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06/12/1982 | CANADA | N°[1982]_2_R.C.S._774

Canada | Marvco Color Research Ltd. c. Harris, [1982] 2 R.C.S. 774 (6 décembre 1982)


Cour suprême du Canada

Marvco Color Research Ltd. c. Harris, [1982] 2 R.C.S. 774

Date: 1982-12-06

Marvco Color Research Limited (Plaignant) Appelante;

et

Dennis Harris et Thora Harris (Défendeurs) Intimés.

N° du greffe: 16460.

1982: 3 novembre; 1982: 6 décembre.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Ritchie, Dickson, Estey et Lamer.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1980), 115 D.L.R. (3d) 512, 30 O.R. (2d) 162, qui a rejeté l’appel dâ€

™un jugement du juge Grange. Pourvoi accueilli.

W.A.D. Millar, pour l’appelante.

John J. Lawlor, pour les intimés.

Version f...

Cour suprême du Canada

Marvco Color Research Ltd. c. Harris, [1982] 2 R.C.S. 774

Date: 1982-12-06

Marvco Color Research Limited (Plaignant) Appelante;

et

Dennis Harris et Thora Harris (Défendeurs) Intimés.

N° du greffe: 16460.

1982: 3 novembre; 1982: 6 décembre.

Présents: Le juge en chef Laskin et les juges Ritchie, Dickson, Estey et Lamer.

EN APPEL DE LA COUR D’APPEL DE L’ONTARIO.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (1980), 115 D.L.R. (3d) 512, 30 O.R. (2d) 162, qui a rejeté l’appel d’un jugement du juge Grange. Pourvoi accueilli.

W.A.D. Millar, pour l’appelante.

John J. Lawlor, pour les intimés.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE ESTEY — Il s’agit d’une action en forclusion d’une hypothèque (ou, plus précisément, d’une charge en vertu de The Land Titles Act, R.S.O. 1970, chap. 234) que les intimés ont consentie à l’appelante en garantie de la somme de $55,650.43. La défense de non est factum est la seule défense soulevée dans l’action. Il est incontestable que les intimés ont signé l’obligation en faveur de l’appelante et il est évident que l’appelante n’est pas coupable de fraude ou d’une conduite reprehensible, et il est constant dans les cours d’instance inférieure que, sous réserve de la défense de non est factum, l’appelante a pleinement droit au redressement demandé. Les intimés ont signé la charge à la demande d’un tiers, Johnston, relativement à l’acquisition, par Johnston, de la part d’un associé dans une entreprise que possédaient Johnston et l’associé. Relativement à cette acquisition, les intimés avaient avancé $15,000 comptant qu’ils s’étaient procurés au moyen d’une

[Page 776]

hypothèque antérieure sur le même immeuble qu’ils avaient consentie à la Banque de Montréal. L’époux, Dennis Harris, un des intimés, avait également signé en faveur de l’appelante un contrat servant à garantir le même montant de capital que celui visé par l’hypothèque dont il s’agit en l’espèce. Par cette garantie, en considération des engagements de l’époux intimé et de Johnston, l’appelante a renoncé à ses droits contre Suwald, la personne dont la part dans l’entreprise a été achetée par Johnston. Antérieurement à cette quittance, Suwald était responsable envers l’appelante en vertu d’un engagement garanti par hypothèque mobilière consentie par Johnston et Suwald à l’époque de l’achat de l’entreprise à l’appelante. Le même jour apparemment, mais après la signature de ce contrat de garantie, les intimés ont signé l’hypothèque ou charge en question, dont le dernier paragraphe comportait le passage suivant dactylographié dans un espace en blanc sous forme de charge que les parties ont utilisée:

[TRADUCTION] La présente hypothèque est consentie à titre de garantie subsidiaire des obligations de Dennis Harris en vertu des conditions d’une convention datée de ce jour dans lequel ledit Dennis Albert Harris et le créancier hypothécaire sont (entre autres) respectivement débiteurs et créanciers. Les débiteurs hypothécaires n’encourront aucune responsabilité pécuniaire en vertu des présentes tant que les débiteurs se conformeront aux conditions de ladite convention, et aucun droit ne sera dévolu au créancier hypothécaire avant un manquement à ces engagements. Le créancier hypothécaire convient avec les débiteurs hypothécaires qu’il fera valoir tous les autres recours prévus à la convention et à l’hypothèque mobilière avant de demander l’exécution de la garantie constituée aux présentes. La quittance des obligations qui découlent de la convention et de ladite hypothèque mobilière vaudra quittance pour autant (ou quittance partielle, selon le cas) du capital dont le remboursement est garanti par les présentes. Toutes les autres clauses et conditions de la présente hypothèque doivent être lues et interprétées en conséquence.

