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05/03/1987 | CANADA | N°[1987]_1_R.C.S._158

Canada | Québec (P.G.) c. Healy, [1987] 1 R.C.S. 158 (5 mars 1987)


Québec (P.G.) c. Healy, [1987] 1 R.C.S. 158

Edouard Healey Appelant

c.

Le procureur général de la province de Québec Intimé

répertorié: québec (procureur général) c. healey

No du greffe: 17862.

1986: 28 octobre; 1987: 5 mars.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1983] C.A. 573, qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1979] C.S. 286, q

ui avait rejeté la requête de l'intimé pour obtenir une ordonnance d'expulsion de l'appelant. Pourvoi rejeté.

Domini...

Québec (P.G.) c. Healy, [1987] 1 R.C.S. 158

Edouard Healey Appelant

c.

Le procureur général de la province de Québec Intimé

répertorié: québec (procureur général) c. healey

No du greffe: 17862.

1986: 28 octobre; 1987: 5 mars.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Chouinard, Lamer, Wilson, Le Dain et La Forest.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1983] C.A. 573, qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, [1979] C.S. 286, qui avait rejeté la requête de l'intimé pour obtenir une ordonnance d'expulsion de l'appelant. Pourvoi rejeté.

Dominique Langis et Claude‑Henri Gendreau, pour l'appelant.

Monique Hamel et Pierre Cimon, pour l'intimé.

Le jugement suivant a été rendu par

1. La Cour—Nous faisons nôtres les motifs de jugement rédigés et distribués par le regretté et hautement estimé juge Chouinard durant la session d'automne. En voici le texte.

2. Il s'agit d'une requête en expulsion de l'appelant et en possession du terrain qu'il occupe. Ce terrain est situé en bordure du lac numéro trois (3) des sept (7) lacs sur le lot dix‑sept (17), rang trois (3) du Canton Fleuriault, comté de Matapédia. Cette requête est intentée en vertu de l'art. 50 de la Loi des terres et forêts, S.R.Q. 1964, chap. 92 (maintenant l'art. 48 des L.R.Q., chap. T‑9), qui prescrit:

50. Si l'acquéreur, le locataire, ou autre personne, refuse ou néglige de remettre la possession de la terre, après que la vente, la concession, la location, le bail ou le permis d'occupation a été révoqué ou résilié, ou si quelque personne est injustement en possession de terres publiques et refuse de déguerpir ou d'en abandonner la possession, le procureur général peut par requête dûment signifiée à l'occupant de la terre avec un avis d'au moins six jours francs de la date de sa présentation, demander à un juge de la Cour supérieure, ayant juridiction dans le district où la terre se trouve située, un ordre dans la forme d'un bref de possession.

Cette requête doit être entendue sommairement, en vacance ou hors de vacance, à la date fixée par l'avis ou à toute autre date subséquente, aussi rapprochée que possible, à laquelle le juge peut l'ajourner.

Le juge, sur preuve satisfaisante que le titre ou le droit de la partie à posséder telle terre, a été révoqué ou résilié, ou que telle personne est injustement en possession de quelque terre publique, doit accorder un ordre enjoignant à l'acquéreur, au locataire ou à la personne en possession, de délaisser ladite terre et d'en livrer la possession au ministre ou à la personne par lui autorisée à la recevoir.

Cet ordre a le même effet qu'un bref de possession, et le shérif, ou tout huissier ou personne à laquelle il est remis par le ministre pour être exécuté, doit le faire de la même manière qu'il exécuterait tel bref sur action en éviction ou sur action possessoire.

Trente jours après l'expiration du délai d'exécution, toutes les constructions et améliorations faites sur le terrain décrit dans l'ordre, de même que tous les biens meubles qui s'y trouvent, deviennent la propriété de la couronne sans indemnité.

Les procédures prévues au présent article sont réputées matières sommaires et les dépens sont ceux d'une instance de première classe en Cour de magistrat de district.

3. L'intimé allègue que le terrain occupé par l'appelant appartient à la Couronne parce qu'il se trouve situé sur la réserve des trois chaînes.

4. Jean‑Paul Lacasse, dans un article intitulé "Réserve des trois chaînes et gestion du domaine public foncier au Québec" (1977), 8 R.G.D. 101, définit la réserve des trois chaînes en ces termes (à la p. 102):

Lorsque l'on parle de "réserve", il s'agit ici de droits que la Couronne ou le gouvernement garde pour lui au moment de la concession ou de l'octroi d'un terrain. Les "chaînes" sont des chaînes d'arpenteurs, c'est‑à‑dire des unités de mesure. Une chaîne fait soixante‑six pieds. Toujours appliquée à l'occasion de la vente ou de l'octroi d'un terrain bordant un cours d'eau, l'expression "réserve des trois chaînes" se réfère donc à une bande de terrain de cent quatre‑vingt‑dix‑huit pieds de profondeur (quelque 61 mètres) que la Couronne conserve au moment de la concession ou de l'octroi d'un terrain bordant le lot en question.

5. Le terrain qui fait l'objet du litige a été acheté par l'appelant en 1976. Son auteur éloigné, Alexis Parent, l'avait acquis par billet de location en 1904 et par lettres patentes en 1907.

6. En l'espèce se trouve posé, suivant l'expression du juge de la Cour supérieure: «tout le problème de la réserve des trois chaînes qui a alimenté et alimente encore la doctrine et, à un degré moindre, la jurisprudence depuis presque un siècle.»

7. Le juge Bisson de la Cour d'appel écrit:

Au coeur de ce pourvoi est la question suivante: quelle est la nature des droits qu'a conférés à la Couronne aux droits du Québec la réserve des trois chaînes, au cours de la période de trente‑cinq ans allant du 1er juin 1884 au 17 mars 1919?

8. La réserve des trois chaînes apparaît pour la première fois dans la législation québécoise en 1888, dans l'Acte pour amender et refondre les lois de la pêche, S.Q. 1888, chap. XVII (ci‑après la Loi de 1888), dont l'art. 1, sous la rubrique "Des baux de pêche" stipule au par. 1:

1. Une réserve d'au moins trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs de la province, doit être faite lors de la vente ou de l'octroi gratuit des terres appartenant à la couronne, pour des fins de pêche.

9. Le paragraphe 2 de l'art. 1 de cette même loi autorise le gouvernement à donner à bail la réserve des trois chaînes:

2. Ces terres, ainsi que celles déjà réservées à cette fin, peuvent être données à bail pour une période n'excédant pas dix années consécutives en faveur du plus haut enchérisseur, lorsqu'il s'agit des rivières à saumon...

