La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

30/01/1986 | CANADA | N°[1986]_1_R.C.S._2

Canada | Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2 (30 janvier 1986)


Cour suprême du Canada

Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2

Date: 1986-01—30

Gérard Vézina Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

et entre

Donald Côté Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

et entre

Sa Majesté La Reine Appelante;

et

Donald Côté et Gérard Vézina Intimés.

Nos du greffe: 17378, 17377, 17376.

1984: 12 décembre; 1986: 30 Janvier.

Présents: Les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain.

EN APPEL DE LA COUR

D'APPEL DU QUÉBEC

POURVOI de Sa Majesté contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1982] C.A. 419, 3 C.C.C. (3d) 155, 32 C.R. (3d) 47, qui a accueilli les appels des...

Cour suprême du Canada

Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2

Date: 1986-01—30

Gérard Vézina Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

et entre

Donald Côté Appelant;

et

Sa Majesté La Reine Intimée.

et entre

Sa Majesté La Reine Appelante;

et

Donald Côté et Gérard Vézina Intimés.

Nos du greffe: 17378, 17377, 17376.

1984: 12 décembre; 1986: 30 Janvier.

Présents: Les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson et Le Dain.

EN APPEL DE LA COUR D'APPEL DU QUÉBEC

POURVOI de Sa Majesté contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1982] C.A. 419, 3 C.C.C. (3d) 155, 32 C.R. (3d) 47, qui a accueilli les appels des accusés contre leur déclaration de culpabilité de possession illégale d'obligations volées et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

POURVOIS des accusés contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (1982), 3 C.C.C. (3d)

[Page 6]

557, qui a infirmé leur acquittement et ordonné un nouveau procès sur les chefs d'accusation de tentative de fraude et de complot. Pourvois rejetés.

Michel Proulx, pour Côté.

Robert Doré, pour Vézina.

Yves Berthiaume, pour Sa Majesté La Reine.

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE LAMER — Donald Côté, Gérard Vézina et Claude Benloulou ont été jugés devant un jury aux Assises de Montréal relativement à un acte d'accusation comportant trois chefs: possession illégale d'obligations volées et, par suite d'une tentative de négocier lesdites obligations, tentative de fraude et complot en vue de commettre une fraude. Le juge Lamb a fait droit à une requête en obtention d'un verdict imposé d'acquittement relativement aux deux derniers chefs, mais il a rejeté la requête dans le cas du chef de possession.

Le jury, comme il le lui avait été imposé, a rendu un verdict de non-culpabilité relativement aux deux chefs et, après avoir délibéré sur le premier, a déclaré les trois accusés coupables de possession illégale. Sa Majesté en a appelé des verdicts imposés d'acquittement et les accusés en ont appelé de leur déclaration de culpabilité de possession. Benloulou est décédé avant que ne soit rendu l'arrêt de la Cour d'appel. Dans un arrêt unanime, les appels de Sa Majesté ont été accueillis et un nouveau procès ordonné concernant les chefs de tentative de fraude et de complot: (1982), 3 C.C.C. (3d) 557. Les appels des accusés Côté et Vézina ont aussi été accueillis, le juge L'Heureux-Dubé étant dissidente: [1982] C.A. 419, 3 C.C.C. (3d) 155, 32 C.R. (3d) 47. Sa Majesté et les accusés se pourvoient tous devant cette Cour, de plein droit, Sa Majesté en raison de la dissidence du juge L'Heureux-Dubé, les accusés parce que leur acquittement a été infirmé.

Le pourvoi de Sa Majesté

Les faits

Les faits utiles au pourvoi de Sa Majesté sont bien exposés dans le rapport que le juge Lamb a

[Page 7]

soumis à la Cour d'appel sur cette affaire; il s'agit, dit-il, de:

[TRADUCTION] … deux communications écrites que j'ai reçues de deux jurées, alors que le jury délibérait, indiquant qu'elles croyaient que deux jurés étaient ou avaient été influencés par l'un des accusés.

Ayant informé les accusés et leurs avocats de ces communications et n'ayant pas obtenu l'accord des avocats sur les mesures à prendre et, comme à mon avis il n'y avait, au stade ou en était rendu le procès, qu'une seule avenue possible, j'ai procédé à ma propre enquête dont toutes les pièces ont été versées au dossier de l'affaire, et j'ai interrogé chacune des jurées accusatrices, l'une après l'autre, sur les motifs de leurs soupçons. Je suis devenu convaincu que ceux-ci étaient sans fondement. J'ai donc autorisé la poursuite des délibérations du jury, écartant les deux autres avenues possibles: a) retirer du jury les deux jurés visés par les accusations ou, b) déclarer que le procès avortait. J'ai formellement avisé les accusés et les avocats de ma décision.

Voici le texte des deux notes que les deux jurées avaient adressées au juge:

Monsieur le juge, j'ai des doutes sur l'honnêteté de deux jurés, puis-je vous rencontrer? Bien à vous, Pauline Charbonneau.

Monsieur le juge: Nous sommes paniqués par le comportement de Daniel et Denis (jurés numéros neuf et quatre), qui ne veulent rien entendre de positif. Ils sont comme des fauves, je les accuse de tout faire pour influencer diaboliquement les plus faibles, et cela dans leurs propres intérêts dont je crois connaître la source. J'en dirai beaucoup plus en temps et lieu. Respectueusement vôtre, Janette Trudel.

Le juge, en présence des accusés et des avocats, a lu les notes et a demandé ce qui suit:

Puis-je juste demander le consentement des avocats de la défense à ce que, hors la présence des avocats, et hors la présence des accusés, j'interroge, je rencontre, selon sa demande, le juré numéro cinq (5) afin de recevoir ses explications?

Si la poursuite a consenti à cela, la défense quant à elle s'y est clairement opposée. S'ensuivit une discussion puis, après l'ajournement pour le repas du midi, les avocats de la défense ont soumis une requête en déclaration d'avortement de procès. Cette requête était fondée sur le fait que, compte

[Page 8]

tenu de la nature de l'accusation, le jury ne pourrait s'acquitter de ses obligations avec la sérénité requise à cette fin. De plus, on craignait jusqu'à un certain point que si les jurés n° 9 et n° 4 apprenaient la nature des soupçons qu'entretenaient certains membres du jury à leur égard, ils se sentent obligés de rendre un verdict qui dissiperait ces soupçons. Subsidiairement, la défense a demandé que les deux jurées qui avaient fait parvenir les notes soient exclues du jury. Ces requêtes ont été rejetées.

Le juge Lamb a rencontré les deux jurées dans son cabinet, en la seule présence d'un sténographe judiciaire. Ce n'est qu'une fois le verdict rendu que les avocats et les accusés ont été informés en cour qu'il avait rencontré les jurées et qu'ils ont reçu une transcription des conversations qui ont eu lieu dans le cabinet du juge. Le dossier n'indique pas si le juge a statué sur les requêtes avant de rencontrer les jurées. En fait, comme cela a été révélé en Cour d'appel et comme le mentionne le juge Owen dans son arrêt:

[TRADUCTION] Lorsque les avocats de la défense lui ont demandé s'il avait procédé à une enquête au sujet des deux jurées qui avaient écrit les notes, le président du tribunal a répondu:

Je peux vous dire que je suis venu à la conclusion qu'il n'y a aucune raison valable pour laquelle le jury ne peut pas, ne pourra pas ou ne devra pas continuer ses délibérations afin d'arriver à leur verdict.

Les arrêts de la Cour d'appel

Les juges Owen et Malouf ont tous deux conclu à une violation de l'art. 577. Le juge Owen a adopté le point de vue exprimé par la Cour d'appel de l'Ontario dans deux affaires, celui du juge Martin dans l'arrêt R. v. Hertrich, Stewart and Skinner (1982), 67 C.C.C. (2d) 510, et celui du juge Zuber dans l'arrêt R. v. Grimba (1980), 56 C.C.C. (2d) 570. Madame le juge L'Heureux-Dubé a été dissidente, concluant que, d'après les faits de l'espèce, il n'y avait pas eu violation de l'article. Elle a exprimé l'avis qu'un interrogatoire préliminaire sur l'impartialité des jurés n'avait pas à se faire en présence de l'accusé.

[Page 9]

Le droit

Les faits pertinents doivent être examinés en fonction de l'art. 577:

577. (1) Sous réserve du paragraphe (2), un accusé, autre qu'une corporation, doit être présent en cour pendant tout son procès.

