COUR SUPRÊME DU CANADA
Bowen c. Ville de Montréal, [1979] 1 R.C.S. 511
Date : 1978-12-05
Murray Bowen (Demandeur) Appelant; et
La Ville de Montréal (Défenderesse) Intimée.
1978: 24 octobre; 1978: 5 décembre.
Présents: Les juges Spence, Pigeon, Beetz, Estey et Pratte
EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DU QUÉBEC
POURVOI à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec confirmant un jugement de la Cour supérieure. Pourvoi accueilli aux fins d’autoriser l’appelant à faire les procédures nécessaires pour assigner l’acquéreur de son immeuble exproprié afin qu’il soit statué sur ses conclusions en nullité des procédures d’expropriation.
A. L. Stein, c.r., pour l’appelant.
Marcel Gerbeau et Pierre Caron, pour l’intimée.
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Le jugement de la Cour a été rendu par
LE JUGE PIGEON — Ce pourvoi a été inscrit de plein droit à l’encontre de l’arrêt de la Cour d’appel de la province de Québec en date du 11 novembre 1974, qui confirme le jugement de la Cour supérieure rejetant l’action de l’appelant contre l’intimée. Cette action a été intentée par l’appelant conjointement avec Dame Esther Zuckerman mais celle-ci étant décédée, l’appelant qui lui a succédé a repris l’instance en son nom seul.
L’action allègue que les demandeurs étaient propriétaires d’un immeuble sur la rue Aylmer à Montréal, immeuble que la Ville a exproprié le 13 juillet 1961. L’indemnité d’expropriation a été versée à la suite de jugements de la Cour supérieure en date du 8 octobre 1963 homologuant des rapports de la Régie des services publics en date du 4 septembre 1963. Les motifs pour lesquels une réclamation a été introduite contre la Ville le 12 avril 1965, sont contenus essentiellement dans les trois allégations suivantes:
[TRADUCTION] 8. QUE subséquemment, le 13 décembre 1963 ou vers cette date, la défenderesse, par ce qui est prétendument une vente aux enchères publiques, a vendu l’immeuble des demandeurs à Henry Morgan and Company, un grand magasin à rayons situé à proximité de cet immeuble, moyennant un prix de $32 le pied carré, soit un montant total de $105,660.80, réalisant ainsi un bénéfice (indépendamment des bénéfices déjà mentionnés découlant de l’exploitation d’un terrain de stationnement) de $66,038 sur le prix payé au demandeur;
9. QUE tout le plan et l’expropriation ordonnés par la défenderesse dans le but allégué d’améliorer les accès par le nord à la rue Ontario qui avait été élargie et les accès par le sud au prolongement de la rue Concord entre l’avenue Union et la rue Aylmer, en utilisant les terrains et les immeubles portant les numéros 2024, 2030, 2034 et 2036 de la rue Aylmer, Lot P-1213 du cadastre du quartier St-Antoine, propriété des demandeurs, faisaient partie d’un projet et d’une entente convenus entre la défenderese [sic] et/ou certains de ses fonctionnaires, employés ou mandataires et Henry Morgan and Company dans le but de permettre à cette dernière de devenir propriétaire des immeubles des défendeurs et n’étaient pas nécessairement dans le meilleur intérêt de l’ensemble des citoyens de la ville de Montréal ni des demandeurs en particulier;
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10. QUE la défenderesse a procédé à cette expropriation et à la prise de possession préalable des immeubles des demandeurs en abusant de ses droits conférés par les règlements de la ville de Montréal et plus particulièrement de ses droits en vertu des art. 955 et suivants de la Charte de la ville défenderesse;
A la fin du procès les demandeurs ont fait, en date du 13 novembre 1969, une requête aux fins d’amender les conclusions de leur action et cette requête a été accordée par le juge du procès le 11 décembre 1969. En vertu de ce jugement, les conclusions ont été amendées de façon à se lire comme suit:
[TRADUCTION] C’EST POURQUOI les demandeurs, sous réserve de leurs droits et recours en vue d’obtenir un recompte des bénéfices réalisés sur leurs immeubles pendant la période où la défenderesse les a expropriés et utilisés comme terrains de stationnement, demandent que, par jugement de cette honorable Cour:
a) les résolutions, pièces D-8, a) et b) et/ou les pièces D-9, a) et b), les jugements, pièces D-16 et D-17, et les règlements et/ou les dispositions de la Charte de la ville de Montréal soient résiliés, annulés et rescindés dans la mesure où ils s’appliquent aux demandeurs et à l’expropriation de leurs immeubles décrits dans la présente cause;
b) et que la défenderesse soit condamnée à payer aux demandeurs conjointement la somme de $76,188.03 avec intérêts à compter du 13 décembre 1963 et les dépens.
