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26/07/1984 | CANADA | N°[1984]_2_R.C.S._2

Canada | Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2 (26 juillet 1984)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2

Date : 1984-07-26

Ville de Kamloops Appelante;

et

Jan Clemmensen Nielsen Intimé;

et

Wesley Joseph Hughes et Gladys Annetta Hughes Intimés.

N° du greffe: 16896.

1982: 22 novembre; 1984: 26 juillet.

Présents: Les juges Ritchie, Dickson, Estey, McIntyre et Wilson.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE

COUR SUPRÊME DU CANADA

Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2

Date : 1984-07-26

Ville de Kamloops Appelante;

et

Jan Clemmensen Nielsen Intimé;

et

Wesley Joseph Hughes et Gladys Annetta Hughes Intimés.

N° du greffe: 16896.

1982: 22 novembre; 1984: 26 juillet.

Présents: Les juges Ritchie, Dickson, Estey, McIntyre et Wilson.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DE LA COLOMBIE-BRITANNIQUE


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Municipalité - Règlement fixant des normes de construction et imposant à l'inspecteur municipal des bâtiments l'obligation de les faire respecter - Inspection de la maison, changements requis et délivrance d'une ordonnance d'arrêt des travaux - Maison terminée et occupée sans permis - Découverte par l'acquéreur subséquent de graves vices de structure dont il n'avait pas été avisé préalablement - La distinction entre inaction et mauvaise exécution importe-t-elle quant à la responsabilité pour négligence lorsqu'on conclut à l'existence d'une obligation? - La ville a-t-elle fait preuve de négligence? - Municipal Act, R.S.B.C. 1960, chap. 255, art. 714, 738, 739 (maintenant R.S.B.C. 1979, chap. 290) - Limitations Act, 1975 (C.-B.), chap. 37, art. 3, 6.

Un constructeur a installé l'empattement d'une maison qu'il construisait sur du remblai non tassé malgré la condition, contenue dans les plans approuvés, que l'empattement s'enfonce jusqu'à un appui solide. L'inspecteur des bâtiments de la ville de Kamloops, en application des règlements municipaux, a procédé à trois inspections et ensuite délivré une ordonnance d'arrêt des travaux qui ne serait levée que lorsqu'on soumettrait un plan permettant de corriger les vices de structure. Un plan a été soumis mais non suivi et les travaux se sont poursuivis malgré l'avertissement que l'ordonnance d'arrêt des travaux était toujours en vigueur.

L'avocat de la ville a avisé les premiers acquéreurs — les parents du constructeur — des vices de construction, de l'ordonnance d'arrêt des travaux et de la nécessité de produire un rapport d'ingénieur certifiant que la construction satisfait aux normes pour lever l'ordonnance d'arrêt des travaux. Une grève des employés municipaux a cependant interrompu le processus d'inspection et rien

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de plus n'a été fait. Plus tard, Nielsen a acquis la maison sans être informé de son historique mouvementé ni de l'état de ses fondations. L'entrepreneur dont Nielsen avait retenu les services pour faire une inspection générale n'est pas allé sous la maison pour en examiner les fondations. Lorsque Nielsen a appris que les fondations s'étaient affaissées, il a intenté une action contre le vendeur et la ville de Kamloops.

La Cour d'appel a confirmé la décision du juge de première instance qui a conclu qu'il y avait eu négligence de la part du vendeur et de la ville de Kamloops et partagé la responsabilité, en imputant 75 pour 100 de celle-ci au vendeur et 25 pour 100 à la ville. La ville a soutenu en cette Cour qu'elle n'était pas responsable parce qu'elle n'avait aucune obligation de diligence envers Nielsen et que, de toute façon, l'action est prescrite.

Arrêt (les juges Estey et McIntyre sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Ritchie, Dickson et Wilson: La ville de Kamloops a pris la décision de politique de réglementer la construction par voie de règlement et elle a chargé son inspecteur municipal d'appliquer le règlement. En s'acquittant de son obligation d'exécution, la ville a une obligation de diligence envers les personnes dont les relations avec elles sont suffisamment étroites pour qu'elle ait dû raisonnablement prévoir qu'elles pourraient être victimes d'un manquement à son obligation. Même si la négligence du constructeur est fondamentale, le manquement de la ville à son obligation constitue une cause parce qu'elle a permis que la construction se poursuive, manquant ainsi à son obligation de protéger le demandeur contre la négligence du constructeur. L'omission de la ville d'agir lorsqu'elle a l'obligation d'agir, ou du moins son omission de prendre une décision réfléchie de ne rien faire pour des motifs de politique, ne peut être une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire.

La distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution est sans importance lorsqu'il y a obligation d'agir.

La conclusion selon laquelle les fonctionnaires publics ont des obligations de droit privé n'aurait pas pour effet de provoquer une avalanche de poursuites parce que le principe énoncé dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council comporte des barrières inhérentes à son application. En particulier, il est nécessaire de conclure que la loi applicable impose une obligation de droit privé à la municipalité ou au fonctionnaire et le principe ne s'applique pas à de simples décisions de politique prises dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire.

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Ce qu'il en coûtera au demandeur pour remettre sa maison en état — une perte financière — est recouvrable nonobstant l'arrêt Rivtow. La présente situation ne comporte pas l'apparence de contrat rencontrée dans l'affaire Rivtow et elle est différente quant à la nature et à la portée de l'obligation dont il faut s'acquitter.

Les alinéas 3(1)a) et 6(3) de la Limitations Act font en sorte que le délai de prescription ne commence à courir que lorsqu'on prend connaissance ou on est en mesure de prendre connaissance des faits qui donnent naissance à la cause d'action. Dans les circonstances de l'espèce, l'action du demandeur n'est pas prescrite à cause de l'omission des premiers acquéreurs de poursuivre.

[Jurisprudence: arrêts approuvés: Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728; McCrea v. White Rock (City of) (1974), 56 D.L.R. (3d) 525; Sparham-Souter v. Town and Country Developments (Essex) Ltd., [1976] Q.B. 858, distinction faite avec l'arrêt: Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189; arrêts critiqués: Pirelli General Cable Works Ltd. v. Oscar Faber and Partners (a firm), [1983] 1 All E.R. 65; Cartledge v. E. Jopling & Sons Ltd., [1963] A.C. 758; arrêts examinés: East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74, infirmant [1940] 1 K.B. 319; Barratt c. North Vancouver (Corporation of), [1980] 2 R.C.S. 418; Stevens and Willson v. Chatham (City of, [1934] R.C.S. 353; Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. v. The Dredge «Willemstad» (1976), 136 C.L.R. 529; Junior Books Ltd. v. Veitchi Co., [1983] A.C. 520; arrêts mentionnés: Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562; Hedley Byrne & Co. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465; Home Office v. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004; Dutton v. Bognor Regis United Building Co., [1972] 1 All E.R. 462, [1972] 1 Q.B. 373, sous l'intitulé Dutton v. Bognor Regis Urban District Council; Schacht v. The Queen in right of the Province of Ontario, [1973] 1 O.R. 221; Wing v. Moncton, [1940] 2 D.L.R. 740; Neabel v. Ingersol (Town of) (1967), 63 D.L.R. (2d) 484; Cattle v. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453; Weller & Co. v. Foot and Mouth Disease Research Institute, [1966] I Q.B. 569, [1965] 3 All E.R. 560; Ultramares Corp. v. Touche, 255 N.Y. 170 (1931); Ministry of Housing and Local Government v. Sharp, [1970] 2 Q.B. 223; La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147; Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221; Bethlehem Steel Corp. v. St. Lawrence Seaway Authority (1977), 79 D.L.R. (3d) 522; Ital-Canadian Investments Ltd. v. North Shore Plumbing and Heating Co., [1978] 4 W.W.R. 289;

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Bagot v. Stevens Scanlan & Co., [1966] 1 Q.B. 197; Dennis v. Charnwood Borough Council, [1982] 3 All E.R. 486.]

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique (1981), 31 B.C.L.R. 311, qui a rejeté l'appel interjeté contre un jugement du juge Andrews. Pourvoi rejeté, les juges Estey et McIntyre sont dissidents.

Harry J. Grey, c.r., pour l'appelante.

R. J. Gibbs, c.r., et J. A. Horne, pour l'intimé Jan Clemmensen Nielsen.

Version française du jugement des juges Ritchie, Dickson et Wilson rendu par

LE JUGE WILSON — Le présent pourvoi soulève la question plutôt difficile de savoir si une municipalité peut être tenue responsable de négligence pour ne pas avoir empêché la construction d'une maison sur des fondations inadéquates. Il soulève également plusieurs questions subsidiaires, comme celles de savoir si cette responsabilité, en supposant qu'elle existe, joue également en faveur des tiers acquéreurs, quelle sorte de dommages peuvent donner lieu au paiement d'une indemnité et quand le délai de prescription commence à courir.

1. Les faits

Puisque les faits sont d'une importance capitale, je vais les exposer en détail. M. Hughes fils a commencé à bâtir une maison sur le flanc d'une colline pour son père qui, incidemment, était échevin de la ville de Kamloops. A cette fin, il a soumis des plans à l'inspecteur municipal des bâtiments. Les plans ont été approuvés à la condition que l'empattement s'enfonce jusqu'à un appui solide et un permis de construction a été délivré. M. Hughes n'a pas enfoncé l'empattement jusqu'à un appui solide; il a plutôt installé les fondations sur des piliers qu'il a enfoncés dans du remblai non tassé. Il a alors demandé une inspection des fondations. Lorsque l'un des inspecteurs municipaux des bâtiments est arrivé pour procéder à son inspection le 18 décembre 1973, il s'est rendu compte que les fondations n'étaient pas conformes aux plans, mais il n'a pas pu vérifier si elles étaient suffisantes pour porter l'édifice parce que le béton avait déjà été

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coulé. En conséquence, agissant de son propre chef l'inspecteur des bâtiments a procédé à deux autres inspections, les 23 décembre 1973 et 2 janvier 1974, et a fait parvenir une lettre à M. Hughes, à cette dernière date, indiquant qu'il avait rendu une ordonnance d'arrêt des travaux applicable au chantier en cause et que l'ordonnance ne serait levée que lorsque l'on soumettrait de nouveaux plans démontrant comment les vices de structure seraient corrigés. M. Hughes a retenu les services d'un cabinet d'ingénieurs pour dresser de nouveaux plans et, à la réception de leur projet, l'inspecteur des bâtiments a levé l'ordonnance d'arrêt des travaux. M. Hughes n'a toutefois pas coopéré avec les ingénieurs pour faire les changements requis, mais a poursuivi la construction selon les plans originaux. Les ingénieurs, après avoir décliné toute responsabilité, ont averti l'inspecteur des bâtiments.

Le 27 février 1974, deux inspecteurs des bâtiments se sont rendus sur les lieux. Le lendemain, M. Hughes a reçu une lettre recommandée de l'inspecteur des bâtiments qui avisait M. Hughes que l'ordonnance d'arrêt des travaux resterait en vigueur jusqu'à ce qu'il produise un rapport préparé par un ingénieur en construction. M. Hughes n'a pas tenu compte de cet avis et il a poursuivi la construction de la maison. Des inspecteurs des bâtiments ont procédé à diverses autres inspections et ont rapporté à leur supérieur, l'inspecteur des bâtiments, que la construction se poursuivait en dépit de l'ordonnance d'arrêt des travaux.

Le 9 avril 1974, M. Hughes père et son épouse ont acheté la propriété de leur fils. L'avocat de la ville leur a écrit le 22 avril 1974 pour leur faire part des inquiétudes de la ville au sujet de la solidité de l'édifice et les informer que l'ordonnance d'arrêt des travaux qui était toujours en vigueur ne serait levée que lorsque la ville aurait reçu des plans de structure complets d'un ingénieur qui certifierait que la construction projetée satisfait aux normes. Monsieur Backmeyer, le directeur de l'urbanisme, est intervenu à ce stade, mais on n'a pas trouvé de solution au problème. Le débat a été porté à une séance du conseil et, selon la déposition de M. Backmeyer, M. Hughes père a fait valoir à ses collègues échevins qu'il s'agissait

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de sa maison de retraite et que, puisqu'il allait l'habiter, toute difficulté qui surgirait ne concernerait que lui seul et personne d'autre. Cela ne regardait personne d'autre que lui et il se demandait pourquoi il était soumis à ce genre de harcèlement.

À ce moment-là, il est survenu une grève des employés de la ville et le directeur de l'urbanisme et l'administrateur de la division des bâtiments se sont retrouvés seuls pour faire fonctionner la division des bâtiments jusqu'à ce que la grève prenne fin au cours du mois de juillet. On n'a procédé à aucune autre inspection après la grève et le permis d'occupation n'a jamais été délivré. Un permis de plomberie a cependant été délivré en août 1974. La maison a été terminée et les Hughes y ont emménagé en février 1975. En décembre 1977, ils ont vendu la propriété au demandeur en l'espèce qui n'a rien su de son historique mouvementé. Avant l'achat, le demandeur avait retenu les services d'un entrepreneur pour connaître le coût de certaines rénovations et aussi faire une inspection générale de la maison. L'entrepreneur n'a rien vu qui le prévienne d'un éventuel problème de fondations, mais il n'est pas allé sous la maison pour les examiner. Donc le demandeur a pris connaissance des vices des fondations pour la première fois en novembre 1978 quand un plombier, appelé pour réparer un tuyau crevé, les lui a signalés. Le plombier a lui-même pris connaissance de la situation quand il a pénétré dans le vide sanitaire de quatre pieds de haut sous une partie de la maison et a constaté que les fondations s'étaient affaissées.

Le demandeur a assigné son vendeur en justice en janvier 1979, pour les motifs suivants: (1) déclarations volontairement fausses, (2) rupture de contrat et (3) négligence dans la construction de la maison. Il a aussi allégué que la ville de Kamloops avait fait preuve de négligence en omettant de faire respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux ou, subsidiairement, de déclarer l'édifice inhabitable.

Le juge Andrews a conclu à la responsabilité des deux défendeurs et partagé la responsabilité entre eux en imputant 75 p. 100 aux Hughes et 25 p. 100 à la ville. Les Hughes n'ont pas interjeté appel. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a rejeté l'appel formé par la ville.

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À l'exception du moyen relatif à la prescription dont je traiterai plus loin, les moyens d'appels invoqués par la ville en cette Cour sont essentiellement les mêmes que ceux invoqués en Cour d'appel et rejetés par cette dernière. Le premier moyen veut que la ville n'ait aucune obligation de diligence envers le demandeur et que, en l'absence d'une telle obligation, elle ne peut encourir aucune responsabilité pour négligence.

2. L'obligation de diligence

L'arrêt anglais qui fait jurisprudence quant à l'existence de l'obligation de diligence de la ville envers le demandeur est l'arrêt de la Chambre des lords Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728. Voici le résumé des faits. En février 1962, le conseil municipal a approuvé les plans de construction d'un immeuble d'appartements de deux étages. D'après ces plans, les fondations devaient avoir [TRADUCTION] «trois pieds ou plus de profondeur et être approuvées par les autorités locales». En réalité, les fondations n'avaient que deux pieds et six pouces de profondeur. Dès février 1970, les murs des appartements avaient commencé à se fissurer et les planchers à s'affaisser. Deux des demandeurs étaient les premiers locataires; les autres étaient des cessionnaires des premiers locataires. Tous ont poursuivi la municipalité pour la négligence dont avait fait preuve l'inspecteur municipal en approuvant des fondations inadéquates.

La loi anglaise en cause était la Public Health Act 1936, dont l'art. 61 permettait au conseil de réglementer la construction des édifices. Le règlement 18(1)b) prévoyait que les fondations de tout édifice devaient être suffisamment profondes ou conçues de manière à protéger l'édifice contre tous dommages dus au gonflement et à la contraction du sous-sol. Le constructeur était, d'après la loi, tenu d'aviser les autorités locales avant de recouvrir les fondations et les autorités locales avaient, à ce stade, le droit de faire une inspection et d'exiger toutes corrections nécessaires pour rendre l'ouvrage conforme aux règlements.

