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21/11/1985 | CANADA | N°[1985]_2_R.C.S._350

Canada | Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350 (21 novembre 1985)


Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350

Daniel Dubois Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

No du greffe: 18608.

1984: 25 octobre; 1985: 21 novembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1984), 11 C.C.C. (3d) 453, 9 C.R.R. 61, 39 C.R. (3d) 281, 31 Alta. L.R. (2d) 16, 8 D.L.R. (4th) 589, 51 A.R. 210, [1984] 3 W.W.R. 594, qui a rejeté l'appel de l'accusé contre sa déclar

ation de culpabilité de meurtre. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge McIntyre est dis...

Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350

Daniel Dubois Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

No du greffe: 18608.

1984: 25 octobre; 1985: 21 novembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1984), 11 C.C.C. (3d) 453, 9 C.R.R. 61, 39 C.R. (3d) 281, 31 Alta. L.R. (2d) 16, 8 D.L.R. (4th) 589, 51 A.R. 210, [1984] 3 W.W.R. 594, qui a rejeté l'appel de l'accusé contre sa déclaration de culpabilité de meurtre. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge McIntyre est dissident.

Peter Lamont, pour l'appelant.

Bruce Duncan, pour l'intimée.

Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges Estey, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain rendu par

1. Le Juge Lamer—Lorsqu'une cour d'appel ordonne un nouveau procès à l'égard d'une même accusation ou d'une infraction comprise, la poursuite peut‑elle présenter à titre de preuve principale le témoignage donné par un accusé au cours du premier procès? Cette Cour a examiné cette question dans l'arrêt R. v. Brown (No. 2) (1963), 40 C.R. 105, avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés (Loi constitutionnelle de 1982, adoptée par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982 (U.K.), chap. 11), dans un contexte juridique différent et y a répondu par l'affirmative. Cette question nous est posée de nouveau à cause de l'art. 13 de la Charte.

Les faits

2. L'appelant a été accusé de meurtre au deuxième degré en Alberta. Au cours de son procès devant le juge Rowbotham siégeant avec un jury, l'appelant a témoigné pour sa défense, admettant qu'il avait tué la victime mais alléguant également certaines circonstances justificatives. L'appelant n'a pas invoqué la protection de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E‑10. L'appelant a été déclaré coupable mais a interjeté appel avec succès de cette déclaration de culpabilité devant la Cour d'appel de l'Alberta et a obtenu un nouveau procès à cause de directives erronées au jury: (1982), 69 C.C.C. (2d) 494. Au nouveau procès, la poursuite a lu le témoignage que l'appelant avait donné à son premier procès, en dépit de l'opposition de l'avocat de l'appelant; cette opposition était fondée sur l'art. 13 de la Charte. L'appelant a choisi de ne pas témoigner et n'a cité aucun témoin. Il a encore une fois été déclaré coupable. Il a de nouveau interjeté appel devant la Cour d'appel de l'Alberta invoquant comme seul moyen que le juge du procès a commis une erreur en admettant en preuve, dans le cadre de la preuve à charge, le témoignage que l'appelant avait donné à son premier procès. L'appel a été rejeté: (1984), 11 C.C.C. (3d) 453, 9 C.R.R. 61, 39 C.R. (3d) 281, 3l Alta. L.R. (2d) 16, 8 D.L.R. (4th) 589, 51 A.R. 210, [1984] 3 W.W.R. 594. L'accusé se pourvoit maintenant devant cette Cour.

3. La Charte n'était pas entrée en vigueur au moment où l'appelant a témoigné à son premier procès, mais elle l'était lorsque l'avocat de la poursuite a présenté sa preuve principale dans le deuxième procès.

Les lois

Charte canadienne des droits et libertés

13. Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

13. A witness who testifies in any proceedings has the right not to have any incriminating evidence so given used to incriminate that witness in any other proceedings, except in a prosecution for perjury or for the giving of contradictory evidence.

Loi sur la preuve au Canada

5. (1) Nul témoin n'est exempté de répondre à une question pour le motif que la réponse à cette question pourrait tendre à l'incriminer, ou pourrait tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit.

(2) Lorsque, relativement à quelque question, un témoin s'oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l'incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi, ou sans la loi de quelque législature provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d'une loi provinciale, forcé de répondre, sa réponse ne peut pas être invoquée et n'est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle exercée contre lui par la suite, hors le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage.

Les jugements

Cour du Banc de la Reine de l’Alberta

4. Le juge Moshansky a admis en preuve le témoignage antérieur de l'appelant, concluant que l'art. 13 de la Charte ne s'appliquait pas car la Charte n'était entrée en vigueur qu'après le témoignage de l'appelant à son premier procès: (1983), 5 C.C.C. (3d) 273, 6 C.R.R. 125. Il a conclu que, comme l'art. 13 est rédigé au présent, il doit s'appliquer à un témoin qui dépose plutôt qu'à celui qui a déposé précédemment.

5. Le juge du procès a alors ajouté que, même si on ne tenait pas compte du caractère rétroactif, l'art. 13 ne s'appliquerait toujours pas car l'article doit s'appliquer à un témoin plutôt qu'à un accusé. Il n'a pas jugé nécessaire de traiter de l'argument portant sur la signification des termes "autres procédures" à l'art. 13.

Cour d’appel de l’Alberta

6. La Cour d'appel a jugé que la preuve était admissible, bien qu'elle ne fût pas d'accord avec la conclusion du juge du procès que l'art. 13 ne s'appliquait pas à cause de l'argument fondé sur la rétroactivité. La cour a conclu que de fait l'art. 13 s'appliquait dans une situation où le témoin en question était l'accusé et lorsque le témoignage en question avait été donné à une date antérieure. La cour a dit qu'en effet, l'art. 13 établissait le "droit à ce qu'aucun témoignage ne soit utilisé". Toutefois, la cour a statué que le second procès n'était pas visé par l'expression "d'autres procédures" et que par conséquent l'accusé ne pouvait invoquer l'art. 13 dans de telles circonstances.

7. Sa Majesté intimée adopte la position que l'art. 13 ne pouvait être invoqué par l'accusé à son second procès parce qu'il ne s'applique qu'aux témoignages donnés après l'entrée en vigueur de la Charte, que de toute façon le témoignage en l'espèce, lorsqu'il a été donné, n'était pas "incriminant" et qu'en outre, un nouveau procès n'est pas visé par l'expression "d'autres procédures". Enfin, l'intimée invoque, à titre subsidiaire, le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel.

8. Comme je suis d'avis d'accueillir le présent pourvoi, j'examinerai toutes les questions soulevées par l'intimée à l'appui de la conclusion de la Cour d'appel de rejeter l'appel de l'accusé.

Nature et but de l'art. 13

9. L'article 13 correctement interprété indique que la garantie qu'il accorde vise à empêcher l'auto‑incrimination par l'utilisation d'un témoignage antérieur. C'est une forme de protection très précise contre l'auto‑incrimination et elle doit par conséquent être interprétée dans le contexte de deux droits intimement liés, le droit de ne pas être contraint de témoigner contre soi‑même et la présomption d'innocence établis aux al. 11c) et d) de la Charte:

11. Tout inculpé a le droit:

...

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche;

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

10. L'alinéa 11d) impose à la poursuite le fardeau de démontrer la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable ainsi que de présenter sa preuve contre l'accusé avant que celui‑ci n'ait besoin de répondre, soit en témoignant soit en citant d'autres témoins. Comme le juge Laskin (plus tard Juge en chef) l'a écrit dans l'arrêt R. c. Appleby, [1972] R.C.S. 303, à la p. 317:

Le "droit à la présomption d'innocence"... signifie, en termes populaires, que le fardeau ultime d'établir la culpabilité incombe au ministère public. Si, à la fin des plaidoiries, il existe un doute raisonnable relativement à tout élément de l'accusation, le prévenu doit être acquitté. Plus précisément, la présomption d'innocence donne au prévenu l'avantage initial du droit au silence et l'avantage ultime (après la présentation de la preuve du ministère public et de toute autre preuve pour le compte du prévenu) de tout doute raisonnable: voir Coffin v. U.S. (1895), 156 U.S. 432 à la p. 452.

11. Le fardeau qui incombe à la poursuite "d'établir la culpabilité", et le "droit au silence", c.‑à‑d. l'obligation de présenter une "preuve complète" qui constituent les éléments essentiels de la présomption d'innocence, sont également sous‑jacents au droit de ne pas être obligé de témoigner. Ainsi comme l'a écrit le professeur Ratushny:

À plusieurs égards, l'obligation pour la Couronne de présenter une "preuve complète" constitue au fond, la véritable protection que veut atteindre la règle interdisant de contraindre l'accusé à témoigner. Ce n'est pas le fait que l'accusé ne soit pas obligé de témoigner qui le protège mais le fait que la Couronne soit obligée de prouver l'accusation avant qu'on s'attende à une réaction de sa part, soit qu'il témoigne lui‑même, qu'il fasse entendre d'autres témoins ou qu'il présente toute autre preuve. Même lorsque la Couronne a présenté une "preuve complète" elle conserve jusqu'à la fin le fardeau de la preuve.

12. ("Le rôle de l'accusé dans la poursuite criminelle", dans Beaudoin et Tarnopolsky (éd.), Charte canadienne des droits et libertés (1982), à la p. 448.)

[TRADUCTION] L'accusé n'est tenu de répondre à l'accusation qu'une seule fois. La Couronne doit présenter sa preuve à un procès public. L'accusé a le droit d'éprouver cette preuve et de la contester. Si cette preuve ne satisfait pas à certains critères, l'accusé a le droit d'être acquitté. Ce n'est que si la preuve satisfait à certains critères que l'accusé sera tenu d'y répondre ou de courir le risque d'une déclaration de culpabilité.

13. (Self‑incrimination in the Canadian Criminal Process (1979), à la p. 180.)

14. Comme tel, le principe de l'obligation de présenter une "preuve complète" est commun aux al. 11c), d) et à l'art. 13. Dans le contexte de l'al. 11c) et de l'art. 13, il signifie précisément que l'accusé jouit de "l'avantage initial du droit au silence" (R. c. Appleby, précité) et de son corollaire, la protection contre l'auto‑incrimination. L'article 13, tout comme l'al. 11c), constitue la reconnaissance du principe selon lequel

[TRADUCTION] ...l'individu est souverain et que selon les règles régissant les conflits entre le gouvernement et un individu, celui‑ci ne doit être inquiété que pour un motif valable et ne doit pas être obligé par son opposant de causer sa propre défaite.

