celui-ci s’est relevé et est retombé quand Mclnroy lui a donné des coups de pied. Mclnroy a placé une autre flèche sur son arbalète et a tiré. Cameron fut touché au côté. Après quelques soubresauts, Cameron est tombé dans le fossé où, plus tard, on l’a trouvé mort.

Ensuite, les trois hommes, Jordan, Mclnroy et Rouse sont repartis en voiture. Ils ont jeté les vêtements de Cameron et, après avoir pris ses papiers, ont jeté son portefeuille par la fenêtre de la voiture. Ils ont démonté l’arbalète et s’en sont débarrassés de la même manière.

Ils sont allés chez Rouse, y ont passé quelque temps, puis ils se sont rendus chez un trafiquant d’alcool. Ils ont acheté du whisky avant de retourner à la maison de la rue Hoy où ils trouvèrent le témoin Kathy St. Germaine en compagnie d’Eddie Wilson.

Le ministère public a appelé Mme St. Germaine comme témoin. Voici en quels termes le juge en chef Farris a commenté l’extrait de son témoignage qui a suscité la requête de l’avocat du ministère public au juge du procès:

[TRADUCTION] Mme St. Germaine est âgée de trente ans. Elle a témoigné que le 16 février 1975, elle vivait au 5195, rue Hoy avec ses cinq jeunes enfants, sa sœur Maureen Young, Ronnie Jordan, son frère Donnie Jordan et Eddie Wilson. Elle a déclaré avoir passé la soirée du 16 février au cinéma, en compagnie de

[Page 593]

Richard Jackson et avoir confié la garde des enfants à Donnie Jordan. A son retour, vers 1 h 30, elle a trouvé les enfants seuls. Eddie Wilson est rentré vers 2 h et Donald Jordan et Mclnroy vers 2 h 30. Elle a témoigné avoir eu une conversation avec Howie Mclnroy, dans la cuisine, mais sans se rappeler à quel sujet. Après cette conversation, elle est sortie pour faire un tour avec Mclnroy dans une familiale et, à la demande de ce dernier, elle a jeté un sac de papier brun qu’ils avaient emporté avec eux, quelque part entre les rues Kingsway et Rupert. Par la suite, elle a accompagné les policiers à cet endroit, déclarant toutefois ignorer ce que contenait le sac.

C’est à ce moment que le substitut a demandé, en vertu du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, la permission de contre-interroger le témoin St. Germaine sur une déclaration antérieure faite à la police. Il a allégué que la déclaration était incompatible avec son témoignage au procès. Dans cette déclaration, elle affirme que Howie lui avait dit, dans la cuisine, qu’il venait de tuer «un mouchard» qui avait envoyé quatre personnes en prison. Il lui aurait aussi dit qu’il avait été payé pour le faire. Lors du voir dire et pendant son témoignage devant les jurés, Mme St. Germaine a déclaré ne pas se rappeler ces déclarations.

Voici l’art. 9 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10:

9. (1) La partie qui produit un témoin n’a pas la faculté d’attaquer sa crédibilité par une preuve générale de mauvaise réputation; mais si le témoin est, de l’avis de la cour, défavorable à la partie en cause, cette dernière partie peut le réfuter par d’autres témoignages, ou, avec la permission de la cour, peut prouver que le témoin a en d’autres occasions fait une déclaration incompatible avec sa présente déposition; mais avant de pouvoir établir cette dernière preuve, les circonstances dans lesquelles a été faite la prétendue déclaration doivent être exposées au témoin de manière à désigner suffisamment l’occasion en particulier, et il faut lui demander s’il a fait ou non cette déclaration.

(2) Lorsque la partie qui produit un témoin allègre que le témoin a fait à d’autres moments une déclaration par écrit, ou qui a été prise par écrit, et qui est incompatible avec sa présente déposition, la cour peut, sans que la preuve soit établie que le témoin est défavorable à la partie en cause, accorder à cette partie la permission d’interroger contradictoirement le témoin quant à la déclaration et la cour peut tenir compte de cet interrogatoire contradictoire pour décider si, de l’avis de la cour, le témoin est défavorable à la partie en cause.

[Page 594]

Dans Regina v. Milgaard[2], à la p. 221, le juge en chef Culliton a recommandé l’adoption de la procédure suivante dans le cas d’une demande faite en vertu du par. 9(2):

[TRADUCTION] (1) L’avocat doit tout d’abord avertir la Cour qu’il veut faire une requête en vertu du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada.

(2) La Cour doit alors demander au jury de se retirer.

(3) En l’absence du jury, l’avocat doit exposer les détails de la requête au juge du procès et lui remettre la prétendue déclaration par écrit ou prise par écrit.

(4) Le juge du procès doit alors lire la déclaration et décider si elle présente effectivement quelque incompatibilité avec la déposition du témoin en cour. S’il conclut à l’absence d’incompatibilité, la question est close; par contre, s’il trouve quelque incompatibilité, il doit demander à l’avocat de faire la preuve de la déclaration en question.

(5) L’avocat doit alors faire la preuve de la déclaration; il peut le faire en confrontant le témoin avec la déclaration. Si le témoin avoue avoir fait la déclaration par écrit ou prise par écrit, cette preuve suffit. Si le témoin ne fait aucun aveu, l’avocat peut faire sa preuve par d’autres moyens.

(6) Si le témoin avoue avoir fait la déclaration, l’avocat de la partie adverse a le droit de le contre-interroger quant aux circonstances de la déclaration. Ce droit au contre‑interrogatoire existe également si la preuve de la déclaration est faite par d’autres témoins. Il est possible qu’il puisse établir que, dans les circonstances, le juge du procès ne devrait pas permettre le contre-interrogatoire, malgré les incompatibilités apparentes. L’avocat de la partie adverse doit également avoir le droit d’apporter la preuve de facteurs pertinents à l’obtention de la déclaration, dans le but d’établir qu’on ne devrait pas permettre le contre-interrogatoire.

(7) Le juge du procès doit alors décider s’il va permettre le contre-interrogatoire et, dans l’affirmative, il doit rappeler les jurés.

En l’espèce, le juge de première instance a suivi cette procédure. Il a tenu un voir dire au cours duquel Mme St. Germaine a témoigné. Aux fins de

[Page 595]

ce témoignage, il est important de souligner que la déclaration de Mme St. Germaine à la police date du 22 février 1975. Le procès au cours duquel elle a témoigné n’a eu lieu qu’environ sept mois plus tard, entre le 29 septembre et le 6 octobre de la même année.

Ce sont les réponses suivantes de Mme St. Germaine, au cours de son interrogatoire par le substitut, qui ont donné lieu à la requête en contre-interrogatoire:

[TRADUCTION]

Q. Avez-vous eu une conversation avec Donnie Jordan et Howard Mclnroy?

R. Oui.

Q. Vous souvenez-vous sur quoi elle portait?

R. Non.

Q. Bon. Êtes-vous allée dans la cuisine?

R. Oui.

Q. Qui est entré dans la cuisine avec vous?

R. Howard Mclnroy.

Q. Howard Mclnroy?

R. Oui.

Q. Donnie Jordan était-il avec vous dans la cuisine?

R. Non.

Q. Avez-vous parlé à Howie Mclnroy dans la cuisine?

R. Oui.

Q. Dites à la Cour de quoi vous avez parlé?

R. Je ne m’en souviens pas.

Q. Vous ne vous en souvenez pas du tout?

R. Non.

Les extraits suivants de son témoignage au cours du voir dire sont importants:

[TRADUCTION]

Q. Mme St. Germaine, vous souvenez-vous d’avoir fait une déclaration à l’agent Ross de la G.R.C. de Burnaby, le matin du 22 février 1975?

R. Oui.

Q. Voici une déclaration — un document de onze pages. Je vous demande d’abord si vous reconnaissez le document. Examinez-le — regardez les onze pages, s’il vous plaît.

[Page 596]

Parcourez le document et dites-moi si vous reconnaissez vos initiales sur chaque page. Vos initiales se trouvent-elles sur toutes les pages?

R. (Le témoin fait un signe de tête affirmatif)

LA COUR: Voulez-vous répondre s’il vous plaît madame?

R. Oui.

Me ROWAN:

Q. Et est-ce votre signature au bas de la onzième page?

R. Oui, c’est la mienne.

Q. Gardez le document, s’il vous plaît. Hier vous avez déclaré être allée dans la cuisine à l’aube du 17 février et que Howie était avec vous dans votre cuisine — vous souvenez‑vous de cette partie de votre déposition d’hier?