Lord Wilberforce a souligné que les autorités locales constituent un organisme public dont les pouvoirs et les obligations relèvent du droit public

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plutôt que du droit privé. Toutefois, dans certaines circonstances, la loi peut imposer, en plus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut-être parallèlement à ceux-ci, une obligation de droit privé envers certaines personnes qui confère à ces personnes le droit d'intenter contre ces autorités une action civile en dommages-intérêts. La difficulté consistait à déterminer quand pareille obligation de droit privé peut imposée. La première étape, d'après lord Wilberforce, consiste à analyser les pouvoirs et obligations des autorités afin de déterminer s'ils exigent que celles-ci prennent des décisions «de politique administrative» ou des décisions «d'exécution». Il affirme, à la p. 754:

[TRADUCTION] Les lois ayant trait aux autorités ou organismes publics comportent, pour la plupart sinon toutes, une large mesure de politique administrative. Les cours appellent cela «pouvoir discrétionnaire» pour signifier que la décision appartient à ces autorités ou organismes, et non pas aux tribunaux judiciaires. Plusieurs lois prescrivent aussi ou du moins présupposent l'exécution pratique des décisions de politique: une façon utile de décrire ce phénomène consiste à dire qu'en plus du domaine de la politique administrative ou du pouvoir discrétionnaire, il existe un domaine d'exécution. Bien que la distinction entre ce qui relève de la politique et ce qui relève de l'exécution soit utile et nous éclaire, il s'agit probablement d'une distinction de degré; un bon nombre de pouvoirs et d'obligations «d'exécution» comportent certains éléments de «discrétion». On peut affirmer sans contredit que plus un pouvoir ou une obligation relève du domaine de l'exécution, plus il est facile de lui superposer une obligation de diligence qui relève de la

common law.

Sa Seigneurie mentionne ensuite que les décisions de politique dépendent souvent de considérations budgétaires. Il appartient aux autorités locales de déterminer les ressources qui doivent être consacrées à leur fonction de surveillance et de contrôle des activités des constructeurs. Par exemple, les considérations budgétaires peuvent prescrire le nombre d'inspecteurs qui seront engagés à cette fin, le genre de qualifications requises de leur part et la fréquence des inspections à faire. Il approuve l'énoncé du lord juge du Parcq dans l'arrêt Kent v. East Suffolk Rivers Catchment Board, [1940] 1 K.B. 319, à la p. 338, qui porte que les autorités publiques doivent atteindre un juste équilibre entre les exigences de l'efficacité et

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celles de l'économie et que, pour déterminer si elles atteignent cet équilibre, il faut avoir recours au scrutin plutôt qu'aux tribunaux. Il aborde ensuite l'argument selon lequel, si les autorités locales ont simplement le pouvoir et non pas le devoir de procéder à une inspection, elles peuvent se soustraire à toute responsabilité pour négligence dans l'inspection en décidant tout bonnement de n'en faire aucune. Il souligne que cet argument ne tient pas compte du fait que les autorités locales sont des organismes publics qui sont régis par une toi et qui sont nettement responsables de la santé publique sur leur territoire. Elles doivent donc prendre leurs décisions discrétionnaires de façon responsable et pour des motifs conformes aux fins de la loi. Elles doivent à tout le moins examiner sérieusement si elles doivent procéder à une inspection et, si elles décident d'y procéder, il leur incombe alors de faire preuve de diligence raisonnable en procédant à cette inspection.

Lord Wilberforce a rejeté l'idée que, dans ce contexte, une distinction doit être faite entre les obligations et les pouvoirs prévus par la loi, les premières pouvant donner lieu à responsabilité mais non les seconds. Une telle distinction, dit-il, ne tient pas compte du fait que parallèlement aux obligations de droit public qui incombent aux autorités locales, il peut y avoir des obligations de droit privé de ne pas causer de dommages aux personnes avec qui elles ont des relations étroites. Les trois arrêts de la Chambre des lords — Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562, Hedley Byrne & Co. v. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465, et Home Office v. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004 — ont clairement établi que pour déterminer s'il existe une obligation de diligence qui relève du droit privé, il faut répondre aux deux questions suivantes:

1) y-a-t-il des relations suffisamment étroites entre les parties (les autorités locales et la personne qui a subi les dommages) pour que les autorités aient pu raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,

2) existe-t-il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la

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catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

Lord Wilberforce affirme qu'il faut répondre à ces questions en fonction de la législation applicable.

Lord Wilberforce classe les diverses sortes de lois comme ceci;

[TRADUCTION]

1) les lois qui confèrent le pouvoir de porter atteinte aux droits des personnes; dans ce cas généralement, aucune action ne peut être intentée pour les dommages causés dans l'exercice de ce pouvoir sauf si les autorités locales ont fait ce que la législature leur permettait de faire, mais de façon négligente;

2) les lois qui confèrent des pouvoirs, mais laissent l'étendue de leur exercice à la discrétion des autorités locales. Dans ce cas, les autorités locales ont le choix de faire ou de ne pas faire ce qui leur est permis, mais si elles choisissent de le faire et qu'elles le font de façon négligente, la décision de politique ayant été prise, il existe alors une obligation de faire preuve de diligence raisonnable en la mettant à exécution.

Lord Wilberforce a conclu que le défendeur dans l'affaire Anns avait une obligation de droit privé envers le demandeur. Il devait exercer un pouvoir discrétionnaire réel et décider s'il inspecterait les fondations et, s'il décidait de le faire, il devait faire preuve d'une compétence et d'une diligence raisonnables en le faisant. Il a conclu que les allégations de négligence étaient compatibles avec le fait que le conseil ou son inspecteur avaient excédé tout pouvoir discrétionnaire délégué quant à l'exécution d'une inspection ou quant à la manière de l'exécuter.

Conformément à la voie tracée par lord Wilberforce, j'examinerai la législation applicable. Voici un extrait de l'art. 714 de la Municipal Act de la Colombie-Britannique, R.S.B.C. 1960, chap. 255 et modifications, maintenant R.S.B.C. 1979, chap. 290:

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[TRADUCTION] 714. Le conseil peut, pour la santé, la sécurité et la protection des personnes et des biens, sous réserve de la Health Act et de la Fire Marshal Act et de leurs règlements d'application, par voie de règlement municipal,

a) réglementer la construction, la modification, la réparation ou la démolition d'édifices et de bâtiments;

k) exiger, avant l'occupation de la totalité ou d'une partie d'un édifice après sa construction, sa démolition ou sa modification totale ou partielle, ou après un changement de catégorie d'occupation de la totalité ou d'une partie d'un édifice, qu'on obtienne du conseil ou du fonctionnaire dûment autorisé un permis d'occupation qui peut être refusé jusqu'à ce que la totalité ou une partie de l'édifice soit conforme aux exigences des règlements municipaux ou de toute loi, en matière de santé et de sécurité.

Il semble ressortir de l'emploi du mot «peut» à l'art. 714, que le Conseil a, en vertu de la Loi, le pouvoir discrétionnaire de réglementer la construction d'édifices par voie de règlements municipaux. En réalité cependant, le Conseil a décidé d'exercer son pouvoir de réglementation et a adopté le règlement n° 11-1. Ce règlement interdit de construire sans permis de construction, prévoit des inspections à différentes étapes de la construction, interdit l'occupation sans permis à cet effet et, ce qui est peut-être le plus important, impose à l'inspecteur des bâtiments l'obligation d'appliquer ses dispositions. Il faut souligner cependant que ce règlement impose également au propriétaire de l'édifice ou à ses représentants l'obligation d'aviser l'inspecteur des bâtiments lorsque la construction atteint certaines étapes pour lesquelles le règlement prévoit une inspection.

Il me semble qu'en appliquant le principe énoncé dans l'arrêt Anns, on peut affirmer à juste titre que la ville de Kamloops avait, en vertu de la loi, le pouvoir de réglementer la construction par voie de règlement municipal. Elle n'était pas tenue de le faire; elle avait le pouvoir discrétionnaire de le faire. En d'autres termes, il s'agissait d'une décision «de politique». Elle a non seulement pris la décision de politique de réglementer la construction par voie de règlement, mais elle a aussi imposé

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à l'inspecteur municipal des bâtiments le devoir d'appliquer les dispositions de ce règlement. Cela correspondrait à l'obligation «d'exécution» dont parle lord Wilberforce. La ville n'est-elle pas alors dans la situation où elle doit, en s'acquittant de son obligation d'exécution, veiller à ne pas causer de dommages à des personnes comme le demandeur dont les relations avec elle sont suffisamment étroites pour qu'elle ait dû raisonnablement prévoir qu'il pouvait devenir une victime?

3. L'argumentation sur le lien de causalité

L'avocat de la ville soumet deux moyens principaux qui, selon lui, devraient la soustraire à toute responsabilité envers le demandeur. Le premier moyen veut que même si la Cour adopte le principe énoncé dans l'arrêt Anns et conclut que la ville avait envers le demandeur une obligation de diligence relevant du droit privé, les dommages que celui-ci a subis n'ont pas été causés par la faute de la ville. Ces dommages, soutient-il, ont été causés uniquement par l'omission volontaire des Hughes de se conformer au règlement de construction et aux exigences en matière de sécurité de structure que l'inspecteur des bâtiments leur a imposées et par le dol qu'ils ont commis en cachant au demandeur ce qu'ils savaient des vices de structure quand celui-ci a acheté la maison. Il a invoqué l'arrêt de la Chambre des lords East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [19411 A.C. 74. Subsidiairement, la ville soutient que les dommages du demandeur sont dus en totalité ou en partie à la négligence dont il a fait preuve en ne faisant pas une inspection appropriée au moment de l'achat de la propriété. L'avocat de la ville soutient qu'un examen minutieux des fondations d'une maison bâtie sur le flanc d'une colline constituerait sûrement la préoccupation première d'un entrepreneur compétent engagé par un acheteur éventuel pour donner son avis sur la solidité de la maison.

Le savant juge de première instance me semble avoir tiré la bonne conclusion quant à la responsabilité des Hughes. Il a reconnu qu'ils y ont été pour beaucoup dans les dommages subis par le demandeur et leur a attribué 75 p. 100 de la responsabilité. Il n'a pas parlé, dans ses brefs motifs de jugement, de la faute du demandeur invoquée comme moyen de défense par la ville, mais il est

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implicite, d'après l'issue de son jugement, qu'il a conclu à son inexistence. Sur ce point, la Cour d'appel a affirmé qu'il n'y avait aucune preuve que, au moment où le demandeur a fait vérifier la maison par l'entrepreneur, l'affaissement des fondations était déjà survenu ou qu'il aurait été visible si l'entrepreneur avait pénétré dans le vide sanitaire de quatre pieds de hauteur. Cela ne me semble pas tout à fait exact. Il y avait des signes que l'on avait tenté d'étançonner les fondations avant l'acquisition de la maison par le demandeur. Je préfère donc adopter la déduction qui doit être faite de la conclusion du juge de première instance qu'il n'y a pas eu de faute de la part du demandeur, que ce dernier n'était pas tenu, dans les circonstances, de se glisser sous la maison pour en inspecter les fondations.

Je ne crois pas que l'arrêt de la Chambre des lords East Suffolk soit utile à la ville sur la question du lien de causalité. Dans cette affaire, la commission de captage des eaux avait exercé le pouvoir qu'elle possédait en vertu de la loi de réparer une brèche que la rivière avait ouverte dans un mur de retenue par suite d'une inondation. La Commission a toutefois exécuté ses travaux de façon si inefficace que l'inondation a duré très longtemps et causé des dommages importants aux pâturages appartenant au demandeur. La preuve a démontré que, s'il y avait eu compétence raisonnable, la brèche aurait pu être réparée en quatorze jours. Le juge de première instance a donné raison au demandeur. Si la Commission défenderesse n'avait rien fait, dit-il, elle n'aurait encouru aucune responsabilité. Mais puisqu'elle était intervenue elle-même, elle était tenue envers le demandeur de faire preuve de diligence raisonnable. La Cour d'appel a partagé l'avis du juge de première instance selon lequel, après avoir choisi d'exercer ses pouvoirs, la défenderesse était tenue de les exercer avec une mesure raisonnable de compétence et de diligence. Toutefois, la Chambre des lords (lord Atkins étant dissident) a infirmé l'arrêt de la Cour d'appel et statué que la Commission défenderesse n'était pas tenue de réparer le mur ou de terminer les travaux après les avoir commencés. Le vicomte Simon et lord Thankerton ont tous deux conclu que les dommages subis par le demandeur avaient été causés par l'inondation et non par

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la tentative infructueuse de la défenderesse de réparer la brèche dans le mur. Il n'y avait aucune preuve que l'intervention de la défenderesse avait été la cause de dommages supplémentaires.

Lord Wilberforce n'a pas jugé suffisant de considérer l'arrêt East Suffolk uniquement comme un arrêt sur le lien de causalité. Il a plutôt estimé que l'arrêt révèle qu'en 1940 le concept d'obligation générale de diligence imposée aux fonctionnaires publics n'était pas encore complètement accepté et qu'en réalité cette acceptation n'est survenue qu'en 1970 avec l'arrêt Home Office v. Dorset Yacht Co., précité.

À. mon avis, l'arrêt East Suffolk se distingue nettement de l'espèce. Il ne s'agit pas d'un pouvoir que la ville a décidé d'exercer, mais qu'elle a exercée de façon négligente. Il s'agit d'un cas d'obligation à laquelle la ville est tenue envers le demandeur, qui satisfait au critère du lien entre les parties énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns. La responsabilité de la ville énoncée dans le règlement consistait à examiner soigneusement les travaux du constructeur et à protéger le demandeur contre les conséquences de toute négligence dans leur exécution. Dans ces circonstances, on ne peut à mon avis prétendre que le manquement de la ville à son obligation ne constitue pas une cause. La négligence du constructeur est vraiment fondamentale. Il a construit les fondations inadéquates. Mais la ville, dont l'obligation consistait à veiller à ce qu'on y remédie, a autorisé la construction de l'édifice sur ces fondations. La négligence de la ville dans ce cas a été de manquer à son obligation de protéger le demandeur contre la négligence du constructeur.

Dans l'arrêt Anns, lord Wilberforce laisse entendre que si l'arrêt East Suffolk était rendu aujourd'hui, la Commission, bien que dégagée de toute responsabilité si elle avait décidé de ne rien faire pour enrayer l'inondation, pourrait encourir une responsabilité si elle avait décidé d'exercer son pouvoir de prendre des mesures, mais l'avait exercé de manière négligente. Il me semble que cela découle de la conclusion selon laquelle la Commission a pris la décision d'exercer son pouvoir et a fait preuve de négligence dans l'exécution de cette décision. Elle pourrait être tenue responsable

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non seulement des dommages causés par son intervention fautive, mais aussi des dommages que l'inondation aurait causés, indépendamment de son intervention, si les dommages avaient pu être atténués par une intervention exempte de faute.

Je crois que si les cours d'instance inférieure avaient, en l'espèce, jugé que la ville n'avait envers le demandeur aucune obligation de diligence qui relève du droit privé, elles auraient tenu les Hughes entièrement responsables. Leur partage de la responsabilité doit donc être confirmé ou infirmé selon qu'une telle obligation existe.

4. Inaction et mauvaise exécution

Le deuxième moyen soumis par la ville vise directement la question principale en l'espèce, savoir quelle obligation, s'il en est une, la ville a-t-elle envers le demandeur? L'avocat soutient que même si cette Cour devait adopter le principe énoncé dans l'arrêt Anns, celui-ci ne doit pas être appliqué en l'espèce parce que la ville s'est tout au plus rendue coupable d'inaction plutôt que de mauvaise exécution. Il soutient que cette distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution est bien établie en droit canadien et que l'inaction ne donne pas lieu à responsabilité pour négligence. En conséquence, soutient-il, si le principe énoncé dans l'arrêt Anns est adopté, il ne doit être appliqué au Canada qu'aux affaires où il est question de mauvaise exécution. Il y a lieu d'analyser cet argument en détail.

L'arrêt McCrea v. White Rock (City of) (1974), 56 D.L.R. (3d) 525, sur lequel l'avocat s'est très fortement appuyé, constitue un bon point de départ pour cette analyse. Les circonstances à l'origine de cette affaire ressemblent à celles de l'espèce. Le propriétaire d'un édifice a intenté contre la municipalité des poursuites pour négligence dans l'inspection de la structure de la bâtisse après que celle-ci se fut effondrée. Des modifications avaient été apportées à l'édifice afin de remplacer un mur porteur par une poutre appuyée sur deux colonnes. Trois inspections ont été faites à la demande de l'entrepreneur, une au moment du coulage du plancher de béton, une autre relativement à un mur coupe-feu laminé et la troisième à l'égard de la réparation du plancher. Le juge

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Maclean de la Cour d'appel résume ainsi les faits essentiels, aux pp. 528 et 529:

[TRADUCTION] Il a été démontré qu'à White Rock il était d'usage que l'entrepreneur demande les inspections au nom du propriétaire. Il n'y a eu aucune autre demande d'inspection et l'inspecteur n'a pas procédé à celle de la poutre. En réalité, l'entrepreneur n'a pas suivi le plan qu'il avait soumis à l'appui de sa demande de permis de construction. Cependant, l'inspecteur n'avait aucun motif de croire qu'une autre inspection que celles demandées par le propriétaire ou son représentant était nécessaire.