15. (Wigmore on Evidence, vol. 8 (McNaughton rev. 1961), par. 2251, à la p. 318.)

16. Par conséquent, l'objet de l'art. 13, lorsqu'il est interprété dans le contexte des al. 11c) et d), est de protéger les individus contre l'obligation indirecte de s'incriminer, pour veiller à ce que la poursuite ne soit pas en mesure de faire indirectement ce que l'al. 11c) interdit. Cet article garantit le droit de ne pas voir le témoignage antérieur d'une personne utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures.

17. Les conséquences qui découlent de la nature et de l'objet du droit énoncé à l'art. 13 touchent aux points suivants:

1. La question de savoir si l'article s'applique à un témoin qui dépose ou à une personne qui a témoigné précédemment, c'est‑à‑dire la détermination du bénéficiaire du droit;

2. l'interprétation des expressions "témoignage incriminant" et "utilisé pour l'incriminer";

3. l'interprétation de l'expression "d'autres procédures".

18. Pour les motifs énoncés ci‑dessous, bien que les al. 11c) et d) portent tous deux sur la détermination de ces trois questions, l'al. 11c) (interdiction de contraindre l'accusé de témoigner) apporte une réponse en ce qui a trait aux deux premières alors que l'al. 11d) (le fardeau de la preuve et le principe de la preuve complète) apporte une réponse à la troisième question, la signification de l'expression "d'autres procédures".

19. J'examinerai successivement chacune de ces questions.

Le bénéficiaire du droit

20. À mon avis, l'art. 13 ne reçoit pas en l'espèce une interprétation lui donnant un effet rétroactif. Comme je l'ai indiqué précédemment, l'art. 13 garantit le droit de ne pas voir le témoignage antérieur d'une personne utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures. Ce droit s'applique depuis le 17 avril 1982, date de l'entrée en vigueur de la Charte. Toutefois, étant donné la nature et le but du droit, il s'applique à un individu dès le moment où l'on tente d'utiliser un témoignage antérieur pour l'incriminer. La date du témoignage antérieur n'est pas pertinente aux fins de déterminer qui peut ou non réclamer la protection de l'art. 13. Le 17 avril 1982, toutes les personnes ont acquis le droit de ne pas voir les témoignages donnés antérieurement utilisés pour les incriminer. La protection accordée par le droit ne se rapporte pas au moment où le témoignage est donné, mais au moment où l'on tente d'utiliser ce témoignage d'une manière incriminante.

21. L'existence d'un témoignage antérieur n'est rien de plus qu'une condition requise pour l'application de l'art. 13. Pour citer le juge Martin dans l'arrêt R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97 aux pp. 102 et 103:

[TRADUCTION] Toutefois, une disposition législative ne s'applique pas rétroactivement parce qu'une partie des conditions requises pour son application est tirée d'une période précédant son entrée en vigueur ni parce qu'elle tient compte d'événements passés: voir R. v. Johnston (1977), 34 C.C.C. (2d) 325, [1977] 2 W.W.R. 613, 37 C.R.N.S. 234; confirmé par [1978] 2 R.C.S. 391, 39 C.C.C. (2d) 479n, [1978] 2 W.W.R. 478 (C.S.C.); R. v. Negridge (1980), 54 C.C.C. (2d) 304, 17 C.R. (3d) 14, 6 M.V.R. 255 (C.A. Ont.).

22. Comme l'article 13 garantit le droit d'une personne contre l'auto‑incrimination, plutôt que les droits d'un témoin qui dépose, il ne s'applique à un individu qu'au moment où l'on tente d'utiliser un témoignage antérieur pour incriminer son auteur. Étant donné qu'en l'espèce on a tenté d'utiliser le témoignage antérieur de Dubois après l'entrée en vigueur de la Charte, la question de la rétroactivité ne se pose pas.

23. La poursuite soutient que le droit exprimé à l'art. 13 ne s'applique qu'à l'individu qui est un "témoin", que le droit n'est donné [TRADUCTION] "qu'à un individu en tant que témoin et non pas en tant qu'accusé". La poursuite allègue à l'appui de cette position que l'article est rédigé au présent. Elle soutient que la protection n'est donnée [TRADUCTION] "qu'à un témoin qui dépose et non à un témoin qui a déposé". Dans les motifs maintenant publiés à (1984), 11 C.C.C. (3d) 453, le juge Kerans de la Cour d'appel de l'Alberta a répondu en partie à cet argument, à la p. 455:

[TRADUCTION] La poursuite soutient à juste titre que, le jour de l'entrée en vigueur de la Charte, l'accusé était un témoin qui avait déposé et non un témoin qui était sur le point de déposer. Toutefois l'expression "a witness who testifies" a été inscrite dans le texte anglais de la Charte pour remplacer le projet de rédaction "a witness ... when compelled to testify" afin de dissiper tout doute en ce qui a trait à la question de savoir si un témoin en principe volontaire, comme un accusé, peut réclamer la protection de l'article. L'expression "who testifies» dans le texte anglais précise simplement que le terme witness englobe un témoin volontaire. Voir l'analyse du juge Grotsky dans R. v. Staranchuk (1982), 3 C.C.C. (3d) 138, [1983] 2 W.W.R. 145, 45 C.B.R. (N.S.) 200 (infirmé pour d'autres motifs dans 8 C.C.C. (3d) 150, 3 D.L.R. (4th) 574, [1983] 6 W.W.R. 729). Par conséquent, j'accepte l'argument de l'accusé selon lequel le droit d'empêcher l'usage incriminant d'un témoignage antérieur vise tous les témoins, peu importe le moment où ils déposent.

24. L'article 13, contrairement au par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, n'exige pas une opposition de la part de la personne qui témoigne et ne mentionne pas non plus une obligation de répondre. En fait, comme l'a souligné le juge Kerans dans le passage précité, l'exigence relative à "l'obligation de répondre", établie dans un projet de rédaction de l'art. 13, a par la suite été retirée de la version finale de l'article. Ainsi, l'histoire législative de la disposition indique que le terme witness englobe un témoin volontaire.

25. En outre, étant donné la nature et le but du droit, qui est essentiellement la protection contre l'auto‑incrimination, la question de savoir si le témoignage était obligatoire ou volontaire au moment où il a été donné est en grande partie non pertinente. Le droit vise principalement les secondes procédures, la date où l'on cherche à utiliser le témoignage antérieur, plutôt que celle où il a été donné.

26. Pour ces motifs, l'art. 13 s'applique à mon avis autant au témoignage donné de manière volontaire par un accusé qu'au témoignage donné par une personne qui est obligée de témoigner.

27. Le ministère public a invoqué l'arrêt Marcoux c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 763, à l'appui de sa position. Dans cet arrêt, le juge Dickson (maintenant Juge en chef), parlant au nom de la Cour, a dit que le privilège contre l'auto‑incrimination s'étend à l'accusé "en tant que témoin et non pas en tant qu'accusé". Toutefois, dans cet arrêt le juge Dickson délimitait la portée du privilège relativement au refus d'un suspect de participer à une séance d'identification et faisait ainsi la comparaison entre la contrainte en matière testimoniale et d'autres formes de contraintes. Il a dit aux pp. 768 et 769:

Le privilège, dont une analyse historique et globale est faite dans 8 Wigmore on Evidence (McNaughton revision 1961) art. 2250, aux pp. 284 sqq., s'est développé par réaction à la méthode d'interrogatoire pratiquée devant les anciens tribunaux ecclésiastiques et devant la Chambre étoilée, où l'usage consistait à faire comparaître une personne, sans l'aviser de quoi elle était inculpée, et à l'interroger sous serment. La règle générale a évolué jusqu'à ce que personne ne soit obligé de répondre à une question si la réponse pouvait tendre à l'exposer à une inculpation de nature criminelle. Appliqué aux témoins en général, le privilège doit être expressément invoqué par le témoin lorsqu'il est à la barre et que la question lui est posée, Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, c. E‑10, art. 5. Appliqué à un accusé, le privilège consiste dans le droit de s'abstenir de répondre. On ne peut demander à un accusé, encore moins l'obliger, de venir à la barre aux témoins ou de répondre à des questions incriminantes. S'il choisit de témoigner, il perd évidemment cette protection. En résumé, le privilège s'applique à l'accusé en tant que témoin et non pas en tant qu'accusé; il s'applique particulièrement à la contrainte de témoigner et non pas à la contrainte en général ...

28. L'arrêt Marcoux étaye donc la proposition que la protection contre l'auto‑incrimination ne s'applique pas de manière fonctionnelle à l'étape d'une séance d'identification qui est antérieure au procès. Cet arrêt n'appuie aucunement l'argument avancé par la poursuite.

29. Par conséquent, je suis d'avis que la protection qu'offre l'art. 13 s'applique aux secondes procédures; en conséquence la date à laquelle le témoignage antérieur a été donné et la question de savoir s'il a été donné volontairement ou sous la contrainte ne sont pas pertinentes. Une brève analyse du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada relativement à l'art. 13 de la Charte renforce mon opinion.

30. En common law, un témoin avait le privilège de refuser de répondre à une question lorsque cette réponse pouvait tendre à l'incriminer. Ce privilège de common law a été aboli par le par. 5(1) de la Loi sur la preuve au Canada. Toutefois, le par. 5(2) de la Loi prévoit:

(2) Lorsque, relativement à quelque question, un témoin s'oppose à répondre ... bien que ce témoin soit ... forcé de répondre, sa réponse ne peut pas être invoquée et n'est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle exercée contre lui par la suite...

31. De toute évidence, cette forme limitée de protection contre l'auto‑incrimination ne s'applique pas aux procédures dans lesquelles le témoignage est recueilli et ne s'applique qu'aux procédures subséquentes (Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152, aux pp. 219 et 220). En d'autres termes, elle s'applique dans les procédures subséquentes dans lesquelles celui qui était témoin est devenu l'accusé. Par conséquent, le par. 5(2) a, dans une certaine mesure, déplacé le point focal de la protection contre l'auto‑incrimination des procédures dans lesquelles le témoignage est donné aux procédures subséquentes dans lesquelles le témoin est devenu l'accusé.

