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05/03/1987 | CANADA | N°[1987]_1_R.C.S._110

Canada | Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 (5 mars 1987)


Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110

Procureur général du Manitoba Appelant

c.

Metropolitan Stores (MTS) Ltd. Intimée

et

Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832 Intimé

et

The Manitoba Labour Board Intimée

répertorié: manitoba (procureur général) c. metropolitan stores ltd.

No du greffe: 19609.

1986: 20 juin; 1987: 5 mars.

Présents: Les juges Beetz, McIntyre, Lamer, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt

de la Cour d'appel du Manitoba (1985), 37 Man. R. (2d) 181, qui a ordonné la suspension d'instance en attendant une décision sur une co...

Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110

Procureur général du Manitoba Appelant

c.

Metropolitan Stores (MTS) Ltd. Intimée

et

Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832 Intimé

et

The Manitoba Labour Board Intimée

répertorié: manitoba (procureur général) c. metropolitan stores ltd.

No du greffe: 19609.

1986: 20 juin; 1987: 5 mars.

Présents: Les juges Beetz, McIntyre, Lamer, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1985), 37 Man. R. (2d) 181, qui a ordonné la suspension d'instance en attendant une décision sur une contestation constitutionnelle et qui a accueilli un appel interjeté d'une décision du juge Krindle (1985), 36 Man. R. (2d) 152, rejetant une demande de suspension des procédures devant The Manitoba Labour Board. Pourvoi accueilli.

Stuart Whitley et Valerie J. Matthews‑Lemieux, pour l'appelant.

Walter L. Ritchie, c.r., et Robin Kersey, pour l'intimée Metropolitan Stores (MTS) Limited.

A. R. McGregor, c.r., et D. M. Shrom, pour l'intimé le Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832.

David Gisser, pour l'intimée The Manitoba Labour Board.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1. Le juge Beetz—

I Les faits, la procédure et les jugements des tribunaux d'instance inférieure

2. Les faits ne font l'objet d'aucune contestation. La Cour d'appel du Manitoba (1985), 37 Man. R. (2d) 181, les relate ainsi à la p. 181:

[TRADUCTION] The Labour Relations Act, C.C.S.M., chap. L10, contient une disposition qui autorise The Manitoba Labour Board [ci‑après "la Commission"] à imposer une première convention collective à un employeur et à un Syndicat lorsque les négociations en vue d'une première convention se sont révélées infructueuses. Dans le cas présent, le syndicat intimé est l'agent négociateur accrédité, mais il n'a pas réussi à conclure une première convention collective avec l'employeur appelant. Le syndicat a donc demandé à la Commission d'imposer une première convention.

L'employeur a alors engagé, par voie d'avis de requête introductif d'instance, une procédure devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba visant à faire déclarer les dispositions de The Labour Relations Act qui permettent d'imposer une première convention collective invalides pour le motif qu'elles contrevenaient à la Charte des droits et libertés. Dans le cadre de cette action, l'employeur a ensuite présenté une requête pour obtenir une suspension d'instance devant la Commission en attendant que la question de la validité de la loi puisse être entendue par un juge de la Cour du Banc de la Reine. Cette requête a été rejetée par le juge Krindle (voir 36 Man. R. (2d) 152). La Commission, n'étant pas assujettie à une ordonnance de suspension, a fait savoir aux parties que, si de nouvelles négociations n'aboutissaient pas à un accord d'ici le 25 septembre 1985, elle leur imposerait une première convention collective dans les trente jours de cette date.

3. L'employeur a porté en appel la décision du juge Krindle refusant d'accorder une ordonnance de suspension. La Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel et a accordé la suspension.

4. Voici en partie les raisons qui ont amené le juge Krindle (1985), 36 Man. R. (2d) 152, à refuser la suspension, aux pp. 153 et 154:

[TRADUCTION] L'employeur soutient que la suspension, si elle est accordée, permettra de maintenir le statu quo entre les parties en attendant que la question constitutionnelle soit tranchée. Je ne puis retenir cet argument. Dans les présentes circonstances, la notion même du maintien du statu quo est irréaliste. À la date de la demande d'accréditation, l'unité comptait vingt‑deux employés. Lorsque l'affaire est parvenue devant cette Cour, seulement cinq de ces vingt‑deux employés y étaient encore. L'industrie en question a un taux de roulement élevé et elle est toujours restée en dehors du mouvement syndical. À un moment donné, le Syndicat a pu néanmoins obtenir le soutien de la majorité des vingt‑deux employés. Neuf ont écrit des lettres exprimant leur opposition à l'accréditation du Syndicat.

Il n'existe pas en l'espèce un appui solide pouvant tenir pendant de longues périodes au cours desquelles le Syndicat paraît ne rien faire du tout pour ces gens. Les deux avocats conviennent que le litige pourra bien devoir être porté jusque devant la Cour suprême du Canada pour son règlement définitif, ce qui prendra des années. Compte tenu du taux de roulement élevé et du manque d'une tradition syndicale dans l'unité de négociation, il me semble évident que, si le Syndicat reste longtemps sans accomplir quoi que ce soit pour les employés composant cette unité, l'érosion de l'appui dont jouit l'agent négociateur est une quasi‑certitude. Le droit de 55 p. 100 des employés au sein de l'unité de forcer la révocation de l'accréditation syndicale et le droit de tout autre syndicat de demander l'accréditation au nom de ces employés sont des droits auxquels la suspension d'instance ne portera pas atteinte. Il est impossible de maintenir le statu quo en l'espèce. Toute tentative de le faire nuira à la position du Syndicat.

L'employeur pour sa part prétend que sa situation pourrait être affaiblie si une première convention collective était imposée. Cela pourrait conférer au syndicat une apparence de force de négociation qu'il ne possède pas en réalité. Cela pourrait permettre au Syndicat de bénéficier d'un contrat qu'il n'aurait pas pu réussir à négocier par lui‑même. C'était toutefois là l'objet de la loi...

L'avocat de l'employeur soulève en outre des questions concernant la teneur de la convention devant être imposée. L'unité de négociation en cause se trouve dans un centre commercial sur une réserve indienne en dehors de Le Pas. Le bail intervenu entre l'employeur et le propriétaire du centre commercial contient une disposition relative à l'embauche d'un pourcentage minimum d'Indiens. Cette exigence peut créer des problèmes si les clauses habituelles en matière d'ancienneté qui figurent dans la plupart des conventions collectives sont simplement incorporées telles quelles dans la première convention. Il se peut bien que les dispositions traditionnelles relatives à l'ancienneté doivent être légèrement modifiées dans le cas présent pour assurer le respect des exigences du bail. Mais cela est certainement un point à soulever devant la Commission au cours des audiences en vue d'arrêter les termes de la convention. Je ne puis concevoir que la Commission omette de prendre ce problème en considération en fixant ces termes.

...

Il me semble qu'accorder une suspension en l'espèce constituerait une invitation à en faire autant dans la plupart des autres cas de demandes de première convention ou de demandes visant à obtenir l'inclusion obligatoire de certains articles dans des conventions négociées. En réalité, pendant une durée de deux ou trois ans avant que ces articles ne puissent être jugés invalides, leur application serait suspendue, et ce, dans des circonstances où il est pratiquement impossible de maintenir le statu quo.

À mon avis, dans la situation qui se présente en l'espèce et d'une manière plus générale, selon la prépondérance des inconvénients, il convient de faire comme si les articles étaient valides tant qu'on n'aura pas déterminé que ce n'est pas le cas.

5. En révisant la décision de première instance, la Cour d'appel du Manitoba n'a pas dit que le juge Krindle avait eu tort de conclure qu'il y avait lieu de ne pas accorder de suspension, ni qu'elle avait refusé d'exercer son pouvoir discrétionnaire, ni qu'elle avait appliqué un principe erroné dans l'exercice de ce pouvoir. De fait, la Cour d'appel aux pp. 181 à 183 a exercé un nouveau pouvoir discrétionnaire en se fondant sur des données supplémentaires qui, selon elle, n'avaient pas été présentées au juge de première instance:

[TRADUCTION] L'appel est parvenu devant cette cour pour la première fois le 10 septembre 1985, devant les juges Matas, Huband et Philp. Avant que l'appel ne soit entendu au fond, la cour a levé la séance pendant quelques minutes et a consulté les autorités de la Cour du Banc de la Reine sur la possibilité d'avancer la date d'audition devant cette dernière, relativement à l'attaque de l'employeur contre la loi. À la reprise de la séance, la cour a informé les avocats que la journée du 25 septembre 1985 pourrait être réservée à une telle audition. Cela permettrait que la question de la validité de la loi soit débattue avant qu'une convention collective ne puisse être imposée. Les avocats de l'employeur, du Syndicat et de la Commission se sont entendus sur le 25 septembre comme date d'audition...

Tous les intéressés ont bien compris que l'audition d'une durée d'une journée se tiendrait le 25 septembre. Ce jour‑là, les avocats se sont présentés devant le juge Glowacki de la Cour du Banc de la Reine; mais l'avocat du Congrès du travail du Canada en a aussi fait de même en demandant l'autorisation d'intervenir. L'avocat du C.T.C. a fait savoir au juge Glowacki que le Congrès désirait produire une quantité considérable de preuves portant sur la question potentielle de savoir si la loi attaquée constituait une restriction raisonnable qui est prescrite par une "règle de droit" et "dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique" au sens de l'article premier de la Charte des droits et libertés.

Au lieu de l'audition d'une journée qui avait été prévue, on envisageait maintenant une audition qui durerait plusieurs jours. Au lieu d'entendre l'affaire le 25 septembre, le juge Glowacki a fixé une date d'audition au cours du mois de décembre 1985.

Une fois de plus, il existait une possibilité réelle qu'une convention collective soit imposée avant la tenue d'une audition pour déterminer la validité de la loi en cause. L'avocat de l'employeur a immédiatement demandé à cette cour d'entendre l'appel interjeté contre l'ordonnance du juge Krindle refusant la suspension, appel qui avait été ajourné sine die le 10 septembre. La formation actuelle a entendu l'appel le 25 septembre en après‑midi.

À la fin de cette audition, on a dit à l'avocat de la Commission que, pour accélérer les choses et pour obtenir une décision sur la validité de la loi, la Commission pouvait renvoyer l'affaire à cette cour. On nous informe qu'en plus de la présente instance il y en a d'autres où des dispositions The Labour Relations Act sont attaquées parce qu'elles contreviendraient à la Charte, et, a‑t‑on prétendu, ces questions pourraient également être résolues par voie d'un renvoi direct devant cette cour. Nous avons cependant appris que la Commission "...n'entend pas, pour le moment, demander un renvoi devant la Cour d'appel en vertu de The Labour Relations Act".

...

Par son avis de requête introductif d'instance, l'employeur soulève une question sérieuse relativement à la constitutionnalité de plusieurs articles de The Labour Relations Act. Comme je l'ai déjà fait remarquer, d'autres dispositions de la Loi sont attaquées dans d'autres litiges. Quand le juge Krindle a rejeté la demande initiale d'ordonnance de suspension, elle ignorait l'intervention envisagée en l'espèce par le Congrès du travail du Canada de même que l'existence d'autres litiges dans lesquels la Loi faisait l'objet de contestations fondées sur la Charte.

Il y a en outre un nouvel élément en ce sens que la Cour du Banc de la Reine aurait pu rendre plus rapidement une décision au fond relativement à la contestation portant sur la loi, et une audience visant à déterminer la validité des articles attaqués aurait pu avoir lieu à la fin de septembre, n'eût été l'intervention du Congrès du travail du Canada.

En bref, il ne s'agit plus d'une affaire où cette cour se trouve à réviser une ordonnance rendue par le savant juge des requêtes dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. D'autres considérations touchant l'exercice du pouvoir discrétionnaire ont maintenant été soulevées, si bien que la cour est autorisée à exercer un nouveau pouvoir discrétionnaire.

Selon nous, il ne serait pas sage de permettre que la Commission impose une première convention collective alors que la loi en cause pourrait quelques mois plus tard être déclarée contraire à la Charte et, partant, inconstitutionnelle.

La suspension est donc accordée et les dépens suivront l'issue de la cause. Nous engageons les parties à procéder promptement à une audience sur le fond de la requête de l'employeur.

6. La Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel et a ordonné:

[TRADUCTION] que toutes les procédures engagées devant la Commission relativement à la demande de règlement d'une première convention collective entre la requérante et l'intimé, Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832, fondée sur l'art. 75.1 de The Labour Relations Act (affaire no 586/85/LRA), soient suspendues jusqu'à ce que la présente action ait été entendue et tranchée par la Cour du Banc de la Reine ou sous réserve d'une autre ordonnance de cette cour.

7. C'est contre cette ordonnance interlocutoire que le procureur général a formé un pourvoi avec l'autorisation de cette Cour. Il est appuyé par le Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832 (le "Syndicat") et par The Manitoba Labour Board (la "Commission").