Le juge Berger a conclu que la ville avait fait preuve de négligence et il a appliqué le raisonnement de l'arrêt Dutton v. Bognor Regis United Building Co., [1972] 1 All E.R. 462, [1972] 1 Q.B. 373, cité sous le nom de Dutton v. Bognor Regis Urban District Council. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a infirmé la décision du juge de première instance. Le juge Maclean a distingué l'arrêt Dutton en fonction de la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution. L'extrait suivant est tiré des pages 529 et 530 de ses motifs:

[TRADUCTION] À. mon avis, si l'on peut dire que l'inspecteur des bâtiments a commis une faute quelconque, sa faute en est une d'inaction tout au plus et non de mauvaise exécution. Les intimés ont invoqué l'arrêt Dutton v. Bognor Regis United Building Co. Ltd. et al., [1972] 1 All E.R. 462, [1972] 1 Q.B. 373, cité sous le nom de Dutton v. Bognor Regis Urban District Council. Dans cette affaire, le constructeur a bâti l'édifice sur un tas de décombres et, après s'être rendu compte de la nature du terrain, il a agrandi les fondations et pris d'autres mesures afin d'assurer la sécurité de l'édifice. Toutefois ses efforts se sont révélés vains et l'édifice a été presque complètement détruit à cause de l'affaissement des fondations. L'inspecteur des bâtiments avait approuvé les fondations à la suite d'une inspection insuffisante. Il n'y a pas de doute que son inspection était insuffisante et qu'elle avait été faite avec la plus grande insouciance. L'inspection fautive auquelle [sic] l'inspecteur des bâtiments a procédé constituait nettement une mauvaise exécution comme l'affirme lord Denning, maître des rôles, dans l'arrêt Dutton, à la page 475 du recueil:

Son travail consistait à examiner les fondations pour vérifier si elles pourraient supporter la maison. Il ne l'a pas fait correctement. En troisième lieu, le conseil doit répondre de son omission. Il a reçu du Parlement l'obligation de veiller à ce que les maisons soient bien

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construites. Il a reçu des deniers publics à cette fin. Mais il n'a pas protégé le public. Il a suffisamment bon dos pour assumer la perte.

(Les italiques sont de moi.)

Il faut que noter l'inspecteur des bâtiments a aussi été tenu responsable de la perte mais, je l'ai déjà dit, l'affaire Dutton était manifestement un cas de mauvaise exécution de la part d'un préposé, l'inspecteur des bâtiments. Il a été tenu responsable en vertu du droit anglais, mais à mon avis on n'en arrive pas nécessairement au même résultat en l'espèce. De toute façon, l'affaire Dutton est différente parce qu'il s'agit d'un cas de mauvaise exécution alors que, à mon avis, il s'agit tout au plus en l'espèce d'un cas d'inaction. [C'est moi qui souligne.]

Le juge Robertson a partagé l'avis du juge Maclean portant que l'arrêt Dutton est différent pour ce motif. Dans ses motifs de jugement, il parle de l'arrêt du juge Schroeder dans l'affaire Schacht v. The Queen in right of the Province of Ontario, [1973] 1 O.R. 221, où des agents de police n'avaient pas averti le demandeur de l'existence d'une excavation sur la route, d'où les blessures qu'il avait subies. Des poursuites ont été intentées contre Sa Majesté. Après avoir étudié un certain nombre de décisions et de dispositions législatives, le juge Schroeder, qui a rédigé les motifs de la Cour d'appel, affirme à la p. 231:

[TRADUCTION] Considérée de façon superficielle, la passivité de ces deux agents de police en présence des dangers évidents que présentait en soi une dénivellation mal signalée en travers de la route peut paraître ne constituer rien de plus qu'une inaction, mais, dans le cas de fonctionnaires assujettis non pas à une simple obligation sociale, mais à ce que je me dois de considérer comme une obligation légale, il s'agissait d'une inaction équivalant à une mauvaise exécution. [C'est moi qui souligne.]

Le juge Seaton commente l'arrêt Schacht aux pp. 548 et 549 de la façon suivante:

[TRADUCTION] Dans l'arrêt Schacht, on parle d'inaction équivalant à une mauvaise exécution. Je ne comprends pas cela. Dans l'arrêt Dutton, le lord juge Sachs traite de la démarcation entre l'inaction et la mauvaise exécution de manière à réduire considérablement le domaine dit de l'inaction. Le jugement dont il est fait appel suit ce raisonnement et va encore plus loin. Je crois que ce résultat n'est pas compatible avec la jurisprudence anglaise (par exemple, East Suffolk, précité),

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celle d'ici (par exemple, Stevens & Willson v. Chatham, précité, Mainwaring v. Nanaimo, [1951] 4 D.L.R. 519, 3 W.W.R. (N.S.) 258 et Miller & Brown Ltd. v. City of Vancouver (1966), 59 D.L.R. (2d) 640, 58 W.W.R. 191), ou celle d'autres pays (par exemple, Gorringe v. Transport Com'n (Tas.) (1950), 80 C.L.R. 357 et Oamaru Borough v. McLeod, [1967] N.Z.L.R. 940). Je crois qu'en l'espèce l'issue doit dépendre de la présence ou de l'absence d'une obligation de faire une inspection. Si l'obligation existe, la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution n'est pas nécessaire. [C'est moi qui souligne.]

Le juge Seaton a conclu que l'appelante dans l'affaire McCrea n'était pas tenue de procéder à une inspection et que cela suffisait pour trancher l'appel. Il a pu arriver à cette conclusion parce que l'inspecteur n'était pas tenu de procéder à l'inspection avant que le propriétaire ne l'avise et aucun avis n'avait été donné à l'égard de la poutre.

Naturellement, l'arrêt McCrea a précédé l'arrêt Anns. L'avocat invoque donc également plusieurs décisions rendues depuis l'arrêt Anns, notamment un arrêt de cette Cour. Dans l'affaire Barratt c. North Vancouver (Corporation of), [1980] 2 R.C.S. 418, le demandeur était tombé de sa bicyclette et s'était blessé en roulant dans un nid-de-poule profond sur la chaussée. La preuve a démontré que la municipalité avait un système d'inspection aux deux semaines, que la rue avait été bien inspectée une semaine avant l'accident et que le nid-de-poule s'était formé entre le moment de cette inspection et le moment de l'accident. On a conclu que le demandeur n'avait pas de recours pour négligence contre la municipalité pour le motif que celle-ci aurait dû procéder à des inspections plus fréquentes. Il faut souligner que le paragraphe 513(2) de la Municipal Act de la Colombie-Britannique accorde à la municipalité le pouvoir de tracer, de construire, d'entretenir et d'améliorer des rues, mais elle n'impose à la municipalité aucune obligation d'entretenir ses rues. Le juge Martland affirme, à la p. 428:

À mon avis, il n'existe pas d'obligation semblable. La Municipalité, un corps public, a exercé son pouvoir d'entretenir Marine Drive. La Loi ne l'obligeait pas à le faire. La méthode qu'elle a choisie pour exercer ce pouvoir est une question de politique qu'il lui appartenait de déterminer. Si, dans l'application de sa politique, ses employés avaient agi de façon négligente, causant

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des dommages, sa responsabilité aurait pu être engagée, mais on ne peut juger que la Municipalité a été négligente parce qu'elle a élaboré une politique d'entretien plutôt qu'une autre.

La situation dans laquelle se trouve la Municipalité est bien expliquée par le lord juge du Parcq de la Cour d'appel dans l'arrêt Kent v. East Suffolk Rivers Catchment Board, [1940] 1 K.B. 319, à la p. 338:

[TRADUCTION] Juridiquement, il serait peut-être plus satisfaisant ou, tout au moins, il semblerait plus satisfaisant dans certains cas difficiles, que l'on considère qu'un organisme qui a choisi d'exercer ses pouvoirs soit exactement dans la même situation que celui auquel une loi du Parlement impose une obligation. Par ailleurs, il faut se souvenir que lorsque le Parlement permet à un corps public de décider quel pouvoir il doit exercer, quand et comment il doit le faire, il serait déplacé de soumettre ensuite à un jury ou à un juge des faits la question de savoir si le corps en question a agi de façon raisonnable, question qui exige de tenir compte des politiques et parfois de l'équilibre des besoins opposés d'efficacité et d'économie.

Le juge Martland formule alors sa conclusion comme ceci à la p. 428:

Ma conclusion est que le juge de première instance a cherché à imposer un fardeau trop lourd à la Municipalité, que la détermination de la méthode par laquelle la Municipalité a décidé d'exercer son pouvoir d'entretenir la rue, y compris son système d'inspection, était une question de politique ou de planification et qu'en l'absence de négligence dans l'application même de ce plan, la réclamation de l'appelant doit échouer.

Il y a deux choses à noter au sujet des motifs de jugement du juge Martland dans l'arrêt Barratt. La première est que le juge ne mentionne aucune distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution bien que, si la distinction était importante, il s'agirait probablement d'un cas d'inaction. La deuxième, qui paraît capitale pour sa décision, est qu'aucune obligation n'a été imposée à la municipalité. Il relevait du pouvoir discrétionnaire de la municipalité d'exercer ou de ne pas exercer son pouvoir d'entretenir la rue, ou de décider dans quelle mesure l'exercer. Les tribunaux ne pouvaient donc pas intervenir en l'absence de négligence dans la mise en oeuvre de la politique qu'elle avait adoptée en matière d'inspection. Cela me paraît être le principe de l'arrêt Barratt.

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Cette Cour a cependant déjà manifesté un certain appui pour la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution dans l'arrêt antérieur Stevens and Willson c. Chatham (City of), [1934] R.C.S. 353. En réalité, cet arrêt peut être considéré comme étant à l'origine de la distinction. En résumé, les faits étaient les suivants: l'édifice du demandeur a brûlé en présence des pompiers qui ne pouvaient rien faire parce qu'ils ne savaient pas comment couper l'électricité qui était à l'origine de l'incendie. Les pompiers ont téléphoné à la Public Utilities Commission pour lui demander de couper l'électricité, mais au moment où on l'a fait l'incendie n'était plus maîtrisable et il a été impossible de sauver l'édifice. Le juge en chef Duff et le juge Smith ont partagé l'avis du juge de première instance et de la majorité de la Cour d'appel de l'Ontario portant que, dans les circonstances de l'espèce, les pompiers n'avaient pas fait preuve de négligence. Le juge Rinfret a souscrit à leur opinion mais a ajouté, à la p. 363:

[TRADUCTION] En l'espèce, la ville n'est pas, en droit, responsable des dommages à cause de la simple passivité de ses pompiers.

Le juge Crocket, dissident, n'a pas exprimé d'avis sur la question de savoir si les pompiers ont fait preuve de négligence du fait de leur «inaction ou mauvaise exécution» en attendant que la Commission coupe le courant. Il a conclu que la Commission avait fait preuve de négligence par sa lenteur à couper le courant. Seul le juge Lamont a fondé sa décision surtout sur le motif que la ville n'était pas responsable «à cause de la simple passivité de ses préposés» (p. 364). Le concept de «simple passivité» semble avoir été à l'origine de la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution adoptée et appliquée notamment dans les arrêts Wing v. Moncton, [1940] 2 D.L.R. 740, Neabel v. Ingersol (Town of) (1967), 63 D.L.R. (2d) 484 et McCrea v. White Rock (City of), précité.

5. Nature du manquement allégué

En l'espèce, il faut répondre à deux questions importantes: (1) Qu'est-ce que l'inspecteur des bâtiments a omis de faire en l'espèce, qui aurait contribué aux dommages subis par le demandeur? et (2) Était-il obligé de le faire? Si l'inspecteur des bâtiments était tenu de faire ce qu'il a omis de

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faire, il me semble que le juge d'appel Seaton avait raison d'affirmer dans l'arrêt McCrea que la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution devient sans importance. Il a manqué à une obligation et si son manquement est à l'origine des dommages subis par le demandeur, il doit y avoir responsabilité. Si toutefois il n'était pas tenu de faire ce qu'il a omis de faire, il ne peut y avoir de responsabilité. Je le répète, la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution est sans importance.

Le juge Lambert, qui a rédigé les motifs de la Cour d'appel [(1981), 31 B.C.L.R. 311] a conclu que l'inspecteur des bâtiments avait une obligation de droit public d'arrêter la construction de l'édifice sur des fondations inadéquates après avoir constaté que les fondations étaient inadéquates. Il avait aussi une obligation de droit public d'empêcher les Hughes ou le demandeur d'occuper l'édifice. Il n'a rempli ni l'une ni l'autre de ces obligations de droit public. Le juge Lambert a ensuite abordé la nature de l'obligation de droit privé qui lui incombait. Il a affirmé à la p. 319:

[TRADUCTION] Je traiterai maintenant de l'obligation de droit privé. La conduite de l'inspecteur des bâtiments face aux obligations de droit public comportait des décisions sur des mesures possibles qui relevaient, à mon avis, de l'aspect exécution. L'édifice constituait un danger pour ses occupants et pour les propriétaires des immeubles avoisinants. Il peut avoir constitué un danger pour quiconque s'y trouvait. La ville aurait pu avoir à prendre la décision de poursuivre ou de demander une injonction. Il y avait peut-être d'autres possibilités qui s'offraient. Mais la décision de ne rien faire du tout ou l'omission de décider d'agir ne pouvait nullement s'appuyer sur un choix de politique raisonnable. Cette décision ou cette omission n'était pas «dans les limites d'un pouvoir discrétionnaire exercé de bonne foi» selon les termes employés par lord Wilberforce. Il était certainement loisible au juge de première instance d'arriver à cette conclusion. En réalité, compte tenu du témoignage de M. Backmeyer, il était loisible au juge de première instance de conclure que la décision de ne rien faire ou l'omission de décider d'agir a été le résultat des pressions exercées par M. Hughes père, à titre d'échevin.

Je suis d'avis de suivre les motifs de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns et de conclure qu'il existait une obligation de droit privé envers M. Nielsen, en tant que propriétaire et occupant de la maison au moment où le

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vice des fondations s'est manifesté en causant l'affaissement et les dommages. [C'est moi qui souligne.]

Il me semble que le juge Lambert a eu raison de conclure que les lignes de conduite que pouvait adopter l'inspecteur des bâtiments exigeaient des décisions «d'exécution». La question essentielle consistait à se demander quelles mesures prendre pour appliquer les dispositions du règlement dans les circonstances. Il avait le devoir d'appliquer le règlement. Il n'avait pas le pouvoir discrétionnaire de l'appliquer ou de ne pas l'appliquer. Il avait cependant un pouvoir discrétionnaire quant à la manière de le faire. Cela peut donc être le genre de situation envisagée par lord Wilberforce lorsque, après avoir analysé la distinction entre les décisions de politique et des décisions d'exécution, il ajoute [[1978] A.C. 728, à la p. 754]:

[TRADUCTION] Bien que la distinction entre ce qui relève de la politique et ce qui relève de l'exécution soit utile et nous éclaire, il s'agit probablement d'une distinction de degré; un bon nombre de pouvoirs et d'obligations «d'exécution» comportent certains éléments de «discrétion». On peut affirmer sans contredit que plus un pouvoir ou une obligation relève du domaine de l'exécution, plus il est facile de lui superposer une obligation de diligence qui relève de la common law.

Il se peut, par exemple, que même si l'inspecteur des bâtiments avait l'obligation d'appliquer le règlement, l'étendue des mesures à prendre pour le faire ait comporté des considérations de politique. C'est peut-être une chose que de procéder à des inspections, de délivrer des ordonnances d'arrêt des travaux et de refuser des permis d'occupation; ce peut être tout à fait différent que d'entamer des procédures si cela se révèle nécessaire. La ville doit-elle remédier aux infractions par recours judiciaire ou y a-t-il un moment où des considérations financières, par exemple, entrent en jeu? Et si tel est le cas, comment évaluer l'aspect «exécution» et l'aspect «politique» de la décision afin de déterminer si elle relève davantage du domaine de l'exécution que de celui de la politique administrative ou vice-versa? Manifestement, il s'agit de distinctions très subtiles.

Suivant mon interprétation de l'extrait déjà cité des motifs du juge Lambert, celui-ci résout cette question en concluant que la ville aurait pu prendre

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la décision de poursuivre ou de demander une injonction. Si elle avait pris l'une ou l'autre de ces mesures, elle ne pourrait être tenue responsable. De plus, si elle avait étudié la possibilité de prendre l'une ou l'autre de ces mesures et finalement décidé de ne pas le faire, on ne pourrait pas non plus la tenir responsable. Mais il ne lui était pas loisible de ne pas envisager de les prendre. En d'autres termes, si je comprends bien ses motifs, il est d'avis que la ville devait tout au moins envisager sérieusement de prendre les mesures qu'il lui était loisible de prendre pour appliquer le règlement. Si elle avait décidé de ne pas les prendre, supposons pour des motifs d'ordre financier, alors il s'agirait d'une décision de politique valable dans le contexte de l'exécution et les cours ne devraient pas y porter atteinte. Il s'agirait, selon l'expression de lord Wilberforce, d'une décision prise dans les limites d'un pouvoir discrétionnaire exercé de bonne foi.