R. Oui.

Q. Et vous avez dit ne pas vous souvenir de la teneur ni du sens de votre conversation — vous souvenez-vous de cette partie de votre déposition d’hier?

R. Oui.

Q. Lisez la première page, et particulièrement l’alinéa qui commence par

«Lundi dernier, vers 2h30 du matin, ou peu après…»

— arrêtez-vous là pour l’instant, s’il vous plaît. Maintenant lisez l’alinéa au bas de la page, qui commence par:

«Plus tard, Howie et moi sommes sortis…» et jusqu’au milieu de la deuxième page. La lecture de ces paragraphes rafraîchit-elle votre mémoire, êtes-vous maintenant capable de nous dire de quoi vous avez parlé dans la cuisine?

R. Non.

Q. Pardon?

R. Non.

Q. Bien. J’attire votre attention sur le début de la deuxième page et particulièrement sur la phrase suivante:

«Howie m’a dit qu’il avait tué quelqu’un».

Vous lisez bien ce texte — Alors dites-moi quand vous avez fait la déclaration, qui l’a écrite?

[Page 597]

R. Je ne sais pas, je pense que c’est l’agent Ross.

Q. Vous souvenez-vous d’avoir fait une déclaration à l’agent Ross, de l’avoir lue et signée?

R. Oui.

Q. Alors dites-nous comment il se fait que vous ne vous souveniez plus d’avoir déclaré:

«Howie m’a dit qu’il avait tué quelqu’un».

R. Je ne sais pas pourquoi, je ne m’en souviens pas.

LA COUR: Parlez plus fort, je ne vous entends pas.

R. Je ne sais pas pourquoi, je ne m’en souviens pas. Quand je repense à la conversation que nous avons eue à la maison, je ne m’en souviens pas parce que j’ai parlé à Donny, puis à Howie et aussi à Eddie Wilson et je ne me souviens plus maintenant.

Me ROWAN:

Q. Mais Howie vous a-t-il dit qu’il avait tué quelqu’un ou non?

R. Je ne sais pas.

Q. Vous ne savez pas. Vous rappelez-vous avoir dit à Howie — «Je ne veux rien savoir»?

R. Je ne me souviens pas.

Q. Vous ne vous en souvenez pas…

LA COUR: Je ne vous entends pas.

R. Je ne m’en souviens pas non plus.

Me ROWAN:

Q. Vous souvenez-vous que Howie vous ait dit que la victime du crime était un mouchard?

R. Non, je ne me souviens pas que Howie m’ait dit cela.

Q. Vous souvenez-vous avoir parlé, durant cette conversation, de l’arme, de l’arbalète?

R. Non pas lors de cette conversation précise.

Me ROWAN:

Q. Revenons à votre déclaration — celle que vous avez en mains — elle dit en toutes lettres:

«Howie m’a dit qu’il avait tué quelqu’un».

c’est bien ce que vous avez dit dans votre déclaration?

R. Oui, c’est exact.

Q. Alors est-ce que c’est vrai ou non? N’oubliez pas que vous témoignez sous serment. N’est-il pas vrai que Howie vous a dit qu’il avait tué quelqu’un?

[Page 598]

R. Je ne sais pas.

Q. Vous ne savez pas parce que vous avez oublié?

R. Je ne me souviens pas de ma conversation avec Howie.

Q. Mais vous pouvez vous souvenir de cette chose très simple: vous a-t-il dit qu’il avait tué quelqu’un?

R. Non — je ne me souviens pas qu’il m’ait dit cela.

Q. Vous souvenez-vous qu’il vous ait dit ceci:

«Après il m’a dit que c’était un mouchard.»

Vous ne vous en souvenez pas non plus?

R. Non.

Q. Alors qui vous en a parlé?

R. Dans notre conversation à trois, je pense — Donny Jordan —

LA COUR: Un instant. La conversation à trois? C’est bien ce que vous avez dit?

R. Donny Jordan, Howie Mclnroy et moi-même.

Q. Donny Jordan, Howie Mclnroy et vous-même.

R. Oui.

Q. Je vois, et c’est là qu’on vous a parlé d’un «mouchard» — c’est ce que vous voulez dire? Ou était-ce plutôt que ce mouchard était —

R. Oui.

Q. De Howie et Donny — lorsque vous leur avez parlé?

R. Oui.

Me ROWAN:

Q. Excusez-moi, je n’ai pas compris la question ni la réponse.

R. Oui.

LA COUR: Je lui ai demandé si c’est quand elle leur a parlé — à Howie et Donny, qu’elle a entendu cette phrase.

Me ROWAN:

Q. Vous étiez dans la salle de séjour à ce moment-là n’est-ce pas? Le matin du lundi 17?

R. Oui.

Q. Alors vous saviez déjà que quelqu’un avait été tué?

R. Je ne sais pas si à ce moment-là —

Q. Mais on a manifestement utilisé le mot mouchard dans cette conversation, et c’était bien en rapport avec quelque chose. Et je vous suggère que c’était en rapport avec la mort de Cameron.

R. Pas nécessairement.

[Page 599]

Q. Admettons. Alors avez-vous une autre explication?

R. Je n’en ai pas, sauf qu’ils parlaient de Garnet Cameron, et que le mot mouchard a été prononcé, mais je ne me souviens pas si, à ce moment-là, ils ont dit que quelqu’un avait été tué —

LA COUR: Madame, je ne vous entends pas.

R. J’ai dit que je ne me souviens pas qu’on ait dit qu’il avait été tué.

Q. Qui avait été tué?

R. Garnet Cameron.

Q. Mais n’avez-vous pas dit il y a un instant, en parlant du mouchard, qu’il s’agissait de Garnet Cameron, de la même personne? Je vous ai peut-être mal comprise. Dites-moi si j’ai bien compris.

LA COUR: Madame la sténographe, relisez la réponse au témoin.

(CE QUI FUT FAIT)

Me ROWAN:

Q. Bien. Vous vous souviendriez si Howie vous avait dit qu’il avait tué quelqu’un, n’est‑ce pas? C’est une chose qu’on n’oublie pas.

R. Je ne me rappelle pas qu’il m’ait dit cela.

Q. Mais comment pouvez-vous oublier une telle chose? Vous l’avez vous-même dit le 22 février, non? Alors vous vous en rappeliez le 22 février? N’est-ce pas? Vous en souveniez-vous le 22 février?

R. Je ne sais pas — c’est bien dans la déclaration mais j’avais entendu tellement de choses et tout était si compliqué — je ne me souviens pas.

Q. Vous avez bien dit dans votre déclaration du 22 février:

«Howie m’a dit qu’il avait tué quelqu’un»

Est-ce vrai? Est-ce que vous mentiez?

R. Non, je ne mentais pas.

Q. Alors vous avez dit la vérité dans votre déclaration, mais vous ne vous en souvenez plus maintenant?

R. Je ne me souviens pas avoir dit cela dans ma déclaration.

Q. Mais vous n’auriez pas menti?

R. Non, je n’aurais pas menti.

Q. Maintenant, regardez à la page 7.

[Page 600]

LA COUR: Ce document devrait être coté, pour le dossier du voir dire.

Me ROWAN: Le témoin l’a maintenant. Auriez-vous objection à ce qu’il soit coté plus tard?

LA COUR: Aucune objection.

Me ROWAN:

Q. Au bas de la page, dans votre interrogatoire, vous avez la question suivante:

«Q. Howie vous a-t-il dit quelque chose au sujet du fait qu’il était payé pour le meurtre?

R. Oui. Je ne me souviens pas exactement; mais je sais qu’il m’a dit qu’il était payé.»

Vous souvenez-vous quand l’agent Ross vous a posé la question et a pris votre réponse par écrit?

R. Non, je ne m’en souviens pas.

Q. Vous ne vous souvenez pas du tout? Mais c’est bien votre signature au bas de la page?

Me JATKO: Ce n’est pas une signature.

Me ROWAN:

Q. Excusez-moi, je veux dire vos initiales au bas de la page?

R. Oui.

Q. Et la question suivante:

«Q. Vous a-t-il dit combien?

R. Non.»

Vous souvenez-vous que l’agent Ross vous ait posé cette question?

R. Non.

Q. Et vous ne vous souvenez pas de votre réponse.

R. Non.

Q. Bon, présumons qu’il vous a posé la question; vous souvenez-vous si Howie a mentionné qu’il était payé pour ce meurtre?