32. L'accent mis sur les procédures subséquentes est encore plus prononcé dans l'art. 13 de la Charte, qui ne mentionne aucune obligation de répondre au moment du témoignage ni aucune opposition à répondre de la part de l'accusé. En conséquence, bien que l'art. 13 mentionne dans le texte anglais "A witness who testifies", cette expression, comme celle qu'elle remplace, est destiné à s'appliquer et à protéger les intérêts de la personne dans les procédures subséquentes. En réalité, il est même plus clair dans l'art. 13 que le droit fonctionne au niveau des "autres procédures".

33. Pour ces motifs, la poursuite ne peut, à mon avis, avoir gain de cause dans cette partie de son argumentation.

Témoignage incriminant

34. Le texte de l'article mentionne deux fois la notion d'incrimination. Selon la poursuite, cela signifie que le témoignage en cause doit (1) avoir été incriminant dans la première procédure au cours de laquelle il a été donné et (2) être incriminant dans la seconde procédure dans laquelle la poursuite cherche à l'utiliser.

35. Bien que l'interprétation littérale de l'article étaye la prétention de la poursuite, je suis néanmoins d'avis que l'art. 13 n'exige pas que le caractère incriminant du témoignage soit évalué tant dans la première procédure que dans la seconde. En réalité, l'interprétation littérale va contre la nature et l'objet de l'article et aboutit de plus à une absurdité. Lorsqu'il en est ainsi, l'interprétation littérale ne doit pas s'appliquer à moins d'«irréductibilité absolue» du texte, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Les commentaires du juge Anglin dans l'arrêt Regina Public School District v. Gratton Separate School District (1915), 50 R.C.S. 589, à la p. 624 sont, à mon avis, également pertinents dans le contexte de la Charte:

[TRADUCTION] Seule "l'irréductibilité absolue des termes employés" peut justifier une interprétation qui contredit ce qui est manifestement l'objet principal d'une loi.

...

Il serait contraire à l'interprétation rationnelle de permettre d'utiliser un terme qui ne soit pas entièrement susceptible de contredire l'intention du législateur, dont il ne faut pas présumer qu'il a prévu toutes les conséquences qui peuvent découler de l'emploi d'un mot particulier.

Cette Cour a déjà adopté une analyse fonctionnelle dans le contexte de l'interprétation de la Charte; voir les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295. L'objet de cet article, que j'ai dégagé dans les pages précédentes des présents motifs, indique que le seul moment pertinent relativement à l'appréciation de la nature incriminante du témoignage est celui de la seconde procédure.

36. Pour ce qui est de l'absurdité, dans un grand nombre d'affaires, ce n'est qu'au moment où le témoignage est utilisé dans la procédure subséquente qu'on peut vraiment déterminer s'il est incriminant ou non, c'est‑à‑dire au moment où la poursuite cherche à utiliser le témoignage comme preuve. Comment peut‑on, par exemple, déterminer la nature incriminante du témoignage à la première procédure, lorsque le témoin n'est pas nécessairement l'accusé et lorsque l'infraction dont le témoin peut plus tard être inculpé n'a peut‑être même pas encore été commise.

37. L'arrêt de cette Cour Piché c. La Reine, [1971] R.C.S. 23, confirme l'avis que la nature incriminante du témoignage doit s'évaluer dans la seconde procédure. Dans cet arrêt, cette Cour a conclu à la majorité que l'admission en preuve de déclarations faites par un accusé à des personnes en situation d'autorité, qu'elles soient justificatives ou incriminantes au moment où elles ont été faites, est soumise aux mêmes critères, c'est‑à‑dire qu'elle dépend de l'utilisation que la poursuite cherche à en faire plutôt que de leur teneur.

38. Dans le contexte de l'art. 13, l'utilisation que la poursuite tente de faire du témoignage ne peut se déterminer qu'au moment de la seconde procédure.

39. Pour tous ces motifs, je suis d'avis de rejeter l'argument de la poursuite que le témoignage en cause doit être incriminant tant dans la première que dans la seconde procédure.

40. Je suis également d'avis que tout témoignage que la poursuite soumet dans le cadre de sa preuve à charge est, pour les fins de l'art. 13, un témoignage incriminant. La poursuite soumet des témoignages pour étayer sa preuve et obtenir une déclaration de culpabilité; c'est elle qui sait ce qui est incriminant. En un sens, on pourrait dire que la poursuite n'est pas admise à soutenir que le témoignage qu'elle présente à cette fin n'est pas incriminant. Puisqu'en l'espèce la poursuite présente le témoignage dans le cadre de sa preuve principale, laquelle est manifestement visée par l'expression "utilisé pour l'incriminer", nous n'avons pas à nous prononcer sur la question de savoir si ces termes font référence à l'utilisation du témoignage antérieur dans le but de contre‑interroger l'accusé, si ce dernier choisissait de témoigner pour sa propre défense.

Dans d'autres procédures

41. Après avoir établi que l'art. 13 confère une forme de protection contre l'auto‑incrimination, il est aussi nécessaire de déterminer si cela signifie qu'un accusé qui a choisi de témoigner doit être protégé à l'occasion du nouveau procès relativement à la même infraction ou à une infraction comprise.

42. Je ne vois pas comment le témoignage donné par l'accusé pour réfuter la preuve soumise au premier procès pourrait, sans contrevenir à l'al. 11d), et à un degré moindre à l'al. 11c), faire partie de la preuve présentée par la poursuite contre l'accusé au second procès. En effet, l'accusé serait alors forcé d'aider la poursuite à s'acquitter du fardeau de présenter une preuve complète et en conséquence privé de son droit de se taire jusqu'à ce que la preuve ait été faite.

43. Permettre à la poursuite d'utiliser, dans le cadre de sa preuve principale, le témoignage antérieur de l'accusé aurait comme conséquence de lui permettre de faire indirectement ce qui lui est interdit de faire directement en vertu de l'al. 11c), c.‑à‑d. contraindre l'accusé de témoigner. Ce serait de plus permettre une violation indirecte du droit de l'accusé d'être présumé innocent et de garder le silence jusqu'à ce que sa culpabilité soit établie par la poursuite, droit que lui garantit l'al. 11d) de la Charte. Notre Charte constitutionnelle doit s'interpréter comme un système où "chaque élément contribue au sens de l'ensemble et l'ensemble au sens de chacun des éléments" (comme l'écrit P.A. Côté dans Interprétation des lois (1982), à la p. 257). Les tribunaux doivent interpréter chaque article de la Charte en fonction des autres articles (voir, par exemple, R. v. Carson (1983), 20 M.V.R. 54 (C.A. Ont.); R. v. Konechny, [1984] 2 W.W.R. 481 (C.A.C.‑B.); Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights (1984), 47 O.R. (2d) 1 (C.A.); R. v. Antoine, précité). Conclure qu'un nouveau procès n'est pas une "autre procédure" au sens de l'art. 13 équivaudrait en fait à permettre une interprétation d'un droit conféré par la Charte qui comporte la violation d'un autre droit conféré par la Charte. Il faut éviter un tel résultat.

44. Un nouveau procès ordonné par une cour d'appel, pour la même infraction ou une infraction comprise, est en conséquence une "autre procédure" au sens de l'art. 13.

45. Certaines craintes ont été exprimées quant aux conséquences logiques de ce raisonnement sur l'admissibilité au procès du témoignage donné à l'enquête préliminaire par un prévenu en vertu de l'art. 469 du Code criminel. Cette question n'est pas soulevée en l'espèce. Cependant, même en tenant pour acquis, sans toutefois en décider, qu'une enquête préliminaire constitue une "autre procédure", la question se poserait alors de savoir si l'art. 469 constitue, en vertu de l'article premier de la Charte, une limite déraisonnable aux protections accordées par l'art. 13. Un facteur pertinent à cet égard serait notamment la nature du péril auquel l'accusé s'expose à ce stade s'il décide de ne pas témoigner à l'enquête préliminaire pour réfuter la "preuve prima facie".

46. Parce que la poursuite a accordé beaucoup de poids à l'approbation par cette Cour des remarques du juge Johnson dans l'arrêt R. v. Brown (No. 2), précité, j'estime qu'il est nécessaire d'aborder ce sujet avant de conclure. Il s'agit là d'une affaire dans laquelle la Cour d'appel des territoires du Nord‑Ouest (1963), 40 C.R. 90 a conclu que, lorsqu'il y a un nouveau procès parce que le premier a avorté, le témoignage de l'accusé donné au cours du premier procès n'est pas recevable en preuve contre lui au second procès. Le juge Johnson, qui était dissident, a affirmé que le témoignage était recevable. Cette Cour a infirmé la décision de la Cour d'appel et adopté les motifs du juge Johnson. Avec égards, la raison déterminante de la décision du juge Johnson n'est pas évidente. Il est difficile de savoir dans quelle mesure la dissidence du juge dépend de ce que l'accusé ne s'est pas opposé, dans l'hypothèse où il pouvait le faire en droit, à répondre et ne s'est pas ainsi prévalu du privilège accordé par le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. L'arrêt Brown ne constituerait pas un obstacle à ce que je considère comme la bonne interprétation de l'art. 13 de la Charte si ce n'était du passage suivant des motifs du juge Johnson, à la p. 101:

[TRADUCTION] Il est possible de renoncer à ce privilège et, bien sûr il y a renonciation lorsque le témoin se présente volontairement à la barre et, sans invoquer le privilège accordé par le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, donne un témoignage de nature incriminante. Dans l'arrêt Chambers v. Chambers (No. 2), [(1960), 31 W.W.R. 399], la cour a statué qu'après avoir renoncé au privilège quelqu'un pouvait l'invoquer au second procès entre les mêmes parties. Si l'on applique cette règle à l'espèce, il est évident que, parce que l'appelant a renoncé au privilège quant au témoignage à son premier procès, la poursuite ne peut le contraindre de se présenter et de témoigner au second. On soutient cependant que recevoir cette preuve de la façon dont elle a été reçue en l'espèce équivaut à assigner l'accusé comme témoin de la poursuite sans lui laisser le droit de refuser de témoigner. La meilleure réponse à cet argument se trouve dans les paroles du juge en chef lord Campbell dans l'arrêt Regina v. Scott, précité, à la p. 59. À propos de l'accusé, sa Seigneurie dit:

"L'auto‑incrimination était un fait accompli et au procès, il ne se trouvait pas forcé de s'accuser lui‑même. La maxime invoquée (nemo tenetur seipsum accusare) s'applique au moment où la question est posée et non à l'utilisation que la poursuite cherche à faire de la réponse lorsque celle‑ci est donnée."