(2) La cour peut

a) faire éloigner l'accusé et le faire garder hors de la cour lorsqu'il se conduit mal en interrompant les procédures, au point qu'il serait impossible de les continuer en sa présence,

b) permettre à l'accusé d'être hors de la cour pendant la totalité ou toute partie de son procès, aux conditions qu'elle juge à propos, ou

c) faire éloigner et garder l'accusé hors de la cour pendant l'examen de la question de savoir si l'accusé est, pour cause d'aliénation mentale, incapable de subir son procès, lorsqu'elle est convaincue que l'omission de ce faire pourrait avoir un effet préjudiciable sur l'état de santé mentale de l'accusé.

(3) Un accusé a droit, après que la poursuite a terminé son exposé, de présenter, personnellement ou par avocat, une pleine réponse et défense.

Jusqu'à l'arrêt Hertrich, précité, les tribunaux considéraient que le critère applicable à la portée de l'art. 577 était celui énoncé dans l'arrêt Meunier v. The Queen (1965), 48 C.R. 14 (confirmé par cette Cour, [1966] R.C.S. 399), où le juge Casey affirme, à la p. 17:

[TRADUCTION] Notre problème est de savoir si la Cour a procédé, si elle a fait quelque chose de nature à faire avancer l'affaire, en l'absence de l'appelant. Si ce n'est pas le cas, l'argument de l'appelant doit être rejeté; si c'est le cas, la déclaration de culpabilité doit être annulée.

Dans l'arrêt R. v. Grimba, précité, le juge Zuber s'est demandé si les termes [TRADUCTION] « «de nature à faire avancer l'affaire» se voulaient définitifs». À mon avis, la réponse est non. La question que se posait le juge Casey convenait au point en litige et aux faits dont il était saisi. Je crois que le critère qu'il faut appliquer est énoncé par le juge Martin dans l'arrêt Hertrich, précité.

Dans l'affaire Hertrich, où il était aussi question de rencontres avec les jurés, le juge avait été informé par le shérif qu'un juré avait révélé à l'un de ses agents qu'il avait reçu des appels téléphoni-

[Page 10]

ques concernant l'affaire. Avant d'interroger les jurés en l'absence des accusés, le juge avait fait venir les avocats à son cabinet pour déterminer si une enquête était nécessaire et, le cas échéant, pour savoir si on devait y procéder en présence des accusés. Malgré l'opposition des avocats de certains des accusés, le juge avait décidé qu'une enquête s'imposait et avait interrogé les jurés en présence des avocats mais en l'absence des accusés.

Dans ses motifs, le juge Martin affirme que le droit de l'accusé d'être présent à son procès signifie qu'il a le droit [TRADUCTION] «de prendre directement connaissance de tout ce qui se passe au cours de son procès qui puisse toucher à ses intérêts vitaux». Ce qui inclut manifestement (à la p. 527):

[TRADUCTION] … les procédures qui font partie intégrante du processus normal du procès en vue de décider de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé, comme l'interpellation et le plaidoyer, la formation du jury, la réception des éléments de preuve (y compris les procédures de voir dire concernant l'admissibilité d'éléments de preuve), les décisions au sujet des éléments de preuve, les plaidoiries des avocats, dont celles au jury, l'exposé du juge au jury, y compris les demandes de directives supplémentaires du jury, le prononcé du verdict et de la sentence si l'accusé est reconnu coupable.

Cela comprendrait aussi les «procédures» menées par le juge au cours du procès aux fins d'enquêter sur des événements qui se sont produits en dehors du procès, mais qui sont susceptibles de le rendre inéquitable. Toutefois, cela exclurait les événements qui (à la p. 529):

[TRADUCTION] … quoique en un sens font partie du procès, ne peuvent raisonnablement être considérés comme en faisant partie pour les fins du présent principe, parce qu'on ne peut raisonnablement considérer qu'ils ont un effet sur la conduite du procès en soi, ou sur la question de la culpabilité ou de l'innocence.

Appliquant ces principes aux faits de cette affaire, la cour a conclu que l'interrogatoire des jurés en cabinet faisait partie du procès. Le juge Martin, voulant donner un exemple de ce qui n'aurait pas fait partie du procès, dit, à la p. 539:

[TRADUCTION] … la communication par le shérif adjoint au juge du renseignement au sujet de l'appel téléphonique anonyme, et la conférence préliminaire en cabinet avec les avocats, pour déterminer s'il était néces-

[Page 11]

saire de procéder à une enquête et la forme qu'elle devrait prendre, ne faisaient clairement pas partie du procès.

La question en litige

La présence de l'accusé est-elle requise lorsque le juge se demande si une question qui met en jeu ses intérêts vitaux se pose, ou n'est-ce qu'au moment où on a conclu que la question se pose et qu'on en débat? Voilà comment je conçois la question qu'il faut aborder, compte tenu des faits de l'espèce et des décisions des instances inférieures. D'ailleurs, il me semble que les trois juges de la Cour d'appel acceptent les principes et les règles énoncés dans l'arrêt Hertrich, précité. Le juge L'Heureux-Dubé, dans ses motifs de dissidence, cite longuement les motifs du juge Martin, dont le passage que je viens de mentionner, où il dit que la discussion en cabinet avec le shérif, puis avec les avocats, ne faisait pas partie du procès; puis elle souligne le passage, qui suit immédiatement ces observations, où il reformule la question que devait trancher la Cour d'appel dans cette espèce:

[TRADUCTION] La question se ramène donc à ceci: Lorsqu'il a été décidé qu'une enquête s'impose, l'interrogatoire des jurés sous serment fait-il partie du procès pour les fins de la règle portant que l'accusé a le droit d'être présent à son procès?

Plus loin, le juge L'Heureux-Dubé dit:

Ceci nous ramène au crux de la question. Dans l'affaire Hertrich, M. le juge Martin définit ainsi la question à décider (p. 529):

[TRADUCTION] La question précise que pose donc ce volet de l'appel est de savoir si l'interrogatoire d'un juré portant sur l'effet qu'a pu avoir sur lui un appel téléphonique anonyme, qu'il a reçu ou dont on lui a fait part, fait partie du procès.

Dans notre cas, on pourrait ainsi délimiter les paramètres du débat:

Au cours des délibérations du jury, l'interrogatoire d'un juré fait-il partie du procès lorsque cet interrogatoire a pour unique but de vérifier le bien-fondé des soupçons d'un juré sur l'impartialité d'autres membres du jury suite à une note de ce juré au juge, et l'effet que ces soupçons peuvent avoir sur l'aptitude de ce juré à continuer les délibérations?

[Page 12]

Contrairement à l'affaire Hertrich, il ne s'agit pas ici de faits pouvant avoir une portée sur l'impartialité du jury. L'interrogatoire n'a révélé aucun fait quelconque de nature à influencer le jury, mais plutôt de simples commérages entre jurés possiblement épuisés par le long procès ou pris de panique devant la difficulté de la tâche ou même tout simplement inquiets de subir l'influence d'autres jurés dans la difficile tâche d'arriver à une décision unanime. Ces angoisses ne sont sûrement pas étrangères à toute délibération d'un jury. Généralement, cependant, rien n'en transpire. Ici, deux jurés en informent le juge.

Je dis tout de suite que si l'interrogatoire auquel a procédé le juge avait révélé des faits de nature à influer sur l'impartialité du jury ou de l'un ou l'autre des jurés, la situation serait bien différente. Le cas auquel nous faisons face constitue en quelque sorte l'étape préliminaire, la première phase d'un processus qui aurait pu en contenir plusieurs autres, y eût-il eu découverte de faits ayant une portée sur les intérêts vitaux des accusés, sur leur culpabilité ou sur leur innocence. S'il n'y a pas eu nécessité de procéder plus avant dans notre cas, c'est que l'étape préliminaire s'est avérée suffisante pour assurer qu'aucun fait ne s'était produit ayant une portée sur l'issue du procès.

C'est en gardant à l'esprit la nature de la communication des jurés au juge ainsi que ce qu'ont révélé les interrogatoires qu'il y a lieu d'examiner la jurisprudence au regard des dispositions de l'article 577 C.Cr.

Le juge L'Heureux-Dubé a assimilé l'interrogatoire que le juge du procès a effectué dans son cabinet sur la partialité des jurés, aux préliminaires auxquels a procédé le juge du procès dans l'affaire Hertrich. Avec égards, je ne puis souscrire à la qualification par le juge L'Heureux-Dubé de ce qui s'est passé dans le cabinet du juge du procès.

