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28/01/1988 | CANADA | N°[1988]_1_R.C.S._30

Canada | R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (28 janvier 1988)


r. c. morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30

Dr Henry Morgentaler, Dr Leslie Frank Smoling et Dr Robert Scott Appelants

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

répertorié: r. c. morgentaler

No du greffe: 19556.

1986: 7, 8, 9, 10 octobre; 1988: 28 janvier.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 52 O.R. (2d) 353, 22 D.L.

R. (4th) 641, 22 C.C.C. (3d) 353, 48 C.R. (3d) 1, 17 C.R.R. 223, qui a infirmé un acquittement prononcé par le juge en ch...

r. c. morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30

Dr Henry Morgentaler, Dr Leslie Frank Smoling et Dr Robert Scott Appelants

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

répertorié: r. c. morgentaler

No du greffe: 19556.

1986: 7, 8, 9, 10 octobre; 1988: 28 janvier.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey, McIntyre, Lamer, Wilson et La Forest.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 52 O.R. (2d) 353, 22 D.L.R. (4th) 641, 22 C.C.C. (3d) 353, 48 C.R. (3d) 1, 17 C.R.R. 223, qui a infirmé un acquittement prononcé par le juge en chef adjoint Parker de la Haute Cour siégeant avec jury (1984), 47 O.R. (2d) 353, 12 D.L.R. (4th) 502, 14 C.C.C. (3d) 258, 41 C.R. (3d) 193, 11 C.R.R. 116. Le pourvoi est accueilli et les acquittements sont rétablis; les juges McIntyre et La Forest sont dissidents. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative en ce qui concerne l'art. 7 et la deuxième question une réponse négative en ce qui concerne l'art. 7. Les troisième, quatrième et cinquième questions reçoivent une réponse négative. La sixième question reçoit une réponse négative en ce qui concerne l'art. 605 du Code criminel et aucune réponse en ce qui concerne l'art. 610(3). Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question.

Morris Manning, c.r., et Paul B. Schabas, pour les appelants.

Bonnie J. Wien et W. James Blacklock, pour l'intimée.

Edward R. Sojonky, c.r., et Marilyn Doering Steffen, pour l'intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Dickson et du juge Lamer rendu par

1. Le Juge en chef—Ce pourvoi vise principalement à déterminer si les dispositions du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, sur l'avortement enfreignent le "droit [de chacun] à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne", vu qu'"il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale", selon la formulation de l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Les appelants, le Dr Henry Morgentaler, le Dr Leslie Frank Smoling et le Dr Robert Scott, font valoir treize moyens distincts de pourvoi. Au cours des plaidoiries cependant, il est devenu apparent que le litige portait surtout sur l'argument tiré de l'art. 7. Les appelants soutiennent que l'art. 251 du Code criminel, contrevient à l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'il doit être invalidé. Le substitut du procureur général a reconnu, au cours de sa plaidoirie, que l'art. 7 de la Charte était bel et bien "la clé" de tout le pourvoi. Quant aux moyens d'appel restant, il me suffit de faire un bref commentaire. Premièrement, je suis d'accord avec les solutions apportées par la Cour d'appel aux questions en litige ne relevant pas de la Charte dont plusieurs ont déjà fait l'objet de décisions de cette Cour. Je suis également d'avis que les arguments relatifs à la prétendue invalidité de l'art. 605 en vertu des art. 7 et 11 de la Charte sont mal fondés. Vu la solution que j'apporte à la question soulevée par l'art. 7, il ne me sera pas nécessaire de statuer sur les autres arguments des appelants relatifs à la Charte et je m'abstiens donc expressément de me prononcer sur leur fondement.

2. Au cours des plaidoiries devant nous, le substitut du procureur général a rappelé à plusieurs reprises que le pouvoir judiciaire au Canada n'a pas comme rôle d'évaluer la sagesse des lois édictées par nos députés élus démocratiquement, ni de réinterpréter les choix difficiles de politique auxquels tous les gouvernements sont confrontés. Dans l'arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, à la p. 671, [ci‑après l'arrêt «Morgentaler (1975)»] j'ai souligné que la Cour "n'est pas appelée à trancher, ni même à aborder, le débat public animé et constant sur l'avortement". Onze ans plus tard, la controverse fait toujours rage et il est tout aussi vrai que la Cour ne saurait prétendre concilier toutes les allégations contradictoires avancées dans le vigoureux et sain débat public ainsi suscité. Tant les tribunaux que les législateurs, dans d'autres sociétés démocratiques, sont arrivés à des décisions entièrement contradictoires lorsqu'il leur a été demandé de soupeser les valeurs que la question de l'avortement oppose. Voir, p. ex., l'arrêt Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973); l'arrêt Paton c. Royaume‑Uni (1980), 3 E.H.R.R. (Cour européenne des droits de l'homme); The Abortion Decision of the Federal Constitutional Court — First Senate — of the Federal Republic of Germany, 25 février 1975, traduit en anglais et réédité dans (1976), 9 John Marshall J. Prac. and Proc. 605; et l'Abortion Act, 1967, 1967, chap. 87 (R.‑U.)

3. Mais depuis 1975, et le premier arrêt Morgentaler, la Cour s'est vue confier des responsabilités additionnelles. Je disais dans l'arrêt Morgentaler (1975), à la p. 671:

Les valeurs que nous devons accepter aux fins du pourvoi sont celles qu'a proclamées le Parlement, qui s'en tient à l'opinion que le désir d'une femme d'être soulagée de sa grossesse ne justifie pas en soi l'avortement.

Quoiqu'on puisse toujours sans aucun doute affirmer que les tribunaux ne sont pas le lieu où doivent s'élaborer les politiques générales complexes et controversées, les tribunaux canadiens se voient néanmoins confier aujourd'hui l'obligation cruciale de veiller à ce que les initiatives législatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiques qu'exprime la Charte canadienne des droits et libertés. Comme le dit le juge McIntyre dans ses motifs, à la p. 138 "notre tâche en l'espèce consiste non pas à résoudre ni à tenter de résoudre ce qu'on pourrait appeler la question de l'avortement, mais simplement à examiner le contenu de l'art. 251 en fonction de la Charte." C'est en ce dernier sens que le présent pourvoi diffère de celui dont nous étions saisis voici une décennie.

I

4. La Cour a formulé les questions constitutionnelles suivantes:

1. L'article 251 du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Si l'article 251 du Code criminel du Canada porte atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

3. L'article 251 du Code criminel du Canada excède‑t‑il les pouvoirs du Parlement du Canada?

4. L'article 251 du Code criminel du Canada viole‑t‑il l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

5. L'article 251 du Code criminel du Canada délègue‑t‑il illégalement la compétence fédérale en matière criminelle aux ministres de la Santé provinciaux ou aux comités de l'avortement thérapeutique et, ce faisant, le gouvernement fédéral a‑t‑il abdiqué son autorité dans ce domaine?

6. L'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent‑ils atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

7. Si l'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Le procureur général du Canada est intervenu en faveur du ministère public intimé.

II

Les dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

Code criminel

251. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, quiconque, avec l'intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin, qu'elle soit enceinte ou non, emploie quelque moyen pour réaliser son intention.

(2) Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de deux ans, toute personne du sexe féminin qui, étant enceinte, avec l'intention d'obtenir son propre avortement, emploie, ou permet que soit employé quelque moyen pour réaliser son intention.

(3) Au présent article, l'expression "moyen" comprend

a) l'administration d'une drogue ou autre substance délétère,

b) l'emploi d'un instrument, et

c) toute manipulation.

(4) Les paragraphes (1) et (2) ne s'appliquent pas

a) à un médecin qualifié, autre qu'un membre d'un comité de l'avortement thérapeutique de quelque hôpital, qui emploie de bonne foi, dans un hôpital accrédité ou approuvé, quelque moyen pour réaliser son intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin, ou

b) à une personne du sexe féminin qui, étant enceinte, permet à un médecin qualifié d'employer, dans un hôpital accrédité ou approuvé, quelque moyen mentionné à l'alinéa a) aux fins de réaliser son intention d'obtenir son propre avortement,

si, avant que ces moyens ne soient employés, le comité de l'avortement thérapeutique de cet hôpital accrédité ou approuvé, par décision de la majorité des membres du comité et lors d'une réunion du comité au cours de laquelle le cas de cette personne du sexe féminin a été examiné,

c) a déclaré par certificat qu'à son avis la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière, et

d) a fait remettre une copie de ce certificat au médecin qualifié.

(5) Le ministre de la Santé d'une province peut, par ordonnance,

a) requérir un comité de l'avortement thérapeutique de quelque hôpital, dans cette province, ou un membre de ce comité, de lui fournir une copie d'un certificat mentionné à l'alinéa (4)c) émis par ce comité, ainsi que les autres renseignements qu'il peut exiger au sujet des circonstances entourant l'émission de ce certificat, ou

b) requérir un médecin qui, dans cette province, a procuré l'avortement d'une personne de sexe féminin nommée dans un certificat mentionné à l'alinéa (4)c), de lui fournir une copie de ce certificat, ainsi que les autres renseignements qu'il peut exiger au sujet de l'obtention de l'avortement.

(6) Aux fins des paragraphes (4) et (5) et du présent paragraphe,

"comité de l'avortement thérapeutique" d'un hôpital désigne un comité formé d'au moins trois membres qui sont tous des médecins qualifiés, nommé par le conseil de cet hôpital pour examiner et décider les questions relatives aux arrêts de grossesse dans cet hôpital;

"conseil" désigne le conseil des gouverneurs, le conseil de direction ou le conseil d'administration ou les trustees, la commission ou une autre personne ou un autre groupe de personnes ayant le contrôle et la direction d'un hôpital accrédité ou approuvé;

"hôpital accrédité" désigne un hôpital accrédité par le Conseil canadien d'accréditation des hôpitaux, dans lequel sont fournis des services de diagnostic et des traitements médicaux, chirurgicaux et obstétricaux;

"hôpital approuvé" désigne un hôpital approuvé aux fins du présent article par le ministre de la Santé de la province où il se trouve;

"médecin qualifié" désigne une personne qui a le droit d'exercer la médecine en vertu des lois de la province dans laquelle est situé l'hôpital mentionné au paragraphe (4);

"ministre de la Santé" désigne

a) dans la province d'Ontario, de Québec, du Nouveau‑Brunswick, du Manitoba, de Terre‑Neuve et de l'Île‑du‑Prince‑Édouard, le ministre de la Santé;

a.1) dans la province d'Alberta, le ministre de la Santé (hôpitaux et assurance‑maladie);

b) dans la province de Colombie‑Britannique, le ministre des Services de santé et de l'assurance‑hospitalisation,

c) dans les provinces de Nouvelle‑Écosse et de Saskatchewan, le ministre de la Santé publique, et,

d) dans le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest, le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social.

(7) Rien au paragraphe (4) ne doit s'interpréter de manière à faire disparaître la nécessité d'obtenir une autorisation ou un consentement qui est ou peut être requis, autrement qu'en vertu de la présente loi, avant l'emploi de moyens destinés à réaliser une intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin.

La Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

...

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

III

La procédure

5. Les trois appelants sont des médecins dûment qualifiés; ensemble, ils ont ouvert une clinique, à Toronto, pour pratiquer des avortements sur des femmes qui n'avaient pas obtenu le certificat du comité de l'avortement thérapeutique d'un hôpital accrédité ou approuvé requis par le par. 251(4). Les médecins ont fait des déclarations publiques dans lesquelles ils ont mis en doute la sagesse de la législation canadienne sur l'avortement et ont affirmé qu'une femme a le droit souverain de décider si un avortement s'impose ou non dans sa situation personnelle.

6. Des actes d'accusation en bonne et due forme inculpent les appelants d'avoir comploté, les uns avec les autres, entre novembre 1982 et juillet 1983, avec l'intention de provoquer l'avortement de personnes du sexe féminin, en employant la technique de l'aspiration pour réaliser cette intention, infractions prévues à l'al. 423(1)d) et au par. 251(1) du Code criminel.

7. L'avocat des appelants a demandé l'annulation de l'acte d'accusation ou la suspension des poursuites avant même d'inscrire les plaidoyers, pour le motif que l'art. 251 du Code criminel excéderait les pouvoirs du Parlement du Canada, enfreindrait l'al. 2a) et les art. 7 et 12 de la Charte et entrerait en conflit avec l'al. 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Le juge de première instance, le juge Parker, juge en chef adjoint de la Haute Cour, a rejeté la requête et l'appel interjeté à la Cour d'appel de l'Ontario a aussi été rejeté. Le procès s'est poursuivi devant le juge Parker et un jury et les trois accusés ont été acquittés. Le ministère public a interjeté appel de l'acquittement à la Cour d'appel et les appelants ont formé un appel incident. La Cour d'appel a accueilli l'appel, annulé le verdict d'acquittement et ordonné un nouveau procès. La Cour a jugé que l'appel incident se rapportait à des points déjà soulevés par l'appel principal, qui ont donc été étudiés dans le cadre de ce dernier.

IV

L'article 7 de la Charte

8. Selon la thèse de l'avocat des appelants, la Cour devrait accorder une portée très large aux droits garantis par l'art. 7 de la Charte. Se fondant largement sur la doctrine et la jurisprudence constitutionnelles américaines, Me Manning a fait valoir que le droit de chacun à "la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" est un droit très large d'assumer sa destinée et de promouvoir son autonomie individuelle. Ce droit inclurait donc le droit à la vie privée et celui de décider souverainement de tout ce qui touche à sa vie personnelle.

9. À mon avis, il n'est ni nécessaire ni sage, dans le cadre de ce pourvoi, d'explorer les répercussions les plus larges que pourrait avoir l'art. 7, comme l'avocat le voudrait. Je préfère fonder mes conclusions sur une analyse plus étroite que celle avancée au nom des appelants. Je ne pense pas qu'il soit opportun de tenter d'arriver à une explication exhaustive d'une disposition aussi importante que l'art. 7 si tôt dans l'histoire de l'interprétation de la Charte. La Cour devra être saisie d'un large éventail d'espèces avant de pouvoir brosser un tableau complet des droits visés par l'art. 7. Je limiterai donc mes commentaires à certains principes interprétatifs déjà énoncés par la Cour et à une analyse de seulement deux aspects de l'art. 7, le droit de chacun à "la sécurité de sa personne" et "les principes de justice fondamentale".