(C'est moi qui souligne.)

47. L'arrêt Scott (R. v. Scott (1856), Dears. & B. 47, 169 E.R. 909) visait un failli qui, en vertu des lois britanniques, était tenu, en droit, de répondre à toutes les questions relatives à ses opérations commerciales. Il l'a fait et fut subséquemment poursuivi en vertu de la même loi pour avoir altéré ses registres de commerce. Il s'agissait d'une exception législative manifeste au privilège reconnu par la maxime de common law "nemo tenetur seipsum accusare". Dans ses motifs, le juge en chef lord Campbell dit, à la p. 59:

[TRADUCTION] Enfin, l'avocat de l'accusé invoque le grand principe de droit anglais "nemo tenetur seipsum accusare". C'est bien un principe de la common law d'Angleterre. Mais le législateur peut supprimer ce privilège et édicter qu'une personne peut être tenue de s'accuser elle‑même. C'est‑à‑dire qu'elle doit répondre à des questions dont les réponses peuvent être incriminantes. Cette loi du Parlement, 12 & 13 Vict. chap. 106, définit des félonies (felonies) et des délits (misdemeanors) et oblige le failli à répondre à des questions qui peuvent démontrer qu'il s'est rendu coupable de certains de ces félonies ou délits. Le législateur a écarté l'application de la maxime de common law et l'accusé a été réellement tenu de fournir des réponses, ce qu'il a fait, qui démontraient qu'il était coupable de l'infraction dont il était accusé. L'auto‑incrimination était un fait accompli et au procès, il ne se trouvait pas forcé de s'accuser lui‑même.

Sa Seigneurie ajoute immédiatement le passage cité plus tard par le juge Johnson:

[TRADUCTION] La maxime invoquée s'applique au moment où la question est posée et non à l'utilisation que la poursuite cherche à faire de la réponse lorsque celle‑ci est donnée.

48. Compte tenu du sens de ces mots, le texte qui suit immédiatement a aussi une portée non négligeable:

[TRADUCTION] Si la personne a été obligée de façon illégale de répondre à la question, elle est protégée de toute conséquence préjudiciable due à la réponse ainsi obtenue illégalement; mais elle ne peut prétendre à la même protection lorsque la question était légale et que le témoin était tenu, en droit, d'y répondre.

49. En conséquence, la mention par le juge en chef lord Campbell de l'époque à laquelle la maxime s'applique se rapporte à la légalité d'obliger à répondre à la question. Avec égards, elle n'a pas de rapport et ne constitue pas une réponse, encore moins la bonne réponse, à la question soulevée par le juge Johnson, celle de savoir si l'admission de la preuve dans l'affaire Brown, de la façon dont elle a été faite, équivaut à citer l'accusé comme témoin de la poursuite sans lui permettre de refuser de témoigner.

50. De toute façon, quelle qu'ait été la raison déterminante de l'arrêt de cette Cour R. v. Brown (No. 2), précité, cet arrêt se distingue d'avec l'espèce à plusieurs égards. D'abord, l'arrêt Brown a été rendu avant l'entrée en vigueur de la Charte et du nouveau droit que celle‑ci énonce à l'art. 13. Puis il est difficile de savoir dans quelle mesure la dissidence du juge Johnson, que cette Cour a adoptée "pour l'essentiel", dépend de ce que l'accusé ne s'est pas opposé à répondre, et a par conséquent omis d'invoquer la protection accordée par le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, en supposant bien sûr que le privilège accordé par le paragraphe est applicable à un accusé qui témoigne pour sa propre défense.

51. De toute façon, si la maxime de common law "nemo tenetur seipsum accusare" et l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada avaient été interprétés dans le contexte de la Charte, comme il faut maintenant le faire, je me risquerais à affirmer que le résultat de l'arrêt R. v. Brown (No. 2), précité, aurait bien pu être différent.

52. Bien que la constitutionnalité du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada n'ait pas été mise en cause en l'espèce, il est clair qu'il faut maintenant l'interpréter dans le contexte de la Charte et, s'il est jugé incompatible avec celle‑ci, il sera inopérant dans la mesure de cette incompatibilité.

53. Pour ces motifs, la protection conférée par l'art. 13 englobe, à mon avis, un nouveau procès.

Le sous‑alinéa 613(1)b)(iii) du Code criminel

54. Les parties au présent pourvoi, en débattant de l'applicabilité du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel, ont traité la présentation de témoignages comme s'il s'agissait d'une erreur de droit ordinaire et ont plaidé qu'il y avait ou qu'il n'y avait pas de tort important ou d'erreur judiciaire grave. Ni l'une ni l'autre des parties n'a abordé les rapports qu'il peut y avoir entre une violation de la Charte et la réparation possible en vertu de l'art. 24 de celle‑ci d'une part, et la disposition du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel d'autre part. Il y a lieu d'attendre une autre affaire pour trancher cette importante question. En présumant, sans en décider, que le sous‑al. 613(1)b)(iii) peut s'appliquer à une violation de la Charte et à la réparation prévue à l'art. 24, vu la nature du témoignage, je suis d'avis que, de toute façon, ce ne serait pas une affaire où il y a lieu d'appliquer la disposition.

55. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler la déclaration de culpabilité et d'ordonner un nouveau procès.

Version française des motifs rendus par

56. Le Juge McIntyre (dissident)—En l'espèce, cette Cour est appelée pour la première fois à étudier l'effet de l'art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés. C'est là l'unique question dont nous sommes saisis.

57. Les faits peuvent se résumer facilement. Un acte d'accusation inculpait l'appelant d'avoir:

[TRADUCTION] ...à Calgary, dans le district judiciaire de Calgary, dans la province de l'Alberta, le 6 mars 1980 ou vers cette date, tué Bruno Williams, commettant ainsi un meurtre au deuxième degré, contrairement au Code criminel.

L'appelant, qui a témoigné à son procès, a été reconnu coupable. Bien que représenté par un avocat, il ne s'est opposé à aucune question ni au cours de son interrogatoire principal ni au cours de son contre‑interrogatoire. Par conséquent, le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada ne jouait pas de manière à le protéger contre toute utilisation ultérieure de son témoignage dans le cadre d'un procès criminel. L'appelant en a appelé de sa déclaration de culpabilité. La Cour d'appel a annulé la déclaration de culpabilité et ordonné un nouveau procès pour cause de directives erronées ou absence de directives sur les moyens de défense soulevés par le témoignage de l'appelant: (1982), 69 C.C.C. (2d) 494. Au nouveau procès, le ministère public a produit en preuve le témoignage que l'appelant avait donné à son premier procès. Dans ce témoignage, consigné sur soixante pages de transcription, l'appelant avoue qu'il a tué la victime, mais allègue certaines circonstances justificatives. Invoquant l'art. 13 de la Charte, l'appelant s'est opposé à la réception de ce témoignage en preuve. L'appelant n'a cité aucun témoin à son second procès. Ayant été déclaré coupable, il a formé un nouvel appel que la Cour d'appel (le juge en chef Laycraft, les juges Harradence et Kerans) a rejeté à l'unanimité: (1984), 11 C.C.C. (3d) 453, 9 C.R.R. 61, 39 C.R. (3d) 281, 31 Alta. L.R. (2d) 16, 8 D.L.R. (4th) 589, 51 A.R. 210, [1984] 3 W.W.R. 594.

58. L'appelant allègue que la Cour d'appel a commis une erreur en concluant que le témoignage qu'il avait donné à son premier procès était recevable au second procès comme partie de la preuve de la poursuite. La question dont nous sommes saisis peut être ainsi formulée: Lorsqu'une cour d'appel annule une déclaration de culpabilité et ordonne un nouveau procès, l'art. 13 de la Charte a‑t‑il pour effet d'empêcher l'admission au second procès du témoignage donné par l'accusé à son premier procès?

59. Le juge Kerans, au nom d'une Cour d'appel unanime, a conclu notamment qu'au moment du second procès l'appelant était une personne qui avait témoigné dans une procédure et que, par conséquent, l'art. 13 de la Charte lui était applicable, que le témoignage donné par l'accusé à son premier procès a été utilisé pour l'incriminer au second procès et que l'application de l'art. 13 en l'espèce ne soulevait aucune question de rétroactivité. Il a conclu toutefois que l'art. 13 de la Charte ne bénéficiait pas à l'appelant parce que le second procès ne constituait pas "d'autres procédures" au sens de cet article. Je suis d'accord avec la conclusion du juge Kerans et, d'une manière générale, avec ses motifs. Cependant, j'en arrive à cette conclusion d'une manière différente.

60. L'appelant a soutenu que le second procès était une autre procédure au sens de l'art. 13 de la Charte. Cette disposition avait donc pour effet de rendre le témoignage en question inadmissible au second procès. Quant au ministère public, il a fait valoir principalement que l'art. 13 ne s'applique pas en l'espèce parce que le second procès n'était pas une autre procédure. On ne pouvait en conséquence invoquer cette disposition pour modifier un principe de droit qui jusqu'ici a autorisé la production d'une preuve de ce genre.

61. Il est établi depuis longtemps que les déclarations extrajudiciaires pertinentes d'une partie aux procédures sont admissibles en preuve contre elle mais, en règle générale, non pas en sa faveur. Cette règle souffre une exception, savoir qu'une telle déclaration faite à une personne en autorité ne sera reçue en preuve que si on en démontre le caractère volontaire. Pour protéger contre l'auto‑incrimination, la common law reconnaissait aux justiciables le droit de s'opposer à des questions incriminantes dans des affaires judiciaires et quasi judiciaires. Ce droit conféré par la common law a été aboli par l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E‑10. Suivant cette disposition, lorsqu'un témoin s'oppose à une question pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l'incriminer ou à établir sa responsabilité dans une procédure civile et s'il s'agit d'une question à laquelle, sans l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, ce témoin n'aurait pas été obligé de répondre, la réponse qu'il a dû fournir ne peut pas être invoquée et n'est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle.