R. Non.

Q. Vous ne vous souvenez de rien du tout, ni des questions, ni des réponses?

R. Non.

Q. J’aimerais que vous jetiez un coup d’oeil sur la page dix; en haut de la page, on vous a demandé:

«Q. Vous ont-ils dit où se trouvaient l’arbalète et les flèches?

[Page 601]

R. Howie m’a dit que l’arbalète avait été brisée et jetée. Il n’a pas parlé des flèches. On était dimanche soir ou tôt lundi matin.»

Vous souvenez-vous de cette question et de votre réponse?

R. Non.

Q. Pas du tout? Voulez-vous dire qu’il se peut qu’on vous ait posé la question et que vous ayez donné cette réponse, mais que vous ne vous en souveniez pas du tout?

R. C’est ça.

Q. Mais Howie vous a-t-il ou non parlé de l’arbalète brisée?

R. Je ne sais pas.

Q. Et s’il l’a fait, vous l’avez oublié; c’est ça?

R. Oui.

Q. Et puis, au bas de la page 11, on lit:

«J’ai lu la présente déclaration et elle est conforme et exacte.»

Vous avez donc lu et signé la déclaration?

R. Oui.

Ces questions et réponses ressemblent beaucoup à celles qui sont citées dans Milgaard, à la p. 218. Dans cette affaire-là, la Cour a accordé la permission de contre-interroger le témoin, conformément au par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, sur une déclaration de onze pages faite à la police et qu’elle a reconnu avoir faite et signée.

Après le voir dire, le juge du procès en l’espèce a d’abord refusé au ministère public la permission de contre-interroger Mme St. Germaine, mais il est revenu sur sa décision après un réexamen et Mme St. Germaine a subi un contre-interrogatoire semblable à celui qu’on utilise au voir dire. Le juge a déclaré:

[TRADUCTION] Je suis arrivé à la conclusion que j’ai mal exercé mon pouvoir discrétionnaire et je vous informe que je modifie ma décision pour autoriser le substitut, s’il le souhaite, à contre-interroger le témoin défavorable, en se limitant toutefois à la déclaration cotée pièce «B» au voir dire, et seulement aux parties de cette déclaration portant sur les conversations avec l’accusé Mclnroy.

[Page 602]

Je ne permets pas que la déclaration, avec sa cote actuelle, soit soumise au jury; je permets seulement au ministère public de confronter le témoin avec sa déclaration, de lui demander si cela lui rafraîchit la mémoire et si, comme hier, elle répond que non, j’autoriserai alors le ministère public à lui soumettre les extraits de la déclaration relatifs aux conversations avec Mclnroy et si, comme hier, cela ne lui rafraîchit pas la mémoire, il faudra lui demander si cette déclaration est exacte ou non et elle devra alors répondre à cette question.

Mme St. Germaine a donc été contre-interrogée devant le jury au sujet de la déclaration. Elle a de nouveau affirmé ne pas se souvenir d’avoir déclaré à la police que l’appelant Mclnroy lui avait parlé du meurtre, qu’il était payé pour le faire ou qui était présent lorsque «le mouchard» a été tué. L’interrogatoire principal s’est terminé par l’échange suivant:

[TRADUCTION]

Q. Mme St. Germaine, prenez le bas de la dernière page de la déclaration, la page 11. Maintenant, lisez les mots qui précèdent votre signature et qui suivent la dernière réponse inscrite sur cette page. Lisez cette phrase au jury s’il vous plaît.

R. «J’ai lu la présente déclaration et elle est conforme et exacte.»

Q. Vous avez bien lu cette phrase «J’ai lu la présente déclaration et elle est conforme et exacte» et vous l’avez signée?

R. Oui, c’est exact.

Q. Dans les questions, ou plutôt dans les réponses, que je vous ai lues avez-vous menti?

R. Non.

Q. Alors si vous ne mentiez pas Mme St. Germaine, c’est que vous disiez la vérité?

R. J’ai dit ce que je pensais être la vérité à l’époque.

Q. Et vous pensiez que c’était la vérité?

R. Pardon —

Q. Et vous pensiez que c’était la vérité?

R. Oui.

La déclaration à la police n’a pas elle-même été déposée en preuve.

Dans son exposé au jury, le juge du procès a dit:

[TRADUCTION] Quant à la partie de son témoignage relative au contenu de la déclaration, je dois vous demander de tenir compte uniquement de sa déposition

[Page 603]

devant vous. On l’a confrontée à des questions et réponses formulées il y a un certain temps et elle les a, dans presque tous les cas, rejetées en disant qu’elle ne pouvait simplement pas s’en souvenir. Ces questions et réponses dont elle ne se souvient pas ne constituent pas une preuve, car elle ne les a pas reconnues et je dois donc vous indiquer expressément que vous ne devez pas considérer ces extraits de la déclaration antérieure comme preuve de la vérité de ce qu’ils énoncent; vous pouvez en tenir compte seulement pour évaluer la crédibilité du témoin. Je vous répète donc que puisqu’elle était totalement incapable de se rappeler les questions et réponses, les extraits de la déclaration ne font pas partie de sa déposition et ne doivent donc pas être considérés comme preuve de la vérité de ce qu’ils énoncent; vous pouvez seulement en tenir compte pour évaluer la crédibilité du témoin.

La Cour d’appel a unanimement statué que le juge du procès avait commis une erreur en autorisant le substitut à contre-interroger Mme St. Germaine sur la déclaration. Le juge en chef Farris a donné le motif suivant:

[TRADUCTION] A mon avis, le juge a commis une erreur en autorisant le ministère public à contre-interroger le témoin en tant que témoin défavorable. Au moment où fut présentée la requête en contre-interrogatoire en vertu du par. 9(2), la déposition du témoin pouvait se résumer comme suit:

(1) Mclnroy et Jordan sont revenus chez elle à environ la même heure que celle indiquée par Jordan.

(2) Elle a eu une conversation avec Mclnroy dans la cuisine.

(3) Elle est sortie en voiture avec Mclnroy et celui-ci lui a demandé de jeter un sac de papier par la fenêtre.

Le ministère public n’avait aucune raison de contester ces trois éléments de preuve. Il voulait se servir de la déclaration antérieure pour attaquer la crédibilité du témoin. Mais sa crédibilité n’était pas en cause. Mme St. Germaine n’avait fait aucune déclaration défavorable à la poursuite. Elle a tout simplement déclaré dans son témoignage ne se souvenir actuellement d’aucune conversation sur un sujet précis avec Mclnroy. Dans un tel cas, une déclaration de faits antérieure incompatible qui est favorable à celui qui produit le témoin ne peut être invoquée pour le reprocher.

Avec égards, je ne puis souscrire à l’opinion que le juge du procès a commis une erreur en l’espèce. L’erreur reprochée par la Cour d’appel est énoncée

[Page 604]

à la première phrase de l’extrait cité: [TRADUCTION] «en autorisant le ministère public à contre-interroger le témoin en tant que témoin défavorable». La Cour poursuit en étudiant la déposition de Mme St. Germaine préalable aux questions et réponses à l’origine de la requête du ministère public. La première partie de sa déposition n’est pas défavorable à la poursuite. On en déduit que cela empêche le témoin d’être considérée comme un témoin défavorable.

Le paragraphe 9(2) ne porte pas sur le contre-interrogatoire d’un témoin défavorable. Il confère un pouvoir discrétionnaire au juge du procès lorsque la partie qui produit un témoin allègue que le témoin a fait à un autre moment une déclaration par écrit incompatible avec sa déposition au procès. Le juge peut, sans qu’il soit prouvé que le témoin est défavorable, permettre un contre-interrogatoire sur la déclaration.

Le juge du procès devait donc déterminer si la déposition de Mme St. Germaine était incompatible avec sa déclaration à la police. A mon avis, il pouvait conclure que c’était le cas. Au procès, Mme St. Germaine a déclaré sous serment ne se souvenir d’aucune partie de sa conversation avec Mclnroy, dans la cuisine de sa maison, le soir du meurtre, alors que quelque sept mois plus tôt elle avait révélé à la police, dans une déclaration écrite, les détails de cette conversation, et l’aveu du meurtre par Mclnroy. Si elle a dit la vérité au procès et qu’elle n’a réellement aucun souvenir de cette conversation, il n’y a pas nécessairement d’incompatibilité; mais le juge du procès a vu Mme St. Germaine et entendu son témoignage lors du voir dire. Il pouvait conclure qu’elle mentait et tirer ses propres conclusions quant à la raison pour laquelle elle refusait de dire ce dont elle se souvenait vraiment. Le juge en chef Farris dit précisément: [TRADUCTION] «Il est clair que le juge ne l’a pas crue quand elle a dit ne se souvenir de rien». Il n’en demeure pas moins qu’il y avait une incompatibilité entre sa déposition au procès, savoir qu’elle ne se souvenait pas du tout de la conversation, et sa déclaration écrite relatant avec précision la conversation.