10. Le premier alinéa de l'art. 3 détermine les droits du locataire:

3. Le bail confère au locataire, pour le temps qui y est fixé, le droit de prendre et de conserver la possession exclusive des terrains qui y sont décrits, en conformité des règlements et restrictions qui peuvent être établis, et lui donne le droit de faire la pêche dans les eaux avoisinant ses terrains.

11. Enfin, le dernier alinéa de l'art. 3 accorde un droit de passage sur la réserve des trois chaînes à celui dont la concession en est affectée:

Le droit général de passage, en allant à l'eau et en revenant, est aussi réservé, dans les baux, en faveur des occupants, s'il en est, en vertu d'un titre de la couronne, des terres situées immédiatement en arrière des terrrains donnés à bail.

12. Lors de la refonte effectuée au cours de la même année 1888, le par. 1 de l'art. 1, précité, devient l'art. 1375 des Statuts refondus.

13. En 1899 est adoptée la Loi concernant la pêche et les pêcheries, S.Q. 1899, chap. 23 (ci‑après la Loi de 1899). L'article 1 remplace par une nouvelle section la section relative à la réserve des trois chaînes dans les Statuts refondus de 1888. L'article 1375 des Statuts refondus qui correspondait au par. 1 de l'art. 1, précité, de la Loi de 1888 devient l'art. 1379 des Statuts refondus. Son premier alinéa est au même effet que l'art. 1375 qu'il remplace et est ainsi rédigé:

1379. Les ventes et octrois gratuits des terres de la couronne sont sujets à une réserve, pour des fins de pêche, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.

14. L'article 4 de la Loi de 1899 décrète expressément la rétroactivité au 1er juin 1884:

4. Tous les octrois gratuits et les ventes de terre de la couronne, faits depuis le 1er juin 1884, sont déclarés être sujets à la réserve, pour des fins de pêche, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.

15. Lors de la refonte de 1909, l'art. 1379 des Statuts refondus, introduit par la Loi de 1899, est fusionné avec l'art. 4 de la même loi et devient l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909. Le premier alinéa de l'art. 2252 énonce:

2252. Les ventes et octrois gratuits des terres de la couronne sont, et ont été depuis le 1er juin 1884, sujets à une réserve, pour des fins de pêche, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.

16. On voit que l'on y trouve encore les mots "pour des fins de pêche".

17. C'est cet art. 2252 que viendra ensuite modifier la Loi amendant la loi de la pêche de Québec et la loi de la chasse de Québec, S.Q. 1919, chap. 31 (ci‑après la Loi de 1919), sur la qualification et l'effet de laquelle a porté, en grande partie, le débat en l'espèce.

18. L'article 1 de la Loi de 1919 édicte:

1. L'article 2252 des Statuts refondus, 1909, est amendé:

a. En remplaçant les mots: "pour des fins de pêche", dans la troisième ligne, par les mots: "en pleine propriété en faveur de la couronne";

19. Suite aux modifications introduites par l'art. 1 de la Loi de 1919, le texte de l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909 est devenu:

Les ventes et octrois gratuits des terres de la couronne sont, et ont été depuis le 1er juin 1884, sujets à une réserve, en pleine propriété en faveur de la couronne, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.

20. C'est substantiellement dans cette forme que l'on retrouvera par la suite le texte correspondant dans les Statuts refondus de 1925, la Loi de la pêche, chap. 83, art. 7, les Statuts refondus de 1941, la Loi de la pêche, chap. 154, art. 7, les Statuts refondus de 1964, la Loi de la pêche, chap. 203, art. 7, et l'art. 41a. de la Loi des terres et forêts, inséré par l'art. 83 de la Loi de la conservation de la faune, L.Q. 1969, chap. 58. C'est l'article 41a. de la Loi des terres et forêts qui était en vigueur au moment de l'institution de la présente action. L'article 39 de la Loi sur les terres et forêts, L.R.Q., chap. T‑9, remplace aujourd'hui l'art. 4la.

21. À la simple lecture, l'art. 2252, tel que formulé par suite de la modification effectuée par la Loi de 1919, ne laisse aucun doute quant à la nature du droit réservé, soit la pleine propriété, et ne laisse aucun doute non plus quant à sa rétroactivité et son applicabilité à toutes les concessions consenties depuis le 1er juin 1884. La question est alors posée cependant de savoir si la modification faite par la Loi de 1919 a effet depuis le 1er juin 1884 comme l'art. 2252 dans lequel elle est insérée. Quelle était l'intention du législateur? La Loi de 1919 est‑elle elle‑même rétroactive? Est‑ce une loi simplement interprétative ou est‑elle déclaratoire et par conséquent rétroactive? Ou peut‑on trouver autrement l'intention du législateur de la faire rétroactive?

22. Dans son livre Rédaction et interprétation des lois (1965), Louis‑Philippe Pigeon, plus tard membre de cette Cour, nous dit aux pp. 49 et 50:

LA DISPOSITION DéCLARATOIRE

Une façon de donner l'effet rétroactif c'est de rendre une loi déclaratoire. Le caractère absolu de l'autorité législative fait que les tribunaux sont tenus de se conformer à la déclaration de la Législature dès qu'elle est suffisamment explicite. En effet, à l'égard de la Législature, par opposition aux corps qui jouissent d'un pouvoir délégué, la non‑rétroactivité n'est qu'une règle d'interprétation. Ce n'est pas une restriction constitutionnelle comme ce l'est aux États‑Unis. Par conséquent, le législateur n'est pas obligé de respecter ce principe et s'il exprime sa volonté de façon suffisamment claire les tribunaux doivent s'incliner, Tolfree c. Clark, (1943, 3 D.L.R., 684).

Je signale que par suite de l'article 50 de notre loi d'interprétation, pour rendre une loi déclaratoire, il ne suffit pas qu'elle soit énoncée au présent, il faut que l'intention de ce faire soit formellement exprimée. En effet, l'article 50 se lit: "Nulle disposition légale n'est déclaratoire ou n'a d'effet rétroactif pour la raison seule qu'elle est énoncée au présent du verbe." Pour mettre de côté la présomption de non‑rétroactivité, la présomption que la loi n'a pas le caractère déclaratoire, il faut donc s'en exprimer clairement.

...

