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08/02/1983 | CANADA | N°[1983]_1_R.C.S._205

Canada | La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205 (8 février 1983)


COUR SUPRÊME DU CANADA

La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205

Date : 1983-02-08

Sa Majesté La Reine du chef du Canada Appelante;

et

Saskatchewan Wheat Pool Intimé. No du greffe: 16352.

1982: 17 février; 1983: 8 février.

Présents: Les juges Ritchie, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Lamer.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL FÉDÉRALE

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1981] 2 C.F. 212, (1980) 34 N.R. 74, qui a infirmé un jugement de la Division de première instance, [1980] 1 C.F.

407, [1979] 6 W.W.R. 16. Pourvoi rejeté.

Henry B. Monk, c.r., E. I. MacDonald, c.r. et Deedar Sagoo, pour l'appe...

COUR SUPRÊME DU CANADA

La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205

Date : 1983-02-08

Sa Majesté La Reine du chef du Canada Appelante;

et

Saskatchewan Wheat Pool Intimé. No du greffe: 16352.

1982: 17 février; 1983: 8 février.

Présents: Les juges Ritchie, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Lamer.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL FÉDÉRALE

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1981] 2 C.F. 212, (1980) 34 N.R. 74, qui a infirmé un jugement de la Division de première instance, [1980] 1 C.F. 407, [1979] 6 W.W.R. 16. Pourvoi rejeté.

Henry B. Monk, c.r., E. I. MacDonald, c.r. et Deedar Sagoo, pour l'appelante.

E. J. Moss, c.r., et Barbara Shourounis, pour l'intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE DICKSON — Ce pourvoi soulève la question délicate de savoir si un manquement à une obligation légale peut fonder une cause d'action civile. Lorsque «A» manque à une obligation légale, «B» peut-il alors intenter une action civile contre «A»? Dans l'affirmative, la responsabilité de «A» est-elle absolue en ce sens qu'elle existe indépendamment de toute faute, ou bien «A» est-il exempt de toute responsabilité si l'inexécution de l'obligation n'est pas imputable à sa faute? En l'espèce, la Commission canadienne du blé (la Commission) réclame contre le Saskatchewan Wheat Pool (le Pool) des dommages-intérêts par suite de la livraison de grain infesté provenant d'un élévateur terminus, contrairement à l'al. 86c) de la Loi sur les grains du Canada, 1970-71-72 (Can.), chap. 7.

[page 207]

I

Les faits

L'intimé est un négociant en grains qui exploite en Saskatchewan des élévateurs à grain dits «élévateurs primaires régionaux autorisés». Il exploite aussi huit élévateurs terminus autorisés à Thunder Bay en Ontario, port d'expédition vers l'est et d'exportation des céréales arrivant de l'Ouest canadien. On n'a pas apporté de preuve quant à l'existence d'un contrat ou d'une entente avec la Commission relativement aux élévateurs terminus ou à leur exploitation. Il y avait toutefois entre la Commission et le Pool une [TRADUCTION] «convention de manutention» visant les élévateurs régionaux. Par cette convention datée du 4 septembre 1975, le Pool s'engageait à agir comme mandataire de la Commission pour, à ce titre, accepter la livraison de grain et en acheter. Quant à la Commission, elle est un mandataire de la Couronne et la Loi sur la Commission canadienne du blé, S.R.C. 1970, chap. C-12, l'autorise à acheter, à vendre et à commercialiser le blé, l'avoine et l'orge cultivés dans l'Ouest canadien en vue de leur écoulement sur les marchés interprovincial et extérieur. La Commission doit, dans les régions désignées, dont la Saskatchewan, acheter tout le blé produit et offert en vente et pour livraison. Ce grain est alors emmagasiné dans un élévateur primaire, mais il n'est pas requis qu'il soit emmagasiné séparément de toute autre espèce de grain. A la demande de la Commission, le Pool et les autres exploitants d'élévateurs expédient, de leurs élévateurs primaires aux élévateurs terminus du Pool et d'autres exploitants d'élévateurs terminus autorisés, du blé dont la quantité et la classe sont les mêmes que celles du blé initialement acheté. La quasi-totalité du grain emmagasiné dans les élévateurs terminus du Pool provient de mandataires de la Commission et il y arrive en des quantités considérables. En effet, le Pool reçoit à Thunder Bay des quantités de grain variant entre 100 wagons par jour en janvier et 600 ou 700 par jour en septembre. Les inspecteurs de la Commission canadienne des grains prélèvent un échantillon sur chaque wagon à son arrivée à l'élévateur terminus. Ces échantillons subissent alors un examen visuel afin de déceler la présence éventuelle d'insectes.

[page 208]

L'inspection visuelle permet parfois de déceler les cucujides roux, mais pas toujours. Pour découvrir une infestation de larves de cucujide roux, on pratique le test dit de l'entonnoir de Berlese. Il faut de quatre à six heures pour le faire. On ne le pratique que sur environ 10 p. 100 des wagons arrivant à l'élévateur terminus. Il ne peut avoir lieu sur place. Il faut se rendre au siège de la Commission canadienne des grains à Thunder Bay. On ne connaît les résultats que deux ou trois jours plus tard. Le grain peut alors se trouver dans l'élévateur terminus; il peut aussi avoir été embarqué.

Dès son arrivée à l'élévateur terminus, le grain est pesé, classé, puis mis dans des compartiments, le tout se déroulant sous la surveillance d'inspecteurs de la Commission canadienne des grains; un récépissé d'élévateur terminus est alors délivré à l'exploitant de l'élévateur primaire qui l'endosse, au besoin, et le remet à la Commission ou à ses mandataires moyennant paiement.

Le récépissé d'élévateur terminus est un effet négociable de main à main par endossement et délivrance. Le récépissé porte notamment:

Reçu en stock à notre terminus susmentionné à l'ordre du consignataire susnommé, le grain du Canada dont la classe et la quantité sont indiquées ci-dessus. La même quantité de la même classe de grain sera livrée au détenteur des présentes sur remise du présent récépissé dûment endossé et sur paiement de la totalité des frais légitimes à payer à la compagnie terminus susmentionnée.

Ce litige tire son origine d'une infestation de larves de cucujide roux. Le 19 septembre 1975, la Commission a remis au Pool des récépissés d'élévateur terminus afférents à une certaine quantité de blé canadien d'utilité générale n° 3 qui se trouvait à Thunder Bay et a ordonné son chargement à bord du navire Frankcliffe Hall. Les 22 et 23 septembre, du blé canadien d'utilité générale n° 3 et d'autres sortes de blé provenant de l'élévateur terminus n° 8 du Pool ont été chargés sur le navire qui a appareillé le 23 septembre 1975. Au cours du chargement on a prélevé les échantillons habituels de blé. Le blé en question a été chargé sous la surveillance des inspecteurs de la Commission canadienne des grains et des représentants du Pool.