A. L'interprétation de l'art. 7

10. L'interprétation de la Charte doit viser à faire en sorte que tous "bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte": R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344. Pour atteindre ce but, il faut recourir, selon la jurisprudence constante de la Cour, à la technique d'interprétation des dispositions de la Charte qui consiste à procéder à une analyse de "l'objet visé" par le droit garanti. Les droits reconnus par la Charte doivent "en d'autres termes . . . s'interpréter en fonction des intérêts qu'ils visent à protéger": l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., à la p. 344. (Voir aussi les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145 et R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613.)

11. Dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 204, le juge Wilson souligne que le droit conféré par l'art. 7 comporte trois éléments distincts, que "la vie, la liberté et la sécurité de sa personne" sont trois intérêts indépendants auxquels la Cour doit respectivement donner un sens indépendant (à la p. 205). La Cour, à la majorité, a adopté cette interprétation, voir le juge Lamer, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 500. Il est donc possible de ne traiter qu'un seul aspect du premier volet de l'art. 7 avant de rechercher si une violation de cet intérêt concorde avec les principes de justice fondamentale. (Voir les arrêts Singh, Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. et R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284.)

12. Quant à la seconde clause de l'art. 7, dans les premières analyses de doctrine, on s'est principalement intéressé à la question de savoir si la référence aux "principes de justice fondamentale" permet aux tribunaux d'examiner le fond de la législation. (Voir, par ex., Whyte, "Fundamental Justice: The Scope and Application of Section 7 of the Charter" (1983), 13 Man. L.J. 455, et Garant, "Libertés fondamentales et justice naturelle" dans W. S. Tarnopolsky et G.‑A. Beaudoin, Charte canadienne des droits et libertés (1982).) Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., le juge Lamer constate, à la p. 497, qu'il serait imprudent de tenter de confiner dans des limites précises la procédure, d'une part, et le fond, de l'autre. Il laisse aussi entendre qu'il n'y aurait pas avantage au Canada à laisser ce débat, dont la source réside dans les dilemmes constitutionnels des États‑Unis, façonner notre interprétation de l'art. 7 (à la p. 498):

À mon avis, nous rendrions un mauvais service à notre propre Constitution en permettant simplement que le débat américain définisse la question pour nous, tout en ignorant les différences de structure vraiment fondamentales entre les deux constitutions.

Le juge Lamer poursuit en disant que les principes de justice fondamentale mentionnés à l'art. 7 peuvent se rapporter tant à la procédure qu'au fond, selon les faits dont la Cour est saisie.

13. J'estime sans aucun doute que l'art. 7 impose aux tribunaux le devoir d'examiner, au fond, des textes législatifs une fois qu'il a été jugé qu'ils enfreignent le droit de l'individu à "la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne". L'article dit clairement qu'il ne peut être porté atteinte à ces intérêts que si les principes de justice fondamentale sont respectés. Le juge Lamer souligne néanmoins que les tribunaux devraient éviter "de se prononcer sur le bien‑fondé de politiques générales" (à la p. 499). En l'espèce, je ne crois pas qu'il soit nécessaire que la Cour touche à l'équilibre fragile entre examen du fond et décision de politiques générales. Comme dans l'affaire Singh, il suffit de rechercher si oui ou non les dispositions législatives contestées répondent aux normes procédurales de la justice fondamentale. En premier lieu, il est nécessaire de rechercher si l'art. 251 du Code criminel porte atteinte à la sécurité de la personne.

B. La sécurité de la personne

14. Il est depuis longtemps admis en droit que le corps humain doit être protégé des ingérences de tiers. En common law, par exemple, une intervention médicale effectuée sans le consentement du patient constitue des voies de fait. C'est seulement en cas d'urgence que le droit autorise des tiers à prendre des décisions de cette nature. De même, l'art. 19 du Code civil du Bas‑Canada déclare que "la personne humaine est inviolable" et que "Nul ne peut porter atteinte à la personne d'autrui sans son consentement ou sans y être autorisé par la loi". La "sécurité de la personne", en d'autres termes, n'est pas une valeur étrangère à notre régime juridique. Avec l'avènement de la Charte, la sécurité de la personne a été promue au rang de norme constitutionnelle. Cela ne veut pas dire que les différentes formes de protection accordées au corps humain par le droit civil et la common law occupent le même rang. Le contenu donné à «la sécurité de la personne» doit être sensible à sa situation constitutionnelle. Les exemples fournis ci‑dessus ne sont que des illustrations de notre respect pour l'intégrité physique de chacun. (Voir R. Macdonald, "Procedural Due Process in Canadian Constitutional Law", 39 U. Fla. L. Rev. 217 (1987), à la p. 248.) Cela ne revient pas non plus à dire que l'État ne peut jamais porter atteinte aux intérêts en matière de sécurité personnelle. Il peut fort bien exister des motifs valides d'ingérence à l'égard de la sécurité de la personne. Cela veut cependant dire que si l'État touche effectivement à la sécurité de la personne, la Charte impose que cette ingérence soit conforme aux principes de justice fondamentale.

15. Les appelants font valoir que la "sécurité de la personne" protégée par la Charte est un droit qui permet explicitement d'être maître de son propre corps et de prendre des décisions fondamentales au sujet de sa propre vie. Le ministère public soutient que "la sécurité de la personne" est en fait un intérêt plus circonscrit et que, comme tous les autres éléments de l'art. 7, elle est liée, au mieux, à la notion de contrôle physique, protégeant simplement l'intérêt de chacun à assurer son intégrité corporelle.

16. Les tribunaux canadiens ont déjà eu à statuer sur la portée de l'intérêt que protège la rubrique "la sécurité de sa personne". Dans l'affaire R. v. Caddedu (1982), 40 O.R. (2d) 128, à la p. 139, la Haute Cour de l'Ontario a rappelé que le droit à la sécurité de la personne, comme chacun des volets de l'art. 7, est un droit fondamental qui, lorsqu'on y porte atteinte, a des conséquences graves pour l'individu. La Cour a approuvé cette caractérisation dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., à la p. 501. La Cour d'appel de l'Ontario a jugé que le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne [TRADUCTION] «semble se rapporter à l'intégrité physique ou mentale d'une personne et au contrôle qu'elle exerce à cet égard . . .» (R. v. Videoflicks Ltd. (1984), 48 O.R. (2d) 395, à la p. 433.)

17. Cette conclusion est conforme à celle du juge Lamer dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863. Dans cet arrêt, le juge Lamer est le seul juge de la Cour qui ait approfondi le droit à la sécurité de la personne. Quoique ce droit fût mis en cause dans le cadre de l'al. 11b) de la Charte, le juge Lamer a souligné le rapport étroit qu'il y a entre les droits particuliers conférés par les art. 8 à 14 et les droits d'application plus générale que l'on retrouve à l'art. 7. Le juge Lamer a conclu, aux pp. 919 et 920, que même dans le cadre précis de l'al. 11b):

...[la] sécurité de la personne ne se limite pas à l'intégrité physique; elle englobe aussi celle de protection contre [TRADUCTION] "un assujettissement trop long aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante" . . . Celles‑ci comprennent la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine.

Si le traumatisme psychologique infligé par l'État porte atteinte à la sécurité de la personne dans le cas plutôt limité de l'al. 11b), on doit en tenir compte dans le cadre général de l'art. 7, où ce droit est énoncé en termes plus larges. (Voir Whyte, précité, à la p. 39.)

18. Je rappelle aussi que la Cour a déjà jugé, dans d'autres contextes, que l'effet psychologique de l'action de l'État a de l'importance lorsqu'on recherche si un droit garanti par la Charte a ou non été enfreint. Dans l'arrêt R. c. Therens, à la p. 644, le juge Le Dain estime que "L'élément de contrainte psychologique, sous forme d'une perception raisonnable qu'on n'a vraiment pas le choix, suffit pour rendre involontaire la privation de liberté" quand il s'agit de définir le terme "dé‑ tention" à l'art. 10 de la Charte. La Cour, à la majorité, a accepté les conclusions du juge Le Dain sur ce point.

19. Il est bien possible que la protection constitutionnelle des intérêts susmentionnés soit spécifique au recours à notre système de justice criminelle et seulement déclenchée par ce dernier. On ne doit toutefois pas oublier que l'art. 251 du Code, sous réserve du par. (4), érige en infraction criminelle le fait pour une personne de procurer un avortement et prévoit une peine maximale de deux ans d'emprisonnement pour la femme elle‑même et d'emprisonnement à perpétuité dans le cas d'une autre personne. Comme le juge Beetz, je juge inutile de décider si l'art. 7 devrait s'appliquer dans d'autres cas.

20. La jurisprudence m'amène à conclure que l'atteinte que l'État porte à l'intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l'État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une atteinte à la sécurité de la personne. Il n'est pas nécessaire en l'espèce de se demander si le droit va plus loin et protège les intérêts primordiaux de l'autonomie personnelle, tel le droit à la vie privée ou des intérêts sans lien avec la justice criminelle.

21. Je réitère que la constatation qu'il y a atteinte à la sécurité de la personne ne met pas fin à la recherche exigée par l'art. 7. Le Parlement peut choisir de porter atteinte à la sécurité de la personne, pourvu qu'il le fasse en conformité avec les principes de justice fondamentale. Il faut donc considérer la présente analyse comme la première étape de recherche dont les conclusions ne régleront pas définitivement tous les points intéressant l'art. 7. Cela dit, je n'éprouve aucune difficulté à conclure que la somme encyclopédique produite par les avocats en l'espèce établit hors de tout doute que l'art. 251 du Code criminel constitue prima facie une atteinte à la sécurité de la personne de milliers de Canadiennes qui ont eu à prendre la difficile décision de ne pas mener une grossesse à terme.

22. Au niveau physique et émotionnel le plus fondamental, chaque femme enceinte se fait dire par cet article qu'elle ne peut subir une intervention médicale, généralement sans danger, qui pourrait manifestement être à son avantage, à moins qu'elle ne satisfasse à des critères totalement sans rapport avec ses propres priorités et aspirations. Non seulement en privant les femmes du pouvoir de décision, on les menace physiquement; en outre, l'incertitude qui plane sur le point de savoir si l'avortement sera accordé inflige une tension émotionnelle. L'article 251 porte clairement atteinte à l'intégrité corporelle, tant physique qu'émotionnelle d'une femme. Forcer une femme, sous la menace d'une sanction criminelle, à mener un foetus à terme à moins qu'elle ne satisfasse à des critères sans rapport avec ses propres priorités et aspirations est une ingérence grave à l'égard de son corps et donc une violation de la sécurité de sa personne. La Charte exige donc que l'art. 251 soit conforme aux principes de justice fondamentale.

23. Quoique cette atteinte à l'intégrité physique et émotionnelle suffise en soi pour déclencher un examen de l'art. 251 en fonction des principes de justice fondamentale, le fonctionnement du mécanisme décisionnel établi par l'art. 251 crée d'autres violations flagrantes de la sécurité de la personne. La preuve indique que l'art. 251 est cause d'un certain retard pour les femmes qui satisfont à ses critères. Dans le contexte de l'avortement, tout retard inutile peut avoir de profondes répercussions sur le bien‑être physique et émotionnel d'une femme.

24. Pour être plus précis, en 1977, le Rapport du Comité sur l'application des dispositions législatives sur l'avortement (le rapport Badgley) a révélé que le délai moyen entre la première consultation d'un médecin par une femme enceinte et l'avortement thérapeutique subséquent est de huit semaines (à la p. 146). Bien qu'il semble que la situation se soit améliorée depuis 1977, l'ampleur de cette amélioration n'est pas claire. L'intervenant, le procureur général du Canada, fait valoir que le délai moyen en Ontario entre une première visite chez le médecin et l'avortement thérapeutique est maintenant d'une à trois semaines. Pourtant, le ministère public intimé admet, dans un mémoire supplémentaire produit le 27 novembre 1986, avec l'autorisation de la Cour, que (à la p. 3):

[TRADUCTION] . . . la preuve révèle que certaines femmes peuvent éprouver de grandes difficultés à obtenir un avortement: les services d'avortement sont forcément limités, puisque les hôpitaux ont des contraintes de budget, de temps, d'espace et de personnel, outre leurs nombreuses responsabilités médicales. Il s'ensuit qu'une femme peut devoir s'adresser à plusieurs hôpitaux.

Si une femme est forcée de s'adresser à plusieurs comités de l'avortement thérapeutique différents, il ne peut y avoir de doute qu'elle a à faire face à un délai considérable pour obtenir un avortement thérapeutique. Dans son Report on Therapeutic Abortion Services in Ontario (le rapport Powell), le Dr Marion Powell souligne (à la p. 7):

[TRADUCTION] Il est apparu que tout le processus [d'obtention d'un avortement] traîne en longueur, les femmes étant obligées de rencontrer de trois à sept professionnels de la santé...

Révélant l'ampleur du problème, le Dr Augustin Roy, président de la Corporation professionnelle des médecins du Québec, a dit dans son témoignage que les études qu'il avait faites montraient qu'au Québec l'attente pour un avortement thérapeutique dans un hôpital variait d'une à six semaines.

25. Ces délais peuvent ne pas sembler très longs, mais, dans le cas d'un avortement, tout retard, d'après la preuve, peut avoir des conséquences dévastatrices. Le premier facteur dont il faut tenir compte est que différentes techniques médicales sont utilisées pour pratiquer les avortements à différents stades de la grossesse. Le témoignage des médecins au procès, à titre d'experts, a montré que, dans les douze premières semaines de la grossesse, la méthode d'avortement relativement sûre et simple de la dilatation et de l'aspiration, suivies d'un curetage, est normalement utilisée en Amérique du Nord. De la treizième à la seizième semaines, la méthode, plus dangereuse, de la dilatation cervicale et de l'évacuation utérine est pratiquée, moins souvent au Canada qu'aux États‑Unis. À partir de la seizième semaine de grossesse, la méthode médicamenteuse est habituellement utilisée au Canada. Elle requiert l'introduction dans le liquide amniotique de prostaglandine, d'urée ou d'une solution saline qui provoque les contractions; la femme accouche d'un foetus, habituellement mort‑né, encore que ce ne soit pas toujours le cas. La preuve non contredite démontre que d'une méthode à l'autre, les risques courus par la femme s'accroissent. (Voir, par ex., Tyler, et al., "Second Trimester Induced Abortion in the United States", in Garry S. Berger, William Brenner and Louis Keith, eds., Second‑Trimester Abortion: Perspectives After a Decade of Experience.)