Aucun élément de preuve n'indique que la ville a sérieusement envisagé de prendre des procédures judiciaires et décidé de ne pas le faire pour des motifs de politique administrative. Au contraire, la preuve permet nettement de déduire que la ville, sachant parfaitement que les travaux se poursuivaient en violation du règlement et que la maison était occupée sans permis, n'a pas agi parce qu'un de ses échevins était impliqué. Étant donné qu'il s'agit en l'espèce d'une obligation imposée par une loi et que le demandeur est manifestement une personne dont la ville pouvait prévoir qu'il pourrait subir des dommages à cause du manquement à cette obligation, je crois que le principe énoncé dans l'arrêt Anns s'applique en l'espèce. Je ne crois pas que l'appelante puisse tirer avantage de la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution lorsqu'il y a une obligation d'agir ou, tout au moins, de prendre une décision réfléchie de ne rien faire pour des motifs de politique. À mon sens, la passivité non motivée ou mal motivée ne peut être une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. Lorsque les autorités publiques n'ont même pas examiné la question de savoir si les mesures nécessaires devaient être prises ou du moins, si elles ne l'ont pas fait de bonne foi, il semble évident que, pour cette raison précise, elles n'ont pas fait preuve de

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diligence raisonnable. Je conclus donc que les conditions pour que la ville soit responsable envers le demandeur sont remplies.

Il est important de souligner à ce sujet que d'autres possibilités s'offraient à la ville. Elle aurait pu afficher des avis sur l'édifice et aurait pu le déclarer inhabitable. En réalité, elle n'a fait ni l'un ni l'autre, même si elle savait que les travaux se poursuivaient en dépit de l'ordonnance et que la maison était occupée sans permis. Elle a même délivré un permis de plomberie en août 1974 avant que les Hughes n'emménagent dans la maison.

6. L'argument de l'«avalanche de poursuites»

Avant de terminer l'analyse de la question de la responsabilité des fonctionnaires publics et d'aborder celle qui n'est pas moins controversée de l'indemnisation de la perte purement financière, j'aimerais dire quelques mots au sujet de l'argument dit de l'«avalanche de poursuites». Selon cet argument, on devrait écarter la conclusion selon laquelle les fonctionnaires publics ont des obligations de droit privé parce qu'elle aurait pour effet de provoquer une avalanche de poursuites et de déclarer ouverte la chasse aux municipalités. Bien sûr, on a exprimé une préoccupation du même ordre à propos de la vulnérabilité des manufacturiers après l'arrêt Donoghue v. Stevenson, précité. Bien qu'à mon avis il ne faille pas écarter cet argument à la légère, je crois que l'arrêt Anns comporte des barrières inhérentes qui sont de nature à empêcher une avalanche de poursuites. Ainsi la loi applicable ou son règlement d'application doit imposer une obligation de droit privé à la municipalité ou au fonctionnaire pour que s'applique le principe énoncé dans l'arrêt Anns. De plus, le principe ne s'applique pas à de simples décisions de politique prises dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire. C'est là, à mon avis, un trait extrêmement important du principe de l'arrêt Anns parce qu'il empêche les cours de s'approprier la compétence propre aux représentants élus et à leurs fonctionnaires. En même temps, d'autre part, le principe assure que dans le domaine de l'exécution, c.-à-d. dans la mise en application de leurs décisions de politique, les fonctionnaires seront assujettis à la même responsabilité que d'autres personnes si, dans l'exercice de

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leurs fonctions, ils manquent à leur obligation de prendre des mesures raisonnables afin d'éviter de léser leur prochain. A mon avis, le seul secteur qui laisse place à une inquiétude légitime est le domaine difficile, décrit par lord Wilberforce, où l'aspect exécution subsume ce qu'on pourrait appeler des considérations de politique secondaires, c.-à-d. des considérations de politique qui ne viennent qu'au second rang. C'est, je crois, le domaine dont relève le présent cas. La présente affaire est toutefois plus facile à trancher à cause de l'omission totale de la municipalité de s'arrêter aux considérations de politique administrative. En supposant que, dans l'ensemble, les municipalités et leurs fonctionnaires s'acquittent de leurs responsabilités de façon consciencieuse, je crois qu'une telle omission sera l'exception plutôt que la règle et que le champ du principe énoncé dans l'arrêt Anns sera relativement restreint. Je ne crois pas, à la différence de certains commentateurs, que cela puisse causer des catastrophes financières aux municipalités. J'y vois une protection utile pour les citoyens dont la confiance de plus en plus grande dans les fonctionnaires semble une caractéristique de notre temps: voir l'article de Linden intitulé «Tort Law's Role in the Regulation and Control of the Abuse of Power», Special Lectures of the Law Society of Upper Canada, 1979, p. 67.

7. Indemnisation de la perte purement financière

L'appelante a soutenu avec force que même si la Cour devait conclure que la ville a manqué à une obligation de droit privé envers le demandeur, l'action de ce dernier devrait être rejetée parce que sa perte était purement financière. On a invoqué l'arrêt de cette Cour Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189.

On se rappellera que dans l'affaire Rivtow, la demanderesse avait acheté à un distributeur une grue fabriquée par la défenderesse. La grue avait un vice caché qui en rendait le fonctionnement dangereux — fait que la défenderesse a découvert lorsque l'une de ses grues s'est brisée et a entraîné la mort du grutier. La défenderesse savait que la demanderesse avait acquis une de ses grues, mais elle n'a aucunement cherché à avertir la demanderesse. La demanderesse a découvert le vice lorsque des fissures sont apparues pendant la saison de

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pointe et a dû retirer la grue du service pour la faire réparer. La Cour suprême a qualifié les coûts de réparation de perte financière. Elle a conclu à la majorité que ces coûts ne pouvaient être recouvrés, mais que, puisque la défenderesse avait manqué à son obligation d'avertir la demanderesse du vice de la grue, elle était responsable envers la demanderesse de la différence entre la perte de revenus subie par la demanderesse pendant la saison de pointe et celle qu'elle aurait subie si le vice avait été porté à son attention et si elle avait fait réparer la grue pendant la morte-saison. Les juges dissidents auraient accordé les coûts de réparation de la grue elle-même.

En l'espèce, le savant juge de première instance a fixé les dommages-intérêts à ce qu'il en coûtera au demandeur pour remettre la maison dans l'état où elle aurait dû être si elle avait été bien construite, plus certaines dépenses qui pourront être engagées pendant ces travaux. Il a accordé des dommages-intérêts généraux de 45 004,27 $ et imposé le paiement de 25 p. 100 de cette somme à la ville.

La ville soutient qu'il s'agit d'une perte purement financière analogue au coût des réparations de la grue qui a été expressément refusé par la Cour à la majorité dans l'arrêt Rivtow. Après avoir souligné qu'on a permis l'indemnisation d'une perte financière dans l'arrêt Anns où lord Wilberforce se dit plutôt d'accord avec les motifs de dissidence du juge Laskin (alors juge puîné) dans l'arrêt Rivtow qu'avec ceux de la majorité, le juge Lambert a fait la distinction entre l'espèce et l'arrêt Rivtow. La Cour à la majorité, dit-il, a considéré qu'il s'agissait dans cette affaire d'un manquement à l'obligation du fabricant et du distributeur d'aviser la demanderesse des vices de la grue. Cependant, et cela constitue la clé de l'arrêt Rivtow, même si l'on avait rempli cette obligation, la grue aurait quand même été endommagée et la demanderesse aurait dû assumer le coût de sa réparation en l'absence de toute garantie contractuelle. En conséquence, la demanderesse ne pouvait être indemnisée que pour la perte financière résultant du manquement à l'obligation d'avertir. D'autre part, les juges dissidents auraient accordé les coûts de réparation de la grue, non pas à titre

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de dommages découlant du manquement à l'obligation d'avertir, mais à titre de dépenses faites pour éviter des dommages aux personnes ou aux biens.

Il n'y a pas de doute que l'exclusion de l'indemnisation d'une perte financière en l'absence de blessures ou de dommages matériels ne date pas d'hier. La décision du juge Blackburn dans l'affaire Cattle v. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453, a été jugée encore applicable par le juge Widgery dans l'affaire Weller & Co. v. Foot and Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569, [1965] 3 All E.R. 560. Le juge en chef Cardozo explique probablement le mieux le fondement de la règle relative à la perte financière dans l'arrêt Ultramares Corp. v. Touche, 255 N.Y. 170 (1931), en disant à la p. 179 que permettre une telle indemnisation [TRADUCTION] «exposerait (les défendeurs) à une responsabilité pour un montant indéterminé, pendant une période indéterminée et envers une catégorie indéterminée de demandeurs».

Il a fallu l'arrêt de la Chambre des lords Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., précité, pour amorcer une révision et une réévaluation de la règle relative à la perte financière par les auteurs juridiques et les juges; cette révision se poursuit maintenant depuis presque vingt ans. Comment, se demande-t-on, expliquer aux demandeurs lésés le traitement différent que réserve le droit aux pertes matérielles et aux pertes financières dues aux actes fautifs d'un défendeur? Dans un cas, on est indemnisé par l'auteur du dommage alors que, dans l'autre, il faut assumer la perte soi-même. Est-il logique d'autoriser l'indemnisation d'une perte financière pour des paroles fautives et non pour des actes fautifs? En quoi diffèrent-ils sensiblement? Si la perte financière est raisonnablement prévisible comme conséquence d'actes fautifs, ne devrait-elle pas donner lieu à indemnisation tout comme les blessures ou les dommages matériels raisonnablement prévisibles? La crainte exprimée par le juge en chef Cardozo d'une responsabilité indéterminée envers une catégorie indéterminée devrait-elle empêcher l'indemnisation d'un demandeur bien déterminé pour un montant très précis? Une considération de politique qui entraîne

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une injustice évidente dans certains genres de causes peut-elle être valable? Y a-t-il un raisonnement quelconque qui permette d'éviter l'injustice dans des cas précis et, en même temps, de parer à la crainte exprimée par le juge en chef Cardozo?

Dans un article instructif Negligent Misstatements,, Negligent Acts and Economic Loss, 92 L.Q.R. 213, M. Craig souligne que c'est le critère de prévisibilité raisonnable applicable en matière d'indemnisation et énoncé dans l'arrêt Donoghue v. Stevenson qui pourrait comporter un risque de responsabilité d'une portée indéterminée à l'égard d'une perte financière. On peut prétendre qu'un tel risque n'existe pas en vertu du principe énoncé dans l'affaire Hedley Byrne en raison de la catégorie restreinte de demandeurs qui ont droit à l'indemnisation en vertu de ce principe. Voici un extrait de l'article de M. Craig tiré de la p. 218:

[TRADUCTION] La nature même de l'obligation définie par la Chambre des lords en 1964 comporte certains facteurs de limitation déjà mentionnés, de sorte que ces problèmes de responsabilité indéterminée sont beaucoup moins susceptibles de se poser: la nécessité d'un rapport quelconque entre les participants, une confiance raisonnable qui entraîne la perte, la connaissance de la part du promettant d'une opération donnée pour laquelle les renseignements seront requis. Le lien envisagé est beaucoup plus étroit que la prévisibilité raisonnable en soi.

M. Craig n'est manifestement pas tout à fait satisfait de cette distinction puisque la portée complète de l'obligation mentionnée dans l'arrêt Hedley Byrne n'a pas encore été déterminée. Dans des arrêts subséquents (voir, par exemple, Dutton v. Bognor Regis United Building Co., précité, et Ministry of Housing and Local Government v. Sharp, [1970] 2 Q.B. 223), on a eu tendance à l'étendre et c'est une tendance qui pourrait fort bien se maintenir au fur et à mesure que se développe la jurisprudence autour de l'arrêt Hedley Byrne.

La Haute Cour de l'Australie a cherché à résoudre le problème de la perte financière en restreignant le critère de la prévisibilité raisonnable. Dans l'affaire Caltex Oil (Australia) Pty. Ltd. v. The Dredge «Willemstad» (1976), 136 C.L.R. 529, le Willemstad qui procédait à des travaux de dragage dans la baie de Botany a endommagé un

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oléoduc appartenant à une raffinerie, qui traversait le lit de la baie jusqu'à un terminal exploité par Caltex. Caltex approvisionnait la raffinerie en pétrole brut pour le raffinage et recevait les produits raffinés par le même oléoduc. A cause du dommage causé à l'oléoduc, Caltex a dû recourir à d'autres moyens de transport, que ce soit par route ou par mer, ce qui lui a coûté 95 000 S. Cette somme a été qualifiée de perte purement financière.

Le juge Gibbs a affirmé qu'en règle générale une perte financière ne peut pas être recouvrée. Le fait qu'elle ait été raisonnablement prévisible ne la rend pas recouvrable. Toutefois, il a jugé (à la p. 555) qu'il y a exception à la règle de la non-indemnisation lorsque le défendeur [TRADUCTION] «sait ou a les moyens de savoir que le demandeur personnellement, et non en tant que membre d'un groupe indéterminé, est susceptible de subir une perte financière par suite de sa négligence». Il a conclu que le défendeur le savait dans ce cas précis et a autorisé l'indemnisation. Il s'agit d'une décision unanime. Les juges Stephen et Mason ont adopté l'exception à la règle générale mentionnée par le juge Gibbs. Le juge Jacobs a fait la distinction entre le dommage matériel causé à un bien et les conséquences matérielles sur un bien et affirmé que ces dernières pouvaient donner lieu à indemnisation même si elles prenaient la forme d'une perte financière consécutive à l'impossibilité de se servir du bien. Le juge Murphy a affirmé qu'il n'y a pas de principe général satisfaisant qui régit l'indemnisation d'une perte financière et que la question en est véritablement une de principe. A l'instar de l'arrêt Donoghue v. Stevenson qui a rendu le droit conforme aux notions de justice sociale de cette époque, les cours doivent faire de même en autorisant l'indemnisation de la perte financière, à moins qu'il n'y ait des motifs de principe acceptables de ne pas le faire. Il n'en a pas trouvé dans ce cas précis.

Il est très clair que les juges Gibbs et Jacobs, et peut-être aussi le juge Stephen, cherchaient un moyen de permettre l'indemnisation d'une perte purement financière tout en évitant les inconvénients de l'application de la règle de la prévisibilité raisonnable, savoir l'imposition d'une responsabilité

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indéterminée envers une catégorie indéterminée de demandeurs. Comme solution ils ont choisi de limiter la prévisibilité à des personnes précises plutôt qu'aux membres d'une catégorie de personnes. Je ne suis cependant pas certaine que leur exception résout le problème. Elle peut rendre déterminée la catégorie de personnes mais ne garantit pas qu'elle sera limitée.

La Chambre des lords a réexaminé la question dans l'arrêt Junior Books Ltd. v. Veitchi Co., [1983] A.C. 520. Dans cette affaire, les services de la défenderesse ont été retenus pour l'installation du plancher d'une usine construite par un entrepreneur pour le compte de la demanderesse. La défenderesse était un sous-traitant qui n'avait aucun lien contractuel avec la demanderesse. La demanderesse a soutenu que le plancher était défectueux à cause de la négligence de la défenderesse, que la défenderesse savait quels matériaux il aurait fallu employer et que cette dernière était seule responsable de l'agencement et de la construction du plancher. Elle savait également que la demanderesse se fiait à sa compétence et à son bon jugement. La demanderesse a intenté une action pour un montant représentant le coût estimatif de la réinstallation du plancher et divers éléments de perte financière consécutive à son remplacement, comme le coût du déplacement de machines et la perte de profits pendant la réinstallation du plancher.

La Chambre des lords (lord Brandon of Oakbrook étant dissident) a conclu que, lorsque les rapports entre les parties , sont suffisamment étroits, la portée de l'obligation de diligence à laquelle une personne est tenue dans l'exécution d'un travail ne se limite pas à l'obligation d'éviter de causer un dommage prévisible aux personnes ou aux biens, par négligence ou omission, mais s'étend aussi à l'obligation d'éviter les vices dans le travail lui-même qui pourront occasionner aux demandeurs des frais pour les faire corriger. Il y avait en l'espèce un lien suffisamment étroit entre la demanderesse et la défenderesse pour que la demanderesse ait le droit de recouvrer le coût de la réparation du plancher.