[page 209]

À ce moment-là personne ne savait que le grain était infesté de larves de cucujide roux. On ignorait la cause exacte de l'infestation; il ne pouvait d'ailleurs en être autrement. Une inspection visuelle n'a pas révélé d'infestation. Cependant, le test de l'entonnoir de Berlese, pratiqué au siège de la Commission canadienne des grains après l'appareillage du navire, a permis de déceler la présence de larves de cucujide roux dans les 273 569 boisseaux de blé chargé dans les cales n° 5 et 6. Autant qu'on sache, il s'agit de la première infestation de larves de cucujide roux à s'être manifestée à bord d'un navire. La Commission canadienne des grains a ordonné à la Commission de procéder à la fumigation du blé en question. A cet effet, celle-ci a fait dérouter le Frankcliffe Hall sur Kingston et s'est vue dans l'obligation de verser à l'armateur ainsi qu'à l'exploitant d'élévateur à Kingston le montant de 98 261,55 $ au titre des réclamations pour la retenue du navire, des frais de déchargement et de rechargement du grain et de la fumigation du grain et des cales. La Commission réclame maintenant ce montant auprès du Saskatchewan Wheat Pool.

La Commission n'invoque pas la négligence, se fondant exclusivement sur ce qu'elle allègue être une violation de la loi. Il n'est pas contesté que la Commission a reçu du grain dont le genre, la classe et la quantité étaient ceux auxquels elle avait droit.

II

Historique du litige

a) En première instance

En première instance, la Commission a obtenu gain de cause, le juge Collier de la Cour fédérale estimant que, compte tenu de l'ensemble de la Loi sur les grains du Canada, 1970-71-72 (Can.), chap. 7, l'al. 86e), qui interdit qu'on décharge d'un élévateur du grain infesté, «impos[ait] à la défenderesse une obligation dont l'exécution, par voie judiciaire, peut être demandée par toute personne lésée en raison d'un manquement à cette obligation». Le juge a en outre conclu qu'il s'agissait là d'une obligation légale absolue et que la preuve de diligence raisonnable de la part du Pool, si elle

[page 210]

peut constituer une défense contre une accusation criminelle, ne suffisait pas pour le dégager de sa responsabilité civile.

b) En appel

Le Pool a interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale qui, dans un arrêt unanime rédigé par le juge Heald, a infirmé la décision de première instance. Le juge Heald s'est reféré au par. 13(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé qui dispose notamment que tout élévateur doit être exploité par ou pour la Commission. Il a conclu que le législateur n'a pas voulu que la Loi sur les grains du Canada profite à une catégorie particulière de personnes; qu'il s'agit d'une loi visant à réglementer le commerce du grain et à protéger l'intérêt public vu l'importance de ce commerce pour l'ensemble du Canada; qu'il s'agit aussi d'une loi imposant des devoirs et des obligations généraux relatifs à la production, à la commercialisation et au contrôle de la qualité de l'un des produits du secteur primaire les plus importants du Canada; et qu'elle est de la même espèce que la loi étudiée dans l'arrêt Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. La Reine, [1979] 1 C.F. 39. La Commission ne pouvait invoquer une violation de la loi comme fondement d'une action civile. La Cour a conclu que la Loi sur les grains du Canada n'impose pas d'obligation absolue aux exploitants d'élévateurs et, finalement, qu'elle ne confère pas de droit d'action privé aux personnes lésées par suite du manquement à une obligation créée par cette même loi. D'une manière générale, la Cour a rejeté les conclusions du juge Collier quant au but et à l'objet de la Loi sur les grains du Canada.

La Commission appelante allègue en substance que la décision de la Cour d'appel contient deux erreurs. La première est tout à fait insignifiante et, d'accord avec l'intimé, j'estime que la Cour d'appel fédérale n'a pas appuyé sa décision sur le par. 13(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé (dont l'entrée en vigueur n'a pas encore été proclamée), bien qu'il soit mentionné dans les motifs de jugement.

La seconde erreur, s'il s'agit bien d'une erreur, est fondamentale. La livraison de grain infesté, contrairement à l'al. 86c) de la Loi sur les grains

[page 211]

du Canada, confère-t-elle à la Commission le droit d'intenter une action civile en dommages-intérêts contre le Pool?

III

Infraction à une loi donnant lieu à une cause d'action civile

a) Généralités

L'état d'incertitude et de confusion quant à la question de savoir si la violation d'une loi fait naître une cause d'action civile en dommages-intérêts dure depuis fort longtemps déjà. Les commentateurs critiquent sévèrement cette situation déplorable, mais, de l'ensemble chaotique des arrêts, il est extraordinairement difficile de dégager une solution. Il est donc douteux que l'on puisse déceler dans la jurisprudence un principe général ou une règle qui permettrait de résoudre toutes les questions qui se posent ou même les plus importantes.

On paraît toutefois être d'accord pour dire que, si un particulier est lésé par suite de la violation d'une disposition législative, cette violation doit avoir une certaine incidence sur l'action en réparation du préjudice ainsi causé. Il y a néanmoins à cet égard deux tendances divergentes. Aux Etats-Unis les conséquences civiles de la violation d'une loi ont été subsumées sous le droit de la responsabilité pour négligence. En Angleterre, par contre, nous avons assisté à la pénible émergence d'un nouveau délit civil spécial de manquement à une obligation légale. L'occasion de choisir entre ces deux points de vue s'est présentée à la Cour dans l'affaire Sterling Trusts Corporation v. Postma, [1965] R.C.S. 324, mais on a décidé que ce choix difficile ne s'imposait pas en l'espèce (à la p. 329, le juge Cartwright):

[TRADUCTION] Il y a eu désaccord sur la question de savoir s'il est plus exact de décrire une action pour manquement à une obligation légale, obligation qui implique la prise de précautions en vue de prévenir tout préjudice, comme une action pour négligence ou de la décrire de la manière que propose lord Wright dans l'arrêt Upson à la p. 168:

Une action en dommages-intérêts pour violation d'une obligation légale destinée à protéger une personne se trouvant dans la situation du demandeur, est un droit spécifique dérivé de la common law qu'il ne faut pas

[page 212]

confondre, au fond, avec une action fondée sur la négligence. Il s'agit d'un droit qui prend son origine dans la loi, mais le recours même que constitue une action en dommages-intérêts est reconnu par la common law afin de rendre effectif, au profit du demandeur ayant subi un préjudice, son droit d'exiger que le défendeur exécute son obligation légale. Cette sanction est efficace. Il ne s'agit pas d'une action fondée sur la négligence au sens restreint ou ordinaire ...