Par conséquent, l’hypothèque était en fait une garantie subsidiaire accordée par les intimés à l’appelante pour garantir l’exécution des obligations des débiteurs, y compris par l’époux intimé, et c’est sur la foi de cette hypothèque que l’appelante a libéré Suwald de ses obligations en vertu de l’hypothèque mobilière.

[Page 777]

Johnston vivait avec la fille des intimés. Celle-ci a également signé le contrat de garantie précité en qualité de fiduciaire parce qu’elle était fiduciaire en vertu de l’acte de vente consenti par l’appelante à une compagnie que Suwald et Johnston possédaient ou contrôlaient à l’époque où l’appelante a vendu son commerce à ces personnes ou à leur représentant. La fille n’a pas garanti personnellement la dette envers l’appelante. Si ce n’est le lien de leur fille avec Johnston, l’acquéreur de la part de Suwald dans l’entreprise en question, aucune raison ne paraît expliquer la participation des intimés au financement de l’achat, par Johnston, de la part de Suwald dans l’entreprise.

L’hypothèque en question a été signée le même jour par chacun des intimés à des moments et en des lieux différents, apparemment le 27 janvier 1976. Lorsque l’épouse intimée a signé le document, sa fille était présente, mais les faits révèlent que lorsqu’elle a signé l’hypothèque, l’épouse intimée l’a fait sur la foi de ce que lui a dit Johnston, qui était également présent, quant à la nature et au contenu du document, et elle ne Ta pas fait sur la foi de ce qu’a pu lui dire sa fille. L’époux intimé a signé l’hypothèque plus tard le même jour en présence de Johnston et apparement également sur la foi de ce que ce dernier lui a dit. Concernant la signature de l’hypothèque par les intimés, le savant juge de première instance a dit:

[TRADUCTION] Lorsqu’elle [l’épouse intimée] est arrivée, Johnston a dit qu’ils devaient attendre Clay [un employé du bureau de l’avocat] qui apportait un document qu’elle devait signer. Clay est arrivé, a dit que le document comportait une erreur, il est reparti puis est revenu et a présenté le document à l’épouse. A un moment donné, peut-être en présence de Clay, Johnston a dit que c’était «seulement pour corriger la date» sur l’hypothèque de la Banque de Montréal. En tout cas, l’épouse intimée a signé le document sans le lire. Plus tard le même jour, Johnston et Clay ont rencontré l’époux chez lui et l’ont fait signer lui aussi. L’époux a témoigné qu’ils lui ont dit qu’il s’agissait d’une différence quant à la date de l’hypothèque de la Banque de Montréal. Il a signé le document sans le lire et sans poser de question.

…

[Page 778]

En outre, il est évident que les défendeurs ont été négligents en ne lisant pas le document avant de le signer. L’épouse est instruite, l’époux l’est un peu moins, mais tous deux savent lire et écrire et parlent l’anglais; ils savent tous deux ce qu’est une hypothèque et en ont consenti au moins trois autres depuis qu’ils ont acheté leur maison. On ne conteste cependant pas qu’on leur a dit qu’il s’agissait d’une modification mineure à l’hypothèque de la Banque de Montréal alors qu’il s’agissait véritablement d’une deuxième hypothèque importante consentie à la demanderesse.

L’hypothèque consentie à la Banque de Montréal a été acquittée, et la seule question en litige en l’espèce concerne l’hypothèque qui fait l’objet de la présente action et, à cet égard, l’appelante a posé la question suivante:

[TRADUCTION] Une partie qui connaît la portée juridique d’un document et qui omet de façon négligente de le lire, en permettant à un tiers de commettre une fraude à l’égard d’une autre partie innocente, peut-elle invoquer la défense de non est factum?