26. La seconde considération est que, même au cours des périodes où chaque méthode d'avortement peut être employée, la preuve indique que plus l'avortement a lieu tôt, moins il y a de complications et inférieur est le risque de décès. Par exemple, une étude du Centre for Disease Control d'Atlanta a confirmé que [TRADUCTION] "la méthode D & E [dilatation cervicale et évacuation utérine] utilisée de la treizième à la quinzième semaines de grossesse est presque trois fois plus sûre qu'après seize semaines ou plus". (Cates et Grimes, "Deaths from Second Trimester Abortion by Dilation and Evacuation: Causes, Prevention, Facilities" (1981), 58 Obstetrics and Gynecology 401, à la p. 401. Voir aussi le rapport Powell, à la p. 36.) Il a été porté à la connaissance de la Cour qu'à cause des risques possibles les médecins canadiens refusent souvent d'employer la méthode de la dilatation cervicale et de l'évacuation utérine entre la treizième et la seizième semaines, préférant attendre le moment où ils jugeront pouvoir avoir recours à la méthode médicamenteuse. Les statistiques globales de mortalité évaluées par les Dr Cates et Grimes sont encore plus révélatrices. Ils concluent, après une étude des données pertinentes:

[TRADUCTION] Tout retard à pratiquer l'avortement augmente le taux de complication de 15 à 30 % et les probabilités de décès de 50 % par semaine de retard.

Ces statistiques indiquent clairement que même si le retard moyen causé par l'art. 251 n'est, par hypothèse, que de quelque deux semaines, les effets pour une femme donnée peuvent être graves et parfois mortels.

27. Il est certainement vrai que les taux globaux de complication et de mortalité pour les femmes qui subissent un avortement sont très faibles, mais l'augmentation des risques causés par tout retard est si clairement établie que je n'ai aucune difficulté à conclure que tout retard à obtenir un avortement thérapeutique, en raison de la procédure imposée par l'art. 251, est une atteinte à l'aspect purement physique du droit de chacun à la sécurité de sa personne. Je dois souligner que le contraste marqué entre la relative rapidité avec laquelle des avortements peuvent être obtenus dans les Centres locaux de santé communautaire du Québec, subventionnés par le gouvernement, et dans les hôpitaux en vertu de la procédure de l'art. 251 a été établi au procès. D'après la preuve, dans les CLSC du Québec, l'attente maximum est inférieure à une semaine. On doit conclure, et peut‑être souligner, que l'attente que doivent subir de nombreuses femmes voulant un avortement thérapeutique, qu'il s'agisse d'une, de deux, de quatre ou de six semaines, est due dans une large mesure aux exigences de l'art. 251 lui‑même.

28. L'ingérence physique exposée ci‑dessus, imputable aux délais découlant de l'art. 251 et impliquant un risque clair de préjudice pour le bien‑être physique d'une femme, suffit, à mon avis, pour justifier qu'on se demande si l'art. 251 est conforme avec les principes de justice fondamentale. Il y a toutefois une autre violation de la sécurité de la personne. Il ressort de la preuve que l'art. 251 porte atteinte à l'intégrité psychologique des femmes voulant un avortement. Un rapport de 1985 de l'Association médicale canadienne, étudié dans le rapport Powell, à la p. 15, souligne que la procédure qu'implique l'art. 251, avec les délais qui en découlent, accroît de beaucoup le niveau d'angoisse des patientes, ce qui peut accroître le nombre de complications somatiques liées à l'avortement. Un spécialiste en fertilité, le Dr Henry David, a témoigné à titre d'expert au procès au sujet de l'effet psychologique sur les femmes des délais d'obtention d'un avortement. D'après son témoignage, ses propres études ont démontré que la tension psychologique augmente chez les femmes forcées d'attendre pour se faire avorter, d'autant que cette tension est accrue par l'incertitude quant à savoir si un comité de l'avortement thérapeutique donnera ou non son approbation.

29. Le Dr Jane Hodgson, directrice médicale du Women's Health Center de Duluth, au Minnesota, a sans doute donné, au procès, le témoignage le plus impressionnant au sujet de l'effet psychologique sur les femmes des délais inhérents à la procédure de l'art. 251. Elle avait été assignée afin de faire part de son expérience avec les femmes canadiennes qui se rendent au Women's Health Center pour se faire avorter. Son témoignage est long, mais ces brefs extraits peuvent en transmettre l'idée:

[TRADUCTION] Puis‑je ajouter un autre point qui me paraît des plus vital: beaucoup de femmes [canadiennes] font le voyage parce qu'elles savent qu'elles devront attendre d'abord de recevoir l'autorisation, puis qu'un lit d'hôpital soit disponible, ou d'obtenir l'admission dans un hôpital, et qu'elles savent donc qu'il faudra qu'on leur administre la méthode médicamenteuse. Certaines d'entre elles sont déjà passées par là, d'autres savent ce que ça veut dire, aussi sont‑elles prêtes à faire à peu près n'importe quoi pour l'éviter.

Et, bien entendu, c'est‑à‑dire [. . .] j'estime qu'il s'agit là d'une thérapeutique des plus cruelles, aussi suis‑je prête à tout faire pour les aider à l'éviter.

...

Le coût, le temps perdu, les risques médicaux, l'angoisse mentale: tout cela c'est de la cruauté, aujourd'hui, à notre époque, parce qu'il s'agit d'une méthode [la méthode médicamenteuse] désuette, à peu près en voie de disparition aux États‑Unis.

J'ai déjà dit que la méthode médicamenteuse oblige la femme à subir les contractions et à endurer l'accouchement d'un foetus généralement mais pas toujours mort‑né. Les statistiques de 1982 montrent que, dans 33,4 pour 100 des avortements en Ontario, on a utilisé la méthode médicamenteuse et le rapport Powell révèle, à la p. 36, que, même en 1986, il y avait toujours une haute incidence d'avortements pratiqués au second trimestre en Ontario. Le dommage psychologique causé par le délai d'obtention des avortements, dont une grande part doit être attribuée à la procédure prévue à l'art. 251, constitue une atteinte supplémentaire au droit à la sécurité de la personne.

30. Dans son mémoire supplémentaire et au cours des plaidoiries, le ministère public a soutenu que les éléments de preuve relatifs à ce qu'on pourrait qualifier de "lenteurs administratives" ne sauraient entrer en ligne de compte dans l'évaluation d'une loi aux fins de l'art. 7 de la Charte. Le ministère public fait valoir que seuls les éléments de preuve portant sur l'objet de la loi sont pertinents. Ceci présume donc que les atteintes aux intérêts physiques ou psychologiques des individus causées par l'art. 251 du Code criminel ne constituent pas une atteinte à la sécurité de la personne, car le dommage résulte de difficultés pratiques et n'est pas l'objectif du législateur.

31. L'argument est spécieux pour deux raisons. D'abord, en pratique, il n'est pas possible, dans le cas de l'art. 251, d'ériger une cloison étanche entre l'objet recherché par l'article et la procédure administrative établie pour l'atteindre. Par exemple, quoiqu'il puisse être vrai que le législateur n'a pas adopté l'art. 251 dans le but de retarder l'obtention des avortements thérapeutiques, la preuve démontre que le système établi par l'article pour obtenir un certificat d'avortement thérapeutique crée inévitablement des délais importants. Il n'est pas possible de dire que ces retards ne résultent que des contraintes administratives, tels les budgets restreints ou le manque de personnel qualifié apte à siéger aux comités de l'avortement thérapeutique. Les délais résultent de la lourdeur du mécanisme prévu à l'art. 251 lui‑même. (Voir par analogie l'arrêt R. c. Therens, le juge Le Dain, à la p. 645.) Si le mandat conféré aux tribunaux par la Charte n'autorise pas, généralement parlant, le pouvoir judiciaire à accorder un recours contre les lenteurs administratives, néanmoins, lorsqu'un droit aussi fondamental que la sécurité de la personne est enfreint par la procédure et les structures administratives créées par la loi elle‑même, les tribunaux ont le pouvoir d'agir.

32. En second lieu, même s'il était possible en l'espèce de dissocier objet et administration, la Cour a déjà statué en droit que l'objet n'est pas le seul critère valable d'évaluation de la constitutionnalité d'une loi en fonction de la Charte. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., à la p. 331, la Cour dit:

. . . l'objet et l'effet d'une loi sont tous les deux importants pour déterminer sa constitutionnalité; un objet inconstitutionnel ou un effet inconstitutionnel peuvent l'un et l'autre rendre une loi invalide.

Même si l'objet d'une loi est inattaquable, la procédure administrative créée par la loi pour la mise en oeuvre de cet objet peut produire des effets inconstitutionnels et la loi doit alors être invalidée. Il importe de rappeler qu'en parlant des effets d'une loi, la Cour, dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., se référait encore aux effets qui peuvent invalider une loi en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 et non aux effets individuels, qui pourraient amener un tribunal à accorder une réparation à une personne en vertu du par. 24(1) de la Charte. En l'espèce, les appelants se plaignent des effets généraux de l'art. 251. Si l'article 251 du Code criminel viole effectivement l'art. 7 de la Charte par suite de ses effets généraux, cela peut suffire à invalider la loi en vertu de l'art. 52. Par ailleurs, je rappellerais que les appelants ont qualité pour contester une loi inconstitutionnelle s'ils risquent d'être déclarés coupables d'une infraction à cette loi, même s'ils n'ont pas directement à pâtir des effets inconstitutionnels: l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., à la p. 313. Le ministère public n'a d'ailleurs pas contesté leur qualité pour agir.

33. En résumé, l'art. 251 est un texte législatif qui oblige des femmes à mener un foetus à terme à l'encontre de leurs propres priorités et aspirations et qui impose des délais considérables qui accroissent le traumatisme physique et psychologique des femmes qui satisfont à ses critères. Il faut donc déterminer si l'atteinte a eu lieu en conformité avec les principes de justice fondamentale, ce qui sauverait l'art. 251 en vertu de la seconde partie de l'art. 7.

C. Les principes de justice fondamentale

34. Bien que les "principes de justice fondamentale" mentionnés à l'art. 7 aient une composante de fond et une composante de procédure (Renvoi: Motor Vehicule Act de la C.‑B., à la p. 499), j'ai déjà dit qu'il n'est pas nécessaire en l'espèce de se prononcer sur le fond de l'art. 251 du Code criminel. Mon analyse se limitera donc aux divers aspects de la structure et de la procédure administratives établies par l'art. 251 pour l'obtention des avortements thérapeutiques.

35. En bref, l'art. 251 fonctionne de la manière suivante. Le paragraphe (1) fait un acte criminel de l'emploi, par qui que ce soit, de quelque moyen avec l'intention "de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin". Le paragraphe (2) prévoit, en parallèle, que se rend coupable d'un acte criminel toute femme enceinte qui emploie ou permet que soit employé quelque moyen avec l'intention "d'obtenir son propre avortement". Les "moyens" dont il est question aux par. (1) et (2) sont définis au par. (3) comme étant l'administration d'une drogue ou "autre substance délétère", l'emploi d'un instrument et "toute manipulation". La disposition cruciale en l'espèce est le par. (4) selon lequel les infractions prévues aux par. (1) et (2) "ne s'appliquent pas" dans certaines circonstances. La Cour d'appel de l'Ontario, en l'espèce, a qualifié le par. 251(4) de [TRADUCTION] "disposition disculpatoire" ((1985), 52 O.R. (2d) 353, à la p. 365). Dans l'arrêt Morgentaler (1975), à la p. 673, cette Cour, à la majorité, a jugé que le par. 251(4) avait pour effet d'offrir "à ceux qui satisfont à ses conditions, un moyen de défense complet".

36. La procédure entourant cette défense est plutôt complexe. Une femme enceinte qui désire un avortement doit s'adresser au "comité de l'avortement thérapeutique" d'un hôpital "accrédité ou approuvé". Ce comité a le pouvoir de délivrer un certificat écrit attestant que, par décision de la majorité des membres du comité, la continuation de la grossesse risque de mettre la vie ou la santé de la femme enceinte en danger. Sur remise d'une copie du certificat à un médecin qualifié qui n'est pas membre du comité de l'avortement thérapeutique, celui‑ci est autorisé à procurer un avortement à la femme enceinte et tant le médecin que la femme échappent à toute responsabilité criminelle.

37. Le paragraphe (6) fournit plusieurs définitions qui ont des répercussions sur l'issue de ce pourvoi. Un "hôpital accrédité" désigne un hôpital accrédité par le Conseil canadien d'accréditation des hôpitaux "dans lequel sont fournis des services de diagnostic et des traitements médicaux, chirurgicaux et obstétricaux". Un "hôpital approuvé" est un hôpital "approuvé aux fins du présent article par le ministre de la Santé" d'une province. Un "comité de l'avortement thérapeutique" doit être "formé d'au moins trois membres qui sont tous des médecins qualifiés" nommés par le Conseil d'administration de l'hôpital. Curieusement, le terme "santé" n'est pas défini à l'art. 251, de sorte qu'il semble que les comités de l'avortement thérapeutique sont libres d'élaborer leur propre théorie pour déterminer quand une atteinte éventuelle à la "santé" d'une femme peut justifier l'octroi d'un certificat d'avortement thérapeutique.

38. Cependant, comme c'est souvent le cas en matière d'interprétation, la simple lecture des dispositions législatives ne dit pas tout. Pour comprendre la nature et la portée véritables de l'art. 251, il est nécessaire d'examiner l'application pratique des dispositions. La Cour a reçu une myriade de mémoires sur les faits à cet égard. L'une des sources d'information les plus utiles est le rapport Badgley. Le comité sur l'application des dispositions législatives sur l'avortement a été créé par les décrets C.P. 1975‑2305, ‑2306, ‑2307 du 29 septembre 1975 avec pour mandat "d'entreprendre une étude visant à déterminer si les dispositions prévues par le Code criminel relativement à la pratique d'avortements thérapeutiques sont appliquées de manière équitable dans tout le Canada". Statistique Canada a fourni des statistiques au comité et celui‑ci a aussi procédé à ses propres recherches, rencontrant les fonctionnaires des ministères des procureurs généraux et des ministères provinciaux de la santé et procédant à la visite de 140 hôpitaux canadiens. Le comité a aussi fait procéder à des sondages, à l'échelle nationale, sur les hôpitaux, leur personnel, les médecins et les patients. Le comité a conclu en somme que: "Le recours prévu par la Loi sur l'avortement n'est pas appliqué de façon équitable à travers le Canada" (à la p. 19). Bien entendu, cette conclusion n'amène pas nécessairement à dire que la procédure prévue à l'art. 251 viole les principes de justice fondamentale. Une application injuste de la loi peut être imputable à des forces externes qui n'ont rien à voir avec la loi elle‑même.

