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09/10/1986 | CANADA | N°[1986]_2_R.C.S._272

Canada | R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272 (9 octobre 1986)


R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272

Sa Majesté La Reine Appelante

c.

James Edward Mannion Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

répertorié: r. c. mannion

No du greffe: 18621.

1985: 6 juin; 1986: 9 octobre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1984), 11 C.C.C. (3d) 503, 9 D.L.R. (4th) 621, 53 A.R. 81, qui a accueilli l'appel interjeté par

l'accusé à l'encontre de sa déclaration de culpabilité de viol et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Jack Watso...

R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272

Sa Majesté La Reine Appelante

c.

James Edward Mannion Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

répertorié: r. c. mannion

No du greffe: 18621.

1985: 6 juin; 1986: 9 octobre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1984), 11 C.C.C. (3d) 503, 9 D.L.R. (4th) 621, 53 A.R. 81, qui a accueilli l'appel interjeté par l'accusé à l'encontre de sa déclaration de culpabilité de viol et a ordonné un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Jack Watson et Eileen Nash, pour l'appelante.

Alexander D. Pringle, pour l'intimé.

S. R. Fainstein et Michael C. Blanchflower, pour l'intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le juge McIntyre—Le présent pourvoi porte sur la question de savoir si le ministère public peut au cours d'un nouveau procès utiliser des déclarations incompatibles faites antérieurement par un accusé et un autre témoin au cours d'un premier procès portant sur le même acte d'accusation. Plus précisément, on demande à la Cour de réviser la règle établie selon laquelle une déclaration antérieure incompatible faite par un témoin non partie au litige n'est recevable qu'à l'égard de la question de la crédibilité de ce témoin. En outre, la Cour doit examiner l'usage qui peut être fait du témoignage antérieur incompatible d'un accusé dans des procédures engagées subséquemment contre lui, compte tenu de l'arrêt de cette Cour Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350.

2. L'intimé a été accusé de viol. Il a subi son procès devant un juge sans jury et a été déclaré coupable. L'appel a été accueilli et on a ordonné un nouveau procès qui a eu lieu devant le juge Legg et un jury en Cour du Banc de la Reine de l'Alberta. L'intimé a de nouveau été déclaré coupable. Au cours du second procès, l'une des questions principales qui a été soulevée portait sur les déductions qu'il fallait tirer du fait que l'intimé a quitté Edmonton après la perpétration du crime reproché et avant son arrestation. Ces déductions dépendaient à leur tour de la question de savoir si l'intimé était au courant de l'accusation de viol avant son départ.

3. L'infraction aurait eu lieu le 23 octobre 1980. Quelque temps après le 28 octobre et avant le 5 novembre, l'intimé a entendu dire qu'un détective, nommé Peters, menait une enquête sur son compte et voulait le voir. L'intimé a parlé à Peters au téléphone. Il a alors consulté un avocat, a eu une conversation avec une certaine Mlle Dibdin et a quitté Edmonton pour Vancouver le même jour. Il a été arrêté par un agent de la G.R.C. à Hinton en Alberta, alors qu'il faisait route vers Vancouver et on l'a ramené à Edmonton.

4. Mlle Dibdin, avec qui l'intimé vivait à l'époque et avec qui il a discuté de certaines questions avant son départ pour Vancouver, a déclaré au deuxième procès qu'elle n'était pas certaine si l'intimé avait mentionné le terme "viol" dans la conversation qui avait eu lieu avant son départ pour Vancouver. Toutefois, elle croyait qu'il l'avait informée qu'il avait été accusé de viol lorsqu'il lui a téléphoné de Hinton après son arrestation. Elle a été contre‑interrogée relativement à ce qu'elle a dit au cours du premier procès. Voici certaines questions et réponses:

[TRADUCTION]

Q D'accord, je peux sans doute vous aider. Vous souvenez‑vous d'avoir témoigné en janvier 1982?

R M‑hum.

Q Votre réponse, s'il‑vous‑plaît?

R Oui.