La réponse à cette question dépend de l’arrêt de cette Cour, Prudential Trust Co. Ltd. et al. c. Cugnet, [1956] R.C.S. 914, rendu à quatre juges contre un. La Cour à la majorité a appliqué l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre, Carlisle and Cumberland Banking Co. v. Bragg, [1911] 1 K.B. 489, et a conclu que lorsqu’un document a été signé sur la foi d’une déclaration inexacte quant à sa nature et non simplement quant à son contenu, le défendeur pouvait soulever la défense de non est factum parce qu’au moment de la signature du document, il a signé un document autre que celui qu’il voulait signer. Dans un cas de la sorte, le document était nul ab initio. Tels étaient les motifs du juge Nolan auxquels ont souscrit les juges Taschereau et Fauteux, alors juges puînés. Le juge Locke est parvenu au même résultat, mais il a ajouté la remarque suivante concernant l’effet qu’a la négligence sur l’aptitude du défendeur à soulever la défense de non est factum, à la p. 929:

[TRADUCTION] Je suis d’avis que l’arrêt Bragg énonce avec justesse les principes. Dire qu’une personne peut se voir opposer une fin de non-recevoir en raison de la négligence comme on le voit en l’espèce, lorsque l’effet n’est pas négociable, équivaut à affirmer l’existence d’une obligation que la personne a envers le public en général, ou encore envers d’autres personnes qu’elle ne connaît pas et qui peuvent subir un préjudice en se fiant

[Page 779]

à l’effet en tenant pour acquis que le détenteur le détient validement. Je ne crois pas que la jurisprudence reconnaît cette obligation générale dont l’inexécution entraîne une responsabilité fondée sur la négligence.

Le juge Cartwright, alors juge puîné, était dissident. Il a commencé par exposer les principes généraux, à la p. 932:

[TRADUCTION] …en général, une personne qui signe un document sans se donner la peine de le lire engage sa responsabilité et ne peut, en tout état de cause, invoquer qu’elle s’est trompée sur son contenu à rencontre d’une personne qui, agissant de bonne foi dans le cours normal des affaires, a modifié sa situation sur la foi de ce document.

Il a alors examiné l’exception que prévoit le principe de non est factum. Après avoir mentionné l’arrêt Carlisle v. Bragg, précité, il a dit, à la p. 934:

[TRADUCTION] Un examen attentif de la jurisprudence citée par les avocats et par les cours d’instance inférieure m’amène à conclure que, dans la mesure où l’arrêt Carlisle v. Bragg décide que la règle suivant laquelle la négligence exclut la défense de non est factum se limite au cas des effets négociables et ne s’étend pas à un contrat du genre de celui en l’espèce, nous devons refuser de le suivre.

Il a par conséquent conclu qu’une personne qui omet prendre des précautions raisonnables lorsqu’elle signe un document ne peut invoquer la défense de non est factum à l’encontre d’une personne qui se fie à ce document, de bonne foi et contre valeur.

Comme les motifs de jugement du juge Nolan, auxquels ont souscrit deux autres membres de la Cour, et du juge Locke s’appuient sur l’arrêt Carlisle v. Bragg, précité, de la Cour d’appel d’Angleterre, il importe de souligner que cet arrêt a été rejeté par la Chambre des lords dans l’arrêt Saunders v. Anglia Building Society (arrêt de la Cour d’appel sous l’intitulé Gallie v. Lee), [1971] A.C. 1004, lord Pearson à la p. 1038; lord Wilberforce à la p. 1027; le vicomte Dilhorne à la p. 1023; et lord Hodson à la p. 1019. Lord Reid a déclaré, à la p. 1015: [TRADUCTION] «Je souscris dans l’ensemble aux motifs de mon noble et savant collègue, lord Pearson.»

[Page 780]

La doctrine du non est factum est issue de l’arrêt Foster v. Mackinnon (1869), L.R. 4 C.P. 704. En première instance dans cette affaire, le jury a reçu la directive que si la signature du défendeur sur le document en question [TRADUCTION] «a été obtenue par la déclaration frauduleuse qu’il s’agissait d’une garantie et que le défendeur l’a signé sans savoir qu’il s’agissait d’une lettre de change et en croyant qu’il s’agissait d’une garantie, et si le défendeur ne s’est rendu coupable d’aucune négligence en signant ainsi le document, il avait droit au verdict». En appel, la Cour des plaids communs a endossé la directive du juge de première instance et a conclu, à la p. 712:

[TRADUCTION] …en l’espèce, le défendeur, selon son témoignage, si on le croit, et selon ce qu’a conclu le jury, n’a jamais eu l’intention d’endosser une lettre de change; il avait plutôt l’intention de signer un contrat d’une nature entièrement différente. Ce n’était pas son but et, s’il n’a commis aucune négligence, ce n’était même pas sa faute si le document qu’il a signé s’est avéré une lettre de change.