[Page 605]

Dans l’arrêt Wolf c. La Reine[3], cette Cour a confirmé la condamnation pour parjure d’une personne qui avait déposé la plainte à l’origine d’une accusation d’avoir illégalement causé des lésions corporelles. Elle avait fait une déclaration écrite et signée à la police au sujet de l’accusation. A l’enquête préliminaire, elle a déclaré ne pas se souvenir des événements décrits dans la déclaration. Cette Cour devait décider si le témoignage à l’enquête préliminaire avait été donné «dans l’intention de tromper» au sens de l’art. 120 du Code criminel. Elle a jugé qu’il ne s’agissait pas d’une simple erreur, faite de bonne foi, mais que les circonstances permettaient de conclure que le défaut de mémoire était malhonnête et délibérément allégué pour empêcher le tribunal de rendre une décision sur la base de témoignages fiables.

La discrétion pour faire droit à la requête du ministère public appartient au juge du procès et, à mon avis, il disposait de motifs valables pour décider comme il l’a fait. Sa requête accueillie, le ministère public pouvait contre-interroger Mme St. Germaine devant le jury. Le juge a soigneusement expliqué, dans l’extrait cité, la portée restreinte que le jury pouvait accorder au contre-interrogatoire.

Ayant jugé que le juge du procès avait commis une erreur en autorisant le contre‑interrogatoire de Mme St. Germaine en vertu du par. 9(2), la Cour d’appel a ajouté dans son jugement rendu à la majorité que le jury pouvait être saisi de la déclaration que Mme St. Germaine avait faite à la police en tant que «souvenirs consignés par écrit», selon la doctrine de Wigmore, étant donné qu’elle avait témoigné que sa déclaration relatait ce qu’elle croyait vrai à l’époque, même si, au moment du procès, elle ne se rappelait pas sa conversation avec Mclnroy. On a cité la jurisprudence anglaise qui permet de recevoir en preuve les notes d’un témoin grâce auxquelles il se souvient qu’un événement s’est produit et qu’il en a pris note fidèlement. La majorité a jugé la déclaration recevable et probante quant aux faits qu’elle énonce.

[Page 606]

C’est sur la question de la recevabilité de la déclaration pour ce motif que le juge Robertson était dissident et c’est sur cette dissidence que repose le pourvoi devant cette Cour.

Compte tenu de ma conclusion déjà exposée, que le juge du procès n’a commis aucune erreur en autorisant le contre-interrogatoire de Mme St. Germaine en vertu du par. 9(2), il n’est pas nécessaire de statuer sur le fondement juridique qui, selon l’opinion de la majorité en Cour d’appel (le juge Robertson étant dissident), permet de soumettre au jury la déclaration de Mme St. Germaine.

Je suis donc d’avis de rejeter le pourvoi.

LE JUGE ESTEY — J’ai eu l’occasion de lire les motifs de jugement de mon collègue le juge Martland et, avec égards, comme lui je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Mon opinion diffère seulement en ce qu’à mon avis, aux termes de l’art. 9 de la Loi sur la preuve et des principes de common law relatifs aux déclarations antérieures incompatibles, le jury a le droit, ce dont en l’espèce il aurait dû être informé, de prendre en considération le contenu de pareille déclaration, non seulement pour évaluer la crédibilité du témoin, Mme St. Germaine, mais également pour trancher les questions de fait soulevées au procès et vis-à-vis desquelles le contenu de la déclaration antérieure est pertinent. Autrement dit, une fois prouvée la déclaration antérieure incompatible, par l’interrogatoire du témoin qui l’a faite ou autrement, le contenu de la déclaration antérieure incompatible fait autant partie de la preuve soumise au tribunal que la déposition du témoin au procès; il appartient au juge du fond de déterminer quelle déclaration, de la déposition au procès ou de la déclaration antérieure, énonce la vérité, que ce soit totalement, en partie ou pas du tout. Avec égards, c’est à la fois une erreur de droit et une insulte au bon sens de dire au jury que la déclaration antérieure du témoin, particulièrement quand elle est faite dans des circonstances comme les présentes, ne peut être prise en considération que pour évaluer la crédibilité du témoin, Mme St. Germaine, et doit être écartée sur les questions de fait dont elle traite; plus précisément, c’est une erreur de dire au jury qu’il ne peut considérer la déclaration anté-

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rieure comme une preuve ni même comme un élément de preuve des faits qu’elle énonce.

Mon collègue le juge Martland a relaté les faits saillants de la présente affaire et, aux fins de ces motifs, il n’est nécessaire de citer que les brefs extraits suivants du témoignage de Mme St. Germaine:

[TRADUCTION]

Q. Avez-vous parlé à Howie Mclnroy dans la cuisine?

R. Oui.

Q. Dites à la Cour de quoi vous avez parlé?

R. Je ne m’en souviens pas.

Q. Vous ne vous en souvenez pas du tout?

R. Non.

et

[TRADUCTION]

Q. Mme St. Germaine, prenez le bas de la dernière page de la déclaration, la page 11. Maintenant, lisez les mots qui précèdent votre signature et qui suivent la dernière réponse inscrite sur cette page. Lisez cette phrase au jury s’il vous plaît.

R. «J’ai lu la présente déclaration et elle est conforme et exacte.»

Q. Vous avez bien lu cette phrase «J’ai lu la présente déclaration et elle est conforme et exacte» et vous l’avez signée?

R. Oui, c’est exact.

Q. Dans les questions, ou plutôt dans les réponses, que je vous ai lues avez-vous menti?

R. Non.

Q. Alors si vous ne mentiez pas, Mme St. Germaine, c’est que vous disiez la vérité?

R. J’ai dit ce que je pensais être la vérité à l’époque.

Q. Et vous pensiez que c’était la vérité?

R. Pardon —

Q. Et vous pensiez que c’était la vérité?

R. Oui.

Il est bien établi en droit de la preuve qu’une preuve documentaire est recevable si, lors de sa comparution, le témoin est en mesure d’attester que le document en question reflète la vérité même s’il ne se rappelle pas le contenu précis du docu-

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ment ou l’événement particulier décrit ou relaté. Il peut s’agir de pièces commerciales ou d’actes que le témoin a annotés ou signés, reconnaissant ainsi la passation de l’acte ou un autre fait. Avec le temps ou si le témoin participe quotidiennement à un grand nombre d’événements ou d’opérations semblables, il est tout à fait irréaliste de s’attendre que le témoin, en examinant le document, se rappelle une inscription ou un fait particulier, ni de le croire s’il affirme se le rappeler. Face à ces réalités, le droit a depuis longtemps admis la procédure qui permet au témoin d’inclure ces actes ou documents dans son témoignage quand il en adopte le contenu dans sa déposition.

Ce n’est cependant pas le cas en l’espèce, car le témoin n’adopte pas le contenu de la déclaration antérieure qu’elle a signée. Elle admet simplement avoir signé la déclaration sans pour autant la reconnaître (bien que la Cour d’appel décide le contraire), lors de sa déposition, comme la vérité telle qu’elle la voit à présent. L’extrait suivant de la transcription illustre bien comment le témoin s’est dérobée face aux questions de l’avocat:

[TRADUCTION]

Q. Pouvez-vous nous lire la question suivante:

«Q. Howie vous a-t-il dit quelque chose au sujet du fait qu’il était payé pour le meurtre — ou ace meurtre»?

R. Oui. Je ne me souviens pas exactement; mais je sais qu’il m’a dit qu’il était payé.»

Vous a-t-on posé cette question et avez-vous donné cette réponse?