62. Avant l'adoption de la nouvelle Constitution canadienne comprenant la Charte, le témoignage donné par l'appelant au cours de son premier procès aurait pu être produit en preuve par le ministère public au second procès. Tout doute qui a pu subsister sur ce point a été dissipé par cette Cour dans l'arrêt R. v. Brown (No. 2) (1963), 40 C.R. 105. Dans cette affaire, il s'agissait d'un pourvoi contre un arrêt de la Cour d'appel des territoires du Nord‑Ouest (1963), 40 C.R. 90 (le juge en chef Smith et les juges Porter, Johnson, Parker et Kane). Le juge en chef Smith, qui a rédigé les motifs de la cour à la majorité (le juge en chef Smith, les juges Porter et Kane), avait conclu que lorsqu'un nouveau procès est ordonné parce que le premier a avorté, le témoignage donné par l'accusé au premier procès n'est pas admissible contre lui au second. Il a reconnu qu'un bon nombre d'arrêts appuient l'admission dans des procédures judiciaires d'une déclaration antérieure faite sous serment par un accusé. Il a toutefois fait remarquer qu'aucun arrêt ne traite de la question précise dont nous sommes saisis, c'est‑à‑dire l'admissibilité contre un accusé à son second procès du témoignage qu'il a donné à son premier procès. Aux pages 96 et 97, il affirme ceci:

[TRADUCTION] Étant donné les faits de la présente affaire, j'estime qu'un nouveau procès signifie recommencer à zéro; il ne peut pas s'agir d'un procès où la preuve présentée au juge et jury est formée en partie de témoignages oraux et en partie du témoignage donné par l'accusé au premier procès.

Lorsque l'appelant a témoigné au premier procès, il était accusé de meurtre. Il a cru bon à ce moment‑là de se présenter à la barre pour être interrogé et contre‑interrogé. Au second procès il était accusé d'homicide involontaire coupable et n'a pas témoigné. Ni au premier procès ni au second n'était‑il un témoin contraignable, néanmoins on a produit contre lui au procès relatif à l'accusation d'homicide involontaire coupable le témoignage qu'il avait donné volontairement au premier procès dans lequel il devait répondre à une accusation de meurtre. Il s'ensuit, à ce qu'il me semble, que le ministère public a accompli indirectement ce qu'il ne pouvait faire directement, c'est‑à‑dire qu'il a forcé l'accusé à témoigner contre lui‑même. Je ne suis pas sans savoir que cet argument a été repoussé dans des arrêts comme Regina v. Erdheim, [[1896] 2 Q.B. 260]; Regina v. Bird, [(1898), 79 L.T. 359], et Rex v. Boyle, [(1904), 20 T.L.R. 192]. Toutefois, il ne s'agissait dans aucun de ces arrêts d'un nouveau procès.

Le juge en chef Smith a conclu que le témoignage en question était irrecevable dans le cadre d'un nouveau procès.

63. Le juge Johnson, à l'avis duquel a souscrit le juge Parker, a exprimé une dissidence sur ce point. Selon lui, le témoignage antérieur d'un accusé est admissible contre lui. Il a fondé cette proposition sur les arrêts Tass v. The King, [1947] R.C.S. 103, et R. v. Coote (1873), L.R. 4 P.C. 599, puis il a cité sir Robert Collier qui, à la p. 607 des motifs qu'il a rédigés pour le Conseil privé dans l'arrêt Coote, formule ainsi la règle applicable:

[TRADUCTION] De ces arrêts, auxquels on pourrait en ajouter d'autres, il ressort, selon nous, que les déclarations d'un témoin, faites sous serment et recueillies légalement, sont admissibles en preuve contre lui s'il est par la suite inculpé d'une infraction criminelle, à l'exception des réponses aux questions auxquelles il a refusé de répondre, parce qu'elles tendraient à l'incriminer mais auxquelles il a été irrégulièrement contraint de fournir une réponse. Cette exception découle de la maxime "nemo tenetur seipsum accusare", mais elle ne couvre pas les réponses données sans objection, qui doivent être considérées comme volontaires.

Se référant à ce passage, le juge Johnson a ensuite exprimé la raison de sa dissidence en ces termes (à la p. 100):

[TRADUCTION] Cet arrêt et d'autres mentionnés traitent d'un témoignage donné soit au cours d'autres procédures ou dans des procédures antérieures au procès et, il est soutenu que ces arrêts ne s'appliquent pas lorsqu'on essaie d'utiliser à un second procès relatif à la même infraction le témoignage recueilli au premier procès.

Ayant passé en revue la jurisprudence pertinente, le juge Johnson a exprimé l'avis qu'il était possible de renoncer à l'immunité contre l'auto‑incrimination et qu'il y a renonciation dès lors qu'une personne témoigne volontairement dans des circonstances qui échappent au par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. Reconnaissant que quelqu'un pouvait invoquer à son second procès l'immunité à laquelle il avait renoncé, il a tenu pour évident que l'appelant ne pouvait être forcé de témoigner à son second procès. Toutefois, en guise de réponse à l'argument selon lequel admettre le témoignage donné au cours du premier procès revient à contraindre l'accusé à témoigner, il a cité les propos du juge en chef lord Campbell dans l'arrêt R. v. Scott (1856), Dears. & B. 47, 169 E.R. 909, à la p. 59:

[TRADUCTION] L'auto‑incrimination était un fait accompli et au procès, il ne se trouvait pas forcé de s'accuser lui‑même. La maxime invoquée [nemo tenetur seipsum accusare] s'applique au moment où la question est posée et non à l'utilisation que la poursuite cherche à faire de la réponse lorsque celle‑ci est donnée.

Il a rejeté l'argument portant que le témoignage donné au premier procès n'a pas été volontaire dans la mesure où il consistait en des réponses fournies au cours du contre‑interrogatoire, et il a invoqué l'arrêt R. v. Erdheim, [1896] 2 Q.B. 260, à la p. 267, où le juge en chef lord Russell affirme:

[TRADUCTION] Quant à l'objection selon laquelle les déclarations n'étaient pas volontaires, on a décidé qu'elle ne pouvait être soulevée à l'égard d'un interrogatoire légalement tenu dans le cadre d'une procédure judiciaire...

Puis il ajoute (à la p. 103):

[TRADUCTION] Quelle logique y a‑t‑il à dire que, même si l'accusé témoigne volontairement en son nom, son témoignage revêt le caractère d'un aveu ou d'une confession faite sous la contrainte lorsque débute le contre‑interrogatoire?

64. Le juge Parker, qui a partagé l'avis du juge Johnson, a rédigé de brefs motifs de jugement dans lesquels il fait remarquer (à la p. 104):

[TRADUCTION] Le point capital est qu'on n'exige pas que l'accusé témoigne contre lui‑même, mais que la déclaration sous serment qu'il a faite volontairement dans le cadre d'une procédure judiciaire peut être utilisée comme preuve contre lui dans toute autre procédure judiciaire de la même manière que n'importe quelle autre déclaration volontaire qu'il a pu faire. Si l'on a témoigné sous serment au procès, on n'est guère recevable à s'y opposer lorsque ce témoignage est produit par une partie adverse dans une procédure ultérieure.

65. On peut souligner que ce passage est reproduit par Kaufman dans The Admissibility of Confessions (3rd ed. 1979), à la p. 361. Le savant auteur reconnaît que ce point de vue est attrayant et probablement correct, mais il dit s'inquiéter de ce que le ministère public a fait indirectement ce qu'il ne pouvait faire directement. Il note toutefois que la Cour suprême du Canada a rendu un arrêt très bref dans lequel elle a retenu la dissidence du juge Johnson:

[TRADUCTION] Pour les motifs donnés par le juge Johnson de la Cour d'appel des territoires du Nord‑Ouest, avec lequel nous sommes d'accord pour l'essentiel, le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité rétablie. Le dossier doit être renvoyé à la Cour d'appel des territoires du Nord‑Ouest pour qu'elle puisse se prononcer sur la peine.

Puis il ajoute:

[TRADUCTION] Il serait absurde de prétendre que cet arrêt, tout bref qu'il soit, n'énonce pas le principe de droit présentement applicable au Canada.

Tout comme le juge Lamer, Kaufman s'inquiète de l'usage de l'expression "pour l'essentiel" que fait la Cour lorsqu'elle exprime son approbation du point de vue du juge Johnson. À mon avis, cette expression a peu ou point d'importance en l'espèce. Quelle que soit la restriction apportée par cette expression, l'arrêt constitue un acquiescement non équivoque au raisonnement du juge Johnson et exprime clairement l'état du droit antérieur à la Charte. Reste maintenant à examiner si la Charte a changé cette situation.

66. À ce propos, il faut répondre à deux questions. L'article 13 de la Charte s'applique‑t‑il aux faits de la présente affaire et, dans l'affirmative, a‑t‑il pour effet de protéger l'appelant contre l'usage à son second procès du témoignage qu'il a donné antérieurement?

67. La première question ne présente pour moi aucune difficulté. Le procès initial de l'appelant a eu lieu avant l'entrée en vigueur de la Charte. Néanmoins, je suis d'accord avec mon collègue le juge Lamer pour dire qu'aucune question de rétroactivité n'est soulevée en l'espèce. Toutes les personnes visées par l'art. 13 de la Charte ont acquis le droit d'être protégées par cette disposition dès l'adoption de la Charte le 17 avril 1982. Le moment où le témoignage en question a été donné ne revêt aucune importance. Toute protection offerte par l'art. 13 joue aussitôt que l'on cherche à produire le témoignage contesté. Je partage également l'avis du juge Lamer selon lequel le mot witness à l'art. 13 englobe un accusé qui a témoigné à son propre procès. Quant à savoir si un témoignage est incriminant, cette question doit être tranchée lorsqu'on le produit en preuve. J'ajoute que je conclus sans hésitation que nous sommes ici en présence d'un témoignage incriminant et que le ministère public l'a soumis en preuve au second procès dans le seul but d'incriminer l'appelant.

68. Pour établir si l'art. 13 protège l'appelant contre l'usage à son second procès de son témoignage antérieur, il est nécessaire d'entreprendre une analyse générale de l'effet de l'art. 13. Un point de départ utile consiste à comparer l'art. 13 de la Charte avec le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada.