39. Le rapport Badgley est une mine de renseignements qui démontre cependant qu'un grand nombre des problèmes les plus graves dans l'application de l'art. 251 résultent des exigences administratives et de procédures établies par la loi. Par exemple, le comité Badgley note, à la p. 92:

. . . la Loi sur l'avortement exige implicitement un minimum de trois médecins qualifiés agissant comme membres du comité de l'avortement thérapeutique, plus un médecin qualifié qui n'est pas membre de ce comité, pour pratiquer l'intervention.

Le comité poursuit avec l'observation suivante (à la p. 113):

Sur les 1,348 hôpitaux civils en service en 1976, au moins 331 hôpitaux comptaient moins de quatre médecins membres de leur personnel médical. En ce qui concerne la répartition des médecins, 24.6 pour cent des hôpitaux au Canada n'avaient pas un personnel médical suffisamment important pour pouvoir créer un comité de l'avortement thérapeutique et pratiquer l'avortement.

En d'autres termes, l'obligation du par. 251(4), neutre en apparence, qu'au moins quatre médecins soient disponibles pour autoriser et pratiquer un avortement, signifie en pratique qu'il serait absolument impossible d'obtenir un avortement dans près du quart de tous les hôpitaux au Canada.

40. D'autres exigences administratives et procédurales du par. 251(4) réduisent la possibilité d'obtenir des avortements thérapeutiques. Pour les fins de l'art. 251, les avortements thérapeutiques ne peuvent être pratiqués que dans des hôpitaux "accrédités" ou "approuvés". Comme il a été dit précédemment, un hôpital "approuvé" est un hôpital que le ministre de la Santé de la province désigne comme tel, afin de lui permettre de pratiquer des avortements thérapeutiques. Le ministre n'a aucune obligation d'octroyer cette approbation. En outre, un hôpital "accrédité" doit non seulement être accrédité par le Conseil canadien d'accréditation des hôpitaux, il doit aussi offrir certains services précis. Un grand nombre d'hôpitaux canadiens n'offrent pas tous les services requis, ce qui leur interdit automatiquement de pratiquer des avortements thérapeutiques. Le rapport Badgley souligne les limitations importantes que ces exigences imposent surtout lorsqu'on les lie avec la règle des quatre médecins mentionnée ci‑dessus (à la p. 115):

Sur les 1,348 hôpitaux civils que comptait le Canada en 1976, 789 hôpitaux, soit 58.5 pour cent, n'étaient pas aptes à établir un comité de l'avortement thérapeutique, soit en raison de la spécialisation des traitements fournis dans ces établissements, soit à cause d'un personnel médical insuffisant ou du genre d'installations dont ils disposaient.

De plus, même si un hôpital est autorisé à former un comité de l'avortement thérapeutique, rien dans l'art. 251 ne l'oblige à le faire. Le comité Badgley a découvert qu'en 1976, des 559 hôpitaux généraux qui répondaient aux exigences de procédure de l'art. 251, 271 hôpitaux seulement, au Canada, soit seulement 20,1 pour 100 du total, avaient effectivement formé un comité de l'avortement thérapeutique (à la p. 116).

41. Même si le rapport Badgley remonte à dix ans, les statistiques en cause ne semblent pas périmées. D'ailleurs, Statistique Canada rapportait qu'en 1982 le nombre d'hôpitaux ayant des comités de l'avortement thérapeutique était en fait tombé à 261. (Principales statistiques sur les avortements thérapeutiques, Canada: 1982 (1983).) Les statistiques pour l'Ontario sont encore plus récentes. Dans le rapport Powell, on mentionne qu'en 1986 seulement 54 pour 100 des hôpitaux accrédités dans la province ayant un département de soins intensifs avaient formé des comités de l'avortement thérapeutique. Dans cinq comtés, il n'y avait aucun comité (à la p. 24). Des 95 hôpitaux ayant des comités, 12 n'avaient pas pratiqué d'avortements en 1986 (à la p. 24).

42. Le rapport Powell révèle que la procédure de l'art. 251 suscite une autre difficulté grave. L'obligation que les avortements thérapeutiques soient seulement pratiqués dans des hôpitaux "accrédités" ou "approuvés" signifie que le recours en pratique aux dispositions disculpatoires du par. 4 peut être fortement limité et même supprimé par la réglementation provinciale. En Ontario, par exemple, le gouvernement provincial a promulgué le règlement 248/70 en application de The Public Hospitals Act, R.S.O. 1960, chap. 322, mainte­nant R.R.O. 1980, Reg. 865. Ce règlement porte que des comités de l'avortement thérapeutique ne peuvent être formés que si le personnel médical actif compte dix membres ou plus (rapport Powell, à la p. 13). Rien n'interdit au ministre de la Santé d'imposer des restrictions plus draconiennes. Au cours des plaidoiries, on a rappelé qu'il serait même possible pour un gouvernement provincial, dans l'exercice de son autorité législative sur les hôpitaux publics, de distribuer les fonds pour les soins de santé de façon à ce qu'aucun hôpital ne puisse satisfaire aux exigences procédurales du par. 251(4). À cause de la structure administrative établie par le par. 251(4) et des définitions qui s'y rapportent, la "défense" prévue par l'article pourrait disparaître complètement.

43. Le régime administratif établi par le par. 251(4) souffre d'une autre faiblesse: l'absence de norme adéquate à laquelle les comités de l'avortement thérapeutique doivent se référer lorsqu'ils ont à décider si un avortement thérapeutique devrait, en droit, être autorisé. Le paragraphe (4) dit simplement que le comité de l'avortement thérapeutique peut délivrer un certificat lorsqu'il estime que la poursuite de la grossesse pourrait mettre en danger la "vie ou la santé" de la femme enceinte. On a déjà signalé que le terme "santé" n'est pas défini aux fins de l'article. Le ministère public a reconnu dans son mémoire supplémentaire que, dans leurs dépositions au procès, les témoins médicaux ont tous dit que la norme de la "santé" était ambiguë, mais il trouve un certain réconfort dans le fait que [TRADUCTION] "les témoins médicaux ont unanimement approuvé la définition large du terme santé adoptée par l'Organisation mondiale de la santé". L'Organisation mondiale de la santé définit la "santé" non comme l'absence de maladie ou d'infirmité, mais plutôt comme un état physique, mental et social de bien‑être.

44. Je ne comprends pas comment la simple existence d'une définition utilisable du terme "santé" peut rendre l'emploi de ce terme au par. 251(4) moins ambigu, alors que nulle part dans cet article on ne se réfère à cette définition. Il n'y a pas la moindre preuve que les comités de l'avortement thérapeutique appliquent généralement la définition de l'Organisation mondiale de la santé. En fait, le rapport Badgley révèle que c'est exactement le contraire (à la p. 22):

Aucun effort sérieux et soutenu n'a été fait au Canada pour trouver une définition explicite et fonctionnelle de la santé ou pour appliquer un tel concept à l'avortement provoqué. En l'absence d'une telle définition, chaque médecin et chaque hôpital doit prendre une décision personnelle à ce sujet. Les différentes définitions de la santé ont conduit à des inégalités importantes dans la répartition et l'accessibilité du recours à l'avortement.

Plusieurs médecins sont venus témoigner au procès, à titre d'expert, pour dire que les comités de l'avortement thérapeutique appliquent des définitions fort différentes de la santé. Pour certains comités, la santé psychologique justifie un avortement thérapeutique; pour d'autres non. Certains comités refusent habituellement un avortement aux femmes mariées, à moins qu'elles ne soient physiquement en danger, alors que, pour d'autres comités, il est possible à une femme mariée de démontrer qu'elle subirait un préjudice psychologique si la grossesse se poursuivait, et de justifier ainsi un avortement. Il n'est, en général, pas possible que les femmes sachent à l'avance quelle norme de santé un comité donné appliquera. Le juge en chef adjoint Parker, à la p. 377, a jugé que la preuve montrait clairement que le par. 251(4) ne fournit pas de directives adéquates aux comités de l'avortement thérapeutique chargés de décider quand, légalement, il peut y avoir avortement:

[TRADUCTION] Le rapport [Badgley], et d'autres preuves présentées pour étayer cette requête montrent que chaque comité de l'avortement thérapeutique est libre de se doter de ses propres directives et que de nombreux comités ont des exigences arbitraires. Certains comités rejettent les demandes de deuxième avortement, à moins que la patiente ne consente à la stérilisation; d'autres exigent un examen psychiatrique et d'autres encore n'accordent pas d'approbation dans le cas des femmes mariées.

45. Il ne sert à rien de dire que le terme "santé" est un terme médical et que les médecins qui siègent aux comités de l'avortement thérapeutique ne font qu'exercer leur jugement professionnel. Un comité de l'avortement thérapeutique est un hybride étrange, en partie comité médical et en partie comité légal. Ici encore, pour reprendre les propos du juge en chef adjoint Parker, à la p. 381:

[TRADUCTION] Étant donné les conséquences de la délivrance ou du refus de délivrer un certificat, il m'est difficile de réduire les pouvoirs du comité à une simple déclaration d'opinion sur les risques pour la vie ou la santé de la requérante s'il y a poursuite de la grossesse. La décision du comité a des effets très réels sur l'obtention d'un avortement par la femme enceinte requérante et sur l'éventuelle responsabilité criminelle que pourraient encourir tant la requérante que le médecin qui procède à l'intervention.

Lorsque la décision du comité de l'avortement thérapeutique a des conséquences juridiques aussi directes, l'absence de norme légale claire à appliquer par le comité pour arriver à sa décision constitue un vice de procédure grave.

46. L'effet combiné de tous ces problèmes et de la procédure établie par l'art. 251 pour l'obtention des avortements thérapeutiques constitue un manquement aux principes de justice fondamentale. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., le juge Lamer dit, à la p. 503: "les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique". L'un des préceptes fondamentaux de notre système de justice criminelle est que, lorsque le Parlement crée une défense à l'égard d'une accusation criminelle, celle‑ci ne doit être ni illusoire ni à ce point difficile à faire valoir qu'elle soit illusoire en pratique. Le droit criminel constitue une forme très spéciale de réglementation gouvernementale, car il cherche à exprimer la désapprobation collective de notre société pour certains actes ou omissions. Lorsqu'un moyen de défense est prévu, surtout lorsqu'il s'agit d'un moyen de défense conçu spécifiquement pour une accusation particulière, c'est parce que le législateur a jugé que la désapprobation de la société n'est pas justifiée lorsque les conditions de ce moyen de défense sont remplies.

47. Prenons donc le cas d'une femme mariée enceinte qui désire demander un certificat d'avortement thérapeutique parce qu'elle craint que sa santé psychologique soit gravement atteinte si elle mène le foetus à terme. D'après la preuve indiscutée, il existe de nombreuses régions au Canada où cette femme ne pourrait tout simplement pas obtenir un avortement thérapeutique. Il se peut qu'elle vive dans une région où il n'y a pas d'hôpitaux où exercent quatre médecins; aucun comité d'avortement thérapeutique ne peut être créé. De même, il se peut qu'elle vive dans une région où les traitements qu'assurent les hôpitaux alentour ne répondent pas à la définition d'"hôpital accrédité" du par. 251(6). Ou il se peut qu'elle habite dans une province où le gouvernement provincial a imposé aux hôpitaux désireux de former des comités de l'avortement thérapeutique des conditions si rigoureuses qu'aucun hôpital ne peut y satisfaire. Ou encore, notre femme hypothétique peut avoir affaire à un comité de l'avortement thérapeutique, à l'hôpital local, qui définit la "santé" en termes purement somatiques ou qui refuse d'approuver l'avortement pour les femmes mariées. Dans chacun de ces cas, ce sont les structures administratives et la procédure établie par l'art. 251 lui‑même qui, en pratique, interdisent à cette femme de se prévaloir de la défense que lui accorde le par. 251(4).

48. Les faits démontrent qu'un grand nombre de femmes se trouvent dans une situation de ce genre. Les médecins de l'hôpital Chedoke‑McMaster d'Hamilton ont témoigné avoir reçu des appels téléphoniques de femmes de toutes les régions de l'Ontario qui avaient fait sans succès une demande d'avortement thérapeutique aux hôpitaux locaux. À une certaine époque, 80 pour 100 des patientes admises à Chedoke‑McMaster pour se faire avorter venaient de l'extérieur d'Hamilton, aussi l'hôpital a‑t‑il été forcé de limiter l'admission des femmes venant de l'extérieur de la zone qu'il dessert. Le rapport Powell révèle que, dans plus de 50 pour 100 des comtés de l'Ontario, en 1986, la majorité des femmes qui ont obtenu un avortement l'ont fait à l'extérieur de leur lieu de résidence (à la p. 7). Mais, fait plus révélateur encore, [TRADUCTION] "un minimum de cinq mille Ontariennes se font chaque année avorter dans des cliniques indépendantes, au Canada et aux États‑Unis" (à la p. 7).

49. Le ministère public soutient, dans son mémoire additionnel, que les femmes qui éprouvent des difficultés à se faire avorter au lieu de leur domicile n'ont qu'à se déplacer pour obtenir un avortement thérapeutique ailleurs au Canada. Cet argument ne serait pas spécialement gênant si les difficultés auxquelles les femmes ont à faire face ne résultaient pas dans une large mesure des exigences procédurales de l'art. 251 lui‑même. Si les femmes ne faisaient que rechercher l'anonymat en allant ailleurs ou se trouvaient simplement confrontées aux difficultés habituelles qu'il y a à obtenir des soins médicaux dans les régions rurales, il pourrait être approprié de dire "qu'elles aillent ailleurs". Mais la preuve établit de façon concluante que c'est la loi elle‑même qui, de bien des manières, les empêche d'avoir accès aux institutions locales offrant l'avortement thérapeutique. L'énorme fardeau émotionnel et financier imposé aux femmes qui doivent se déplacer loin de chez elles pour obtenir un avortement est un fardeau créé dans bien des cas par le Parlement. En outre, il n'est pas exact de dire aux femmes qui, au départ, sembleraient admissibles en vertu du par. 251(4) qu'elles pourront obtenir un avortement thérapeutique pourvu qu'elles acceptent de se déplacer. Madame Carolyn Egan, coordonnatrice administrative du Birth Control and Venereal Disease Centre de Toronto, a déclaré dans son témoignage que de nombreux hôpitaux de Toronto avaient été forcés de contingenter arbitrairement les avortements et que certains hôpitaux torontois n'admettaient que les femmes résidant dans la zone géographique qu'ils devaient desservir. Une femme de l'extérieur de Toronto peut éprouver de sérieuses difficultés à obtenir un avortement thérapeutique dans cette ville. Comme on l'a dit précédemment, la situation à Hamilton se compare maintenant à celle de Toronto, vu les restrictions géographiques imposées à l'hôpital Chedoke‑McMaster. Entre temps, bien entendu, les jours et les semaines passent et une femme peut être finalement obligée de subir un avortement selon une procédure plus dangereuse. Ou elle peut en désespoir de cause choisir d'aller plus loin encore, au Québec ou aux États‑Unis, pour obtenir un avortement dans une clinique indépendante.