Lord Roskill, qui a rédigé le jugement de la majorité, a dit qu'il fallait considérer qu'en l'espèce

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il n'y a pas eu de dommages matériels. Il mentionne et approuve les deux propositions de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns: 1) le critère du lien entre les parties et 2) la question de savoir s'il y a des facteurs qui justifieraient une limite à l'indemnisation. Il a conclu que l'affaire satisfaisait aux critères du lien entre les parties et que le seul motif de ne refuser l'indemnisation était l'attitude traditionnelle du droit à l'égard de la perte financière. Il a conclu que cela ne suffisait pas. Il n'a vu aucune raison de refuser l'indemnisation de [TRADUCTION] «dommages causés au porte-monnaie» uniquement alors que l'indemnisation des «dommages causés au porte-monnaie» ajoutés aux dommages matériels a toujours été accordée. Il était temps que le droit progresse d'un pas dans son évolution et il n'a vu aucun inconvénient à le faire. Il a exprimé l'opinion que les craintes générées par l'argument de l'avalanche de poursuites s'étaient révélées injustifiées.

Lord Brandon, dissident, a convenu que les deux propositions énoncées par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns sont bien fondées. Il a convenu également que l'arrêt Junior Books satisfait au critère du lien entre les parties. Il a toutefois conclu que l'arrêt Donoghue v. Stevenson lui-même et toutes les décisions dans lesquelles il a été suivi ont une chose en commun, savoir l'existence d'un danger ou risque de causer des dommages matériels aux personnes ou à leurs biens à l'exclusion du bien dont le vice est à l'origine du danger ou du risque. En l'absence d'un lien contractuel, lord Brandon a estimé inopportun d'élargir la responsabilité délictuelle de manière à créer, en fait, une garantie. Je crois qu'il a exprimé une préoccupation qui n'est pas différente de celle qu'avait la majorité de cette Cour dans l'arrêt Rivtow.

Il convient d'observer qu'en l'espèce on retrouve le danger ou risque dont parle lord Brandon. Toutefois, il en était de même dans l'affaire Rivtow. Dans l'arrêt Junior Books, la majorité semble avoir fait franchir au droit une étape importante.

Comme je l'ai mentionné plus tôt, on a autorisé, dans l'arrêt Anns, l'indemnisation d'une perte financière en optant plutôt pour l'avis de la minorité que pour celui de la majorité dans l'arrêt Rivtow. Il me semble toutefois que le jugement de

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la minorité découle de l'application du critère de la prévisibilité raisonnable qui, semble-t-il, est à la source de la préoccupation relative à la responsabilité indéterminée. De toute façon, cette Cour est liée par le jugement de la majorité dans l'arrêt Rivtow jusqu'à ce que la Cour siégeant au complet ait l'occasion de réétudier la question.

Il me semble toutefois que l'arrêt Rivtow peut être distingué de l'espèce sous plusieurs aspects importants. Dans l'affaire Rivtow, il s'agissait d'une action entre parties privées. La réclamation en l'espèce vise un organisme public et porte sur un manquement à une obligation de diligence qui relève du droit privé et qui découle d'une loi. (Ne pas confondre avec le manquement à une obligation légale en soi: voir La Reine du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205. Il y a lieu d'observer que dans l'arrêt Dutton, le lord juge Sachs insiste beaucoup sur le fait que la défenderesse est un organisme public et affirme que le genre de perte recouvrable est exactement le genre de perte que l'obligation de droit privé qui découle de la loi est destinée à prévenir. Si la perte financière était visée par la loi, alors elle devrait être recouvrable par suite d'un manquement à l'obligation de droit privé qui découle de la loi, quelle soit ou non recouvrable par suite du manquement à une obligation en common law. À mon avis, l'obligation de droit privé en l'espèce visait à prévenir les dépenses engagées par le demandeur pour la réparation des fondations de sa maison. Elle est imposée afin d'assurer que la maison ait des fondations adéquates dès le début. Je suppose qu'on peut prétendre que les dommages que l'obligation vise à prévenir sont des blessures aux occupants par suite de l'effondrement de la maison ou les dommages causés par le glissement de la maison au bas de la colline. Il me semble cependant que c'est une vision trop restreinte de la protection que la loi en question vise à fournir. En l'espèce, le règlement a pour objet d'empêcher la construction de maisons sur des fondations inadéquates. Le règlement exige tout au moins de l'inspecteur des bâtiments qu'il détermine l'étendue des mesures requises pour réaliser cette fin et, si nécessaire, qu'il tente d'obtenir leur approbation par la ville. S'il manque à cette obligation et qu'une maison est construite sur des fondations inadéquates,

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cette maison a incontestablement besoin de réparations puisqu'elle constitue une menace pour la santé et la sécurité de ses occupants. Il ne s'agit pas, comme dans l'affaire Rivtow, de l'omission d'avertir que les fondations sont inadéquates: il s'agit d'un cas où on a omis de prendre en considération une ligne de conduite qui aurait permis d'empêcher la construction de fondations inadéquates. Que devait faire d'autre le demandeur pour corriger la situation qui découlait du manquement de la ville?

On remarque aussi qu'il n'y a pas d'apparence de contrat en l'espèce comme il y en avait dans l'affaire Rivtow. Il semble que la majorité dans l'arrêt Rivtow a jugé important qu'aucune garantie contractuelle n'avait été donnée à l'égard de la grue. En conséquence, on ne voulait pas élargir le recours délictuel au point de permettre un recouvrement en matière délictuelle qui n'aurait pas été possible en matière contractuelle. Ce problème ne se pose pas en l'espèce.

J'ai déjà mentionné, en commentant l'argument de l'avalanche de poursuites relativement à l'imposition d'une obligation de diligence qui relève du droit privé, que je ne m'inquiète pas de ce que le fonctionnaire devrait encourir, dans l'exercice de ses fonctions, la même responsabilité que le citoyen ordinaire. Il se peut qu'en soumettant les autorités publiques à la responsabilité pour perte financière alors qu'une partie privée peut en être exemptée dans l'état actuel de notre droit, la Cour étende la responsabilité des autorités publiques au delà de celle des parties privées. Toutefois, je ne suis pas convaincue que ce soit le cas. A l'instar du juge Lambert, je suis portée à croire que la responsabilité simultanée en matière contractuelle et délictuelle a joué un rôle important dans l'attitude restrictive adoptée par la majorité dans l'arrêt Rivtow et que, comme dans l'arrêt Hedley Byrne, il nous faudra attendre de voir dans quel sens ira l'évolution de la jurisprudence qui se développe autour de cette décision: voir Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147: Agnew-Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer-Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221; mais voir également Bethlehem Steel Corp. v. St. Lawrence Seaway Authority (1977), 79 D.L.R. (3d) 522 (C.F.):

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Ital-Canadian Investments Ltd. v. North Shore Plumbing and Heating Co., [1978] 4 W.W.R. 289 (C.S.C.-B.).

Je ne crois pas qu'en permettant l'indemnisation en l'espèce on expose les autorités publiques à la responsabilité indéterminée mentionnée dans l'arrêt Ultramares. Pour obtenir l'indemnisation d'une perte financière, il faut que la loi crée une obligation de droit privé envers le demandeur en plus de l'obligation de droit public. Le demandeur doit appartenir à la catégorie limitée des propriétaires ou occupants de la propriété au moment où le dommage se manifeste. La perte qui résulte de décisions de politique prises par les autorités publiques dans l'exercice de bonne foi de leur pouvoir discrétionnaire ne donne pas lieu à indemnisation. La perte qui résulte de la mise à l'exécution de décisions de politique ne donne pas lieu à indemnisation si la décision d'exécution comporte un élément de politique. La perte qui résulte lors de la mise à exécution de décisions de politique, c.-à-d. de l'exécution fautive, donne lieu à indemnisation. La perte donne lieu également à indemnisation si la mise à exécution fait appel à des considérations de politique et que le pouvoir discrétionnaire des autorités publiques n'est pas exercé de bonne foi. Enfin, et ce point mérite peut-être d'être souligné, la perte financière ne donne lieu à indemnisation que si, selon l'interprétation de la loi, il s'agit d'un type de perte que la loi vise à prévenir.

Il me semble que l'indemnisation de la perte financière aux conditions qui précèdent répond à un certain nombre d'objectifs valables. Elle permet d'éviter l'intervention indue des cours dans les affaires des autorités publiques. Elle fournit un redressement lorsque le législateur l'a implicitement sanctionné et que la justice l'exige clairement. Elle impose aux autorités publiques une obligation suffisamment astreignante de réprimer l'exercice fautif et arbitraire des fonctions prévues par la loi. Pour ces motifs, je suis d'avis d'autoriser l'indemnisation de la perte financière en l'espèce.

8. La prescription

La ville a prétendu dans ses procédures écrites que l'action du demandeur en l'espèce est prescrite en vertu de la Municipal Act, R.S.B.C. 1960, chap. 255, art. 738 et 739

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ou, subsidiairement, en vertu de la Limitations Act, 1975 (C.-B.), chap. 37, art. 3 et modifications. La question de la prescription n'a pas été soulevée en cette Cour, mais pour les motifs que je vais exposer dans un instant, la Cour a subséquemment invité les avocats à la débattre.

La question de la prescription a été soulevée devant la Cour d'appel et, selon le juge Lambert, la ville a reconnu que le délai de prescription a commencé à courir le jour où le demandeur a effectivement constaté le dommage ou aurait dû, en faisant preuve de diligence raisonnable, le constater. En d'autres termes, elle a reconnu que la règle applicable au Canada est celle énoncée dans l'arrêt Sparham-Souter v. Town and Country Developments (Essex) Ltd., [1976] Q.B. 858. Elle n'a proposé aucune autre date. Devant la Cour d'appel, elle s'est plutôt bornée à soutenir que le demandeur aurait dû raisonnablement découvrir le dommage avant d'acheter la maison en décembre 1977.

Depuis l'audition du pourvoi en cette Cour, l'état du droit en Angleterre a changé en raison de l'arrêt rendu par la Chambre des lords dans l'affaire Pirelli General Cable Works Ltd. v. Oscar Faber & Partners (a firm), [1983] 1 All E.R. 65, et la Cour dispose maintenant des plaidoiries écrites des avocats concernant les répercussions de ce changement sur le présent pourvoi.

Le problème de la prescription découle du conflit apparent entre l'arrêt de la Cour d'appel anglaise Sparham-Souter et l'arrêt antérieur de la Chambre des lords Cartledge v. E. Jopling & Sons Ltd., [1963] A.C. 758. Dans l'affaire Sparham-Souter, on a statué que le délai de prescription commence à courir à la date où le dommage peut être constaté. Dans l'arrêt Cartledge cependant, on a décidé que, selon l'interprétation de la loi, la date à retenir était celle où le dommage s'est produit. Le texte de loi dans Cartledge interdisait l'institution d'une action après un délai de six ans [TRADUCTION] «à compter de la date à laquelle la cause d'action a pris naissance ... » La loi en question prévoyait dans une disposition distincte qu'en cas de dol ou d'erreur, le délai ne commençait à courir qu'au moment où le dol avait été

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constaté ou aurait pu l'être en faisant preuve de diligence raisonnable. La Chambre des lords a statué à l'unanimité, mais à regret, que ces dispositions ne permettaient pas de soutenir qu'en l'absence de dol le délai de prescription commençait à courir à la date de la constatation du dommage. En conséquence, puisque le demandeur avait contracté une maladie professionnelle plusieurs années avant de s'en rendre compte et même, semble-t-il, avant que la médecine ne puisse la déceler, sa cause d'action était prescrite en vertu de la loi, avant même de savoir qu'il en avait une.

Les juges de la Cour d'appel anglaise ont discuté de l'arrêt Cartledge dans Sparham-Souter. Ils les ont distingués l'un de l'autre sous plusieurs aspects et je crois juste d'affirmer que rien dans les motifs rédigés par les différents juges ne permet clairement d'établir une distinction. La Chambre des lords a néanmoins approuvé, dans l'arrêt Anns, le point de vue de la Cour d'appel exprimé dans l'arrêt Sparham-Souter. Lord Wilberforce affirme, à la p. 760, que la cause d'action ne prend naissance que lorsque [TRADUCTION] «l'état de l'édifice est tel qu'il présente un danger réel ou imminent pour la santé ou la sécurité de ses occupants». Lord Salmon exprime l'avis, à la p. 770, que la cause d'action a pris naissance [TRADUCTION] «lorsque l'édifice a commencé à s'affaisser et que les fissures sont apparues». Il affirme également que le délai a commencé à courir quand [TRADUCTION] «l'édifice a subi des dommages .. . qui ont menacé la sécurité de ses occupants ou de ses visiteurs».

Dans l'arrêt Pirelli, la Chambre des lords a rejeté l'arrêt Sparham-Souter et appliqué l'arrêt Cartledge. Les défendeurs dans l'affaire Pirelli étaient des ingénieurs-conseils qui, en mars 1969, ont fait preuve de négligence dans la conception d'une cheminée d'évacuation d'une chaudière de sorte que des fissures sont apparues dans la cheminée. La demanderesse n'a découvert ces fissures qu'en novembre 1977 et a intenté l'action en octobre 1978. Le juge de première instance a conclu que les fissures n'ont pu se former au plus tard qu'en avril 1970. Il a aussi conclu que la demanderesse ne pouvait, même en faisant preuve de diligence raisonnable, découvrir le dommage avant

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octobre 1972. II a conclu, en appliquant l'arrêt Sparham-Souter, que la demanderesse n'a subi le dommage qu'au moment où elle l'a découvert, ou aurait raisonnablement dû le découvrir. En conséquence, la cause d'action avait pris naissance à l'intérieur du délai de prescription de six ans et la demanderesse avait droit à un jugement favorable. Les défendeurs ont interjeté appel en invoquant la prescription de l'action. La Cour d'appel a rejeté l'appel, mais les défendeurs ont eu gain de cause devant la Chambre des lords.

Leurs Seigneuries ont statué que la cause d'action a pris naissance lorsque la construction a subi le dommage matériel, c'est-à-dire lorsque les fissures se sont formées dans la cheminée, peu importe que la demanderesse ait eu connaissance ou aurait dû avoir connaissance du dommage à ce moment-là. La cause d'action avait donc pris naissance en avril 1970 et l'action était prescrite. Leurs Seigneuries ont repoussé toute distinction entre les dommages découlant de blessures et les dommages causés aux biens aux fins de l'application du principe énoncé dans l'arrêt Cartledge.

En plus de rejeter l'arrêt Sparham-Souter quant à la date de la découverte du dommage en tant que date déterminante, leurs Seigneuries ont profité de l'occasion pour régler le problème du délai de prescription applicable aux propriétaires successifs. Ils ont rejeté l'idée que le délai commence à courir de nouveau pour chaque propriétaire et ont plutôt conclu que l'obligation existe en faveur des propriétaires en tant que groupe de sorte que si le délai de prescription a couru contre l'un des propriétaires il a aussi couru contre tous ses successeurs en titre.

Il me semble qu'il est maintenant établi, du moins en Angleterre, que pour que le délai de prescription commence à courir, la négligence du défendeur doit s'être manifestée sous forme de dommages à la propriété, par exemple sous forme de fissures ou d'affaissement. Il est donc essentiel que le juge de première instance établisse la date à laquelle cela s'est produit. Dès que le dommage s'est manifesté, selon l'arrêt Pirelli, le moment où le demandeur a constaté le dommage ou aurait raisonnablement dû le constater est sans importance.

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Il me semble que l'arrêt Pirelli obscurcit jusqu'à un certain point la partie des motifs de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns où il adopte le raisonnement de la Cour d'appel dans l'arrêt Sparham-Souter. Lord Fraser of Tullybelton a clairement tenu compte de cela et il a essayé, sans beaucoup de succès à mon avis, d'analyser jusqu'à quel point lord Wilberforce a voulu approuver l'arrêt Sparham-Souter.

Quoi qu'il en soit, cette Cour doit maintenant décider si elle doit adopter la règle énoncée dans l'arrêt Pirelli. Si elle choisit de l'adopter, il se posera un problème dans ce cas précis puisque le juge de première instance n'a pas établi la date à laquelle le vice de construction a causé les fissures ou l'affaissement de l'édifice. L'avocat de la ville soutient maintenant que le dommage matériel est apparu dès le printemps 1974 avant que les Hughes achètent la propriété à leur fils. Dans ses motifs de jugement, (1981), 31 B.C.L.R. 311, le juge Lambert affirme toutefois ce qui suit à la p. 322:

[TRADUCTION] Il n'y a aucune preuve qui démontre ou tend à démontrer que quiconque aurait pénétré dans le vide sanitaire en décembre 1977, aurait constaté la même chose que ce que le plombier, M. Nielsen et M. Hank ont constaté en novembre 1978. Il n'y a aucune preuve que le vice qui était apparent en novembre 1978, devait l'être en décembre 1977, ni que la détérioration de la construction s'est produite progressivement plutôt que brusquement. Il n'y a eu aucune constatation de fait pertinente de la part du juge de première instance.