Je ne juge pas nécessaire en l'espèce d'essayer de choisir entre ces deux points de vue.

Il incombe maintenant à cette Cour de faire ce choix.

b) Le point de vue anglais

En 1948, dans l'arrêt London Passenger Transport Board v. Upson, [1949] 1 All E.R. 60, la Chambre des lords a confirmé, dans le passage précité repris par le juge Cartwright dans ses motifs, qu'un délit civil de manquement à une obligation légale existe indépendamment de toute question de négligence. La loi prescrit l'obligation envers le demandeur, celui-ci n'ayant qu'à prouver 1) une violation de la loi et 2) un préjudice subi par suite de la violation.

Pour légitimer cette action civile fondée sur le manquement à une obligation légale, on a invoqué le Statute of Westminster II (1285), 9 Ed. I, chap. 50, qui prévoyait, pour les personnes touchées par un manquement de ce genre, un recours civil par voie d'action dite on the case. Cependant, [TRADUCTION] «malgré son ancienneté, l'action fondée sur la loi a rarement été examinée en profondeur par les cours anglaises, et sa nature juridique précise demeure quelque peu obscure» (Fricke, «The Juridical Nature of the Action upon the Statute», (1960) 76 L.Q.Rev. 240). Au cours des siècles l'écart entre le droit «public» et le droit «privé» s'est accentué de sorte que ce droit d'action, très général et toujours aussi énigmatique, a connu des restrictions. Lorsque la loi prévoyait une sanction pénale, il ne s'ensuivait pas forcément qu'il y avait également une cause d'action civile privée. Ce principe, souvent cité, est formulé dans l'arrêt Doe d. Rochester v. Bridges (1831), 1 B. & Ad. 847, 109 E.R. 1001:

[page 213]

[TRADUCTION] Et lorsqu'une loi crée une obligation, et prévoit une manière spéciale pour en poursuivre l'exécution, nous considérons en règle générale que cette exécution ne peut pas être poursuivie d'une autre manière.

Bien que pris hors de contexte, ce principe a servi à limiter la multiplication d'actions douteuses. [TRADUCTION] «Avec l'accélération marquée de l'activité législative à laquelle on assiste à l'époque moderne, si l'ancienne règle s'appliquait toujours, cela pourrait amener des conséquences injustes, pour ne pas dire absurdes, par la création de responsabilités dont l'étendue dépasse nettement ce que le législateur a pu envisager» (Winfield & Jolowicz, Tort, 11e éd., 1979, à la p. 154). A la fin du 19e siècle, cependant, l'action civile fondée sur la loi a connu un regain de vie en raison de la législation en matière de sécurité du travail. Le principe formulé dans l'arrêt Doe d. Rochester v. Bridges n'a donc pas été très longtemps en vogue. Avec l'arrêt Couch v. Steel (1854), 3 E & B 402, un nouveau principe a pris le dessus. En effet, le lord juge en chef Campbell, se fondant sur des affirmations du Comyn's Digest, a conclu que la common law reconnaît à la partie lésée le droit d'intenter une action pour les dommages spéciaux occasionnés par le manquement à une obligation publique. Cet arrêt a lui aussi été mis en doute quelque vingt ans plus tard dans l'arrêt Atkinson v. Newcastle Waterworks Co. (1877), 2 Ex. D. 441. Le lord chancelier Cairns, sans invoquer de jurisprudence, a conclu à la suppression du recours civil. Il a exprimé des [TRADUCTION] «doutes sérieux» sur la question de savoir si la jurisprudence citée par lord Campbell dans l'arrêt Couch v. Steel justifiait la grande règle générale qu'il a formulée dans cet arrêt-là. Le lord juge en chef Cockburn a également dit que [TRADUCTION] «il y avait lieu de douter sérieusement» du bien-fondé de l'arrêt Couch v. Steel, tandis que le lord juge Brett a entretenu à ce sujet le [TRADUCTION] «plus grand doute».

Comme le dit Street, [TRADUCTION] «les arrêts de principe du dix-neuvième siècle (dont l'importance n'a pas diminué) ont cependant eu pour effet de poser l'exigence que la cause d'action soit fondée sur la preuve que le législateur a voulu que la violation du droit ou de l'intérêt conféré par la loi soit considérée comme délictueuse» (Street, The

[page 214]

Law of Torts, 2e éd., 1959, à la p. 273). Fricke a souligné (précité, à la p. 260) que cette doctrine entraîne de nombreuses difficultés. En premier lieu, il y a incertitude quant à la règle ou présomption à appliquer prima fade. Certains arrêts indiquent que la formulation d'une obligation légale fait présumer le droit d'intenter une action, et qu'il existe à moins que la loi ne contienne des dispositions en sens contraire. Suivant d'autres arrêts, la règle prima facie porte qu'il faut présumer que l'expression catégorique d'un mode déterminé de sanction exclut tous les autres. Les cours adoptent tantôt l'une tantôt l'autre théorie. Fricke conclut (aux pp. 263 et 264) que, du point de vue de la pure interprétation des lois, le droit a fait fausse route en 1854 avec l'arrêt Couch v. Steel: [TRADUCTION] «En s'en tenant à la question essentielle, savoir l'interprétation de la volonté du législateur telle qu'elle se dégage du texte d'un document qui prévoit expressément une amende, mais non pas un recours civil, on arrive inévitablement à la conclusion qu'il n'y a pas eu d'intention d'accorder un pareil recours». La présence ou l'absence de sanctions pénales ne détermine nullement l'existence d'une cause d'action civile; tout dépend de [TRADUCTION] «l'intention du législateur»:

[TRADUCTION] Mais je dois, avec grands égards pour les savants juges qui ont tranché cette affaire [Couch v. Steel] et particulièrement pour lord Campbell, exprimer des doutes sérieux sur la question de savoir si les arrêts qu'il a cités justifient la grande règle générale qu'il paraît avoir posée, savoir que, dès lors qu'il y a création d'une obligation légale, quiconque peut prouver qu'il a été lésé par suite de la non-exécution de cette obligation, peut intenter une action en dommages-intérêts contre la personne à qui l'obligation incombe. Je ne puis m'empêcher de croire que cela doit être, dans une large mesure, fonction de la portée de la loi en cause et du langage employé par le législateur, surtout lorsque, comme en l'espèce, la loi que la cour doit prendre en considération n'est pas une loi d'intérêt public et général, étant plutôt une entente législative privée avec un groupe d'entrepreneurs sur la manière d'entretenir certains ouvrages publics.