LA DISPOSITION INTERPRÉTATIVE

La disposition interprétative s'apparente à la disposition déclaratoire. Une disposition interprétative n'est pas au fond une véritable interprétation parce que le principe même de la séparation des pouvoirs veut qu'il appartienne aux tribunaux d'interpréter les lois et à la Législature de les faire. Par conséquent, lorsque la Législature interprète la loi qu'elle a promulguée, en réalité ce n'est pas une interprétation mais une législation. De crainte que l'on ne voie une pure subtilité, j'en indique immédiatement une conséquence. C'est que la loi interprétative n'a pas d'effet rétroactif à moins qu'on n'en fasse une loi déclaratoire. Si la Législature "interprète" une loi qu'elle a passée, aux yeux des tribunaux cette "interprétation" est de la législation, par conséquent, elle est assujettie à la règle que cette nouvelle loi n'a pas d'effet rétroactif. Les tribunaux donneront donc effet à l'interprétation législative à compter du moment où la Législature l'a édictée mais, pour le passé, les tribunaux appliqueront la loi suivant leur interprétation, même si elle est contraire à l'"interprétation" législative subséquente. Si l'on veut que les tribunaux soient liés, pour le passé, par l'interprétation législative, il faut la rendre déclaratoire: la loi n'est pas déclaratoire du seul fait qu'elle est interprétative. Pour qu'elle soit interprétative et déclaratoire, il faut que l'on y trouve une expression non équivoque de l'intention d'attribuer le sens nouveau "ab initio".

23. Dans l'ouvrage Craies on Statute Law (7th ed. 1971), il est écrit à la p. 58:

[TRADUCTION] Dans le contexte contemporain, une loi déclaratoire peut être définie comme une loi visant à dissiper les doutes qui existent quant à la common law ou encore quant au sens ou à l'application d'une loi. De telles lois sont habituellement considérées comme ayant un effet rétroactif.

Habituellement le Parlement adopte une loi déclaratoire pour écarter ce qu'il estime être une erreur judiciaire, que ce soit dans l'énoncé de la common law ou dans l'interprétation des lois.

24. Dans Maxwell on the Interpretation of Statutes (12th ed. 1969), on peut lire à la p. 215:

[TRADUCTION] Le refus de donner à certaines lois une application rétroactive repose sur la présomption que le législateur n'a pas en vue ce qui est injuste. Ces lois sont interprétées comme ne s'appliquant qu'aux faits qui se produisent après leur adoption, à moins que l'application rétroactive ne soit expressément prévue. Le droit anglais pose pour règle fondamentale que nulle loi ne doit s'interpréter comme ayant un effet rétroactif, à moins qu'une telle interprétation ne ressorte clairement du texte de la loi ou ne s'impose comme inéluctable. (West v. Gwynne [1911] 2 Ch. 1, le lord juge Kennedy. Voir Smith v. Callander [1901] A.C. 297; Re Snowdon Colliery Co. Ltd. (1925) 94 L.J. Ch. 305.)

25. Et, à la p. 216:

[TRADUCTION] L'un des énoncés les plus connus de la règle concernant la rétroactivité est contenu dans ce passage du jugement de R. S. Wright dans Re Athlumney, [1898] 2 Q.B. 551, aux pp. 551 et 552: "Il se peut qu'aucune règle d'interprétation ne soit plus solidement établie que celle‑ci: un effet rétroactif ne doit pas être donné à une loi de manière à altérer un droit ou une obligation existants, sauf en matière de procédure, à moins que ce résultat ne puisse pas être évité sans faire violence au texte. Si la rédaction du texte peut donner lieu à plusieurs interprétations, on doit l'interpréter comme devant prendre effet pour l'avenir seulement".

26. Maxwell écrit encore à la p. 216:

[TRADUCTION] Toutefois, si la langue ou l'intention première du texte législatif l'exige, la loi doit être interprétée de manière à s'appliquer rétroactivement, car "la règle contre l'effet rétroactif des lois n'est ni rigide ni inflexible mais doit toujours être appliquée en fonction du texte de la loi et de l'objet de celle‑ci." (Carson v. Carson [1964] 1 W.L.R. 511, le juge Scarman à la p. 517.)

27. Dans Acme Village School District (Board of Trustees of) v. Steele‑Smith, [1933] R.C.S. 47, le juge Lamont écrit à la p. 50:

[TRADUCTION] Si, toutefois, il subsiste encore un doute en ce qui a trait à l'intention du législateur après la lecture du texte de la loi, alors, comme l'a dit le lord chancelier Hatherley dans Pardo v. Bingham (1869), 4 Ch. App. 735, à la p. 740:

Nous devons considérer la portée et le champ d'application de la loi, le remède que le législateur cherchait à appliquer, l'état antérieur du droit et l'objectif du législateur.

28. Dans Upper Canada College v. Smith (1920), 61 R.C.S. 413, le juge Duff, plus tard Juge en chef, écrit à la p. 419 à propos de l'intention du législateur:

[TRADUCTION] . . . cette intention peut être manifeste ou peut ressortir des déductions nécessaires que comportent les dispositions de la loi ou de l'objet de la loi, ou les circonstances dans lesquelles elle a été adoptée peuvent être telles qu'en elles‑mêmes elles réfutent la présomption selon laquelle la loi était destinée seulement à avoir une application pour l'avenir.

Le jugement de la Cour supérieure

29. Le juge de la Cour supérieure à [1979] C.S. 286, tire une première conclusion, savoir que le lac numéro 3 est non navigable et flottable.

30. Cette conclusion n'est pas remise en cause.

31. Après quelques observations, non contestées d'ailleurs, sur les régimes divers qui gouvernent les lacs et les cours d'eau navigables et flottables d'une part et ceux qui ne le sont pas d'autre part, le juge procède à l'étude de l'historique législatif de la réserve des trois chaînes. Le juge souligne les deux étapes les plus importantes, soit les Lois de 1899 et de 1919 déjà mentionnées. De plus, elle observe avec justesse que toute la controverse porte sur le remplacement par la Loi de 1919 des mots "pour des fins de pêche" de l'art. 2252 par l'expression "en pleine propriété en faveur de la couronne".

32. Le juge passe en revue la jurisprudence qui traite de la nature du droit que confère au gouvernement la réserve des trois chaînes et en particulier MacLaren v. Attorney‑General for Quebec, [1914] A.C. 258, et Patenaude v. W. C. Edwards & Co. (1915), 21 R.L. n.s. 523. Dans MacLaren, le juge Champagne de la Cour supérieure était d'avis que la réserve des trois chaînes ne constituait qu'une servitude de pêche et que la propriété était celle du concessionnaire. Ce jugement du 30 mai 1910 n'est pas publié, mais la partie essentielle en est reproduite dans l'arrêt de la Cour d'appel (1911), 21 B.R. 42, aux pp. 42 à 46. Le jugement dans Patenaude est au même effet que celui de la Cour supérieure dans MacLaren.