R. Je ne me souviens pas qu’on m’ait posé cette question.

Q. Si vous aviez donné cette réponse, auriez-vous dit la vérité?

R. Je ne sais pas.

Pour une raison ou une autre, le témoin indique clairement qu’elle n’adopte pas la déclaration antérieure tout en admettant l’avoir signée et en avoir paraphé chaque page; elle répond simplement qu’elle ne se rappelle pas. Le juge Robertson de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu en dissidence que la déclaration ne peut pas être admise puisque le témoin Mme St. Germaine n’en a

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pas reconnu le caractère véridique lors de sa déposition. Il aurait ordonné un nouveau procès au motif que l’admission de la déclaration contrevient à la règle de preuve fondamentale selon laquelle [TRADUCTION] «seuls sont recevables devant un tribunal les témoignages faits sous serment ou à la suite d’une affirmation solennelle». Certains vont même plus loin et rejettent les déclarations antérieures faites sous serment au motif que seuls les témoignages faits sous serment devant le tribunal sont recevables. (R. v. Golder[4].)

La majorité de la Cour d’appel a également conclu que la déclaration antérieure du témoin, Mme St. Germaine, n’aurait pas dû être admise en preuve en vertu du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, même à la seule fin de permettre au jury d’évaluer sa crédibilité. La majorité est parvenue à cette conclusion parce que la déposition du témoin n’était pas défavorable à la poursuite et que la crédibilité du témoin n’était pas en cause. La majorité a cependant jugé la déclaration admissible au titre de souvenirs consignés par écrit.

Le témoin a fait une déclaration antérieure consignée qui a été admise en preuve selon la procédure prévue au par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada. La procédure suivie au procès a été décrite par le juge en chef Culliton de la Saskatchewan dans l’arrêt Regina v. Milgaard[5]. Cette Cour, qui a refusé l’autorisation d’appel, (1972) 4 C.C.C. (2d) 566, n’a pas voulu [TRADUCTION] «se prononcer sur la question de savoir si, avant d’accorder l’autorisation de contre-interroger le témoin en vertu du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, la cour doit tenir un voir dire sur les circonstances de l’obtention de la déclaration écrite». Avec égards, j’estime que la Cour d’appel de la Saskatchewan a correctement analysé le par. 9(2), tant en droit qu’en pratique. Ici, le juge du procès a suivi cette procédure et, ce faisant, a correctement appliqué le par. 9(2). Il reste donc à déterminer l’effet juridique de la déclaration incompatible faite antérieurement par le témoin, Mme St. Germaine. Le paragraphe 9(2) a été

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ajouté à la Loi sur la preuve au Canada en 1968 (1968-69 (Can.) chap. 14, art. 2). Il s’agit d’une disposition sans précédent législatif. A ma connaissance, le paragraphe n’a jamais fait l’objet d’une interprétation judiciaire sous l’angle présenté ici. Le paragraphe, qui prescrit la procédure à suivre pour que soit admise en preuve une déclaration antérieure incompatible, reste muet quant à l’usage qu’on peut faire de cette preuve. A mon avis, en elle-même et indépendamment des anciens débats jurisprudentiels et doctrinaux, cette disposition, selon le sens ordinaire des mots, révèle l’intention du Parlement de faire en sorte que cette preuve soit admissible et prise en considération par la cour au même titre que toute autre preuve, sans restriction particulière, à la condition toutefois que la procédure prescrite ait été suivie.

En vertu d’autres dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, notamment le par. 30(1), une preuve particulière ou provenant d’une source déterminée est admissible sans précision sur l’usage, restreint ou non, qui peut en être fait une fois qu’elle est régulièrement produite. Les tribunaux n’ont pas donné à ces dispositions une interprétation visant à restreindre l’utilité ou la portée d’une telle preuve. Il reste donc à décider si, interprété correctement, le sens du par. 9(2) est influencé par le texte du par. 9(1) et peut-être par l’interprétation jurisprudentielle s’y rapportant. Le paragraphe (1) prescrit une procédure en deux temps:

a) Si, de l’avis de la cour, le témoin est «défavorable» à la partie qui le «produit», cette partie peut le réfuter par «d’autres témoignages»; et

b) «Avec la permission de la cour», cette partie peut prouver que le témoin a déjà fait une déclaration incompatible avec sa déposition, après avoir exposé au témoin la déclaration antérieure et les circonstances dans lesquelles elle a été faite et lui avoir demandé s’il a fait cette déclaration.

(Malgré l’emploi de la conjonction «ou» avant la mention de la nécessité d’obtenir la permission de la cour quant aux déclarations antérieures incompatibles, il est clair d’après le par. (1) que le témoin doit auparavant avoir été déclaré défavorable. L’interchangeabilité des conjonctions «et» et «ou» a toujours embarrassé les rédacteurs de lois.

[Page 611]

(Voir Maxwell, The Interpretation of Statutes (12e éd.) p. 232 et Greenough v. Eccles[6], le juge Williams, à la p. 802)). Le seul lien entre les deux paragraphes de l’art. 9 est la dernière phrase du par. (2) qui permet à la cour de tenir compte de tout contre-interrogatoire permis au par. (2) pour décider si le témoin est «défavorable» en vertu du par. (1).

Le paragraphe 9(1) de la Loi sur la preuve au Canada reprend le texte de l’art. 22 de la Common Law Procedure Act du Royaume-Uni, 1854, et fait partie des règles de preuve en matière criminelle en vigueur dans notre pays depuis la promulgation en 1869 de la Loi concernant la procédure en matière criminelle (S.C. 32-33 Vict., chap. 29, art. 68). Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, les tribunaux ont eu maintes fois à tenter de déterminer si la loi ne constitue qu’une codification de la règle de common law existante ou si elle va plus loin et établit de nouveaux droits de contre-interrogatoire et de nouvelles sources d’éléments de preuve. Au moins il est clair que lorsqu’un témoin est déclaré défavorable et qu’il nie la véracité de la déclaration antérieure, celle-ci est recevable en preuve pour évaluer sa crédibilité. Cependant, ainsi interprété, cet article a pour effet de permettre que la déclaration soit soumise au juge du fond à la seule fin d’attaquer la crédibilité du témoin de sorte qu’en somme, si le jury conclut que le témoin a effectivement fait la déclaration antérieure et qu’elle est incompatible avec sa déposition devant la cour, il ne peut en tenir compte à d’autres fins. Rex v. Leonard Harris[7], à la p. 149, analysé dans Rex v. Kadeshevitz[8], le juge Riddell à la p. 219; R. v. Golder, précité, à la p. 457; R. v. Duckworth[9]. L’effet du par. 9(1) a déjà été analysé en cette Cour par le juge Kerwin, alors juge puîné, dans l’arrêt Deacon c. R.[10], à la p. 534:

[TRADUCTION] Le fait que l’esquisse ait été déposée à titre de pièce, et donc l’écrit aussi, ne lui enlève pas son caractère de preuve destinée seulement à attaquer la crédibilité du témoin et ne l’élève pas au rang d’une

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preuve jouant contre l’accusé et attestant la vérité des déclarations contenues dans le document. Soutenir le contraire irait complètement à l’encontre de notre droit criminel.

Le juge Rand a émis une opinion semblable aux pp. 537 et 538:

[TRADUCTION] Il est bien établi que la portée de ces déclarations est généralement limitée à la question de la crédibilité et qu’elles ne peuvent servir à prouver les faits auxquels elles se rapportent: R. v. Dibble, 1 Cr. App. R. 155; R. v. Harris, 20 Cr. App. R. 144; R. v. Francis & Barber, [1929] 3 D.L.R. 593, 51 Can. C.C. 343. Il est tout à fait exact qu’il peut être difficile de dissocier le contenu de ces déclarations des faits soumis au jury par le témoin et d’effacer l’influence qu’elles peuvent avoir sur l’esprit des jurés lorsqu’ils analysent l’ensemble de la preuve; mais toute autre règle exposerait une personne à un récit monté de toute pièce, ce qui est un trop grand risque. Cependant, le champ du contre-interrogatoire est ouvert, à la discrétion de la cour, et le contenu de la déclaration peut être passé au crible du témoignage. On pourrait penser qu’il y a là une raison suffisante de permettre au jury de disposer à son gré de tous les faits, y compris la déclaration, mais la pratique des tribunaux a démontré que cette solution n’en est pas une.

Vingt ans avant la promulgation de la Common Law Procedure Act, le juge en chef Denman a étudié dans l’arrêt Wright v. Beckett[11], à la p. 419, la règle de common law selon laquelle lorsqu’un témoin est déclaré hostile par la cour, il peut être contre-interrogé par la partie qui le cite à comparaître, et dit sur les déclarations antérieures incompatibles:

[TRADUCTION] L’autre danger est que la déclaration, qui n’est admissible que pour contredire le témoin, devienne une preuve valable au fond. Ce danger existe également lorsqu’on contredit un témoin défavorable. Ce danger est écarté quand le juge explique la distinction au jury et le met en garde. Ce n’est pas obscur au point d’empêcher les juges d’en expliquer le sens et les jurés d’en comprendre la raison; il est fort probable qu’en général les jurés ne tiennent aucun compte du témoignage d’une personne qui a fait des déclarations mensongères, sous serment ou non.