Q Et vous souvenez‑vous de la page 260 des notes sténographiques, votre seigneurie:

"Q Et le fait est que vous saviez que M. Mannion avait des problèmes avec la police relativement à une accusation de viol avant qu'il ne quitte la ville, est‑ce exact, madame?

R Je n'étais pas certaine du contenu de l'accusation. En fait, il n'y avait pas d'accusation. Ils voulaient l'interroger et c'était suffisant pour effrayer Jim qu'ils veuillent simplement l'interroger.

Q Je vous demande pardon?

R J'ai dit qu'ils voulaient l'interroger.

QLors de votre conversation avec Jim avant qu'il ne quitte la ville, le terme viol a‑t‑il été mentionné?

R Je le crois."

Et plus loin:

[TRADUCTION]

Q Si je peux vous aider, en janvier 1982 vous souvenez‑vous qu'on vous ait posé ces questions et que vous ayez donné ces réponses?

"Q Ma question, madame, est que Jim vous a effectivement parlé du viol lorsqu'il vous a téléphoné de Hinton, est‑ce exact?"

C'est à la page 261.

"R Je suppose qu'il l'a fait, oui.

Q Bien madame, supposer qu'il l'a fait et dire qu'il l'a fait sont deux choses différentes. Ma question est la suivante, la voici—

R D'accord, oui."

Vous souvenez‑vous qu'on vous ait posé ces questions et que vous ayez donné ces réponses?

R Je me souviens de la pression.

Q Bien, ce n'est pas ma question, Mlle Dibdin. Ma question est la suivante: vous souvenez‑vous qu'on vous ait posé ces questions et que vous ayez donné ces réponses?

R Je suppose que je l'ai fait, oui. Si c'est écrit je dois l'avoir dit.

Q D'accord, et les réponses à ces questions étaient‑elles vraies à ce moment‑là?

R Autant que je me souvienne, oui, je suppose.

5. L'intimé a témoigné aux deux procès. Au second, il a déposé que, lorsqu'on lui a dit que la police menait une enquête sur son compte, il a parlé avec le détective Peters de la police d'Edmonton. Peters lui a demandé de venir au poste de police mais n'a donné aucune raison précise, disant simplement que c'était au sujet d'une question grave. L'intimé a ajouté qu'il avait agi à titre d'informateur pour Peters dans certaines affaires de drogue. Il n'avait pas rempli certaines obligations qu'il avait souscrites dans ce rôle et il avait peur de rendre visite à Peters. Il a immédiatement consulté son avocat et est ensuite parti pour Vancouver où, a‑t‑il dit, il voulait consulter un ami de longue date à ce sujet, un agent de police de Vancouver. En contre‑interrogatoire, il a alors été confronté au témoignage qu'il avait donné au cours du procès précédent dans lequel il n'avait pas mentionné qu'il avait peur du détective Peters et dans lequel il a dit que, dans la conversation qu'il avait eue avec Peters avant de partir pour Vancouver, celui‑ci lui avait dit qu'il voulait le voir au sujet d'un viol. On peut souligner à ce stade‑ci que le ministère public a présenté le témoignage de Peters selon lequel il n'avait pas mentionné le terme "viol" à l'intimé avant son arrestation. Il semble évident qu'en présentant ce témoignage en contre‑interrogatoire le ministère public cherchait à établir que, avant que la police ne lui ait dit qu'il y avait une enquête relative à une accusation de viol, l'intimé savait ce qui se préparait et est parti pour Vancouver.

6. Dans son exposé au jury, le juge du procès a mentionné les déclarations contradictoires que l'intimé a faites au cours des procédures antérieures. Il n'a pas mentionné expressément le témoignage donné par Mlle Dibdin au cours des procédures antérieures. Nulle part dans son exposé, il n'a dit au jury qu'il pouvait utiliser les déclarations antérieures contradictoires d'un témoin dans le but seulement de vérifier la crédibilité du témoin, à moins que ce dernier n'ait adopté ces déclarations antérieures.

