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31/01/1985 | CANADA | N°[1985]_1_R.C.S._2

Canada | Aetna Financial Services c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2 (31 janvier 1985)


Aetna Financial Services c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2

Aetna Financial Services Limited (Défenderesse) Appelante;

et

Joel Jerome Feigelman, Ruth Feigelman, Mary Goldberg, R. L. L. Holdings Ltd. et Pre‑Vue Company (Canada) Ltd. (Demandeurs) Intimés;

et

Allan Lax et Jeffrey Burke Défendeurs.

No du greffe: 17479.

1983: 26 septembre; 1985: 31 janvier.

Présents: Les juges Ritchie*, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Wilson.

*Le juge Ritchie n'a pas pris part au jugement.

en appel de la cour d'appel du manitoba<

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1982), 143 D.L.R. (3d) 715, 19 Man. R. (2d) 295, [1983] ...

Aetna Financial Services c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2

Aetna Financial Services Limited (Défenderesse) Appelante;

et

Joel Jerome Feigelman, Ruth Feigelman, Mary Goldberg, R. L. L. Holdings Ltd. et Pre‑Vue Company (Canada) Ltd. (Demandeurs) Intimés;

et

Allan Lax et Jeffrey Burke Défendeurs.

No du greffe: 17479.

1983: 26 septembre; 1985: 31 janvier.

Présents: Les juges Ritchie*, Dickson, Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard et Wilson.

*Le juge Ritchie n'a pas pris part au jugement.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1982), 143 D.L.R. (3d) 715, 19 Man. R. (2d) 295, [1983] 2 W.W.R. 97, qui a rejeté l'appel d'un jugement du juge Wilson qui a rejeté une demande d'annulation d'une injonction interlocutoire ex parte qu'il avait lui‑même accordée. Pourvoi accueilli.

D’Arcy C. H. McCaffrey, c.r., pour l'appelante.

W. P. Riley, c.r., et Peter Sim, pour les intimés.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le Juge Estey—La Cour d'appel du Manitoba a confirmé l'injonction accordée par le juge de première instance qui interdisait à l'appelante de transférer du Manitoba à ses bureaux de Toronto ou de Montréal certains biens spécifiés. Le pourvoi soulève purement et simplement la question de la possibilité d'obtenir des ordonnances interlocutoires interdisant au défendeur à une action civile d'aliéner des biens ou d'en disposer de quelque façon que ce soit avant l'instruction de la cause. En Angleterre, on dit que cela tire son origine d'une procédure maintenant désignée par l'expression "injonction Mareva".

2. Les faits sont simples et peu nombreux. L'appelante, Aetna Financial Services Limited (ci‑après appelée "Aetna", pour plus de commodité) est une personne morale constituée sous le régime de la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, 1974‑75‑76 (Can.), chap. 33, mod. par 1978‑79 (Can.), chap. 9, par. 1(3), dont le siège social est situé à Montréal et qui possède des bureaux à Toronto. Elle a déjà eu un bureau au Manitoba pour faire de la promotion commerciale, mais non pour y faire affaire. Actuellement, la compagnie fonctionne en grande partie, sinon entièrement, à partir de son bureau de Montréal. Ses activités consistent à affacturer les comptes à recevoir de ses clients, avec ou sans garantie. À ce chapitre, Aetna n'avait au Manitoba que deux comptes, c'est‑à‑dire deux clients, dont l'intimée Pre‑Vue Company (Canada) Ltd. L'acquisition de l'actif en cause provient du recouvrement effectué lors de la mise sous séquestre de Sekine, son second client manitobain. La somme réalisée s'élevait à environ 270 000 $ et Aetna s'apprêtait à la transférer du Manitoba à ses bureaux de Toronto ou de Montréal lorsque les présentes procédures ont été engagées.

3. Lorsque l'intimée Pre‑Vue Company (Canada) Ltd. (ci‑après appelée "Pre‑Vue", pour plus de commodité) a cessé d'honorer les débentures qu'elle avait émises à Aetna et que cette dernière avait en sa possession, Aetna a nommé unilatéralement un séquestre conformément à un droit conféré par l'acte de débenture. La Cour du Banc de la Reine du Manitoba a confirmé subséquemment la nomination du séquestre. Cette nomination était faite sous réserve de toute action de Pre‑Vue ou de ses actionnaires contre Aetna ou le séquestre. L'action sur laquelle est fondée la présente demande d'injonction découle de cela. Par leur déclaration en date du 30 mars 1981, Pre‑Vue et ses actionnaires intentent une action en dommages‑intérêts non déterminés, en prétendant notamment qu'Aetna, contrairement aux conditions de la débenture, ne lui a pas accordé le délai stipulé pour lui permettre de remédier à son manquement et qu'en conséquence la nomination du séquestre est irrégulière. Il se peut bien que cette nomination du séquestre soulève des questions qui n'ont cependant aucune importance pour ce qui est de trancher le présent pourvoi, étant donné que celui‑ci ne porte que sur l'injonction interlocutoire. Quelque deux ans après la confirmation par la cour de la nomination du séquestre‑administrateur, les intimés ont demandé et obtenu l'injonction en question, par laquelle l'appelante s'est vu:

[TRADUCTION] ...interdire, jusqu'à nouvel ordre de la cour, de sortir du Manitoba les éléments d'actif qu'elle y possède ou de les aliéner ou d'en disposer autrement, y compris en particulier toute somme payée au séquestre‑administrateur nommé par la défenderesse Aetna Financial Services Limited en vue d'avoir le contrôle et la possession des biens et de l'entreprise de Sekine Canada Ltd., ou toute somme reçue par lui, sauf dans la mesure où la valeur de ces éléments d'actif n'excède pas 997 711,21 $.

En juillet 1982, une demande d'annulation de cette ordonnance interlocutoire ex parte a été rejetée. Toutefois, les conditions de l'injonction ont été modifiées de manière à ce qu'Aetna ne puisse transférer ses biens que jusqu'à concurrence de 250 000 $.

4. La Cour d'appel à la majorité a décidé qu'une injonction du genre de celle émanant de la Division de première instance pouvait être prononcée en vertu du droit en vigueur dans la province du Manitoba et que dans ces circonstances la Cour d'appel ne devait pas intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire du savant juge de première instance. La cour à la majorité n'a modifié le jugement de la Division de première instance que dans la mesure nécessaire pour [TRADUCTION] "autoriser la levée de l'injonction par suite de la consignation d'une sûreté par Aetna".

5. Le juge d'appel Huband a exprimé une dissidence non pas parce que l'injonction dite Mareva n'existe pas dans le droit en vigueur dans la province du Manitoba, mais parce que, dans les circonstances, elle n'aurait pas dû être accordée. Le juge résume ainsi sa position:

[TRADUCTION] Il me semble qu'une injonction Mareva ne devrait être prononcée dans notre ressort que si l'on a bien établi qu'elle est nécessaire pour empêcher qu'une injustice imminente ne soit commise.

Je crois que manifestement la présente demande d'injonction est loin d'être bien fondée. Elle ne comporte aucun élément de fraude, de trompe‑l'oeil ou de transfert de biens afin d'échapper à des réclamations légitimes, qui sont devenus partie intégrante de la théorie juridique justifiant les injonctions de type Mareva.

6. Trois questions se posent au départ:

a) Sur le plan du droit, peut‑on obtenir ce genre d'injonction au Manitoba?

b) Peut‑on obtenir ce genre d'injonction dans les circonstances qui ressortent du dossier d'appel?

c) Peut‑on examiner en appel l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par la cour de première instance?

7. La règle concernant l'obtention d'une injonction interlocutoire de manière générale a été diversement énoncée mais, à mon avis, il convient de mentionner la description succincte qu'en donne l'arrêt Chesapeake and Ohio Railway Co. v. Ball, [1953] O.R. 843, où le juge en chef McRuer de la Haute Cour affirme, aux pp. 854 et 855:

[TRADUCTION] Les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d'accorder ou non une injonction interlocutoire, mais ce pouvoir doit être exercé en fonction de principes judiciaires. J'ai traité ce sujet en profondeur parce que je veux souligner l'importance de ne restreindre la liberté des parties par des injonctions interlocutoires que si le demandeur risque de subir un préjudice irréparable, et la cour devrait faire preuve de prudence particulièrement lorsqu'il existe un doute sérieux sur les chances du demandeur d'avoir gain de cause. Cela peut se formuler différemment: si la preuve à première vue démontre qu'il s'ensuivra un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas accordée, alors l'injonction devrait l'être, mais pour décider ou non de l'accorder, les intérêts du défendeur doivent être pris en considération de la même façon que ceux du demandeur.

L'exigence que le demandeur fasse une "preuve suffisante à première vue" a été réexaminée à la suite de l'arrêt de la Chambre des lords American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396. Toutefois, les autres principes énoncés par le juge en chef McRuer de la Haute Cour demeurent inchangés. De manière générale, on peut dire à juste titre que, dans notre système judiciaire, il est difficile d'obtenir, avant le procès, des ordonnances autres que celles qui se rapportent simplement à la procédure. L'injonction qui maintient le statu quo d'une manière équitable pour les deux parties peut être obtenue, mais le seul fait que l'ordonnance ne causerait pas un préjudice au défendeur n'est pas une raison suffisante pour que la cour intervienne d'une façon généralement considérée comme extraordinaire. Dans l'arrêt Law Society of Upper Canada v. MacNaughton, [1942] O.W.N. 551, le juge en chef Rose de la Haute Cour affirme, à la p. 551:

[TRADUCTION] D'après la conception que j'ai toujours eu de la règle, la question est de savoir non pas si l'injonction causerait un préjudice au défendeur, mais plutôt s'il est probable qu'à moins d'imposer des restrictions à la liberté du défendeur il y aura perpétration d'actes répréhensibles qui causeront au demandeur un préjudice irréparable.

8. Le second obstacle beaucoup plus grand auquel doit faire face la partie qui demande cette ordonnance exceptionnelle est la simple proposition que, selon notre droit, la saisie‑exécution ne peut pas être obtenue avant le jugement et que le jugement ne peut être obtenu avant le procès. La saisie‑exécution, dans ce sens, comprend les ordonnances judiciaires de saisie de biens ou celles qui limitent autrement sans procès les droits du défendeur. C'est ce qu'a énoncé le lord juge Cotton dans l'arrêt Lister & Co. v. Stubbs, [1886‑90] All E. R. 797, à la p. 799:

[TRADUCTION] Je ne connais aucune affaire où, parce qu'il est très probable que si l'action était intentée le demandeur pourrait établir que le défendeur est son débiteur, il a été ordonné au défendeur de fournir une sûreté jusqu'à ce qu'on ait établi la créance par jugement.