Le jugement de la Cour supérieure sur le fond a été rendu par le juge Collins le 12 décembre 1969. L’action est rejetée pour l’unique motif que la demande est prescrite. Le juge a dit:
[TRADUCTION] CONSIDÉRANT que la défenderesse, après avoir exproprié lesdits terrains, les a réunis à d’autres terrains adjacents et les a mis en vente aux enchères publiques le 11 décembre 1963, que tous ces immeubles ont alors été acquis par Henry Morgan & Co. Limited et que la défenderesse a subséquemment passé un acte de vente le 7 août 1964 en faveur de Henry Morgan & Co. Limited et lui a cédé tous les immeubles acquis par cette dernière à la vente aux enchères, y compris les immeubles des demandeurs qu’elle avait expropriés et,
CONSIDÉRANT qu’il est clair que, compte tenu des faits, la réclamation des demandeurs contre la défenderesse
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a pris naissance au plus tard le 6 août 1964, date de l’acte de vente, et, .. .
Il cite ensuite les art. 1090 et 1092 de la Charte de la Ville de Montréal:
1090. Aucune action en dommages-intérêts ou en indemnité n’est recevable contre la cité si elle n’est intentée dans les six mois du jour où le droit d’action a pris naissance.
1092. Toute action, poursuite ou réclamation contre la cité ou l’un de ses officiers ou employés, pour dommages résultant de délit, quasi-délit ou autre acte illégal, est prescrite par six mois à compter du jour où le droit d’action a pris naissance, nonobstant toute disposition législative inconciliable avec la présente.
Après cela, il rejette la distinction que les demandeurs prétendaient faire en soutenant que leur demande n’était pas une action en dommages mais était fondée sur l’enrichissement sans cause. Il conclut donc au rejet de l’action, mais sans dire un mot des conclusions en nullité ajoutées par un amendement qu’il a autorisé la veille. Dans ces conditions, on ne peut pas supposer qu’il les jugeait mal fondées, d’autant plus que son dernier considérant se lit comme suit:
[TRADUCTION] CONSIDÉRANT qu’en ce qui concerne les dépens, l’action doit être rejetée sans dépens parce que:
a) Les prescriptions en cause sont très courtes et ont été édictées uniquement dans l’intérêt de la défenderesse qui autrement aurait été soumise aux prescriptions habituellement applicables dans ce domaine (indépendamment de toute autre loi ou règlement applicable à son avantage).
b) La Cour est persuadée que, n’eût été la question de la prescription, sa décision aurait été différente.
La Cour d’appel a unanimement confirmé ce jugement de la Cour supérieure en se fondant également sur la courte prescription prévue à la Charte de la Ville de Montréal. Au sujet des conclusions en nullité voici ce qu’on lit dans les notes du juge Gagnon auxquelles les juges Brossard et Crête ont donné leur accord:
Il n’a été question ni dans les mémoires des parties, ni à l’audience des conclusions additionnelles ajoutées à l’action et demandant l’annulation des résolutions D-8, (a) et (b) et D-9, (a) et (b), ainsi que des jugements D-16 et D-17 [TRADUCTION] «et les règlements et/ou les dispositions de la Charte de la ville de Montréal
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dans la mesure où ils s’appliquent aux demandeurs et à l’expropriation de leurs immeubles».
Les résolutions sont celles qui ont autorisé l’expropriation et les jugements sont ceux de la Cour supérieure qui ont homologué les décisions de la Régie des services publics fixant l’indemnité. Il n’y a pas lieu de retenir ces conclusions, vu la seule demande des appelants formulée dans leur mémoire d’une condamnation à une somme d’argent en vertu de la théorie de l’enrichissement sans cause, demande qui est incompatible avec l’annulation des procédés d’expropriation.