Se fondant sur la Common Law Procedure Act et sur son équivalent en droit criminel, les tribunaux ont continué à appliquer la règle énoncée dans l’arrêt Wright v. Beckett, précité, sans faire d’ana-

[Page 613]

lyse critique de l’actuel par. 9(1); toutefois un juge au moins, dans l’arrêt Greenough v. Eccles, précité, a cependant reconnu que la valeur des déclarations antérieures incompatibles était [TRADUCTION] «dans une certaine mesure, incertaine» en common law (le juge Williams, à la p. 802).

Avant d’analyser en détail la terminologie de l’art. 9, il serait utile de reprendre les principes fondamentaux du droit de la preuve. Le premier critère de recevabilité est, bien évidemment, la pertinence et, comme l’a écrit lord Simon dans l’arrêt D.P.P. v. Kilbourne[12], à la p. 756: [TRADUCTION] «Une preuve est pertinente si, en toute logique, elle prouve ou contredit quelque chose qui doit être prouvé»; ou, pour citer le juge en chef Duff, qui la définit par la négative, toute preuve qui n’a [TRADUCTION] «aucune pertinence quant aux questions en litige entre la poursuite et l’accusé…» doit être exclue (Picken c. R.[13], à la p. 458). En l’espèce, la preuve en cause est une déclaration du témoin, Mme St. Germaine, selon laquelle l’accusé lui avait dit

a) qu’il avait tué quelqu’un;

b) que c’était un «mouchard» qui avait envoyé quatre personnes en prison;

et

c) qu’il avait été payé pour le meurtre.

Ce témoignage est incontestablement pertinent et donc recevable, sous réserve des principes d’exclusion applicables. La première règle d’exclusion est bien sûr l’irrecevabilité de la preuve par ouï-dire; dans son ouvrage sur la preuve (4e éd., 1974, à la p. 6) Cross le définit comme [TRADUCTION] «une déclaration qui n’est pas faite par le témoin lors de son témoignage au cours du procès». Pour beaucoup d’auteurs, cette exclusion est fondée sur l’impossibilité de contre-interroger l’auteur de la déclaration et sur l’absence de serment de celui-ci. Voir Phipson on Evidence, 12e éd., 1976, par. 636, à la p. 273 et Cross on Evidence, précité, à la p. 415. La règle du ouï-dire est généralement illustrée par des cas où la déclaration en question est faite au témoin par un tiers qui n’est pas appelé à la barre des témoins; c’est dans ce contexte que se

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situent les commentaires de lord Normand dans l’arrêt Teper v. The Queen[14], à la p. 486:

[TRADUCTION] La règle de la non-admissibilité des preuves par ouï-dire est fondamentale. Ce n’est pas la meilleure preuve et elle n’est pas produite sous serment. La véracité et l’exactitude des propos d’une personne qui sont rapportés par un autre témoin ne peuvent être vérifiées par contre-interrogatoire, et l’on perd toute possibilité de tirer du comportement du témoin certains indices qui pourraient éclairer son témoignage.

Il est arrivé fréquemment que les tribunaux jugent irrecevables des déclarations faites au témoin par des tiers alors que la déclaration a été consignée par écrit et faite sous serment. Ainsi savoir si la déclaration antérieure a été faite sous serment ne semble pas être le critère décisif; voir par exemple l’arrêt R. v. Campbell[15]. Cependant, en l’espèce, l’auteur du «ouï‑dire» est à la barre des témoins; elle peut être contre-interrogée et le juge du fond peut observer son comportement. En outre, il ne faut pas oublier l’existence de plusieurs exceptions à la règle de la preuve par ouï-dire inventées par nécessité, comme, par exemple, le cas du décès de l’auteur de la déclaration. Je pense aux déclarations d’un mourant, à celles contre le propre intérêt de leur auteur et à l’exception des res gestae.

On a beaucoup écrit depuis cinquante ans sur la qualification appropriée des déclarations antérieures incompatibles dans le droit de la preuve et sur leur situation par rapport à la règle du ouï-dire. Dans son ouvrage Pleading, Evidence & Practice in Criminal Cases (39e éd., 1976), Archbold écrit, aux pp. 692 et 693:

[TRADUCTION] A notre avis, le professeur Cross a bien formulé la règle: «Les déclarations expresses ou implicites faites par des personnes autres que le témoin et les déclarations contenues dans des documents déposés à la cour quand aucun témoin n’est à la barre sont irrecevables comme preuve de leur contenu». (Cross, Evidence, 4e éd., p. 387). La déclaration antérieure dont le témoin est l’auteur n’est pas exclue dans cet énoncé de la règle. Une déclaration du témoin X rapportée par le témoin Y peut toutefois tomber sous le coup de cette interdiction.

Les remarques du juge Lennox de la Cour d’appel

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dans Rex v. Duckworth[16], à la p. 253, sont pertinentes:

[TRADUCTION] On a souvent dit et il convient de le répéter en l’espèce que «les déclarations faites devant la cour ne peuvent être effacées de la mémoire des jurés». C’est tout à fait vrai; aucune mise en garde ou explication du droit de la preuve par le juge n’y peut rien changer. Il reste néanmoins que des dispositions législatives autorisent expressément la révélation des déclarations incompatibles faites antérieurement par un témoin défavorable; la jurisprudence prédominante n’est devenue loi qu’après des discussions quasiment séculaires et en pleine connaissance du fait que la révélation de la déclaration pouvait entraîner, quelquefois selon une justice sommaire et malgré un savant et long exposé du juge au sujet de la distinction subtile à faire entre la preuve de la déclaration et la preuve des faits énoncés, le raisonnement suivant de la part d’un juré vigilant, profane en droit: «Je ne comprends pas, le juge dit que c’est une preuve sans en être une et puisqu’il en a longuement parlé, ça doit être important; or laissez-moi vous dire ceci, je pense que c’est très pertinent compte tenu des choses que nous tenons pour vraies».

Le Comité anglais de réforme du droit pénal, présidé par le lord juge Davies, fait remarquer dans son onzième rapport sur la preuve (général) 1972, à la p. 149, que la règle qui autorise l’utilisation d’une déclaration antérieure incompatible du témoin pour évaluer sa crédibilité mais en interdit l’utilisation pour prouver les faits qu’elle énonce n’est [TRADUCTION] «pas du tout réaliste et très difficile à saisir pour le jury». La jurisprudence américaine va essentiellement dans le même sens. Dans Di Carlo v. United States[17], voici ce que le juge Learned Hand dit de la situation qui prévaut en common law lorsque la cour autorise le contre-interrogatoire d’un témoin déclaré hostile (à la p. 368):

[TRADUCTION] Non seulement les questions peuvent aller jusqu’au contre‑interrogatoire mais, si cela s’avère nécessaire pour faire sortir la vérité, il est tout à fait normal de demander au témoin s’il a déjà fait des déclarations incompatibles. Il comparaît devant les jurés et ces derniers peuvent déduire la vérité de son comportement et de son attitude, même s’il s’agit de réponses incompatibles qu’il a pu donner en d’autres occasions…

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Il se peut en effet qu’un jury considère comme véridiques les déclarations antérieures plutôt que celles faites à la barre des témoins et cela ne cause aucune difficulté. Si, en se fondant sur le comportement du témoin, les jurés concluent que la vérité réside dans ses déclarations antérieures et non dans sa déposition, ils décident néanmoins d’après ce que cette personne leur a montré et dit en cour. Rien de mythique n’exige que l’affaire soit tranchée seulement en fonction de la véracité de ce qui a été dit sous serment devant le tribunal.