De même, les possibilités limitées d'obtenir une injonction interdisant à un défendeur d'aliéner ses biens sont mentionnées par le chancelier Boyd dans la décision Burdett v. Fader (1903), 6 O.L.R. 532, (confirmée à (1904), 7 O.L.R. 72), à la p. 533:

[TRADUCTION] Il se peut que le demandeur ait ou n'ait pas gain de cause en l'espèce; il propose néanmoins d'empêcher le défendeur de vendre ou d'aliéner ces actions jusqu'à ce qu'un jugement définitif ait été rendu.

Aucun précédent ne justifie une telle démarche dans une action délictuelle. Si le demandeur est créancier avant jugement, il peut agir en son nom et en celui de tous les créanciers pour attaquer un transfert frauduleux. Si le demandeur est créancier en vertu d'un jugement, il peut procéder par voie de saisie‑exécution pour prendre en garantie le bien de son débiteur. Mais si le litige est simplement en cours et que le statut de créancier reste à établir, il n'appartient pas à la cour d'intervenir quia timet et d'empêcher le défendeur de disposer de son bien tant que les droits des parties n'auront pas été établis.

Ce principe a été énoncé de nouveau récemment dans l'arrêt Barclay‑Johnson v. Yuill, [1980] 3 All E.R. 190, où le vice‑chancelier Megarry affirme, à la p. 193:

[TRADUCTION] De manière générale, cela démontre le principe général selon lequel la cour n'accordera pas une injonction pour empêcher le défendeur de se départir de ses biens afin de les préserver au cas où le demandeur aurait gain de cause. Le demandeur, comme tout autre créancier du défendeur, doit d'abord obtenir un jugement en sa faveur puis le faire exécuter. Il ne peut empêcher le défendeur d'aliéner ses biens pendente lite simplement parce qu'il craint qu'au moment où il obtiendra un jugement en sa faveur le défendeur n'aura plus aucun bien sur lequel pourra porter l'exécution du jugement. La loi disposerait‑elle autrement qu'il serait possible à un demandeur de paralyser les activités de n'importe quelle personne ou société visée par sa demande en obtenant une injonction gelant leurs biens.

Ce problème a été énoncé à maintes reprises par les tribunaux manitobains et ceux d'autres provinces: OSF Industries Ltd. v. Marc‑Jay Investments Inc. (1978), 88 D.L.R. (3d) 446, 7 C.P.C. 57 (H.C. Ont.); Pivovaroff v. Chernabaeff (1977), 16 S.A.S.R. 329; Bedell v. Gefaell (No. 2), [1938] O.R. 726 (C.A.); Hepburn v. Patton (1879), 26 Gr. 597; Pacific Investment Co. v. Swan (1898), 3 Terr. L. R. 125; Ferguson v. Ferguson (1916), 26 Man. Rep. 269.

9. La règle générale énoncée dans l'arrêt Lister a été largement appliquée. Voir Sharpe, Injunctions and Specific Performance (1983), aux pp. 94 à 97. Toutefois l'aversion de la common law pour la saisie avant jugement a toujours fait l'objet de certaines exceptions évidentes:

1. afin de préserver les biens directement en cause dans le litige, dont la destruction surviendrait avant que le litige soit tranché si on permettait à la procédure contradictoire de suivre son cours sans intervention:

Dans une large mesure, cette exception à la règle de l'arrêt Lister a été codifiée dans les différentes règles de procédure des tribunaux provinciaux et fédéraux. Un exemple typique est le par. 330(1) de The Queen’s Bench Rules (Man.), qui prévoit:

[TRADUCTION] 330 (1) La Cour peut, à la demande de l'une des parties et aux conditions qui peuvent être justes, ordonner le séquestre ou la préservation des biens faisant l'objet de l'action, ...

Voir aussi: Rules of Practice de l'Ontario, R.R.O. 1980, Reg. 540, R. 372;

Règles de la Cour fédérale, règle 470(1);

Civil Procedure Rules de la Nouvelle‑Écosse, R. 43.02;

The Queen’s Bench Rules de la Saskatchewan, R. 389;

The Supreme Court Rules de l'Alberta, R. 468.

La compétence des tribunaux pour rendre une ordonnance de préservation de biens pendant le litige était cependant reconnue même avant l'adoption de ces règles. Dans l'arrêt Great Western Railway Co. v. Birmingham & Oxford Junction Railway Co. (1848), 2 Ph. 597, 41 E.R. 1074, le lord chancelier Cottenham fait remarquer, à la p. 1076:

[TRADUCTION] Il est certain que, dans bien des cas, la cour interviendra pour préserver le statu quo pour ce qui est des biens au cours d'un litige où les droits à ces biens doivent être tranchés, et cela sans exprimer d'opinion sur ces droits et souvent sans avoir les moyens de s'en former une à leur sujet. Il est vrai qu'un acheteur pendente lite n'acquerrait aucun titre de propriété, mais cela gênerait l'acheteur initial dans son action contre le vendeur, ce que la cour permet d'éviter par son injonction. Telles sont les affaires Echliff v. Baldwin (16 Ves. 267), Curtes v. Lord Buckingham (3 V. & B. 168), Spiller v. Spiller (3 Swan. 556), lord Redesdale dans Dow. 440. Il est vrai que la cour n'interviendra pas de cette manière si elle pense qu'il n'y a pas de véritable problème entre les parties; mais si elle constate qu'une question importante doit être tranchée, elle préservera les biens tant que cette question n'aura pas été régulièrement tranchée. Pour justifier une injonction en ce sens, il n'est pas nécessaire que la cour se prononce sur le fond en faveur du demandeur.

Bien que l'arrêt Great Western Railway, précité, ait été rendu avant l'arrêt Lister v. Stubbs, précité, il est néanmoins reconnu qu'une injonction visant à préserver l'objet même de l'action ne doit pas être assimilée à une injonction de type Mareva. Cette distinction a récemment été énoncée de nouveau par le juge Craig dans l'affaire Rosen v. Pullen (1981), 126 D.L.R. (3d) 62, aux pp. 74 et 75:

[TRADUCTION] Il n'est pas nécessaire que la cour examine le présent cas en fonction de l'injonction Mareva car l'objet même de l'action est la lettre de crédit en question. Il ne s'agit pas d'une action contre un défendeur fondée sur une créance où il y a des chances que le défendeur fasse disparaître des biens existants. Voir Williston & Rolls, The Law of Civil Procedure, vol. 2 (1970), p. 585, cité avec approbation par le juge Lerner dans OSF Industries Ltd. v. Marc‑Jay Investments Inc. (1978), 20 O.R. (2d) 566, à la p. 567, 88 D.L.R. (3d) 446, à la p. 447, 7 C.P.C. 57:

a) Une injonction ne sera pas accordée pour empêcher un défendeur de se départir de son bien ou de le grever avant que le créancier n'ait établi son droit au moyen d'un jugement.

Le résultat serait totalement différent si le bien qui risque d'être aliéné constituait l'objet même du litige.

2. en général, lorsque le fonctionnement du tribunal doit être protégé, au besoin à l'initiative même du tribunal;

3. afin de prévenir toute fraude au préjudice du tribunal ou de la partie adverse:

Dans Campbell v. Campbell (1881), 29 Gr. 252, la règle générale ainsi que son exception fondée sur la fraude ont été succinctement exposées par le chancelier Boyd, aux pp. 254 et 255:

[TRADUCTION] Si aucune fraude n'a été commise, la cour n'empêchera pas un défendeur de disposer de son bien à la demande d'un créancier ou d'une personne qui n'a pas établi son droit d'agir contre ce bien. Mais, s'il y a déjà eu disposition frauduleuse du bien du défendeur (comme on le reconnaît dans l'exception en l'espèce), la cour mettra fin à toute aliénation subséquente du bien en le séquestrant dans les mains du cessionnaire aux termes de la cession attaquée jusqu'à ce que le demandeur puisse obtenir une déclaration d'invalidité et recouvrer par jugement la somme réclamée.

Parmi les affaires plus récentes où l'exception de fraude a été appliquée, il y a Toronto (City of) v. McIntosh (1977), 16 O.R. (2d) 257 (H.C.J. Ont.) et Mills and Mills v. Petrovic (1980), 30 O.R. (2d) 238 (H.C.J. Ont.)

4. Des injonctions quia timet ont généralement été permises dans des circonstances extrêmes, notamment lorsqu'il y avait menace réelle ou imminente de faire sortir du ressort les biens contestés.

10. Initialement, la Cour d'appel du Royaume‑Uni a fondé son pouvoir de rendre ce genre d'ordonnance quia timet sur un article de la législation sur l'organisation judiciaire, qui a fini par devenir l'art. 45(1) de la Supreme Court of Judicature (Consolidation) Act, 1925, 15 & 16 Geo. 5, chap. 49, qui autorise la cour à prononcer une injonction lorsqu'il lui paraît [TRADUCTION] "juste ou opportun" de le faire. Lors de l'avènement de l'injonction Mareva en Cour d'appel, on a conclu que le pouvoir de la Cour suprême découlait de cette disposition qu'on peut retracer dans une série de lois qui remontent au moins jusqu'à la Common Law Procedure Act, 1854, 17 & 18 Vict., chap. 125. Dans les dernières décisions concernant ce genre d'injonction, le pouvoir de la prononcer est retracé encore plus loin jusqu'à l'antique tribunal de commerce de Londres. Comme nous le verrons, la législation canadienne a suivi la même évolution que l'article 45. Toutefois, il ressort nettement de l'arrêt Lister, précité, et d'un bon nombre d'autres précédents, dont Aslatt v. Southampton (Corporation of) (1880), 16 Ch.D. 143, que les termes de cette loi n'autorisent pas une cour à prononcer une injonction [TRADUCTION] "parce que la cour juge opportun de le faire". D'après les auteurs de Halsbury's Laws of England (4th ed.), vol. 24, p. 518, paragraphe 918, cette disposition n'a pas non plus modifié les règles générales applicables à la délivrance des injonctions interlocutoires.

11. Le paragraphe 19(1) de la Judicature Act de l'Ontario va dans le même sens que la disposition du Royaume‑Uni, tout comme la plupart des dispositions semblables que l'on trouve dans les lois des autres provinces canadiennes:

Colombie‑Britannique: Law and Equity Act, R.S.B.C. 1979, chap. 224, art. 36

Alberta: Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, par. 13(2)

Saskatchewan: The Queen’s Bench Act, R.S.S. 1978, chap. Q‑1, par. 45(8)

Manitoba: The Queen’s Bench Act, C.C.S.M., chap. C280, art. 59

Ontario: Judicature Act, R.S.O. 1980, chap. 223, par. 19(1)

Nouvelle‑Écosse: Judicature Act, 1972 (N.‑É.), chap. 2, par. 39(9)

Nouveau‑Brunswick: Loi sur l’organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2, art. 33, mod. par 1981 (N.‑B.), chap. 6, art. 1

Île du Prince‑Edouard: Judicature Act, R.S.P.E.I. 1974, chap. J‑3, par. 15(4)

Terre‑Neuve: The Judicature Act, R.S.N. 1970, chap. 187, al. 21(m)

En l'espèce, le par. 59(1) de The Queen’s Bench Act du Manitoba, précitée, nous intéresse plus particulièrement.