33. Le jugement MacLaren fut infirmé par la Cour d'appel. Un pourvoi à cette Cour (1912), 46 R.C.S. 656, fut rejeté, les juges étant divisés également. L'affaire fut portée au Conseil privé qui rétablit le jugement du juge Champagne. Il est important de mentionner cependant que la principale question qui a fait l'objet de l'arrêt du Conseil privé avait trait à la navigabilité et flottabilité de la rivière Gatineau. Il n'y était aucunement question de la réserve des trois chaînes.

34. Le juge de la Cour supérieure aborde ensuite la question de la rétroactivité de la Loi de 1919 ou de l'applicabilité aux concessions faites entre 1884 et 1919 de la modification effectuée par la Loi de 1919 qui remplace dans l'art. 2252 les mots "pour des fins de pêche" par les mots "en pleine propriété en faveur de la couronne". Après une soigneuse analyse des arguments avancés pour et contre par les nombreux auteurs qui ont écrit sur le sujet, le juge conclut que la Loi de 1919 n'est pas rétroactive. À son avis cette loi est une loi interprétative et non déclaratoire. Le juge enfin favorise la thèse selon laquelle le droit de la couronne n'était qu'une servitude de pêche et non un droit de propriété. La prétention de l'appelant Healey qui affirme son droit de propriété est donc bien fondée et en conséquence la requête en expulsion et en possession est rejetée. Le juge écrit notamment, à la p. 308:

Il est clair que la Loi de 1919 ne mentionne aucunement, ni explicitement ni autrement, qu'elle est rétroactive. Son seul effet, quant à la question qui nous préoccupe, est de remplacer un membre de phrase dans une Loi antérieure. Or, il semble que certains auteurs prennent pour acquis que se retrouvent, dans la Loi de 1919 même, les mots "dès 1884 ... ont été et sont en pleine propriété en faveur de la Couronne". Tel n'est pas le cas.

Avant 1919, toutefois, la réserve pour fins de pêche que la Couronne s'attribuait par ses diverses Lois (1888, 1899) était sans aucun doute rétroactive à 1884. Mais une telle mention spéciale ne se retrouve pas dans la Loi de 1919.

35. Et, un peu plus loin, à la p. 309:

Dans les circonstances présentes, il n'y a pas de doute qu'il s'agit d'une Loi interprétative et non déclaratoire. Si le Législateur n'avait pas accepté l'interprétation des Tribunaux, il avait le pouvoir de soumettre clairement cette question aux Tribunaux si, comme le prétend le requérant, la question n'a jamais été tranchée par ces derniers, si ce n'est qu'implicitement.

36. Et encore, à la p. 310:

L'intention de légiférer pour le passé n'est aucunement exprimée et, comme la Loi affecte les droits acquis des propriétaires des terrains visés, il ne saurait faire de doute qu'on ne peut présumer de sa rétroactivité. En effet, si l'on donnait à la Loi de 1919 un caractère rétroactif, la Couronne, en fait, exproprierait sans indemnité un nombre considérable de propriétaires qui ont des droits acquis à cette bande de terrain de 198 pieds de profondeur. Cela, de l'avis du Tribunal, aurait exigé une disposition claire et non ambigu°e, ou l'adoption d'une Loi déclaratoire. Si telle était l'intention du Législateur, il ne l'a certainement pas exprimée.

37. Le juge de la Cour supérieure conclut, à la p. 311:

Tous ces facteurs peuvent expliquer que si, comme le dit Bouffard [Traité du domaine (1921)], le Législateur avait l'intention, par sa Loi de 1919, d'approprier à la Couronne ce qu'elle croyait avoir toujours possédé mais que les Tribunaux lui refusaient, il ne l'a aucunement exprimé en ne tenant compte ni des règles d'interprétation ni de la théorie des droits acquis. Il n'appartient certes pas au Tribunal aujourd'hui de pallier à cette erreur, si toutefois erreur il y a.

Pour toutes ces raisons, le Tribunal en vient à la conclusion que la requête du requérant, qui présuppose la rétroactivité de la Loi de 1919, est mal fondée.

L'arrêt de la Cour d'appel

38. Le jugement de la Cour supérieure a été infirmé à l'unanimité par les cinq juges composant la Cour d'appel, [1983] C.A. 573. Celle‑ci retient deux motifs. Premièrement, la réserve des trois chaînes "pour fins de pêche" a depuis l'origine, au sens de la Loi de 1888 et de la Loi de 1899, conservé au gouvernement un droit de propriété. Deuxièmement, la Loi de 1919 est une loi à la fois interprétative et déclaratoire, donc rétroactive.

39. Les juges Turgeon et Bisson ont déposé des motifs auxquels les autres juges souscrivent.

40. Le juge Turgeon écrit, à la p. 591:

Je suis convaincu que la Couronne ne s'est pas réservé seulement le droit de pêche, mais qu'elle s'est réservé des terrains.

41. Il écrit encore, à la p. 591:

Comme mon collègue, je suis d'opinion que la loi de 1919 est une loi interprétative et déclaratoire.

42. Le juge Bisson écrit, à la p. 590:

Je conclus comme suit:

1. Eu égard à toutes les circonstances que j'ai exposées à son sujet, l'arrêt du Conseil privé dans MacLaren ne constitue pas un précédent contraignant quant à l'interprétation des législations de 1888 et de 1899;

2. Les décisions de la Cour supérieure du Québec de 1910 dans MacLaren et de 1915 dans Patenaude ont été prononcées erronément en ce qui touche une interprétation de ces deux législations;

3. Aux termes de ces lois, la Couronne provinciale — à moins qu'elle n'y renonce — a toujours conservé en pleine propriété une réserve de trois chaînes lors de concessions, depuis le 1er juin de 1884, de terrains le long des cours d'eau non navigables et non flottables du Québec;

4. La loi de 1919 ne doit pas être considérée comme une acceptation de l'interprétation donnée à la législation de 1888 et à celle de 1899 par la Cour supérieure dans MacLaren et Patenaude;

5. Bien au contraire, cette loi de 1919, ayant précisé le texte de la loi, constitue une répudiation de cette interprétation;

6. Vu la véritable signification des lois de 1888 et 1899 quant à la nature de la réserve des trois chaînes, la loi de 1919 fait office de loi déclarative et interprétative, par opposition à une loi qui aurait créé le droit nouveau.