Il faut également noter qu’un contre-appel formé par la Ville de Montréal à l’encontre de l’adjudication des dépens et du motif qui l’a inspirée, a été rejeté pour la raison suivante:
Eu égard aux dispositions de l’article 477 C.P. et pour le seul motif que la défense de prescription n’a pas été soulevée expressément dans le plaidoyer de la ville, je confirmerais l’adjudication des dépens.
Sur le principal moyen de l’appelant, le seul qu’il ait invoqué dans son mémoire, savoir, qu’il s’agit d’enrichissement sans cause et qu’une telle demande n’est pas assujettie à la courte prescription, il faut dire que rien dans la doctrine et la jurisprudence citées ne supporte les prétentions de l’appelant. S’il y a eu enrichissement de la municipalité intimée cet enrichissement n’est pas sans cause, il est le résultat de l’expropriation et de la revente. La Ville est devenue propriétaire par l’expropriation et elle a ensuite revendu à un prix plus élevé. S’il en est résulté un enrichissement celui-ci a sa cause juridique dans les actes d’acquisition et de revente (Le Bureau des Commissaires d’écoles protestantes de la Ville de Montréal c. Royal Trust Company[1]).
Si l’expropriation est entachée d’illégalité et l’appelant peut en demander la nullité pour ce motif, il aurait peut-être pu, si ce n’était de la prescription, obtenir des dommages au lieu de l’annulation de l’expropriation, comme le laisse entendre le dernier considérant du premier juge. Il est cependant évident que la prescription est un obstacle insurmontable à l’encontre de toute demande de ce genre. Vu qu’il s’agit d’un cas où la loi dénie l’action, les tribunaux pouvaient en vertu de l’art. 2188 C.c. suppléer d’office le moyen résultant de la prescription.
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Les seules conclusions sur lesquelles l’appelant pouvait espérer réussir étaient donc celles qu’il avait ajoutées par amendement à la fin du procès, c’est-à-dire, la demande de nullité de l’expropriation. A l’audience, nous avons donc demandé à son avocat s’il renonçait à ces conclusions-là. Il nous a répondu, que même s’il n’en avait pas parlé dans son mémoire il ne les abandonnait pas. Quant à l’avocat de la Ville il nous a dit à ce sujet qu’il ne soutenait pas que la courte prescription pouvait s’appliquer à cette partie de la demande. On notera d’ailleurs que, dans l’affaire Côté c. Corporation du comté de Drummond[2], les juges Anglin et Mignault ont exprimé l’avis qu’en principe, seule la prescription de trente ans s’applique au recours en nullité de procédures municipales.
L’avocat de la Ville de Montréal a cependant prétendu que cette dernière pouvait invoquer chose jugée, parce que les jugements d’homologation rendus le 8 octobre 1963 auraient été susceptibles d’appel. A défaut d’appel interjeté dans le délai voulu, l’appelant serait sans recours contre ces jugements. Cette prétention ne me paraît pas bien fondée. Le droit d’appel des jugements homologuant les décisions de la Régie des services publics a été accordé par l’art. 995f de la Charte de la Ville de Montréal. Cet article a été décrété par l’art. 104 de la loi de 1962, 10-11 Eliz. II chap. 59, et se lit comme suit:
995f. Il y a appel à la Cour du banc de la reine du jugement de la Cour supérieure qui homologue la décision finale de la Régie, quant à l’exproprié, si l’indemnité est inférieure d’au moins $5,000.00 au montant par lui réclamé et, quant à l’expropriante, si l’indemnité accordée est d’au moins $5,000.00 supérieure au montant apparaissant au rapport de son expert.
Cependant, l’art. 995g décrété en même temps dispose:
995g. Les dispositions de la présente section ne s’appliquent qu’aux procédures d’expropriation instruites devant le Bureau.
Les rapports de la Régie qui ont été versés au dossier font voir que cette dernière n’a pas statué en appel d’une décision du Bureau des expropriations de la Ville de Montréal, le «Bureau» visé à
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l’art. 995g, mais en première instance par application de l’art. 984 de la Charte remplacé par l’art. 94 de la loi précitée de 1962. Cet article 984 se lit comme suit:
984. La Régie continuera, nonobstant l’institution du Bureau, d’avoir juridiction pour terminer et décider les instances en expropriation dont l’instruction aura été commencée devant elle et celles qui lui auront été référées avant l’entrée en vigueur de la loi instituant le Bureau des expropriations de Montréal.