(Atkinson v. Newcastle Waterworks Co., précité, à la p. 448, le lord chancelier Cairns.)

À la portée et au «langage» de la loi, lord MacNaghten a ajouté [TRADUCTION] «des considérations d'intérêt public et de commodité» (Pasmore v. Oswaldtwistle Urban District Council, [1898] A.C. 387, aux pp. 397 et 398).

[page 215]

Ainsi, l'intérêt public et la commodité exigeaient que les conseils municipaux qui avaient manqué à leurs obligations légales soient protégés contre des actions ruineuses intentées par des contribuables mécontents, alors que les employeurs qui enfreignaient la législation en matière de sécurité du travail, étaient responsables envers leurs employés blessés:

[TRADUCTION] Il n'y a aucune raison valable de soutenir que la procédure par voie pénale soit le seul recours autorisé par la loi. Le principe expliqué par lord Cairns dans l'arrêt Atkinson v. Newcastle Waterworks Co. et par lord Herschell dans l'arrêt Cowley v. Newmarket Local Board règle la question. Nous devons étudier la portée et le but de la loi et tout particulièrement découvrir qui elle entend protéger. Or, l'objet de la loi que nous étudions en l'espèce est manifeste. Elle vise à obliger les propriétaires de mines à pourvoir à la sécurité des hommes travaillant dans leurs mines, et ce sont les personnes exposées au danger qui profitent de l'application de ces règles. Mais lorsqu'une obligation de ce genre est imposée dans l'intérêt d'une classe particulière de personnes, il y a en common law un droit correspondant dont jouissent les personnes qui risquent d'être lésées par suite du manquement à cette obligation. Par conséquent, selon moi, il est tout à fait impossible de conclure que la disposition pénale porte de quelque façon atteinte au droit fondamental des personnes bénéficiant de la protection de la loi d'exercer un recours civil.

(Butler v. Fife Coal Co., [1912] A.C. 149, aux pp. 165 et 166, lord Kinnear.)

En 1960, Glanville Williams a écrit:

[TRADUCTION] Si on veut simplifier à l'extrême, la position actuelle de la législation pénale dans le droit civil . . . peut se réduire à deux généralisations. Lorsqu'il s'agit de sécurité du travail, cette législation entraîne une responsabilité délictuelle absolue. Dans tous les autres cas, on n'en tient pas compte. Il y a des exceptions à ces deux tendances, mais, d'une manière générale, cela décrit l'état du droit tel qu'il se dégage des arrêts récents.

(«The Effect of Penal Legislation in the Law of Tort», (1960), 23 Modern L. Rev. 233.)

Cette façon fragmentée d'aborder le problème a suscité des difficultés tant théoriques que pratiques. On a sévèrement critiqué l'illusion qui consiste

[page 216]

à chercher ce qu'on a qualifié de [TRADUCTION] «volonté chimérique», savoir l'intention inexistante du Parlement de créer une cause d'action civile. Pratique empreinte de caprice et d'arbitraire, il s'agit là de [TRADUCTION] «droit prétorien» de la pire espèce.

[TRADUCTION] En plus d'être une fiction inutile, cela peut amener des décisions qui reposent sur d'insignifiants détails de formulation plutôt que sur le fond. S'il appartient en vérité aux cours de trancher la question de savoir si une personne lésée par suite du manquement à une obligation légale a le droit d'intenter une action en dommages-intérêts, reconnaissons cet état de choses et procédons à l'élaboration de quelques principes de droit utiles.

(Winfield & Jolowicz, précité, à la p. 159.)

Il s'agit d'une «fiction flagrante» qui va à l'encontre des règles reçues en matière d'interprétation de lois: [TRADUCTION] «le silence du législateur sur la question de la responsabilité civile porte à conclure soit qu'il ne l'a pas envisagée soit qu'il l'a omise délibérément» (Fleming, The Law of Torts, 5e éd., 1977, à la p. 123). Glanville Williams est maintenant d'avis que [TRADUCTION] «[l'] indécision» des cours «ne fait que discréditer notre jurisprudence» et, avec égards, je suis d'accord. Il écrit à ce sujet:

[TRADUCTION] L'omission des juges d'élaborer un principe directeur entraîne la quasi-impossibilité de prévoir, en dehors des précédents, dans quels cas les cours estimeront qu'il y a eu création implicite d'une obligation civile. En effet, le juge peut agir à sa guise et puis choisir, pour motiver sa décision, un des principes contradictoires énoncés par ses prédécesseurs.

(Williams, précité, à la p. 246.)

Prosser (Law of Torts, 4e éd., 1971) est du même avis (aux pp. 191 et 192):

[TRADUCTION] On s'est beaucoup ingénié à expliquer pourquoi il doit résulter d'une loi en matière pénale une règle de responsabilité civile . . . Bon nombre de cours ont toutefois prétendu «trouver» dans la loi une supposée intention («implicite», «par interprétation» ou (présumée») de prévoir la responsabilité délictuelle. Dans la plupart des cas il s'agit d'une pure fiction fabriquée pour les besoins de la cause. La seule conclusion qui s'impose c'est que, vu le silence du législateur, celui-ci n'a pas du tout songé à l'action civile ou bien a volontairement omis de la prévoir.

[…]

[page 217]

L'explication la plus satisfaisante est peut-être que les cours essayent, par quelque chose qui ressemble à du droit prétorien, de promouvoir la protection de particuliers, ce qu'elles estiment être la politique fondamentale qui sous-tend la loi et que, selon elles, le législateur doit avoir eu à l'esprit. La norme de conduite prévue par la loi est simplement adoptée volontairement, par déférence et respect envers le législateur.

La cause d'action civile découlant de l'infraction à une loi, exclue au début du 19e siècle en raison de la prolifération de la législation écrite, était de nouveau admise à la fin de ce même siècle pour des motifs d'intérêt public et de commodité à cause du nombre toujours croissant d'accidents du travail. Cependant, la proposition selon laquelle toute infraction à une loi donne naissance à un droit d'action privé demeurait insoutenable, comme elle l'est d'ailleurs aujourd'hui. Les cours cherchaient donc un mécanisme pour filtrer les cas auxquels le droit d'action devait être limité.

Différentes présomptions ou directives ont vu le jour. [TRADUCTION] «Donc, on ne s'est pas lassé de répéter que le critère essentiel consiste à déterminer si l'obligation que crée la loi est d'abord et avant tout une obligation envers l'État, et seulement d'une façon subsidiaire envers les particuliers, ou vice-versa» (Fleming, précité, à la p. 125). Une obligation envers le public en général (les contribuables, par exemple) ne donne pas naissance à une cause d'action civile, alors que ce n'est pas forcément le cas d'une obligation envers un particulier (un ouvrier blessé, par exemple). La loi doit viser à protéger une certaine «classe» de personnes dont fait partie le demandeur et le préjudice subi doit être du type que ladite loi a pour objet d'empêcher. L'une et l'autre exigences ont, par le passé, reçu une interprétation assez étroite et encouru des critiques plutôt sévères.