Il ne fait aucun doute qu'au printemps 1974 et même avant cela que l'inspecteur des bâtiments s'est préoccupé du caractère inadéquat des fondations. Le vice susceptible de causer des dommages existait, mais pouvons-nous en dire autant des dommages? Dans l'arrêt Bagot v. Stevens Scanlan & Co., [1966] 1 Q.B. 197, le lord juge Diplock (tel était alors son titre) a exprimé l'avis que les vices de structure cachés entraînent des dommages, aux fins de la prescription, au moment où la construction est achevée, mais ce point de vue, même s'il est compatible avec l'arrêt Cartledge, a été rejeté par Lord Salmon dans l'arrêt Anns et par lord Fraser dans l'arrêt Pirelli. Les dommages ne surviennent que si le vice caché se manifeste sous forme de dommages matériels comme des fissures.

[page 40]

L'application de l'arrêt Pirelli soulève, de toute évidence, des problèmes. Jusqu'à quel point les dommages matériels doivent-ils s'être manifestés? Une fissure de la largeur d'un cheveu suffit-elle ou doit-il y avoir un phénomène plus important? Et qu'en est-il du propriétaire qui découvre que son édifice a été construit au moyen de matériaux qui causeront son effondrement dans un délai de cinq ans? Suivant l'arrêt Pirelli, il n'aura une cause d'action qu'au moment où l'édifice commencera à s'écrouler. Mais ce dont on se préoccupe peut-être le plus est l'injustice d'une règle suivant laquelle une réclamation est prescrite avant même que le demandeur prenne conscience de son existence. Lord Fraser et lord Scarman étaient nettement préoccupés par cela mais ils s'estimaient liés par l'arrêt Cartledge. L'intervention du législateur constituait, à leurs yeux, la seule solution.

Il est heureusement loisible à cette Cour d'adopter ou de rejeter l'arrêt Pirelli. Je suis d'avis de le rejeter. Cela ne signifie pas que l'arrêt Sparham-Souter ne présente aucun problème. Comme le souligne lord Fraser dans l'arrêt Pirelli, le report de la naissance de la cause d'action à la date où il est possible de découvrir le dommage peut faire en sorte que les cours vont examiner les faits plusieurs années après leur survenance. L'arrêt Dennis v. Charnwood Borough Council, [1982] 2 All E.R. 486, en est un exemple classique. Il me semble toutefois beaucoup plus constituer le moindre de deux maux.

Alors si on appliquait l'arrêt Sparham-Souter au par. 738(2) de la Municipal Act qui rend prescrite une action à l'expiration d'un an à compter de la date où la cause d'action a pris naissance, la cause d'action du demandeur n'aurait pris naissance qu'en novembre 1978 au moment où le plombier, appelé pour réparer un tuyau crevé, a porté les dommages à son attention. A cette époque toutefois, le par. 738(2) avait été abrogé par la Limitations Act, 1975 (C.-B.), chap. 37, entrée en vigueur le 1er juillet 1975.

Comme je l'ai déjà mentionné, la ville a invoqué subsidiairement l'art. 3 de la Limitations Act pour arrêter l'action du demandeur. L'article 3 doit toutefois être lu conjointement avec l'art. 6. Les parties de ces articles qui nous intéressent se lisent ainsi:

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[TRADUCTION] 3. (1) Les actions suivantes se prescrivent par 2 ans à compter de la date à laquelle le droit de les intenter a pris naissance:

a) l'action en dommages-intérêts relativement à des blessures ou à des dommages causés aux biens, y compris la perte financière qui en résulte, peu importe qu'elle soit fondée sur un contrat, un délit ou une obligation légale [...]

6....

(3) Les délais de prescription fixées par la présente loi relativement à une action

[...]

b) pour des dommages causés aux biens, ou

[...]

e) dans laquelle il y a eu dissimulation volontaire de faits importants concernant la cause d'action

[...]

ne commencent à courir contre un demandeur qu'à compter du moment où il connaît l'identité du défendeur et les faits qu'il a les moyens de connaître sont tels qu'un homme raisonnable, connaissant ces faits et ayant reçu l'avis qu'un homme raisonnable aurait demandé au sujet de ces faits, les considérerait comme démontrant

j) qu'une action portant sur la cause d'action aurait, si ce n'était de l'expiration du délai de prescription, des chances de succès raisonnables, et

k) que la personne dont les moyens de connaissance sont en question devrait, dans son propre intérêt et compte tenu des circonstances, être en mesure d'intenter une action.

(4) Aux fins du paragraphe (3),

[...]

b) «faits» s'entend en outre

(i) de l'existence d'une obligation qu'a le défendeur envers le demandeur, et

(ii) du fait que le manquement à une obligation a causé des blessures, des dommages ou une perte au demandeur;

c) lorsqu'une personne fait une demande en se subrogeant à un prédécesseur en droit ou en titre, la connaissance ou les moyens de connaissance du prédécesseur, avant le transfert du droit ou du titre, sont les siens . . .

(5) Il appartient à la personne qui demande à s'en prévaloir de prouver que le délai de prescription n'a commencé à courir que plus tard en vertu du paragraphe (3).

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Il me semble que l'al. 3(1)a) et le par. 6(3) ont pour objet de donner effet au raisonnement adopté dans l'arrêt Sparham-Souter en faisant en sorte que le délai de prescription ne commence à courir que lorsqu'on prend connaissance ou on est en mesure de prendre connaissance des faits qui donnent naissance à la cause d'action. La loi en question a également résolu le problème des demandes périmées qui constituait le principal reproche formulé à l'encontre de ce principe. La partie du par. 8(1) qui nous intéresse se lit ainsi:

[TRADUCTION] 8. (1) Sous réserve du paragraphe 3(3), mais nonobstant une confirmation en vertu de l'article 5 ou le fait que le délai de prescription ne commence que plus tard ou soit suspendu en vertu de l'un ou l'autre des articles 6, 7 ou 12, toute action à laquelle s'applique la présente loi se prescrit par 30 ans à compter de la date à laquelle a pris naissance le droit de l'intenter .

Toutefois, la législation de 1975 semble également avoir, à l'al. 6(4)c), donné effet au raisonnement adopté dans l'arrêt Pirelli concernant les acheteurs successifs, en attribuant la connaissance et les moyens de connaissance d'un prédécesseur en titre à l'acheteur subséquent. On peut donc affirmer, aux fins de l'application de l'al. 6(4)c) que la connaissance qu'avaient les Hughes s'applique au demandeur et que, par conséquent, cet alinéa l'empêche d'intenter une action en raison de l'omission des Hughes de le faire.

Avec égards, je ne crois pas que la ville puisse invoquer cet argument. A mon avis, ce serait aller à l'encontre des faits en présence en l'espèce que d'affirmer que le demandeur est une personne «qui fait une demande en se subrogeant» aux Hughes. Les Hughes étaient bien conscients des vices de structure. Ils ont été avisés de ces vices et de l'ordonnance d'arrêt des travaux par l'avocat de la ville en avril 1974 et, en réponse, ils ont incité la ville à laisser tomber l'affaire. Je ne vois pas comment, dans ces circonstances, les Hughes pouvaient invoquer une cause d'action contre la ville de manière que le délai de prescription commence à courir contre le demandeur. Dans ces conditions, la Limitations Act, même si elle s'applique à la cause d'action du demandeur, n'est d'aucune utilité à la ville. Je conclus que lorsqu'il a intenté son

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action en janvier 1979, le demandeur disposait toujours d'une cause d'action valable contre la ville, qui n'était exclue ni par le par. 738(2) de la Municipal Act ni par l'art. 3 de la Limitations Act.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs des juges Estey et McIntyre rendus par

LE JUGE MCINTYRE (dissident) — Le présent pourvoi soulève la question de savoir si une municipalité a l'obligation de faire appliquer un règlement de construction par voie de procédures judiciaires après qu'une inspection a révélé qu'il y a eu violation de ce règlement pendant la construction d'un édifice. J'ai lu les motifs de jugement rédigés en l'espèce par ma collègue le juge Wilson. J'accepte de façon générale son énoncé des faits, mais à cause de leur importance je tiens à souligner certains éléments.

Le fils des intimés Hughes (ci-après appelé Hughes fils) a entrepris de construire, ou du moins de compléter la construction d'une maison pour ses parents les intimés Hughes. Il s'est procuré un permis de construction auprès de la municipalité appelante (la ville) et a produit des plans auxquels il était tenu de se conformer selon le règlement de construction. Conformément à ce règlement, Hughes fils a demandé l'inspection des fondations après que certains travaux de construction eurent été exécutés. Ce fut la seule inspection qui a été demandée et, selon le règlement, c'était aussi la seule que la ville était tenue de faire. N'étant pas satisfaits des fondations, les inspecteurs ont prescrit des mesures correctives et ils ont recommandé de consulter un ingénieur. Les inspecteurs étaient prêts à collaborer avec le constructeur pour mettre en oeuvre le programme de mesures correctives préparé par un ingénieur diplômé, mais Hughes fils ne l'a pas mis en application, ce qui a amené les ingénieurs à se retirer de l'affaire. La ville a procédé à plusieurs autres inspections au cours desquelles elle a constaté que les fondations étaient inadéquates. Le 28 février 1974, le fonctionnaire responsable du service municipal des inspections a écrit à Hughes fils pour l'informer que le plan utilisé pour les fondations n'était pas conforme aux

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exigences en matière de sécurité et que l'ordonnance antérieure d'arrêt des travaux était rétablie. Hughes fils a poursuivi la construction en dépit de cette ordonnance et, le 22 avril 1974, l'avocat de la ville lui a écrit et confirmé que l'ordonnance d'arrêt des travaux resterait en vigueur. L'ordonnance d'arrêt des travaux a été affichée sur les lieux pendant le mois de février 1974. D'autres inspections ont permis de constater que l'on continuait de violer l'ordonnance d'arrêt des travaux. Il y a eu délivrance d'un permis de plomberie le 23 août 1974. Selon le témoignage d'un nommé Duncan, l'un des inspecteurs des bâtiments, le permis a été délivré pour permettre au sous-traitant qui avait exécuté les travaux de plomberie d'être payé et parce que cela n'avait aucune incidence sur la solidité de l'édifice. Le permis d'occupation des lieux, requis par le règlement de construction, n'a jamais été délivré malgré plusieurs demandes en ce sens de la part des intimés Hughes.

On n'a pas affirmé et on ne saurait affirmer qu'il y a eu négligence quelconque de la part des inspecteurs de la ville dans les inspections qu'ils ont faites ou dans les mesures qu'ils ont prises par la suite. La seule faute que l'on reproche à la ville est l'omission de faire respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux et c'est en fonction de cela que doit être faite l'analyse de l'obligation qu'a la ville envers l'intimé Nielsen.

Dans de très courts motifs, le juge de première instance a conclu qu'il y a eu négligence de la part des deux défendeurs, c'est-à-dire la ville et les intimés Hughes, et appliquant les dispositions de la Negligence Act, R.S.B.C., 1979, chap. 298, il a attribué 75 p. 100 de la responsabilité aux Hughes et 25 p. 100 à la ville. Il a accordé des dommages-intérêts de 45 004,27 $ qui comprenaient le coût des réparations que devrait subir l'édifice et certaines autres dépenses supplémentaires qui seraient supportées par les demandeurs, avec intérêts avant jugement au taux de 10 p. 100 l'an à compter de décembre 1978. L'appel interjeté par la ville a été rejeté.

Le juge Lambert a rédigé les motifs de jugement de la Cour d'appel composée des juges Taggart, Lambert et Macdonald. Après avoir exposé les faits, il souligne que la réclamation soumise par le demandeur Nielsen contre la ville:

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[TRADUCTION] . . . se fonde sur la négligence dont on a fait preuve en ne prenant pas les mesures nécessaires pour faire respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux ou pour faire déclarer l'édifice inhabitable.

Il formule la question soumise à la cour en ces termes:

[TRADUCTION] En l'espèce, la ville avait-elle, envers M. Nielsen qui ne s'était pas encore manifesté, une obligation de droit privé «additionnelle ou peut-être parallèle» à l'obligation de droit public d'inspection et aux obligations de droit public connexes qui lui incombaient en vertu de la Municipal Act, R.S.B.C. 1960, chap. 255 et du règlement de construction de la ville de Kamloops?

Après avoir adopté la terminologie et le raisonnement de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, pour conclure à l'existence d'une obligation de diligence relevant du droit privé, il ajoute:

[TRADUCTION] Une obligation de diligence relevant du droit privé peut exister peu importe que le droit public correspondant impose une obligation ou confère simplement un pouvoir. Les décisions quant à la manière de remplir une obligation ou quant à savoir s'il faut exercer le pouvoir ou, s'il est exercé, quant à la manière de l'exercer, peuvent donner lieu à différentes lignes de conduite. Si la décision quant au choix des solutions doit être considérée comme une décision de politique ou de planification, c'est-à-dire une décision comportant la répartition de ressources limitées ou la prise en considération de facteurs tels que l'efficacité ou l'économie, alors il n'y a pas de responsabilité de droit privé pour avoir fait un choix qui cause un préjudice. Si la décision relative au choix des solutions doit être considérée comme une décision d'exécution, alors ce choix particulier, cette décision particulière et cette omission ou action particulière doivent être analysées pour déterminer si les principes ordinaires du droit en matière de négligence s'appliquent de manière à imposer une responsabilité de droit privé. Le rapport de proximité ou d'éloignement entre les parties qui permet de déterminer s'il y a responsabilité de droit privé découle évidemment de la conduite adoptée par les autorités publiques face au pouvoir ou à l'obligation de droit public.

Puis, après avoir mentionné certaines parties du règlement de construction, il poursuit:

[TRADUCTION] À. mon avis, ces dispositions imposaient à l'inspecteur des bâtiments l'obligation de droit public d'arrêter la construction de l'édifice sur des fondations

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inadéquates après avoir constaté que les fondations étaient inadéquates, ainsi que l'obligation de droit public d'empêcher M. et Mme Hughes ou M. Nielsen d'occuper l'édifice. Ces obligations de droit public auraient dû, en dernier recours, être remplies en demandant une injonction en vertu des pouvoirs conférés par les art. 734 et 735 (maintenant art. 750 et 751) de la Municipal Act, R.S.B.C. 1960, chap. 255.

Je traiterai maintenant de l'obligation de droit privé. La conduite de l'inspecteur des bâtiments face aux obligations de droit public comportait des décisions sur des mesures possibles qui relevaient, à mon avis, de l'aspect exécution. L'édifice constituait un danger pour ses occupants et pour les propriétaires des immeubles avoisinants. Il peut avoir constitué un danger pour quiconque s'y trouvait. La ville aurait pu avoir à prendre la décision de poursuivre ou de demander une injonction. Il y avait peut-être d'autres possibilités qui s'offraient. Mais la décision de ne rien faire du tout ou l'omission de décider d'agir ne pouvait nullement s'appuyer sur un choix de politique raisonnable. Cette décision ou cette omission n'était pas «dans les limites d'un pouvoir discrétionnaire exercé de bonne foi» selon les termes employés par lord Wilberforce. Il était certainement loisible au juge de première instance d'arriver à cette conclusion. En réalité, compte tenu du témoignage de M. Backmeyer, il était loisible au juge de première instance de conclure que la décision de ne rien faire ou l'omission de décider d'agir a été le résultat des pressions exercées par M. Hughes père, à titre d'échevin.

J'ajouterais ici qu'après avoir lu tout le dossier j'ai été incapable de trouver quelque élément de preuve qui justifierait pareille conclusion d'irrégularité de la part du conseil. Plus loin, il affirme:

[TRADUCTION] L'obligation de l'inspecteur des bâtiments n'était pas une obligation d'avertir. C'était une obligation d'empêcher la construction de la maison et une obligation d'empêcher son occupation.

On constatera que le juge Lambert de la Cour d'appel a appliqué les principes énoncés par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns pour conclure que l'inspecteur des bâtiments avait une obligation de droit privé d'empêcher la construction et l'occupation, dès la découverte du vice de construction, en demandant une injonction en vertu des pouvoirs conférés par les art. 734 et 735 de la Municipal Act, R.S.B.C. 1960, chap. 255. Je trouve difficile d'appliquer aux faits de l'espèce les trois arrêts analysés en détail en l'espèce et dans d'autres

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affaires récentes: Dutton v. Bognor Regis United Building Co., [1972] 1 All E.R. 462, Home Office v. Dorset Yacht Co., [1970] A.C. 1004, et Anns, précité. Dans chacun de ces arrêts, les cours ont analysé la situation d'un organisme public dont la responsabilité découlait de la négligence de ses employés. L'arrêt Dutton concerne la mauvaise inspection d'un immeuble en construction, l'arrêt Dorset Yacht Co. porte sur la surveillance fautive de prisonniers et l'arrêt Anns sur une mauvaise inspection d'édifice. Dans chacun de ces cas, la responsabilité de l'organisme public était une responsabilité du fait d'autrui et découlait de la négligence de l'un de ses employés. Dans l'arrêt Anns, lord Wilberforce a conclu que, dans les circonstances de l'affaire, il pouvait exister une obligation de diligence relevant du droit privé et que le manquement à cette obligation constituerait, pour une personne lésée, une cause d'action en dommages-intérêts contre l'organisme public. Il n'y a rien de nouveau dans cette affirmation pour ce qui est du droit canadien. Le juge d'appel Robertson le souligne dans l'arrêt McCrea v. White Rock (City of) (1974), 56 D.L.R. (3d) 525, [1975] 2 W.W.R. 593, à la p. 541 et à la p. 610 respectivement, où il affirme:

[TRADUCTION] À mon avis, celui qui subit un préjudice parce qu'une personne procède de façon négligente à une inspection qu'elle est tenue de faire a une cause d'action contre elle.