12. Le Code de procédure civile du Québec, L.R.Q., chap. C‑25, prévoit à l'art. 752 que l'injonction interlocutoire peut être accordée "lorsque celui qui la demande paraît y avoir droit". Ces termes, d'après leur sens ordinaire, confèrent à la cour au moins un pouvoir et une latitude aussi étendus que le pouvoir d'enjoindre lorsque cela est jugé [TRADUCTION] "juste et opportun". L'article poursuit en prévoyant le cas même pour lequel on demande en l'espèce une ordonnance de type Mareva:

...et qu'elle est jugée nécessaire pour empêcher que ne lui soit causé un préjudice sérieux ou irréparable, ou que ne soit créé un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement final inefficace.

Le pouvoir de la Cour supérieure de donner suite à une requête fondée sur les faits appropriés de la manière prescrite par le Code est au moins égal à celui des cours supérieures des autres provinces.

13. Le pouvoir légal des tribunaux du Manitoba de prononcer une telle injonction est indubitable; pour reprendre les termes du juge Hamilton dans l'affaire Hawes v. Szewezyk, non publiée, notée à [1979] 2 A.C.W.S. 274, la question est de savoir s'il doit y avoir exercice de cette compétence. On ne peut répondre à cette question qu'en comparant les principes énoncés dans l'arrêt Lister, d'une part, avec ceux de l'arrêt Rasu, infra, d'autre part.

14. Dans l'arrêt Lister, le litige portait sur la distinction étroite faite, en fonction des faits de l'espèce, entre le rapport débiteur‑créancier d'une part (où aucune intervention judiciaire ne serait autorisée avant le procès) et le rapport de bénéficiaire d'une fiducie d'autre part (où il y aurait intervention judiciaire pour protéger l'objet de la fiducie). Dans l'arrêt Lister, on a reconnu au moins trois exceptions au principe général: premièrement, lorsque l'objet de l'action appartient de façon évidente au demandeur; deuxièmement, lorsque le lien entre les parties comporte une condition en vertu de laquelle le défendeur débiteur ne peut, sans l'assentiment du demandeur créancier, s'opposer à la demande et, troisièmement, dans le cas des rapports fiduciaire‑bénéficiaire.

15. Si le droit connaît depuis longtemps des exceptions à la règle de l'arrêt Lister, ce n'est qu'après une série de différends d'ordre maritime que les tribunaux ont commencé délibérement à élaborer un code spécial de règles principales et subsidiaires d'intervention du tribunal avant le jugement et même avant le procès lorsque les circonstances le justifient dans l'intérêt des parties, de la collectivité et du droit en général. À partir de 1975, ces exceptions à la règle de l'arrêt Lister ont été mises en évidence par les tribunaux. Elles ont été réunies par les tribunaux et en général par les auteurs de doctrine sous le nouveau terme juridique générique d'injonction Mareva.

16. À partir du début de 1975, il y a eu en Angleterre quatre affaires en matière de transport maritime où la règle de l'arrêt Lister a été suspendue. Ce sont, par ordre chronologique:

—Nippon Yusen Kaisha v. Karageorgis, [1975] 3 All E.R. 282;

—Mareva Compania Naviera SA v. International Bulkcarriers SA, [1980] 1 All E. R. 213;

—Rasu Maritima SA v. Perusahaan Pertambangan Minyak Dan Gas Bumi Negara, [1977] 3 All E.R. 324;

—Third Chandris Shipping Corp. v. Unimarine SA, [1979] 2 All E.R. 972.

L'affaire australienne Pivovaroff v. Chernabaeff, précitée, est survenue au cours de ce processus d'évolution au Royaume‑Uni. Dans cette affaire, on a passé en revue la jurisprudence anglaise, mais on a refusé de la suivre.

17. Dans l'arrêt Nippon, précité, les armateurs, incapables de localiser les affréteurs défendeurs, ont intenté une action pour fret en souffrance et ont demandé par voie de procédure ex parte, puisque les défendeurs ne pouvaient être localisés, une ordonnance interdisant aux défendeurs de transférer hors du ressort des sommes d'argent qui, d'après ce que l'on savait, avaient été déposées à Londres dans un compte bancaire à leur nom. L'ordonnance demandée a été accordée, le maître des rôles lord Denning affirmant, à la p. 283:

[TRADUCTION] Il me semble que le moment est venu pour nous de réviser notre pratique. Il n'y a aucune raison pour laquelle la Haute Cour ou notre Cour ne devrait pas rendre l'ordonnance demandée en l'espèce. Elle est justifiée par l'art. 45 de la Supreme Court of Judicature (Consolidation) Act, 1925 qui dit que la Haute Cour peut accorder un mandamus ou une injonction ou nommer un séquestre par ordonnance interlocutoire dans tous les cas où cela lui semble juste ou opportun. Il me semble qu'il s'agit justement là d'un tel cas.

Le lord juge Lane s'est dit d'accord en raison du danger que le demandeur perde une somme d'argent [TRADUCTION] "...à laquelle il a certes droit", bien que personne ne l'ait reconnu étant donné que le défendeur n'a comparu à aucun stade de la procédure.

18. L'arrêt Mareva, précité, a été rendu un mois plus tard bien qu'il n'ait été publié qu'en 1980. Dans l'arrêt Mareva, les affréteurs défendeurs là aussi n'avaient pas comparu et la mention de leur argumentation dans le jugement de lord Denning semble être une erreur. Le navire était à l'extérieur du ressort, les défendeurs avaient disparu et les armateurs voulaient qu'on empêche de disposer des sommes d'argent qui, d'après ce que l'on savait, étaient déposées à Londres dans un compte bancaire au nom des défendeurs. Étant donné que l'ordonnance de l'arrêt Nippon avait été rendue sans aucune mention de l'arrêt Lister, la Haute Cour, par suite d'une demande ex parte, avait refusé d'accorder l'injonction. En Cour d'appel, on a évité l'arrêt Lister en se fondant sur l'art. 45 de la Supreme Court of Judicature (Consolidation) Act, 1925 mentionnée ci‑dessus dans l'arrêt Nippon, et sur un commentaire dans Halsbury’s relativement aux pouvoirs qui en résultent pour la cour. Lord Denning ajoute alors, à la p. 215:

[TRADUCTION] À mon avis, ce principe s'applique au créancier qui a le droit de se faire payer la dette qui lui est due, même avant d'avoir établi son droit en obtenant un jugement à cet égard.

Pour expliquer cette conclusion, le maître des rôles affirme, à la même page:

[TRADUCTION] Une somme d'argent a été déposée dans une banque à Londres au nom des affréteurs. Les affréteurs en ont le contrôle. Ils peuvent en tout temps en disposer ou la sortir du pays. S'ils le font, les armateurs peuvent ne jamais obtenir leur fret. Le navire est actuellement en haute mer.

Lord Roskill, dont l'opinion est concordante, a fait une distinction avec l'arrêt Lister pour le motif qu'en vertu d'une clause de la charte‑partie les armateurs [TRADUCTION] «détiennent un privilège sur...tous les frets subsidiaires pour toute somme due aux termes de la présente charte...» On peut constater que l'ordonnance dans l'arrêt Mareva était donc fondée sur les pouvoirs étendus que confère à la cour sa loi attributive de compétence et en partie, tout au moins selon l'un des membres de la cour, sur un privilège contractuel que détiennent les demandeurs sur les revenus prépayés de la charte‑partie subsidiaire et se trouvant temporairement dans le ressort de la cour du Royaume‑Uni.

19. En 1977, la Cour d'appel a confirmé le refus d'accorder une telle injonction dans l'arrêt Rasu, précité. Les défendeurs se trouvaient nettement en dehors du ressort, mais ils possédaient certains biens ou certains droits sur des biens se trouvant au Royaume‑Uni. La créance que faisait valoir la demanderesse découlait d'une charte‑partie intervenue entre elle, à titre d'armateur, et les défendeurs, à titre d'affréteurs. Certaines mesures prises par les défenderesses pouvaient être interprétées comme une tentative de transférer ou d'aliéner leurs biens se trouvant au Royaume‑Uni de façon à les placer hors d'atteinte des créanciers. L'injonction a été refusée non pas parce qu'il y avait absence de responsabilité à première vue, mais parce que, de par leur nature, les marchandises visées n'avaient absolument aucun lien avec l'action et la créance des demandeurs, le titre de propriété du matériel en cause n'était pas clair, le transfert projeté des marchandises en Allemagne avait pour effet d'augmenter les chances des demandeurs d'y obtenir l'équivalent d'une injonction Mareva et que la saisie et la vente du matériel ne permettraient de réaliser qu'une fraction de leur valeur réelle comme partie intégrante d'une usine que les défendeurs construisaient en Indonésie. Ce qui est important dans cette espèce, c'est la liste des facteurs que lord Denning présente dans son jugement comme étant ceux dont la cour doit tenir compte pour décider si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire légal. Ces facteurs sont les suivants:

1. le demandeur doit démontrer que sa cause paraît bonne;

2. les biens en question peuvent comprendre non seulement des sommes d'argent, mais également des biens meubles se trouvant dans le ressort;

3. lorsque l'injonction pourrait obliger le défendeur à fournir une sûreté, cela pourrait faire pencher la balance en faveur de la délivrance de cette injonction.

En justifiant les décisions antérieures Nippon et Mareva, le maître des rôles a retracé les origines de cette ordonnance dans la pratique des tribunaux de la ville de Londres, particulièrement les tribunaux de commerce, où les ordonnances de saisie ou les injonctions étaient prononcées essentiellement pour forcer le défendeur à comparaître et à fournir un cautionnement ou une sûreté. Historiquement, la condition préalable était l'absence du défendeur du ressort. Lord Denning a fait remarquer que cette pratique a apparemment été suivie pendant longtemps aux États‑Unis, sauf qu'elle a été limitée aux affaires où la dette du défendeur consistait en une somme déterminée. Voir De Beers Consolidated Mines, Ltd. v. United States, 325 U.S. 212 (1945), aux pp. 222 et 223. Des recours similaires ont été et continuent d'être largement utilisés dans les villes maritimes de l'Europe continentale. En conséquence, lord Denning fait observer, à la p. 332:

[TRADUCTION] Maintenant que nous avons adhéré au Marché commun, il serait opportun que nous emboîtions le pas de toute façon à l'égard des défendeurs qui ne sont pas dans le ressort. Ce faisant, nous exécuterions l'une des obligations du traité de Rome, savoir l'harmonisation des lois des pays membres.