Je suis d'avis que si, d'après les faits d'une espèce, il n'est pas sûr que les intérêts vitaux de l'accusé sont en jeu, le juge peut, en l'absence de l'accusé, enquêter à ce sujet. Cela comprend l'interrogatoire des jurés et, si le juge décide que les intérêts vitaux de l'accusé ne sont pas en jeu, les choses ne vont pas plus loin, sous réserve bien entendu qu'un procès-verbal de la procédure soit dressé afin de pouvoir déterminer s'il s'est trompé quant à l'incertitude de ce qui était en cause au départ et quant à sa décision finale sur le sujet.

[Page 13]

C'est ce qui s'est passé dans l'affaire Hertrich. Mais dès qu'il appert que ces intérêts vitaux sont en jeu, la question doit être tranchée en présence de l'accusé.

Si le juge avait reçu une note disant «Je dois vous parler en privé au sujet de quelque chose de sérieux», je ne verrais rien de mal à ce que le juge informe les avocats et rencontre la jurée pour savoir de quoi il s'agit. Mais s'étant fait dire par la jurée que l'intégrité d'un autre juré était douteuse, les intérêts vitaux des accusés sont alors en jeu et tant l'enquête que la résolution de cette question doivent avoir lieu en présence des accusés.

En l'espèce, il est parfaitement clair, d'après les messages écrits, que la partialité de certains jurés était en cause. Le juge L'Heureux-Dubé conclut que tel n'est pas le cas en se fondant notamment sur ce que rapporte la transcription des conversations qu'ont eu le juge et les jurées dans son cabinet. Cette analyse, à mon avis, porte à faux car elle confond la question de savoir si la partialité des jurés est mise en question avec celle de savoir si les jurés sont impartiaux ou non. En venir à la conclusion que les jurés sont impartiaux ne veut pas dire que leur impartialité n'a pas été mise en cause. Cela veut simplement dire que cette question a été résolue en faveur de leur impartialité. Les événements de cette affaire illustrent bien la nécessité qu'il y avait de résoudre la question de la partialité en présence des accusés, particulièrement si l'on considère que les avocats des accusés ont plaidé leur requête en avortement de procès sans connaître ce que les jurées avaient à dire au sujet de la partialité des autres, sans savoir si ces jurées avaient communiqué leurs soupçons à leurs collègues jurés, y compris aux suspects, ni même sans savoir si le juge avait rencontré ces jurées. Je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi de Sa Majesté.

Avant d'en venir au pourvoi des accusés, je pense qu'il s'impose d'ajouter quelque chose concernant certaines observations, formulées par le juge Owen dans ses motifs, sur l'opportunité d'appliquer le sous-al. 613(1)b)(iii) à une violation de l'art. 577. Sur cette question, le juge Owen a exprimé l'avis que l'arrêt Meunier de cette Cour allait trop loin et il a dit espérer que nous ferions

[Page 14]

ce que nous avons fait dans d'autres affaires (R. v. Mitchell, [1964] R.C.S. 471; R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860; Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811) et que nous réexaminerions l'arrêt Meunier. Le juge Owen n'est pas le seul qui ait exprimé un tel point de vue. La plus récente critique concernant la rigidité de la règIe de l'arrêt Meunier sur la non-applicabilité du sous-al. 613(1) b)(iii) a été formulée par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique dans son arrêt R. v. Fenton (1984), 11 C.C.C. (3d) 109. Dans la présente affaire, Sa Majesté nous a aussi invités dans son mémoire à reconsidérer notre adoption du point de vue exprimé par le juge d'appel Casey dans l'arrêt Meunier. Nous pourrions statuer sur cette question si l'appel avait été rejeté en seconde instance. En fait, si c'était cette Cour qui avait conclu pour la première fois à une violation de l'art. 577, cela aurait posé, comme question soulevée initialement devant nous, la question de savoir si la réserve s'applique à une telle erreur de droit, et nous aurait fourni la possibilité de réexaminer l'arrêt Meunier. Malheureusement, il ne nous est pas permis de le faire en l'espèce. Nous sommes saisis d'un pourvoi de plein droit, fondé sur la dissidence du juge L'Heureux-Dubé. Le point de droit sur lequel elle a exprimé une dissidence n'est pas l'applicabilité du sous-al. 613(1)b)(iii) suite à une violation de l'art. 577. De plus, Sa Majesté a demandé une autorisation de pourvoi sur ce point et cela lui a été refusé par une formation de cette Cour. Comme dernière observation à ce sujet, je ne voudrais pas que l'on croie que, par l'adoption du point de vue exprimé par le juge Martin dans l'arrêt Hertrich, la question de l'applicabilité de la réserve énoncée au sous-al. 613(1)b)(iii) a été indirectement réexaminée et que les principes énoncés dans l'arrêt Meunier ont été réitérés sur ce point dans la présente cause.

Le pourvoi des accusés Côté et Vézina

Les faits

Voici les deux chefs de I’acte d'accusation qui nous intéressent:

CLAUDE BENLOULOU, GÉRARD VÉZINA, DONALD CÔTÉ à Montréal, district de Montréal, entre le 5 octobre 1973 et le 17 octobre 1973, ont illégalement conspiré ensemble ainsi qu'avec Charles

[Page 15]

Dolansky, pour commettre un acte criminel que ne vise pas l'alinéa a), b) ou c) de l'article 423(1) du code criminel, soit: frustrer par la supercherie, le mensonge ou d'autres moyens dolosifs, la Banque de Montréal, 119 rue St-Jacques ouest, Montréal, d'une somme d'argent d'approximativement $975 000., commettant par là un acte criminel prévu à l'article 423(1)d) du code criminel.

Le ou vers le 16 octobre 1973, CLAUDE BENLOULOU, DONALD CÔTÉ et GÉRARD VÉZINA, ont illégalement tenté de commettre un acte criminel, soit: frustrer par la supercherie, le mensonge ou d'autres moyens dolosifs la Banque de Montréal, 119 rue St-Jacques Ouest, Montréal, d'une somme d'argent d'approximativement $975 000. commettant par là un acte criminel prévu à l'article 421b) du code criminel.

Il a été reconnu au procès que General Accident Fire and Life Assurance Corporation Limited, ci-après appelée GAFLAC, avait acheté 34 obligations du gouvernement du Canada, payables au porteur. La date d'échéance de ces obligations était le 1er octobre 1973. Elles ont été volées. Voici quelle est la preuve qui a été réunie contre les accusés relativement à ces obligations d'après le juge Malouf de la Cour d'appel du Québec:

[TRADUCTION] Témoin à charge, un nommé John Feller a déclaré qu'il était présent à une rencontre qui a eu lieu dans la soirée du 11 octobre 1973, à laquelle assistaient un homme d'affaires montréalais, un nommé Charles Dolansky et un ressortissant suisse, Fritz Zueger, lesquels ont parlé d'encaisser certaines obligations en Suisse. Les numéros de série que Dolansky a fournis à Feller se sont révélés être exactement les mêmes que ceux des obligations appartenant à GAFLAC, Au cours de la soirée du 12 octobre, Feller, qui se trouvait dans l'appartement de Zueger à Montréal, a reçu un appel téléphonique dont l'auteur, qui prétendait s'appeler Donald, voulait savoir s'il avait eu connaissance de la conversation qui avait eu lieu entre Zueger et Dolansky au sujet des obligations. Dans la même soirée, Donald s'est présenté à l'appartement pour savoir si Zueger comptait partir immédiatement pour la Suisse. Ce dernier a dit qu'il ne pouvait partir à cause d'engagements d'affaires qu'il avait à Montréal. Donald, plus tard identifié par Feller comme étant l'intimé Donald Côté, était déçu car l'affaire prenait trop de temps et il ne pouvait plus attendre. Le lundi 15 octobre, Donald a téléphoné une seconde fois pour demander à Zueger et à Feller de poursuivre leurs tentatives d'encaissement des obligations en Suisse. C'est alors que Zueger a téléphoné à un représentant de la Neue Bank

[Page 16]

en Suisse et lui a donné les numéros des obligations. Le représentant de la Neue Bank a conseillé à Zueger de déposer les obligations à la Banque de Montréal, au compte de la Neue Bank. Le lendemain, Donald Côté a été informé de ces événements et il a dit à Zueger qu'un courrier, plus tard identifié comme étant l'intimé Vézina, apporterait les obligations à l'appartement. Après avoir reçu les obligations, Feller et Zueger ont comparé les numéros de série avec la liste de numéros que leur avait donnée Dolansky et ils se sont rendus à la Banque de Montréal où Feller seul a déposé les obligations, obtenant un reçu de Simpson, un employé de la banque. Feller affirme que, le même jour, lui-même et Zueger ont rencontré les intimés Vézina et Benloulou dans la chambre où Dolansky était hospitalisé depuis le 12 octobre. C'est à cette rencontre que Benloulou les a informés qu'il irait en Suisse chercher l'argent des obligations. Entre temps, Simpson a dit à Feller que la Banque de Montréal ne porterait pas au crédit de la Neue Bank l'argent des obligations tant qu'elle n'aurait pas reçu l'argent de la Banque du Canada. En fait, l'argent ne fut jamais porté au crédit de la Neue Bank parce que Simpson, en communiquant avec la Banque du Canada, a découvert qu'il s'agissait d'obligations volées.