Il cite à l'appui de cette affirmation l'arrêt Ostash v. Sonnenberg (1968), 63 W.W.R. 257, rendu par la Division d'appel de la Cour suprême de l'Alberta qui a conclu à la responsabilité d'un inspecteur du gaz et à celle de son employeur, Sa Majesté, pour négligence dans l'inspection d'un appareil à gaz.

Ce n'est cependant pas le cas qui nous est soumis. L'inspecteur des bâtiments avait l'obligation d'appliquer le règlement. En exécution de cette obligation, l'inspecteur et ses adjoints ont, grâce à une inspection adéquate, découvert les vices de construction, prescrit des mesures correctives et, ces mesures correctives n'ayant pas été appliquées, ils ont délivré une ordonnance d'arrêt des travaux. Ils ont affiché un avis de l'ordonnance

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d'arrêt des travaux sur les lieux et refusé de délivrer le permis d'occupation malgré les demandes répétées des Hughes. On ne s'est pas plaint de la façon de procéder à l'inspection et on n'a pas allégué de négligence à cet égard. Les inspecteurs des bâtiments ont complètement et fidèlement rempli leurs obligations en l'espèce et la ville n'encourt aucune responsabilité du fait d'autrui à cause d'une faute quelconque de leur part. Le seul grief sérieusement formulé en cette Cour a été l'omission de faire appliquer le règlement par voie de procédures judiciaires.

Cette situation diffère fondamentalement de celle en présence dans l'arrêt Anns ou dans les autres arrêts qui y sont mentionnés. Si l'on doit conclure à la responsabilité de la ville en l'espèce, ce ne peut être en raison de la conduite des inspecteurs des bâtiments. Ce ne peut être qu'en raison de la conduite de la ville elle-même qui n'a cherché ni à faire respecter l'ordonnance d'arrêt des travaux ni à empêcher, par voie de procédures judiciaires, l'occupation de la maison qui n'était pas conforme aux exigences en matière de sécurité. Puisque l'affaire repose sur la responsabilité pour négligence, il faut démontrer que la ville avait l'obligation de faire appliquer son règlement par voie de procédures judiciaires et que l'omission de remplir cette obligation pouvait constituer une cause d'action en dommages-intérêts pour les personnes lésées.

La ville a soutenu en cette Cour qu'elle n'avait, envers les Hughes ou envers Nielsen, aucune obligation d'exercer le pouvoir qu'elle possédait de poursuivre les Hughes pour faire respecter le règlement. Il s'agit d'un pouvoir facultatif que la ville peut exercer à son gré et dans l'exercice duquel la Cour, selon la jurisprudence, ne doit pas intervenir. Reconnaître que la ville a l'obligation d'appliquer son règlement par voie de procédures judiciaires serait lui imposer un fardeau impossible qui dépasserait tous ceux prévus dans la loi applicable, la Municipal Act.

La Municipal Act, précitée, en vigueur à l'époque en cause, traite ainsi de l'application des règlements municipaux, aux art. 734 et 735:

[TRADUCTION] 734. (1) Tout règlement adopté en vertu de la présente loi peut être appliqué et la violation

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de tout règlement, résolution ou ordonnance du conseil ou de toute disposition de la présente loi peut être empêchée par voie d'action, de poursuite ou de procédure devant la Cour suprême ou une cour de comté, qu'une peine ait été imposée ou non pour cette violation.

(2) Toute action, poursuite ou procédure civile visant à faire appliquer un règlement, une résolution ou une ordonnance du Conseil ou une disposition quelconque de la présente loi, ou encore à prévenir ou à empêcher leur violation, ou toute action, poursuite ou procédure civile relative à toute atteinte à une route ou à un bien de la municipalité, ou à des dommages causés à ceux-ci, peut être engagée ou intentée par la municipalité et en son nom; et ni Sa Majesté, ni le procureur général, ni aucun autre fonctionnaire de Sa Majesté n'est nécessairement demandeur dans une telle action, poursuite ou procédure pourvu toutefois que, dans tous les cas, la municipalité signifie au procureur général une copie du bref dans le délai imparti dans ledit bref pour la comparution du défendeur ou dans tout autre délai supplémentaire que la cour saisie de l'action peut fixer.

735. Lorsqu'un édifice est érigé ou utilisé ou un bien-fonds utilisé en contravention d'un règlement adopté en application de la présente loi, en sus de tout autre redressement prévu dans la présente loi et de toute autre peine imposée par le règlement, cette contravention au règlement peut être empêchée par voie d'action en justice à la demande de la seule municipalité.

Puis l'article 715:

[TRADUCTION] 715. (1) Le conseil peut, par règlement, autoriser

a) la démolition, l'enlèvement ou la modification conformément à une norme mentionnée dans le règlement d'un édifice, d'une structure ou d'une chose qui, en totalité ou en partie,

(i) viole un règlement quelconque; ou

(ii) de l'avis du conseil constitue un danger; ou

b) le remplissage, la fermeture ou la modification en totalité ou en partie de toute excavation qui

(i) viole un règlement quelconque; ou

(ii) de l'avis du conseil constitue un danger.

(2) Un règlement adopté en vertu du paragraphe (1) prescrira qu'un préavis de trente jours de l'action envisagée par le conseil devra être donné au propriétaire, au locataire ou à l'occupant de l'immeuble touché.

(3) Il peut être interjeté appel, devant un juge de la cour de comté ayant compétence, de toute action envisagée en vertu d'un règlement susmentionné.

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(4) L'avis d'un appel interjeté en vertu du paragraphe (3) doit être transmis à la municipalité dans les dix jours de la date de transmission au propriétaire, locataire ou occupant des lieux touchés du préavis prévu au règlement.

(5) Le juge instruit l'affaire et il statue sur celle-ci en rendant l'ordonnance qu'il estime appropriée.

(6) À l'expiration du délai de trente jours mentionné au paragraphe (2), il sera loisible au fonctionnaire dûment autorisé de procéder conformément au règlement ou à la décision du juge selon le cas. [Les italiques sont de moi.]

Le règlement de construction adopté par la ville, conformément aux pouvoirs discrétionnaires conférés par l'art. 714 de la Municipal Act, dispose à son art. 900:

[TRADUCTION] 900. L'inspecteur des bâtiments doit appliquer les dispositions du présent règlement.

Cet article impose à l'inspecteur des bâtiments une obligation quant aux questions d'application qui relèvent de sa compétence, mais, à mon avis, il ne lui confère pas le pouvoir d'intenter des procédures judiciaires. Cette obligation est remplie lorsque l'inspecteur des bâtiments présente un rapport détaillé au conseil après avoir fait une inspection adéquate et délivré une ordonnance d'arrêt des travaux. En l'espèce, il a rempli cette obligation parfaitement. Les autres démarches qui visent à faire appliquer le règlement relèvent non pas de la compétence des inspecteurs, mais uniquement des pouvoirs du conseil qui doivent être exercés par voie de règlement ou de résolution (voir l'art. 165 de la Municipal Act). On constate que les articles confèrent le pouvoir d'appliquer les règlements du conseil par voie de procédures judiciaires ou d'ordonnance de démolition sans imposer l'obligation de le faire.

On a conclu qu'une municipalité n'est pas obligée d'appliquer les règlements adoptés en vertu de pouvoirs conférés par une loi qui laisse toute latitude quant à l'exercice de ces pouvoirs. Les dispositions de la Municipal Act de la Colombie-Britannique qui permettent l'adoption d'un règlement de construction se trouvent à l'art. 714 de la Loi et sont manifestement facultatives. Les dispositions précitées des art. 734, 735 et 715 accordent le pouvoir d'intenter des procédures judiciaires pour

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faire appliquer les règlements, mais elles n'imposent aucune obligation de le faire.

Dans l'affaire Brown v. Hamilton (City of) (1902), 4 O.L.R. 249, la ville d'Hamilton avait adopté un règlement qui interdisait l'utilisation de feux d'artifice dans les rues de la ville. Pendant plusieurs années, le public et vraisemblablement la ville n'avaient pas tenu compte de ce règlement. Le demandeur a été blessé par une chandelle romaine au cours d'un spectacle de feux d'artifice dans les rues. Il a intenté contre la ville une action en dommages-intérêts fondée sur l'omission de cette dernière de faire appliquer son règlement. En Haute Cour, le chancelier Boyd a affirmé, à la p. 251:

[TRADUCTION] Après avoir adopté un tel règlement, il n'y a pas d'obligation pour la municipalité de veiller à son application.

et à la p. 252, il ajoute:

[TRADUCTION] Le demandeur soutient qu'il a une cause d'action parce que la ville a adopté un règlement, que le règlement a été systématiquement enfreint au su des fonctionnaires de la ville et que la ville n'a jamais pris aucune mesure pour faire appliquer le règlement.

C'est là une proposition nouvelle qui n'a été sanctionnée que par des décisions des tribunaux du Maryland, mais elle est contraire à tous les autres précédents américains, anglais et canadiens.

Dans une autre décision de première instance, Bertrand v. Neilson and City of Vancouver, [1934] 3 W.W.R. 433, où le demandeur avait réclamé à la ville des dommages-intérêts pour des blessures qui auraient été causées en totalité ou en partie par suite de l'omission d'appliquer un règlement de circulation et de stationnement adopté en vertu de pouvoirs conférés par la Vancouver Incorporation Act, le juge Robertson de la Cour suprême de la Colombie-Britannique a estimé que la violation d'un règlement facultatif ne rendait pas la ville responsable envers un tiers blessé par suite de cette violation. Ce faisant, il a mentionné les arrêts Sheppard v. Glossop (Borough of), [1921] 3 K.B. 132, Stevens and Willson v. Chatham (City of), [1934] R.C.S. 353 et Sanitary Commissioners of Gibraltar v. Orfila (1890), 15 A.C. 400.

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Dans l'affaire Toronto (City of) v. Polai (1969), 8 D.L.R. (3d) 689 (C.A. Ont.), la ville a demandé une injonction en vue d'empêcher la défenderesse d'utiliser sa maison comme habitation à logis multiples dans un secteur dont le zonage interdisait cette utilisation. Pendant un certain nombre d'années, la ville avait tenu une «liste de sursis» des contrevenants connus au règlement de zonage qui ne feraient pas l'objet de poursuites pendant l'année courante. La liste était révisée chaque année. Par ce moyen, la ville exerçait un pouvoir discrétionnaire de poursuivre certains contrevenants et de ne pas poursuivre certains autres. La défenderesse, dont le nom ne figurait pas sur la liste, a fait l'objet d'une action intentée par la ville et l'a contestée pour le motif que cette action était injuste et discriminatoire. La défenderesse a eu gain de cause en première instance, mais l'appel a été accueilli (les juges d'appel Schroeder, Jessup et Brooke). Les trois juges ont rédigé des motifs distincts. Le juge Schroeder affirme, aux pp. 696 et 697:

[TRADUCTION] Comme membres de la municipalité, les citoyens ont le droit de s'en remettre à leurs représentants dûment élus qui forment le conseil municipal pour ce qui est d'appliquer les dispositions des règlements adoptés pour leur protection, et, en appliquant ces règlements par voie de poursuites ou de demande d'injonction, la municipalité agit pour le compte de tous les citoyens. La municipalité qui agit par l'entremise de son conseil et de fonctionnaires dûment nommés est, dans un sens plus restreint, dans la même situation que le procureur général qui représente Sa Majesté en sa capacité de parens patriae chargé de faire valoir les droits du public lorsque ceux-ci sont violés. Il appartient au procureur général de décider s'il doit poursuivre et les tribunaux n'ont aucun droit de regard sur son droit de poursuivre ou de ne pas poursuivre, par opposition à son droit au redressement.

Le procureur général n'est pas dans la même situation qu'un plaideur ordinaire, car il représente l'intérêt public dans l'ensemble de la collectivité; lorsqu'il intervient pour demander un redressement, les tribunaux doivent prêter une attention toute particulière à son intervention et ne refuser le redressement que dans les circonstances les plus exceptionnelles: Atty-Gen'l v. Harris, [1961] 1 Q.B. 75.

À mon avis, lorsqu'elle agit dans un domaine plus restreint en appliquant ses propres règlements, la ville est, elle aussi, dans une situation différente de celle d'un

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plaideur ordinaire. Les citoyens de la municipalité sont suffisamment intéressés par le différend pour justifier une intervention de la municipalité dans le but de faire valoir les droits du public et il ne s'agit pas alors d'un différend entre particuliers. Il s'agit plutôt d'un différend entre le public et une minorité qui refuse de se conformer aux règlements. Dans les poursuites où l'on invoque la compétence en equity de la cour et la théorie de l'attitude irréprochable, il faut tenir compte de la nature du redressement demandé et de la qualité en laquelle le demandeur agit. Ce serait un résultat tout à fait exceptionnel si, dans une poursuite intentée par un contribuable, ce qui est permis par l'article 486 de The Municipal Act, le redressement demandé était accordé, mais qu'il ne le soit pas dans le cas d'une procédure intentée par la ville à titre de représentante de l'ensemble des contribuables. Le résultat paraît encore plus absurde si l'on considère que la simple adoption d'un règlement par une municipalité n'impose à celle-ci aucune obligation juridique de veiller à son application: Brown v. City of Hamilton (1902), 4 O.L.R. 249 (le chancelier Boyd).

Il dit plus loin aux pp. 698 et 699 à propos de la liste de sursis:

[TRADUCTION] Sans doute, pour les personnes tenues de se conformer au règlement, cette pratique peut apparaître comme du favoritisme politique ou sentir la discrimination. C'est là une des difficultés administratives que de décider quels actes sont inoffensifs en soi dans certaines circonstances ou, dans certains cas isolés, doivent être interdits au nom de l'intérêt public, ou quels actes peuvent être tolérés sans porter atteinte à l'intérêt public. A moins d'entreprendre un examen approfondi de tous ces autres cas qui sont, en réalité, res inter alios acta, la cour ne peut dire si la décision du comité était bonne ou mauvaise, juste ou injuste dans les circonstances données. Quoi qu'il en soit, cette décision ne relève pas de nous en l'espèce et la cour n'a ni le droit ni le pouvoir de contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire du conseil de façon directe ou indirecte, sauf peut-être dans le cas où le conseil établirait une politique générale de ne pas appliquer ses règlements de zonage restrictifs: voir R. v. Commissioner of Police, Ex p. Blackburn, [1968] 2 W.L.R. 893.

Tout en exprimant un point de vue différent de celui du juge Schroeder quant aux constatations de fait du juge de première instance, le juge Jessup a été d'avis que le pouvoir discrétionnaire du conseil d'appliquer les règlements de zonage ne pouvait, en règle générale, faire l'objet d'un examen judiciaire. Il affirme, à la p. 703:

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[TRADUCTION] Dans son exposé du droit et des faits, i'avocat de l'appelante reconnaît que «La pratique de la «liste de sursis» peut certes donner lieu à des abus». Cependant, il faut souligner que le savant juge de première instance n'a pas constaté l'existence de corruption dans la pratique de la «liste de sursis». Il n'y avait absolument aucune preuve d'irrégularité de cette nature ou de nature semblable. En l'absence de ces éléments de preuve, il faut présumer qu'en inscrivant des propriétés sur la «liste de sursis» les membres du comité des bâtiments et de l'aménagement ont exercé de bonne foi le pouvoir discrétionnaire que sans aucun doute ils détiennent pour appliquer les règlements de zonage de la ville: Brown v. City of Hamilton (1902), 4 O.L.R. 249.