La Cour suprême des États-Unis a refusé le certiorari, (368 U.S. 706). Dans United States v. De Sisto[18] (certiorari refusé à 377 U.S. 979), le juge Friendly, rendant le jugement de la Cour, souligne le même point:

[TRADUCTION] La règle qui restreint le contre-interrogatoire d’un témoin sur ses déclarations antérieures à la seule fin d’évaluer sa crédibilité a été décrite par d’éminents juristes et juges de «fraude pieuse», d’«artificielle», de «fondamentalement erronée», de «simple rituel verbal» et d’anachronisme «qui compromet encore notre recherche de la vérité» …La procédure prescrite semble particulièrement absurde lorsqu’un témoin fait une déclaration préjudiciable à sa première comparution devant la cour et affirme ne pas se la rappeller à la seconde comparution; indiquer au jury qu’il peut tenir compte du témoignage antérieur à titre de preuve de la véracité de l’affirmation ultérieure selon laquelle le témoin ne se rappelle plus rien mais non à titre de preuve valable au fond et pertinente en elle-même, c’est demander aux jurés de faire un exercice mental dont ils sont heureusement incapables. En outre, la règle orthodoxe contrevient à la règle de bon sens selon laquelle «Le souvenir est d’autant plus exact qu’il est frais à la mémoire… Il est bien évident que cela ne signifie pas que lorsqu’un témoin adopte une autre version, la première est automatiquement exacte alors que la seconde est le fruit d’un souvenir déformé, ou le résultat de la subornation, de suggestions fallacieuses, d’intimidation ou de sollicitations de sympathie… [mais] plus le procès est éloigné de l’événement, plus un témoin risque d’être exposé à ces influences».

Il est de toute évidence anormal qu’un témoin puisse en contre-interrogatoire contredire sa déposition faite à l’interrogatoire principal, et qu’un jury ou un juge siégeant seul puisse prendre en considération à la fois son témoignage à l’interrogatoire principal et en contre‑interrogatoire pour déterminer la vérité. Par contre, selon les remar-

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ques faites dans l’arrêt Wright v. Beckett, précité, si le témoin nie une déclaration antérieure prouvée, le juge du fond ne peut, en vue d’établir la vérité, considérer la déclaration antérieure incompatible qu’à la seule fin de décider s’il doit ajouter foi à la déposition du témoin devant le tribunal. Le juge peut décider de ne pas y ajouter foi et aucune déclaration du témoin ne pourra alors servir à déterminer la vérité.

Dans Cross on Evidence, précité, le savant auteur commente en ces termes l’utilisation restreinte de la déclaration antérieure (aux pp. 416 et 417):

[TRADUCTION] On s’oppose à la recevabilité des déclarations antérieures incompatibles à titre de preuve des faits qu’elles énoncent au motif qu’elles n’ont pas été faites sous serment alors que le témoin jure, sous la foi du serment, qu’elles sont fausses. Il sera en général préférable que la cour et le jury ne tiennent compte ni de la déclaration ni du témoignage; cependant, dans quelques rares cas, comme celui où le témoin a pu être «intimidé» depuis la déclaration, il existe d’excellentes raisons de considérer cette dernière comme véridique.

Dans Wigmore on Evidence, vol. 3A (Chadbourn rev. 1970) par. 1018b), après avoir exposé la règle de l’arrêt Deacon c. R., précité, l’auteur s’attaque au cœur du problème:

[TRADUCTION] Il ne s’ensuit toutefois pas que les déclarations antérieures incompatibles, une fois admises, doivent être considérées comme n’ayant aucune valeur probante et que le tribunal doive absolument les mettre de côté. Le seul motif pour ce faire est la règle du ouï-dire. Mais cette règle prescrit l’irrecevabilité d’une déclaration extra-judiciaire au motif qu’elle n’a pas été faite devant la cour et qu’elle rapporte les propos d’une personne absente, qui ne peut donc pas être contre‑interrogée (post, 1362). Cependant, dans notre exemple, le témoin est par hypothèse présent et peut être contre-interrogé. Il est donc tout à fait possible de le questionner sur le fondement de sa déclaration antérieure. Le but de la règle du ouï-dire est donc déjà atteint. Rien n’empêche le tribunal de donner à la déclaration extrajudiciaire la valeur de témoignage qu’elle mérite. Psychologiquement bien sûr, il est aussi utile de considérer une déclaration que l’autre; l’expérience de tous les jours, à l’extérieur des tribunaux, vient confirmer cette réalité.

Voir, dans le même sens, l’article du professeur E.M. Morgan, «Hearsay Dangers and the Applica-

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tion of the Hearsay Concept» 62 Harv. L. Rev. 177, à la p. 196. Comme Wigmore dans son ouvrage on Evidence, le savant auteur conclut: [TRADUCTION] «Il n’y a donc aucune véritable raison de considérer cette preuve comme du ouï-dire». Finalement, dans son ouvrage on Evidence (2e éd. 1972), McCormick reprend l’opinion quasi unanime en doctrine lorsqu’il écrit (aux pp. 603 et 604):

[TRADUCTION] Il est difficile de ne pas conclure que la preuve issue d’une déclaration antérieure incompatible, lorsque l’auteur est à la barre des témoins pour donner des explications, s’il en a, offre autant de garanties qu’un témoignage soumis aux interrogatoires. Accorder à cette preuve une valeur au fond dispense également de faire au jury une mise en garde qu’il ne suivrait probablement pas. En conséquence, les tribunaux qui refusent d’admettre les déclarations antérieures de témoins peuvent en général ne pas hésiter à recevoir en preuve une déclaration incompatible avec un témoignage qui lui est antérieur.

J’ai déjà mentionné la règle de common law qui autorise le contre-interrogatoire d’un témoin par la partie qui l’a cité si la cour l’a déclaré hostile. Ce contre-interrogatoire peut porter sur des déclarations antérieures incompatibles. Il existe au moins un arrêt antérieur à la codification de cette règle qui a considéré le contre-interrogatoire comme une preuve recevable sur la question de la véracité des fait énoncés dans la déclaration au lieu de le restreindre à la seule question de la crédibilité du témoin. Dans l’arrêt Attorney General v. Hitchock[19], à la p. 261, le baron en chef Pollock a écrit dans son jugement (auquel a souscrit le baron Parke):

[TRADUCTION] Lorsqu’on demande à un témoin s’il n’a pas fait une déclaration antérieure importante et incompatible avec une partie de sa déposition, on peut citer des témoins pour prouver qu’il l’a faite et le jury est libre de croire l’une ou l’autre version. (C’est moi qui souligne.)

Quelle que soit la bonne interprétation du par. 9(1) (il n’est pas nécessaire de trancher cette question en l’espèce), rien au par. (1) ne régit les dispositions du par. (2). En outre, rien dans la formulation du par. (2) ne limite l’utilisation ou l’application du contenu de la déclaration antéri-

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eure incompatible admise en preuve de la manière prescrite au par. 9(2) pour déterminer la vérité de ce qu’elle énonce. Plus particulièrement, dans le contexte du présent pourvoi, rien au par. (2) n’indique que ce paragraphe est exclusivement une disposition de procédure et que la preuve ainsi produite est irrecevable pour trancher les questions de fond soulevées dans les procédures.

Le paragraphe 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada doit donc être analysé non pas à la lumière de l’ancienne règle de common law et de la jurisprudence l’appliquant, mais plutôt selon l’interprétation appropriée de ladite disposition législative. Rien ne permet de penser que le législateur avait l’intention de restreindre la portée du par. 9(2) à des questions de procédure et de forme. Les termes employés aux deux paragraphes ne permettent certainement pas de conclure à l’intention arrêtée de rendre les dispositions inapplicables en droit positif. Il s’ensuit donc que, dégagé de l’ancienne jurisprudence de common law, le véritable sens de l’article apparaît: les faits mis à jour en contre-interrogatoire, y compris l’existence d’une déclaration antérieure incompatible, font partie de la preuve dont peut tenir compte le juge du fond pour parvenir à ses conclusions de fait.

La question de preuve posée en l’espèce est très étroite. Le témoin Mme St. Germaine a reconnu qu’elle était l’auteur de la déclaration antérieure et celle-ci a été prouvée selon les règles applicables. Il s’agit simplement de déterminer la portée que le jury peut accorder à cette déclaration. A mon avis, le principe énoncé dans l’arrêt Deacon c. R. (précité) tire son origine de la situation existante en common law et, tel qu’appliqué dans les arrêts du Royaume-Uni, ce principe continue d’être valable malgré la promulgation de l’actuel par. 9(1). Le paragraphe 9(2) n’a été ajouté à la Loi qu’en 1968, longtemps après l’arrêt Deacon. A mon avis, interprété correctement, le par. 9(2) permet au juge du fond de tenir compte, une fois la procédure prescrite au paragraphe respectée, de toute la déposition du témoin, y compris ses explications et dénégations relatives aux déclarations antérieures incompatibles et prouvées. Toute autre conclusion

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manque non seulement de réalisme mais est clairement une solution de facilité, car le tribunal sait pertinemment que malgré ses directives au jury, ce dernier pèsera à la fois le contenu de la déclaration antérieure incompatible et celui de la déposition du témoin devant la cour pour déterminer laquelle de la déclaration ou de la déposition du témoin (le cas échéant) est digne de foi, et donc à inclure dans leurs conclusions de fait.