L’arrêt Foster v. Mackinnon, précité, établit une distinction entre les effets négociables et les autres documents. Il a été jugé nécessaire de restreindre l’application de la règle générale à l’égard des effets négociables afin de protéger les acquéreurs contre valeur. La Cour a conclu en conséquence que lorsque [TRADUCTION] «la partie qui signe sait ce qu’elle fait: l’endosseur a l’intention d’endosser et l’accepteur, d’accepter une lettre de change,» la personne qui signe l’effet ne peut en contester la validité à l’encontre d’un détenteur régulier, peu importe qu’elle l’ait signé ou non par négligence. On a dit que cette règle limite le principe général du non est factum établi dans des arrêts plus anciens en vertu desquels le signataire devait, pour contester avec succès sa signature, établir qu’il n’avait pas été négligent en signant le document. Cette règle générale s’appliquait aux actes translatifs et [TRADUCTION] «s’appliquait également aux autres contrats écrits» (à la p. 712).

Après l’arrêt Foster v. Mackinnon, précité, et avant l’arrêt de la Cour d’appel Carlisle v. Bragg, précité, il est clair que la présence ou l’absence de négligence de la part du défendeur était un facteur déterminant pour décider s’il pouvait soulever avec succès la défense de non est factum. Deux des

[Page 781]

principaux ouvrages de l’époque énoncent la règle en ces termes:

[TRADUCTION] Ainsi une personne peut se soustraire à un contrat ou autre acte instrumentale, qu’elle a été amenée à signer par une description frauduleuse de son contenu, comme l’a décidé l’arrêt Foster v. Mackinnon

…

Et si la partie qui signe un acte dans de telles circonstances ne s’est rendue coupable d’aucune négligence en le signant, elle peut s’y soustraire, non seulement à l’égard de l’auteur de la déclaration frauduleuse, mais à l’égard d’un tiers qui a agi innocemment, sur la foi de la sincérité de l’acte.

(Chitty on Contracts (15e éd. 1909) 673 et 674)

[TRADUCTION] …L’erreur sur la nature de l’opération conclude… doit découler d’une duperie que la diligence ordinaire ne peut percer, ou d’un accident que la diligence ordinaire ne peut prévenir…

(Anson, Law of Contracts (12e éd. 1910) 151 et 152)

Une seule exception à cette règle a été admise: si le document signé est une lettre de change et que le signataire avait l’intention de signer une lettre de change, il ne peut invoquer avec succès la défense de non est factum, même s’il n’a pas été négligent.

Près d’un demi-siècle après l’arrêt Foster v. Mackinnon, précité, la Cour d’appel a modifié en substance dans l’arrêt Carlisle v. Bragg, précité, le droit du Royaume-Uni relatif à la défense de non est factum. Dans cette affaire, la Cour a permis que cette défense soit soulevée par un défendeur qui avait signé une garantie en croyant qu’il s’agissait d’un document d’une nature différente, et elle a décidé ensuite que le défendeur pouvait soulever ce moyen de défense avec succès même si la perte en question découlait de sa propre négligence. Le jury avait en effet conclu que le défendeur s’était montré négligent en signant le document. La Cour d’appel a conclu que la doctrine qui limitait l’application du moyen de défense lorsque le défendeur était négligent était cantonnée aux effets négociables.

L’arrêt Carlisle v. Bragg de la Cour d’appel peut se résumer comme suit:

[Page 782]

1) L’arrêt Foster v. Mackinnon s’applique uniquement aux lettres de change.

2) La négligence de la part du signataire n’est en conséquence pertinente qu’à l’égard des lettres de change.

3) La négligence s’emploie au sens délictuel et, par conséquent, elle peut empêcher de recourir avec succès à la défense de non est factum uniquement lorsque le signataire a une obligation de diligence et que son acte est la cause immédiate de la perte subie par le tiers.

4) Dans tous les autres cas, la négligence n’est pas pertinente, et la défense de non est factum peut être invoquée lorsque le document signé est d’une nature différente de celui que le signataire entendait signer. Voir Chitty on Contracts, 18e éd. 1930, à la p. 803, et Anson, Law of Contracts, 14e éd. 1917, à la p. 164.