Il reprend ensuite le thème du principe de l'arrêt Lister à la p. 332 où il affirme:

[TRADUCTION] Pour ce qui est des défendeurs qui se trouvent dans le ressort de la cour et qui possèdent des biens ici, il est bien établi que la cour ne devrait pas, avant une ordonnance ou un jugement, autoriser le créancier à saisir une somme ou des biens du débiteur ou à recourir à l'une ou l'autre voie de droit pour ce faire.

Il semble y avoir contradiction entre ces observations du savant maître des rôles et celles qui figurent à la p. 336 du recueil où Sa Seigneurie affirme:

[TRADUCTION] Je crois que les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire, avant jugement, de prononcer une injonction en vue d'empêcher le transfert de biens, peu importe que le défendeur se trouve à l'intérieur ou à l'extérieur du ressort.

Le juge de première instance dans l'affaire Rasu a ajouté la condition supplémentaire que la demanderesse [TRADUCTION] "ait ce qui semble être une réclamation incontestable contre un défendeur"; le maître des rôles mentionne cette condition en l'approuvant. Dans l'arrêt Rasu, le point tournant du raisonnement semble avoir été atteint lorsque les défenderesses, contrairement à celles des affaires Mareva et Nippon, ont comparu pour contester la réclamation.

20. L'exposé final que l'on a fait en Cour d'appel de l'Angleterre au sujet de ces injonctions et que je souhaite maintenant mentionner, se trouve dans l'arrêt Third Chandris, précité, et encore une fois principalement dans les motifs de lord Denning. En l'espèce, l'injonction prononcée par la cour de première instance a été confirmée par la Cour d'appel apparemment pour les motifs suivants: les défenderesses étaient en dehors du ressort, elles n'avaient produit aucun état financier au cours des procédures ni même à Panama, le pays d'enregistrement de leur entreprise, mais elles avaient à Londres un compte bancaire où avaient été déposées les recettes d'une charte‑partie subsidiaire conclue après la signature par les défenderesses de la charte‑partie consentie par les armateurs demandeurs. Fait extraordinaire, l'injonction interdisait de sortir du ressort les sommes déposées à Londres dans le compte bancaire des défenderesses même s'il ressortait clairement de la preuve que le compte était à découvert. De nouveau, le maître des rôles a énuméré les obstacles qu'un demandeur doit surmonter pour obtenir ce genre d'injonction. Ce sont à peu près les mêmes que dans l'arrêt Rasu sauf que (à la p. 985) le maître des rôles insiste davantage sur l'obligation que le demandeur démontre sa conviction qu'il y a un risque que les biens soient transférés avant l'exécution du jugement ou de la décision. [TRADUCTION] "Le simple fait que le défendeur soit à l'étranger n'est pas suffisant en soi." En outre, on met en contraste la personne morale étrangère véritable avec celle qui a des activités dans un pays où la production d'un état financier n'est pas requise, et la cour n'a été saisie d'aucun élément lui permettant de vérifier l'ampleur du risque de non‑paiement de tout jugement obtenu par la demanderesse. En particulier, Sa Seigneurie fait observer, à la p. 985:

[TRADUCTION] Il n'existe pas d'exécution réciproque des jugements. Ce n'est rien de plus qu'un terme abstrait, aussi insaisissable que le "chat Cheshire".

Le lord juge Lawton a mentionné le fait que les biens de la défenderesse peuvent être constitués de navires battant "pavillons dits de complaisance" de peu de valeur réelle ou sans valeur réelle pour la défenderesse, à l'intérieur ou à l'extérieur du ressort. À la p. 987, il parle du sentiment de risque dont la Cour doit constater l'existence avant de prononcer ces injonctions extraordinaires:

[TRADUCTION] Il doit y avoir des faits à partir desquels le tribunal de commerce, tout comme un bon commerçant prudent, peut régulièrement déduire qu'il y aura un danger de défaut de paiement si les biens sortent du ressort.

Le simple fait que la défenderesse soit une société étrangère n'était pas, aux yeux du lord juge Lawton, suffisant en soi pour justifier cette injonction.

21. Dans l'arrêt Pivovaroff v. Chernabaeff, précité, le juge en chef Bray de la Cour suprême d'Australie méridionale a annulé l'injonction qui avait été accordée au demandeur en vue d'empêcher les défendeurs d'aliéner certains biens immobiliers qui n'avaient rien à voir avec les réclamations pour préjudice personnel du demandeur. L'injonction avait été accordée en fonction de la conviction du demandeur que le défendeur, après avoir vendu ces biens, pourrait quitter le pays avant l'instruction de l'action. Le juge en chef n'a pas suivi les arrêts Mareva surtout parce que le défendeur habitait dans le ressort, mais il a ajouté, à la p. 338:

[TRADUCTION] Je suis loin d'être convaincu, même dans le cas d'un défendeur qui est à l'extérieur du ressort, mais dont certains biens s'y trouvent, qu'il serait approprié de prononcer une injonction du genre dont il est question en l'espèce.

Le juge en chef a décidé qu'il n'y avait aucune échappatoire au principe général énoncé dans Robinson v. Pickering (1881), 16 Ch.D. 660, le lord juge James, à la p. 661:

[TRADUCTION] Il n'est pas possible d'obtenir une injonction en vue d'empêcher un prétendu débiteur de se départir de son bien.

Le juge en chef ajoute ensuite, à la p. 338:

[TRADUCTION] Ces affaires ne prévoient aucune exception pour les défendeurs qui sont à l'extérieur du ressort.

22. La cour australienne a mentionné le jugement du juge Schroeder de la Cour d'appel de l'Ontario dans Bradley Bros. (Oshawa) Ltd. v. A to Z Rental Canada Ltd. (1970), 14 D.L.R. (3d) 171, où la jurisprudence appliquée a permis d'en arriver au même résultat. Les deux cours ont reculé devant le danger évident d'intervention judiciaire dans les activités d'entreprises commerciales où un créancier pourrait voir dans un bon nombre d'opérations de gestion un risque réel de perte de biens avant qu'il ne soit à même d'établir sa réclamation.

23. La règle Mareva du Royaume‑Uni pourrait, comme l'a fait remarquer lord Denning dans l'arrêt Rasu, s'accorder avec la position britannique dans le Marché commun, mais, comme on le souligne dans l'arrêt Pivovaroff, précité, ce facteur est sans importance en Australie, tout comme il le serait dans tout pays non lié par le traité de Rome.

24. Quant à la revendication de compétence fondée sur la législation en matière d'organisation judiciaire au Royaume‑Uni, le juge en chef Bray a décrit l'art. 45 comme [TRADUCTION] "un simple mécanisme". Pour reprendre les termes des savants auteurs de Halsbury’s Laws of England (3rd ed.), vol. 21, p. 348, paragraphe 729 [Halsbury's Laws of England (4th ed.), vol. 24, p. 518, paragraphe 918], l'art. 45 [TRADUCTION] "n'a pas modifié les principes sur lesquels les tribunaux se fondent pour accorder des injonctions". Dans le même sens, voir Kerr on Injonctions (6th ed. 1927), p. 6. De plus, à la p. 340 de l'arrêt Pivovaroff, précité, le juge en chef Bray a estimé que:

[TRADUCTION] Il semblerait peu probable qu'un processus subsidiaire d'exécution sommaire avant jugement, auquel on peut recourir en matière de dommages‑intérêts non déterminés tout comme dans le cas des créances déterminées en souffrance, ait sommeillé insoupçonné pendant plus d'un siècle dans les interstices du par. 29(1) et de ses prédécesseurs et équivalents.

Le savant juge faisait alors allusion à l'équivalent australien de l'art. 45 examiné par la Cour d'appel du Royaume‑Uni dans les affaires Mareva.

25. Par conséquent, la théorie juridique fertile des tribunaux du Royaume‑Uni au milieu des années 70 a engendré un recours limité de la nature d'une injonction interlocutoire en faveur des demandeurs à la poursuite d'affréteurs doués d'ubiquité, lequel recours s'est transformé en un principe subsidiaire ou une exception à une règle générale établie de longue date. Le demandeur au Royaume‑Uni doit démontrer qu'il a une bonne cause. Dans au moins un cas (Rasu, précité, à la p. 333), les tribunaux ont exigé du demandeur qu'il établisse l'existence d'une réclamation incontestable contre le défendeur. Le défendeur doit avoir dans le ressort des biens susceptibles de faire l'objet des voies d'exécution. Il n'est pas nécessaire que le défendeur se trouve à l'extérieur du ressort. Il doit y avoir un risque réel que les biens importants du défendeur qui restent dans le ressort soient sur le point d'être transférés ou aliénés par le défendeur de façon à rendre futile tout jugement obtenu. On peut donc avoir recours aux injonctions Mareva non seulement pour empêcher que des biens sortent du ressort, mais aussi pour en empêcher l'aliénation à l'intérieur du ressort. C'est ce qui a été établi avec certitude par l'adoption du par. 37(3) de la Supreme Court Act, 1981, 1981 (U.K.), chap. 54, dont voici un extrait:

[TRADUCTION] 37.— ...

(3) Le pouvoir de la Haute Cour...d'accorder une injonction interlocutoire pour empêcher une partie à une instance d'enlever de son ressort des biens qui s'y trouvent, ou d'en disposer autrement, peut être exercé dans les cas où cette partie est domiciliée, résidente ou présente dans ce ressort, tout comme dans ceux où elle ne l'est pas.

Cependant, lord Denning, dans l'arrêt Z Ltd. v. A, [1982] 1 All E.R. 556, à la p. 561, est d'avis que c'était là la situation qui prévalait avant l'adoption de cette disposition. Il n'est plus nécessaire que la réclamation ne porte que sur une créance ou sur des dommages‑intérêts déterminés. La règle générale qui exige que la balance des avantages et des inconvénients penche en faveur de la délivrance de l'ordonnance existe toujours. Le facteur prépondérant, qui permet au demandeur d'obtenir une telle ordonnance par exception à la règle de l'arrêt Lister, est le fait que le défendeur menace de disposer de ses biens de manière à déjouer toute tentative de la partie adverse de faire exécuter ce jugement contre le défendeur, à supposer que celle‑ci ait finalement gain de cause et obtienne jugement en sa faveur. Hormis ce cas, le demandeur ne saurait traiter le défendeur comme débiteur en vertu d'un jugement; le droit de ce dernier de contester la demande ne saurait être entravé et, dans les circonstances appropriées, le défendeur peut, même assujetti à une telle ordonnance, payer les dépenses courantes engagées dans le cours ordinaire de ses affaires.