7. Au cours de ses délibérations, le jury est revenu pour poser une question au juge du procès. Il était évident qu'il éprouvait des difficultés à l'égard de ce que Mannion avait dit à Dibdin concernant un viol au cours de la conversation qu'ils avaient eue avant le départ de l'intimé pour Vancouver. Le juge du procès a fait un nouvel exposé au jury mais n'a pas ajouté grand‑chose, voire rien du tout, à ce qu'il avait déjà dit. Il a lu de nouveau au jury le témoignage pertinent de Mlle Dibdin mais, encore une fois, il n'a pas donné de directives au sujet de la règle applicable à l'utilisation des déclarations antérieures incompatibles d'un témoin. La Cour d'appel a considéré qu'il s'agissait là d'une erreur, soulignant que cela se rapportait à un point que le jury considérait comme étant d'une importance cruciale. La Cour d'appel a été d'avis que cette erreur ne pouvait être réparée par l'application de la réserve du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, et a accueilli l'appel et ordonné un nouveau procès: (1984), 11 C.C.C. (3d) 503, 9 D.L.R. (4th) 621, 53 A.R. 81.

8. Il est depuis longtemps établi en droit criminel canadien que la déclaration antérieure incompatible d'un témoin, lorsqu'elle est présentée au témoin en contre‑interrogatoire, peut être utilisée par le jury pour évaluer la crédibilité du témoin, mais ne peut être utilisée à titre d'élément de preuve pour établir la véracité de la déclaration incompatible. Autrement dit, le fait que le témoin a déjà fait des déclarations divergentes sur le même sujet peut constituer un élément de preuve que le témoin n'est pas fiable, mais cela ne constitue pas une preuve affirmative qui peut être retenue contre l'accusé à son procès. On a jugé que l'omission d'avertir le jury qu'une telle déclaration incompatible ne peut être utilisée qu'à l'égard de la question de la crédibilité du témoin, à moins que le témoin n'ait accepté la déclaration antérieure comme vraie, constitue une erreur donnant lieu à cassation: voir Deacon v. The King, [1947] R.C.S. 531 et McInroy c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588. L'appelante demande la révision de cette règle, qui rendrait admissible comme preuve de leur contenu, ces déclarations antérieures contradictoires de témoins non parties au litige lorsqu'il est démontré qu'elles ont été faites sous serment et ont fait l'objet d'un contre‑interrogatoire. Étant donné le point de vue que j'adopte à l'égard de l'application de l'art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, il n'est pas nécessaire de traiter de cette question.

9. L'intimé, qui, comme on l'a démontré, a également fait des déclarations incompatibles, était évidemment dans une situation différente. Étant un accusé, c'est‑à‑dire une partie au litige, ses déclarations antérieures incompatibles pouvaient être admises et utilisées par le jury comme éléments de preuve concernant la question de la culpabilité ou de l'innocence. Les déclarations précédentes pouvaient être admises contre un accusé à titre d'aveux ou de déclarations antérieurs: voir Schiff, Evidence in the Litigation Process (2nd ed. 1983), pp. 306 à 309, Cross on Evidence (5th ed. 1979), pp. 518 à 520, Phipson on Evidence (13th ed. 1982), p. 370, et voir également Boulet c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 332. Selon l'état du droit en vigueur au moment où l'arrêt de la Cour d'appel a été rendu, aucune erreur ne pouvait résulter de l'omission de donner un avertissement en ce qui a trait aux déclarations antérieures incompatibles de Mannion, lequel avertissement était exigé pour le témoignage de Mlle Dibdin.

10. Cette affaire a été tranchée avant que cette Cour ne conclue, dans l'arrêt Dubois c. La Reine, précité, qu'un second procès de l'accusé relativement au même acte d'accusation constitue une autre procédure au sens de l'art. 13 de la Charte. L'affaire Dubois a pris naissance en Alberta et le pourvoi devant cette Cour a été formé contre l'arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1984), 11 C.C.C. (3d) 453. Le juge Kerans, qui a rédigé l'arrêt de la Cour d'appel, a conclu qu'un second procès relativement au même acte d'accusation ne constituait pas une autre procédure au sens de l'art. 13 de la Charte. La Cour d'appel, en l'espèce, a suivi son arrêt antérieur et a conclu qu'on n'avait commis aucune erreur en permettant la présentation des déclarations antérieures incompatibles de l'accusé. Ainsi, non seulement suivait‑elle son arrêt dans l'affaire Dubois, mais elle appliquait également la règle bien établie selon laquelle les déclarations d'un accusé faites avant le procès sont admissibles en preuve. À mon avis, elle n'a commis aucune erreur compte tenu de l'état du droit en vigueur à l'époque. Toutefois, la décision de la Cour d'appel concernant l'art. 13 doit maintenant être examinée de nouveau, en fonction de l'arrêt Dubois de cette Cour.