L’arrêt Carlisle v. Bragg s’est attiré les commentaires défavorables de la doctrine, et le passage qui suit, rédigé peu après cet arrêt, est un exemple de ces critiques:

[TRADUCTION] Un homme qui signe un document qu’il ne s’est pas donné la peine de lire, qui y fait une promesse sur laquelle d’autres personnes peuvent se fonder pour agir à leur détriment, et qui est reconnu par un jury avoir agi sans diligence raisonnable, n’est pas responsable des conséquences de son acte envers la partie qui subit un préjudice sur la foi de sa promesse, à moins que le document, dont il a négligé de vérifier la nature et le contenu, soit par hasard un effet négociable; ou à moins que la personne à laquelle est faite la promesse, dont il a également négligé de vérifier l’identité, soit par hasard une personne envers laquelle il a une obligation de diligence. Telle est la décision de la Cour d’appel dans l’arrêt Carlisle and Cumberland Banking Co. v. Bragg [1911] 1 K.B. 489, 80 L.J.K.B. 472.

En résumé, on a demandé à la Cour de dire laquelle de deux parties innocentes doit subir les conséquences de la fraude d’une troisième personne, et les lords juges ont décidé en faveur de l’homme dont la négligence reconnue est la cause du problème.

[Anson, Carlisle and Cumberland Banking Co. v. Bragg, (1912) 28 L.Q.Rev. 190, à la p. 190.]

Bien que l’arrêt Carlisle v. Bragg ait fait l’objet de nombreuses critiques, il a été adopté par cette Cour à la majorité dans l’arrêt Prudential Trust

[Page 783]

Co. Ltd. et autre c. Cugnet, précité. Comme je l’ai déjà dit, le juge Cartwright, dans les motifs de sa dissidence, a reconnu les faiblesses de l’arrêt de la Cour d’appel et a refusé de le suivre; il a plutôt adopté la règle reconnue antérieurement à l’arrêt Carlisle v. Bragg, à savoir qu’une personne qui a signé de façon négligente un acte instrumentaire, qu’il s’agisse ou non d’une lettre de change, ne pouvait en contester la validité à l’encontre d’un cessionnaire innocent. Il a également reconnu que la «négligence», au sens donné à ce terme relativement à la défense de non est factum, avait une connotation d’insouciance, et non le sens que lui attribue le droit délictuel. Il a traité cet aspect de la question de la façon suivante, à la p. 935:

[TRADUCTION] On peut dire que le terme négligence ne convient pas parce qu’il présuppose une obligation de la part de Cugnet Senior envers Canuck, mais dans les passages cités, ce terme est, je pense, employé comme signifiant cette absence de diligence raisonnable dans une déclaration, qui entraîne une fin de non-recevoir. Comme l’a dit sir William Anson [(1912) 28 L.Q.Rev. 190, à la p. 194] dans un article concernant l’arrêt Carlisle v. Bragg: —

Et en outre, il semble y avoir confusion entre la négligence qui entraîne une responsabilité délictuelle, et l’absence de diligence raisonnable dans une déclaration, qui entraîne une fin de non-recevoir. Bragg aurait fort bien pu être empêché, en raison de son insouciance, de se soustraire aux conséquences des mots qu’il avait écrits même si la banque aurait pu ne pas être à même de le poursuivre pour négligence.

Le professeur Fridman a résumé comme suit le droit canadien antérieur à la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt Saunders:

[TRADUCTION] La situation au Canada, avant l’arrêt Saunders, paraît avoir été qu’on manifestait beaucoup de sympathie pour les parties qui ne savent pas lire, qui n’ont pas d’instruction ou qui sont autrement désavantagées et qui ont signé un document sans peut-être se rendre entièrement compte de ce que cela comportait. Mais pour invoquer avec succès la défense de non est factum, la partie qui la soulevait devait établir quelque forme de méprise, qui n’était pas nécessairement provoquée frauduleusement, quant à l’effet juridique qu’elle attribuait au document. Il ne semble pas que la négligence ait joué un très grand rôle dans l’esprit des juges canadiens dans ce contexte: ils s’attachaient plutôt à la nature de l’intention dont faisait preuve le signataire du document. [Fridman, The Law of Contract in Canada (1976) à la p. 109.]

[Page 784]

Ce n’est qu’avec l’arrêt Saunders v. Anglia Building Society, précité, que le droit est revenu à l’état dans lequel il était après l’arrêt Foster v. Mackinnon. On remarque avec intérêt que dans cet arrêt tous les juges ont examiné le sens du terme négligence que la Cour avait employé dans l’arrêt Foster v. Mackinnon et lui ont donné le sens d’«insouciance» comme l’a fait le juge Cartwright dans l’arrêt Prudential, précité. Ainsi, au Royaume-Uni, la règle exige que, pour avoir droit de soulever la défense de non est factum, le défendeur ne soit pas coupable d’insouciance.