II Les questions en litige

8. D'après le mémoire de l'appelant, les points en litige sont les suivants:

[TRADUCTION]

1. La Cour d'appel du Manitoba a‑t‑elle commis une erreur en ne reconnaissant pas qu'une présomption de constitutionnalité subsiste lorsqu'une loi fait l'objet d'une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés?

2. étant donné qu'une suspension a pour effet de rendre la loi inopérante, la Cour d'appel du Manitoba a‑t‑elle commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à accorder la suspension d'instance en attendant une décision sur la constitutionnalité de l'art. 75.1 de The Labour Relations Act, C.C.S.M., chap. L10?

3. La Cour d'appel du Manitoba a‑t‑elle commis une erreur en modifiant la décision du juge de première instance qui avait, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, refusé d'accorder la suspension d'instance?

4. La Cour d'appel du Manitoba a‑t‑elle appliqué les principes de droit appropriés quand elle a décidé que des procédures devant un tribunal quasi judiciaire, en l'occurrence une commission des relations de travail constituée en vertu d'une loi provinciale, devaient être suspendues?

9. La première question formulée par l'appelant se rapporte à l'existence d'une prétendue présomption de constitutionnalité dans le cas d'une loi dont la validité est contestée en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés; j'aborderai cette question en premier.

10. Les deuxième et quatrième questions se ramènent essentiellement au même point: lorsque la constitutionnalité d'une disposition législative est contestée, quels sont les principes que doit suivre un juge de la cour supérieure dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'ordonner la suspension d'instance en attendant une décision sur la constitutionnalité de la disposition attaquée? Cette question se pose non seulement dans les affaires relevant de la Charte mais aussi dans d'autres affaires constitutionnelles et je me propose d'examiner certaines décisions portant sur le partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures ainsi que quelques décisions de droit administratif concernant la validité de la législation déléguée. Selon mon interprétation de cette jurisprudence, il n'existe, du point de vue des principes applicables au redressement sous forme d'injonction interlocutoire, aucune différence fondamentale entre ce type d'affaires et celles relevant de la Charte.

11. Finalement, le point soulevé par la troisième question est de savoir si la Cour d'appel était justifiée de modifier la décision prise par le juge de première instance dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cette question sera étudiée dans la dernière partie des présents motifs.

III La Charte canadienne des droits et libertés et la prétendue présomption de constitutionnalité

12. Selon l'appelant, la Cour d'appel du Manitoba a eu tort d'accorder la suspension d'instance parce qu'elle n'a pas reconnu [TRADUCTION] "qu'une présomption de constitutionnalité subsiste lorsqu'une loi fait l'objet d'une contestation fondée sur la Charte canadienne des droits et libertés".

13. Je souligne dès l'abord que si j'ai conclu que le pourvoi doit être accueilli, ce n'est pas en raison de ce que l'appelant qualifie de présomption de constitutionnalité.

14. On nous a dit fort peu de choses sur la nature, le poids, la portée et le sens de cette présomption. Faute d'une meilleure définition, je dois supposer que la prétendue présomption a son sens littéral, savoir qu'une disposition législative attaquée en vertu de la Charte doit être présumée conforme à celle-ci et, en conséquence, pleinement opérante.

15. Non seulement je trouve qu'une telle présomption ne nous est d'aucun secours mais, avec égards, j'estime qu'elle est carrément trompeuse. S'il s'agit d'une présomption au sens strict, elle est assurément réfutable, sinon une suspension d'instance ne pourrait jamais être accordée. Mais dire que la présomption est réfutable c'est ouvrir la voie à une réfutation. Or, cela nécessite que l'affaire soit examinée au fond, chose généralement impossible au stade interlocutoire.

16. Il y a en outre une raison de principe reliée à la nature de la Charte qui me persuade d'écarter l'argument de l'appelant fondé sur la présomption de constitutionnalité. Même au stade du débat sur le fond, il n'y a pas de place pour la présomption de constitutionnalité selon le sens littéral déjà mentionné: le caractère innovateur et évolutif de la Charte canadienne des droits et libertés s'oppose à la notion voulant qu'une disposition législative puisse être présumée conforme à celle‑ci.

17. Comme l'a dit le juge Lamer, en son propre nom et au nom de cinq autres membres de la Cour, dans Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 496:

Les éléments vraiment nouveaux de la Loi constitutionnelle de 1982 tiennent à ce qu'elle a sanctionné le processus de décision constitutionnelle et en a étendu la portée de manière à englober un plus grand nombre de valeurs.

18. La Charte fait bénéficier de sa protection des droits d'un nouveau type tels que la liberté de circulation et d'établissement et les droits à l'instruction dans la langue de la minorité. Il est révélateur aussi que le par. 32(2) de la Charte a retardé de trois ans l'entrée en vigueur de l'art. 15 relatif aux droits à l'égalité, vraisemblablement pour donner au Parlement et aux législatures le temps de se préparer aux adaptations qui s'imposeraient.

19. De plus, le caractère innovateur de la Charte touche même les droits traditionnels déjà reconnus avant son entrée en vigueur et qui doivent maintenant être regardés sous un jour nouveau. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, cette Cour a refusé de limiter le sens de la liberté de conscience et de religion garantie par la Charte à celui qu'on lui prêtait antérieurement à l'adoption de la Charte. Aux pages 343 et 344 de l'arrêt Big M, le juge Dickson, alors juge puîné, parlant en son propre nom et au nom de quatre autres membres de la Cour, a écrit:

...il est certain que la Charte canadienne des droits et libertés ne fait pas que "reconnaître et déclarer" l'existence de droits déjà existants dont l'étendue était délimitée par la législation en vigueur au moment de son enchâssement dans la Constitution. Le texte de la Charte est impératif. Elle évite de parler de droits existants ou de droits qui continuent d'exister et fait plutôt, à l'art. 2, cette proclamation retentissante:

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

a) liberté de conscience et de religion;

Je suis d'accord avec l'intimée que la Charte vise à établir une norme en fonction de laquelle les lois actuelles et futures seront appréciées. Donc, le sens du concept de la liberté de conscience et de religion ne doit pas être déterminé uniquement en fonction de la mesure dans laquelle les Canadiens jouissaient de ce droit avant la proclamation de la Charte.

20. De même, un droit aussi traditionnel que la présomption d'innocence reçoit sous la Charte une plus grande protection qu'auparavant: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

21. Donc, si certains droits et libertés sont consacrés dans la Charte, ils ne restent pas pour autant figés. Le sens de ces droits et libertés a évolué dans plusieurs cas et, étant donné la nature de la Charte, il doit pouvoir continuer à le faire:

Selon moi, la prémisse portant qu'il faut présumer que les rédacteurs de la Charte ont voulu que ses termes reçoivent le sens que leur donnait la jurisprudence à l'époque de son adoption n'est pas un guide fiable quant à la façon de l'interpréter et de l'appliquer. De par sa nature même une charte constitutionnelle des droits et libertés doit être rédigée en termes généraux susceptibles d'évolution et d'adaptation par les tribunaux.

(Le juge Le Dain, dissident, mais non sur ce point, dans l'affaire R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, à la p. 638.)

22. Les vues du juge Le Dain reflètent celles qu'a exprimées le juge Dickson, alors juge puîné, dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, à la p. 155:

L'interprétation d'une constitution est tout à fait différente de l'interprétation d'une loi. Une loi définit des droits et des obligations actuels. Elle peut être facilement adoptée et aussi facilement abrogée. Par contre, une constitution est rédigée en prévision de l'avenir. Elle vise à fournir un cadre permanent à l'exercice légitime de l'autorité gouvernementale et, lorsqu'on y joint une Déclaration ou une Charte des droits, à la protection constante des droits et libertés individuels. Une fois adoptées, ses dispositions ne peuvent pas être facilement abrogées ou modifiées. Elle doit par conséquent être susceptible d'évoluer avec le temps de manière à répondre à de nouvelles réalités sociales, politiques et historiques que souvent ses auteurs n'ont pas envisagées.

23. À mon avis, la présomption de constitutionnalité dans son sens littéral évoqué précédemment, qu'on l'applique à des lois adoptées avant ou après la Charte, est incompatible avec le caractère innovateur et évolutif de ce texte constitutionnel.

24. Il ne faut cependant pas conclure que cette proposition a nécessairement un effet sur ce qu'on a parfois appelé, peut‑être improprement, les autres significations de la "présomption de constitutionnalité".

25. L'une de ces significations se rapporte à la règle fondamentale en matière de procédure suivant laquelle [TRADUCTION] "celui qui fait une allégation doit la prouver" et [TRADUCTION] "le fardeau d'établir qu'une loi va à l'encontre de la Constitution incombe indubitablement à ceux qui la contestent": D. Gibson, The Law of the Charter: General Principles (1986), aux pp. 56 et 58. Par définition, une telle règle vise essentiellement le fond du litige.

26. Dans un autre sens, la "présomption de constitutionnalité" est la règle d'interprétation selon laquelle une loi contestée doit, autant que possible, être interprétée de manière qu'elle soit conforme à la Constitution. Cette règle d'interprétation est bien connue et est généralement acceptée et appliquée sous l'empire des dispositions de la Constitution relatives au partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures provinciales. C'est cette règle qui a amené une "interprétation atténuée" de certaines lois rédigées en des termes suffisamment larges pour viser des objets hors de la compétence de la législature qui les a adoptées: McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798. Dans l'arrêt Southam, précité, qui porte sur la Charte, on a conclu, à la p. 169, "[qu']il n'appartient pas aux tribunaux d'ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives". Mais il y était question d'une "interprétation large" et non pas d'une "interprétation atténuée". Quant à savoir si cette règle d'interprétation s'applique par ailleurs dans le domaine de la Charte est un point controversé: Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 145 D.L.R. (3d) 638, à la p. 658 (C.A. Ont.); Black v. Law Society of Alberta, [1986] 3 W.W.R. 590, à la p. 628 (C.A. Alb.), autorisation de pourvoi accordée, [1986] 1 R.C.S. x; P.‑A. Côté, "La préséance de la Charte canadienne des droits et libertés," dans La Charte canadienne des droits et libertés: Concepts et impacts (1984), aux pp. 124 à 126; R. M. McLeod, et al., eds., The Canadian Charter of Rights: The Prosecution and Defence of Criminal and Other Statutory Offences (1983), vol. 1, aux pp. 2‑198 à 2‑209; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (2nd ed. 1985), à la p. 327; D. Gibson, The Law of the Charter: General Principles (1986), aux pp. 57, 58 et 186 à 188. Je m'abstiens d'exprimer une opinion sur cette question qui, elle aussi, ne se pose qu'au moment de l'examen du fond du litige.

IV Les principes régissant l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'ordonner une suspension d'instance pendant la contestation de la constitutionnalité d'une disposition législative

27. La deuxième question en litige commande une étude des principes régissant la suspension d'instance pendant que le demandeur conteste devant les tribunaux la constitutionnalité d'une disposition législative.

28. Il convient de faire remarquer qu'aucune partie n'a mis en doute l'existence du pouvoir discrétionnaire d'ordonner une suspension d'instance dans un tel cas et, selon moi, elles ont eu raison de reconnaître que le juge de première instance avait compétence pour ordonner la suspension: voir Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307, à la p. 330.

1) Les conditions normales de la suspension d'instance

29. Antérieurement à la Supreme Court of Judicature Act, 1873, 36 & 37 Vict., chap. 66, le droit anglais ne distinguait pas entre les injonctions destinées à suspendre une instance et les autres sortes d'injonctions (Halsbury's Laws of England, vol. 24, 4th ed., à la p. 577). Puis le Parlement de Westminster a adopté la loi susmentionnée qui, d'une manière générale, a été reprise par toutes les provinces du Canada, sauf le Québec, où la distinction entre l'equity et la common law est inconnue. Toutefois, la distinction que la Judicature Act anglaise créait entre une suspension d'instance et une injonction tenait essentiellement à la procédure. Le paragraphe 24(5) prévoyait qu'on ne peut empêcher aucune cause ni aucune procédure en instance devant la Haute Cour de Justice ou devant la Cour d'appel par voie de prohibition ou d'injonction pourvu que [TRADUCTION] "une personne, partie ou non à une affaire, qui aurait eu le droit, si cette loi n'avait pas été adoptée, de demander à un tribunal d'empêcher la poursuite [...] ait le droit de demander auxdits tribunaux respectivement, par requête sommaire, une suspension d'instance dans l'affaire en question qui soit générale ou autre suivant ce qu'exigent les fins de la justice; le tribunal pourra alors rendre l'ordonnance qu'il estime juste". De plus, le par. 25(8) de la même loi disposait qu'une injonction pouvait être accordée chaque fois que la cour jugeait [TRADUCTION] "juste et à propos" de rendre une telle ordonnance. Voir aussi Boeckh v. Gowganda‑Queen Mines, Ltd. (1912), 6 D.L.R. 292.