50. La Cour, à la majorité, a déjà jugé dans l'arrêt R. c. Jones, à la p. 304 (le juge La Forest), que:

Les provinces doivent avoir la possibilité de faire des choix quant au type de structure administrative qui répondra à leurs besoins, à moins que le recours à une telle structure ne soit en lui‑même nettement injuste, compte tenu des décisions qu'elle est appelée à prendre, au point de violer les principes de justice fondamentale. [Souligné dans l'original.]

De même, le Parlement doit avoir la latitude voulue pour concevoir une structure administrative et procédurale appropriée qui permette à une défense particulière de jouer, afin d'éviter une responsabilité criminelle. Mais, si cette structure est "nettement injuste, compte tenu des décisions qu'elle est appelée à prendre, au point de violer les principes de justice fondamentale", elle doit être invalidée. En l'espèce, la structure — le système régissant l'accès aux avortements thérapeutiques — est manifestement injuste. Elle comporte tellement de barrières potentielles à son propre fonctionnement que la défense qu'elle institue sera, dans de nombreuses circonstances, hors de portée en pratique des femmes qui, au départ, auraient pu s'en prévaloir ou, à tout le moins, forcera ces femmes à se déplacer sur de grandes distances et à subir de grands frais et inconvénients pour bénéficier d'une défense que l'on considère généralement ouverte à tous.

51. Je conclus que la procédure instituée par l'art. 251 du Code criminel pour obtenir un avortement thérapeutique n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Il n'est pas nécessaire de déterminer si l'art. 7 a aussi un contenu de droit positif dont on peut conclure que, dans certaines circonstances au moins, l'atteinte au droit d'une femme enceinte à la sécurité de sa personne ne peut jamais s'accorder avec la justice fondamentale. En bref, si l'on présume que le Parlement peut agir, il doit le faire de la façon appropriée. Pour les motifs déjà exposés, l'atteinte à la sécurité de la personne causée par l'art. 251 dans son ensemble n'est pas conforme au second volet de l'art. 7. Il reste à voir si l'art. 251 peut être justifié en raison de l'article premier de la Charte.

V

Analyse de l'article premier

52. L'article premier de la Charte peut potentiellement servir à "sauvegarder" une disposition législative qui enfreint l'art. 7: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., le juge Lamer, à la p. 520. Les principes régissant l'analyse requise aux termes de l'article premier ont été énoncés dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. et, de façon plus précise encore, dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Une disposition législative qui enfreint un article de la Charte ne peut être sauvegardée en vertu de l'article premier que si la partie qui en soutient la validité peut démontrer, en premier lieu, que l'objectif de la disposition est "suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution" (arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., à la p. 352) et, en second lieu, que les moyens choisis pour l'emporter sur le droit ou la liberté sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique. Ce second aspect fait en sorte que les moyens législatifs soient proportionnels aux fins législatives (Oakes, aux pp. 139‑140). Dans l'arrêt Oakes, à la p. 139, la Cour se réfère à trois facteurs particulièrement utiles à l'évaluation de la proportionnalité entre les moyens et les fins. En premier lieu, les moyens choisis pour atteindre un objectif important doivent être rationnels, justes et non arbitraires. En second lieu, les moyens législatifs doivent être de nature à porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en cause. En troisième lieu, les effets de la restriction du droit ou de la liberté en cause ne doivent pas être disproportionnés par rapport à l'objectif recherché.

53. Les appelants soutiennent que l'art. 251 du Code criminel a pour seul but la protection de la vie et de la santé des femmes enceintes. Le ministère public intimé fait valoir que l'art. 251 cherche à protéger non seulement la vie et la santé des femmes enceintes, mais aussi les intérêts du foetus. D'autre part, le ministère public a reconnu que la Cour n'est pas invitée en l'espèce à évaluer des arguments relatifs aux "droits du foetus" ni à déterminer le sens du "droit à la vie". Je m'abstiens expressément de me prononcer à cet égard. À mon avis, il n'est pas nécessaire, pour les besoins de l'espèce, d'évaluer ou de déterminer les "droits du foetus" en tant que valeur constitutionnelle indépendante. Il n'est pas non plus requis de prendre toute la mesure de l'intérêt qu'a l'État à établir des critères indépendants des propres priorités et aspirations d'une femme enceinte. Ce que nous devons faire, c'est évaluer l'équilibre particulier établi par le Parlement à l'art. 251, dans la mesure où il se rapporte aux priorités et aspirations des femmes enceintes et les intérêts qu'a le gouvernement à protéger le foetus.

54. L'article 251 prescrit que les intérêts du foetus ne doivent pas être protégés lorsque "la vie ou la santé" de la femme est en danger. Le Parlement a donc lui‑même expressément déclaré à l'art. 251 que "la vie ou la santé" des femmes enceintes l'emporte. Il est clair que la procédure prévue au par. 251(4) se rapporte à "la vie ou la santé" de la femme enceinte, car c'est l'expression même utilisée dans le paragraphe. Comme le juge McIntyre le dit dans ses motifs (à la p. 155), le but du par. 251(4) vise "à limiter l'avortement aux cas où la continuation de la grossesse nuirait ou nuirait probablement à la vie ou à la santé de la femme en cause, et non pas à donner la possibilité illimitée de se faire avorter". Il ne m'est donc pas difficile de conclure que l'objectif de l'art. 251 dans son ensemble, soit d'équilibrer les intérêts en concurrence identifiés par le Parlement, est suffisamment important pour répondre aux exigences du premier volet de l'analyse, selon l'arrêt Oakes, au regard de l'article premier. Je pense que la protection des intérêts des femmes enceintes est un objectif gouvernemental valide, lorsque la vie et la santé peuvent être mises en danger par des sanctions criminelles. Comme les juges Beetz et Wilson, je suis d'accord pour dire que la protection des intérêts du foetus par le Parlement constitue aussi un objectif gouvernemental valide. Il s'ensuit qu'équilibrer ces intérêts, la vie et la santé des femmes étant un facteur majeur, est clairement un objectif gouvernemental important. Comme la Cour d'appel l'a dit à la p. 366 [TRADUCTION] "le point de vue contemporain [est que] l'avortement n'est pas toujours une conduite socialement répréhensible".

55. Je suis également convaincu, néanmoins, que les moyens choisis pour atteindre les objectifs législatifs de l'art. 251 ne sont conformes à aucun des trois éléments de la proportionnalité énoncée par l'arrêt R. c. Oakes. La preuve m'a amené à conclure que l'atteinte à la sécurité de la personne des femmes enceintes causée par l'art. 251 n'est pas conforme avec les principes de justice fondamentale. Il a été démontré que la procédure et les structures administratives instaurées par l'art. 251 sont souvent arbitraires et injustes. La procédure établie pour mettre en oeuvre la politique de l'art. 251 porte atteinte aux droits garantis par l'art. 7 au‑delà de ce qui est nécessaire, puisqu'elle ne fournit qu'une défense illusoire à nombre de femmes qui, prima facie, pourraient se prévaloir des dispositions disculpatoires du par. 251(4). En d'autres termes, beaucoup de femmes que le Parlement prétend ne pas vouloir tenir criminellement responsables seront néanmoins forcées, par l'impossibilité pratique de se prévaloir de cette supposée défense, de prendre le risque d'être tenues responsables ou de s'exposer à un autre danger, tel un avortement tardif traumatisant, en raison des délais inhérents au système de l'art. 251. Enfin, pour nombre de femmes enceintes, les effets de la limitation des droits garantis par l'art. 7 sont disproportionnés par rapport à l'objectif recherché. D'ailleurs, dans la mesure où le par. 251(4) est conçu pour la protection de la vie et la santé des femmes, la procédure qu'il établit peut, en fait, mettre cet objectif en échec. Les structures administratives du par. 251(4) sont si lourdes que les femmes dont la santé est menacée par leur grossesse peuvent se trouver dans l'impossibilité d'obtenir un avortement thérapeutique, si ce n'est au prix de traumatismes, de dépenses et d'inconvénients majeurs.

56. Je conclus donc que la structure lourde du par. (4) non seulement assujettit indûment les droits des femmes enceintes en vertu de l'art. 7, mais peut aussi mettre en échec la valeur que le Parlement lui‑même a établie comme la plus importante, soit la vie et la santé de la femme enceinte. Comme je l'ai noté, le substitut du procureur général a effectivement plaidé que l'un des buts de la procédure établie par le par. (4) est de protéger les intérêts du foetus. La protection des intérêts du foetus par l'État peut bien mériter une reconnaissance constitutionnelle en vertu de l'article premier. Cependant, on ne peut échapper au fait que le Parlement a omis d'établir soit une norme soit une procédure par laquelle de tels intérêts pourraient prévaloir sur ceux de la femme d'une façon juste et non arbitraire.

57. L'article 251 du Code criminel ne peut donc être sauvegardé en vertu de l'article premier de la Charte.

VI

La plaidoirie de l'avocat de la défense à l'intention du jury

58. En terminant sa plaidoirie au procès des appelants, l'avocat de la défense, s'adressant au jury, a déclaré:

[TRADUCTION] Le juge va vous dire quel est le droit. Il vous dira quels éléments composent l'infraction, ce que le ministère public doit prouver, quelles défenses sont ou ne sont pas admissibles, et vous devez prendre son énoncé du droit. Mais moi je vous dis que c'est à vous, et à vous seul, d'appliquer le droit à ces éléments de preuve et vous avez le droit de dire qu'il ne devrait pas être appliqué.

Essentiellement, cette plaidoirie soutient que le jury ne devrait pas appliquer l'art. 251 s'il pense qu'il s'agit d'une mauvaise loi et que, en refusant d'appliquer la loi, il signale au Parlement qu'il faut la changer. Quoique, vu la façon dont je me prononce en l'espèce, il ne me soit pas nécessaire, à strictement parler, d'examiner la plaidoirie de Me Manning devant le jury, l'argument m'a paru si troublant que je me sens obligé de le commenter.

59. Il est établi depuis longtemps en droit criminel anglo‑canadien que, dans un procès devant un juge et un jury, le rôle du juge consiste à dire le droit et celui du jury à appliquer ce droit aux faits de l'espèce. Dans l'arrêt Joshua v. The Queen, [1955] A.C. 121 (C.P.), à la p. 130, Lord Oaksey énonce succinctement ce principe:

[TRADUCTION] C'est un principe général du droit britannique qu'au cours d'un procès par jury, il appartient au juge d'instruire le jury sur le droit et, dans la mesure où il l'estime nécessaire, sur les faits, mais que le jury, s'il doit prendre le droit tel qu'il lui est dicté par le juge, reste seul juge des faits.

Le jury est l'un des grands protecteurs du citoyen puisqu'il est composé de douze personnes qui expriment collectivement le bon sens de la société. Mais les membres du jury ne sont pas des experts en droit et, pour cette raison, ils doivent être guidés par le juge sur les questions de droit.

60. Le principe contraire avancé par Me Manning selon lequel on peut encourager le jury à ignorer une règle de droit qu'il n'aime pas, pourrait conduire à de graves inéquités. Un jury pourrait appliquer le droit en vigueur et condamner un accusé alors qu'un autre jury, plein de zèle réformiste, acquitterait un autre inculpé de la même infraction pour exprimer sa désapprobation du même principe. En outre, le jury pourrait décider que, si la loi oblige à condamner, il refuse néanmoins d'appliquer la loi à un accusé sympathique. Au contraire, un jury auquel un accusé est antipathique pourrait le condamner, en dépit de la loi qui exige l'acquittement. Pour donner un exemple brutal mais, me semble‑t‑il, frappant, un jury entraîné par les passions du racisme pourrait se faire dire qu'il n'a pas à appliquer, à un blanc qui a tué un noir, la loi qui interdit le meurtre. Il suffit d'évoquer cette possibilité pour saisir les répercussions potentiellement effrayantes des assertions de Me Manning. Lord Mansfield critiquait déjà en 1784 ce dangereux argument qu'un jury peut être encouragé à ne pas tenir compte de la loi dans une affaire de libelle criminel dans l'arrêt R. v. Shipley (1784), 4 Dougl. 73, 99 E.R. 774, à la p. 824:

[TRADUCTION] Ainsi le jury qui usurpe le pouvoir de se prononcer sur la loi, même s'il se trouve à juger bien, a néanmoins tort, parce qu'il juge bien par pur hasard, sans emprunter la façon constitutionnelle de trancher la question. C'est le devoir du juge, dans toutes les affaires de droit commun, de dire aux jurés comment rendre justice, bien qu'il soit en leur pouvoir de ne pas la rendre, ce qui est une affaire entièrement entre Dieu et leur propre conscience.

Être libre, c'est vivre sous la tutelle de la loi [. . .] Misérable est la condition des individus, dangereuse est celle de l'État, si aucune loi n'est certaine ou, ce qui revient au même, s'il n'y a aucune certitude qu'elle sera appliquée pour protéger les individus ou garder l'État.

...

Contre cela que prétend‑on? — Que la loi doit être, dans chaque cas particulier, ce que douze hommes, dont le hasard a voulu qu'ils forment le jury, sont enclins à penser; et cela sans qu'aucun appel ne soit possible, hors de tout contrôle, sous l'influence de tous les préjugés de la rumeur publique du jour et de la partialité engendrée par l'intérêt dans cette ville alors que des milliers, à peu de chose près, ont intérêt à ce que soient publiés journaux, brochures et dépliants. Selon une telle application de la loi, nul ne pourrait dire, aucun avocat ne pourrait donner pour avis qu'un article est ou non sujet à sanction.