26. Le point essentiel de l'action Mareva est le droit de geler les biens exigibles qui se trouvent dans le ressort quel que soit le lieu de résidence du défendeur, pourvu naturellement qu'il existe entre le demandeur et le défendeur une cause d'action qui puisse se régler devant les tribunaux d'Angleterre. Toutefois, l'injonction ne sera prononcée que s'il y a un risque réel de voir disparaître des biens, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du ressort. Voilà qui résume d'une manière générale la situation dans notre pays, même dans le cas de l'affaire Parmar Fisheries Ltd. v. Parceria Maritima Esperanca L. DA. (1982), 141 D.L.R. (3d) 498 de la Division de première instance de la Nouvelle‑Écosse; voir aussi Liberty National Bank & Trust Co. v. Atkin (1981), 31 O.R. (2d) 715, 121 D.L.R. (3d) 160, où le juge Montgomery de la Haute Cour de l'Ontario a accordé contre un défendeur ontarien une injonction Mareva lui interdisant de disposer de certains biens se trouvant dans le ressort. Lord Denning a résumé ces règles générales dans l'arrêt Rahman (Prince Abdul) bin Turki al Sudairy v. Abu‑Taha, [1980] 1 W.L.R. 1268, à la p. 1273; voir aussi A J Bekhor & Co. v. Bilton, [1981] 2 All E.R. 565 et Z Ltd. v. A‑Z and AA‑LL, [1982] 2 W.L.R. 288.

27. La sévérité de l'injonction Mareva, prononcée habituellement ex parte, est compensée ou justifiée en partie par les règles de pratique qui accordent au défendeur, qui risque de subir une perte, la possibilité de s'opposer immédiatement à l'injonction. D'autre part, la Cour d'appel de l'Angleterre semble avoir consacré la pratique qui consiste à se servir de cette injonction comme moyen de contraindre un défendeur vulnérable à fournir une sûreté afin de prévenir la perte irréparable que lui causerait la paralysie qui s'ensuit lorsqu'une injonction de ce genre est prononcée.

28. Bien que l'injonction Mareva soit indubitablement de nature personnelle, cela n'a pas d'importance que les tribunaux l'aient parfois qualifiée de réelle (voir Cretanor Maritime Co. v. Irish Marine Management Ltd., [1978] 1 W.L.R. 966, aux pp. 974 et 975), car l'injonction n'accorde aucune priorité au créancier en puissance, étant donné que ce serait, pour reprendre les termes du juge Goff, [TRADUCTION] "récrire ... le droit en matière d'insolvabilité": Iraqi Ministry of Defence v. Arcepey Shipping Co. S.A., [1980] 2 W.L.R. 488, à la p. 494. Les créanciers chirographaires qui ont obtenu une injonction Mareva ne sauraient occuper un rang privilégié par rapport à d'autres demandeurs. D'où la pratique d'inclure dans l'ordonnance le droit d'honorer les paiements légitimes des créances échéant dans le cours ordinaire des affaires.

29. Les tribunaux au Canada ont accueilli ce genre d'injonction de façon mitigée. Les premières décisions des tribunaux ontariens se reflètent dans l'arrêt Bradley Bros., précité, où la Cour d'appel a maintenu le principe de l'arrêt Lister, précité. Le juge Lerner de la Haute Cour de l'Ontario a maintenu la même position dans une décision postérieure à l'arrêt Mareva: OSF Industries Ltd. v. Marc‑Jay Investments Inc., précitée, à la p. 448. Dès 1981, la Haute Cour a semblé présumer que la compétence quia timet pouvait être exercée de façon plus limitée que la formule Mareva prévue au Royaume‑Uni. Voir Liberty National Bank & Trust Co. v. Atkin, précité; Canadian Pacific Airlines Ltd. v. Hind (1981), 122 D.L.R. (3d) 498, où le juge Grange, tel était alors son titre, tout en se demandant si le principe Mareva existait en Ontario, a constaté une telle malhonnêteté dans la conduite du défendeur qu'il a acquis la certitude que celui‑ci aliénerait tous ses biens pour échapper à la demanderesse, et Quinn v. Marsta Cession Services Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 659, où une telle injonction a été prononcée en application des règles de l'arrêt Third Chandris Shipping Corp., précité. La Cour d'appel de l'Ontario a passé en revue la jurisprudence contradictoire dans l'arrêt Chitel v. Rothbart (1982), 39 O.R. (2d) 513, et bien qu'elle ait refusé d'accorder l'injonction dans les circonstances de l'espèce, elle a reconnu dans une analyse exhaustive et approfondie de la jurisprudence qu'elle était compétente pour l'accorder dans un cas approprié. Le critère établi dans cette affaire (le juge en chef adjoint MacKinnon de l'Ontario, aux pp. 532 et 533) est un peu plus restreint que celui généralement appliqué par les tribunaux du Royaume‑Uni:

[TRADUCTION] Les pièces produites par le requérant doivent convaincre la cour que le défendeur est en train de sortir ses biens du ressort pour parer un jugement éventuel, ou qu'il y a un risque réel qu'il le fasse, ou encore que le défendeur est en train de dissiper ou d'aliéner autrement ses biens d'une manière manifestement différente de sa façon habituelle de vivre ou d'administrer ses affaires, de sorte que la possibilité de retracer ultérieurement ces biens soit ténue, voire impossible en fait ou en droit.

30. Comme condition préalable à l'obtention de l'ordonnance, le demandeur doit faire [TRADUCTION] "une preuve suffisante à première vue" (p. 522) et non simplement démontrer, comme il est dit dans certains arrêts du Royaume‑Uni, que [TRADUCTION] "sa cause paraît bonne", (Lord Denning dans l'arrêt Rasu, précité, et le vice‑chancelier Megarry dans l'arrêt Barclay‑Johnson v. Yuill, précité.) En résumé, la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu l'arrêt Lister comme règle générale et l'injonction Mareva comme une [TRADUCTION] "exception limitée" à celle‑ci, cette injonction exceptionnelle ne pouvant être obtenue que s'il y a un risque réel que le défendeur sorte ses biens du ressort ou les dissipe [TRADUCTION] «pour parer un jugement éventuel...».

31. Dans d'autres provinces, les tribunaux sont arrivés à peu près au même résultat. Dans l'arrêt Humphreys v. Buragalia (1982), 135 D.L.R. (3d) 535, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a fondé ce genre d'injonction sur le danger que le défendeur s'esquive ou aliène ses biens de façon à empêcher la réalisation de tout jugement éventuel. L'opinion antérieure de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba avait été exprimée par le juge Hamilton dans l'arrêt Hawes v. Szewezyk, précité, où il a conclu que la règle Mareva constitue [TRADUCTION] "une dangereuse innovation" et que, même si techniquement elle était de la compétence de la cour, elle [TRADUCTION] "ne devrait pas être appliquée". Dans l'arrêt Sekisui House Kabushiki Kaisha (Sekisui House Co.) v. Nagashima (1982), 42 B.C.L.R. 1, 33 C.P.C. 42, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a reconnu les principes généraux que les tribunaux du Royaume‑Uni ont dégagés au sujet de cette injonction interlocutoire.

32. L'appelante a fait valoir que l'injonction Mareva n'a pas sa place dans le droit de notre pays étant donné que les lois provinciales ont comblé cette lacune en prévoyant des recours. Quant au Manitoba, l'appelante invoque The Fraudulent Conveyances Act, C.C.S.M., chap. F‑160, The Garnishment Act, C.C.S.M., chap. G‑20, The Court of Queen’s Bench Rules, chapitre XXIV (saisie), art. 582, et chapitre XIX (interrogatoire des débiteurs en vertu d'un jugement, saisie), art. 526, les procédures de "saisie‑arrêt". Dans d'autres provinces, on trouve des lois et des règles similaires. En Ontario, par exemple, il y a l'Absconding Debtors Act, R.S.O. 1980, chap. 2, art. 2, qui autorise la saisie des biens d'un résident de la province qui la quitte dans le but de frauder ses créanciers ou de leur échapper; l'art. 372 des règles de pratique actuelles, qui assure la préservation de l'objet de l'instance, et la Fraudulent Conveyances Act, R.S.O. 1980, chap. 176, qui permet de rendre des ordonnances préventives lorsque le demandeur établit une réclamation valable et qu'à première vue le transfert en question est frauduleux. L'avocat de l'appelante soutient que ce genre de loi traduit une intention du législateur de fournir un recours provisoire du genre prévu dans les lois et rien de plus. Suivant ce raisonnement, les tribunaux, dit‑on, ne devraient pas "légiférer" en adoptant les règles générales du courant de jurisprudence Mareva. Il appartient au législateur de le faire, celui‑ci étant mieux placé pour évaluer le problème, son incidence sur la collectivité et les différentes solutions possibles. On ne devrait pas présumer que le législateur britannique est demeuré entièrement muet sauf dans le cas de l'art. 45 précité. Voir Halsbury’s Laws of England (4th ed.), vol. 18, p. 166, paragraphe 358, où l'on mentionne le pouvoir légal d'annuler les transferts frauduleux. Toutefois, la législation du Royaume‑Uni n'a pas la portée que semblent avoir les lois de notre pays.

33. La Cour d'appel du Manitoba s'est partagée sur la question de la pertinence de ces lois. Le juge Matas, s'exprimant au nom de la cour à la majorité, s'est dit d'avis que cette législation et ces règles des tribunaux prévoient un recours dans certains cas particuliers, mais n'interdisent pas au tribunal d'invoquer le par. 59(1) de The Queen’s Bench Act pour prononcer un injonction préventive de la nature de l'injonction Mareva. Le juge Tallis, maintenant à la Cour d'appel de la Saskatchewan, a exprimé une opinion semblable dans BP Exploration Co. (Libya) v. Hunt (1980), 114 D.L.R. (3d) 35, à la p. 58. Le juge d'appel Huband, dissident, a reconnu que les lois et les règles des tribunaux susmentionnées ne sont d'aucun secours à l'intimée en l'espèce vu l'absence de demande ou de créance pour un montant précis ou de transfert visant à frauder des créanciers. Il pourrait y avoir lieu à saisie conservatoire, mais les conditions attachées à la règle sont alors plus précises que celles des règles Mareva dans leur état actuel. Vu que l'intimée était [TRADUCTION] "enregistrée pour faire affaire au Manitoba" et qu'elle a un [TRADUCTION] "agent autorisé à recevoir signification" (pour citer le juge Huband), elle ne pouvait remplir les conditions nécessaires pour obtenir d'une saisie conservatoire. En définitive, le savant juge écarterait le recours à l'ordonnance Mareva lorsqu'il existe des recours légaux précis et, s'il n'y en a pas, alors [TRADUCTION] "les tribunaux devraient bien réfléchir avant de combler la lacune par une injonction Mareva". Il y a des analyses fort utiles concernant l'importance de ces lois et d'autres lois provinciales relativement aux injonctions Mareva dans Stockwood, ««Mareva» Injunctions» (1981), 3 Advocates’ Q. 85; Rogers et Hately, «Getting the Pre‑Trial Injunction» (1982), 60 Rev. du Bar. can. 1; McAllister, «Mareva Injunctions» (1982), 28 C.P.C. 1. La jurisprudence britannique mentionne la possibilité de recourir à la législation sur la faillite qui permettrait au demandeur qui a finalement gain de cause d'annuler toute aliénation faite en vue de frauder des créanciers par suite d'une transaction préférentielle ou irrégulière. La même situation existe dans notre pays où la Loi sur la faillite fédérale s'applique uniformément sur tout le territoire.