30. La suspension d'instance et l'injonction interlocutoire sont des redressements de même nature. À moins qu'un texte législatif ne prescrive un critère différent, elles ont suffisamment de traits en commun pour qu'elles soient assujetties aux mêmes règles et c'est avec raison que les tribunaux ont eu tendance à appliquer à la suspension interlocutoire d'instance les principes qu'ils suivent dans le cas d'injonctions interlocutoires: Battle Creek Toasted Corn Flake Co. v. Kellogg Toasted Corn Flake Co. (1923), 55 O.L.R. 127, à la p. 132; Haldimand‑Norfolk Regional Health Unit and Ontario Nurses' Association, C. div. Ont., 17 janvier 1979, les juges Galligan, Van Camp et Henry (inédit); Daciuk v. Manitoba Labour Board, B.R. Manitoba, 25 juin 1985, le juge Dureault (inédit); Metropolitan Toronto School Board v. Minister of Education (1985), 6 C.P.C. (2d) 281 (C. div. Ont.), à la p. 292, autorisation d'en appeler devant la Cour d'appel refusée.

31. Il y a une jurisprudence à la fois abondante et relativement fluide sur les critères élaborés par les tribunaux pour aider à mieux délimiter les situations dans lesquelles il est juste et équitable d'accorder une injonction interlocutoire. Comme l'examen de cette jurisprudence relève plutôt de l'analyse doctrinale que de la prise de décisions judiciaires, je me propose simplement de présenter un exposé sommaire des trois critères principaux actuellement appliqués.

32. Le premier critère revêt la forme d'une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige, mais il y a plus d'une façon de décrire ce critère. La manière traditionnelle consiste à se demander si la partie qui demande l'injonction interlocutoire est en mesure d'établir une apparence de droit suffisante. Si elle ne le peut pas, l'injonction sera refusée: Chesapeake and Ohio Railway Co. v. Ball, [1953] O.R. 843, le juge en chef McRuer de la Haute Cour, aux pp. 854 et 855. Ce premier critère a été quelque peu assoupli par la Chambre des lords dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504, où elle a conclu que, pour y satisfaire, il suffisait de convaincre la cour de l'existence d'une question sérieuse à juger, par opposition à une réclamation futile ou vexatoire. Dans l'arrêt Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2, aux pp. 9 et 10, rendu à l'unanimité, le juge Estey, parlant pour lui‑même et pour cinq autres membres de la Cour, a mentionné cette différence, sans pourtant la commenter.

33. L'arrêt American Cyanamid a été suivi sur ce point dans bien des décisions canadiennes et anglaises, mais il a été rejeté dans plusieurs autres cas et ne paraît pas être suivi en Australie: voir les commentaires exprimés et les décisions mentionnées dans P. Carlson, "Granting an Interlocutory Injunction: What is the Test?" (1982), 12 Man. L.J. 109; B. M. Rogers and G. W. Hately, "Getting the Pre‑Trial Injunction" (1982), 60 R. du B. can. 1, aux pp. 9 à 19; R. J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto 1983), aux pp. 66 à 77.

34. En l'espèce, il n'est ni nécessaire ni recommandable de choisir à tous égards entre la formulation traditionnelle du premier critère et celle donnée dans l'arrêt American Cyanamid: la jurisprudence britannique démontre que la formulation d'un critère rigide applicable à tous les types d'affaires, sans avoir égard à leur nature, n'est pas une solution à retenir (voir Hanbury et Maudsley, Modern Equity (12th ed. 1960), aux pp. 736 à 743). À mon avis, cependant, la formulation dans l'arrêt American Cyanamid, savoir celle de l'existence d'une "question sérieuse", suffit dans une affaire constitutionnelle où, comme je l'indique plus loin dans les présents motifs, l'intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. Mais je m'abstiens d'exprimer une opinion quelconque sur le caractère suffisant ou adéquat de cette formulation dans tout autre type d'affaires.

35. Le deuxième critère consiste à décider si la partie qui cherche à obtenir l'injonction interlocutoire subirait, si elle n'était pas accordée, un préjudice irréparable, c'est‑à‑dire un préjudice qui n'est pas susceptible d'être compensé par des dommages‑intérêts ou qui peut difficilement l'être. Certains juges tiennent compte en même temps de la situation de l'autre partie au litige et se demandent si l'injonction interlocutoire occasionnerait un préjudice irréparable à cette autre partie dans l'hypothèse où la demande principale serait rejetée. D'autres juges estiment que ce dernier élément fait plutôt partie de la prépondérance des inconvénients.

36. Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.

37. Voila qui m'amène à l'application particulière du critère de la prépondérance des inconvénients dans un cas où l'on conteste la constitutionnalité d'une disposition législative. Comme l'a dit lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid, précité, à la p. 511:

[TRADUCTION] ...il peut y avoir beaucoup d'autres éléments particuliers dont il faut tenir compte dans les circonstances particulières d'un cas déterminé.

38. Comme on le verra, les conséquences d'une suspension d'instance pour le public aussi bien que pour les parties constituent assurément, dans une affaire constitutionnelle, des "éléments particuliers" dont il faut tenir compte.

2) La prépondérance des inconvénients et l'intérêt public

39. D'après la jurisprudence, quand la constitutionnalité d'une disposition législative est contestée, les tribunaux estiment qu'ils ne doivent pas se limiter à l'application des critères traditionnels régissant l'octroi ou le refus d'une injonction interlocutoire dans les affaires civiles ordinaires. À moins que l'intérêt public ne soit également pris en considération dans l'appréciation de la préponderance des inconvénients, les tribunaux se montrent très souvent réticents à accorder une injonction avant que la question de la constitutionnalité ait été définitivement tranchée au fond.

40. Les raisons de cette réticence se comprennent facilement quand on oppose l'incertitude dans laquelle un tribunal se trouve au stade interlocutoire relativement au fond et les conséquences pratiques parfois graves, quoique temporaires, qu'entraîne une suspension d'instance non seulement pour les parties au litige mais aussi pour le grand public.

i) La difficulté ou l'impossibilité de rendre une décision au fond au stade interlocutoire

41. Le rôle limité d'un tribunal au stade interlocutoire est bien décrit par lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid, précité, à la p. 510:

[TRADUCTION] La cour n'a pas, en cet état de la cause, à essayer de résoudre les contradictions de la preuve soumise par affidavit, quant aux faits sur lesquels les réclamations de chaque partie peuvent ultimement reposer, ni à trancher les épineuses questions de droit qui nécessitent des plaidoiries plus poussées et un examen plus approfondi. Ce sont des questions à régler au procès.

42. American Cyanamid était une affaire civile complexe, mais l'opinion de lord Diplock que je viens de citer doit, pour plusieurs raisons, être suivie à fortiori dans une affaire relevant de la Charte comme dans les autres affaires constitutionnelles où il y a contestation de la validité d'une loi.

43. Premièrement, l'étendue et le sens exact des droits garantis par la Charte sont souvent loins d'être clairs et la procédure interlocutoire permet rarement à un juge saisi d'une requête de trancher ces questions capitales. Les litiges constitutionnels se prêtent particulièrement mal à la procédure expéditive et informelle d'une cour des sessions hebdomadaires où les actes de procédure et les arguments écrits sont peu nombreux ou même inexistants et où le procureur général du Canada ou de la province peut ne pas avoir encore reçu l'avis qu'exige généralement la loi: voir Home Oil Distributors Ltd. v. Attorney‑General for British Columbia, [1939] 1 D.L.R. 573, à la p. 577; Weisfeld c. R. (1985), 16 C.R.R. 24, et, pour un exemple extrême, Turmel c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (1985), 16 C.R.R. 9.

44. En outre, dans les affaires relevant de la Charte, par exemple celles qui peuvent découler de l'art. 23 qui porte sur les droits à l'instruction dans la langue de la minorité, la situation factuelle ainsi que le droit peuvent être à ce point incertains au stade interlocutoire que le tribunal ne peut même pas se former une opinion préliminaire sur la position du demandeur: Marchand v. Simcoe County Board of Education (1984), 10 C.R.R. 169, à la p. 174.

45. De plus, dans bien des affaires relevant de la Charte, il peut arriver, à l'instar de la présente instance, qu'une partie juge nécessaire ou prudent de présenter des éléments de preuve tendant à établir que la disposition attaquée, bien qu'elle constitue à première vue une atteinte à un droit ou à une liberté garantis, est légitimée par l'article premier de la Charte. Toutefois, les éléments de preuve produits en vertu de l'article premier de la Charte portent essentiellement sur le fond du litige.

46. Cette dernière règle a été clairement énoncée dans l'arrêt Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 2 R.C.S. 124, conf. [1984] 1 C.F. 1133, qui infirmait [1984] 1 C.F. 1119. On a conclu qu'au stade interlocutoire un tribunal est mal placé pour décider un litige au fond, bien que la preuve qui sera vraisemblablement produite aux fins de l'article premier puisse paraître peu convaincante. En Cour d'appel fédérale, le juge en chef Thurlow, dissident, a dit qu'un tribunal est parfois autorisé à étudier l'affaire au fond et de préjuger l'action (aux pp. 1137 et 1138):

Je partage les critiques et les opinions formulées par le juge de première instance quant à la faiblesse de la preuve apportée pour prouver qu'on pouvait démontrer que l'alinéa 14(4)e) constitue une limite dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Cette preuve n'a manifestement pas impressionné le juge de première instance et je partage l'avis de celle‑ci. L'impression que j'ai face à cette preuve est que lorsque c'est tout ce que l'on peut soumettre à la Cour pour établir un argument sérieux après quatre années de travail sur la question, il devient évident que l'argument en faveur du maintien de la validité des dispositions adoptées relativement à l'inhabilité de personnes à voter peut difficilement être considéré comme sérieux.

Dans de telles circonstances, la Cour devrait‑elle considérer cet argument comme sérieux? La Cour devrait‑elle priver l'intimé de manière irrévocable d'un droit constitutionnel auquel il paraît avoir droit en refusant d'accorder l'injonction afin de donner aux appelants l'occasion, qui ne se présentera probablement pas, de prouver qu'il n'y a pas droit, lorsque les seuls arguments que les appelants peuvent apporter sont faibles? Je ne le crois pas, et je crois encore moins que la Cour devrait intervenir, dans les circonstances, dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.

47. Le juge Mahoney, dont le point de vue a reçu d'une manière générale l'approbation de cette Cour, a été d'avis contraire (à la p. 1140):

L'ordonnance laisse entendre que l'intimé possède, en réalité, le droit qu'il revendique et que l'alinéa 14(4)e) est nul dans la mesure invoquée. Cela constitue un jugement déclaratoire provisoire sur un droit qui, en toute déférence, ne peut être rendu à bon droit avant l'instruction. Le défendeur dans une action a droit tout autant que le demandeur à une instruction équitable et complète, et il en est de même lorsque le litige est de nature constitutionnelle.

48. Cette attitude de prudente réserve respecte le droit des deux parties à une instruction complète, ce dont l'importance a été soulignée dans les observations judicieuses faites par le lord juge May dans l'affaire Cayne v. Global Natural Resources plc., [1984] 1 All E.R. 225, à la p. 238. Au surplus, cette attitude est compatible avec le fait que, dans certains cas, il sera jugé que, en définitive, la disposition attaquée ne porte atteinte à aucun droit ni à aucune liberté protégés par la Charte et qu'en conséquence il ne sera pas besoin d'avoir recours à l'article premier pour la justifier: voir R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.

49. De plus, croire que la question de la constitutionnalité peut se régler au stade interlocutoire, c'est faire abstraction des nombreux aléas d'une action en justice, qu'elle relève ou non du domaine constitutionnel. En effet, un demandeur peut se voir débouter parce qu'il n'a pas qualité pour agir, parce que la preuve est insuffisante ou en raison d'un vice de procédure ou autre. Comme l'a dit si justement le professeur J. E. Magnet:

[TRADUCTION] On ne saurait prêter à l'inconstitutionnalité un caractère absolu. Elle doit être vue en fonction de la capacité du demandeur d'obtenir un jugement favorable.

(J. E. Magnet, "Jurisdictional Fact, Constitutional Fact and the Presumption of Constitutionality" (1980), 11 Man. L.J. 21, à la p. 29.)

50. Le principe dont je traite n'est toutefois pas absolu. Il peut exister des cas rares où la question de la constitutionnalité se présente sous la forme d'une question de droit purement et simplement, laquelle peut être définitivement tranchée par un juge saisi d'une requête. Un exemple théorique qui vient à l'esprit est la situation où le Parlement ou une législature prétendrait adopter une loi imposant les croyances d'une religion d'état. Pareille loi enfreindrait l'al. 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, ne pourrait possiblement pas être justifiée par l'article premier de celle‑ci et courrait peut‑être le risque d'être frappée d'illégalité sur‑le‑champ: voir Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66, à la p. 88. Or, il va sans dire qu'il s'agit là de cas exceptionnels.