Je ne puis que souscrire à cet énoncé éloquent du principe.

61. Certes, il est vrai que le jury jouit de facto du pouvoir de ne pas tenir compte des règles de droit que lui dicte le juge. Nous ne pouvons pénétrer dans la salle des délibérations du jury. Le jury n'a jamais à expliquer les raisons qui sous‑tendent son verdict. Il se peut même que, dans certaines circonstances limitées, la décision secrète d'un jury de refuser d'appliquer la loi fasse de lui, pour reprendre les termes du document de travail de la Commission de réforme du droit du Canada: le "protecteur ultime des citoyens contre l'application arbitraire de la loi et contre l'oppression du gouvernement" (C.R.D.C., Document de travail 27, Le jury en droit pénal (1980)). Mais reconnaître ce fait est très loin de suggérer qu'un avocat peut encourager un jury à méconnaître une loi qui ne lui plaît pas ou à lui dire qu'il a le droit de le faire. La différence entre l'acceptation du pouvoir discrétionnaire de facto d'appliquer la loi et l'élévation de ce pouvoir au niveau d'un droit a été exposée clairement par la United States Court of Appeals du district de Columbia, dans l'arrêt United States v. Dougherty, 473 F.2d 1113 (1972), le juge Leventhal, à la p. 1134:

[TRADUCTION] Le système du jury fonctionne raisonnablement bien pourvu qu'il y ait "du jeu entre les joints" garantissant sa souplesse et évitant une trop grande rigidité. Un équilibre s'est établi — un équilibre souvent merveilleux — le jury servant de "soupape" dans des cas exceptionnels, sans aller jusqu'à se comporter comme un cheval fou ou comme une machine emballée. On aura raison de croire, pour que le jury arrive simultanément à faire modestement preuve d'équité et à éviter certains caprices intolérables, que cela dépend d'instructions formelles ne délimitant pas expressément une charte par laquelle le jury se doterait de ses propres règles de droit.

Accepter l'argument de Me Manning, qu'un avocat de la défense devrait pouvoir encourager le jury à méconnaître le droit, romprait le "merveilleux équilibre" de notre système de procès criminels par juge et jury. Un tel changement serait irresponsable. Je partage l'avis du juge du procès et de la Cour d'appel que Me Manning a tout simplement eu tort de dire au jury que si la loi ne lui plaisait pas, il pouvait ne pas l'appliquer. Il n'aurait pas dû le faire.

VII

Conclusion

62. L'article 251 du Code criminel porte atteinte au droit à la sécurité de la personne d'un grand nombre de femmes enceintes. La procédure et les structures administratives établies par l'article pour obtenir des avortements thérapeutiques ne sont pas conformes aux principes de justice fondamentale. Il y a atteinte à l'art. 7 de la Charte, atteinte que l'article premier ne saurait permettre.

63. Au cours des plaidoiries, l'avocat du ministère public a fait valoir que si la Cour devait juger que l'aspect procédural de l'art. 251 enfreignait la Charte, seule la procédure établie par l'article devrait alors être annulée, soit les par. (4) et (5). Pressée de questions par la Cour, Me Wein a finalement concédé que tout l'art. 251 doit tomber s'il enfreint l'art. 7. Me Blacklock a pris la même position au nom du procureur général du Canada. C'était fort sage, car dans l'arrêt Morgentaler (1975), à la p. 676, la Cour a jugé que: "l'art. 251 est un code sur l'avortement, un code entier et complet en lui‑même". Ayant jugé que ce "code entier" enfreint la Charte, il n'appartient pas à la Cour de sélectionner divers aspects de l'art. 251 pour, en fait, réécrire l'article. Le pourvoi doit donc être accueilli et l'art. 251, en son entier, annulé en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

64. La première question constitutionnelle reçoit donc une réponse affirmative en ce qui concerne l'art. 7 de la Charte uniquement. La deuxième question reçoit une réponse négative en ce qui concerne l'art. 7 de la Charte uniquement. Les troisième, quatrième et cinquième questions reçoivent une réponse négative. Je réponds à la sixième question comme le propose le juge Beetz. Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question.

Version française des motifs des juges Beetz et Estey rendus par

65. Le juge Beetz—J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs rédigés par le Juge en chef, ainsi que de ceux rédigés par le juge McIntyre et par le juge Wilson.

66. Je suis d'accord avec le Juge en chef et le juge Wilson pour dire que cette affaire trouve sa solution dans les réponses aux deux premières questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef, dans la mesure où ces questions concernent l'art. 7 et l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés. Quoique la plus grande partie de mes motifs soit consacrée à répondre aux deux premières questions constitutionnelles, je considère qu'il est nécessaire de répondre à la sixième question constitutionnelle qui porte sur la validité de l'al. 605(1)a) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, aux termes de la Charte afin d'établir le droit de la poursuite d'en appeler du verdict d'acquittement en l'espèce. Enfin, j'ai décidé qu'il était approprié d'analyser les arguments des appelants relativement au par. 91(27) et à l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, de même que l'argument selon lequel l'art. 251 du Code criminel est en fait une délégation inconstitutionnelle du pouvoir législatif.

67. À l'instar du Juge en chef et du juge Wilson, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de répondre à la première question constitutionnelle par l'affirmative et à la seconde par la négative. J'arrive cependant à ce résultat pour des motifs différents de ceux du Juge en chef et de ceux du juge Wilson.

68. Il me paraît utile d'exposer dès le départ la démarche qui m'a conduit à ce résultat:

I — Avant l'avènement de la Charte, le législateur fédéral a reconnu, en adoptant l'al. 251(4)c) du Code criminel, que l'intérêt que représente la vie ou la santé de la femme enceinte l'emporte sur celui qu'il y a à interdire les avortements, y compris l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus, lorsque "la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière". À mon avis, ce critère du par. 251(4) a été consacré au moins comme un minimum lorsque le "droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne" a été enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés, à l'art. 7.

II — L'expression "sécurité de la personne", au sens de l'art. 7 de la Charte, doit inclure le droit au traitement médical d'un état dangereux pour la vie ou la santé, sans menace de répression pénale. Si une loi du Parlement force une femme enceinte dont la vie ou la santé est en danger à choisir entre, d'une part, la perpétration d'un crime pour obtenir un traitement médical efficace en temps opportun et, d'autre part, un traitement inadéquat, voire aucun traitement, son droit à la sécurité de sa personne a été violé.

III — D'après la preuve soumise, les exigences que pose l'art. 251 du Code criminel en matière de procédure ont pour effet de retarder sensiblement l'obtention par les femmes enceintes d'un traitement médical, ce qui cause un danger additionnel pour leur santé et porte atteinte, par le fait même, à leur droit à la sécurité de leur personne.

IV — L'atteinte mentionnée dans la proposition précédente n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Quoique le Parlement soit justifié d'exiger une opinion médicale éclairée, indépendante et fiable relativement à "la vie ou la santé" de la femme enceinte pour protéger l'intérêt qu'a l'État à l'égard du foetus et quoiqu'un tel dispositif législatif entraîne inévitablement des délais, certaines des exigences en matière de procédure posées par l'art. 251 du Code criminel sont nettement injustes. Ces exigences sont nettement injustes en ce sens qu'elles sont inutiles au regard des objectifs poursuivis par le Parlement en établissant la structure administrative et qu'elles entraînent des risques additionnels pour la santé des femmes enceintes.

V — L'objectif premier de l'art. 251 du Code criminel est la protection du foetus. La protection de la vie et de la santé de la femme enceinte est un objectif secondaire. L'objectif premier touche effectivement à des questions qui sont urgentes et importantes dans une société libre et démocratique et qui, conformément à l'article premier de la Charte, justifient que des limites raisonnables soient imposées au droit d'une femme. Toutefois, on ne peut dire que les règles inutiles aux fins des objectifs premier et secondaire qu'elles sont censées appuyer, comme certaines des règles de l'art. 251, ont un lien rationnel avec ces objectifs aux termes de l'article premier de la Charte. Par conséquent, l'art. 251 ne constitue pas une limite raisonnable à la sécurité de la personne.

69. Il n'est pas nécessaire de décider s'il existe une proportionnalité entre les effets de l'art. 251 et l'objectif de la protection du foetus pas plus qu'il est nécessaire de répondre à la question relative aux circonstances dans lesquelles il y a proportionnalité entre les effets de l'art. 251 qui limite le droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne et l'objectif de la protection du foetus. Mais je tiens à souligner que l'objectif de la protection du foetus ne justifierait pas la gravité de la violation du droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne qui se produirait si la disposition disculpatoire de l'art. 251 était totalement exclue du Code criminel. Toutefois, une règle qui imposerait que la santé soit plus gravement menacée dans les derniers mois de la grossesse que dans les premiers mois pour qu'un avortement soit licite, pourrait atteindre un degré de proportionnalité acceptable aux termes de l'article premier de la Charte.

I — L'article 251 du Code criminel

70. L'article 251 du Code criminel prévoit:

251. (1) Est coupable d'un acte criminel et passible de l'emprisonnement à perpétuité, quiconque, avec l'intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin, qu'elle soit enceinte ou non, emploie quelque moyen pour réaliser son intention.

(2) Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de deux ans, toute personne du sexe féminin qui, étant enceinte, avec l'intention d'obtenir son propre avortement, emploie, ou permet que soit employé quelque moyen pour réaliser son intention.

(3) Au présent article, l'expression "moyen" comprend

a) l'administration d'une drogue ou autre substance délétère,

b) l'emploi d'un instrument, et

c) toute manipulation.

(4) Les paragraphes (1) et (2) ne s'appliquent pas

a) à un médecin qualifié, autre qu'un membre d'un comité de l'avortement thérapeutique de quelque hôpital, qui emploie de bonne foi dans un hôpital accrédité ou approuvé, quelque moyen pour réaliser son intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin, ou

b) à une personne du sexe féminin qui, étant enceinte, permet à un médecin qualifié d'employer, dans un hôpital accrédité ou approuvé, quelque moyen mentionné à l'alinéa a) aux fins de réaliser son intention d'obtenir son propre avortement,

si, avant que ces moyens ne soient employés, le comité de l'avortement thérapeutique de cet hôpital accrédité ou approuvé, par décision de la majorité des membres du comité et lors d'une réunion du comité au cours de laquelle le cas de cette personne du sexe féminin a été examiné,

c) a déclaré par certificat qu'à son avis la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière, et

d)a fait remettre une copie de ce certificat au médecin qualifié.

(5) Le ministre de la Santé d'une province peut, par ordonnance,

a) requérir un comité de l'avortement thérapeutique de quelque hôpital, dans cette province, ou un membre de ce comité, de lui fournir une copie d'un certificat mentionné à l'alinéa (4)c) émis par ce comité, ainsi que les autres renseignements qu'il peut exiger au sujet des circonstances entourant l'émission de ce certificat, ou

b) requérir un médecin qui, dans cette province, a procuré l'avortement d'une personne de sexe féminin nommée dans un certificat mentionné à l'alinéa (4)c), de lui fournir une copie de ce certificat, ainsi que les autres renseignements qu'il peut exiger au sujet de l'obtention de l'avortement.

(6) Aux fins des paragraphes (4) et (5) et du présent paragraphe,

"comité de l'avortement thérapeutique" d'un hôpital désigne un comité formé d'au moins trois membres qui sont tous des médecins qualifiés, nommé par le conseil de cet hôpital pour examiner et décider les questions relatives aux arrêts de grossesse dans cet hôpital;

"conseil" désigne le conseil des gouverneurs, le conseil de direction ou le conseil d'administration ou les trustees, la commission ou une autre personne ou un autre groupe de personnes ayant le contrôle et la direction d'un hôpital accrédité ou approuvé;

"hôpital accrédité" désigne un hôpital accrédité par le Conseil canadien d'accréditation des hôpitaux, dans lequel sont fournis des services de diagnostic et des traitements médicaux, chirurgicaux et obstétricaux;

"hôpital approuvé" désigne un hôpital approuvé aux fins du présent article par le ministre de la Santé de la province où il se trouve;

"médecin qualifié" désigne une personne qui a le droit d'exercer la médecine en vertu des lois de la province dans laquelle est situé l'hôpital mentionné au paragraphe (4);

"ministre de la Santé" désigne

a) dans la province d'Ontario, de Québec, du Nouveau‑Brunswick, du Manitoba, de Terre‑Neuve et de l'Île‑du‑Prince‑Édouard, le ministre de la Santé;

a.1) dans la province d'Alberta, le ministre de la Santé (hôpitaux et assurance‑maladie);

b) dans la province de Colombie‑Britannique, le ministre des Services de santé et de l'assurance‑hospitalisation,

c) dans les provinces de Nouvelle‑Écosse et de Saskatchewan, le ministre de la Santé publique, et,

d) dans le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest, le ministre de la Santé nationale et du Bien‑être social.

(7) Rien au paragraphe (4) ne doit s'interpréter de manière à faire disparaître la nécessité d'obtenir une autorisation ou un consentement qui est ou peut être requis, autrement qu'en vertu de la présente loi, avant l'emploi de moyens destinés à réaliser une intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin.

71. Le paragraphe (1) définit l'acte criminel commis lorsqu'une personne recourt à un moyen quelconque pour réaliser son intention de procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin. Le paragraphe (2) stipule qu'une femme enceinte qui emploie, ou permet que soit employé, un moyen quelconque pour réaliser son intention d'obtenir son propre avortement est coupable d'un acte criminel assorti d'une peine maximale moindre. Le paragraphe (3) définit ce que comprend l'expression "moyen" aux fins de l'art. 251.

72. Le paragraphe (4), conjugué aux par. (5), (6) et (7), décrit les circonstances dans lesquelles un avortement peut être légalement pratiqué. Pour les fins du présent pourvoi où l'existence d'un droit constitutionnel à l'avortement et l'étendue de ce droit sont en cause, il est particulièrement important de comprendre les circonstances dans lesquelles le Parlement a décriminalisé l'avortement et l'a ainsi rendu possible sans que l'on s'expose à des sanctions criminelles en vertu de la loi. Avant même l'avènement de la Charte, le Parlement a reconnu que l'intérêt que représente la vie ou la santé de la femme enceinte l'emporte sur celui qu'il y a à interdire les avortements, y compris l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus, lorsque la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de la femme enceinte. La possibilité d'obtenir un avortement licite en vertu du Code criminel, quoique dans des circonstances limitées, existe indépendamment de tout droit pouvant ou non être fondé sur la Charte.