Le même soir, Feller et Zueger ont été arrêtés à un aéroport de Montréal, alors que Simpson identifiait Feller comme celui qui avait déposé les obligations à la banque.

Ce résumé correspond aux faits décrits par le juge du procès, sauf pour ce qui est expliqué ci-après. En effet, en ce qui concerne les rapports des accusés avec la Banque de Montréal, le juge de première instance a une opinion différente de la preuve, opinion cruciale, à mon avis, pour la résolution du litige. Le juge Lamb était d'avis que lorsque Feller a été faire l'opération à la Banque de Montréal, lui et ses associés savaient déjà qu'on demandait non pas à la banque de débourser de l'argent, mais seulement de transmettre l'argent de la Banque du Canada à la Neue Bank.

Les jugements

Au terme de la présentation de la preuve de la poursuite, les accusés ont adressé une requête en obtention d'un verdict imposé pour le motif qu'aucun élément de preuve ne démontrait l'existence d'un complot ou d'une tentative de frauder la Banque de Montréal. Tout ce qu'on demandait à la Banque de Montréal de faire, soutenait-on, était

[Page 17]

d'obtenir l'argent et de l'envoyer à la Neue Bank en Suisse. Sa Majesté a demandé l'autorisation de modifier l'acte d'accusation en supprimant toute référence à la Banque de Montréal. Les avocats des accusés s'y sont opposés en soutenant que personne, si ce n'est le propriétaire des obligations, ne pouvait être lésé par la conduite des accusés. La Neue Bank ne l'aurait pas été, car elle n'aurait payé qu'après avoir reçu l'argent; il en était de même pour la Banque de Montréal, puisqu'elle n'aurait fait que transmettre l'argent de la Banque du Canada à la Neue Bank en Suisse. La Banque du Canada n'aurait subi aucune perte, puisqu'elle ne paye qu'une fois l'encaissement de ses obligations. Quant à GAFLAC, les appelants ont soutenu que la perte qu'elle avait subie résultait du vol et non de la conduite des accusés.

Le juge Lamb a convenu avec les accusés qu'il n'y avait pas de preuve dont on pouvait saisir le jury en ce qui concernait la Banque de Montréal et il a donc accueilli la requête pour verdict imposé d'acquittement. Auparavant, il avait rejeté la requête en modification en affirmant ceci:

Il ne peut y avoir aucune question à ce stade du procès; d'un amendement afin de substituer quelqu'un d'autre pour la banque de Montréal. Ceci causerait un préjudice grave aux accusés.

Il a alors poursuivi en ajoutant qu'il ne pouvait y avoir d'autre victime:

À tout événement, quant à la Neue Bank, la preuve révèle que même si cette dernière avait payé les neuf cent soixante-quinze mille dollars ($975,000.00) à Zurich, elle n'aurait été privée de rien, parce qu'elle aurait déjà reçu de la banque du Canada l'argent du montant de neuf cent soixante-quinze mille dollars ($975,000.00) provenant du rachat de ces obligations au porteur, et ce par l'entremise de l'agent de la Neue Bank, soit la banque de Montréal.

La banque du Canada en rachetant les obligations ne paierait que sa propre dette, parce qu'elle est obligée de payer le porteur des obligations, n'importe qui, selon le témoignage de Monsieur Pritchard, exception faite évidemment du cas où le porteur serait un voleur des obligations à la connaissance de la banque du Canada.

La vraie victime, la vraie perdante selon la preuve semble avoir été celui qui avait payé pour les obligations. Mais sa perte semble également avoir été le résultat non pas du complot allégué contre les accusés

[Page 18]

mais plutôt du vol des obligations, le ou avant le 5 octobre 1973, crime qui n'est pas imputé aux trois (3) accusés.

En somme, quant à ce deuxième chef, il n'y a aucune preuve devant le jury qui puisse leur permettre de déclarer les accusés coupables. Par conséquent, les motions de la Défense de la part de chacun des trois (3) accusés pour un verdict dirigé d'acquittement sont manifestement bien fondées.

Il sera peut-être utile d'ajouter qu'il y a au moins un doute sérieux quant à la preuve de la Couronne au sujet de l'autre élément essentiel de ce chef d'accusation, soit la supercherie, le mensonge ou d'autres moyens dolosifs par lesquels les accusés avaient l'intention de frustrer la banque de Montréal, selon le texte de ce chef.

Cependant, vu les conclusions déjà précitées quant à l'absence totale de preuve de fraude, ce n'est pas nécessaire que le Tribunal se prononce sur ce point additionnel.

Le juge Lamb a donc rejeté la requête en modification pour deux motifs: à cause du préjudice irréparable causé aux accusés et, bien qu'il se soit exprimé en des termes différents, parce qu'il n'y avait, d'après les faits que Sa Majesté avait soumis en preuve, pour reprendre les termes du juge Dickson (maintenant Juge en chef) dans l'arrêt R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175, à la p. 1182, aucune preuve démontrant l'existence d'un «risque de préjudice à [l'] égard [des intérêts pécuniaires]» de quiconque, si ce n'est de GAFLAC. Quant à GAFLAC, je dois souligner en passant, sans plus de commentaires, que la poursuite n'a pas choisi d'inculper les accusés de complot ni de tentative de voler (par supercherie) à GAFLAC la somme de 975 000 $.

En appel, les trois juges ont convenu, quoique pour des motifs différents, que le juge Lamb avait eu tort d'accorder les verdicts imposés.

Les juges Owen et L'Heureux-Dubé ont tous deux exprimé l'avis que, comme la preuve de l'identité de la victime d'un complot de fraude ou d'une tentative de fraude n'est pas essentielle, nommer la Banque de Montréal dans l'acte d'accusation était superfétatoire. Le juge L'Heureux-Dubé a aussi ajouté que la Banque du Canada aurait été fraudée si l'affaire avait réussi. Le juge Malouf a émis l'opinion que si les banques n'avaient pas été lésées, le propriétaire lui l'aurait

[Page 19]

été, et qu'il n'est pas nécessaire que la personne lésée soit la personne trompée. Quant au préjudice causé aux accusés par les chefs d'accusation identifiant la mauvaise victime, voici ce qu'affirme le juge Malouf, le seul juge de la Cour d'appel qui ait examiné cet autre moyen sur lequel le juge Lamb avait fondé sa décision de refuser l'autorisation de modifier l'acte d'accusation:

[TRADUCTION] En la présente instance, le premier chef, celui de la possession illégale, donne le nom du propriétaire des obligations ainsi que le nom de la personne qui a un intérêt spécial dans ces obligations. La preuve révèle que les obligations, dont il est fait mention dans les deuxième et troisième chefs, sont les mêmes obligations que celles mentionnées dans le premier chef. À mon avis, l'absence du nom du propriétaire des obligations dans les deuxième et troisième chefs n'est pas irrémédiable en la présente instance, pour les raisons qui viennent d'être données. Les accusés savaient parfaitement de quelle transaction on se plaignait, que GAFLAC était propriétaire des obligations et que Girard Trust Bank avait un intérêt spécial dans ces obligations. Ces faits ont été exposés au jury au cours du procès. Les accusés disposaient de suffisamment de détails pour apprécier la nature et la qualité de la transaction dont on se plaignait.

À mon avis, le juge Lamb a commis une erreur en ce qui concerne les deux fondements de sa décision de refuser la modification et d'accorder la requête pour verdict imposé.

Le droit

Les deux éléments de la fraude sont la malhonnêteté et la privation. «On établit la privation si l'on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a risque de préjudice à leur égard. Il n'est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle» (le juge Dickson, maintenant Juge en chef, dans R. c. Olan, précité, à la p. 1182).

La fraude consiste à être malhonnête pour obtenir un avantage, entraînant un préjudice ou risque de préjudice au «bien, argent ou valeur» de quel qu'un. Il n'est pas nécessaire de viser une victime pour commettre une fraude et la victime peut ne pas être certaine.