51. La plupart des difficultés susmentionnées auxquelles se heurte un juge de première instance au stade interlocutoire surgissent non seulement dans les affaires relevant de la Charte, mais aussi dans les autres cas où l'on conteste la constitutionnalité d'une loi. Donc, je souscris entièrement à ce que le professeur R. J. Sharpe a écrit, en particulier relativement aux affaires constitutionnelles, dans Injunctions and Specific Performance, à la p. 177, où il fait remarquer que [TRADUCTION] "les tribunaux ont sagement tenu compte du fait qu'ils ne peuvent pas examiner à fond les allégations du demandeur au stade interlocutoire". À ce stade, même dans les affaires où le demandeur a soulevé une question importante à juger ou qu'il a même établi une apparence de droit suffisante, l'incertitude quant aux faits et au droit est généralement trop grande pour que le tribunal soit en mesure de rendre une décision sur le fond.

ii) Les conséquences de la suspension d'instance dans les affaires constitutionnelles

52. Gardant à l'esprit l'incertitude évoquée ci‑dessus, j'aborde maintenant les conséquences certaines ou probables d'une suspension d'instance. Comme je l'ai déjà fait remarquer, mon analyse ne se bornera pas aux affaires relevant de la Charte. Je me référerai aussi à quelques exemples québécois. Au Québec, ce sont les art. 751 et 752 du Code de procédure civile qui régissent les injonctions interlocutoires:

751. L'injonction est une ordonnance de la Cour supérieure ou de l'un de ses juges, enjoignant à une personne, à ses officiers, représentants ou employés, de ne pas faire ou de cesser de faire, ou, dans les cas qui le permettent, d'accomplir un acte ou une opération déterminés, sous les peines que de droit.

752. Outre l'injonction qu'elle peut demander par action, avec ou sans autres conclusions, une partie peut, au début ou au cours d'une instance, obtenir une injonction interlocutoire.

L'injonction interlocutoire peut être accordée lorsque celui qui la demande paraît y avoir droit et qu'elle est jugée nécessaire pour empêcher que ne lui soit causé un préjudice sérieux ou irréparable, ou que ne soit créé un état de fait ou de droit de nature à rendre le jugement final inefficace.

53. Quoique ces dispositions ne concordent pas parfaitement avec le droit anglais en matière d'injonctions, il est évident qu'elles s'en inspirent et qu'elles en sont dérivées et je ne crois pas que les décisions québécoises que j'ai l'intention d'examiner soient fondées sur des différences entre le droit anglais et le Code.

54. Bien que les affaires constitutionnelles tirent souvent leur origine d'un lis entre particuliers, il arrive parfois qu'un organisme public se trouve interposé entre les parties, telle la Commission en l'espèce. Dans d'autres affaires constitutionnelles, la controverse ou le lis, s'il s'agit en fait d'un lis, prendra naissance directement entre un particulier et l'état représenté par un organisme public: Morgentaler v. Ackroyd (1983), 42 O.R. 659.

55. Dans un cas comme dans l'autre, la suspension d'instance accordée à la demande des plaideurs privés ou de l'un d'eux vise normalement un organisme public, un organisme d'application de la loi, une commission administrative, un fonctionnaire public ou un ministre chargé de l'application ou de l'administration de la loi attaquée. La suspension d'instance peut en général avoir deux effets. Elle peut prendre la forme d'une interdiction totale d'appliquer les dispositions attaquées en attendant une décision définitive sur la question de leur validité ou elle peut empêcher l'application des dispositions attaquées dans la mesure où elle ne vise que la partie ou les parties qui ont précisément demandé la suspension d'instance. Dans le premier volet de l'alternative, l'application des dispositions attaquées est en pratique temporairement suspendue. On peut peut‑être appeler les cas qui tombent dans cette catégorie les "cas de suspension". Dans le second volet de l'alternative, le plaideur qui se voit accorder une suspension d'instance bénéficie en réalité d'une exemption de l'application de la loi attaquée, laquelle demeure toutefois opérante à l'égard des tiers. J'appellerai ces cas des "cas d'exemption".

56. Qu'elles soient ou non finalement jugées constitutionnelles, les lois dont les plaideurs cherchent à obtenir la suspension, ou de l'application desquelles ils demandent d'être exemptés par voie d'injonction interlocutoire, ont été adoptées par des législatures démocratiquement élues et visent généralement le bien commun, par exemple: assurer et financer des services publics tels que des services éducatifs ou l'électricité; protéger la santé publique, les ressources naturelles et l'environnement; réprimer toute activité considérée comme criminelle; diriger les activités économiques notamment par l'endiguement de l'inflation et la réglementation des relations du travail, etc. Il semble bien évident qu'une injonction interlocutoire dans la plupart des cas de suspension et, jusqu'à un certain point, comme nous allons le voir plus loin, dans un bon nombre de cas d'exemption, risque de contrecarrer temporairement la poursuite du bien commun.

57. Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment‑là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite. Comme il fallait s'y attendre, les tribunaux ont généralement répondu à cette question par la négative. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, ils ont jugé nécessaire de subordonner les intérêts des plaideurs privés à l'intérêt public et, dans les cas où il s'agit d'injonctions interlocutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, ils ont conclu à bon droit que c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi.

58. Je présente ci‑après des exemples de causes dans lesquelles les tribunaux se sont montrés soucieux de protéger le bien commun dans des cas de suspension et d'exemption. Commençons par les cas de suspension.

59. L'affaire Société de développement de la Baie James c. Chef Robert Kanatewat, [1975] C.A. 166, est un exemple frappant d'un redressement interlocutoire qui aurait pu compromettre le bien commun du public dans son ensemble. Dans cet arrêt, la Cour d'appel du Québec, infirmant une décision de la Cour supérieure, [1974] R.P. 38, a rejeté une demande d'injonction interlocutoire qui aurait obligé les appelants d'arrêter le projet de la Baie James autorisé par la Loi du développement de la région de la Baie James, L.Q. 1971, chap. 34, dont les intimés contestaient la constitutionnalité. Le juge Crête, alors juge puîné, a écrit ce qui suit relativement à la prépondérance des inconvénients, à la p. 182:

...je n'ai pu me convaincre que les inconvénients subis ou appréhendés par les intimés étaient de la même échelle de grandeur que les besoins croissants d'énergie pour tout le Québec.

60. Le juge Turgeon est arrivé aux mêmes conclusions, à la p. 177:

Il est important de noter au départ que l'hydroélectricité est la seule ressource d'énergie primaire possédée par la province de Québec. Avec la crise du pétrole qui sévit actuellement dans le monde, cette ressource est devenue d'une importance capitale pour assurer l'avenir économique et le bien‑être des citoyens. L'intérêt de la population québécoise est représenté dans cette cause par les principales sociétés appelantes.

La preuve démontre qu'il est impérieux pour l'Hydro‑Québec de réaliser son programme pour faire face à la demande croissante d'électricité jusqu'en 1985...Un arrêt des travaux aurait des conséquences désastreuses car il faudrait mettre sur pied un programme de substitution pour produire l'électricité par des centrales thermiques ou nucléaires. [C'est moi qui souligne.]

(Cette Cour a accordé l'autorisation de pourvoi le 13 février 1975, mais une déclaration de transaction a été déposée en janvier 1980, par suite de quoi, le chef Robert Kanatewat et autres se sont désistés de leur pourvoi le même jour.)

61. Dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Lavigne, [1980] C.A. 25, la Cour d'appel du Québec, infirmant encore une fois une décision de la Cour supérieure, [1980] C.S. 318, a rejeté une demande d'injonction interlocutoire qui aurait empêché le procureur général, le ministre de l'éducation, le ministre des Affaires municipales et d'autres personnes, d'appliquer temporairement certaines dispositions de la Loi sur la fiscalité municipale et modifiant certaines dispositions législatives, L.Q. 1979, chap. 72. La loi en question prévoyait le financement des écoles par un système de subventions; l'imposition, qui devenait une méthode complémentaire de financement, était assujettie à des conditions nouvelles. On reprochait à ce régime de violer les garanties constitutionnelles de l'art. 93 de la Loi constitutionnelle de 1867, allégation qui a par la suite été retenue par cette Cour dans l'arrêt Procureur général du Québec c. Greater Hull School Board, [1984] 2 R.C.S. 575.

62. La Cour supérieure avait accordé une injonction interlocutoire notamment pour les raisons suivantes, qui sont exposées à la p. 323:

Au départ, précisons que le cas d'espèce soumis n'est pas une question constitutionnelle ordinaire: il ne s'agit pas ici du conflit habituel entre la juridiction de l'état fédéral et l'une des provinces, du conflit juridictionnel entre deux provinces, d'une province qui légiférerait hors des cadres des pouvoirs accordés par l'article 92 A.A.N.B.

Il s'agit ici plutôt du cas très spécial (comme celui de l'article 133 A.A.N.B.) où l'on attaque une législation que l'on prétend à l'encontre d'une garantie constitutionnelle.

En conséquence, il ne s'agit pas d'une simple question constitutionnelle, mais d'un droit garanti, comme le droit à la langue (133).

Il suffit, dans le cas d'une garantie constitutionnelle, comme la langue ou la religion, qu'il appert à sa face même qu'on enlève un droit pour que, d'une façon absolue, le justiciable ait droit à son recours en injonction. Cela découle de la nature même de la garantie constitutionnelle. Quand un droit est garanti constitutionnellement, peu importe l'énormité des conséquences, son aspect immuable demeure...[C'est moi qui souligne.]

63. La Cour d'appel du Québec, qui a infirmé la décision de la Cour supérieure, a conclu, à la p. 26:

Le juge de la Cour supérieure, pour motiver l'émission des injonctions, décide que les dispositions attaquées, à leur face même, viol (sic) des garanties constitutionnelles contenues à l'article 93 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, qu'il suffit dans ce cas qu'on enlève un droit pour que d'une façon absolue, le recours en injonction soit fondé sans que soit requise une preuve de préjudice ou de la balance des inconvénients.

Après étude du dossier et considération des arguments que nous soumettent les procureurs des parties en regard des jugements de la Cour supérieure, nous sommes d'avis que le droit sur lequel se fondent les demandeurs, requérants en injonction interlocutoire, n'est pas clair, que les questions en litige sont fort complexes. L'étendue des garanties constitutionnelles invoquées n'est pas sans susciter des doutes et l'effet des injonctions est de suspendre la mise en opération d'une partie importante de la loi, dans toute la province de Québec. Dans les circonstances, à ce stade des procédures, la présomption de validité de la loi doit prévaloir sur l'apparence d'un droit incertain. [C'est moi qui souligne.]

64. On peut constater que, outre la présomption de constitutionnalité, la Cour d'appel a pris en considération l'effet paralysant de l'injonction qui aurait suspendu partout dans la province l'application d'une partie importante de la loi attaquée.

65. Une situation à peu près analogue s'est présentée dans l'affaire Metropolitan Toronto School Board v. Minister of Education, précitée. Dans cette affaire, le conseil scolaire et l'association des enseignants, dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, contestaient la validité de règlements provisoires prévoyant le financement d'écoles séparées; ils prétendaient en fait que ces règlements étaient ultra vires. La Cour divisionnaire a annulé une ordonnance d'un juge siégeant seul portant interdiction de dépenser les fonds alloués conformément aux règlements, en attendant que la Cour divisionnaire statue sur la demande principale. Il se dégage du passage suivant que la cour s'est souciée de la préservation du système éducatif (aux pp. 293 et 294):

[TRADUCTION] D'après la preuve produite en cette cour par les requérants d'une part et les conseils des écoles séparées catholiques, les enseignants, les élèves et les parents d'autre part, la prépondérance des inconvénients est nettement du côté de ces derniers. Toute perturbation dans le système éducatif et dans son financement provisoire doit, de l'avis de cette Cour, être évitée à tout prix. [C'est moi qui souligne.]

66. Mentionnons aussi l'affaire Pacific Trollers Association c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 846, où la Division de première instance de la Cour fédérale a refusé d'accorder une injonction interlocutoire qui aurait empêché certains fonctionnaires des pêcheries d'appliquer des modifications apportées au Règlement de pêche commerciale du saumon dans le Pacifique, modifications dont on contestait la validité. Voir également l'arrêt Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners' Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791, dans lequel la Cour d'appel fédérale, infirmant la décision de la Division de première instance, a rejeté une demande d'injonction interlocutoire empêchant des fonctionnaires des pêcheries d'exécuter le plan de pêche adopté en vertu de la Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F‑14 et du Règlement de pêche commerciale du saumon dans le Pacifique, C.R.C. 1978, chap. 823. Le plan en question, a‑t‑on prétendu, constituait un excès du pouvoir législatif du Parlement et aussi des pouvoirs conférés par la Loi sur les pêcheries. La cour a souligné à la p. 795:

...le juge a eu tort de tenir pour acquis que le fait d'accorder l'injonction ne causerait aucun tort aux appelants. Lorsqu'on empêche un organisme public d'exercer les pouvoirs que la loi lui confère, on peut alors affirmer, en présence d'un cas comme celui qui nous occupe, que l'intérêt public, dont cet organisme est le gardien, subit un tort irréparable; . . .