73. Comme il ressort clairement de son exorde, le par. (4) est une disposition disculpatoire: les par. (1) et (2), qui indiquent quand un comportement lié à une interruption de grossesse est un acte criminel, "ne s'appliquent pas" lorsque les conditions du par. (4) sont remplies. Jusqu'à ce que l'art. 18 de la Loi de 1968‑69 modifiant le droit pénal, S.C. 1968‑69, chap. 38, ajoute les par. (4), (5), (6) et (7), il n'y avait aucune exception légale au crime d'avortement. En l'espèce, la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 52 O.R. (2d) 353, explique la signification historique de l'adoption, en 1969, de ces dispositions discupaltoires dans les termes suivants, à la p. 366:

[TRADUCTION] En définissant la conduite criminelle plus étroitement, ces modifications reflétaient le point de vue contemporain selon lequel l'avortement n'est pas toujours une conduite socialement répréhensible.

74. La possibilité d'obtenir un avortement, sans s'exposer à une peine criminelle en vertu du Code criminel, est exprimée par le législateur aux par. 251(4), (5), (6) et (7), sous la forme de clauses d'exception relativement aux actes criminels définis aux par. 251(1) et (2). Selon le juge en chef Laskin (dissident) dans l'affaire Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616 [ci‑après l'arrêt "Morgentaler (1975)"], ces clauses d'exception "permet[tent] simplement de poser légalement un geste qui autrement serait illégal" (à la p. 631). Dans la même affaire, le juge Pigeon affirme qu'en 1969 "les circonstances requises pour qu'un avortement puisse être légalement pratiqué ont été définies de façon explicite et spécifique" (à la p. 660).

75. Ce qui importe lors de l'étude du par. (4), ce n'est pas, bien entendu, l'appellation donnée à la règle disculpatoire mais la règle elle‑même: le législateur a reconnu qu'il y a des circonstances dans lesquelles un avortement peut être pratiqué licitement. La Cour d'appel fait observer dans son arrêt, précité, à la p. 378:

[TRADUCTION] Le seul droit à l'avortement que possédait une femme à l'époque où la Charte est entrée en vigueur, semblerait donc être celui que lui conférait le par. 251(4).

Étant donné qu'il se trouve dans une loi traitant de droit criminel, on ne saurait dire que le par. 251(4) crée un "droit", encore moins un droit constitutionnel; mais il représente néanmoins une exception, décrétée par le législateur conformément à ce que la Cour d'appel a, à juste titre, appelé [TRADUCTION] "le point de vue contemporain selon lequel l'avortement n'est pas toujours une conduite socialement répréhensible". L'examen du contenu de la règle par laquelle le législateur décriminalise l'avortement est la démarche la plus appropriée qu'il convient d'adopter, dans un premier temps, lorsqu'il s'agit d'étudier la validité de l'art. 251 par rapport au droit constitutionnel à l'avortement allégué par les appelants au cours du débat.

76. En adoptant les par. 251(4), (5), (6) et (7) en 1969, le législateur a tenté de décriminaliser l'avortement dans un cas, décrit en substance à l'al. 251(4)c): lorsque la continuation de la grossesse de la femme mettrait ou mettrait probablement en danger sa vie ou sa santé. C'est là le coeur de l'exception. C'est là la circonstance dans laquelle le législateur a décidé d'autoriser les femmes à se faire avorter, sans que ni elles ni leurs médecins n'encourent de sanctions criminelles. Le juge en chef Laskin qualifie les mots "mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière" de l'al. 251(4)c) de "critère du par. (4) de l'art. 251", dans l'arrêt Morgentaler (1975), précité, à la p. 629.

77. Les autres dispositions des par. 251(4), (5), (6) et (7) ont été conçues afin d'assurer que le critère soit respecté dans un cas donné. Pour reprendre les termes du procureur général du Canada, qui est intervenu en l'espèce pour défendre l'art. 251, ces dispositions ont été conçues en partie [TRADUCTION] "pour permettre d'échapper aux sanctions criminelles en cas de jugement médical éclairé, fiable et indépendant que la vie ou la santé de la mère serait ou serait probablement en danger . . .» L'alinéa 251(4)a) exige, par exemple, qu'un comité de l'avortement thérapeutique déclare par écrit qu'à son avis ce critère est respecté. Le comité se compose d'au moins trois médecins qualifiés, nommés par le conseil de l'hôpital où le traitement sera éventuellement donné. Le médecin qualifié qui, le cas échéant, pratiquera l'avortement ne peut être membre d'un comité de l'avortement thérapeutique de quelque hôpital que ce soit. L'avis du comité doit être celui de la majorité de ses membres et il doit être donné par certificat remis au médecin qui ne doit pas avoir de raison de croire que le critère de l'al. 251(4)c) n'est pas respecté puisqu'il lui est demandé, en vertu de l'al. 251(4)a), d'agir de "bonne foi". Le ministre de la Santé de la province où a été délivré le certificat peut ordonner au comité de l'avortement thérapeutique de lui remettre une copie du certificat. D'autres aspects du par. 251(4) ont été conçus pour assurer que l'avortement lui‑même soit pratiqué en toute sécurité une fois ce critère satisfait et une fois délivré le certificat en ce sens, autorisant la femme à subir un avortement licite. Ils incluent l'obligation que le praticien soit dûment qualifié et que l'avortement soit pratiqué dans un hôpital accrédité ou approuvé.

78. Dans l'ensemble, la procédure exposée au par. 251(4) a été mise en place pour assurer que le critère de l'exception, savoir que la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la santé de la femme enceinte, a été respecté avant que le législateur n'autorise de pratiquer un avortement en toute impunité. Le législateur protège la vie et la santé de la femme enceinte en lui permettant d'obtenir un avortement lorsqu'il a été établi, par les moyens choisis par le législateur, que sa vie ou sa santé serait ou serait probablement en danger si la grossesse se poursuivait. Les autres dispositions du par. 251(4), quoique nécessaires pour rendre l'avortement licite, ont été adoptées pour assurer que le critère soit respecté et qu'une fois qu'il l'a été l'avortement devenu licite soit pratiqué en toute sécurité. Les autres règles constituent des moyens d'atteindre une fin et non une fin en soi. Dans leur ensemble, les par. 251(4), (5), (6) et (7) ont pour but de rendre les avortements thérapeutiques licites et possibles, et aussi d'assurer qu'on n'abusera pas de l'excuse de la thérapie et, enfin, que les avortements licites ne comporteront aucun risque.

79. La reconnaissance par le législateur de la légalité des avortements, selon un critère spécifique précisé dans la loi, est importante, je pense, pour bien comprendre l'existence d'un droit à l'avortement fondé sur les droits garantis par l'art. 7 de la Charte. Ce droit constitutionnel ne prend pas sa source dans le Code criminel mais, à mon avis, le contenu du critère du par. 251(4) que le législateur a reconnu dans la Loi de 1968‑69 modifiant le droit pénal, a été enchâssé à tous égards, au moins comme un minimum, lorsqu'un droit distinct, à l'art. 7, est devenu partie intégrante en 1982 du droit constitutionnel canadien.

II — Le droit à la sécurité de la personne garanti par l'art. 7 de la Charte

80. L'article 7 de la Charte prévoit:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

81. Je partage l'opinion exprimée pour la première fois par le juge Wilson dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, à la p. 205, et confirmée par le juge Lamer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 500, qu'il "incombe à la Cour de préciser le sens de chacun des éléments, savoir la vie, la liberté et la sécurité de la personne, qui constituent le "droit" mentionné à l'art. 7". La portée complète de cette garantie constitutionnelle n'apparaîtra qu'avec le temps. Par conséquent, le contenu minimum que j'attribue à l'art. 7 n'interdit pas, non plus qu'il n'assure d'ailleurs, la conclusion à l'existence d'un droit constitutionnel plus large, lorsque les tribunaux seront confrontés à cette question, ou à d'autres, dans d'autres contextes. Comme nous le verrons, le contenu de l'élément "sécurité de sa personne" du droit prévu à l'art. 7 est suffisant en soi pour invalider l'art. 251 du Code criminel et, par conséquent, pour disposer du pourvoi.

82. En analysant le contenu du droit protégé par l'art. 7 de la Charte en l'espèce, la Cour d'appel de l'Ontario écrit, aux pp. 377 et 378, que [TRADUCTION] "ce serait donner une interprétation trop étroite à l'art. 7 que de le limiter à une protection contre les arrestations et détentions arbitraires". On verra dans ce qui suit que je partage cet avis. D'ailleurs, le sens ordinaire des termes "la vie, la liberté et la sécurité de sa personne" dément cette conception limitée de la portée de l'art. 7. Comme le juge Estey le fait observer dans l'arrêt Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, à la p. 377, l'examen de la rubrique "Garanties juridiques" qui précède les art. 7 à 14 de la Charte ne constitue tout au plus qu'une étape dans le processus d'interprétation constitutionnelle et ne revêt pas nécessairement une importance décisive. Je suis toutefois conscient que c'est dans un contexte de droit criminel que "la sécurité de la personne" et la violation prétendue de l'art. 7 sont en cause en l'espèce. La jouissance de "la sécurité de la personne", sans menace de répression pénale, est primordiale pour comprendre la violation du droit garanti par la Charte que je décris ici. Il n'est pas nécessaire de décider si l'art. 7 s'appliquerait dans d'autres circonstances.

83. On ne peut dire que la personne de la femme enceinte est en sécurité si, alors que sa vie ou sa santé est en danger, elle est confrontée à une règle de droit criminel qui l'empêche d'obtenir un traitement médical efficace en temps opportun.

84. En règle générale, le droit constitutionnel à la sécurité de la personne doit inclure une forme de protection contre l'intervention de l'État lorsque la vie ou la santé d'une personne est en danger. La Charte, cela va sans dire, ne protège pas les hommes et les femmes contre les infortunes, même les plus graves, dues à la nature. L'article 7 ne saurait être invoqué simplement parce que la vie ou la santé d'une personne est en danger. De toute évidence, on ne saurait dire que l'État a violé, par exemple, la sécurité de la personne d'une femme enceinte simplement parce que sa grossesse, en elle‑même et par elle‑même, représente un danger pour sa vie ou sa santé. Il doit y avoir intervention de l'État pour qu'il y ait violation de la "sécurité de la personne" visée à l'art. 7.

85. Si une règle de droit criminel empêche une personne d'obtenir un traitement médical approprié lorsque sa vie ou sa santé est en danger, l'État est alors intervenu et cette intervention constitue une violation de la sécurité de la personne de cet homme ou de cette femme. La "sécurité de la personne" doit inclure un droit au traitement médical d'un état dangereux pour la vie ou la santé, sans menace de répression pénale. Si une loi du Parlement force une personne dont la vie ou la santé est en danger à choisir entre, d'une part, la perpétration d'un crime pour obtenir un traitement médical efficace en temps opportun et, d'autre part, un traitement inadéquat ou pas de traitement du tout, le droit à la sécurité de la personne est violé.

86. Cette interprétation de l'art. 7 de la Charte suffit pour évaluer en fonction de la Charte le contenu de l'art. 251 du Code criminel, afin de statuer sur le pourvoi. Tout en convenant avec le juge McIntyre qu'une atteinte au droit à la sécurité doit "dépendre d'une atteinte à quelque intérêt dont la nature et l'importance justifieraient une protection constitutionnelle", j'estime que la protection de la vie ou de la santé est un intérêt d'une importance suffisante à cet égard. En vertu du Code criminel, la seule façon pour une femme enceinte d'obtenir légalement un avortement lorsque la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger sa vie ou sa santé consiste à se conformer à la procédure énoncée au par. 251(4). Lorsque la continuation de la grossesse constitue effectivement un danger pour la vie ou la santé, la femme enceinte doit faire un choix: (1) elle peut essayer de suivre la procédure du par. 251(4) qui, comme nous allons le voir, crée un risque médical supplémentaire, étant donné l'attente qu'elle comporte inévitablement et la possibilité que le danger ne soit pas reconnu par le comité de l'avortement thérapeutique imposé par l'État; ou (2) elle peut obtenir un traitement médical sans respecter le par. 251(4) et s'exposer à des sanctions criminelles en vertu du par. 251(2).

III — Délais engendrés par la procédure de l'art. 251 en violation de la sécurité de la personne

87. Ce chapitre exige un examen de la preuve soumise, dont une partie se trouve dans deux rapports, le Rapport du Comité sur l'application des dispositions législatives sur l'avortement (le "rapport Badgley"), et le Report on Therapeutic Abortion Services in Ontario (le "rapport Powell").

88. Le rapport Badgley, 1977, est l'oeuvre d'un comité nommé par le Conseil privé, dont le mandat était de mener une enquête afin de déterminer si la procédure prévue au Code criminel pour obtenir des avortements thérapeutiques est appliquée de façon équitable dans tout le Canada et de se prononcer sur la mise en oeuvre de cette loi, plutôt que de faire des recommandations sur les principes qui la sous‑tendent: rapport Badgley, à la p. 31.

89. Le rapport Powell, 1987, inédit, est une étude commandée par le ministère de la Santé, dont le mandat était limité à un examen des services d'avortements thérapeutiques offerts en Ontario. Comme dans le rapport Badgley, ce mandat ne comportait pas l'évaluation de la politique sous‑jacente du Code criminel: rapport Powell, appendice 1.

90. Je traiterai en premier lieu des délais engendrés par la procédure de l'art. 251, puis des conséquences qu'ils entraînent.

1. Les délais engendrés par la procédure de l'art. 251

91. Il ressort de la preuve que les rouages du par. 251(4) sont à l'origine de certains délais qui engendrent un risque médical additionnel pour beaucoup de femmes enceintes dont l'état médical satisfait déjà au critère de l'al. 251(4)c). En bref, quand l'état des femmes enceintes représente un danger pour leur vie ou leur santé, leurs efforts pour se conformer à la procédure énoncée par le Code criminel en ce qui concerne l'obtention d'avortements licites créent souvent un risque additionnel pour leur santé. Elles peuvent avoir à choisir entre assumer le fardeau de ces risques, en acceptant de retarder le traitement médical, et commettre un crime, en cherchant à obtenir en temps opportun un traitement médical qui ne relève pas du par. 251(4). Étant donné que la procédure du par. 251(4) est à la source de ce risque additionnel, cette règle constitue une violation de la sécurité de la personne de la femme enceinte. J'essaierai d'abord de montrer que l'art. 251 est à l'origine de ces délais. Je citerai ensuite des éléments de preuve étayant que ces délais en matière de procédure créent un risque additionnel pour la santé des femmes enceintes.