69. Le paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada et l'art. 13 de la Charte sont ainsi conçus:

Questions incriminantes

5. (1) ...

(2) Lorsque, relativement à quelque question, un témoin s'oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l'incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi, ou sans la loi de quelque législature provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d'une loi provinciale, forcé de répondre, sa réponse ne peut pas être invoquée et n'est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle exercée contre lui par la suite, hors le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage.

Témoignage incriminant

13. Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

Il ressort d'une comparaison de ces deux dispositions que l'art. 13 de la Charte a réellement apporté un changement majeur au droit en accordant une protection beaucoup plus étendue contre l'auto‑incrimination que ne donne le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. Comme je l'ai déjà fait remarquer, cet article a abrogé la règle de common law qui permettait à un témoin d'invoquer l'immunité à l'égard de tout témoignage qui l'exposerait au risque d'être déclaré coupable d'une infraction criminelle ou de se voir imposer une peine ou une confiscation (voir Phipson on Evidence (13th ed. 1982), p. 314, par. 15‑36). À la différence de la vieille règle, le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada exige qu'on réponde à une question incriminante, mais interdit l'utilisation ultérieure de cette réponse si on s'est opposé à répondre. L'article 13 de la Charte offre une protection beaucoup plus vaste. Dans les termes les plus clairs, l'art. 13 reconnaît à chacun le droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures. Cela va beaucoup plus loin que la protection accordée par le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. Il s'agit d'une protection qui ne dépend aucunement de la formulation d'une objection par le témoin en question. Cette protection est applicable et opérante sans qu'il soit nécessaire de l'invoquer et même lorsque le témoin en question n'est pas au courant de ses droits. Elle ne se limite pas à une question à laquelle un témoin aurait pu refuser de répondre en common law et l'interdiction d'utiliser un témoignage incriminant n'est pas restreinte à des procédures criminelles. L'article 13 confère le droit de ne pas être incriminé par l'utilisation d'un témoignage dans d'autres procédures que celles dans lesquelles il a été donné.

70. Il s'ensuit donc que l'appelant en l'espèce devrait obtenir gain de cause si le nouveau procès constitue une autre procédure. Si, toutefois il ne constitue pas une autre procédure, mais fait simplement partie des procédures relatives à un seul acte d'accusation présenté par le ministère public, alors, suivant ses propres termes, l'art. 13 de la Charte n'est pas applicable.

71. Quel est donc le sens qu'il faut donner à l'expression "autres procédures" que l'on trouve à l'art. 13 de la Charte? Bien que le terme "procédures" soit d'usage courant, son sens est imprécis et variable. Le dépouillement de la doctrine et de la jurisprudence, y inclus des dictionnaires juridiques, ne fait guère plus que confirmer cette conclusion. Le mot s'emploie et au singulier et au pluriel. Souvent on l'utilise pour décrire une action ou une autre cause ou affaire ou une étape d'une action. On a dit que les procédures sont encore pendantes [TRADUCTION] "si on n'a pas exécuté un jugement définitif": voir Halsbury’s Laws of England (4th ed. 1982), vol. 37, p. 30, par. 24. La même variété de définitions se retrouve dans Black’s Law Dictionary (5th ed. 1979) à la p. 1083, et aussi dans la jurisprudence que nous avons examinée. Dans l'arrêt Eddy v. Stewart, [1932] 3 W.W.R. 71, portant sur l'interprétation des art. 5 et 6 de la Debt Adjustment Act, 1932 (Sask.), chap. 51, dans le cadre d'une action en forclusion, le juge Martin de la Cour d'appel de la Saskatchewan affirme, à la p. 74:

[TRADUCTION] L'avocat du demandeur a soutenu que le mot proceeding à l'art. 6 signifie "action"; l'avocat du défendeur pour sa part a fait valoir que le mot englobe chaque étape d'une action. Le terme proceeding en son sens étymologique signifie, d'après Murray's English Dictionary, vol. 7, à la p. 1407, "l'action d'aller de l'avant; avance, mouvement ou cheminement en avant". En son sens juridique, ce terme désigne la manière dont les actions sont intentées et la manière dont on se défend contre elles; il désigne la manière d'intervenir dans une action et de la diriger; il est parfois employé comme équivalent du mot "action", les deux étant considérés comme interchangeables, et on l'emploie aussi pour désigner n'importe quelle étape d'une action. Il est clairement établi que le mot peut s'interpréter différemment d'une loi à l'autre: Stroud's Judicial Dictionary, vol. 3, aux pp. 1561 et suiv.; Ratteau v. Ball (1914), 47 N.S.R. 488, 15 D.L.R. 574—le juge en chef Townshend, à la p. 576.

Le sens du mot proceeding employé aux art. 5 et 6 de la Loi doit donc être déterminé en fonction du contexte.

Je partage l'avis du savant juge et j'estime que le sens des mots "autres procédures" à l'art. 13 de la Charte est à déterminer en fonction du contexte.

72. L'appelant préconise une interprétation du mot "procédure" qui limiterait son sens à une étape de l'action. Il en résulterait que le nouveau procès serait une autre procédure et, par conséquent, l'art. 13 de la Charte aurait pour effet d'empêcher l'admission au second procès du témoignage donné au cours du premier. L'aboutissement logique de cet argument, à ce qu'il me semble, serait la fragmentation du processus judiciaire, si bien que l'enquête préliminaire relative à un acte criminel constituerait également une autre procédure, et la preuve qu'on y aurait recueillie serait exclue au procès. L'appel aussi serait une procédure distincte, de même que toute requête en annulation ou toute requête visant à obtenir un redressement interlocutoire, et la preuve, probablement sous forme d'affidavit, produite à l'appui de ces requêtes interlocutoires ne pourrait être examinée ni au procès ni à une autre étape des procédures. Cela ferait tellement violence au processus judiciaire que, selon moi, on ne saurait raisonnablement retenir cette interprétation de la Charte.

73. L'intimée donnerait aux termes de l'art. 13 un sens plus large qui comprendrait l'ensemble des étapes judiciaires par lesquelles il faut, selon la loi, passer pour arriver à une résolution régulière des questions découlant de l'accusation qu'ont à débattre le ministère public et l'accusé. évidemment, si cette interprétation était retenue, cela signifierait que l'art. 13 de la Charte ne s'appliquerait pas étant donné que le nouveau procès ne constituerait pas une autre procédure.

74. À mon avis, cette interprétation de l'art. 13 de la Charte est préférable. En premier lieu, l'art. 13 protège l'accusé contre l'utilisation de son témoignage dans d'autres procédures. Or, le mot "autres" doit signifier quelque chose. Il doit, selon moi, désigner des procédures autres que celle au cours de laquelle a été donné le témoignage dont on cherche à obtenir l'exclusion. Pourquoi a‑t‑on utilisé le mot "autres" si la protection devait être accordée pour toutes les procédures? L'emploi du mot "autres" suggère des procédures portant sur d'autres questions et mettant en cause d'autres parties, ce qui appuie la position du ministère public. En second lieu, ce qui est encore plus important, il y a l'idée que, même si l'art. 13 de la Charte vise manifestement à fournir et s'il fournit effectivement une plus grande protection contre l'auto‑incrimination que celle qu'offre le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, on n'a pas soutenu au cours des plaidoiries que l'art. 13 de la Charte ou le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada pouvait avoir pour effet de protéger un accusé contre l'auto‑incrimination en ce qui concerne ce qu'il a dit à son propre procès. Ce point de vue serait d'ailleurs insoutenable. Puisque le second procès en l'espèce porte sur le même acte d'accusation, qu'il met en cause les mêmes parties et qu'il soulève exactement les mêmes questions, on ne saurait, selon une interprétation correcte de l'art. 13 de la Charte, le considérer comme une autre procédure.

75. Les faits de la présente affaire démontrent le caractère raisonnable de cette interprétation. L'appelant fait valoir que l'utilisation de son témoignage au procès ultérieur avantage la poursuite. Il dit en fait ceci: "J'ai été reconnu coupable parce que le juge du procès n'a pas traité correctement mon témoignage. S'il l'avait fait, j'aurais été acquitté." La Cour d'appel a été d'accord pour dire que le témoignage n'a pas été traité correctement et elle a annulé la déclaration de culpabilité et ordonné un nouveau procès. L'appelant, ayant obtenu le redressement demandé, c.‑à‑d. un nouveau procès, cherche ensuite à rendre son témoignage antérieur inaccessible au jury, bien qu'il se soit appuyé sur ce témoignage au procès et que l'arrêt portant nouveau procès soit fondé sur ce même témoignage. Je suis d'accord pour dire qu'on ne saurait l'obliger à témoigner à son nouveau procès; il peut, comme le prévoit la loi, garder le silence mais, à mon avis, suivant les règles générales en matière de preuve qui s'appliquent depuis longtemps dans ce genre d'affaires et dont j'ai déjà parlé, le ministère public peut à cette étape des mêmes procédures produire en preuve les déclarations volontaires antérieures de l'accusé, ce à quoi l'art. 13 de la Charte ne s'oppose nullement. L'appelant, comme personne accusée d'une infraction, a droit à un procès en règle qui aboutira à la résolution judiciaire de toutes les questions découlant de l'accusation que lui‑même et le ministère public ont à débattre. Les procédures d'appel prévues par la loi visent à protéger ce droit qu'il possède et, lorsque lesdites questions ne sont pas traitées régulièrement au cours du premier procès, il appartient au tribunal d'appel d'ordonner un nouveau procès pour qu'il y ait une résolution régulière de ces questions.

76. Les tribunaux canadiens qui ont eu à se pencher sur ce problème ont, à une exception près, préféré l'argument du ministère public. Dans la décision R. v. Wilson (1982), 67 C.C.C. (2d) 481, le juge Honey de la Cour de comté a conclu que, lorsqu'un accusé a témoigné à son procès qui a par la suite avorté, l'art. 13 de la Charte s'applique de manière à empêcher que le témoignage qu'il a donné au cours du premier procès soit admis au nouveau procès. La question du sens des mots "autres procédures" ne semble pas avoir été débattue devant lui.