Le juge Brooke a fondé sa conclusion sur des motifs différents, mais il a reconnu, tout comme les autres juges, la nature discrétionnaire du pouvoir de la municipalité de poursuivre pour faire appliquer son règlement. Il affirme, aux pp. 707 et 708:

[TRADUCTION] Le conseil municipal a un pouvoir discrétionnaire pour ce qui est d'intenter des poursuites pour la violation d'un règlement de zonage ou d'exiger son application en justice. Refuser ce pouvoir discrétionnaire au conseil municipal équivaudrait à mettre sur le même pied les manquements au règlement les plus techniques et les manquements les plus flagrants et à enlever la possibilité de prendre en considération le préjudice causé au contrevenant et la valeur pour la collectivité des procédures projetées au moment de décider s'il y a lieu de les intenter. Le pouvoir discrétionnaire qu'a la municipalité de décider s'il y a lieu de poursuivre ou le pouvoir discrétionnaire comparable qu'ont les autorités publiques chargées de faire valoir les droits du public lorsqu'ils sont violés est l'un des grands atouts de notre système de justice. Il est vrai que la cour ne peut pas porter atteinte à ce pouvoir discrétionnaire et que le redressement par voie d'injonction prévu à l'art. 486 de la Municipal Act ne doit pas servir à cette fin. D'autre part, ce qui est d'égale importance, la cour doit veiller à ce que personne n'utilise les procédures judiciaires pour causer du tort à quiconque et, bien sûr, cela vaut quelle que soit l'auteur de la demande de redressement. Il se peut bien qu'il y ait des circonstances où il serait conforme à l'intérêt public de refuser l'injonction à un demandeur, qu'il s'agisse d'une municipalité ou de quelqu'un d'autre, dans ce genre d'action, et les actions où l'on pourrait démontrer l'existence de discrimination injustifiée feraient partie de la catégorie d'affaires auxquelles je fais allusion.

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La Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi formé à l'encontre de cet arrêt, [1973] R.C.S. 38, sans formuler aucun commentaire sur les passages cités.

On peut également trouver confirmation de ce point de vue dans la jurisprudence anglaise, notamment dans l'arrêt East Suffolk Rivers Catchment Board v. Kent, [1941] A.C. 74 (H.L.) Il me semble qu'au Canada et en Angleterre, jusqu'en 1941 du moins, un organisme public qui avait un simple pouvoir d'agir, par opposition à une obligation de le faire, ne pouvait être tenu responsable de dommages simplement parce qu'il avait omis d'exercer ce pouvoir. On a laissé entendre que les trois arrêts anglais bien connus, Dutton v. Bognor Regis United Building Co., Home Office v. Dorset Yacht Co. et Anns v. Merton London Borough Council, ont eu pour effet de modifier le droit sous ce rapport en Angleterre et que les tribunaux canadiens devraient suivre cet exemple. En fait, l'arrêt Anns a été suivi par les tribunaux canadiens et cette Cour en a au moins approuvé le principe quant au droit en matière de négligence dans l'arrêt Barratt c. North Vancouver (Corporation of), [1980] 2 R.C.S. 418. Ma collègue le juge Wilson a analysé l'arrêt Anns et il ne m'est pas nécessaire de l'examiner en profondeur. Lord Wilberforce, qui a rédigé les motifs principaux du jugement, propose d'aborder en deux étapes la question de l'obligation de diligence. D'abord, il faut se demander s'il existe un lien suffisamment étroit entre les parties pour donner lieu à une apparence d'obligation de diligence et puis, si l'on conclut à l'existence d'une telle obligation, il devient nécessaire de se demander s'il y a des motifs de restreindre la portée de cette obligation. A l'égard des organismes publics qui ont des pouvoirs et des obligations prévus par la loi, il faut distinguer entre les questions de politique et les questions d'exécution. Il ne peut y avoir de responsabilité pour négligence à l'égard d'actes ou d'omissions fondés sur des considérations réelles de politique. En résumé, l'arrêt Anns parait écarter la distinction entre les pouvoirs et les obligations prévus par la loi comme source d'obligation de droit privé pour un organisme public. L'arrêt Anns met l'organisme public sur le même pied qu'un plaideur ordinaire quant à la responsabilité pour

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négligence, mais, reconnaissant la nature particulière d'un organisme public, il prévoit qu'il peut être excusé de son manque de diligence à l'égard d'actes ou d'omissions fondés sur un choix réel de politique qui, n'eût été ce choix politique, auraient entraîné une responsabilité. A mon avis, l'arrêt Anns et les principes qu'il énonce ne s'appliquent pas en l'espèce.

La responsabilité d'un organisme public pour négligence, analysée dans l'arrêt Anns et les autres arrêts étudiés avec lui, découle des activités de cet organisme public dans la conduite de ses opérations. En plus de leurs fonctions d'administration et de réglementation, les organismes publics doivent accomplir de nombreuses tâches. Ils sont partie à une grande variété de contrats relatifs à des entreprises industrielles et commerciales et à des ouvrages publics. Ils sont sur le marché et fonctionnent comme des sociétés commerciales privées ou des particuliers. Dans ces circonstances, il ne semble y avoir aucune raison de ne pas imposer à un organisme public une responsabilité pour ses propres actes fautifs et une responsabilité du fait d'autrui pour la négligence de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions. L'organisme public, comme on l'a souligné dans l'arrêt Anns, diffère du particulier en ce que même s'il doit entreprendre beaucoup de choses en exécution de son mandat, il jouit normalement de ressources limitées, de crédits souvent restreints et de revenus relativement fixes. L'utilisation de ces ressources, qui sont souvent insuffisantes pour subvenir complètement à toutes les responsabilités conférées, comporte des choix de politique. La disposition protectrice quant au choix de politique élaborée dans l'arrêt Anns répond à ce problème. On constatera toutefois que, dans l'arrêt Anns et dans les divers autres arrêts qui l'ont précédé (Dutton v. Bognor Regis United Building Co. et Home Office v. Dorset Yacht Co.) et dans beaucoup d'arrêts ultérieurs qui l'ont appliqué, le choix de politique requis de l'organisme public le protège contre la responsabilité pour négligence dans l'exécution de ses fonctions et cette négligence se manifeste ordinairement dans la conduite de ses employés dont l'organisme peut être tenu responsable à titre d'employeur.

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Il n'y a pas eu de négligence de cette sorte en l'espèce. Les inspecteurs des bâtiments, comme je l'ai déjà souligné, se sont bien acquittés de leurs fonctions et je ne puis être d'accord avec le juge Lambert qui affirme:

[TRADUCTION] La conduite de l'inspecteur des bâtiments face aux obligations de droit public comportait des décisions sur des mesures possibles qui relevaient, à mon avis, de l'aspect exécution.

Face aux problèmes qu'il a découverts, l'inspecteur des bâtiments n'avait pas d'autre choix possible. Il avait l'obligation de faire rapport, ce qu'il a fait, et les mesures possibles qui pouvaient être adoptées face aux obligations de droit public étaient réservées au conseil, à la ville elle-même, et il m'est absolument impossible d'affirmer qu'elles relevaient de l'aspect exécution.

L'exercice du pouvoir discrétionnaire de la ville relativement aux procédures d'application devant les tribunaux diffère fondamentalement du «choix de politique» dont parle l'arrêt Anns. A mon avis, il ne met en cause aucune considération de négligence parce qu'il n'est pas véritablement restreint par une obligation de diligence relevant du droit privé. A mon avis, il met en cause des considérations comme celles analysées par le juge Laskin (alors juge puîné) dans l'arrêt Wellbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg (Metropolitan Corporation of), [1971] R.C.S. 957. Dans cette affaire, une compagnie de location d'appartements a intenté contre la ville de Winnipeg une action en recouvrement des dommages qu'elle a subis en agissant sur la foi d'un règlement municipal déclaré invalide à cause d'une faute de procédure commise par le conseil au moment de son adoption. Le juge Laskin affirme aux pp. 965 et 966:

La responsabilité pour négligence qu'on veut imposer à la défenderesse n'est pas la responsabilité du fait d'autrui qui vient de la faute d'un préposé ou d'un agent, mais bien une responsabilité originale et indépendante. Si j'ai bien compris l'argument, elle découlerait de l'obligation qu'avait la défenderesse, en adoptant le règlement municipal de nouveau zonage étendant les possibilités d'aménagement de terrains désignés, d'exercer une diligence raisonnable afin de s'assurer que les procédures dont dépendait la validité du règlement soient suivies. Elle avait cette obligation spécialement envers ceux qui avaient ou obtenaient un droit sur les terrains visés leur

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permettant d'exploiter ces possibilités. Dans les circonstances, il y avait plus qu'une simple obligation générale envers les résidents de la municipalité ou envers les résidents, moins nombreux, du secteur touché. Si une telle obligation existe, comme on le prétend, je n'exclurais pas l'appelante de la catégorie des personnes envers lesquelles elle existe, simplement parce qu'elle n'a été constituée qu'après l'adoption du règlement invalide et n'a acquis un droit sur le terrain en cause que seize mois environ après cette adoption.

Il poursuit plus loin, aux pp. 968 et 969:

La défenderesse est une municipalité ayant des fonctions diverses, certaines législatives, certaines qui comportent aussi un élément quasi judiciaire (comme on l'a statué dans l'affaire Wiswell) et certaines administratives ou ministérielles, auxquelles la désignation de pouvoirs relatifs aux affaires convient peut-être mieux. En exerçant ces derniers, la défenderesse peut sans aucun doute (sous réserve des conditions imposées par la loi) encourir une responsabilité contractuelle ou délictuelle, y compris une responsabilité pour négligence. Par conséquent, il peut y avoir une responsabilité individuelle pour négligence dans l'exercice des pouvoirs relatifs aux affaires, qui n'existe pas lorsque la défenderesse agit en qualité de législateur ou remplit un devoir quasi judiciaire.

Son caractère public, mettant en jeu sa responsabilité politique et sociale envers tous ceux qui vivent ou travaillent dans les limites de son territoire, la distingue, même dans l'exercice d'une fonction quasi judiciaire, d'organismes créés bénévolement ou par la loi, tels les syndicats ou associations professionnelles qui peuvent avoir des obligations quasi judiciaires et contractuelles dans leurs rapports avec leurs membres: cf. Abbott v. Sullivan; Orchard v. Tunney. Au niveau qu'on pourrait appeler celui des opérations, une municipalité n'est pas la même qu'au niveau législatif ou quasi judiciaire où elle exerce un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi. Elle peut alors (tout comme une législature provinciale ou le Parlement du Canada) excéder ses pouvoirs, ainsi que le penserait finalement un tribunal, bien qu'elle ait suivi le conseil d'avocats. Dans ces circonstances, il serait inconcevable qu'on puisse dire qu'elle a une obligation de diligence qui entraîne sa responsabilité pour dommages si elle y manque. «L'invalidité n'est pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité» [TRADUCTION] voir Davis, 3 Administrative Law Treatise, 1958, p. 487.

Les faits de l'affaire Wellbridge diffèrent beaucoup des faits de l'espèce, mais cet arrêt met l'accent sur les conséquences différentes qui peuvent

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découler de l'exercice de pouvoirs quasi judiciaires par un corps public ou de son omission de les exercer. Le juge Laskin a aussi souligné la différence qui existe entre un organisme public assujetti à la responsabilité pour négligence du fait d'autrui par suite de la conduite de ses employés et un organisme public assujetti à «une responsabilité originale et indépendante». Ce facteur a une importance fondamentale et permet de distinguer nettement l'espèce des trois arrêts dont l'arrêt Anns est l'aboutissement. En l'espèce, nous avons un organisme public à qui l'on dit en quelque sorte «vous avez fait preuve de négligence en omettant d'exercer ce qui constitue essentiellement une fonction quasi judiciaire, c.-à-d. en ne faisant pas appliquer votre règlement par voie de procédures judiciaires». Je suis d'avis qu'un organisme public, investi du pouvoir discrétionnaire d'appliquer des règlements, ne peut pas être forcé par un tribunal d'exercer ce pouvoir d'une façon déterminée et qu'il n'a pas d'obligation de droit privé de le faire. Je m'appuie pour tirer cette conclusion sur l'arrêt Wellbridge.

La conclusion que la ville n'a pas d'obligation de droit privé d'appliquer son règlement de construction par voie de procédures judiciaires ou d'ordonnance de démolition ne signifie pas que son pouvoir discrétionnaire est absolument illimité. Cela ressort clairement du passage suivant de l'arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, où le juge Rand dit, à la p. 140:

[TRADUCTION] Dans une réglementation publique de cette nature, il n'y a rien de tel qu'une «discrétion» absolue et sans entraves, c'est-à-dire celle où l'administrateur pourrait agir pour n'importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l'exprime expressément, s'interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n'importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l'on doit toujours sous-entendre. La «discrétion» implique nécessairement la bonne foi dans l'exercice d'un devoir public. Une loi doit toujours s'entendre comme s'appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.

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Le juge Martland a approuvé ces paroles dans les motifs de jugement qu'il a écrits dans la même affaire, aux pp. 155 à 157, et auxquels ont souscrit le juge en chef Kerwin et le juge Locke. Le demandeur aurait pu avoir gain de cause en l'espèce s'il avait fait la preuve de corruption de la part des fonctionnaires de la ville et du conseil ou s'il avait démontré que l'omission de poursuivre était due à la prise en considération de questions inapplicables ou étrangères à l'affaire, ou à la mauvaise foi. Mais la preuve plutôt maigre contenue au dossier peut-être insuffisant soumis à cette Cour ne permet pas de tirer cette conclusion.

En l'espèce, le dossier ne révèle peu de chose, quant aux mesures, s'il en est, qui ont été prises par le conseil pour faire appliquer son règlement. Il est clair que les fondations inadéquates rendaient la maison dangereuse. Il est également clair que les inspecteurs des bâtiments, après avoir constaté que les fondations étaient inadéquates, ont fait rapport de l'affaire au conseil et qu'ils ont pris les mesures qu'il leur était loisible de prendre pour corriger la situation, en refusant notamment de retirer l'ordonnance d'arrêt des travaux ou de délivrer le permis d'occupation. Il est également évident que le conseil était au courant de la violation du règlement et qu'il savait que les intimés Hughes habitaient la maison. Il n'y a aucune preuve que le conseil a pris des mesures concrètes dans cette affaire, si ce n'est qu'à un moment donné il a consulté l'avocat de la ville qui, un peu plus tard, a retourné le dossier avec une lettre d'accompagnement qui ne nous a pas été soumise. A partir de tout cela, la seule conclusion qu'il est possible de tirer est que le conseil n'a pris aucune autre mesure pour faire appliquer le règlement et il n'y a aucun élément de preuve qui permet de conclure à l'existence de mauvaise foi ou d'irrégularité.

Voici mes conclusions:

1. Il ne s'agit pas d'un cas de négligence fondamentale de la part des employés d'un organisme public qui peut entraîner la responsabilité de la ville appelante.

2. En common law, une municipalité n'a pas l'obligation de faire appliquer ses règlements par voie de procédures judiciaires. Cette question est

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laissée à sa discrétion. L'omission d'exercer les pouvoirs d'application par voie de procédures judiciaires ne donne pas naissance à une cause d'action privée pour négligence, en faveur de ceux qui subissent un préjudice par suite de l'omission de faire appliquer un règlement.

3. Le concept de négligence élaboré dans l'arrêt Anns et les arrêts qui l'ont précédé peut s'appliquer pour imposer à un organisme public une responsabilité pour ses propres actes ou omissions fautifs ou une responsabilité du fait d'autrui pour la négligence de ses employés, mais les pouvoirs des municipalités en matière de poursuites ou d'application par voie de procédures judiciaires, tout comme leurs fonctions législatives, sont de nature différente et ne sont pas assujettis au pouvoir des tribunaux par l'imposition d'une obligation de diligence qui relève du droit privé.

4. Le pouvoir discrétionnaire de faire appliquer un règlement par voie de procédures judiciaires n'est toutefois pas illimité et peut être assujetti au pouvoir des tribunaux dans les cas de corruption, de mauvaise foi ou dans les cas où des considérations étrangères ou non pertinentes influent sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire. En l'espèce, cependant, aucune preuve de mauvaise foi ou de prise en considération de questions non pertinentes ne ressort de la simple omission d'intenter des procédures judiciaires et il ne peut donc en découler aucune cause d'action privée.

Pour tous ces motifs, je serais d'avis d'accueillir le pourvoi, d'ordonner le rejet de l'action intentée contre la ville et d'attribuer la responsabilité entière aux intimés Hughes.

Pourvoi rejeté avec dépens, les juges ESTEY et McINTYRE sont dissidents.

Procureurs de l'appelante: Harper, Grey, Easton & Company, Vancouver.

Procureurs de l'intimé Jan Clemmensen Nielsen: Berna, Horne, Marr & Coates, Kamloops.

Procureur des intimés Wesley Joseph Hughes et Gladys Annetta Hughes: John Gnitt, Kamloops.


Parties
Demandeurs : Kamloops
Défendeurs : Nielsen

Références :
Proposition de citation de la décision: Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2 (26 juillet 1984)


Origine de la décision
Date de la décision : 26/07/1984
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1984] 2 R.C.S. 2 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1984-07-26;.1984..2.r.c.s..2 ?
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