Quant au second motif sur lequel le juge Lamb fonde sa décision, savoir l'absence de complot en

[Page 20]

vue de frauder ou de tentative de fraude, je ne puis l'accepter. Tout d'abord, le fait que les accusés aient comploté pour obtenir de l'argent de la banque suisse et qu'ils aient commencé à mettre à exécution ce plan en communiquant avec la banque en Suisse constitue, à mon avis, une preuve suffisante de l'existence d'une victime possible autre que la Banque de Montréal. Le fait que la victime aurait été lésée en Suisse n'a, dans les circonstances de l'espèce, aucun effet sur la compétence des tribunaux canadiens pour instruire l'affaire, et ce, pour les raisons données par cette Cour dans l'arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178.

Quoi qu'il en soit, il y avait nettement une preuve de tentative de frauder quelqu'un d'un montant de 975 000 $. Si Sa Majesté n'avait pas entrepris d'établir l'existence d'une victime précise et de prouver en plus que la Banque de Montréal était la cible des accusés, le juge Lamb aurait eu tort de faire droit à la requête de verdict imposé.

Mais comme c'est effectivement ce que Sa Majesté a fait, il faut donc se pencher sur deux questions: la conduite des accusés équivaut-elle à un complot ou à une tentative de frauder la Banque de Montréal? Si oui, le juge Lamb a eu tort de faire droit à la requête pour verdict imposé. Si non, il faut alors se pencher sur les conséquences du défaut d'avoir prouvé cette cible, ce qui nous amène à la première raison pour laquelle le juge Lamb a ordonné un verdict imposé d'acquittement, le préjudice irréparable causé aux accusés.

La première question: y avait-il des éléments de preuve à soumettre au jury sur le point de savoir si les accusés ont comploté pour frauder la Banque de Montréal ou ont tenté de le faire?

Cacher à la Banque de Montréal le fait qu'il s'agissait d'obligations volées et se faire passer pour le détenteur légitime des obligations satisfont amplement à l'exigence de malhonnêteté. Quant à la privation, si les accusés avaient comploté et tenté d'obtenir de la Banque de Montréal 975 000 $, à même ses fonds, en échange des obligations, ils auraient eu l'intention d'amener la banque à se départir de 975 000 $ comptant, à même ses fonds, et à ne conserver qu'un titre

[Page 21]

donnant droit à de l'argent comptant. Que la Banque de Montréal soit remboursée par la Banque du Canada et ne perde pas cette somme, serait, à mon avis, sans importance en ce qui concerne la possibilité de subir un préjudice économique. L'échange de l'argent contre le titre donnant droit à cet argent, qui n'aurait pas eu lieu n'eût été la conduite malhonnête des accusés, est préjudiciable. Le patrimoine de celui qui possède l'argent est certainement en meilleur état que celui du détenteur d'obligations volées, même si ce dernier est de bonne foi. La bonne foi peut être mise en doute et le paiement retardé. Il y aurait donc eu, d'après ces faits tels que le juge Malouf paraît les avoir perçus, une preuve à soumettre au jury en ce qui concerne la Banque de Montréal. Mais, d'après le juge du procès, ce n'est ni ce qui s'est passé ni ce qu'on a tenté de faire. Au départ, les accusés voulaient encaisser les obligations à la Neue Bank, avant que le vol de celles-ci ne soit découvert et signalé à la Banque du Canada. La première tentative a échoué parce que la banque suisse les a renvoyés à la Banque de Montréal. Il s'agissait donc d'amener la Banque de Montréal, en lui cachant que les obligations avaient été volées, à encaisser les obligations auprès de la Banque du Canada, puis à envoyer l'argent à la banque suisse. On ne demandait pas à la Banque de Montréal de débourser de l'argent pour les obligations. La banque a été amenée par la supercherie à participer, quoique innocemment, à une opération frauduleuse.

Aussi large que puisse être la notion de privation, je ne crois pas qu'elle englobe le genre de préjudice qui aurait pu être causé à la Banque de Montréal. Tout préjudice causé à cette dernière reste hypothétique et trop lointain.

Lorsque cette Cour parle de «risque de préjudice» dans l'arrêt Olan, précité, il faut interpréter cette mention à la lumière des faits de cette affaire-là et dans le sens que, pour qu'il y ait une privation, il n'est pas «essentiel [qu'il y ait] une perte pécuniaire réelle». Dans l'affaire Olan, la victime a versé de l'argent pour obtenir un titre, d'ailleurs un excellent titre pour le montant. Avant la supercherie, la victime possédait l'argent comptant. À cause de la supercherie, la victime restait avec un titre et s'était départie de l'argent. Le

[Page 22]

patrimoine de la victime était amputé des liquidités et n'avait plus que le titre. C'est une privation.

Si on applique les principes énoncés dans l'arrêt Olan aux faits de l'espèce, j'estime qu'il existait des preuves à soumettre au jury portant que les appelants avaient tenté de frauder la Banque du Canada de 975 000 $, même si en définitive la banque ne perdait pas ce montant. La banque détenait les fonds étant entendu qu'elle verserait le montant à certaines conditions au détenteur légitime des obligations. Si le plan avait réussi, elle se serait, à cause de la supercherie, départie de ce montant et aurait été susceptible de subir des risques identifiables de préjudice pécuniaire. L'élément de privation aurait existé.

Par contre, pour la Banque de Montréal, il n'existait pas de risque identifiable de préjudice pécuniaire. On ne lui demandait pas de se départir de quoi que ce soit qui lui appartenait, qu'elle possédait ou sur lequel elle avait un droit spécial.

La mention de décisions d'autres ressorts en vertu du droit de la fraude en common law ou des affaires anglaises en vertu de la Larceny Act, 1861, et 1916, ou de la Theft Act, 1968 et 1978, doit être examinée en gardant à l'esprit le fait que l'art. 338 de notre Code est différent. Bien que je sois d'accord avec l'extrait souvent cité de R. v. Wines (1953), 37 Cr. App. Rep. 197 à la p. 199 que [TRADUCTION] «la supercherie consiste à amener, par le mensonge, un état d'esprit» et que [TRADUCTION] «frauder consiste à amener, par la supercherie, une action», nous devons garder à l'esprit qu'au Canada l'art. 338 du Code criminel ajoute que l'action doit être telle qu'elle soit de nature à priver quelqu'un de «bien, argent ou valeur».

En Écosse, il a été décidé dans l'arrêt Adcock v. Archibald, [1925] J.C. 58, qu'en common law [TRADUCTION] «tout résultat précis et pratique atteint par la fraude suffit» (le lord juge général Clyde, à la p. 61) et que [TRADUCTION] «L'essence de l'infraction consiste à amener la personne objet de la fraude à prendre une chose qu'elle n'aurait pas prise autrement ou à faire quelque chose qu'elle n'aurait pas fait autrement ou à devenir l'intermédiaire d'un acte illégal» (lord

[Page 23]

Hunter, à la p. 61). Cette notion large de la fraude a reçu de la résistance dans ce ressort là (voir Gordon, G. H., The Criminal Law of Scotland (2nd ed. 1978), à la p. 603). Il est clair que ce ne peut être le droit au Canada en vertu de notre art. 338. Je suis donc d'accord avec le juge Lamb et le juge Malouf pour dire qu'il n'y avait pas de preuve à l'égard de la Banque de Montréal.

La seconde question: le juge Lamb aurait-il dû accorder la requête en modification ou aurait-il simplement dû ignorer cette mention de la victime et l'omission de Sa Majesté de prouver que la Banque de Montréal était la victime potentielle?

Les juges Owen et L'Heureux-Dubé ont fondé leur décision sur la règle du «superfétatoire». Je suis d'accord avec eux pour dire que la mention précise de la Banque de Montréal dans l'accusation était inutile et superfétatoire. Sa Majesté, invoquant l'al. 512c) et l'art. 515 du Code, soutient que, parce qu'il n'était pas nécessaire d'établir l'identité de la victime, la mention de la Banque de Montréal était superfétatoire et ne saurait avoir aucun effet sur l'issue de la présente affaire.

Voici le texte de l'al. 512c) et de l'art. 515 du Code:

512. Aucun chef dans un acte d'accusation n'est insuffisant en raison de l'absence de détails lorsque, d'après la cour, le chef d'accusation répond autrement aux exigences de l'article 510 et, sans restreindre la généralité de ce qui précède, nul chef d'accusation dans un acte d'accusation n'est insuffisant du seul fait

c) qu'il impute une intention de frauder sans nommer ou décrire la personne qu'on avait l'intention de frauder,

515. Aucun chef d'accusation qui allègue un faux-semblant, une fraude, ou une tentative ou un complot par des moyens frauduleux, n'est insuffisant du seul fait qu'il n'expose pas en détail la nature du faux-semblant, de la fraude ou des moyens frauduleux.