77. Dans la décision R. v. Sophonow (No. 1) (1983), 6 C.C.C. (3d) 394, le juge Scollin n'a pas partagé l'avis exprimé par le juge Honey dans la décision Wilson, précitée. Aux pages 395 et 396, il dit ce qui suit:

[TRADUCTION] Je ne suis toutefois pas convaincu qu'on peut à bon droit invoquer l'art. 13 en l'espèce. À cet égard, je suis en désaccord avec l'opinion exprimée dans la décision R. v. Wilson, précitée. Il ne fait pas de doute qu'un second procès est, de par sa nature même, une procédure "ultérieure". Cependant, il ne s'agit pas, selon moi, d'une "autre" procédure au sens de l'art. 13. J'estime que, sous la seule réserve de l'exception prévue dans son texte même, l'art. 13 vise à faciliter la recherche de la vérité en garantissant à toute personne qui témoigne dans le cadre d'une procédure et qui, du fait d'avoir dit la vérité à cette occasion, s'est incriminée de quelque manière, qu'elle ne sera pas exposée à l'utilisation de ce témoignage dans une autre procédure alors pendante ou qui pourra être engagée ultérieurement contre elle. Voilà, selon moi, le sens, la justification et la portée de l'art. 13. Or, cette raison d'être de l'art. 13 disparaît lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, l'accusé témoigne pour sa propre défense. Les procédures dont il s'agit ici portent sur le même acte d'accusation et mettent en cause le même accusé; par conséquent, ce ne sont pas "d'autres procédures" au sens de l'art. 13.

L'appel a été accueilli par la Cour d'appel du Manitoba (1983), 12 C.C.C. (3d) 272, qui s'est fondée sur un autre moyen, mais les juges de cette cour ont approuvé la position adoptée au procès par le juge Scollin.

78. Le même point de vue a été adopté par le juge Legg de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta dans la décision R. v. Mannion (1984), 6 C.C.C. (3d) 161. À la page 164, le juge Legg s'exprime ainsi:

[TRADUCTION] J'estime en outre que l'art. 13 de la Charte ne s'applique pas en l'espèce. Cette disposition envisage deux procédures distinctes dans l'une desquelles on se sert d'un témoignage recueilli dans l'autre. Ici on procède, conformément à une ordonnance, à un nouveau procès relativement à une accusation de viol. [Là, mention est faite de la décision R. v. Brown (No. 2) (1963), 40 C.R. 90.]

...

Cette décision, ajoutée au fait que, sauf ordonnance contraire, le nouveau procès commence par le même acte d'accusation, m'amène à conclure que le premier procès et le second constituent une seule et même procédure. En la présente espèce, le procès est une procédure qui porte sur le même acte d'accusation que celui utilisé au premier procès.

La Cour d'appel a rejeté l'appel sur ce point, mais l'a accueilli en fonction d'un autre moyen (1984), 11 C.C.C. (3d) 503. L'affaire a été entendue par cette Cour qui l'a mise en délibéré.

79. Dans l'arrêt R. v. Yakeleya (1985), 20 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), le juge Martin, s'exprimant au nom de la cour, a eu à se pencher sur une affaire où le témoignage donné au cours de l'enquête préliminaire du défendeur a été admis à son procès. Voici ce qu'il dit (à la p. 195):

[TRADUCTION] Nous sommes tous d'avis que le procès de l'appelant ne constituait pas "d'autres procédures" par rapport à l'enquête préliminaire qu'il a subie relativement à la même accusation. L'enquête préliminaire et le procès relatifs à la même accusation font partie des mêmes procédures: voir R. v. Sophonow (1984), 12 C.C.C. (3d) 272, aux pp. 277 et 332, 11 D.L.R. (4th) 24, 29 Man. R. (2d) 1.

L'arrêt de la Cour d'appel en l'espèce, rappelons‑le, va dans le même sens.

80. On peut alors se demander quel est l'objet de l'art. 13 de la Charte. Pour répondre à cette question, nous pouvons une fois de plus nous référer à l'état du droit antérieur à l'adoption de la Charte. Le paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada et les différentes lois provinciales en matière de preuve dont l'effet était généralement semblable protégeaient contre l'incrimination. Pour bénéficier de cette protection il fallait s'opposer à donner le témoignage en question, à défaut de quoi celui‑ci était recevable en preuve dans des procédures ultérieures contre le témoin qui l'avait donné. Cette règle ne s'appliquait pas seulement aux tribunaux judiciaires; elle s'appliquait aussi aux témoignages donnés devant des commissions royales, devant des commissions et tribunaux administratifs créés par la loi, dans les procédures en matière de faillite et dans bien d'autres types de procédures judiciaires et quasi judiciaires (voir l'art. 2 de la Loi sur la preuve au Canada). Il arrivait souvent qu'un témoin s'exposait, sans aucune possibilité de recours, à l'utilisation de son témoignage incriminant dans des procédures criminelles ou de son témoignage préjudiciable dans des procédures civiles, soit parce qu'il avait omis, par ignorance de ses droits, de s'opposer à témoigner, soit même parce qu'il était légalement tenu, comme c'était le cas en matière de faillite notamment, de répondre à une question. De nombreux arrêts illustrent ce problème: voir l'arrêt Tass v. The King, précité, dans lequel un témoin cité à l'enquête préliminaire d'une autre personne a témoigné sans formuler l'objection nécessaire pour entraîner l'application du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, lequel témoignage a par la suite été reçu en preuve contre lui à son propre procès; l'arrêt R. v. Erdheim, précité, où des déclarations faites en raison d'une obligation légale de témoigner dans le cadre de procédures en matière de faillite ont été jugées admissibles dans des procédures criminelles ultérieures contre le témoin; l'arrêt R. v. Coote, précité, dans lequel des déclarations faites sous serment, lors d'une enquête du commissaire des incendies tenue en vertu d'un pouvoir conféré par la loi, ont par la suite été reçues en preuve contre le témoin à son propre procès pour le crime d'incendie; la décision R. v. McGregor, [1967] 2 All E.R. 267 (C.A.), qui va dans le même sens que les autres. Soulignons en outre que le pouvoir des législatures provinciales de protéger contre l'auto‑incrimination ne jouait pas en matière criminelle (voir l'arrêt Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309), étant limité aux procédures civiles relevant de la compétence provinciale.

81. Il est dans l'intérêt de la société d'encourager les gens à venir témoigner, non seulement devant les tribunaux judiciaires, mais à d'autres occasions devant les tribunaux administratifs et dans les procédures susmentionnés. Cet intérêt n'est pas servi si, en témoignant, on court le risque de s'incriminer soi‑même. On laisse entendre que c'est la reconnaissance de ce fait ainsi que des lacunes du droit relatif à l'auto‑incrimination et de l'insuffisance des pouvoirs provinciaux dans ce domaine qui a amené les rédacteurs de la Charte à y inclure des dispositions de beaucoup renforcées en ce qui concerne l'auto‑incrimination. Voilà la raison pour laquelle l'art. 13 protège contre l'incrimination par suite de l'utilisation du témoignage donné dans "d'autres procédures". À mon avis, on ne peut donner à la protection accordée par l'art. 13 de la Charte une interprétation qui la rendrait applicable à un témoignage donné volontairement à une étape différente des procédures mêmes dont la cour est saisie. Cependant, l'art. 13 de la Charte pourrait encore jouer un rôle en l'espèce. L'appelant a reconnu à son premier procès qu'il s'adonnait au trafic des stupéfiants au moment où il a rencontré la victime. L'article 13 aurait pour effet d'empêcher l'utilisation de ce témoignage contre l'appelant dans une procédure relative à une accusation de trafic qui constituerait nettement une autre procédure portant sur une accusation différente et soulevant des questions différentes. Toutefois, affirmer qu'une protection serait accordée contre l'utilisation, au second procès relatif à cet acte d'accusation, du témoignage donné au premier procès pour le motif que le second procès est une autre procédure, revient à adopter une interprétation de l'art. 13 qui n'est pas prescrite par ses termes et qui implique une dérogation aux principes valables et acceptés depuis longtemps en matière de preuve.

82. On a fait valoir que permettre au ministère public de produire en preuve au second procès le témoignage donné par l'accusé à son premier procès reviendrait à lui permettre de faire indirectement ce qu'il ne peut faire directement. On dit que le ministère public se trouverait ainsi à obliger l'accusé à l'aider à établir la preuve contre lui, ce qui constituerait une atteinte aux droits que lui confèrent les al. 11c) et d) de la Charte. Cet argument n'est pas convaincant à mon avis. L'alinéa 11c) reconnaît à un accusé le droit de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche. En l'espèce, il n'y a aucun élément de contrainte. L'appelant a témoigné volontairement à son procès et c'est en fonction de ce témoignage qu'il a pu obtenir un nouveau procès. Je rejette l'idée formulée dans les motifs du juge Kerans que l'appelant était un témoin volontaire en principe seulement. Son droit de garder le silence était pleinement garanti. Il était représenté par un avocat et il a témoigné. L'alinéa 11c) ne s'applique pas dans des circonstances comme celles‑là où il n'y a pas eu de contrainte. Le ministère public ne fait qu'invoquer la règle bien établie en matière de preuve selon laquelle les déclarations antérieures d'une personne sont ordinairement recevables en preuve contre elle, et j'adopte ici ce qu'a dit le juge Parker en Cour d'appel des territoires du Nord‑Ouest ainsi que les propos tenus par le juge en chef lord Campbell dans le passage déjà reproduit tiré de l'arrêt R. v. Scott, précité. L'appelant ne peut être contraint de témoigner à son second procès, mais la protection explicitement accordée par l'al. 11c) de la Charte ne va pas jusqu'à faire obstacle à l'utilisation en preuve de ses déclarations volontaires antérieures qui se rapportent manifestement aux questions en litige. En témoignant à son procès, il a volontairement renoncé à son droit de garder le silence. Toutefois, rien ne s'oppose à ce que, à son nouveau procès, il se prévale de ce droit et qu'il garde le silence, mais, selon moi, aucun principe ne permet d'affirmer que le droit conféré par l'al. 11c) de la Charte empêcherait qu'on utilise en preuve des déclarations volontaires antérieures de l'accusé qui se rapportent clairement aux questions en litige. Je tiens à ajouter que l'al. 11d) ne s'applique aucunement en l'espèce.