[TRADUCTION] «En fait, il est douteux qu'on puisse trouver un principe général qui explique l'ensemble des arrêts dans ce domaine» (Salmond on Torts, 7e éd., 1977, à la p. 243), ce qui n'empêche pas que plusieurs justifications du délit civil de manquement à une obligation légale ont été proposées. Il établit des normes fixes en matière de négligence et, dans des domaines très techniques, substitue au jugement d'amateurs (les jurés) celui

[page 218]

de professionnels. Il a en outre pour effet de créer, là où on l'a jugé opportun (dans le domaine de la sécurité du travail, par exemple), une responsabilité absolue. Si louable que cela puisse être, il reste que l'état du droit demeure extrêmement insatisfaisant. Le professeur Fleming a fustigé les cours britanniques:

[TRADUCTION] ... leur habitude invétérée de s'en remettre à l'oracle d'une présumée intention législative leur a été fort utile, leur permettant de dissimuler au public non seulement leurs propres préjugés cachés, mais aussi leur étonnant manque d'habileté, comparativement aux tribunaux américains, à appliquer la doctrine de telle manière qu'elle puisse servir d'accessoire utile dans le cadre de litiges en matière de négligence, sans pour autant qu'elle devienne tyrannique. Au fond, leur échec à cet égard est attribuable surtout au fait que leur vision de la chose ne semble pas admettre de juste milieu entre, d'une part, l'application la plus stricte de la disposition pénale (qui tient rarement compte, d'une façon expresse, de l'incapacité, dans un cas de force majeure, de s'y conformer ou de quelque autre excuse tout aussi plausible) et, d'autre part, le refus d'attribuer à cette disposition le moindre effet, sauf peut-être dans la mesure où elle peut constituer une preuve de négligence.

(Fleming, précité, à la p. 133.)

c) Le point de vue américain

Le professeur Fleming préfère la façon d'aborder le problème adoptée par les Américains qui ont assimilé au droit général de la responsabilité pour négligence la responsabilité civile découlant de la violation d'une loi:

[TRADUCTION] Du point de vue intellectuel, la théorie américaine actuelle est plus acceptable parce qu'elle est moins hermétique. Cette théorie rejette catégoriquement, pour la très simple raison que la loi n'envisage pas et, à plus forte raison, ne prévoit pas de recours civil, l'idée que l'action civile est véritablement une création de la loi. Toute demande en dommages-intérêts pour le préjudice subi par suite d'une infraction à la loi doit donc reposer sur des principes de la common law. Mais bien que la loi de nature pénale ne crée pas de responsabilité civile, la cour peut juger à propos d'adopter la formulation législative d'une norme précise au lieu d'appliquer la norme informulée d'une conduite raisonnable, ainsi qu'elle le fait lorsqu'elle décide péremptoirement que certains actes ou omissions constituent de la négligence en droit.

(Fleming, précité, à la p. 124.)

[page 219]

Les avis sont toutefois partagés quant à l'effet de cette assimilation: certains prétendent que le manquement à une obligation légale peut constituer de la négligence en soi, tandis que d'autres affirment qu'il peut n'être qu'une preuve de négligence. Cette distinction trouve sa racine dans l'article de fond qu'a écrit le professeur Thayer en 1913:

[TRADUCTION] À moins que la cour ne fût disposée à aller jusque là, elle serait obligée de dire, si l'infraction à la loi a effectivement contribué à causer le préjudice, que le défendeur est responsable en droit; mais cela revient à considérer la violation comme de la «négligence en soi», pour employer l'expression habituelle, et non simplement comme une «preuve de négligence».

La doctrine selon laquelle une infraction à la loi constitue une «preuve de négligence» est à la vérité embarrassante et difficile à comprendre. Elle constitue une espèce de compromis, (à mi-chemin) entre deux points de vue plus extrêmes: (1) qu'une infraction à la loi ne peut être considérée comme une conduite prudente; (2) que la loi a un objet caché et n'intéresse pas les relations civiles.

(«Public Wrong and Private Action», (1914) 27 Harv. L.Rev. 317, à la p. 323.)

La thèse du professeur Thayer se résume à ceci: qu'un homme prudent n'enfreint pas la loi; il applique donc la norme criminelle de diligence dont la violation entraînerait les conséquences pénales prévues par la loi, à l'action civile.

Selon l'opinion dominante aux États-Unis, la violation d'une loi constitue de la négligence en soi, du moins dans certaines circonstances:

[TRADUCTION] Une fois la loi jugée applicable — c'est-à-dire, du moment qu'on a conclu qu'elle vise à protéger la classe de personnes dont fait partie le demandeur contre le risque du type de préjudice effectivement subi par suite de la violation de cette loi — la forte majorité des cours concluent qu'une violation sans excuse est déterminante relativement à la question de la négligence, et que la cour doit donner des directives en ce sens au jury. La cour adopte la norme de conduite fixée par le législateur et les «jurés n'ont pas le pouvoir d'assouplir cette norme», sauf dans la mesure où la cour peut reconnaître la possibilité d'une excuse valable pour avoir désobéi à la loi. On dit habituellement que cette violation sans excuse constitue de la négligence «per se» ou en soi. Par l'application de cette règle la conduite du

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défendeur devient négligence, avec exactement les mêmes effets qu'a la négligence en common law.

(Prosser, précité, à la p. 200.)

Le Restatement (Second) of Torts, adopte ce même point de vue au paragraphe 288B:

[TRADUCTION] (1) La violation sans excuse d'une disposition législative ou d'un règlement administratif que la cour a retenu comme définition de la norme de conduite d'un homme raisonnable, constitue de la négligence en soi.

(2) La violation sans excuse d'une disposition législative ou d'un règlement que la cour n'a pas ainsi retenu peut constituer une preuve pertinente relativement à la question du caractère négligent de la conduite.

Il importe de noter que la conclusion qu'il y a négligence en soi est soumise à deux restrictions: (1) il ne doit pas s'agir d'une «violation à l'égard de laquelle il existe une excuse» et (2) la cour doit avoir retenu la disposition législative comme définition de la norme de conduite d'un homme raisonnable. Ne constitue pas une négligence une violation à l'égard de laquelle il existe une excuse, ce qui est le cas lorsque:

[TRADUCTION] 288A. (2) ...

a) il s'agit d'une violation raisonnable vue l'incapacité de l'auteur;

b) celui-ci ne sait pas ni n'est censé savoir qu'il y a lieu de se conformer à la loi;

c) il se trouve, après avoir fait preuve de diligence raisonnable, dans l'impossibilité de s'y conformer;

d) il fait face à une situation critique qui ne résulte pas de sa propre inconduite;

e) se conformer à la loi comporterait un risque encore plus grand de préjudice pour l'auteur ou pour d'autres personnes.