11. Les questions pertinentes sont énoncées dans deux questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef le 4 avril 1985.

1. Y a‑t‑il violation ou négation d'un droit garanti par l'art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu'on contre‑interroge un accusé au cours d'un nouveau procès sur un témoignage donné à un procès antérieur visant la même accusation?

2. Dans l'affirmative, ce contre‑interrogatoire est‑il justifié en fonction de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

L'article 13 de la Charte prévoit:

13. Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires.

Comme je l'ai dit, l'arrêt Dubois a établi qu'un second procès portant sur le même acte d'accusation constitue une autre procédure. Mannion était un témoin qui avait déposé au cours du procès antérieur. Son témoignage à ce procès antérieur, bien qu'il n'ait pas été produit par le ministère public dans sa preuve principale, a été introduit lors du contre‑interrogatoire. À mon avis, on l'a utilisé pour l'incriminer. Le ministère public a présenté des éléments de preuve au cours des deux procès selon lesquels, avant l'arrestation de l'intimé à Hinton alors qu'il était en route pour Vancouver, aucun agent de police ne lui avait fait part qu'il menait une enquête sur son implication dans un viol. Mannion avait mentionné lors de son premier procès qu'il savait qu'il était question d'un viol et ce fait lui a été présenté en contre‑interrogatoire lors du second procès. Le ministère public a soutenu dans chaque procès que Mannion savait qu'il était question d'un viol avant que la police ne le lui ait dit et que son départ précipité d'Edmonton lorsqu'il a appris que la police voulait le voir révélait un sentiment de culpabilité. Il est alors évident que le but du contre‑interrogatoire, qui a révélé les déclarations incompatibles, était d'incriminer l'intimé. Le ministère public s'est fondé sur ce témoignage pour établir la culpabilité de l'accusé. Par conséquent, je suis d'avis que l'art. 13 de la Charte s'applique clairement de manière à exclure l'usage incriminant de la preuve de ces déclarations contradictoires. Bien que l'admission de ce témoignage et son utilisation pour incriminer l'accusé aient été clairement conformes au droit en vigueur avant l'arrêt Dubois de cette Cour, elles entraînent maintenant une erreur donnant lieu à cassation. Il s'agit d'une erreur à laquelle, à mon avis, il est impossible de remédier par l'application de la réserve du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel.

12. Il est intéressant de souligner que si, à son premier procès, l'intimé avait refusé de répondre aux questions que le ministère public a présentées à son second procès, et que si elles permettaient d'invoquer la protection du par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E‑10, cette disposition l'aurait protégé contre l'utilisation ou l'admission de ses réponses dans des procédures subséquentes. Il en résulterait une protection plus grande que celle accordée par l'art. 13 de la Charte selon l'argument du ministère public. Le paragraphe 5(2) prévoit:

5. ...

(2) Lorsque, relativement à quelque question, un témoin s'oppose à répondre pour le motif que sa réponse pourrait tendre à l'incriminer ou tendre à établir sa responsabilité dans une procédure civile à l'instance de la Couronne ou de qui que ce soit, et si, sans la présente loi, ou sans la loi de quelque législature provinciale, ce témoin eût été dispensé de répondre à cette question, alors bien que ce témoin soit en vertu de la présente loi ou d'une loi provinciale, forcé de répondre, sa réponse ne peut pas être invoquée et n'est pas admissible à titre de preuve contre lui dans une instruction ou procédure criminelle exercée contre lui par la suite, hors le cas de poursuite pour parjure en rendant ce témoignage.