67. Ces propos de la Cour d'appel fédérale développent, en des termes peut‑être un peu généraux, l'idée exprimée d'une façon plus réservée par lord juge Browne dans la décision Smith v. Inner London Education Authority, [1978] 1 All E.R. 411, à la p. 422:

[TRADUCTION] Il [le juge des requêtes] n'a considéré la prépondérance des inconvénients que par rapport aux demandeurs et à l'Office, mais je crois que l'avocat de celui‑ci a raison d'affirmer que, lorsque le défendeur est un organisme public ayant pour tâche de servir le public, on doit examiner la prépondérance des inconvénients sous un angle plus large et tenir compte des intérêts du grand public auquel ces services sont destinés. J'estime qu'il s'agit là d'un exemple des "éléments particuliers" jouant dans la prépondérance des inconvénients, dont fait mention lord Diplock dans l'arrêt American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd.

68. Des considérations semblables s'appliquent à l'injonction interlocutoire dans le contexte des cas d'exemption.

69. La décision Ontario Jockey Club v. Smith (1922), 22 O.W.N. 373, est le plus vieil exemple que je connaisse d'un cas d'exemption. Le club demandeur demandait une injonction provisoire qui aurait interdit au trésorier provincial et au commissaire de police provincial de percevoir auprès du club une taxe provinciale que celui‑ci prétendait indirecte et, partant, ultra vires de la province, ou, subsidiairement, qui les aurait empêchés de fermer la piste du club en attendant qu'une décision soit rendue sur le fond. Le juge Middleton, soucieux de protéger l'intérêt public, a accordé l'injonction sous réserve que le club s'engage à consigner régulièrement à la cour la somme correspondant aux taxes exigées.

70. Dans l'affaire Campbell Motors Ltd. v. Gordon, [1946] 4 D.L.R. 36, la société appelante demandait un jugement déclaratoire portant que la Loi de 1945 sur les pouvoirs transitoires résultant de circonstances critiques nationales, S.C. 1945, chap. 25, et certains règlements adoptés sous son régime pour [al. 2(1)c)] "maintenir, contrôler et réglementer les approvisionnements et services, les prix, les transports...afin d'assurer la stabilité économique et une transition ordonnée aux conditions du temps de paix" étaient ultra vires parce que la guerre était finie. La société appelante vendait des voitures d'occasion. Par suite de quatre déclarations de culpabilité d'avoir enfreint les règlements, sa licence avait été révoquée par la Commission des prix et du commerce en temps de guerre, trois de ses véhicules automobiles avaient été saisis ainsi que certains livres et dossiers et on lui avait interdit de vendre tout véhicule automobile, si ce n'était avec le consentement du représentant de la Commission à Vancouver. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique à la majorité a confirmé la décision du juge de première instance et a refusé de maintenir une injonction provisoire ex parte qui empêchait les membres de la Commission de poursuivre la société pour avoir fait affaires sans licence; la Cour d'appel a de plus refusé d'ordonner la restitution des biens saisis à la société. Le juge Sidney Smith, qui a prononcé les motifs de la majorité, a écrit, à la p. 48:

[TRADUCTION] Si cette injonction devait être maintenue, il y aurait risque de confusion dans l'esprit public, ce qui, dans l'intérêt général, ne doit pas être autorisé sans raison valable.

71. Le juge Robertson, qui a souscrit aux motifs du juge Sidney Smith, a ajouté, à la p. 47:

[TRADUCTION] L'alinéa c) de l'art. 2 cité ci‑dessus révèle l'ampleur des affaires économiques canadiennes auxquelles s'applique la législation. Nul ne peut dire quel effet une injonction pourrait avoir sur la situation économique du Canada, car bien des gens pourraient, en conséquence, refuser d'obéir à la loi et, quand on leur intenterait des poursuites, ils pourraient demander et obtenir des injonctions et ensuite faire à leur guise, ce qui aboutirait à la confusion économique et, à la longue, à l'inflation.

72. Un exemple plus récent se trouve dans les affaires Black v. Law Society of Alberta (1983), 144 D.L.R. (3d) 439 (B.R. Alb.), et Law Society of Alberta v. Black (1984), 8 D.L.R. (4th) 346 (C.A. Alb.) La Law Society (le Barreau) avait adopté deux règles. L'une interdisait aux membres d'être des associés dans plus d'un cabinet d'avocats; l'autre défendait les membres résidant en Alberta de s'associer avec des membres demeurant en dehors de l'Alberta. Cette dernière règle a été contestée parce qu'on la prétendait incompatible avec le par. 6(2) de la Charte. La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta a accordé une injonction interlocutoire qui empêchait le Barreau d'appliquer les deux règles aux avocats demandeurs en attendant l'instruction de l'action. Le Barreau n'a interjeté appel de l'ordonnance accordant l'injonction interlocutoire que dans la mesure où elle visait la première règle. L'appel a été accueilli et le juge Kerans, qui a prononcé les motifs de la cour, a écrit, à la p. 349:

[TRADUCTION] Il est exact...que le fait que l'injonction demandée vise un organisme public qui exerce un pouvoir conféré par une loi doit entrer en ligne de compte quand on considère la prépondérance des inconvénients. Toutefois, nous ne sommes pas d'accord pour dire que le critère formulé dans l'arrêt Cyanamid cesse simplement de s'appliquer dans un cas semblable.

73. L'affaire Morgentaler, précitée, est un cas d'exemption portant sur la Charte. Cette décision a été citée et invoquée à plusieurs reprises. Les requérants demandeurs avaient ouvert une clinique offrant des services d'avortement, laquelle clinique n'était pas un "hôpital accrédité" au sens de l'art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34. Ils ont intenté une action dans laquelle ils alléguaient que l'art. 251 était incompatible avec la Charte canadienne des droits et libertés et qui visait à obtenir une injonction provisoire ainsi qu'une injonction permanente. En attendant l'issue de l'audition relative à l'injonction provisoire, ils ont demandé une injonction "doublement provisoire" qui aurait empêché le chef de la police de Toronto, le commissaire de la Sûreté de l'Ontario, leurs préposés, leurs mandataires ou toute personne agissant conformément à leurs directives, de mener une investigation ou une enquête ou de faire rapport sur les activités des demandeurs et de prendre tout autre mesure à cet égard, relativement à l'art. 251 du Code criminel seulement. Le juge Linden de la Haute Cour de l'Ontario a rejeté leur demande et a exprimé sur la question de la prépondérance des inconvénients l'opinion suivante (aux pp. 666 à 668):

[TRADUCTION] Troisièmement, il faut démontrer que, selon la règle de la prépondérance des inconvénients, l'injonction provisoire favoriserait les requérants aux dépens des intimés. Si ces parties étaient les seules impliquées dans la présente requête, il pourrait y avoir lieu de faire pencher la balance en faveur des requérants par rapport aux intimés, puisque les requérants ont beaucoup à perdre mais non les intimés. Mais il ne s'agit pas ici d'une injonction ordinaire, au civil; l'affaire soulève une importante question de droit constitutionnel et une question d'intérêt public majeure: que peuvent faire les organes d'application de la loi en attendant l'issue d'un litige constitutionnel mettant en cause les lois qu'ils doivent appliquer?

On soutient dans cette requête que les tribunaux devraient faire cesser toute poursuite (et même toute enquête) portant sur les prétendues infractions à l'art. 251 jusqu'à jugement définitif sur le litige constitutionnel. Une telle démarche aurait pour effet d'accorder aux contrevenants éventuels une impunité provisoire, voire définitive. Si la loi contestée devait finalement être jugée invalide, aucun dommage n'aurait alors été causé, mais si au contraire elle était jugée constitutionnelle, les tribunaux auraient en réalité interdit à la force policière de faire des enquêtes et d'entamer des poursuites relativement à ce qui était en fin de compte une activité criminelle. Cela ne saurait être.

Par exemple, supposons que soit mise en cause la validité constitutionnelle de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N‑1, et qu'on demande une injonction afin d'interdire à la force policière de faire enquête et de poursuivre ceux qui se livrent au trafic de stupéfiants, en attendant qu'il soit statué sur ce litige. Si la cour accordait l'injonction, la vente de ces stupéfiants s'en trouverait autorisée par ordonnance judiciaire, ce qui serait tout à fait déplorable si la loi était ultérieurement jugée valide.

...

À mon avis, la règle du plus grand préjudice dicte donc normalement que ceux qui contestent la validité constitutionnelle des lois doivent leur obéir tant que la cour n'a pas statué. Si la loi est en fin de compte jugée inconstitutionnelle, il n'y a plus lieu alors de la respecter, mais jusqu'à ce moment, elle doit être appliquée et la cour n'ordonnera pas qu'elle ne le soit pas. Cette solution paraît être le meilleur moyen d'assurer dans notre société le respect de la loi au moment même où elle est contestée dans le respect de l'ordre devant les tribunaux. Cela ne signifie toutefois pas que, dans des cas exceptionnels, il ne sera pas permis à la cour d'accorder une injonction provisoire pour prévenir une grave injustice, mais ces cas seront vraiment rares.

74. La plupart des principes appliqués dans les décisions susmentionnées ont été résumés et confirmés par cette Cour dans l'arrêt Gould, précité. Gould, un détenu dans un pénitencier, à qui l'al. 14(4)e) de la Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er Supp.), chap 14, interdisait de voter, avait engagé devant la Division de première instance de la Cour fédérale une action visant à obtenir un jugement déclarant la disposition en question invalide parce qu'elle contrevenait à l'art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés qui reconnaît à tout citoyen du Canada le droit de vote. À la veille d'une élection générale, le détenu a demandé une injonction interlocutoire de caractère obligatoire qui aurait obligé le directeur général des élections et le solliciteur général à lui permettre de voter par procuration. La Cour d'appel fédérale à la majorité a infirmé la décision de la Division de première instance et a rejeté sa demande. Le juge Mahoney, avec lequel cette Cour s'est dite généralement d'accord, a écrit ce qui suit (à la p. 1139):

L'alinéa 14(4)e) ne peut manifestement rester valide à moins que l'on puisse conclure, en vertu de l'article 1 de la Charte, qu'il constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

75. Le fait que le détenu intimé avait donc établi une apparence de droit suffisante n'a toutefois pas été considéré comme concluant. Le juge Mahoney a examiné ensuite les répercussions générales du redressement sollicité par l'intimé, puis a rejeté sa demande d'injonction interlocutoire notamment pour les motifs suivants qui sont exposés aux pp. 1139 et 1140:

Considérer que cette action ne touche que les droits de l'intimé équivaut à ne pas tenir compte de la réalité. Si l'alinéa 14(4)e) est jugé nul en tout ou en partie, il sera nul en ce qui concerne tout prisonnier incarcéré au Canada. C'est pourquoi, en toute déférence, j'estime que le juge de première instance a commis une erreur en traitant la demande dont elle avait été saisie comme s'il s'agissait d'une demande ordinaire d'injonction interlocutoire dont il fallait connaître en considérant que les inconvénients devraient être répartis entre l'intimé et les appelants seulement.

76. De plus, comme nous l'avons déjà vu, le juge Mahoney a conclu que l'injonction interlocutoire devait être refusée en outre parce que l'injonction constituait une décision sur le fond, ce qui était hors de propos au stade interlocutoire.

77. Les mêmes principes ont été suivis récemment dans l'affaire Bregzis v. University of Toronto (1986), 9 C.C.E.L. 282, dans laquelle le requérant, un bibliothécaire adjoint a dû, en conformité avec la politique de retraite obligatoire de l'université, quitter son poste à l'université contre son gré quand il a atteint l'âge de 65 ans. Il a contesté la légalité de cette politique en matière de retraite et aussi la définition d'"âge" à l'art. 9 du Code des droits de la personne 1981, S.O. 1981, chap. 53, parce que, selon lui, ils allaient à l'encontre de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans ses motifs de jugement, le juge Osborne de la Cour suprême de l'Ontario s'est référé aux jugements rendus dans l'affaire Morgentaler, précitée, et aussi dans l'affaire Gould, précitée, et s'est dit d'accord que [TRADUCTION] "sur la question de la prépondérance des inconvénients, la portée de l'examen ne doit pas se limiter au point mis en litige par les parties elles‑mêmes" (à la p. 286).