Il ne nous est pas nécessaire d’examiner la deuxième partie de l’arrêt Saunders v. Anglia, précité, savoir les circonstances dans lesquelles un défendeur qui n’a commis aucune négligence peut soulever la défense de non est factum. En l’espèce, les cours d’instance inférieure ont toutes conclu que les intimés ont été négligents ou insouciants. Cependant, je fais remarquer en passant que tous les membres de la Chambre des lords qui ont entendu l’affaire Saunders, précitée, étaient d’accord pour dire que, pour que le principe s’applique, le document doit être fondamentalement différent, quant à son contenu, à sa nature ou d’une autre façon, du document que le signataire a voulu signer. Avant cette décision, la défense de non est factum ne pouvait être soulevée que si l’erreur portait sur la nature même ou sur le caractère de l’opération. Il n’était pas suffisant qu’il y ait erreur quant au contenu du document: Howatson v. Webb, [1907] 1 Ch. 537, confirmé par [1908] 1 Ch. 1; Muskham Finance Ltd. v. Howard, [1963] 1 Q.B. 904. La Chambre des lords a rejeté cette distinction en faveur d’un critère plus souple. Lord Pearson a dit (à la p. 1039): [TRADUCTION] «A mon avis, il faut employer une expression plus générale, comme «fondamentalement différent» ou «absolument différent» ou «entièrement différent».» Lord Wilberforce, aux pp. 1026 et 1027, a conclu que le principe s’appliquerait en [TRADUCTION] «de rares occasions».

Plusieurs cours canadiennes ont examiné l’arrêt Saunders de la Chambre des lords. Dans l’arrêt Commercial Credit Corporation Ltd. v. Carroll Bros. Ltd. (1971), 20 D.L.R. (3d) 504 (C.A. Man.), la question de savoir si les principes établis

[Page 785]

dans l’arrêt Saunders font partie du droit positif canadien a été laissée sans réponse. Dans plusieurs décisions plus récentes cependant, les motifs de la Chambre des lords ont été directement appliqués: Custom Motors Ltd. v. Dwinell (1975), 61 D.L.R. (3d) 342, 12 N.S.R. (2d) 524 (CA.N.- É.); Bank of Nova Scotia v. Battiste (1979), 22 Nfld. & P.E.I.R. 192 (Division de première instance de Terre-Neuve); Canadian Imperial Bank of Commerce v. Kanadian Kiddee Photo Ltd. and Romano, [1979] 3 W.W.R. 256 (C.S.C.-B.).

A mon avis, avec tous égards pour ceux qui ont exprimé des opinions contraires, l’opinion dissidente du juge Cartwright (alors juge puîné) dans l’arrêt Prudential, précité, a énoncé avec justesse les principes du non est factum. En conséquence, les défendeurs intimés ne peuvent, en raison de leur insouciance, faire valoir qu’ils ont signé un document autre que celui qu’ils voulaient signer lorsqu’ils ont signé l’hypothèque, de façon à pouvoir plaider qu’ils ne sont pas liés par l’hypothèque. La raison d’être de la règle est simple et évidente. Entre une partie innocente (l’appelante) et les intimés, le droit doit tenir compte du fait que l’appelante était absolument innocente de toute négligence, insouciance et n’avait commis aucun tort, alors que les intimés, par leur conduite insouciante, ont permis aux auteurs du tort d’infliger une perte. Entre l’appelante et les intimés, la simple justice exige que la partie qui pouvait, en exerçant une diligence raisonnable, éviter une perte à l’une ou l’autre des parties assume toute perte qui en résulte lorsque la seule autre solution pour la Cour serait de faire supporter la perte par l’appelante innocente. En dernière analyse, la question ne peut être posée avec plus de justesse que ne l’a fait le juge Cartwright dans l’arrêt Prudential, précité, à la p. 929: [TRADUCTION] «… laquelle de deux parties innocentes doit souffrir de la fraude d’une troisième»? Les deux parties sont innocentes en ce sens qu’elles ne sont coupables d’aucun tort envers une autre personne, mais entre les deux parties innocentes, il reste une distinction importante en droit, savoir que les intimés, par leur insouciance, ont exposé l’appelante innocente au risque d’une perte, et même si les intimés n’ont envers l’appelante aucune obligation

[Page 786]

en droit de la protéger de cette perte, la loi doit néanmoins tenir compte de cette occasion manquée de le faire.