La règle du «superfétatoire», que les tribunaux ont dégagée au cours des ans, est succinctement exposée dans Ewaschuk, Criminal Pleadings and Practice in Canada (1983), aux pp. 222 et 223:

[Page 24]

[TRADUCTION] Si les détails, indiqués initialement ou fournis subséquemment, ne sont pas essentiels à la constitution de l'infraction, ils seront considérés comme superfétatoires, c.-à—d. comme un élément non essentiel qui n'a pas à être prouvé.

Cette règle de common law est, en fait, l'inverse du par. 510(3) du Code criminel, qui porte:

510. …

(3) Un chef d'accusation doit contenir, à l'égard des circonstances de l'infraction alléguée, des détails suffisants pour renseigner raisonnablement le prévenu sur l'acte ou omission à prouver contre lui, et pour identifier l'affaire mentionnée, mais autrement l'absence ou insuffisance de détails ne vicie pas le chef d'accusation.

Tant la règle du «superfétatoire» que le par. 510(3) (et ceux qui l'ont précédé) se veulent une réponse au formalisme excessif des règles de procédure en matière criminelle des XVIIIe et XIXe siècles. À cette époque, [TRADUCTION] «en common law, il fallait alléguer que chaque fait important, c.-à-d. chaque fait qui constituait un élément de l'infraction, avait été commis en tel lieu et à tel moment» (Stephen, A History of the Criminal Law of England (1883), vol. l, à la p. 281). Les vices ou omissions de l'acte d'accusation étaient généralement irrémédiables, vu que [TRADUCTION] «la plus petite inexactitude dans la formulation était susceptible d'invalider l'acte d'accusation» (Radzinowicz, A History of English Criminal Law (1948), vol. l, à la p. 98).

Bien que les règles applicables aux actes d'accusation aient fini par être décrites comme étant [TRADUCTION] «un ensemble extraordinaire et irrationnel de règles» (Holdsworth, A History of English Law (5th ed. 1942), vol. 3, p. 618), elles avaient pour objet, semble-t-il, d'atténuer la rigueur excessive de l'ancien droit criminel. Comme Stephen l'a indiqué (op. cit., à la p. 284):

[TRADUCTION] Je pense que rien n'a plus contribué à jeter le discrédit sur le droit que l'importance attachée à des formalités comme celles-ci … De tels scandales ne semblent pas toutefois avoir été impopulaires. Et même, je me demande s'ils n'étaient pas populaires, car ils ont adouci, quoique de façon irrationnelle et capricieuse, la sévérité excessive de l'ancien droit criminel.

[Page 25]

Toutefois, avec l'abrogation de la grande majorité des lois portant peine capitale au XIXe siècle, une bonne partie de la raison d'être de ce formalisme et de cet attachement strict au texte de l'acte d'accusation a disparu. En conséquence, les législateurs et les tribunaux ont cherché à assouplir un certain nombre de règles applicables aux actes d'accusation et les tribunaux ont reçu le pouvoir de modifier les actes d'accusation entachés d'un vice (voir Stephen, op, cit., à la p. 285, et Radzinowicz, op. cit., à la p. 103).

La règle du «superfétatoire», le par. 510(3) du Code, ainsi que l'art. 529, sont donc conçus pour faire disparaître le formalisme excessif de l'ancienne procédure et pour obliger l'accusé à réfuter le fond même de l'accusation. Ils sont tous trois intimement liés. Le paragraphe 510(3) traite de l'insuffisance de détails, la règle du «superfétatoire» traite de détails supplémentaires inutiles et l'art. 529 autorise les tribunaux à modifier les actes d'accusation entachés d'un vice.

Cependant, toutes ces trois règles sont, à mon avis, sujettes à la condition que l'accusé ne subisse pas de préjudice dans sa défense. Le paragraphe 529(4) prévoit expressément que:

529… .

(4) La cour doit, en considérant si une modification devrait ou ne devrait pas être faite, examiner

d) la question de savoir si l'accusé a été induit en erreur ou lésé dans sa défense par une divergence, erreur ou omission mentionnée au paragraphe (2) ou (3), et

e) la question de savoir si, eu égard au fond de la cause, la modification projetée peut être apportée sans qu'une injustice soit commise.

Le paragraphe 510(3) prévoit qu'un chef d'accusation doit «renseigner raisonnablement» le prévenu. Ces termes doivent être interprétés comme exigeant, au moins, suffisamment de renseignements pour que l'accusé ne subisse pas de préjudice dans sa défense. À la p. 155 de l'arrêt R. v. Adduono (1940), 73 C.C.C. 152, le juge Masten écrit, au nom de la Cour d'appel de l'Ontario:

[TRADUCTION] Mon étude des dispositions existantes du Code (les art. 853 et suivants, y compris l'art. 908)

[Page 26]

[N.B.: l'ancien art. 853 est devenu le par. 510(3)] m'amène à penser que leur esprit et leur objet est d'assurer que le prévenu, lorsqu'il se prépare pour le procès, dispose de renseignements exacts et raisonnables sur l'accusation qui pèse contre lui de manière à pouvoir faire valoir pleinement sa défense. En même temps, ces articles ont une autre fin, soit annuler l'ancienne procédure afin d'améliorer son formalisme extrême et de faciliter l'administration de la justice conformément au fond de l'affaire.

(C'est moi qui souligne.)

De même, dans l'arrêt Brodie v. The King, [1936] R.C.S. 188, le juge Rinfret analyse l'art. 852 du Code (devenu le par. 510(1)) et dit, à la p. 194, que l'un des principaux objets de la loi était [TRADUCTION] «que le prévenu puisse avoir un procès équitable et, par conséquent, que l'acte d'accusation en soi identifie de façon raisonnablement précise l'acte ou les actes dont il est inculpé de sorte qu'il puisse connaître la nature de l'infraction qu'on lui reproche et préparer sa défense en conséquence».

Le paragraphe 510(3), lorsqu'on le rapproche du par. 510(1) et de la jurisprudence qui les interprète tous deux, comporte donc une réserve analogue à celle exprimée au par. 529(4), savoir, que le chef d'accusation doit comporter suffisamment de renseignements pour permettre au prévenu de «faire valoir pleinement» sa défense et, en conséquence, d'avoir un procès équitable. D'ailleurs, conclure autrement aurait pour effet d'annuler l'objet même du principe de l'accusation écrite.

De même, la règle du «superfétatoire» qui, comme je l'ai déjà souligné, constitue l'inverse du par. 510(3), doit aussi être considérée comme sujette à la condition que l'accusé ne subisse pas de préjudice dans sa défense. Dans l'arrêt R. v. Elliott, [1976] 4 W.W.R. 285, le juge McIntyre (maintenant juge de cette Cour) dit, à la p. 289:

[TRADUCTION] Il est clair à mon avis que lorsque Sa Majesté donne des détails importants dans l'acte d'accusation, elle doit les prouver. Une jurisprudence constante et abondante appuie cette proposition.

[Page 27]

Il est vrai bien entendu que les allégations non essentielles et non pertinentes dans les actes d'accusation n'ont pas strictement à être prouvées si aucun préjudice n'en résulte pour le prévenu.

(C'est moi qui souligne.)

En fait, on peut dire en toute honnêteté que la notion portant que l'application de la règle du «superfétatoire» ne doit pas porter préjudice au prévenu est un thème constant en jurisprudence.

Dans l'affaire R. v. Little and Wolski (1973), 14 C.C.C. (2d) 531, les accusés étaient inculpés du vol de biens appartenant à «Westwood Jewellers Limited», La preuve démontrait que le magasin où les objets avaient été volés s'appelait «Westwood Jewellers». Le juge Matas, s'exprimant au nom de la Cour d'appel du Manitoba, souligne aux pp. 537 et 538:

[TRADUCTION] En l'espèce, l'emploi du nom de la compagnie dans l'acte d'accusation n'a aucunement porté à confusion; l'acte d'accusation fournissait aux inculpés une connaissance suffisante des circonstances de l'infraction; l'acte d'accusation contenait des détails suffisants pour les renseigner raisonnablement sur l'acte reproché et pour identifier l'affaire. Ils n'ont pas subi de préjudice.