(C'est moi qui souligne.)

Pour des affaires où l'on interprète cette disposition, voir R. v. Wilmot (1940), 74 C.C.C. 1 (C.A. Alb.), où on a jugé qu'un accusé ne peut pas subir un contre‑interrogatoire ou un interrogatoire principal à l'égard du témoignage donné dans une instance antérieure où il a invoqué la protection de l'art. 5 de la Loi sur la preuve au Canada, et également dans le même sens, Procureur général du Québec c. Côté, [1979] C.A. 118. À mon avis, la Charte ne devrait pas être interprétée comme un facteur limitant les droits qui existaient avant son adoption.

13. J'examine maintenant l'effet de l'article premier de la Charte. Le ministère public a soutenu que le contre‑interrogatoire de l'intimé peut être justifié en vertu de l'article premier, dont voici le texte:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Il est maintenant bien établi dans la doctrine et dans la jurisprudence que pour réussir, le ministère public doit démontrer l'existence de "limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique". On a soutenu que les art. 9, 10 et 11 de la Loi sur la preuve au Canada imposent une telle limite raisonnable sur les droits que l'art. 13 confère à l'intimé. À mon avis, l'argument échoue. L'article 9 permet le contre‑interrogatoire de ses propres témoins et ne s'applique pas en l'espèce. Les articles 10 et 11 sont des articles de procédure qui concernent le contre‑interrogatoire au sujet de déclarations incompatibles antérieures et ne donnent pas eux‑mêmes le droit de contre‑interroger (R. v. Antoine (1949), 94 C.C.C 106 (C.A.C.‑B.))

14. En l'espèce, on n'a démontré l'existence d'aucune limite prescrite par une règle de droit. On pourrait soutenir que le droit de contre‑interroger ceux qui ont un intérêt opposé, qui comporte un danger particulier pour l'accusé qui témoigne à son procès parce que ses déclarations antérieures peuvent être admises contre lui quant à la question de sa culpabilité ou de son innocence, serait suffisant pour créer une telle restriction. Si l'on se fondait sur ce droit de common law, c'est‑à‑dire le droit de contre‑interroger, l'effet de l'art. 13 serait complètement annulé, car en l'espèce tout ce que l'intimé cherche à obtenir c'est la protection contre le contre‑interrogatoire portant sur ces déclarations. Même si l'on peut dire que le droit de contre‑interroger est fondé sur une règle de droit, il ne constituerait pas une limite raisonnable. L'intimé serait ainsi privé de toute protection et l'art. 13 n'aurait plus d'effet en l'espèce, et le droit de contre‑interroger serait plus large que ce qui aurait été permis si le par. 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada avait été applicable. Cela ne satisfait pas au critère de la proportionnalité établi dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Parce que j'estime que l'art. 13 de la Charte a pour effet d'apporter une modification fondamentale au droit préexistant, je suis d'avis de rejeter le pourvoi du ministère public et de confirmer l'ordonnance de nouveau procès. Je suis d'avis de répondre aux questions de la manière suivante:

1. Y a‑t‑il violation ou négation d'un droit garanti par l'art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu'on contre‑interroge un accusé au cours d'un nouveau procès sur un témoignage donné à un procès antérieur visant la même accusation?

Oui.

2. Dans l'affirmative, ce contre‑interrogatoire est‑il justifié en fonction de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et, par conséquent, compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Non.

Pourvoi rejeté.

Procureur de l’appelante: Jack Watson, Edmonton.

Procureurs de l’intimé: Pringle, Brimacombe & Sanderman, Edmonton.

Procureur de l’intervenant: Roger Tassé, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1986] 2 R.C.S. 272 ?
Date de la décision : 09/10/1986
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Auto‑incrimination - Contre‑interrogatoire d’un accusé, lors d'un nouveau procès, relativement au témoignage qu’il a donné au cours d'un procès antérieur portant sur la même accusation - Un tel contre‑interrogatoire porte‑t‑il atteinte à l’art. 13 de la Charte? - Dans l’affirmative, peut‑il être justifié en vertu de l’article premier de la Charte?.