43. En conséquence, la Cour d'appel accueille l'appel et fait droit à la requête du Procureur général. Elle ordonne l'émission d'un bref de possession contre Healey et l'enjoint de laisser l'immeuble et d'en livrer la possession au ministre des Terres et Forêts ou à la personne par lui autorisée à la recevoir.

La position de l'appelant

44. Selon l'appelant les questions soulevées par ce pourvoi sont les suivantes:

Le débat juridique porte essentiellement sur la nature, l'étendue et la portée de la réserve des trois chaînes sur les terres concédées par la Couronne Provinciale en bordure des rivières et des lacs non navigables et non flottables de la Province de Québec à compter du 1er juin 1884 jusqu'au 17 mars 1919.

Dans ce cadre général, les points particuliers à débattre sont les suivants:

La loi de 1899 (Loi concernant la pêche et les pêcheries, 62 VICT. Ch. XXIII) confère‑t‑elle à la Couronne Provinciale, pour les terres concédées durant la période ci‑haut mentionnée, une réserve de trois chaînes pour fins de pêche seulement ou en pleine propriété, en bordure des rivières et des lacs non navigables et non flottables de la Province de Québec?

De plus, l'arrêt MacLaren du Comité judiciaire du conseil privé précité, en restaurant le jugement de première instance de la Cour Supérieure de la Province de Québec lequel avait défini la réserve des trois chaînes comme étant une servitude pour fins de pêche seulement, confirme‑t‑il cette définition et constitue‑t‑il un précédent contraignant selon la doctrine du stare decisis?

L'amendement de 1919 (Loi amendant la Loi de la Pêche de Québec et la Loi de la Chasse de Québec, 9 Geo V Ch. 31, article 1) à la Loi de 1909 (Statuts refondus de la Province de Québec, section X "de la Loi de la Pêche" article 2252) a‑t‑il un effet déclaratoire ou rétroactif ou s'agit‑il plutôt d'une loi nouvelle ne valant que pour l'avenir et modifiant le régime antérieur ou la nature de la réserve des trois chaînes?

Les refontes générales de 1925, 1941 et 1964 de même que la loi de remplacement de 1968 et la refonte générale de 1977, en reprenant d'une part la rétroactivité établie par la loi de 1899 (l'article 4 de la Loi concernant la pêche et les pêcheries, 62 Vict. Ch. XXIII), pour la réserve pour fins de pêche, et d'autre part l'amendement de 1919 (l'article 1 de la Loi amendant la Loi de la Pêche de Québec et la Loi de la Chasse de Québec, 9 Geo. V Ch. 31) auraient‑elles établi définitivement un droit de propriété pour la Couronne Provinciale sur la réserve des trois chaînes pour les terres concédées du 1er juin 1884 au 17 mars 1919 ou peut‑on invoquer l'article 2252 de la Loi de 1909 (Statuts refondus de la province de Québec, section 10 "de la Loi de la pêche") puisqu'il n'a jamais fait l'objet d'aucune modification jusqu'à ce jour qui pourrait affecter le droit de propriété des concessionnaires de la Couronne Provinciale sur la réserve des trois chaînes pour les terres concédées du 1er juin 1884 au 17 mars 1919?

45. Selon l'appelant, l'arrêt de la Cour d'appel est entaché des erreurs suivantes:

La Cour d'Appel du Québec a erré en droit lorsqu'elle conclut que l'arrêt MacLaren ‑vs‑ Hanson et le Procureur Général de la Province de Québec, du comité judiciaire du Conseil privé (1914 A.C. 258) n'a pas statué sur la réserve des trois chaînes.

La Cour d'Appel du Québec a erré en droit lorsqu'elle a décidé que la règle du stare decisis n'est pas ici applicable.

La Cour d'Appel du Québec a erré en droit en interprétant les textes législatifs de 1888 (Acte pour amender et refondre les lois de la pêche 51‑52 Vict. Ch. 17) et de 1899 (Loi concernant la pêche et les pêcheries 62 Vict. Ch. 23) comme créant pour la Couronne provinciale un droit de propriété sur la réserve des trois chaînes en bordure des eaux non navigables et non flottables de la Province de Québec, pour les concessions qu'elle fit entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919.

La Cour d'Appel du Québec a enfin erré en droit en décidant que la modification législative de 1919 (l'article 1 de la Loi amendant la Loi de la Pêche de Québec, et la Loi de la Chasse de Québec, 9 Geo. V Ch. 31) était déclaratoire du droit existant et qu'en conséquence elle ne modifie en rien le régime juridique antérieur.

46. L'appelant analyse les législations de 1888 et 1899. Il soumet que la réserve des trois chaînes ne constituait qu'une servitude pour fins de pêche. Il plaide que le droit des concessionnaires ayant obtenu leur titre entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919 est un droit de propriété.

47. Aux dires de l'appelant:

Les mots "pour des fins de pêche" viennent qualifier la réserve et limitent [les droits] de la Couronne à des droits de pêche.

48. Au sujet de l'arrêt MacLaren, l'appelant écrit:

En restaurant le jugement du juge Champagne et en reconnaissant la pleine propriété des MacLaren sur les deux rives de la rivière Gatineau et de son lit, le comité judiciaire du Conseil privé, sans le dire explicitement, reconnaissait que la réserve des trois chaînes ne constituait pas en faveur de la Couronne un droit de propriété.

49. Sur ce point je dirai dès à présent que l'argument de l'appelant ne me paraît pas convaincant. Ce serait une façon toute nouvelle de déterminer la portée d'un arrêt si du seul fait qu'il rétablit le jugement de première instance, il était considéré comme déterminant une question qui ne semble pas lui avoir été soumise. Je l'ai mentionné, ce qu'avait à trancher le Conseil privé dans Mac‑ Laren c'était la navigabilité et flottabilité de la rivière Gatineau. Le Conseil privé n'a pas statué sur la question de la réserve des trois chaînes.

50. L'appelant soumet enfin que la Loi de 1919 n'est pas déclaratoire et n'a pas d'effet rétroactif. Il ajoute qu'aucune législation n'est intervenue depuis qui soit de nature à affecter son droit de propriété.

La position de l'intimé

51. L'intimé s'appuie sur l'arrêt de la Cour d'appel qui a décidé que la réserve des trois chaînes a toujours conféré au gouvernement la pleine propriété.

52. L'intimé soumet d'autre part que l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909, tel que modifié par la Loi de 1919, est nettement déclaratoire et rétroactif au 1er juin 1884 et que la Loi de 1919 a un effet rétroactif.