Comme je l’ai indiqué au début, je suis d’avis de trancher ce pourvoi comme le propose mon collègue le juge Martland.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant McInroy: Rankin, Robertson, Giusti, Chamberlain & Donald, Vancouver.

Procureurs de l’appelant McInroy: Stevenson & Doell & Co., Victoria.

Procureurs de l’appelant Rouse: R.A. Jatko, Vancouver.

Procureurs de l’intimée: Davies & Co., Vancouver.

[1] [1974] 4 W.W.R. 734.

[2] (1971), 2 C.C.C. (2d) 206.

[3] [1975] 2 R.C.S. 107.

[4] [1960] 3 All E.R. 457.

[5] (1971), 2 C.C.C. (2d) 206.

[6] (1859), 5 C.B. (N.S.) 786.

[7] (1927), 20 Cr. App. R. 144.

[8] [1934] O.R. 213.

[9] (1916), 37 O.L.R. 197.

[10] [1947] R.C.S. 531.

[11] (1834), 1 Moo. & Rob. 414.

[12] [1973] A.C. 729.

[13] [1938] R.C.S. 457.

[14] [1952] A.C. 480.

[15] (1977), 1 C.R. (3d) 309.

[16] (1916), 37 O.L.R. 197.

[17] (1925), 6 F. (2d) 364.

[18] (1964), 329 F. 2d 929.

[19] (1847), 16 L.J. Ex. 259.


Synthèse
Référence neutre : [1979] 1 R.C.S. 588 ?
Date de la décision : 31/10/1978
Sens de l'arrêt : Le pourvoi doit être rejeté

Analyses

Droit criminel - Preuve - Déclaration antérieure incompatible faite par le témoin à la police - Admissibilité - Le juge du procès n’a commis aucune erreur en autorisant le contre‑interrogatoire du témoin sur la déclaration - Crédibilité - Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E-10, par. 9(2).

La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a rejeté, à la majorité, l’appel interjeté par les appelants à l’encontre de leurs condamnations pour meurtre. Le pourvoi devant cette Cour, interjeté en vertu de l’al. 618(1)a) du Code criminel, porte sur une question de droit à l’égard de laquelle le juge Robertson de la Cour d’appel était dissident.

Un témoin du ministère public, S, a témoigné qu’elle avait eu une conversation avec l’appelant M, mais ne s’en rappelait pas la teneur. Le ministère public a demandé, en vertu du par. 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada, la permission de contre-interroger le témoin S sur une déclaration antérieure faite à la police. Il a allégué que la déclaration était incompatible avec son témoignage au procès. Dans cette déclaration, S affirme que M lui a dit qu’il avait tué «un mouchard» qui avait envoyé quatre personnes en prison.

Après un voir dire, le juge du procès a d’abord refusé au ministère public la permission de contre-interroger S. Mais il est revenu sur sa décision après un réexamen et a autorisé un contre-interrogatoire du «témoin défavorable», limité aux parties de sa déclaration portant sur les conversations avec l’accusé M. S a donc été contre-interrogée devant le jury au sujet de la déclaration. Elle a de nouveau affirmé ne pas se souvenir de la déclaration à la police ajoutant que si elle en était l’auteur, elle ne savait pas si cette déclaration était véridique ou non.

La Cour d’appel a unanimement statué que le juge du procès avait commis une erreur en autorisant le substitut à contre-interroger S sur la déclaration. La Cour d’appel a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en jugeant que le témoin pouvait être contre‑interrogé à titre de témoin défavorable.

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Ayant statué que le juge du procès avait commis une erreur en autorisant ce contre‑interrogatoire de S en vertu du par. 9(2), la majorité de la Cour d’appel a ajouté que le jury pouvait être saisi de la déclaration que S avait faite à la police en vertu de la doctrine des souvenirs consignés par écrit étant donné qu’elle avait témoigné que sa déclaration relatait ce qu’elle croyait vrai à l’époque, même si, au moment du procès, elle ne se rappelait pas sa conversation avec M. La majorité a jugé la déclaration recevable et probante quant aux faits qu’elle énonce. C’est sur la question de la recevabilité de la déclaration pour ce motif que le juge Robertson était dissident et c’est sur cette dissidence que repose le pourvoi devant cette Cour.

Arrêt: Le pourvoi doit être rejeté.

Les juges Martland, Ritchie, Spence, Pigeon, Beetz et Pratte: Le paragraphe 9(2) de la Loi sur la preuve au Canada ne porte pas sur le contre-interrogatoire d’un témoin défavorable. Il confère un pouvoir discrétionnaire au juge du procès lorsque la partie qui produit un témoin allègue que le témoin a fait à un autre moment une déclaration par écrit incompatible avec sa déposition au procès. Le juge peut, sans qu’il soit prouvé que le témoin est défavorable, permettre un contre-interrogatoire sur la déclaration.

Le pouvoir discrétionnaire de faire droit à la requête du ministère public appartient au juge du procès et il disposait de motifs valables pour décider comme il l’a fait. Sa requête accueillie, le ministère public pouvait contre-interroger S devant le jury. Le juge a soigneusement expliqué la portée restreinte que le jury pouvait accorder au contre‑interrogatoire.

Compte tenu de la conclusion que le juge du procès n’a commis aucune erreur en autorisant le contre-interrogatoire de S en vertu du par. 9(2), il n’est pas nécessaire de statuer sur le fondement juridique qui, selon l’opinion de la majorité en Cour d’appel (le juge Robertson étant dissident), permet de soumettre au jury la déclaration de S.


Parties
Demandeurs : McInroy et autre
Défendeurs : Sa Majesté la Reine

Références :

Jurisprudence: R. v. Milgaard (1971), 2 C.C.C. (2d) 206

Wolf c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 107.
Le juge Estey: Aux termes du par. 9(2) de la Loi sur la preuve et des principes de common law relatifs aux déclarations antérieures incompatibles, le jury avait le droit de prendre en considération le contenu de pareille déclaration, non seulement pour évaluer la crédibilité du témoin S mais également pour trancher les questions de fait soulevées au procès et vis-à-vis desquelles le contenu de la déclaration antérieure est pertinent. Autrement dit, une fois prouvée la déclaration antérieure incompatible, par l’interrogatoire du témoin qui l’a faite ou
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autrement, le contenu de la déclaration antérieure incompatible fait autant partie de la preuve soumise au tribunal que la déposition du témoin au procès
il appartient au juge du fond de déterminer quelle déclaration, de la déposition au procès ou de la déclaration antérieure, énonce la vérité, que ce soit totalement, en partie ou pas du tout. C’est à la fois une erreur de droit et une insulte au bon sens de dire au jury que la déclaration antérieure du témoin, particulièrement quand elle est faite dans des circonstances comme les présentes, ne peut être prise en considération que pour évaluer la crédibilité du témoin S, et doit être écartée sur les questions de fait dont elle traite
plus précisément, c’est une erreur de dire au jury qu’il ne peut considérer la déclaration antérieure comme une preuve ni même comme un élément de preuve des faits qu’elle énonce.
Jurisprudence: R. v. Golder, [1960] 3 All E.R. 457
R. v. Milgaard, précité
Greenough v. Eccles (1859), 5 C.B. (N.S.) 786
R. v. Harris (1927), 20 Cr. App. R. 144
R. v. Kadeshevitz, [1934] O.R. 213
R. v. Duckworth (1916), 37 O.L.R. 197
Deacon c. R., [1947] R.C.S. 531
Wright v. Beckett (1834), 1 Moo. & Rob. 414
D.P.P. v. Kilbourne, [1973] A.C. 729
Picken c. R., [1938] R.C.S. 457
Teper v. R., [1952] A.C. 480
R. v. Campbell (1977), 1 C.R. (3d) 309
Di Carlo v. United States (1925), 6 F. (2d) 364
United States v. De Sisto (1964), 329 F. 2d 929.

Proposition de citation de la décision: McInroy et autre c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588 (31 octobre 1978)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1978-10-31;.1979..1.r.c.s..588 ?
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