Or, en vertu de l’art. 978 de la Charte comme il se lisait au début des procédures d’expropriation, le jugement de la Cour supérieure tout comme la décision de la Régie était sans appel:
978. Au jour fixé dans l’avis, la cité soumet ce rapport à la Cour supérieure ou à l’un de ses juges pour en obtenir la confirmation ou l’homologation; la cour ou le juge, suivant le cas, après avoir constaté que les procédures et les formalités prescrites par les articles précédents ont été observées, confirme et homologue le rapport.
La décision de la cour ou du juge est définitive à l’égard de toutes les parties intéressées et n’est pas sujette à appel.
Vu ce qui précède, l’action directe en nullité de toutes les procédures d’expropriation n’était donc pas irrecevable (voir Royal Trust Co. c. Ville de Montréal[3]). Cette Cour ne peut pas cependant se prononcer sur ces conclusions dans l’état actuel du dossier, car il s’agit de droits réels et on ne saurait invalider le titre d’acquisition de la Ville de Montréal sans porter atteinte aux droits de la société à laquelle l’immeuble exproprié a été vendu. De même que l’on semble avoir complètement oublié les conclusions en nullité lors du jugement sur le fond, on paraît avoir également oublié la nécessité de la mise en cause de l’acquéreur pour statuer sur elles. Cependant, l’omission de la mise en cause d’un tiers dont la présence est nécessaire, n’est pas un moyen de défense au fond, ce n’est qu’un moyen dilatoire. Après en être venu à la conclusion que la demande de dommages ou compensation pour le préjudice découlant d’une expropriation prétendument illégale était irrecevable à cause de la prescription, le premier juge aurait donc dû à mon avis décider que la Cour ne devait pas adjuger
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sur les conclusions en nullité sans que l’acquéreur de l’immeuble soit mis en cause.
Nous ne pouvons pas remédier à cette omission en ordonnant la mise en cause en cette Cour comme nous l’avons fait dans l’affaire Brinks Express c. Plaisance et al.[4], car la preuve déjà faite ne peut valoir contre un tiers qui n’a pas été assigné. D’un autre côté cette Cour ne saurait approuver l’attitude formaliste de la Cour d’appel. Cela serait contraire à un principe fondamental qui est à l’origine de l’art. 50 de la Loi sur la Cour suprême comme de la réforme de la procédure civile effectuée par le Code de 1965 et qui a été consacré par de nombreux arrêts dont le dernier est Cité de Pont Viau c. Gauthier Mfg. Ltd.[5] Ce principe, c’est qu’une partie ne doit pas être privée de son droit par l’erreur de ses procureurs, lorsqu’il est possible de remédier aux conséquences de cette erreur sans injustice à l’égard de la partie adverse. Dans les circonstances, il me paraît qu’il y a lieu de permettre à l’appelant de faire les procédures nécessaires pour faire adjuger sur ses conclusions en nullité de l’expropriation sur lesquelles les cours d’instance inférieure ne se sont pas prononcées.
Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi aux fins d’autoriser le demandeur dans les soixante jours du présent jugement à faire les procédures nécessaires pour assigner l’acquéreur de son immeuble exproprié par la Ville de Montréal afin qu’il soit statué sur ses conclusions en nullité des procédures d’expropriation. Si l’appelant se prévaut de cette autorisation, le juge de la Cour supérieure qui entendra la cause adjugera les dépens en Cour supérieure sans être lié par l’adjudication déjà faite. Quant aux dépens du présent pourvoi et de l’appel qui l’a précédé, ils seront à la charge du présent appelant à moins qu’il obtienne gain de cause sur ses conclusions en nullité des procédures d’expropriation; en ce cas il n’y aura pas d’adjudication de dépens sur ce pourvoi et cet appel.
Jugement en conséquence.
Procureurs de l’appelant: Stein & Stein, Montréal.
Procureurs de l’intimée: Péloquin, Badeaux, Allard et Lacroix, Montréal.
[1] [1965] B.R. 249.
[2] [1924] R.C.S. 186.
[3] (1918), 57 R.C.S. 352.
[4] [1977] 1 R.C.S. 640.
[5] [1978] 2 R.C.S. 516.