53. L'intimé s'appuie enfin sur l'art. 41a. de la Loi sur les terres et forêts, ajouté par l'art. 83 de la Loi de la conservation de la faune, L.Q. 1969, chap. 58.

54. Le premier paragraphe de l'art. 41a. édicte:

41a. Depuis le 1er juin 1884, les ventes, concessions et les octrois gratuits des terres publiques sont sujets à une réserve, en pleine propriété en faveur du domaine public du Québec, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables du Québec.

55. On aura constaté que cet article est en somme une redite de l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909 tel que modifié par la Loi de 1919. Ainsi que je l'ai déjà indiqué, on retrouve cet article dans la législation québécoise à un endroit ou à un autre depuis ce temps.

56. L'intimé écrit que son droit de propriété, il le puise dans l'art. 41a. Il soumet ceci:

Vu que cet article 41a. de la Loi des terres et forêts énonce clairement que la pleine propriété en faveur du domaine public du Québec est le régime juridique de la réserve "depuis le 1er juin 1884", il n'y a pas lieu de recourir aux lois anciennes pour déterminer les droits respectifs des parties au moment de la concession consentie à l'auteur de l'appelant en 1904.

57. L'intimé écrit encore:

L'article 41a. de la Loi des terres et forêts en vigueur au moment de l'introduction des procédures avait été introduit dans cette loi par la Loi de la conservation de la faune (chapitre 58 des lois de 1969), mais remplaçait en fait avec une modification mineure l'article 7 de la Loi de la Pêche, qui était le chapitre 203 des Statuts refondus de 1964;

Lors de la refonte générale de 1964, la disposition relative à la réserve des trois chaînes, c'est‑à‑dire l'article 7 de la Loi de la Pêche (chapitre 203) se lisait comme suit:

«7. Depuis le 1er juin 1884, les ventes, concessions et les octrois gratuits des terres de la couronne sont sujets à une réserve, en pleine propriété en faveur de la couronne, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.»

Notons que ce texte, comme celui de l'article 41a. de la Loi des terres et forêts, n'énonce qu'un seul régime juridique pour la réserve affectant les ventes, concessions et les octrois gratuits des terres publiques depuis 1884, c'est‑à‑dire «en pleine propriété en faveur du domaine public.»

«Quand la refonte générale est proclamée, les lois anciennes sont abrogées et c'est la refonte qui est la loi en vigueur, c'est elle qui fait autorité.»

(Pigeon, Louis‑Philippe, Rédaction et interprétation des lois, Collection Études juridiques, Editeur officiel du Québec, 1978, p. 67)

58. L'intimé ajoute:

Puisque la rédaction de cet article énonce clairement la situation juridique de ces concessions, et qu'il n'y a aucune difficulté d'interprétation, rien ne justifie de recourir aux textes anciens pour rechercher l'intention du législateur ou déterminer les droits de l'appelant en fonction de la loi actuelle.

59. Vu ma conclusion sur la portée de la Loi de 1919 qui est à l'origine de l'art. 41a. de la Loi des terres et forêts, il n'est pas nécessaire de discuter du moyen de l'intimé fondé sur cette dernière disposition.

60. Conscient d'éviter peut‑être la question qui a le plus animé la controverse qui a toujours cours, et dont ont le plus discuté les nombreux auteurs qui s'y sont penchés, je suis néanmoins d'avis qu'il n'est pas nécessaire de la décider, c'est‑à‑dire de décider si la réserve des trois chaînes, pour des fins de pêche, telle que formulée à l'origine dans les lois pertinentes, comportait pour le gouvernement un droit de propriété ou une simple servitude de pêche.

61. En effet, tout le débat est, à mon avis, réglé par la Loi de 1919.

62. J'ajouterai toutefois que s'il fallait en décider, je serais du même avis que la Cour d'appel à cause des caractéristiques dont est assortie cette réserve, notamment en ce qu'il est accordé au gouvernement le droit de la donner à bail. Le droit de disposer qui comprend le droit de donner à bail, est un attribut de la propriété (C.c., art. 406). Il faudrait autrement conclure que le gouvernement a le droit de donner à bail la propriété d'autrui et d'en attribuer la possession exclusive à un tiers. Ceci n'est pas impensable, mais ce serait pour le moins inusité. D'autre part la Loi de 1899 accorde à l'occupant d'un terrain situé immédiatement derrière la réserve des trois chaînes, un droit de passage sur celle‑ci. Une servitude est un démembrement de la propriété. Il n'est pas inconcevable que le législateur ait choisi de procéder de cette façon. Cependant, il serait pour le moins inusité qu'un propriétaire se voit accorder une servitude sur sa propriété. Bref, je partagerais l'avis de la Cour d'appel sur ce point essentiellement pour les motifs suivants exposés par le juge Bisson à la p. 587:

De tout ceci, je tire les conclusions suivantes:

1. Ce qui est réservé par la Couronne, c'est une bande de 198 pieds de profondeur.

2. L'expression "pour des fins de pêche" n'est qu'indicative de la fin pour laquelle la Couronne se réserve les trois chaînes dont elle conserve la propriété du fond.

3. Celui qui, entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919, se voyait concéder un terrain n'acquérait pas la propriété de la bande de 198 pieds de profondeur.

63. J'en arrive à ces conclusions pour les motifs suivants:

1. Il serait impossible de concilier une concession emportant la propriété de la réserve des trois chaînes avec les éléments suivants:

a) Aux termes de l'article 1383 de la loi de 1899, le locataire est le titulaire du bail de pêche.

Or, suivant le paragraphe 4 de l'article 1374a précité, le bail c'est «le titre de location des terrains bordant ou renfermant des eaux non navigables, pour fins de pêche...».

Ce bail est conféré par le commissaire des terres, forêts et pêcheries, le long des eaux non navigables.

b) Le fait que le titre du locataire lui confère «le droit de prendre et de conserver la possession exclusive des terrains qui y sont décrits...» et «d'intenter en son propre nom toute action contre un possesseur illégal...» (art. 1383).

2. La loi de 1899 accorde au concessionnaire du terrain un droit de passage "en allant à l'eau et en revenant" pour aller aux "terres situées immédiatement en arrière des terrains donnés à bail" (dernier alinéa de 1383).

Or, si le concessionnaire du terrain avait la propriété de la bande de 198 pieds, pourquoi lui concéder un droit de passage sur un terrain qui lui appartient? Ce serait contraire au principe juridique bien connu que personne ne peut avoir de servitude sur son propre fond (499 C.C.).