Les cours américaines n'ont pas renoncé à tenir compte du but ou de l'intention du législateur; le Restatement (Second) of Torts précise les circonstances dans lesquelles la cour peut retenir une disposition législative comme expression de la norme de diligence applicable:

[TRADUCTION]

286. Cas où la norme de conduite définie par voie législative ou réglementaire sera retenue

La cour peut retenir comme norme de conduite d'un homme raisonnable les exigences d'une loi ou d'un

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règlement administratif dont on conclut que l'objet est exclusivement ou en partie

a) de protéger une classe de personnes dont fait partie celui à l'intérêt duquel il a été porté atteinte,

b) de protéger l'intérêt particulier auquel il a été porté atteinte,

c) de protéger cet intérêt contre le type de préjudice qui a été subi, et

d) de protéger cet intérêt contre le risque précis duquel résulte le préjudice.

Suivant l'opinion américaine dite de la «minorité», l'infraction à une loi constitue une preuve de négligence. Il y a cependant différents degrés de preuve; la violation d'une loi peut être considérée comme totalement dénuée de pertinence, comme pertinente tout simplement ou comme une preuve prima fade de négligence ayant pour effet de déplacer le fardeau de la preuve.

[TRADUCTION] En Californie, on paraît être arrivé exactement au même résultat en concluant que la violation crée une présomption de négligence qui peut être détruite si l'existence d'une excuse valable est démontrée, mais à défaut de preuve de ce genre, le jury est lié par les directives qu'il reçoit. Une minorité importante a conclu qu'une violation n'est qu'une preuve de négligence, que le jury peut retenir ou rejeter selon ce qu'il juge opportun. Certaines cours, suivant la règle prédominante relativement aux lois, ont conclu que la violation d'ordonnances, du code de la route ou des règlements d'organismes administratifs, même si, dans ce dernier cas, une loi les autorise, ne constitue qu'un élément de preuve à soumettre au jury. Les affaires dans ce domaine semblent traduire à la fois une méfiance considérable devant le caractère arbitraire de la disposition en cause et un désir de laisser une certaine marge de manoeuvre en prévision de cas où la violation d'une telle disposition peut ne pas être forcément déraisonnable. Même devant ces juridictions, cependant, on reconnaît que dans certains cas, simplement en raison de la preuve, aucun homme raisonnable ne pourrait nier que la violation constitue de la négligence.

(Prosser, précité, à la p. 201.)

On reproche surtout à la théorie de la négligence en soi l'application inflexible à une cause civile de la norme de conduite établie par le législateur pour les affaires criminelles. Je suis d'accord. Le défendeur dans une affaire civile ne bénéficie ni de la protection ni des moyens de défense spéciaux qu'offre le droit criminel; les conséquences civiles

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peuvent facilement être plus onéreuses que toute sanction pénale découlant de l'infraction à la loi; et en dernier lieu, selon qu'on applique la norme de la responsabilité criminelle ou celle de la responsabilité civile, l'objet visé est radicalement différent. L'aspect réparateur de la responsabilité délictuelle l'a emporté sur l'aspect dissuasif et punitif, changement que l'évolution perceptible dans l'utilisation de la responsabilité civile, comme mécanisme de répartition et non plus simplement de déplacement des pertes, ne fait que souligner. [TRADUCTION] «La doctrine de la négligence en soi ne se prête donc pas à une utilisation inflexible; ce n'est d'ailleurs pas de cette façon qu'on l'emploie» (Morris, «The Relation of Criminal Statutes to Tort Liability», (1933) 46 Harv. L.Rev. 453, à la p. 460), ce qui explique les principes directeurs énoncés dans Restatement (Second) of Torts.

d) Le point de vue canadien

Le professeur Linden a dit que [TRADUCTION] «les cours canadiennes paraissent osciller, sans même s'en rendre compte, entre le point de vue anglais et le point de vue américain» (Commentaires: Sterling Trusts Corporation v. Postma, (1967) 45 R. du B. Can. 121, à la p. 126). La théorie la plus souvent appliquée, cependant, est celle formulée dans l'arrêt Sterling Trusts Corporation v. Postma, précité: savoir que la violation d'une disposition législative constitue une [TRADUCTION] «preuve prima facie de négligence». Cette terminologie n'est pas sans présenter de difficultés. Les mots «preuve prima facie de négligence» employés dans l'arrêt Sterling Trusts et l'expression [TRADUCTION] «responsable prima facie» semblent interchangeables. Dans l'arrêt ultérieur Queensway Tank Lines Ltd. v. Moise, [1970] 1 O.R. 535, le juge MacKay de la Cour d'appel de l'Ontario tient pour acquis qu'une preuve prima facie de négligence équivaut à une présomption de négligence ayant pour effet de rejeter sur le défendeur le fardeau de la preuve.

Du point de vue intellectuel, comme l'a dit le professeur Fleming, il est plus acceptable de considérer la violation d'une loi comme une preuve de négligence plutôt que de reconnaître l'existence d'un délit civil spécial de manquement à une obligation légale. Cela permet dans une certaine

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mesure d'éviter la recherche fictive de l'intention du législateur de créer une cause d'action civile, recherche qui a fait l'objet de tant de critiques en Angleterre. Cela permet en outre d'éviter l'application inflexible à une cause civile de la norme de conduite établie par le législateur pour les affaires criminelles. Glanville Williams estime, et je partage son avis, que lorsque la common law n'impose pas d'obligation de diligence, l'infraction à une loi pénale autre que la législation du travail ne doit, sauf disposition législative contraire, avoir aucune incidence sur la responsabilité civile. Comme je l'ai déjà indiqué, la législation du travail a historiquement été privilégiée à cet égard. Mais, si la doctrine de la responsabilité absolue est reconnue aux fins de certaines lois dans ce domaine, cela ne justifie pas son extension à d'autres domaines, surtout lorsqu'on considère le raisonnement peu convaincant qui appuie cette invention de juristes.