34. Je ne pense pas que l'existence d'une législation provinciale ou fédérale du genre de celle examinée plus haut puisse empêcher de prononcer une injonction préventive ou diminuer la portée des termes utilisés au par. 59(1) de The Queen’s Bench Act du Manitoba. Si la cour a ce pouvoir en vertu d'une telle disposition législative correctement interprétée, alors il doit être restreint expressément par un autre texte législatif portant sur la question. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Cette réponse, bien entendu, ne nous aide pas à déterminer ce que doit faire la cour lorsqu'elle est saisie d'une demande d'injonction interlocutoire de ce genre si ce n'est pour conclure qu'elle a compétence pour y donner suite dans un cas approprié.

35. Avant de laisser cet aspect de la question, il faut noter l'argument de l'appelante voulant que l'intimée puisse se prévaloir de la Loi sur la faillite du Canada si jamais il y a aliénation irrégulière des biens de l'appelante, suivie d'une cession ou d'une pétition faite en vertu de la Loi sur la faillite. C'est là un facteur dont on a tenu compte dans les premiers jugements Mareva en Angleterre. Cela n'est pas décisif quant à la question du pouvoir de prononcer une injonction Mareva ou de l'opportunité de la prononcer dans ces circonstances. L'ordonnance n'a pas été rendue afin de protéger l'intimée contre les conséquences de toute procédure éventuelle en matière de faillite. Ce droit ne peut découler que du pouvoir de rendre l'ordonnance que possède, en droit, la cour et du fait que les intimés satisfont aux règles et aux critères appliqués par la cour en ce faisant. La Loi sur la faillite, qui parfois peut se rapporter à la question soumise au juge en chambre par suite d'une demande Mareva, n'est pas un facteur déterminant, compte tenu particulièrement des faits en cause dans le présent pourvoi.

36. La Cour d'appel à la majorité a estimé que:

[TRADUCTION] L'un des facteurs pertinents en l'espèce est l'intention claire d'Aetna de transférer ses biens du Manitoba à Montréal, encore que cette intention soit exprimée ouvertement. Et le Québec n'est pas une province liée par un accord de réciprocité en ce qui concerne l'exécution des jugements.

The Reciprocal Enforcement of Judgments Act du Manitoba, C.C.S.M., chap. J‑20, prévoit un mécanisme d'exécution au Manitoba des jugements des tribunaux des autres provinces canadiennes qui ont conclu des accords de réciprocité avec le Manitoba. La Loi prévoit aussi l'adhésion à de tels accords pour l'enregistrement dans les autres provinces des jugements des tribunaux du Manitoba. À l'exception du Québec, toutes les provinces canadiennes, les territoires du Nord‑Ouest et le territoire du Yukon ont conclu de tels accords de réciprocité et possèdent des lois semblables. Vingt‑cinq pour cent des biens de l'appelante se trouvent en Ontario et leur valeur surpasse celle des biens que l'appelante possède au Manitoba et qui sont touchés par l'ordonnance dont il est interjeté appel. La loi manitobaine et la loi ontarienne exigent toutes les deux qu'il y ait eu signification au défendeur dans la province du jugement pour que ce jugement puisse être enregistré et exécuté dans une autre province (l'Ontario, en l'occurrence). Le dossier en l'espèce n'indique pas expressément que, dans la province du Manitoba, il y a eu signification à l'appelante d'un bref ou d'un autre acte introductif d'instance, ou encore de l'avis de demande d'injonction. Cependant, l'intimée est une compagnie à charte fédérale qui possède un bureau au Manitoba et, en tout temps utile, elle faisait affaire au Manitoba. Aux termes de la Corporations Act du Manitoba, 1976 (Man.), chap. 40, C.C.S.M., chap. C225 ces compagnies doivent s'enregistrer et nommer un agent à qui signification pourra être faite, comme l'a noté le juge Huband dissident en Cour d'appel. Qui plus est, l'appelante a comparu et a, par le fait même, reconnu la compétence du tribunal manitobain. Ainsi, tout jugement rendu dans ces procédures au Manitoba remplira les conditions d'enregistrement et d'exécution exigées par la loi ontarienne et pourra donc y être exécuté sur les biens ontariens de l'appelante de la même manière que si le jugement avait été rendu par la Cour suprême de l'Ontario.

37. Dans la province de Québec, le Code de procédure civile contient des dispositions relatives aux poursuites fondées sur des jugements rendus à l'extérieur de la province de Québec:

178. La défense qui a été ou qui aurait pu être faite à l'encontre de l'action originaire peut être opposée à la poursuite basée sur un jugement rendu hors du Canada.

179. La défense qui aurait pu être faite à l'encontre de l'action originaire peut être opposée à la poursuite basée sur un jugement rendu dans une autre province du Canada, s'il n'y a pas eu d'assignation personnelle dans cette province ou s'il n'y a pas eu de comparution du défendeur.

180. Semblable défense ne peut être faite si le défendeur a été assigné personnellement dans cette province ou s'il a comparu lors de l'action originaire, sauf dans les cas où il s'agit de décider d'un droit affectant un immeuble situé dans cette province, ou de la juridiction d'une cour étrangère concernant ce droit.

Dans de telles instances, on peut s'appuyer sur l'art. 1220 du Code civil de la province de Québec, lequel complète la procédure énoncée à l'art. 179 précité, en prévoyant le mode de preuve des jugements des tribunaux situés à l'extérieur de la province de Québec. Le Code civil fait la distinction entre les jugements d'un état étranger et ceux des tribunaux des autres provinces, en prévoyant dans ce dernier cas une procédure sommaire lorsque le défendeur dans l'instance extra‑provinciale a été assigné dans cette autre province ou a comparu devant un tribunal de cette province. L'action au Québec, fondée sur tout jugement que pourrait obtenir l'intimé au Manitoba, ne serait qu'une voie d'exécution formelle semblable sur le plan du fond et de l'exécution aux procédures prévues par la loi ontarienne en matière de réciprocité. En dernière analyse, le Québec accorde un moyen d'exécuter les jugements manitobains, mais l'inverse (qui ne nous intéresse pas en l'espèce) n'est pas vrai étant donné qu'on n'a pas fait entrer en jeu le mécanisme de réciprocité de la loi manitobaine. Les voies d'exécution en vertu des lois du Québec rendent inefficace à mon avis tout argument selon lequel l'intimée est exposée à quelque perte inévitable ou irréparable si, au moment où un jugement est rendu par les tribunaux du Manitoba, les biens de l'appelante ont été transférés du Manitoba au Québec. De plus, l'Ontario est qualifiée [TRADUCTION] "d'état qui accorde la réciprocité" par la législation manitobaine et l'appelante, d'après le dossier, possède dans cette province des biens dont la valeur est supérieure à celle des biens visés au Manitoba par l'ordonnance faisant l'objet de l'appel.

38. Le mémoire des intimés produit en l'espèce et les plaidoiries devant cette Cour ont porté dans une large mesure sur la liquidation de l'entreprise de l'appelante qui a vraisemblablement créé un risque que l'appelante manque à ses obligations. Le mémoire va plus loin en précisant qu'en raison de cette tendance, au début de 1982, [TRADUCTION] "Aetna cesse d'exister à toutes fins pratiques". On ne soutient pas que l'intimée fera faillite ni qu'elle sera dissoute. Essentiellement, ce genre d'argument doit conduire à la proposition que, même si l'appelante [TRADUCTION] "ne fait pas faillite ni ne manque à ses obligations" (extrait du mémoire des intimés), il existe, pour reprendre les termes qu'emploient les intimés dans leur mémoire, [TRADUCTION] "un risque suffisant qu'Aetna manque à ses obligations pour justifier une injonction Mareva". Un tel manquement appellerait naturellement une pétition ou une cession en vertu de la Loi sur la faillite. Dans les deux cas, l'intimée possède des droits étendus qu'elle peut faire valoir aisément. Un droit que l'intimée n'a pas, avec ou sans injonction Mareva "à l'appui", c'est la priorité ou un privilège si effectivement l'appelante est devenue insolvable comme l'intimée l'a minutieusement calculé dans son argumentation en cette Cour. Les faits révélés dans le dossier n'indiquent aucune intention de la part de l'appelante de manquer à une obligation quelconque envers l'intimée ou quelqu'un d'autre. Dans une déclaration sous serment déposée par l'appelante, on affirme que [TRADUCTION] "Aetna paie actuellement toutes ses dettes au fur et à mesure qu'elles arrivent à échéance". Le déposant, Jean‑Paul Lafontaine, a été contre‑interrogé par l'avocat de l'intimée, mais aucune question n'a porté sur cette affirmation générale qui n'est pas contredite dans le dossier. Cette affirmation est de toute évidence vitale lorsqu'il s'agit de répondre à la question primordiale de l'existence d'un risque réel de perte pour l'intimée afin de justifier cette ordonnance interlocutoire exceptionnelle.

39. Toutefois, même en supposant que l'appelante soit dissoute par ses deux actionnaires, Traders Group et la Banque Royale du Canada, il s'agit néanmoins d'une compagnie à charte fédérale. Si elle est solvable, les dispositions de sa loi constitutive, la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, précitée, s'appliquent. Il ne peut y avoir dissolution qu'après "un règlement de dettes". Il est prévu que les créanciers doivent être avisés et qu'il ne peut y avoir dissolution qu'après "avoir constitué une provision suffisante pour l'acquittement de toutes ses obligations" (al. 204(7)d)). Toute cette procédure est assujettie à une surveillance judiciaire à la demande du fonctionnaire désigné dans cette loi ou de "tout intéressé", ce qui comprend un créancier comme l'intimée. Les articles 186 et 187 de la Corporations Act du Manitoba, précitée, obligent une compagnie à charte fédérale à s'enregistrer conformément à la Loi et à nommer un agent à qui signification pourra être faite au Manitoba. Ainsi, la législation tant provinciale que fédérale en matière de compagnies prévoit un système détaillé applicable à l'abandon de charte comme moyen d'éviter le paiement de dettes.