78. Une affaire dont les faits se rapprochent de ceux de l'affaire Bregzis est Vancouver General Hospital v. Stoffman (1985), 23 D.L.R. (4th) 146, dans laquelle les demandeurs, quinze médecins qui exerçaient activement la médecine, contestaient la validité d'un règlement hospitalier approuvé par le ministre de la Santé sous le régime de la Hospital Act, R.S.B.C. 1979, chap. 176, et en vertu duquel on leur avait retiré leurs privilèges d'admission parce qu'ils avaient plus de 65 ans. Le règlement, prétendait‑on, constituait une discrimination fondée sur l'âge, ce qu'interdit le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Dans un arrêt unanime, la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a confirmé le jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique qui avait accordé aux médecins une injonction interlocutoire qui défendait à l'hôpital de toucher à leurs privilèges en attendant que la question en litige soit tranchée. Bien que la Cour d'appel n'ait pas mentionné explicitement l'intérêt public, elle a néanmoins manifesté sa préoccupation à l'égard de la sécurité des patients des quinze intimés lorsqu'elle a conclu que [TRADUCTION] "tous les médecins étaient en bonne santé à l'époque pertinente" (à la p. 154).

79. Finalement, dans l'affaire Rio Hotel Ltd. c. Commission des licences et permis d'alcool, [1986] 2 R.C.S. ix, Rio Hotel Ltd., qui reconnaissait avoir violé les conditions de son permis d'alcool relatives à la présence de danseuses nues dans ses locaux, s'est fondée sur la Charte ainsi que sur les art. 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 pour contester la validité de ces conditions. Débouté en Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick, le Rio Hotel était menacé de l'annulation de sa licence quand, dans une décision inédite en date du 31 juillet 1986, cette Cour lui a accordé l'autorisation de pourvoi ainsi que la suspension des procédures devant la Commission des licences et permis d'alcool en attendant l'issue de son pourvoi. La suspension d'instance fut accordée à la condition que la production de documents en vue du pourvoi et l'audition aient lieu dans des délais abrégés. Cette Cour n'a pas motivé sa décision, mais ceux qui étaient présents à l'audition relative à la demande d'autorisation de pourvoi et à la demande de suspension d'instance pouvaient facilement déduire des échanges entre les membres de la Cour et les avocats que la Cour était préoccupée par les problèmes d'application qui en résulteraient pour la Commission des licences et permis d'alcool du Nouveau‑Brunswick dans le cas de titulaires de licences autres que le Rio Hotel.

iii) Conclusion

80. Il se dégage de ce qui précède que les cas de suspension et les cas d'exemption sont régis par la même règle fondamentale selon laquelle, dans les affaires constitutionnelles, une suspension interlocutoire d'instance ne devrait pas être accordée à moins que l'intérêt public ne soit pris en considération dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients en même temps que l'intérêt des plaideurs privés.

81. Si les cas d'exemption sont assimilés aux cas de suspension, cela tient à la valeur jurisprudentielle et à l'effet exemplaire des cas d'exemption. Suivant la nature des affaires, du moment qu'on accorde à un plaideur une exemption sous la forme d'une suspension d'instance, il est souvent difficile de refuser le même redressement à d'autres justiciables qui se trouvent essentiellement dans la même situation et on court alors le risque de provoquer une avalanche de suspensions d'instance et d'exemptions dont l'ensemble équivaut à un cas de suspension de la loi.

82. Ce problème avait déjà été évoqué dans l'arrêt Campbell Motors, précité, où le juge Robertson a écrit, dans le passage déjà reproduit à la p. 47:

[TRADUCTION] Nul ne peut dire quel effet une injonction pourrait avoir sur la situation économique du Canada, car bien des gens pourraient, en conséquence, refuser d'obéir à la loi et, quand on leur intenterait des poursuites, ils pourraient demander et obtenir des injonctions et ensuite faire à leur guise . . .

83. Dans un cas comme l'affaire Morgentaler, précité, par exemple, accorder à un médecin une exemption temporaire de l'application des dispositions du Code criminel rend pratiquement impossible de la refuser à d'autres médecins. Cette considération semble avoir été bien présente à l'esprit du juge Linden dans cette affaire‑là quand, passant du particulier au général, il a écrit, à la p. 667:

[TRADUCTION] On soutient dans cette requête que les tribunaux devraient faire cesser toute poursuite (et même toute enquête) portant sur les prétendues infractions...Une telle démarche aurait pour effet d'accorder aux contrevenants éventuels une impunité provisoire, voire définitive.

84. Cela dit, j'estime avec égards que le juge Linden pose un critère trop sévère quand il dit dans la décision Morgentaler, précitée, que ce n'est que dans des cas "exceptionnels" ou "rares" que les tribunaux accorderont une injonction interlocutoire. À mon sens, le critère est trop sévère, du moins dans les cas d'exemption lorsque les dispositions attaquées revêtent la forme de règlements applicables à un nombre relativement restreint de personnes et lorsqu'aucun préjudice appréciable n'est subi par le public: je ne crois pas, par exemple, que les situations qui se présentent dans les affaires Law Society of Alberta v. Black et Vancouver General Hospital v. Stoffman, précitées, peuvent être considérées comme exceptionnelles ou rares. Même l'affaire Rio Hotel, précitée, où les dispositions contestées étaient de portée plus large, ne peut, selon moi, être qualifiée de cas exceptionnel ou rare.

85. D'un autre côté, dans les cas de suspension, lorsque les dispositions contestées sont de portée large et générale et touchent un grand nombre de personnes, l'intérêt public commande normalement davantage le respect de la législation existante. Il se peut bien que le critère susmentionné qu'a formulé le juge Linden dans l'affaire Morgentaler, précitée, convienne mieux à ce type de cas. En fait, je ne connais que deux affaires où on a accordé un redressement interlocutoire pour suspendre l'application d'une loi et, à mon avis, ces deux affaires ont peu de valeur comme précédents.

86. L'une d'elles est l'affaire Home Oil Distributors Ltd. v. Attorney‑General for British Columbia, précitée, dans laquelle la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique à la majorité a confirmé une injonction interlocutoire accordée pour empêcher l'application de la Coal and Petroleum Products Control Board Act, S.B.C. 1937, chap. 8, en attendant une décision définitive sur la validité de cette loi qui fixait le prix de vente de l'essence dans la province. La loi attaquée était à première vue intra vires. On lui reprochait seulement de constituer une tentative déguisée de réglementer l'industrie pétrolière internationale et de favoriser l'industrie charbonnière locale au détriment du pétrole étranger. L'unique élément de preuve établissant cette intention déguisée était le rapport provisoire qu'une commission royale avait dressé antérieurement à l'adoption de la loi. Dans l'arrêt Home Oil Distributors Ltd. v. Attorney‑General of British Columbia, [1940] R.C.S. 444, cette Cour a examiné le rapport de la commission royale mais a conclu à la validité de la loi. L'injonction interlocutoire accordée par le juge de première instance et confirmée par la Cour d'appel représente peut‑être la première injonction interlocutoire rendue au Canada dans un cas de ce genre. Dans une dissidence énergique en Cour d'appel, le juge MacQuarrie a été le seul juge à examiner plus en détail l'aspect intérêt public de l'affaire et à souligner que l'injonction coûtait au public un million de dollars par année. D'après un passage de l'arrêt Campbell Motors, précité, à la p. 48, qui revient peut‑être à une critique voilée, l'affaire Home Oil Distributors semble avoir été vue comme un cas isolé. À mon avis, l'arrêt Home Oil Distributors de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique constitue un précédent faible.

87. Dans l'autre affaire, Société Asbestos Ltée c. Société nationale de l'amiante, [1979] C.A. 342, la Cour d'appel du Québec, infirmant une décision de la Cour supérieure, a rendu une injonction interlocutoire qui interdisait au procureur général et à toute autre personne, physique ou civile, d'exercer tout droit que leur conférait la loi no 70, Loi constituant la Société nationale de l'amiante, et la loi no 121, Loi modifiant la Loi constituant la Société nationale de l'amiante, qui autorisaient l'expropriation des biens de l'appelante et dont la constitutionnalité avait été contestée dans une action en jugement déclaratoire. Les deux lois en question avaient été adoptées en français seulement, ce qui allait à l'encontre de l'art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et la Cour d'appel est arrivée immédiatement à la ferme conclusion qu'elles étaient pour cette raison invalides. Il s'agit là d'un de ces cas exceptionnels où une décision au fond pouvait intervenir au stade interlocutoire.

88. En bref, je conclus que, lorsque l'autorité d'un organisme chargé de l'application de la loi fait l'objet d'une attaque fondée sur la Constitution, aucune injonction interlocutoire ni aucune suspension d'instance ne devrait être prononcée pour empêcher cet organisme de remplir ses obligations envers le public, à moins que l'intérêt public ne soit pris en considération et ne reçoive l'importance qu'il mérite dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients. Telle est la règle lorsqu'il y a un doute sérieux relativement à l'autorité de l'organisme chargé de l'application de la loi car, s'il en était autrement, la question d'un redressement interlocutoire ne devrait même pas se poser. Toutefois, cette règle s'applique aussi même lorsqu'on considère qu'il y a une apparence de droit suffisante contre l'organisme chargé de l'application de la loi, laquelle apparence de droit nécessiterait par exemple le recours à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés.

89. Je dois souligner que ma conclusion aurait été la même si les procureurs s'étaient appuyés sur l'art. 24 de la Charte. À supposer aux fins de la présente analyse que cette disposition s'applique à un redressement interlocutoire comme celui demandé en l'espèce, je serais tout de même d'avis que l'intérêt public doit entrer en ligne de compte dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients: il ressort nettement de l'art. 24 de la Charte que le redressement demandé peut être refusé si la cour estime qu'il n'est pas "convenable et juste eu égard aux circonstances".

90. Dans l'ensemble, j'approuve donc le passage suivant tiré de Sharpe, op. cit., aux pp. 176 et 177:

[TRADUCTION] En fait, dans bien des situations, des problèmes surgiront si l'intérêt public général n'est pas pris en considération lorsqu'on demande un redressement interlocutoire. On peut s'attendre que, dans l'appréciation du risque de préjudice que peut présenter pour un défendeur une injonction interlocutoire susceptible d'être annulée au procès, les tribunaux aient à l'esprit l'intérêt public. S'il était trop facile d'obtenir un redressement interlocutoire contre le gouvernement et ses organismes, cela pourrait venir perturber le bon fonctionnement du gouvernement.

91. J'ajouterais en dernier lieu que, dans les cas où une injonction interlocutoire est accordée en conformité avec les principes énoncés ci‑dessus, les parties devraient généralement être tenues de respecter un calendrier spécial afin d'éviter les retards indus et de réduire au minimum la période durant laquelle une loi qui est peut‑être valide est privée totalement ou partiellement de son effet. Voir à cet égard les affaires Black v. Law Society of Alberta, précitée, à la p. 453, et Rio Hotel, précitée.

V Examen des jugements des tribunaux d'instance inférieure

92. Il convient enfin d'étudier à la lumière des principes énoncés précédemment les jugements des tribunaux d'instance inférieure.

93. La contestation porte essentiellement sur l'art. 75.1 de The Labour Relations Act du Manitoba, adopté par S.M. 1984‑85, chap. 21, art. 37, qui autorise la Commission à établir la teneur d'une première convention collective. L'employeur allègue que les dispositions en cause enfreignent les al. 2b) et d) ainsi que l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés qui traitent respectivement de la liberté d'expression, de la liberté d'association et de la liberté et de la sécurité de la personne. Selon la Cour d'appel du Manitoba, l'employeur "soulève une question sérieuse" relativement à la constitutionnalité de la disposition attaquée et toutes les parties reconnaissent le sérieux de la contestation fondée sur la Constitution. On a donc satisfait au critère de la "question sérieuse" qui doit être rempli quand la constitutionnalité d'une loi est contestée.

94. On paraît manifestement avoir satisfait aussi au critère du "préjudice irréparable".

95. Selon mon interprétation de ses motifs, le juge Krindle, à la p. 153, a implicitement retenu l'argument de l'employeur qui affirmait que sa position risquerait d'être affaiblie si une première convention collective était imposée:

[TRADUCTION] Cela pourrait conférer au Syndicat une apparente force de négociation qu'il ne possède pas en réalité. Cela pourrait permettre au Syndicat de bénéficier d'un contrat qu'il n'aurait pas pu réussir à négocier par lui‑même. C'était toutefois là l'objet de la loi.

96. On conçoit mal comment des dommages‑intérêts pourront constituer une compensation adéquate pour l'employeur qui se voit par exemple obligé d'offrir des salaires peut‑être plus élevés ou des meilleures conditions de travail, si la convention collective ainsi imposée doit être par la suite jugée inconstitutionnelle.