De plus, l'incorporation du manquement à une obligation légale dans le droit de la responsabilité pour négligence concorde mieux avec l'évolution du droit dans d'autres domaines. De plus en plus le législateur tient compte de l'avertissement qu'a donné le lord juge Parcq il y a bien des années dans l'arrêt Cutler v. Wandsworth Stadium Ld., [1949] A.C. 398, à la p. 410 :

[TRADUCTION] Pour la personne qui n'est pas versée dans la science ou l'art de la législation, il peut bien paraître bizarre que le Parlement ne se soit pas encore donné pour règle de déclarer explicitement son intention concernant des questions qui, souvent, revêtent une importance considérable, au lieu de laisser aux cours le soin de découvrir, au moyen d'un examen attentif et d'une analyse approfondie de ce qui a été expressément dit, ce qu'on peut supposer être son intention probable. Il existe, sans aucun doute, des motifs qui empêchent le législateur de révéler clairement son intention. J'ignore ce qu'ils peuvent être et il ne m'appartient pas de me livrer à des conjectures à ce sujet. J'espère toutefois que ne sera pas tenu pour impertinent, dans tous les sens du mot, de suggérer respectueusement aux rédacteurs de lois de se demander si on ne pourrait pas, sans inconvénient, abandonner la pratique traditionnelle qui obscurcit, si tant est qu'elle ne la dissimule pas, l'intention ou la présumée intention du Parlement.

Les lois ont de plus en plus tendance à porter explicitement sur la responsabilité civile: témoin les lois sur la protection du consommateur, sur les

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baux, sur les sociétés commerciales et sur les valeurs mobilières. Le législateur se préoccupe donc activement d'indemnisation individuelle.

De plus, la responsabilité délictuelle joue un rôle de moins en moins important dans la répartition des pertes et de leur indemnisation:

[TRADUCTION] Loin d'être l'unique fondement d'une indemnisation éventuelle (comme cela a généralement été le cas au cours de notre histoire), la responsabilité délictuelle n'en est plus qu'un parmi d'autres et, même là, elle entre pour une part toujours décroissante dans le fardeau économique de l'indemnisation des personnes lésées.

(Fleming, «More Thoughts on Loss Distribution», (1966) 4 Osgoode Hall L.J. 161.)

Le droit de la responsabilité délictuelle a lui-même subi une transformation importante au cours de ce siècle, les délits civils spéciaux faisant graduellement place à la négligence, ce qui dans la common law se rapproche le plus d'une théorie générale de la responsabilité civile. Le concept d'obligation de diligence, qui repose sur l'obligation de chacun envers son prochain, prend de l'ampleur pour s'appliquer à des domaines qui, auparavant, ne relevaient aucunement du droit de la responsabilité délictuelle.

Une des raisons principales pour lesquelles on fait supporter une perte à un défendeur est qu'il a été en faute, c.-à-d. qu'il a accompli un acte d'un type qu'il y a lieu de décourager. En pareil cas il y a une raison valable de prendre de l'argent au défendeur pour le remettre au demandeur qui a souffert par suite de la faute de ce même défendeur. En revanche, il ne paraît guère défendable de conclure qu'un défendeur qui, sans s'en rendre compte, a manqué à une obligation légale, a été négligent et qu'il est donc tenu de payer, même si sa conduite n'a pas été fautive. Le législateur a imposé une sanction pénale simplement à titre d'avertissement et il ne paraît guère justifiable que cette sanction soit assortie de responsabilité civile lorsque cela aurait pour effet de créer une responsabilité sans faute. Le législateur a fixé la peine qui convient au méfait du défendeur, mais si on doit y ajouter un avertissement sous forme de responsabilité sans faute, ce qui relève de la responsabilité délictuelle, les conséquences financières

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se mesureront non pas au montant de la peine, mais au montant requis pour indemniser le demandeur. Une conduite tant soit peu fautive peut suffire pour faire supporter au défendeur une responsabilité onéreuse. Des violations insignifiantes ne devraient entraîner chez celui qui les commet aucune responsabilité civile; elles doivent plutôt être laissées aux cours de juridiction criminelle pour que celles-ci imposent une amende appropriée.

En l'espèce la Commission prétend que la Loi impose une obligation absolue, c.-à-d. que le Pool est responsable, même s'il n'y a pas faute de sa part, et que, pour établir un manquement à l'obligation, il suffit de prouver qu'en fait on ne s'est pas conformé aux exigences légales; il n'est pas nécessaire d'expliquer les causes de l'omission de se conformer ni de prouver que le Pool a négligé de faire des efforts raisonnables en vue de s'y conformer.

Les tenant pour contraires à la justice naturelle, les cours ont tendance actuellement à atténuer la sévérité des règles absolues et de la notion d'une obligation absolue au sens susmentionné. [TRADUCTION] «Une saine politique consiste à laisser les pertes là où elles s'abattent, sauf lorsqu'une raison particulière d'intervenir peut être démontrée»: Holmes, The Common Law, à la p. 50. En l'espèce, il se dégage de la preuve que la quasi-totalité du grain qui est arrivé au terminus du Pool à Thunder Bay, provenait de mandataires de la Commission. Il y a ici une lourde charge financière à supporter, mais, vu l'absence de faute de la part du Pool, la Cour n'est pas encline à intervenir. Mieux vaut que la perte soit supportée par celui qui l'a subie, en l'occurrence la Commission.

Pour tous ces motifs, je serais opposé à ce qu'on reconnaisse au Canada l'existence d'un délit civil spécial de manquement à une obligation légale. La violation d'une loi, lorsqu'elle a une incidence sur la responsabilité civile, doit être considérée dans le contexte du droit général de la responsabilité pour négligence. La notion de négligence et celle d'obligation de diligence qui s'y rattache en common law sont assez fortes pour servir aux fins invoquées à l'appui de l'existence de l'action fondée sur l'infraction à une loi.

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Il faut se rappeler que les autres éléments de la responsabilité délictuelle, c.-à-d. la causalité et le préjudice valent aussi pour les situations où il y a eu infraction à une loi. Pour qu'elle soit le moindrement pertinente, la violation d'une loi doit avoir causé un préjudice dont le demandeur se plaint. Si c'est le cas, la violation de la loi doit constituer une preuve de négligence de la part du défendeur.

IV

La présente espèce

À supposer que le Parlement ait la compétence constitutionnelle nécessaire pour prévoir que quiconque subit un préjudice par suite d'une violation de la Loi sur les grains du Canada a un recours civil, le fait est qu'il ne l'a pas prévu. Il a simplement dit qu'une infraction à la Loi rend passible de certaines peines déterminées. Nous devons nous abstenir de toute conjecture concernant l'intention inexprimée du Parlement. Lorsqu'il s'agit de déterminer si la violation doit entraîner d'autres conséquences juridiques, tout au plus nous pouvons examiner ce qui est dit expressément. En faisant semblant d'interpréter la Loi afin de décider si le Parlement a voulu créer un droit d'intenter une action civile, on risque, comme le dit si justement Glanville Williams, de se mettre à [TRADUCTION] «chercher ce qui ne s'y trouve pas», (précité, à la p. 244). La Loi sur les grains du Canada n'exprime pas l'intention d'accorder des dommages-intérêts au détenteur d'un récépissé d'élévateur terminus qui reçoit du grain infesté provenant d'un élévateur.