40. D'autre part, si l'appelante est insolvable, ce sont les recours prévus par la Loi sur la faillite qui s'appliquent et non pas la procédure énoncée dans la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes. Une injonction Mareva ne saurait ni accélérer ni entraver ces procédures.

41. Toutes les considérations qui précèdent, bien qu'importantes pour comprendre le fonctionnement de ce genre d'injonction, laissent sans réponse la question fondamentale sous‑jacente: les principes dégagés par les tribunaux anglais restent‑ils intacts une fois transplantés de cet état unitaire dans l'état fédéral qu'est le Canada? La question, dans sa forme la plus simple, se pose dans les principes énoncés au cours des premières affaires Mareva où le préjudice qu'on voulait prévenir était le transfert, hors du "ressort", des biens de l'intimée en vue de faire échouer la réclamation d'un créancier. Les tribunaux d'instance inférieure n'ont constaté aucun méfait de ce genre en l'espèce. Il faut donc répondre à une première question, savoir, qu'entend‑on par "ressort" dans un contexte fédéral? Cela signifie tout au moins le ressort du tribunal manitobain. Mais le simple transfert de biens hors de la province du Manitoba suffit‑il? L'appelante est une compagnie à charte fédérale qui a le pouvoir de faire affaire partout au Canada. Ce faisant, elle fait circuler ses biens entre les provinces du Manitoba, du Québec et de l'Ontario. L'intimée ne soutient pas qu'il y a eu infraction à la loi. Aucune fin irrégulière n'a été mentionnée. Il s'agit simplement d'un conflit entre des droits: le droit des intimés de préserver leur situation aux termes de tout jugement qui pourrait être rendu ultérieurement et celui de l'appelante, comme personne morale, d'exercer sa capacité, indubitable en vertu de sa charte fédérale (et dont la constitutionnalité n'est pas contestée) de faire affaire partout au Canada. L'appelante ne cherche pas à sortir les biens en question du ressort national où son existence comme personne morale est assurée. Le bref de la cour manitobaine dure jusqu'au jugement et est fondé sur la signification de l'acte introductif d'instance à l'appelante au Manitoba, en Ontario en vertu de la législation provinciale en matière de réciprocité, et au Québec en raison des lois précitées de cette province. Aucune de ces considérations essentielles n'étaient présentes au Royaume‑Uni lorsque l'injonction Mareva a été conçue pour parer les déprédations de marins véreux opérant à partir de refuges lointains et habituellement à la limite du commerce légalement organisé. Dans le système fédéral canadien, l'appelante n'est ni étrangère ni même non‑résidente au sens ordinaire de ce terme. Elle peut "résider" partout au Canada et elle l'a fait au Manitoba. Elle peut être assujettie à l'exécution d'un jugement manitobain partout au Canada. Il n'y a eu aucun transfert clandestin de biens en vue d'échapper aux voies de droit des tribunaux manitobains. Il n'y a aucune preuve que cette entité à charte fédérale ait organisé ses affaires de façon à frauder ses créanciers manitobains. La terminologie et les éléments que sous‑tend l'injonction Mareva doivent être examinés en fonction du contexte fédéral. D'une certaine manière, le "ressort" s'étend jusqu'aux frontières nationales ou, en tout cas, au delà des frontières du Manitoba. Pour d'autres fins, il ne fait pas de doute que le ressort peut être limité à l'endroit où peut être exécuté le bref des tribunaux manitobains. Ces paramètres devront être dégagés au Canada comme l'a été le principe Mareva par les tribunaux du Royaume‑Uni. Le droit de notre pays, qui s'inspire de la théorie juridique en provenance du Royaume‑Uni mais que certaines provinces ont adoptée différemment, comprend depuis longtemps les ordonnances quia timet lorsque l'intérêt de la justice et la protection des voies de droit judiciaires l'exigent. L'injonction "Mareva" est un raffinement qui s'est révélé nécessaire pour adapter dans ce même droit le principe fondamental de l'arrêt Lister. Tout cela est aussi vrai au Canada qu'au Royaume‑Uni. Je conclus que les cours supérieures des provinces n'ont pas perdu cette compétence. En établissant les règles en vertu desquelles les cours supérieures pourront prononcer ces ordonnances interlocutoires dans notre pays, on ne doit pas appliquer in toto ou littéralement les dicta des décisions d'autres systèmes de droit même s'ils ont beaucoup en commun avec celui du Canada. La considération que soulève le présent pourvoi relativement à l'injonction Mareva, c'est le transfert légitime de biens effectué par un défendeur résident, dans le cours ordinaire de ses affaires, vers une autre partie du système fédéral. Cela en soi ne saurait déclencher un recours aussi exceptionnel, comme ce pourrait être le cas au Royaume‑Uni où le ressort du tribunal et les frontières du pays coïncident. Même alors, on verra dans l'arrêt Rasu Maritima, précité, que l'injonction interlocutoire n'a pas été prononcée par suite du transfert de biens hors du Royaume‑Uni, en partie parce que ces biens étaient transférés dans un autre pays du Marché commun où la loi reconnaissait le jugement d'avant dire droit et en fait l'exécution avant jugement. Ce raisonnement vaut d'autant plus si on l'introduit dans un régime fédéral. La cour d'Australie méridionale, comme nous l'avons vu dans l'arrêt Pivovaroff, précité, a refusé d'adopter les principes Mareva.

42. Compte tenu de ce facteur fédéral supplémentaire, l'injonction aurait‑elle dû être prononcée en première instance et renouvelée par la Cour d'appel? Selon ma perception des circonstances de l'espèce, les règles Mareva du Royaume‑Uni, telles que les ont dégagées nos tribunaux, ne reflètent pas comme il se doit l'élément fédéral. Le transfert des biens en question a été annoncé publiquement par les deux actionnaires de l'appelante et par l'appelante elle‑même. Les intimés ont été expressément avisés du transfert imminent. Les cours d'instance inférieure n'ont pas conclu que ce transfert de biens a été effectué pour un motif blâmable. Ce transfert a d'ailleurs été effectué dans le cours ordinaire des affaires et reflète le comportement commercial passé de l'appelante au Manitoba. L'appelante n'a jamais conservé de biens à sa succursale manitobaine, ni avant de commencer à traiter avec l'intimée ni après. On n'a constaté aucune intention de la part de l'appelante de manquer à ses obligations générales ou à celles qu'elle a envers l'intimée, à supposer que l'on conclue ultérieurement que de telles obligations existent en droit. L'appelante n'a pas été jugée insolvable et la Cour d'appel a expressément statué que cet élément ne doit pas être pris en considération pour ce qui est d'accorder ou de refuser l'injonction. Enfin, il y a le fait fédéral et les procédures de poursuite qui s'offrent à l'intimée pour retracer ces biens jusqu'à leur destination au Québec, ou pour les recouvrer de l'appelante en Ontario.

43. Il y a toujours, tout comme à l'époque de l'arrêt Lister, une inéquité profonde dans une règle qui permet de geler le bien d'une personne indéfiniment en attendant l'instruction d'une action qui ne sera peut‑être pas accueillie et qui, même si elle est accueillie, pourra entraîner l'adjudication d'une somme fort inférieure à l'actif gelé. La rigueur d'une telle exception à la règle générale est d'autant moins acceptable lorsque le défendeur réside dans le ressort de la cour et que les biens en question ne sont ni aliénés ni transférés hors du pays, ni placés hors d'atteinte des tribunaux du pays. Cette règle subsidiaire ou exception peut donner lieu à des abus graves. Le demandeur dont la réclamation apparente se révélerait finalement non fondée pourrait, en vertu de cette exception dite Mareva à la règle de l'arrêt Lister, geler l'actif du défendeur non pas pour le préserver jusqu'au jugement, mais pour le forcer, par ce chantage litigieux, à régler lorsque pour une raison ou pour une autre, il ne peut se permettre d'attendre la justification définitive que lui donne le procès. Avec la plus grande déférence pour ceux qui en ont décidé autrement, je suis d'avis de conclure que l'ordonnance n'aurait pas dû être prononcée en vertu des principes des ordonnances interlocutoires quia timet par des tribunaux canadiens qui fonctionnent ainsi dans un régime fédéral.

44. Il reste enfin la question de savoir si un tribunal d'appel peut intervenir à bon droit et modifier une ordonnance discrétionnaire, comme une ordonnance interlocutoire, prononcée par un tribunal de première instance si aucune erreur de droit suffisante de la part de ce dernier n'a été mise à jour, ou s'il n'apparaît pas que l'ordonnance en cause est fondée sur un principe de droit erroné ou inapplicable. En bref, lorsqu'aucune erreur de droit importante n'est révélée, le tribunal d'appel ne doit pas intervenir. Nous ne disposons pas ici des motifs du juge Wilson qui a rendu l'ordonnance en première instance, mais nous avons ceux de la Cour d'appel. Cette dernière, avec la plus grande déférence pour ceux de ses membres qui ont confirmé l'ordonnance, n'a pas accordé suffisamment d'importance et de poids à la position des tribunaux et à celle des parties qui s'y sont présentées, lorsqu'elle a abordé la question d'une ordonnance interlocutoire quia timet dans un contexte fédéral. J'en serais venu à la conclusion opposée même en l'absence de l'élément juridique en cause en l'espèce, mais intervenir dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire de prononcer l'ordonnance serait injustifié indépendamment de ce facteur. Toutefois, je suis d'avis que cela constitue une erreur de droit relative à l'application des véritables principes qui régissent l'exercice par le tribunal de son pouvoir discrétionnaire de prononcer une ordonnance interlocutoire quia timet en faveur de l'intimée et, en conséquence, je suis d'avis d'intervenir et d'annuler cette ordonnance.

45. En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'annuler l'injonction prononcée par les tribunaux d'instance inférieure, avec dépens en faveur de l'appelante dans toutes les cours.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureur de l’appelante: D’Arcy C. H. McCaffrey, Winnipeg.

Procureur des intimés: William P. Riley, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : [1985] 1 R.C.S. 2 ?
Date de la décision : 31/01/1985
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Injonction - Injonction Mareva - Ordonnance interlocutoire interdisant le transfert de biens à une autre province pendant le procès - Ordonnance rendue contre une compagnie à charte fédérale qui possède des biens exigibles dans d'autres provinces - Peut‑on obtenir une injonction Mareva? - L’injonction Mareva est‑elle appropriée dans un régime fédéral, compte tenu des circonstances?.