97. La même observation s'applique à la situation du Syndicat. Si je comprends bien les conclusions du juge Krindle, l'existence même de l'unité de négociation serait compromise si une première convention collective n'était pas imposée.

98. Les conclusions de fait du juge Krindle n'ont pas été mises en doute par la Cour d'appel et il ne nous appartient pas de réviser ces conclusions.

99. Le juge Krindle s'est penchée ensuite sur la prépondérance des inconvénients et, sur cette question, je renvoie aux extraits précités tirés de ses motifs de jugement. J'estime qu'elle a appliqué les principes appropriés. Plus particulièrement, à la p. 154, elle a tenu compte de l'intérêt public et de l'effet inhibitif qu'une suspension d'instance aurait non seulement sur l'employeur et le Syndicat, mais aussi sur la Commission:

[TRADUCTION] Il me semble qu'accorder une suspension en l'espèce constituerait une invitation à en faire autant dans la plupart des autres cas de demandes de première convention ou de demandes visant à obtenir l'inclusion obligatoire de certains articles dans des conventions négociées. En réalité, pendant une durée de deux ou trois ans avant que ces articles ne puissent être jugés invalides, leur application serait suspendue, et ce, dans des circonstances où il est pratiquement impossible de maintenir le statu quo.

À mon avis, dans la situation qui se présente en l'espèce et d'une manière plus générale, selon la prépondérance des inconvénients, il convient de faire comme si les articles étaient valides tant qu'on n'aura pas déterminé que ce n'est pas le cas.

100. Certes, nous sommes ici en présence d'un cas d'exemption, non d'un cas de suspension, et chaque cas, y compris a fortiori un cas d'exemption, doit être tranché en fonction de ses faits particuliers; toutefois, les inconvénients subis par les parties seront probablement très semblables dans la plupart des situations où une première convention collective leur est imposée. Cela étant, le juge de première instance avait non seulement le droit mais aussi l'obligation de prendre en considération la valeur de précédents et l'effet exemplaire qu'aurait une décision de suspendre les procédures devant la Commission. Je ne suis pas convaincu qu'elle a commis une erreur donnant lieu à cassation lorsqu'elle a conclu que [TRADUCTION] "accorder une suspension en l'espèce constituerait une invitation à en faire autant dans la plupart des autres cas de demandes de première convention".

101. J'en viens maintenant aux motifs de la Cour d'appel. Je répète que celle‑ci n'a dégagé du jugement du juge Krindle aucune erreur de fait ou de droit ni aucun abus de son pouvoir discrétionnaire. La considération principale qui paraît avoir été présente à l'esprit de la Cour d'appel était la question du délai jusqu'à ce qu'une décision sur le fond soit rendue.

102. Dans cette optique, la Cour d'appel a fait remarquer qu'il était loisible à la Commission de lui renvoyer l'affaire [TRADUCTION] "pour accélérer les choses et pour obtenir une décision sur la validité de la loi", ce que, a‑t‑elle fait remarquer, la Commission s'est abstenue de faire. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que cela ne constituait pas une considération pertinente, mais c'était loin d'être déterminant.

103. D'après les motifs de la Cour d'appel, à la p. 182, le Congrès du travail du Canada, qui avait obtenu l'autorisation d'intervenir sur le fond,

[TRADUCTION] ... désirait produire une quantité considérable de preuves portant sur la question potentielle de savoir si la loi attaquée constituait une restriction raisonnable qui est prescrite par une "règle de droit" et "dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique" au sens de l'article premier de la Charte des droits et libertés.

104. Une cour d'appel n'est pas le forum habituel pour produire des éléments de preuve et il a pu sembler à la Commission que ce n'était pas un cas où il convenait clairement de renvoyer directement devant la Cour d'appel. Quoi qu'il en soit, ce qui importe n'est pas tant l'attitude ou la conduite de la Commission manifestée par son refus de demander un renvoi devant la Cour d'appel que l'effet d'une suspension d'instance sur les parties, lesquelles relevaient du pouvoir de la Commission, et sur le public en général. Répétons ici les observations de lord juge Brown à la p. 422 de l'affaire Smith v. Inner London Education Authority, précitée:

[TRADUCTION] ...lorsque le défendeur est un organisme public ayant pour tâche de servir le public, on doit examiner la prépondérance des inconvénients sous un angle plus large et tenir compte des intérêts du grand public auquel ces services sont destinés.

105. Les autres éléments nouveaux dont le juge de première instance ne disposait pas et sur lesquels la Cour d'appel s'est fondée pour exercer un nouveau pouvoir discrétionnaire sont également tous reliés à la question des délais. Par souci de commodité, je reprends ici une partie des motifs précités de la Cour d'appel (aux pp. 182 et 183):

[TRADUCTION] Par son avis de requête introductif d'instance, l'employeur soulève une question sérieuse relativement à la constitutionnalité de plusieurs articles de The Labour Relations Act. Comme je l'ai déjà fait remarquer, d'autres dispositions de la Loi sont attaquées dans d'autres litiges. Quand le juge Krindle a rejeté la demande initiale d'ordonnance de suspension, elle ignorait l'intervention envisagée en l'espèce par le Congrès du travail du Canada de même que l'existence d'autres litiges dans lesquels la Loi faisait l'objet de contestations fondées sur la Charte.

Il y a en outre un nouvel élément en ce sens que la Cour du Banc de la Reine aurait pu rendre plus rapidement une décision au fond relativement à la contestation portant sur la loi, et une audience visant à déterminer la validité des articles attaqués aurait pu avoir lieu à la fin de septembre, n'eût été l'intervention du Congrès du travail du Canada.

En bref, il ne s'agit plus d'une affaire où cette cour se trouve à réviser une ordonnance rendue par le savant juge des requêtes dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. D'autres considérations touchant l'exercice du pouvoir discrétionnaire ont maintenant été soulevées, si bien que la Cour est autorisée à exercer un nouveau pouvoir discrétionnaire.

Selon nous, il ne serait pas sage de permettre que la Commission impose une première convention collective alors que la loi en cause pourrait quelques mois plus tard être déclarée contraire à la Charte et, partant, inconstitutionnelle.

La suspension est donc accordée et les dépens suivront l'issue de la cause. Nous engageons les parties à procéder promptement à une audience sur le fond de la requête de l'employeur.

106. Avec les plus grands égards, ces motifs renferment à mon avis au moins deux erreurs de droit fatales.

107. En premier lieu, rien ne justifiait la Cour d'appel, sur la foi de faits nouveaux dont ne disposait pas le juge de première instance, de substituer son jugement à celui du juge de première instance.

108. Pour qu'ils justifient qu'une cour d'appel exerce un nouveau pouvoir discrétionnaire, les faits nouveaux qui émergent après le prononcé du jugement de première instance doivent être de telle nature qu'ils aient un effet appréciable sur la décision du juge de première instance. En l'espèce, la Cour d'appel a omis d'indiquer en quoi les faits nouveaux changeaient la décision du juge Krindle. Elle ne s'est même pas référée aux motifs de celle‑ci. Chacun de ces faits nouveaux se rapportait à la question des délais jusqu'à la tenue de l'audition et à la décision au fond, élément que, comme on peut le constater dans les passages précités tirés de ses motifs, le juge Krindle avait examiné et pris en considération.

109. La Chambre des lords a souligné dernièrement les limites auxquelles se trouve assujetti un tribunal d'appel qui substitue sa discrétion à celle du juge de première instance en matière d'injonction interlocutoire, et ce, même dans un cas où le tribunal d'appel bénéficie d'éléments de preuve supplémentaires: Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042. Dans cette affaire, qui présente des ressemblances frappantes avec la présente instance, la Cour d'appel avait conclu que, compte tenu d'éléments de preuve supplémentaires produits devant elle, elle avait le droit d'exercer un nouveau pouvoir discrétionnaire, ce qu'elle a fait en infirmant la décision du juge de première instance sans même la commenter. La Chambre des lords, dans un arrêt unanime rendu par lord Diplock, a rétabli le jugement de première instance:

[TRADUCTION] Avant d'en venir à la preuve produite devant le juge et aux éléments de preuve supplémentaires dont disposait la Cour d'appel, je crois qu'il convient de rappeler à vos Seigneuries le rôle limité d'un tribunal d'appel dans un appel de ce genre. Une injonction interlocutoire est un redressement discrétionnaire et c'est le juge de la Haute Cour saisi de la demande visant à obtenir ce redressement qui détient le pouvoir discrétionnaire de l'accorder ou de ne pas l'accorder. Lorsque la décision du juge d'accorder ou de refuser une injonction interlocutoire est portée en appel, la tâche du tribunal d'appel, que ce soit la Cour d'appel ou cette Chambre, ne consiste pas à exercer un pouvoir discrétionnaire indépendant qui lui est propre. Ce tribunal doit déférer à la décision prise par le juge dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et ne doit pas modifier cette décision simplement parce que ses membres auraient exercé le pouvoir discrétionnaire différemment. Au départ, le tribunal d'appel n'a qu'une fonction de révision. Il peut annuler la décision rendue par le juge dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, soit pour le motif que cette décision repose sur une erreur de droit ou sur une interprétation erronée de la preuve produite devant lui ou sur une conclusion à l'existence ou à l'inexistence de certains faits, conclusion dont, bien qu'elle puisse avoir été justifiée par la preuve produite devant le juge, le caractère erroné peut être démontré par des éléments de preuve supplémentaires dont on dispose au moment de l'appel, soit pour le motif qu'après que le juge a rendu son ordonnance les circonstances ont changé d'une manière qui aurait justifié qu'il accède à une demande en modification de cette ordonnance. Puisque les raisons données par les juges pour accorder ou refuser des injonctions interlocutoires se révèlent parfois sommaires, il peut à l'occasion y avoir des cas où, bien qu'on ne puisse découvrir aucune conclusion erronée de droit ou de fait, la décision du juge d'accorder ou de refuser l'injonction est à ce point aberrante qu'elle doit être infirmée pour le motif qu'aucun juge raisonnable conscient de son obligation d'agir judiciairement aurait pu la rendre. Ce n'est que si le tribunal d'appel a conclu que la décision rendue par le juge dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire doit être écartée pour l'une ou l'autre raison susmentionnée qu'il est autorisé à exercer son propre pouvoir discrétionnaire.

En l'espèce, on n'a pas déféré aux motifs donnés par le juge Dillon pour justifier la manière dont il a exercé son pouvoir discrétionnaire; on n'en a même pas fait mention. Le maître des rôles lord Denning a affirmé que la Cour d'appel était autorisée à ne pas tenir compte des motifs de la décision de ce juge parce que, dans l'intervalle entre l'audition de la requête et l'appel, les deux parties avaient présenté d'autres éléments de preuve, "alors nous sommes pratiquement obligés d'examiner toute la preuve à nouveau".

Vos Seigneuries, j'estime avec grande déférence que la production devant la Cour d'appel d'éléments de preuve supplémentaires, chacun desquels se rapportait à des événements qui avaient eu lieu antérieurement à l'audition devant le juge Dillon, ne suffit pas en soi pour autoriser la Cour d'appel à faire abstraction de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du juge et à exercer son propre pouvoir discrétionnaire. La façon dont un tribunal d'appel doit procéder consiste à examiner les éléments de preuve nouveaux afin de déterminer dans quelle mesure, le cas échéant, les faits qui s'en dégagent réfutent les raisons données par le juge pour sa décision. Seulement dans ce cas est‑il loisible au tribunal d'appel de considérer les éléments de preuve nouveaux comme constituant en eux‑mêmes un motif d'exercer son propre pouvoir discrétionnaire et d'accorder ou de refuser le redressement interlocutoire. À mon avis, si la Cour d'appel avait suivi cette démarche en l'espèce, les éléments de preuve supplémentaires, bien loin de réfuter les raisons données par le juge Dillon pour refuser les injonctions interlocutoires, les auraient renforcées. [p. 1046.]

(Voir également l'arrêt Garden Cottage Foods Ltd. v. Milk Marketing Board, [1983] 2 All E.R. 770 (H.L.) qui va dans le même sens.)

110. Je conclus sans hésitation que la Cour d'appel du Manitoba a commis une erreur en substituant ainsi sa discrétion à celle du juge de première instance, et, pour ce seul motif, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.

111. Mais ce n'est pas tout.

112. Lorsque la Cour d'appel a exercé un nouveau pouvoir discrétionnaire, elle ne l'a pas fait d'une manière conforme aux principes énoncés précédemment. Elle n'a pas considéré la prépondérance des inconvénients, non plus que l'intérêt public et l'intérêt des parties. Elle a simplement engagé ces dernières à agir avec célérité. Mais exhorter les parties à être diligentes ou même leur ordonner de l'être ne dispense pas de l'obligation de tenir compte de l'intérêt public dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients. Cela ne fait qu'atténuer les conséquences néfastes d'une suspension d'instance pour le public lorsque l'effet de ces conséquences est limité.