Le paragraphe 61(1) de la Loi sur les grains du Canada impose à l'exploitant d'un élévateur terminus l'obligation de livrer, au détenteur d'un récépissé d'élévateur pour du grain délivré par l'exploitant, le grain exigé dans le récépissé rendu, ou la même quantité de grain du même genre et de la même classe. L'exploitant s'est acquitté de cette obligation.

L'infraction à l'al. 86c) de la Loi sur les grains du Canada qui consiste à avoir déchargé dans le Frankcliffe Hall du grain infesté ne donne pas lieu à une action indépendante en dommages-intérêts. La Commission a procédé comme si c'était le cas. Elle allègue qu'il y a eu non pas négligence mais

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violation de la loi. Le manquement à une obligation légale constitue d'ailleurs l'unique fondement des arguments invoqués en l'espèce. La Commission n'a pas prouvé l'existence de ce que lord Atkin a appelé la négligence légale, c.-à-d. une omission intentionnelle ou négligente de remplir une obligation légale. En première instance, on n'a apporté aucune preuve de négligence ou de manque de diligence de la part du Pool. Le Pool a prouvé qu'il exploitait son terminus d'une manière conforme aux normes reçues pour ce type de commerce; il a procédé régulièrement à la vérification de ses terminus en vue de déceler la présence de grain infesté; il a pratiqué des tests sur des échantillons prélevés tant à l'arrivée du blé à son élévateur terminus qu'au déchargement de ce blé dudit élévateur terminus. Tant les employés du Pool que les inspecteurs de la Commission canadienne des grains ont prélevé des échantillons lorsque le blé a été déchargé de l'élévateur terminus dans le Frankcliffe Hall. Un examen visuel des échantillons n'a révélé rien d'anormal. Les tests de l'entonnoir de Berlese pratiqués au siège de la Commission canadienne des grains ont permis de découvrir l'infestation, mais pas avant l'appareillage du Frankcliffe Hall. L'inspection s'est déroulée conformément aux exigences établies par la Commission canadienne des grains en vertu de l'al. 12(1)a) de la Loi sur les grains du Canada, et le Pool et la Commission y ont coopéré. Le Pool a prouvé que les pertes ne résultent pas d'une négligence de sa part.

Mes conclusions se résument donc ainsi:

1. Les conséquences civiles de la violation d'une loi doivent être subsumées sous le droit de la responsabilité pour négligence.

2. La notion d'un délit civil spécial de violation d'une obligation légale qui donnerait droit à des dommages-intérêts sur simple preuve d'une violation et d'un préjudice, doit être rejetée, comme doit l'être également le point de vue selon lequel une violation sans excuse valable constitue de la négligence en soi et emporte responsabilité absolue.

3. La preuve de la violation d'une loi, qui cause un préjudice, peut être une preuve de négligence.

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4. L'obligation formulée dans un texte de loi peut constituer une norme, à la fois précise et utile, de conduite raisonnable.

5. En l'espèce on n'a pas allégué qu'il y a eu négligence ni prouvé son existence. L'action doit échouer.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureur de l'appelante: Henry B. Monk, Winnipeg.

Procureurs de l'intimé: Balfour, Moss, Milliken, Laschuk, Kyle, Vancise & Cameron, Regina.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Manquement à une obligation légale - Exploitant d'élévateurs à grain - Livraison de grain infesté d'insectes - Préjudice résultant du manquement - S'agit-il d'une violation de la loi qui peut fonder une cause d'action civile? - Loi sur les grains du Canada, 1 (Can.), chap. 7, art. 12(1)a), 61(1), 86c).

La Commission canadienne du blé réclame auprès de l'intimé, un négociant en grains agissant comme mandataire de la Commission, des dommages-intérêts par suite de la livraison de grain infesté provenant d'un de ses élévateurs terminus, contrairement à l'al. 86c) de la Loi sur les grains du Canada. Le grain, qui se trouvait à bord d'un navire, a dû être fumigé et on a dû indemniser le propriétaire du navire. La Commission allègue qu'il y a eu non pas négligence mais violation de la loi. En première instance, la Cour fédérale a statué en faveur de la Commission, mais la Cour d'appel fédérale a infirmé ce jugement. Le pourvoi vise à déterminer si une infraction à l'al. 86c) de la Loi confère à la Commission le droit d'intenter une action civile en dommages-intérêts contre l'intimé.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Les conséquences civiles de la violation d'une loi doivent être subsumées sous le droit de la responsabilité pour négligence et la notion d'un délit civil spécial de violation d'une obligation légale qui donnerait droit à des dommages-intérêts sur simple preuve d'une violation et d'un préjudice, doit être rejetée, comme doit l'être également le point de vue selon lequel une violation sans excuse valable constitue de la négligence en soi et emporte responsabilité absolue. La preuve d'une violation d'une loi, qui cause un préjudice, peut être une preuve de négligence et l'obligation formulée dans un texte de loi peut constituer une norme, à la fois précise et utile, de conduite raisonnable. Ici, la Commission n'allègue pas négligence et, en première instance, on n'a

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apporté aucune preuve de négligence ou de manque de diligence de la part de l'intimé. Au contraire, l'intimé a prouvé qu'il exploitait son terminus d'une manière conforme aux normes reçues pour ce type de commerce.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Saskatchewan Wheat Pool

Références :

Jurisprudence: Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. La Reine, [1979] 1 C.F. 39

Sterling Trusts Corporation v. Postma, [1965] R.C.S. 324

London Passenger Transport Board v. Upson, [1949] 1 All E.R. 60

Doe d. Rochester v. Bridges (1831), 1 B. & Ad. 847, 109 E.R. 1001

Couch v. Steel (1854), 3 E & B 402

Atkinson v. Newcastle Waterworks Co. (1877), 2 Ex. D. 441

Pasmore v. Oswaldtwistle Urban District Council, [1898] A.C. 387

Butler v. Fife Coal Co., [1912] A.C. 149

Queensway Tank Lines Ltd. v. Moise, [1970] 1 O.R. 535

Cutler v. Wandsworth Stadium Ld., [1949] A.C. 398.

Proposition de citation de la décision: La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205 (8 février 1983)


Origine de la décision
Date de la décision : 08/02/1983
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1983] 1 R.C.S. 205 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1983-02-08;.1983..1.r.c.s..205 ?
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