3. Si, aux termes du troisième alinéa de l'article 1379 de la loi de 1899, les terres réservées peuvent être données à bail par le commissaire, c'est que l'État ne s'est pas départi de la propriété. En effet:

a) il y a eu réserve lors de la vente ou de l'octroi gratuit des terres;

b) cette réserve était constituée des trois chaînes; et

c) La Couronne est restée propriétaire: à moins d'avoir cette qualité, il serait juridiquement impossible, pour la Couronne, de donner en location un terrain qui ne lui appartient plus.

4. Si on prend l'hypothèse que la réserve ne constituait qu'une servitude d'occupation au bénéfice de la Couronne, il est étonnant de constater que pas plus la législation de 1899 que celle de 1888 n'en déterminait les modalités, les droits respectifs des parties, la durée, le mode de retour de ce fond servant entre les mains de celui qui en aurait été le propriétaire.

64. Je reviens à la Loi de 1919.

65. Pour fins de commodité, je reproduis de nouveau l'art. 1 de la Loi de 1919:

1. L'article 2252 des Statuts refondus, 1909, est amendé:

a. En en remplaçant les mots "pour des fins de pêche", dans la troisième ligne, par les mots: "en pleine propriété en faveur de la couronne";

66. Je reproduis de nouveau également l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909 dans sa rédaction résultant des modifications édictées:

2252. Les ventes et octrois gratuits des terres de la couronne sont, et ont été depuis le 1er juin 1884, sujets à une réserve, en pleine propriété en faveur de la couronne, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province.

67. Il est certain que la Loi de 1919 ne contient aucune disposition expresse qui la rende rétroactive ou qui donne un effet rétroactif à la modification apportée à l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909.

68. L'intention du législateur peut toutefois se dégager de l'objet poursuivi et des circonstances dans lesquelles la législation est adoptée. Elle peut aussi être manifestée par la façon de procéder employée par le législateur. Elle peut enfin s'inférer de la seule interprétation possible qui soit susceptible de lui donner un sens.

69. Comme l'écrit le lord chancelier Hatherley dans Pardo v. Bingham (1869), L.R. 4 Ch. App. 735:

[TRADUCTION] ... nous devons considérer la portée et le champ d'application de la loi, le remède que le législateur cherchait à appliquer, l'état antérieur du droit et l'objectif du législateur.

70. Et le juge Duff dans l'extrait précité de Upper Canada College v. Smith, écrit:

[TRADUCTION] ... cette intention peut être manifeste ou peut ressortir des déductions nécessaires que comportent les dispositions de la loi ou de l'objet de la loi, ou les circonstances dans lesquelles elle a été adoptée peuvent être telles qu'en elles‑mêmes elles réfutent la présomption selon laquelle la loi était destinée seulement à avoir une application pour l'avenir.

71. Lorsque cette Loi de 1919 a été adoptée, le débat sur la nature du droit découlant de la réserve des trois chaînes "pour des fins de pêche" avait cours. L'intimé écrit:

Pendant plusieurs années on s'est demandé quelle était la nature juridique de cette réserve: s'agissait‑il d'un droit de propriété, s'agissait‑il d'une simple servitude? La loi ne le disait pas clairement, et il fallait véritablement procéder par analyse des différents articles de la loi pour rechercher quelle avait été l'intention du législateur.

72. Deux jugements de la Cour supérieure, MacLaren et Patenaude avaient écarté la prétention du gouvernement selon laquelle il avait conservé son droit de propriété et décidaient que la réserve des trois chaînes n'était qu'une servitude de pêche. Le législateur intervient pour affirmer le droit de propriété de l'état. Il y procède en modifiant la loi qui établit cette réserve et qui a effet depuis le 1er juin 1884. Le législateur ne modifie pas la date. Il y substitue simplement les mots "en pleine propriété en faveur de la couronne" aux mots "pour des fins de pêche", sans aucune autre modification. Ces indices suffisent, à mon avis, pour démontrer l'intention du législateur de déclarer sans équivoque la nature de ce droit ab initio. Il résulterait autrement du même art. 2252, tel que modifié, deux régimes, l'un avant 1919, l'autre après. Rien dans cette Loi de 1919 me paraît manifester une telle intention. L'intimé soumet ce qui suit:

Cependant, pour une juste interprétation du sens de cet amendement, il faut se reporter au moment suivant immédiatement son adoption.

Si les mots "en pleine propriété en faveur de la Couronne" ne devaient avoir de portée que pour l'avenir, ce texte, immédiatement après l'entrée en vigueur de l'amendement, ne faisait aucun sens puisque la situation juridique qu'il semblait décrire de façon limpide était contraire à celle de toutes les concessions existantes.

Pourquoi le législateur maintenait‑il, dans le texte qui faisait l'objet de l'amendement, la date de 1884 en regard de la concession en pleine propriété de façon à tromper si grossièrement le lecteur non avisé?

On ne peut donc que constater que l'article 2252, tel qu'amendé, est déclaratoire, puisque le législateur y exprime, de façon non équivoque, l'intention de reconnaître à cette réserve le statut juridique de "pleine propriété" depuis le 1er juin 1884.

73. Adopter la théorie de deux régimes, servitude de pêche seulement entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919, et pleine propriété depuis cette dernière date, serait faire une distinction que la loi ne fait pas. Cette Loi de 1919 aurait autrement accompli bien peu de choses. C'est sur la nature du droit conféré par la réserve des trois chaînes durant la période antérieure à 1919 que portait la controverse que le législateur entend trancher. Il n'avait pas à procéder de la façon qu'il l'a fait s'il n'avait en vue que les concessions futures. Je suis d'avis que la Loi de 1919 vise à clore le débat, à déclarer sans équivoque que le droit de l'État est la pleine propriété et cela depuis l'imposition de la réserve des trois chaînes le 1er juin 1884.

74. Pour ces motifs, je rejetterais le pourvoi, mais sans frais.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Gendreau, Pelletier & Associés, Rimouski.

Procureurs de l'intimé: Jolin, Boucher & Sheehan, Québec; Stein, Monast, Pratte & Marseille, Québec.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit civil - Propriété - Réserve des trois chaînes - Nature du droit conféré à l'état par la réserve des trois chaînes entre 1884 et 1919 - S'agit‑il d'une réserve en pleine propriété ou d'une servitude pour fins de pêche? - Loi amendant la loi de la pêche de Québec et la loi de la chasse de Québec, S.Q. 1919, chap. 31, art. 1 - Loi de la pêche de Québec, S.R.Q. 1909, art. 2252 - Loi concernant la pêche et les pêcheries, S.Q. 1899, chap. 23, art. 1, 4.