A mon avis, il en est nécessairement ainsi parce qu’en l’espèce, et certainement de façon générale dans des cas semblables, l’insouciance des intimés n’est qu’une autre description de l’état d’esprit des intimés en raison de leur intention arrêtée de s’aider eux-mêmes ou d’aider une troisième personne pour laquelle l’opération a été conclue en premier lieu. En l’espèce, il appert que les intimés ont cherché à procurer indirectement un avantage à leur fille en aidant Johnston dans son entreprise commerciale. Dans l’affaire Saunders, précitée, la tante avait hypothéqué son immeuble au profit de son neveu. Dans les deux cas, l’insouciance a pris la forme d’une omission de vérifier la nature du document que les défendeurs respectifs ont signé. Il n’est pas important de savoir si leur insouciance provenait d’un enthousiasme pour leur dessein immédiat ou de la confiance que le bénéficiaire visé ne leur nuirait pas. Cela peut expliquer l’origine de l’imprudence, mais ce n’est pas un facteur qui limite la portée du principe du non est factum et son application. En signant la garantie sans prendre la simple précaution d’en vérifier la nature en fait et en droit, les défendeurs ont néanmoins accompli un geste délibéré en signant le document et ont fait en sorte d’être liés par ce document. Selon les termes de l’arrêt Foster v. Mackinnon, cette négligence, même si elle peut provenir de bonnes intentions, empêche les défendeurs dans les circonstances de désavouer le document, c’est-à-dire de plaider qu’ils ont signé un document autre que celui-ci qu’ils voulaient signer et, partant, qu’ils ne l’ont pas signé en droit.

Ce principe de droit ne se fonde pas uniquement sur le principe que la personne coupable d’insouciance doit assumer la perte, mais également sur la reconnaissance du besoin de certitude et de sécurité dans le commerce. Il en est ainsi depuis les premiers temps de la défense de non est factum. L’arrêt Waberley v. Cockerel (1542), 1 Dy. 51. a., par exemple, dit:

[TRADUCTION] …bien qu’il soit vrai que le demandeur reçoit son argent, il est préférable de faire subir un

[Page 787]

dommage à une seule personne que de causer un embarras à plusieurs, ce qui serait contraire au droit; parce que si un écrit peut être si facilement contredit et écarté par de vulgaires conjectures, un écrit n’aurait pas plus de poids qu’un simple fait.

Plus récemment, dans l’arrêt Muskham Finance Ltd. v. Howard, précité, à la p. 912, le lord juge Donovan a déclaré:

[TRADUCTION] Si on permettait à une persone de dénier sa signature simplement en disant qu’elle n’a pas compris ce qu’elle a signé, il en résulterait beaucoup de confusion et d’incertitude dans le domaine des contrats et dans d’autres domaines.

L’appelante, comme elle en avait le droit, a tenu l’hypothèque pour valide et a arrêté ses affaires en conséquence. Par exemple, l’appelante a libéré Suwald de l’hypothèque mobilière qu’il lui avait consentie.

Je tiens seulement à ajouter que l’application du principe suivant lequel l’insouciance enlève à une partie à un document le droit de désavouer celui-ci doit dépendre des circonstances de chaque espèce. C’est ce qu’ont affirmé depuis toujours les jugements qui ont porté sur le principe du non est factum. Il faut dans chaque cas tenir compte de l’importance et du degré de l’insouciance, des circonstances qui peuvent avoir contribué à cette insouciance et de toutes les autres circonstances avant qu’une cour puisse décider s’il y a lieu de déclarer le défendeur irrecevable dans sa défense. Les principes généraux inhérents à la défense de non est factum ont été bien posés par lord Wilberforce dans le jugement qu’il a rendu dans l’arrêt Saunders, précité, aux pp. 1023 et 1024:

[TRADUCTION] La loi… vise deux objectifs opposés: un redressement pour le signataire dont le consentement est véritablement absent…; la protection des tiers innocents qui ont agi sur la foi d’un document apparemment régulier et valablement signé. Parce que chacun de ces facteurs peut comporter des questions d’appréciation ou de nuance, toute règle de droit doit représenter un compromis et doit permettre à la cour de l’appliquer d’une façon flexible.