113. On pourrait interpréter l'arrêt de la Cour d'appel comme signifiant qu'une suspension interlocutoire d'instance peut être accordée automatiquement chaque fois qu'un argument sérieux est opposé à la validité d'une loi ou, à tout le moins, chaque fois qu'une apparence suffisante de violation de la Charte canadienne des droits et libertés entraînera normalement un recours à l'effet légitimant de l'article premier de la Charte. Si c'est là ce qu'a voulu dire la Cour d'appel, elle a eu manifestement tort: son arrêt s'oppose à l'arrêt Gould, précité, et est incompatible avec les principes énoncés dans les présents motifs.

VI Conclusions

114. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'annuler la suspension d'instance ordonnée par la Cour d'appel du Manitoba.

115. Il n'y aura pas d'adjudication de dépens.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelant: Tanner Elton, Winnipeg.

Procureurs de l'intimée Metropolitan Stores (MTS) Limited: Thompson, Dorfman, Sweatman, Winnipeg.

Procureurs de l'intimé Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832: Simkin, Gallagher, Winnipeg.

Procureur de l'intimée The Manitoba Labour Board: David Gisser, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : [1987] 1 R.C.S. 110 ?
Date de la décision : 05/03/1987
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Tribunaux - Procédure - Suspension d'instance et injonctions interlocutoires - Contestation de la constitutionnalité d'une loi - Commission qui se propose d'agir en vertu de la loi contestée - Requête en suspension des procédures devant la Commission jusqu'à la détermination de la constitutionnalité de la loi - Décision rejetant la requête infirmée par la Cour d'appel - Principe régissant le pouvoir discrétionnaire du juge d'accorder la suspension d'instance - Est‑il approprié pour la Cour d'appel d'intervenir dans le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance? - Labour Relations Act, C.C.S.M., chap. L10, art. 75.1.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Application de la loi attaquée - Existe‑t‑il une présomption de constitutionnalité lorsqu'une loi est contestée en vertu de la Charte?.

The Manitoba Labour Board (la Commission) était habilitée par The Labour Relations Act à imposer une première convention collective. Quand le syndicat a demandé à la Commission d'imposer une première convention collective, l'employeur a engagé devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba des procédures visant à faire déclarer la disposition conférant ce pouvoir invalide parce qu'elle contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés. Dans le cadre de cette action, l'employeur a saisi la Cour du Banc de la Reine d'une requête pour obtenir une suspension des procédures devant la Commission en attendant que la question de la validité de la loi soit entendue. La requête fut rejetée. N'étant donc pas assujettie à une ordonnance de suspension, la Commission a fait savoir qu'une convention collective serait imposée si les parties n'en venaient pas à une entente. La Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel formé par l'employeur contre la décision de refuser l'ordonnance de suspension et a accordé une suspension d'instance. Les questions en litige en l'espèce sont de savoir: (1) si la Cour d'appel a commis une erreur en ne reconnaissant pas l'existence d'une présomption de constitutionnalité lorsqu'une loi est contestée en vertu de la Charte; (2) quels principes régissent l'exercice du pouvoir discrétionnaire d'un juge de cour supérieure d'ordonner une suspension d'instance en attendant que soit déterminée la constitutionnalité d'une loi dont on conteste la validité; et (3) si c'est à bon droit que la Cour d'appel est intervenue dans le pouvoir discrétionnaire du juge de première instance.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Le caractère innovateur et évolutif de la Charte canadienne des droits et libertés s'oppose à la présomption de constitutionnalité selon le sens littéral, savoir qu'une disposition législative attaquée en vertu de la Charte doit être présumée conforme à celle‑ci et, en conséquence, pleinement opérante.

La suspension d'instance et l'injonction interlocutoire sont des redressements de même nature qui doivent être régies par les mêmes règles. Pour aider à mieux délimiter les situations dans lesquelles il est juste et équitable d'accorder une injonction interlocutoire, les tribunaux appliquent actuellement trois critères principaux.

Le premier critère revêt la forme d'une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige. La manière traditionnelle consiste à se demander si la partie qui demande l'injonction interlocutoire est en mesure d'établir une apparence de droit suffisante. Selon une formulation plus récente, il suffit de convaincre la cour de l'existence d'une question sérieuse à juger, par opposition à une réclamation futile ou vexatoire. Le critère de la "question sérieuse" suffit dans une affaire soulevant la constitutionnalité d'une loi quand l'intérêt public est pris en considération dans la détermination de la prépondérance des inconvénients. Le deuxième critère se penche sur la question du préjudice irréparable. Le troisième critère, celui de la prépondérance des inconvénients, consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond.

Quand on oppose l'incertitude dans laquelle un tribunal se trouve au stade interlocutoire relativement au fond de la contestation constitutionnelle d'une loi et les conséquences pratiques parfois graves, quoique temporaires, qu'entraîne une injonction interlocutoire non seulement pour les parties au litige mais aussi pour le grand public, il devient évident que les tribunaux ne doivent pas se limiter à l'application traditionnelle de la prépondérance des inconvénients.

Il est donc nécessaire que l'intérêt public soit pris en considération dans l'appréciation de la prépondérance des inconvénients en même temps que l'intérêt des plaideurs privés, et dans les cas où il s'agit d'injonctions interlocutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi. Telle est la règle, même s'il existe une apparence de droit suffisante contre l'organisme chargé de l'application de la loi, laquelle apparence nécessiterait le recours à l'article premier de la Charte.

Une injonction interlocutoire peut en général avoir deux effets. Elle peut interdire totalement à l'organisme chargé de l'application de la loi d'appliquer les dispositions attaquées en attendant une décision définitive sur la question de leur validité ou elle peut lui interdire d'appliquer les dispositions attaquées à l'égard de la partie qui a précisément demandé la suspension d'instance. Dans le premier volet de l'alternative, l'application des dispositions attaquées est en pratique temporairement suspendue. On peut appeler les cas de ce genre les cas de suspension. Dans le second volet de l'alternative, le plaideur qui se voit accorder une suspension d'instance bénéficie en réalité d'une exemption de l'application de la loi attaquée, laquelle demeure toutefois opérante à l'égard des tiers. On appelle les cas de cet autre genre des cas d'exemption. On ne doit pas interpréter la règle de l'intérêt public comme signifiant qu'une injonction interlocutoire ne sera accordée que dans des cas rares ou exceptionnels, du moins dans les cas d'exemption où les dispositions attaquées revêtent la forme de règlement applicable à un nombre relativement limité de personne et lorsqu'aucun préjudice appréciable n'est subi par le public. D'un autre côté, l'intérêt public commande normalement davantage le respect de la législation existante dans les cas de suspension lorsque les dispositions contestées sont de portée large et générale et touchent un grand nombre de personnes.

Finalement, dans les cas où une injonction interlocutoire est accordée en conformité avec les principes énoncés ci‑dessus, les parties devraient généralement être tenues de respecter un calendrier spécial.

En l'espèce, le juge des requêtes a appliqué les principes appropriés en tenant compte de l'intérêt public et de l'effet inhibitif d'une suspension d'instance sur la Commission, en plus de son effet sur les parties. Rien ne justifiait la Cour d'appel de substituer son jugement à celui du juge de première instance: pour qu'ils justifient qu'une cour d'appel exerce un nouveau pouvoir discrétionnaire, les faits nouveaux qui émergent après le prononcé du jugement de première instance doivent être de telle nature qu'ils aient un effet appréciable sur la décision du juge de première instance.


Parties
Demandeurs : Manitoba (P.G.)
Défendeurs : Metropolitan Stores Ltd.

Références :

Jurisprudence
Arrêt critiqué: Home Oil Distributors Ltd. v. Attorney‑General for British Columbia, [1939] 1 D.L.R. 573
arrêts examinés: American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] 1 All E.R. 504
Morgentaler v. Ackroyd (1983), 42 O.R. 659
Société de développement de la Baie James c. Chef Robert Kanatewat, [1975] C.A. 166
Procureur général du Québec c. Lavigne, [1980] C.A. 25, infirmant [1980] C.S. 318
Campbell Motors Ltd. v. Gordon, [1946] 4 D.L.R. 36
Law Society of Alberta v. Black (1984), 8 D.L.R. (4th) 346, rejetant (1983), 144 D.L.R. (3d) 439
arrêts mentionnés: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
McKay v. The Queen, [1965] R.C.S. 798
Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 145 D.L.R. (3d) 638
Black v. Law Society of Alberta, [1986] 3 W.W.R. 590, autorisation de pourvoi accordée [1986] 1 R.C.S. x
Procureur général du Canada c. Law Society of British Columbia, [1982] 2 R.C.S. 307
Boeckh v. Gowganda‑Queen Mines, Ltd. (1912), 6 D.L.R. 292
Battle Creek Toasted Corn Flake Co. v. Kellogg Toasted Corn Flake Co. (1923), 55 O.L.R. 127
Haldimand‑Norfolk Regional Health Unit and Ontario Nurses' Association, Cour div. Ont., 17 janvier 1979, les juges Galligan, Van Camp et Henry (inédit)
Daciuk v. Manitoba Labour Board, B.R. Man., 25 juin 1985, le juge Dureault (inédit)
Metropolitan Toronto School Board v. Minister of Education (1985), 6 C.P.C. (2d) 281
Chesapeake and Ohio Railway Co. v. Ball, [1953] O.R. 843
Aetna Financial Services Ltd. c. Feigelman, [1985] 1 R.C.S. 2
Weisfeld c. R. (1985), 16 C.R.R. 24
Turmel c. Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (1985), 16 C.R.R. 9
Marchand v. Simcoe County Board of Education (1984), 10 C.R.R. 169
Gould c. Procureur général du Canada, [1984] 2 R.C.S. 124, conf. [1984] 1 C.F. 1133, infirmant [1984] 1 C.F. 1119
Cayne v. Global Natural Resources plc., [1984] 1 All E.R. 225
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
Procureur général du Québec c. Quebec Association of Protestant School Boards, [1984] 2 R.C.S. 66
Procureur général du Québec c. Greater Hull School Board, [1984] 2 R.C.S. 575
Pacific Trollers Association c. Procureur général du Canada, [1984] 1 C.F. 846
Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners' Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791
Smith v. Inner London Education Authority, [1978] 1 All E.R. 411
Ontario Jockey Club v. Smith (1922), 22 O.W.N. 373
Bregzis v. University of Toronto (1986), 9 C.C.E.L. 282
Vancouver General Hospital v. Stoffman (1985), 23 D.L.R. (4th) 146
Rio Hotel Ltd. c. Commission des licences et permis d'alcool, [1986] 2 R.C.S. ix
Home Oil Distributors Ltd. v. Attorney‑General of British Columbia, [1940] R.C.S. 444
Société Asbestos Ltée c. Société nationale de l'amiante, [1979] C.A. 342
Hadmor Productions Ltd. v. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042
Garden Cottage Foods Ltd. v. Milk Marketing Board, [1983] 2 All E.R. 770.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a), b), d), 3, 6(2), 7, 15, 23, 24, 32(2).
Coal and Petroleum Products Control Board Act, S.B.C. 1937, chap. 8.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 251.
Code de procédure civile, art. 751, 752.
Code des droits de la personne 1981, S.O. 1981, chap. 53, art. 9a).
Hospital Act, R.S.B.C. 1979, chap. 176.
Labour Relations Act, C.C.S.M., chap. L10, art. 75.1, adopté par S.M. 1984‑85, chap. 21, art. 37.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91, 92, 93, 133.
Loi de 1945 sur les pouvoirs transitoires résultant de circonstances critiques nationales, S.C. 1945, chap. 25, art. 2(1)c).
Loi du développement de la région de la Baie James, L.Q. 1971, chap. 34.
Loi électorale du Canada, S.R.C. 1970 (1er Supp.), chap. 14, art. 14(4)e).
Loi sur la fiscalité municipale et modifiant certaines dispositions législatives, L.Q. 1979, chap. 72.
Loi sur les pêcheries, S.R.C. 1970, chap. F‑14.
Règlement de pêche commerciale du saumon dans le Pacifique, C.R.C. 1978, chap. 823.
Supreme Court of Judicature Act, 1873, 36 & 37 Vict., chap. 66, art. 24, 25.
Doctrine citée
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Côté, Pierre‑André. "La préséance de la Charte canadienne des droits et libertés," dans La Charte canadienne des droits et libertés: Concepts et impacts. Montréal: Les éditions Thémis, 1984.
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Rogers, Brian MacLeod and George W. Hately. "Getting the Pre‑Trial Injunction" (1982), 60 R. du B. can. 1.
Sharpe, Robert J. Injunctions and Specific Performance. Toronto: Canada Law Book, 1983.

Proposition de citation de la décision: Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 (5 mars 1987)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1987-03-05;.1987..1.r.c.s..110 ?
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