L'intimé a été déclaré coupable de viol, mais la Cour d'appel a ordonné un nouveau procès. L'une des questions principales, au cours du second procès, portait sur les déductions qu'il fallait tirer du fait que l'intimé a quitté Edmonton pour Vancouver après la perpétration du crime reproché et avant son arrestation. Ces déductions dépendaient à leur tour de la question de savoir si l'intimé était au courant de l'accusation de viol avant son départ. En contre‑interrogatoire, le ministère public a confronté l'intimé et un autre témoin aux témoignages qu'ils avaient donnés au cours du procès antérieur et qui contredisaient ceux donnés lors du nouveau procès. Le ministère public a adopté cette tactique, au cours du contre‑interrogatoire, en vue d'établir que, avant que la police ne lui ait dit qu'il y avait une enquête relative à une accusation de viol, l'intimé savait ce qui se préparait et est parti pour Vancouver. L'intimé a été de nouveau déclaré coupable. En appel, la Cour d'appel a conclu que l'on n'avait commis aucune erreur en permettant de présenter les déclarations incompatibles antérieures de l'accusé, mais elle a ordonné la tenue d'un nouveau procès pour le motif que le jury avait reçu des directives erronées au sujet de la règle applicable à l'utilisation des déclarations antérieures incompatibles d'un témoin non partie au litige. Le présent pourvoi vise à déterminer (1) s'il y a violation du droit de l'accusé à la protection contre l'auto‑incrimination que lui garantit l'art. 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, lorsqu'on le contre‑interroge au cours d'un nouveau procès sur un témoignage donné lors d'un procès antérieur visant la même accusation, et (2), dans l'affirmative, si ce contre‑interrogatoire est justifié en fonction de l'article premier de la Charte.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Le contre‑interrogatoire de l'intimé au cours du nouveau procès a violé les droits que lui garantit l'art. 13 de la Charte. Cet article prévoit que «Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures ...» Dans l'arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, cette Cour a décidé qu'un second procès que l'on fait subir à un accusé relativement au même acte d'accusation constitue une autre procédure au sens de l'art. 13. En l'espèce, le contre‑interrogatoire mené par le ministère public avait pour objet d'établir la culpabilité de l'accusé en révélant ses déclarations incompatibles. L'article 13 s'appliquait donc de manière à exclure l'usage incriminant de la preuve de ces déclarations contradictoires. Le ministère public n'a démontré l'existence d'aucune limite raisonnable prescrite par une règle de droit, qui puisse justifier un tel contre‑interrogatoire en fonction de l'article premier. L'admission de ce témoignage et son utilisation pour incriminer l'accusé, tout en étant conformes au droit en vigueur avant l'arrêt Dubois de cette Cour, entraînent maintenant une erreur donnant lieu à cassation. Il s'agit d'une erreur à laquelle il est impossible de remédier par l'application de la réserve du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Mannion

Références :

Jurisprudence
Arrêts appliqués: Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350
arrêts mentionnés: Deacon v. The King, [1947] R.C.S. 531
Boulet c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 332
R. v. Wilmot (1940), 74 C.C.C. 1
Procureur général du Québec c. Côté, [1979] C.A. 118
R. v. Antoine (1949), 94 C.C.C. 106
McInroy c. La Reine, [1979] 1 R.C.S. 588
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 13.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 613(1)(b)(iii).
Loi sur la preuve au Canada, S.R.C. 1970, chap. E‑10, art. 5(2), 9, 10, 11.
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Evidence, 5th ed. London: Butterworths, 1979.
Phipson, Sydney Lovell. Phipson on Evidence, 13th ed. By J. H. Buzzard, R. May and M. N. Howard. London: Sweet & Maxwell, 1982.
Schiff, Stanley A. Evidence in the Litigation Process, 2nd ed. Toronto: Carswells, 1983.

Proposition de citation de la décision: R. c. Mannion, [1986] 2 R.C.S. 272 (9 octobre 1986)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1986-10-09;.1986..2.r.c.s..272 ?
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