Législation - Rétroactivité - Aucune mention expresse - Intention du législateur de rendre la loi rétroactive - Loi déclaratoire et interprétative - Loi amendant la loi de la pêche de Québec et la loi de la chasse de Québec, S.Q. 1919, chap. 31, art. 1.

Le présent pourvoi vise à déterminer si la réserve des trois chaînes constitue, entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919, une réserve en pleine propriété en faveur de la Couronne ou une servitude pour fins de pêche. Avant la Loi amendant la loi de la pêche de Québec et la loi de la chasse de Québec de 1919, l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909 relatif à cette réserve énonçait que "Les ventes et octrois gratuits des terres de la couronne sont, et ont été depuis le 1er juin 1884, sujets à une réserve, pour des fins de pêche, de trois chaînes en profondeur des terres bordant les rivières et les lacs non navigables de la province". La loi de 1919 a modifié cet article en remplaçant les mots "pour des fins de pêche" par les mots "en pleine propriété en faveur de la couronne". Dans sa requête en expulsion de l'appelant et en possession du terrain qu'il occupe intentée en 1977 en vertu de l'art. 50 de la Loi des terres et forêts, l'intimé a allégué que le terrain appartenait à la Couronne parce qu'il se trouvait sur la réserve des trois chaînes. Un auteur éloigné de l'appelant avait acquis ce terrain par billet de location en 1904 et par lettres patentes en 1907. La Cour supérieure a décidé que la réserve ne constituait qu'une servitude pour fins de pêche et a rejeté la requête de l'intimé. Le premier juge a statué que la loi de 1919 n'était pas rétroactive et qu'il s'agissait d'une loi interprétative et non déclaratoire. La Cour d'appel a infirmé le jugement. La Cour a conclu (1) que la réserve des trois chaînes "pour des fins de pêche" avait depuis l'origine conféré à la Couronne un droit de propriété et (2) que la loi de 1919 était une loi à la fois interprétative et déclaratoire.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Le droit conféré à la Couronne par la réserve des trois chaînes est la pleine propriété et cela depuis l'imposition de la réserve le 1er juin 1884. Bien que la loi de 1919 ne contienne aucune disposition expresse qui la rende rétroactive ou qui donne un effet rétroactif à la modification apportée à l'art. 2252 des Statuts refondus de 1909, l'intention du législateur de la rendre rétroactive se dégage toutefois de l'objet poursuivi, des circonstances dans lesquelles la législation a été adoptée et de la façon dont le législateur a procédé. Elle s'infère également de la seule interprétation possible qui soit susceptible de lui donner un sens. Lorsque la loi de 1919 a été adoptée, on débattait de la nature du droit découlant de la réserve des trois chaînes "pour des fins de pêche". Deux jugements de la Cour supérieure avaient écarté la prétention du gouvernement selon laquelle il avait conservé son droit de propriété et décidaient que la réserve des trois chaînes n'était qu'une servitude de pêche. Le législateur est donc intervenu pour affirmer le droit de propriété de la Couronne et pour trancher le débat. Il y a procédé en modifiant la loi qui établit cette réserve et qui s'applique depuis le 1er juin 1884. Le législateur ne modifie pas la date. Il y substitue simplement les mots "en pleine propriété en faveur de la couronne" aux mots "pour des fins de pêche", sans aucune autre modification. Ces indices suffisent à démontrer l'intention du législateur de déclarer sans équivoque la nature de ce droit ab initio. Autrement, il résulterait de l'art. 2252, tel que modifié, deux régimes: servitude de pêche entre le 1er juin 1884 et le 17 mars 1919 et pleine propriété depuis cette dernière date. Rien dans la loi de 1919 ne paraît manifester une telle intention et ce serait faire une distinction que la loi ne fait pas.


Parties
Demandeurs : Québec (P.G.)
Défendeurs : Healy

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: MacLaren v. Attorney‑General for Quebec, [1914] A.C. 258, inf. (1912), 46 R.C.S. 656, conf. (1911), 21 B.R. 42
Patenaude v. W. C. Edwards & Co. (1915), 21 R.L. n.s. 523
Pardo v. Bingham (1869), L.R. 4 Ch. App. 735
Acme Village School District (Board of Trustees of) v. Steele‑Smith, [1933] R.C.S. 47
Upper Canada College v. Smith (1920), 61 R.C.S. 413.
Lois et règlements cités
Acte pour amender et refondre les lois de la pêche, S.Q. 1888, chap. XVII, art. 1 [art. 1375 des S.R.Q. 1888
rempl. 1899, chap. 23, art. 1], 3.
Code civil, art. 406.
Loi amendant la loi de la pêche de Québec et la loi de la chasse de Québec, S.Q. 1919, chap. 31, art. 1.
Loi concernant la pêche et les pêcheries, S.Q. 1899, chap. 23, art. 1, 4.
Loi de la conservation de la faune, L.Q. 1969, chap. 58, art. 83.
Loi de la pêche, S.R.Q. 1925, chap. 83, art. 7.
Loi de la pêche, S.R.Q. 1941, chap. 154, art. 7.
Loi de la pêche, S.R.Q. 1964, chap. 203, art. 7.
Loi de la pêche de Québec, S.R.Q. 1909, art. 2252 [mod. 1919, chap. 31, art. 1].
Loi des terres et forêts, S.R.Q. 1964, chap. 92, art. 41a. [aj. 1969, chap. 58, art. 83
maintenant L.R.Q., chap. T‑9, art. 39], 50 [maintenant L.R.Q., chap. T‑9, art. 48].
Loi sur les terres et forêts, L.R.Q., chap. T‑9, art. 39, 48.
Doctrine citée
Craies on Statute Law, 7th ed. by S. G. G. Edgar. London: Sweet & Maxwell, 1971.
Lacasse, Jean‑Paul. "Réserve des trois chaînes et gestion du domaine public foncier au Québec" (1977), 8 R.G.D. 101.
Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12th ed. by P. St. J. Langan. London: Sweet & Maxwell, 1969.
Pigeon, Louis‑Philippe. Rédaction et interprétation des lois. Québec: Imprimeur de la Reine, 1965.

Proposition de citation de la décision: Québec (P.G.) c. Healy, [1987] 1 R.C.S. 158 (5 mars 1987)


Origine de la décision
Date de la décision : 05/03/1987
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1987] 1 R.C.S. 158 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1987-03-05;.1987..1.r.c.s..158 ?
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