L'arrêt de la Cour d'appel est confirmé par la Cour suprême du Canada à [1976] 1 R.C.S. 20. Le juge de Grandpré, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité, affirme à la p. 26:

… selon l'ensemble de la preuve, il est clair que les inculpés ont été suffisamment renseignés sur les circonstances de l'infraction alléguée et ont toujours été en mesure d'identifier l'affaire mentionnée dans l'acte d'accusation. En conséquence, je considère qu'ils ont eu un procès équitable.

Le juge Dickson (maintenant Juge en chef), aux motifs duquel a souscrit le juge Beetz s'est dit d'accord avec ce résultat, affirmant à la p. 32:

À mon avis, la preuve en l'espèce identifie de façon raisonnable le propriétaire des bagues de diamants volées avec la personne désignée par l'acte d'accusation comme propriétaire, et le défaut de prouver l'identité avec plus de précision n'a d'aucune façon induit les inculpés en erreur ni causé de préjudice à leur défense.

De même, dans l'arrêt R. v. Greene (1962), 133 C.C.C. 294, le juge MacKay, s'exprimant au nom de la Cour d'appel de l'Ontario, écrit aux pp. 300 et 301:

[Page 28]

[TRADUCTION] En l'espèce, l'appelant ne prétend pas qu'il a été induit en erreur ou qu'il a subi un préjudice dans sa défense en raison de la date erronée figurant dans la dénonciation et, même si je crois qu'il eut peut-être mieux valu modifier la dénonciation lorsque la preuve soumise a permis de découvrir l'erreur de date, le défaut de le faire n'a pas pour effet d'invalider la déclaration de culpabilité.

Dans de nombreuses autres affaires, on s'est aussi préoccupé de ne pas induire le prévenu en erreur ou de ne pas lui porter préjudice par l'utilisation et l'application de la règle du «superfétatoire». Voir, par exemple, R. v. MacLean and MacLean (1981), 58 C.C.C. (2d) 318 (C.A. Ont.); R. v. Simard (1980), 55 C.C.C. (2d) 306 (C.A.N.-É.); R. v. O'Connor, [1963] 1 C.C.C. 229 (C.A.Î.-P.-É.)

En résumé, l'ancienne jurisprudence canadienne sur la règle du «superfétatoire», dont l'affaire R. v. Coote (1903), 8 C.C.C. 199 (C.S.C.-B.), ne mentionne pas expressément la question du préjudice, mais une grande partie de la jurisprudence plus récente, notamment celle mentionnée ci-dessus, souligne expressément et à maintes reprises la question du préjudice. Le préjudice causé au prévenu limite clairement, à mon avis, le recours à la règle du «superfétatoire».

En l'espèce, le juge Lamb a rejeté la requête en modification présentée par Sa Majesté, parce qu'il était d'avis qu'à ce stade du procès elle porterait préjudice aux accusés.

Le juge Malouf a dit, et sur ce point je suis parfaitement d'accord avec lui, que les accusés savaient de quelle opération on se plaignait, de quelles obligations il s'agissait, qui en était le propriétaire et quelles pouvaient être les victimes. Mais, avec égards, ce n'est là qu'une des façons dont la mention de la Banque de Montréal, comme étant la victime, aurait pu porter préjudice à la cause des accusés. Ils savaient quelle conduite était à l'origine de l'acte d'accusation, et je suis parfaitement d'accord avec le juge Malouf pour dire qu'ils n'ont pas été induits en erreur à cet égard. Cependant, ils ont été induits en erreur quant à l'identité de la victime que Sa Majesté a entrepris d'établir même si ce n'était pas nécessaire.

[Page 29]

Les avocats des accusés auraient pu élaborer leur défense en fonction de cela. C'est en fonction de ce que Sa Majesté entreprenait de prouver qu'auraient pu être prises les décisions de s'opposer ou de ne pas s'opposer à la preuve soumise, de procéder ou non à un contre-interrogatoire et de contre-interroger d'une certaine manière et jusqu'à un certain point. En l'espèce, le juge du procès a estimé que, après huit mois de procès, le préjudice porté aux accusés était irréparable. Bien que la décision de refuser une modification en vertu du par. 529(6) du Code criminel soit une question de droit que la Cour d'appel peut examiner si Sa Majesté fait appel, on ne devrait pas intervenir à la légère face à la décision du juge du procès fondée sur une conclusion de préjudice irréparable et on devrait garder à l'esprit la position privilégiée du juge du procès vis-à-vis de l'effet, sur l'équité du procès, d'événements qui se produisent dans la salle d'audience. En vertu de l'al. 529(4)e), le juge du procès doit considérer «la question de savoir si, eu égard au fond de la cause, la modification projetée peut être apportée sans qu'une injustice soit commise». Dans son rapport à la Cour d'appel, le juge du procès a exposé clairement qu'à son avis tous les faits entourant les opérations avaient été amplement examinés au cours de l'interrogatoire principal et du contre-interrogatoire. Il n'a pas expliqué au moment de sa décision ni dans son rapport sa conclusion de préjudice irréparable causé aux accusés. Il ne ressort pas de la lecture de la preuve que les accusés aient pu être induits en erreur dans leur contre-interrogatoire des témoins ou plus généralement dans leur façon de présenter leur défense. En outre, le juge Lamb aurait pu en accordant la modification, permettre, à la demande des accusés, un autre contre-interrogatoire des témoins. En fait cela n'a pas été envisagé parce que, comme cela ressort clairement du dossier et comme le souligne le juge du procès dans son rapport à la Cour d'appel, en ce qui concerne les faits, la défense des accusés reposait sur la réussite d'une attaque de la crédibilité de Feller. Les accusés l'ont tentée et ont eu la possibilité de le faire en contre-interrogeant effectivement Feller quatre jours par semaine pendant deux mois.

[Page 30]

Selon le juge Lamb, il n'y avait en droit aucune victime cible de leur supercherie. C'est pourquoi il a accordé la requête de verdict imposé et c'est la raison véritable (et celle qui a empêché d'examiner le préjudice) de son refus d'autoriser la modification.

Ceci explique les longs motifs qu'il a rédigés pour appuyer sa conclusion qu'il n'y avait pas de victime. À son avis, la modification était donc inutile et ceci explique aussi pourquoi il n'a pas indiqué dans ses motifs ses raisons pour conclure au préjudice, sans parler du préjudice irréparable. Dans ces circonstances et pour ces motifs, le juge Malouf était, à mon avis, justifié d'exercer sa compétence d'examiner la conclusion et a eu raison de conclure alors qu'il n'y avait pas de préjudice.

Je suis donc d'avis de rejeter les pourvois. La Cour d'appel a simplement ordonné un nouveau procès. En confirmant cette décision, je suis d'avis d'autoriser la modification de l'acte d'accusation que le juge Lamb avait refusée, soit la suppression de la mention de la Banque de Montréal comme la victime, et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès sur l'acte d'accusation ainsi modifié.

En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi de Sa Majesté. Il s'ensuit que l'arrêt de la Cour d'appel qui a infirmé les déclarations de culpabilité et ordonné un nouveau procès relativement au chef de possession est confirmé. Je suis d'avis de rejeter les pourvois des accusés et d'ordonner un nouveau procès sur les chefs modifiés.

Pourvois rejetés.

Procureurs de Côté: Léo-René Maranda et Michel Proulx, Montréal.

Procureur de Vézina: Robert Doré, Montréal.

Procureur de Sa Majesté La Reine: Yves Berthiaume, Montréal.


Sens de l'arrêt : Les pourvois sont rejetés

Analyses

Droit criminel - Procès - Absence des accusés - Interrogatoire de deux jurées par le juge du procès dans son cabinet en l'absence des accusés et des avocats - Enquête concernant l'impartialité de certains jurés - Le juge du procès doit- il mener l'interrogatoire relatif à l'impartialité de jurés en présence des accusés? - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34 et modifications, art. 577.

Droit criminel - Fraude - Acte d'accusation - Acte d'accusation identifiant la «Banque de Montréal» comme victime d'un complot en vue de frauder et d'une tentative de fraude - Aucune preuve concernant la Banque de Montréal - Rejet d'une requête en modification de l'acte d'accusation par le juge du procès pour cause de préjudice irréparable aux accusés - Aucune preuve de préjudice - Acte d'accusation modifié et nouveau procès ordonné - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34 et modifications, art. 338, 529.