83. J'estime donc qu'il y a lieu de rejeter ce pourvoi. Le mot "procédures" employé à l'art. 13 de la Charte signifie, dans une affaire criminelle, l'ensemble des étapes judiciaires par lesquelles on doit passer pour obtenir, relativement à une accusation, un règlement définitif de la question débattue par la même personne et le ministère public. Ces étapes comprendraient l'enquête préliminaire, le procès, l'appel et un nouveau procès. Chacune d'elles ferait partie des procédures contre l'accusé et ne constituerait pas "d'autres procédures" au sens de l'art. 13. À l'argument portant que l'adoption de ce point de vue aurait pour effet de rendre admissible à un procès le témoignage donné par un accusé dans le cadre d'un voir dire tenu au cours du procès, il y a, je crois, une réponse simple. Le voir dire est clairement une autre procédure. Il a pour objet non pas de trancher une question soulevée par l'accusation, mais simplement de déterminer ce qui peut être produit en preuve à cette fin. À l'issue du voir dire, la preuve jugée admissible aux fins des procédures est admise et fait dès lors partie de celles‑ci. Les éléments écartés, par contre, ne font jamais partie des procédures. Le voir dire sert à cette fin précise, mais il constitue nettement une autre procédure. Il s'ensuit donc qu'en l'espèce l'art. 13 de la Charte ne protège nullement contre l'utilisation au second procès du témoignage donné au cours du premier procès.

84. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge McIntyre est dissident.

Procureurs de l’appelant: O’Brien, Devlin, Markey, Calgary.

Procureur de l’intimée: Bruce W. Duncan, Calgary.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès ordonné

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Auto‑incrimination - Nouveau procès - Premier procès antérieur à la proclamation de la Charte - Témoignage incriminant de l’accusé au premier procès inadmissible contre lui au second procès - Protection contre l’auto‑incrimination garantie par l’art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Droit criminel - Preuve - Admissibilité - Auto‑incrimination - Nouveau procès - Témoignage de l’accusé au premier procès inadmissible contre lui au second procès - Charte canadienne des droits et libertés, art. 13.

L'appelant a été déclaré coupable de meurtre au second degré par un jury, mais la Cour d'appel a accordé un nouveau procès au motif que le jury avait reçu des directives erronées. Au cours du second procès qui a eu lieu après la proclamation de la Charte canadienne des droits et libertés, la poursuite a produit en preuve le témoignage que l'appelant avait donné volontairement à son premier procès. L'avocat de la défense a fait opposition et allégué que c'était contraire à l'art. 13 de la Charte aux termes duquel «Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures...» Le juge du procès a décidé que la protection contre l'auto‑incrimination garantie par l'art. 13 ne s'appliquait pas car la Charte est entrée en vigueur après le témoignage de l'appelant à son premier procès. L'appelant a été de nouveau condamné. Son appel, sur le moyen unique que son témoignage au premier procès devait être exclu, a été rejeté. La Cour d'appel a décidé que le second procès ne constituait pas "d'autres procédures" au sens de l'article et, partant, que l'appelant ne pouvait pas invoquer l'art. 13 dans ces circonstances.

Arrêt (le juge McIntyre est dissident): Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès ordonné.

Le juge en chef Dickson et les juges Estey, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain: L'article 13 de la Charte empêche l'admission au second procès de la preuve donnée par l'appelant à son premier procès. L'objet de l'art. 13 lorsqu'il est interprété dans le contexte des al. 11c) et d) — le droit de ne pas être contraint de témoigner et la présomption d'innocence — est de protéger les individus contre l'obligation indirecte de s'incriminer. Cette protection s'applique à un individu dès le moment où l'on tente d'utiliser un témoignage antérieur pour l'incriminer. La date du témoignage antérieur n'est pas pertinente. Ainsi, étant donné qu'en l'espèce on a tenté d'utiliser le témoignage de l'appelant après l'entrée en vigueur de la Charte, la question de la rétroactivité ne se pose pas.

Le fait que l'art. 13 soit rédigé au présent ne l'empêche pas de s'appliquer au cas où le témoin est l'accusé et où le témoignage a été donné antérieurement. L'expression «A witness who testifies...» dans la version anglaise précise simplement que le terme witness englobe un témoin volontaire.

Bien que l'art. 13 mentionne deux fois la notion d'incrimination, il n'est pas nécessaire que le témoignage en cause ait été incriminant dans la première procédure où il a été donné et dans la seconde procédure où la poursuite cherche à l'utiliser. L'objet de l'article indique clairement que la nature incriminante du témoignage doit seulement être évaluée dans la seconde procédure. Tout témoignage que la poursuite soumet dans le cadre de sa preuve à charge est, pour les fins de l'art. 13, un témoignage incriminant.

Un nouveau procès pour la même infraction constitue une "autre procédure". Les tribunaux doivent interpréter les articles de la Charte les uns par rapport aux autres. En l'espèce, autoriser la poursuite à utiliser dans le cadre de sa preuve principale le témoignage antérieur de l'accusé lui permettrait en fait de faire indirectement ce qui lui est interdit de faire directement en vertu de l'al. 11c), c.‑à‑d. contraindre l'accusé de témoigner. Ce serait de plus permettre une violation indirecte du droit de l'accusé d'être présumé innocent et de garder le silence jusqu'à ce que sa culpabilité soit établie par la poursuite, droit que lui garantit l'al. 11d) de la Charte. Il faut éviter un tel résultat.

Enfin, en présumant que le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel peut s'appliquer à une violation de la Charte et à la réparation prévue à l'art. 24, vu la nature du témoignage, ce n'est pas une affaire où il y a lieu d'appliquer cette disposition.

Le juge McIntyre, dissident: Lorsqu'une cour d'appel annule une déclaration de culpabilité et ordonne un nouveau procès, l'art. 13 de la Charte n'empêche pas l'admission à un second procès de la preuve donnée par l'accusé à son premier procès. Une interprétation juste de l'art. 13 ne permet pas de considérer un nouveau procès comme une autre procédure. Le mot "procédures" à l'art. 13 signifie, dans un procès criminel, toutes les étapes judiciaires relatives à une accusation pour résoudre et trancher définitivement la question alors soulevée par la même partie et la poursuite. Ceci inclut l'enquête préliminaire, le procès, l'appel et le nouveau procès. Par conséquent, même si l'art. 13 offre une protection plus large contre l'auto‑incrimination que celle offerte par le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, il ne s'applique pas au témoignage donné volontairement à une étape différente des mêmes procédures.

Bien qu'on ne puisse pas contraindre l'appelant de témoigner à son second procès, cette protection, accordée par l'al. 11c) de la Charte, ne va pas jusqu'à empêcher d'utiliser en preuve ses déclarations antérieures volontaires qui touchent clairement aux questions en litige.


Parties
Demandeurs : Dubois
Défendeurs : Sa Majesté la Reine

Références :

Jurisprudence
Citée par la majorité
Distinction faite avec l'arrêt: R. v. Brown (No. 2) (1963), 40 C.R. 105 (C.S.C.), infirmant (1963), 40 C.R. 90 (C.A.T.N.W.)
arrêts examinés: Piché c. La Reine, [1971] R.C.S. 23
R. v. Scott (1856), Dears. & B. 47, 169 E.R. 909
Marcoux c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 763
arrêts mentionnés: R. c. Appleby, [1972] R.C.S. 303
R. v. Antoine (1983), 5 C.C.C. (3d) 97
Di Iorio c. Gardien de la prison de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 152
Regina Public School District v. Gratton Separate School District (1915), 50 R.C.S. 589
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. v. Carson (1983), 20 M.V.R. 54
R. v. Konechny, [1984] 2 W.W.R. 481
Reference re Education Act of Ontario and Minority Language Education Rights (1984), 47 O.R. (2d) 1.
Citée par la minorité
R. v. Brown (No. 2) (1963), 40 C.R. 105 (C.S.C.), infirmant (1963), 40 C.R. 90 (C.A.T.N.W.)
R. v. Sophonow (No. 1) (1983), 6 C.C.C. (3d) 394 (B.R. Man.), approuvé (1984), 12 C.C.C. (3d) 272 (C.A.)
R. v. Mannion (1983), 6 C.C.C. (3d) 161 (B.R. Alb.), approuvé (1984), 11 C.C.C. (3d) 503 (C.A.)
R. v. Yakeleya (1985), 20 C.C.C. (3d) 193
Tass v. The King, [1947] R.C.S. 103
R. v. Coote (1873), L.R. 4 P.C. 599
R. v. Scott (1856), Dears. & B. 47, 169 E.R. 909
R. v. Erdheim, [1896] 2 Q.B. 260
Eddy v. Stewart, [1932] 3 W.W.R. 71
R. v. McGregor, [1967] 2 All E.R. 267
Klein v. Bell, [1955] R.C.S. 309
R. v. Wilson (1982), 67 C.C.C. (2d) 481.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11c), d), 13, 24.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 469, 613(1)b)(iii).
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E‑10, art. 2, 5.
Doctrine citée
Black’s Law Dictionary, 5th ed., St. Paul, Minn., West Publishing Co., 1979 "proceeding".
Côté, P. A. Interprétation des lois, Cowansville, Ed. Yvon Blais Inc., 1982.
Halsbury’s Laws of England, 4th ed., vol. 37, London, Butterworths, 1982.
Kaufman F. The Admissibility of Confessions, 3rd ed., Toronto, Carswells, 1979.
Phipson on Evidence, 13th ed. by J. H. Buzzard, R. May and M. N. Howard, London, Sweet & Maxwell, 1982.
Ratushny, E. "Le rôle de l'accusé dans la poursuite criminelle" dans Charte canadienne des droits et libertés, G.‑A. Beaudoin et W. Tarnopolsky (éd.), Toronto, Carswells, 1982.
Ratushny, E. Self‑incrimination in the Canadian Criminal Process, Toronto, Carswells, 1979.
Wigmore on Evidence, vol. 8, rev. by J. T. McNaughton, Boston, Little, Brown and Co., 1961.

Proposition de citation de la décision: Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350 (21 novembre 1985)


Origine de la décision
Date de la décision : 21/11/1985
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1985] 2 R.C.S. 350 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1985-11-21;.1985..2.r.c.s..350 ?
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