L'appelante, une compagnie à charte fédérale qui a son siège social à Montréal et des bureaux à Toronto, affacturait les comptes à recevoir de ses clients, avec ou sans garantie. Les activités relatives à ses clients du Manitoba se font surtout à partir de son bureau de Montréal étant donné que le bureau qu'elle avait au Manitoba et qui est maintenant fermé visait avant tout à faire de la promotion commerciale. L'acquisition de l'actif en question, évalué à environ 270 000 $, provient du recouvrement effectué lors de la mise sous séquestre de son autre client manitobain. Cet actif était sur le point d'être transféré à l'un des bureaux de l'appelante à l'extérieur du Manitoba. L'appelante a nommé un séquestre lorsque l'intimée Pre‑Vue a cessé d'honorer les débentures émises à l'appelante et que cette dernière avait en sa possession. L'intimée Pre‑Vue et ses actionnaires ont par la suite intenté une action en dommages‑intérêts non déterminés pour le motif que la nomination du séquestre n'aurait pas été faite régulièrement et ils ont obtenu de la Cour du Banc de la Reine une ordonnance interlocutoire ex parte interdisant le transfert des biens hors du Manitoba. Une demande d'annulation de l'injonction Mareva a été rejetée, mais les conditions de l'injonction ont été modifiées de manière à fixer une limite à la valeur des biens touchés. La Cour d'appel a décidé qu'une injonction de ce genre pouvait être prononcée et elle n'a modifié l'injonction accordée que dans la mesure nécessaire pour autoriser sa levée par suite de la consignation d'une sûreté. Les trois questions qui se posent au départ sont les suivantes: a) Sur le plan du droit, peut‑on obtenir une injonction Mareva au Manitoba? b) Peut‑elle être obtenue dans ces circonstances? c) Peut‑on examiner en appel l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire par la cour de première instance?

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Le transfert légitime de biens effectué par un défendeur résident, dans le cours ordinaire de ses affaires, vers une autre partie du système fédéral ne saurait en soi déclencher un recours aussi exceptionnel que l'injonction Mareva. Le point essentiel de l'injonction Mareva est le droit de geler les biens exigibles qui se trouvent dans le ressort quel que soit le lieu de résidence du défendeur, pourvu qu'il existe entre le demandeur et le défendeur une cause d'action qui puisse se régler devant les tribunaux du ressort. Toutefois, l'injonction ne sera prononcée que s'il y a un risque réel de voir disparaître des biens, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du ressort. La sévérité de l'injonction Mareva, prononcée habituellement ex parte, est compensée ou justifiée en partie par les règles de pratique qui accordent au défendeur la possibilité de s'opposer immédiatement à l'injonction. Cette injonction est de nature personnelle et n'accorde aucune priorité au créancier en puissance.

Ni l'existence ni l'absence de législation qui accorde des recours semblables à l'injonction Mareva n'empêchent de prononcer une injonction préventive. Le droit de prononcer une injonction Mareva découle du pouvoir de rendre l'ordonnance que possède, en droit, la cour et du fait que l'intimé satisfait aux règles et aux critères appliqués par la cour en ce faisant.

Un facteur examiné plus bas est l'intention de l'appelante de transférer des biens au Québec. Des biens dont la valeur est supérieure à celle des biens touchés par l'ordonnance faisant l'objet de l'appel se trouvent en Ontario, une province avec laquelle le Manitoba a conclu des accords de réciprocité en matière d'exécution des jugements. De même, le Québec accorde un moyen d'exécuter les jugements manitobains, ce qui rend inefficace tout argument selon lequel l'intimée serait exposée à quelque perte inévitable ou irréparable si les biens de l'appelante étaient transférés du Manitoba au Québec. En outre, l'intimée possède, en vertu de la Loi sur la faillite et de la Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, des droits étendus qu'elle peut faire valoir aisément dans le cas d'une tentative de frauder les créanciers en déclarant faillite ou en liquidant la compagnie.

Bien que les cours supérieures des provinces aient indubitablement le pouvoir légal de prononcer une injonction Mareva, les règles dégagées en Angleterre ne reflètent pas comme il se doit l'élément fédéral dans ces circonstances. Les considérations relatives au ressort—les affaires Mareva visaient à empêcher le transfert de biens hors du ressort et l'échec subséquent de la réclamation d'un créancier—sont plus complexes dans le contexte fédéral que dans un état unitaire. D'une certaine manière, le "ressort" dans ces circonstances s'étend jusqu'aux frontières nationales ou, en tout cas, au delà des frontières du Manitoba. Dans le système fédéral canadien, l'appelante, une compagnie à charte fédérale, n'est ni étrangère ni même non‑résidente au sens ordinaire de ce terme: elle peut résider partout au Canada et elle l'a fait au Manitoba. L'appelante n'a pas eu l'intention de manquer à ses obligations. Elle n'a pas cherché à frauder ses créanciers manitobains ni à échapper aux voies de droit des tribunaux manitobains au moyen d'un transfert clandestin de ses biens. Elle n'a pas non plus sorti ces biens du ressort national où elle existe comme personne morale. Enfin, il y a les procédures de poursuite qui s'offrent aux intimées pour retracer ces biens jusqu'à leur destination au Québec, ou pour les recouvrer de l'appelante en Ontario.

Un tribunal d'appel ne doit pas intervenir et modifier une ordonnance discrétionnaire prononcée par un tribunal de première instance, si aucune erreur de droit suffisante de la part de ce dernier n'a été mise à jour. Cependant, la cour d'appel en l'espèce n'a pas accordé suffisamment d'importance et de poids à la position des tribunaux et à celle des parties lorsqu'elle a abordé la question d'une ordonnance interlocutoire quia timet dans un contexte fédéral. Pour ce motif, la Cour doit intervenir alors qu'une intervention serait injustifiée indépendamment de ce facteur.


Parties
Demandeurs : Aetna Financial Services
Défendeurs : Feigelman

Références :

Jurisprudence
Arrêt suivi: Lister & Co. v. Stubbs, [1886‑90] All E.R. 797
arrêts examinés: Pivovaroff v. Chernabaeff (1977), 16 S.A.S.R. 329
Nippon Yusen Kaisha v. Karageorgis, [1975] 3 All E.R. 282
Mareva Compania Naviera SA v. International Bulkcarriers SA, [1980] 1 All E.R. 213
Rasu Maritima SA v. Perusahaan Pertambangan Minyak Dan Gas Bumi Negara, [1977] 3 All E.R. 324
Third Chandris Shipping Corp. v. Unimarine SA, [1979] 2 All E.R. 972
arrêts mentionnés: Chesapeake and Ohio Railway Co. v. Ball, [1953] O.R. 843
American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396
Law Society of Upper Canada v. MacNaughton, [1942] O.W.N. 551
Burdett v. Fader (1903), 6 O.L.R. 532 (confirmé à (1904), 7 O.L.R. 72)
Barclay‑Johnson v. Yuill, [1980] 3 All E.R. 190
OSF Industries Ltd. v. Marc‑Jay Investments Inc. (1978), 88 D.L.R. (3d) 446, 7 C.P.C. 57
Bedell v. Gefaell (No. 2), [1938] O.R. 726
Hepburn v. Patton (1879), 26 Gr. 597
Pacific Investment Co. v. Swan (1898), 3 Terr. L.R. 125
Ferguson v. Ferguson (1916), 26 Man. Rep. 269
Great Western Railway Co. v. Birmingham & Oxford Junction Railway Co. (1848), 2 Ph. 597, 41 E.R. 1074
Rosen v. Pullen (1981), 126 D.L.R. (3d) 62
Campbell v. Campbell (1881), 29 Gr. 252
Toronto (City of) v. McIntosh (1977), 16 O.R. (2d) 257
Mills and Mills v. Petrovic (1980), 30 O.R. (2d) 238
Aslatt v. Southampton (Corporation of) (1880), 16 Ch.D. 143
Hawes v. Szewezyk, [1979] 2 A.C.W.S. 274
De Beers Consolidated Mines, Ltd. v. United States, 325 U.S. 212 (1945)
Robinson v. Pickering (1881), 16 Ch.D. 660
Bradley Bros. (Oshawa) Ltd. v. A to Z Rental Canada Ltd. (1970), 14 D.L.R. (3d) 171
Z Ltd v. A, [1982] 1 All E.R. 556
Parmar Fisheries Ltd. v. Parceria Maritima Esperanca L. DA. (1982), 141 D.L.R. (3d) 498
Liberty National Bank & Trust Co. v. Atkin (1981), 31 O.R. (2d) 715, 121 D.L.R. (3d) 160
Rahman (Prince Abdul) bin Turki al Sudairy v. Abu‑Taha, [1980] 1 W.L.R. 1268
A J Bekhor & Co. v. Bilton, [1981] 2 All E.R. 565
Z Ltd. v. A‑Z and AA‑LL, [1982] 2 W.L.R. 288
Cretanor Maritime Co. v. Irish Marine Management Ltd., [1978] 1 W.L.R. 966
Iraqi Ministry of Defence v. Arcepey Shipping Co. S.A., [1980] 2 W.L.R. 488
Canadian Pacific Airlines Ltd. v. Hind (1981), 122 D.L.R. (3d) 498
Quinn v. Marsta Cession Services Ltd. (1981), 34 O.R. (2d) 659
Chitel v. Rothbart (1982), 39 O.R. (2d) 513
Humphreys v. Buragalia (1982), 135 D.L.R. (3d) 535
Sekisui House Kabushiki Kaisha (Sekisui House Co.) v. Nagashima (1982), 42 B.C.L.R. 1, 33 C.P.C. 42
BP Exploration Co. (Libya) v. Hunt (1980), 114 D.L.R. (3d) 35.
Lois et règlements cités
Absconding Debtors Act, R.S.O. 1980, chap. 2, par. 2.
Code civil, art. 179, 1220.
Code de procèdure civile, L.R.Q., chap. C‑25, art. 178, 179, 180, 752.
Common Law Procedure Act, 1854, 17 & 18 Vict., chap. 125.
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Fraudulent Conveyances Act, C.C.S.M., chap. F‑160.
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Judicature Act, R.S.A. 1980, chap. J‑1, art. 13(2).
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Judicature Act, R.S.P.E.I. 1974, chap. J‑3, art. 15(4).
Law and Equity Act, R.S.B.C. 1979, chap. 224, art. 36.
Loi sur l’organisation judiciaire, L.R.N.‑B. 1973, chap. J‑2, art. 33, mod. par 1981 (N.‑B.) chap. 6, art. 1.
Loi sur les sociétés commerciales canadiennes, 1974‑75‑76 (Can.), chap. 33, mod. par 1978‑79 (Can.), chap. 9, art. 1(3).
Queen’s Bench Act, C.C.S.M., chap. C‑280, art. 59.
Queen’s Bench Act, R.S.S. 1978, chap. Q‑1, art. 45(8).
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Doctrine citée
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Stockwood, David. «‘Mareva’ Injunction», (1981‑82), 3, Advocates’ Q. 85.

Proposition de citation de la décision: Aetna Financial Services c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2 (31 janvier 1985)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-01-31;.1985..1.r.c.s..2 ?
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