Les accusés ont été inculpés (1) de possession illégale d'obligations volées du gouvernement du Canada, (2) de complot en vue de commettre une fraude contre la Banque de Montréal et (3) de tentative de fraude contre la Banque de Montréal. Selon la preuve présentée au procès, les accusés et deux comparses ont tenté sans succès d'encaisser les obligations auprès d'une banque en Suisse. La banque suisse leur a conseillé de déposer les

[Page 3]

obligations au compte qu'elle détenait à la Banque de Montréal. Cette dernière a cependant décidé de ne pas porter au crédit de la banque suisse la valeur des obligations tant qu'elle n'aurait pas reçu l'argent de la Banque du Canada. L'argent ne fut jamais crédité parce que la Banque du Canada a avisé la Banque de Montréal qu'il s'agissait d'obligations volées.

Au terme de la présentation de la preuve de Sa Majesté, le juge du procès a accueilli la requête des accusés en verdict imposé d'acquittement relativement aux chefs d'accusation 2 et 3 parce qu'aucune preuve n'établissait un complot en vue de frauder ou une tentative de frauder la Banque de Montréal. La banque, à titre de mandataire de la banque suisse, n'aurait déboursé aucun fonds propre et par conséquent n'aurait subi aucun préjudice par suite de l'opération. Le juge du procès a rejeté la requête de Sa Majesté visant à modifier l'acte d'accusation par la suppression de la mention de la Banque de Montréal parce que les accusés auraient subi un préjudice grave et parce qu'aucune preuve n'établissait un risque de préjudice relatif aux intérêts pécuniaires de qui que ce soit, à l'exception du propriétaire des obligations. Comme on le lui avait imposé, le jury a rendu un verdict de non-culpabilité relativement aux chefs 2 et 3.

Au cours des délibérations du jury relativement au premier chef d'accusation, le juge du procès a reçu des notes de deux jurées mettant en doute l'impartialité de deux autres jurés. Ayant consulté les avocats des parties et ayant demandé en vain leur accord sur les mesures à prendre, le juge du procès a interrogé dans son cabinet les jurées plaignantes en la seule présence d'un sténographe judiciaire et a conclu que leur plainte était sans fondement. Il a décidé qu'il n'y avait aucune raison pour laquelle le jury ne devrait pas continuer ses délibérations. Le jury a conclu que les accusés étaient coupables de possession illégale.

La Cour d'appel a accueilli l'appel de Sa Majesté contre les verdicts imposés d'acquittement ainsi que les appels des accusés contre leur déclaration de culpabilité de possession et, dans tous les cas, a ordonné un nouveau procès. Sa Majesté et les accusés se pourvoient maintenant devant cette Cour.

Arrêt: Les pourvois sont rejetés.

(1) Le pourvoi de Sa Majesté: L'interrogatoire des deux jurées par le juge du procès dans son cabinet, hors la présence des accusés, constitue une violation de l'art. 577 du Code criminel. Le droit d'un accusé d'être présent à son procès signifie qu'il a le droit de prendre directement connaissance de tout ce qui se passe au cours de son procès qui puisse toucher à ses intérêts

[Page 4]

vitaux. Si, suivant les faits de l'espèce, il n'est pas certain que les intérêts vitaux de l'accusé sont en jeu, le juge peut, en l'absence de l'accusé, enquêter sur la question. Cela comprendrait l'interrogatoire des jurés. Mais dès qu'il appert que ces intérêts vitaux sont en jeu, il faut trancher la question en présence de l'accusé. Lorsque des jurés disent à un juge que l'intégrité d'autres jurés est mise en doute, les intérêts vitaux de l'accusé sont en jeu et l'enquête et la décision relatives à cette question doivent avoir lieu en présence de l'accusé.

(2) Les pourvois des accusés: Bien qu'il y ait eu preuve d'une tentative de frauder quelqu'un, il n'y avait aucune preuve à soumettre au jury concernant la Banque de Montréal. Les accusés n'ont pas comploté en vue de frauder cette banque ni tenté de la frauder. Les deux éléments de la fraude sont la malhonnêteté et la privation. On établit la privation si l'on prouve que les intérêts pécuniaires de la victime ont subi un dommage ou un préjudice ou qu'il y a risque de préjudice à leur égard. Il n'est pas essentiel que la fraude mène à une perte pécuniaire réelle. Cacher à la Banque de Montréal qu'il s'agissait d'obligations volées et se présenter comme un détenteur licite des obligations satisfont aux critères de la malhonnêteté. On ne demandait pas à la Banque de Montréal, d'après les faits de l'espèce, de débourser de l'argent pour les obligations. La banque a été amenée par la supercherie à participer, quoique innocemment, à une opération frauduleuse. Aussi large que soit la notion de privation, elle n'englobe pas le genre de préjudice qui pourrait découler d'une telle situation. Toute privation causée à la Banque de Montréal reste hypothétique et trop lointaine.

Dans une accusation de complot en vue de frauder ou de tentative de frauder, il n'est pas nécessaire d'établir l'identité de la victime et la mention «Banque de Montréal» était inutile et superfétatoire. La règle du superfétatoire, comme le par. 510(3) et l'art. 529, ne peut être invoquée lorsque son application peut causer un préjudice à l'accusé dans sa défense. En l'espèce, le juge du procès a estimé que, après un procès de huit mois, le préjudice causé aux accusés était irréparable. Il n'a pas donné les motifs de cette conclusion et rien dans la preuve n'indique que les accusés ont été induits en erreur dans leur façon de mener leur défense. Le juge du procès a refusé la modification de Sa Majesté et a accueilli la requête en verdict imposé parce que à son avis leur supercherie ne visait aucune victime possible. La modification n'avait donc aucune utilité. Même s'il ne faut pas intervenir à la légère face à une conclusion du juge de première instance, le juge d'appel était fondé à réviser cette conclusion et il a eu raison de conclure qu'il n'y

[Page 5]

avait eu aucun préjudice. L'acte d'accusation doit être modifié par la suppression de la mention de la Banque de Montréal et un nouveau procès ordonné sur l'acte d'accusation modifié.


Parties
Demandeurs : Vézina et Côté
Défendeurs : Sa Majesté la Reine

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué: R. v. Hertrich, Stewart and Skinner (1982), 67 C.C.C. (2d) 510
arrêts mentionnés: R. v. Grimba (1980), 56 C.C.C. (2d) 570
Meunier v. The Queen (1965), 48 C.R. 14 (B.R. Qué.), conf. [1966] R.C.S. 399
R. v. Mitchell, [1964] R.C.S. 471
R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860
Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811
R. v. Fenton (1984), 11 C.C.C. (3d) 109
R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175
R. v. Adduono (1940), 73 C.C.C. 152
Brodie v. The King, [1936] R.C.S. 188
R. v. Elliott, [1976] 4 W.W.R. 285
R. v. Little and Wolski (1973), 14 C.C.C. (2d) 531 (C.A. Man.), conf. [1976] 1 R.C.S. 20
R. v. Greene (1962), 133 C.C.C. 294
R. v. MacLean and MacLean (1981), 58 C.C.C. (2d) 318
R. v. Simard (1980), 55 C.C.C. (2d) 306
R. v. O'Connor, [1963] 1 C.C.C. 229
R. v. Coote (1903), 8 C.C.C. 199
Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178
R. v. Wines (1953), 37 Cr. App. Rep. 197
Adcock v. Archibald, [1925] J.C. 58.
Lois et règlements cités
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 338 [mod. 1974-75—76 (Can.), chap. 93, art. 32], 510(1), (3), 512c), 515, 529 [mod. du 76 1974 (Can.), chap. 105, art. 29, item 6], 577 [mod. 1972 (Can.), chap. 13, art. 29, item 6], 577 [mod. 1972 (Can.), chap. 13, art. 50], 613(1)b)(iii).
Doctrine citée
Ewaschuk, E. G. Criminal Pleadings and Practice in Canada, Aurora Ont., Canada Law Book Ltd., 1983.
Gordon, G. H. The Criminal Law of Scotland, 2nd ed., Edinburgh, W. Green & Son Ltd., 1978.
Holdsworth, W. S. A History of English Law, vol. 3, 5th ed., London, Methuen & Co., 1942.
Radzinowicz, L. A History of English Criminal Law, vol. 1, New York, MacMillan Co., 1948.
Stephen, J. F. A History of the Criminal Law of England, vol. 1, London, MacMillan & Co., 1883.

Proposition de citation de la décision: Vézina et Côté c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2 (30 janvier 1986)


Origine de la décision
Date de la décision : 30/01/1986
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1986] 1 R.C.S. 2 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1986-01-30;.1986..1.r.c.s..2 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award