Pour la solution du présent litige, cette Cour a dû intervenir dans le développement du principe du non est factum qu’elle a invoqué d’une façon incompatible avec l’application qu’elle en avait

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faite il y a plusieurs années dans l’arrêt Prudential, précité. Les intimés ont plaidé devant les cours d’instance inférieure et devant cette Cour en s’appuyant sur l’arrêt Prudential. Dans les circonstances, il y a lieu de s’interroger sur l’application du principe général que les dépens suivent le sort de l’action. Certes, l’appelante a dû persévérer jusqu’à cette Cour pour provoquer une révision des motifs qui ont mené à la décision dans l’arrêt Prudential. D’autre part, les intimés ont agi de façon raisonnable en s’appuyant sur cette décision en dépit de la révision du droit anglais consécutive à l’arrêt Saunders, précité. Dans les circonstances, par conséquent, je suis d’avis d’accorder à l’appelante ses dépens en première instance seulement et de ne pas adjuger de dépens en Cour d’appel ni en cette Cour.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l’appelante: Weir & FouIds, Toronto.

Procureurs des intimés: Lawlor & Leclaire, Richmond Hill.


Synthèse
Référence neutre : [1982] 2 R.C.S. 774 ?
Date de la décision : 06/12/1982
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Contrats - Non est factum - Le document signé par les intimés sans le lire est différent de celui décrit - Applicabilité de la défense de non est factum.

Il s’agit d’une action en forclusion d’une charge que les intimés ont signée sur l’ordre d’un nommé Johnson relativement à l’acquisition, par ce dernier, de la part d’un associé dans une entreprise. En fait, la charge était une garantie subsidiaire pour garantir l’exécution des engagements pris par les débiteurs en vertu d’un contrat, et c’est sur la foi de cette obligation que l’appelante a libéré un nommé Suwald de ses obligations en vertu d’une hypothèque mobilière consentie par lui-même et Johnson au moment de l’achat de l’entreprise à l’appelante. Les intimés ont signé la charge sans la lire, lorsque Johnson les a assurés que le document à signer se rapportait à des corrections mineures apportées à une hypothèque que les intimés avaient signée antérieurement et pour laquelle des sommes avaient été avancées relativement à l’achat fait par Johnson. En réalité cependant, le document était une deuxième hypothèque en faveur de l’appelante. Il s’agit de décider si la défense de non est factum, la seule défense des intimés, peut être invoquée avec succès.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Les intimés ne peuvent invoquer la défense de non est factum. Une personne qui omet de prendre des précautions raisonnables lorsqu’elle signe un document ne peut invoquer la défense de non est factum à l’encontre d’une personne qui se fie à ce document de bonne foi et contre valeur. L’application de ce principe, qui s’appuie en partie sur le besoin de certitude et de sécurité dans le commerce, dépend des circonstances de chaque cas. En l’espèce, bien que l’appelante et les intimés n’aient commis aucun tort à qui que ce soit, la conduite insouciante des intimés a permis que le tort entraîne une perte. La simple justice exige que la partie qui pouvait empêcher la perte en exerçant une diligence raisonnable

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assume cette perte lorsque la seule autre solution serait de faire supporter cette perte par rappelante innocente.


Parties
Demandeurs : Marvco Color Research Ltd.
Défendeurs : Harris

Références :

Jurisprudence: arrêt écarté: Prudential Trust Co. Ltd. et al. c. Cugnet, [1956] R.C.S. 914

arrêt non suivi: Carlisle and Cumberland Banking Co. v. Bragg, [1911] 1 K.B. 489

arrêt appliqué: Saunders v. Anglia Building Society, [1971] A.C. 1004

arrêt examiné: Foster v. Mackinnon (1869), L.R. 4 C.P. 704

arrêts mentionnés: Howatson v. Webb, [1907] 1 Ch. 537, confirmé par [1908] 1 Ch. 1

Muskham Finance Ltd. v. Howard, [1963] 1 Q.B. 904

Commercial Credit Corporation Ltd. v. Carroll Bros. Ltd. (1971), 20 D.L.R. (3d) 504

Custom Motors Ltd. v. Dwinell (1975), 61 D.L.R. (3d) 342, 12 N.S.R. (2d) 524 (C.A. N.-É)

Bank of Nova Scotia v. Battiste (1979), 22 Nfld. & P.E.I.R. 192 (Division de première instance de Terre-Neuve)

Canadian Imperial Bank of Commerce v. Kanadian Kiddee Photo Ltd. and Romano, [1979] 3 W.W.R. 256 (C.S.C.-B)

Waberley v. Cockerel (1542), 1 Dy. 51. a.

Proposition de citation de la décision: Marvco Color Research Ltd. c. Harris, [1982] 2 R.C.S. 774 (6 décembre 1982)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1982-12-06;.1982..2.r.c.s..774 ?
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