92. Quoique seule l'inefficacité administrative occasionnée par les exigences de l'art. 251 soit pertinente lors de la détermination de la constitutionnalité de la législation au regard de l'art. 7 de la Charte, la preuve soumise quant à la possibilité d'obtenir des avortements thérapeutiques conformes au Code criminel révèle l'existence de trois sortes de délais qui peuvent tous être reliés aux exigences de l'art. 251 lui‑même: (1) l'absence, dans bien des régions du Canada, d'hôpitaux dotés de comités de l'avortement thérapeutique, (2) les contingents que certains hôpitaux dotés de comités fixent au nombre d'avortements thérapeutiques qu'ils pratiqueront et (3) l'obligation même de recourir à un comité sont tous des causes de délai pour les femmes enceintes qui cherchent à obtenir un traitement médical efficace en temps opportun.

(1) L'absence d'hôpitaux dotés de comités de l'avortement thérapeutique

93. Les hôpitaux dotés de comités de l'avortement thérapeutique brillent par leur absence dans de nombreux endroits au Canada, ce qui force les femmes à s'adresser ailleurs et à attendre avant d'avoir accès aux hôpitaux où elles pourront obtenir des avortements thérapeutiques sans menace de répression pénale. Les exigences auxquelles doivent satisfaire les hôpitaux en vertu de l'art. 251 sont responsables de cette absence d'hôpitaux admissibles. Souvent, l'absence d'hôpitaux peut être reliée aux conditions préalables que les hôpitaux doivent remplir en vertu du par. 251(6). Dans d'autres cas, cette carence est due au refus de certains conseils d'hôpitaux, par ailleurs admissibles en vertu de la loi, de nommer des comités, comme c'est leur prérogative en vertu du par. 251(6). Je traiterai successivement de chacun de ces points.

94. Certaines définitions figurant au par. 251(6), lues conjointement avec le par. 251(4), ont pour effet de causer une absence d'hôpitaux où des avortements thérapeutiques peuvent être légalement pratiqués. Le "comité de l'avortement thérapeutique" d'un hôpital s'entend, d'après le par. 251(6), d'un comité formé d'au moins trois médecins et dont le médecin qui pratique l'avortement est exclu en vertu du par. 251(4). Comme le fait observer le Juge en chef, ces deux dispositions ont pour effet conjugué d'exiger qu'il y ait au moins quatre médecins à l'hôpital pour que l'avortement thérapeutique puisse être légalement autorisé et pratiqué. Le fait d'exiger qu'il y ait quatre médecins empêche manifestement de pratiquer des avortements thérapeutiques dans des hôpitaux qui ne comptent pas quatre médecins.

95. De plus, l'exigence du par. 251(4) portant que les avortements licites ne soient pratiqués que dans des hôpitaux "accrédités" ou "approuvés" a aussi pour effet de contribuer à l'absence, dans certaines régions du Canada, d'hôpitaux où il est possible d'obtenir des avortements licites. Le paragraphe 251(6) définit l'expression "hôpital accrédité" comme un hôpital accrédité par le Conseil canadien d'accréditation des hôpitaux, dans lequel sont fournis des services de diagnostic et des traitements médicaux, chirurgicaux et obstétricaux. Non seulement certains hôpitaux sont‑ils inadmissibles parce qu'ils ne fournissent pas tous ces services, mais encore d'autres ne répondent pas aux exigences d'accréditation du Conseil.

96. Subsidiairement, des avortements thérapeutiques peuvent être pratiqués dans des hôpitaux "approuvés" par le ministre de la Santé d'une province et les critères d'approbation varient alors considérablement d'une province à l'autre. Le rapport Badgley a souligné cet écart en 1977, aux pp. 100 et suivantes. À Terre‑Neuve, par exemple, les directives du ministère de la Santé exigent que les hôpitaux qui cherchent à obtenir l'autorisation d'établir des comités de l'avortement thérapeutique comptent au moins six membres de leur personnel médical qui soient disposés à coopérer avec un comité de l'avortement thérapeutique ou à en reconnaître l'existence, qu'il y ait un gynécologue parmi le personnel médical et que l'hôpital compte au moins 100 lits, même si de nombreux avortements sont pratiqués en consultation externe. Ainsi, sur les 46 hôpitaux généraux publics que comptait la province en 1976, 35 ont été exclus par ces critères provinciaux, de sorte qu'il ne restait que 11 hôpitaux qualifiés pour établir des comités de l'avortement thérapeutique, sans qu'ils soient tenus de le faire. En Saskatchewan, où la réglementation provinciale exigeait un taux de capacité de 50 lits ou plus, 110 des 133 hôpitaux généraux n'avaient pas les qualités requises pour établir un comité de l'avortement thérapeutique. En Ontario, où la réglementation provinciale exigeait que le personnel médical actif de l'hôpital comporte dix membres ou plus, 51 des 205 hôpitaux généraux étaient inaptes à établir de tels comités. Le Code criminel, en exigeant qu'un hôpital soit "approuvé", permet non seulement une répartition inégale des hôpitaux à travers le Canada, mais habilite aussi les autorités provinciales à fixer des normes qui semblent parfois n'avoir que fort peu de rapport avec la pratique d'avortements thérapeutiques.

97. Ainsi les exigences de l'art. 251 limitent sérieusement le nombre d'hôpitaux qui peuvent pratiquer des avortements licites, ce qui entraîne une absence ou un manque grave d'établissements où l'on pratique l'avortement thérapeutique dans de nombreuses régions du pays. Les conclusions du rapport Badgley sont saisissantes (à la p. 115):

Sur les 1,348 hôpitaux civils que comptait le Canada en 1976, 789 hôpitaux, soit 58.5 pour cent, n'étaient pas aptes à établir un comité de l'avortement thérapeutique, soit en raison de la spécialisation des traitements fournis dans ces établissements, soit à cause d'un personnel médical insuffisant ou du genre d'installations dont ils disposaient.

98. Les règles du par. 251(4) qui limitent le nombre d'hôpitaux admissibles signifient qu'une proportion importante de la population canadienne n'est pas desservie par des hôpitaux où des avortements thérapeutiques peuvent être pratiqués licitement. Le rapport Badgley, à la p. 120, a conclu en 1977 que 39,3 pour 100 de la population féminine totale du Canada n'était pas desservie par des hôpitaux admissibles. Comme nous l'avons déjà vu, l'absence d'hôpitaux admissibles dans certaines régions du Canada force un grand nombre de femmes enceintes à quitter leur propre localité pour aller demander des soins médicaux là où un hôpital admissible peut les accueillir comme patientes. Une femme enceinte, dans ces circonstances, devra inévitablement attendre pour obtenir un avortement thérapeutique.

99. Le manque d'hôpitaux dotés d'un comité de l'avortement thérapeutique est aggravé par le refus de certains conseils d'hôpitaux, par ailleurs admissibles en vertu du Code criminel, de nommer des comités de l'avortement thérapeutique. Comme les avortements thérapeutiques ne peuvent être pratiqués que dans des hôpitaux admissibles et que le comité qui certifie l'avortement doit être formé par l'hôpital même, il en découle effectivement une impossibilité de se faire traiter. Rien dans le Code criminel n'oblige le conseil d'un hôpital admissible à nommer des comités de l'avortement thérapeutique. En fait, un conseil a le droit de refuser de nommer un comité de l'avortement thérapeutique dans un hôpital qui aurait, par ailleurs, les qualités requises pour pratiquer des avortements, et les conseils le font souvent au Canada. Comme la décision de nommer un comité est, en partie, une décision de conscience et, dans certains cas, une décision qui touche aux croyances religieuses, une loi ne peut forcer un conseil à nommer un comité, pas plus qu'elle ne peut forcer un médecin à pratiquer un avortement. Le défaut de la loi réside non pas dans le fait qu'elle ne force pas les conseils à nommer des comités, mais dans celui qu'elle confère à ces conseils le pouvoir exclusif de les nommer.

100. Dans son article intitulé "Abortion and the Just Society" (1970), 5 R.J.T. 27, à la p. 36, Me Natalie Fochs Isaacs avait prévu avec justesse l'effet qu'aurait le pouvoir exclusif des conseils d'hôpitaux d'établir des comités:

[TRADUCTION] L'article 237 [maintenant l'art. 251] énonce l'exigence de la certification d'un avortement thérapeutique par un comité de l'avortement thérapeutique avant qu'il ne soit pratiqué. Mais l'article n'oblige aucun hôpital à former un tel comité. Comme il n'est pas souhaitable de forcer un hôpital à le faire, la limitation des avortements légaux par ce genre de certification préliminaire ne fournit cependant aucun mode subsidiaire de consultation médicale préalable chez les membres du personnel de tout hôpital opposé à la création du comité requis qui sont eux‑mêmes en faveur des avortements thérapeutiques. La nouvelle mesure législative fait également en sorte que la personne qui demandera éventuellement à subir l'intervention sera à la merci de la politique institutionnelle de ce qui est peut être l'unique hôpital existant dans sa localité. [Omission des notes en bas de page.]

101. Le rapport Badgley, à la p. 102, fournit aussi des données sur la réduction du nombre d'hôpitaux dotés d'un comité de l'avortement thérapeutique par suite du refus des conseils des hôpitaux par ailleurs admissibles en vertu de la loi de nommer des comités. À Terre‑Neuve, 6 des 11 hôpitaux par ailleurs admissibles à pratiquer des avortements thérapeutiques ont effectivement nommé des comités, de sorte que seulement 6 hôpitaux généraux sur un total de 46 étaient aptes à pratiquer des avortements thérapeutiques en vertu du Code criminel. Au Québec, 31 des 128 hôpitaux généraux ont nommé des comités de l'avortement thérapeutique. En Saskatchewan, 10 des 133 hôpitaux généraux ont nommé de tels comités. Au Manitoba, 8 des 78 hôpitaux généraux ont nommé des comités. De manière générale, le rapport Badgley, précité, conclut ce qui suit, à la p. 116:

Si l'on considère l'ensemble des hôpitaux civils au Canada en 1976, soit 1,348 établissements, 20.1 pour cent d'entre eux avaient établi un comité de l'avortement thérapeutique. Si l'on considère uniquement les hôpitaux généraux qui satisfaisaient aux exigences provinciales et aux normes de la pratique hospitalière et qui n'étaient pas exclus du fait de leur spécialisation, sur ces 559 centres hospitaliers, 271 hôpitaux, soit 48.5 pour cent, avaient établi un comité de l'avortement thérapeutique tandis que 288 hôpitaux, soit 51.5 pour cent, n'en avaient pas formé.

102. D'après le rapport Powell, une proportion comparable d'hôpitaux avaient établi des comités de l'avortement thérapeutique en Ontario: [TRADUCTION] "des 176 hôpitaux à soins intensifs accrédités, 95 (54 %) avaient des comités de l'avortement thérapeutique" (à la p. 24). Les chiffres publiés par le comité Badgley en 1977 ont été confirmés dans un rapport récent de Statistique Canada selon lequel le nombre total d'hôpitaux pourvus d'un comité de l'avortement thérapeutique est passé, à l'échelle du pays, de 271 en 1976 à 250 en 1985 (Avortements thérapeutiques, 1985 (1986), à la p. 12).

103. Pour les fins de l'espèce, il importe de réitérer que l'absence, dans de nombreuses régions du Canada, d'hôpitaux dotés d'un comité de l'avortement thérapeutique est due aux conditions suivantes de la loi, savoir:

a) qu'un nombre total de quatre médecins de l'hôpital doivent participer à l'autorisation et à la pratique de l'avortement thérapeutique;

b) que l'hôpital doit être "approuvé" ou "accrédité"; et

c) que seul le conseil de l'hôpital a le droit de nommer un comité de l'avortement thérapeutique.

104. Enfin, il vaut la peine de noter que 18 pour 100 des hôpitaux qui avaient des comités de l'avortement thérapeutique en 1984 n'ont pratiqué aucun avortement thérapeutique (Avortements thérapeutiques, 1985, précité, à la p. 38). Le Dr Augustin Roy, président de la Corporation professionnelle des médecins du Québec, a déclaré dans son témoignage au procès que sur les 30 hôpitaux pourvus de comités de l'avortement thérapeutique au Québec, [TRADUCTION] "seuls environ quatorze ou quinze de ces hôpitaux étaient opérationnels, parce que beaucoup d'entre eux, disons la moitié, ont bel et bien un comité, mais ils ne pratiquent pas d'avortements. C'est un comité sur papier."

105. Un hôpital dont le comité est inactif n'est pas plus utile à une femme enceinte qui veut un avortement thérapeutique qu'un hôpital sans comité ou que pas d'hôpital du tout. Le délai imposé à une femme enceinte parce que le comité de l'hôpital local est inactif résulte peut‑être plus de la politique interne de l'hôpital que de l'art. 251 du Code criminel, mais l'art. 251 est à tout le moins indirectement la cause du délai du fait qu'il requiert l'opinion du comité de l'avortement thérapeutique de cet hôpital avant qu'un avortement licite puisse y être pratiqué.

(2) Les délais dus au contingentement

106. Les délais ne résultent pas uniquement de l'absence ou de l'inactivité des comités de l'avortement thérapeutique. Il ressort de la preuve que certains hôpitaux ayant des comités contingentent le nombre d'avortements thérapeutiques, alors que d'autres contingentent les patientes en fonction de leur lieu de résidence. La preuve soumise en première instance confirme que ces contingents, signalés initialement par le rapport Badgley, aux pp. 287 et suiv., existent toujours dans de nombreux hôpitaux canadiens et qu'ils ont souvent pour effet d'empêcher les femmes enceintes qui demandent des avortements thérapeutiques de recevoir un traitement médical en temps opportun. Il est vrai, bien sûr, que ces contingents résultent de la politique interne de l'hôpital et non des termes de la loi elle‑même. Il est vrai également que ces contingents peuvent être nécessaires, compte tenu des ressources limitées des hôpitaux et de la demande importante dont font l'objet ces ressources de la part des femmes enceintes qui veulent se faire avorter et dont certaines peuvent ne pas avoir les qualités requises pour obtenir un avortement thérapeutique selon le critère du par. 251(4). Toutefois, on a soumis en preuve l'existence de contingents fixés en nombre absolu d'avortements pratiqués et de contingents fondés sur le lieu de résidence qui peuvent toucher des femmes par ailleurs aptes à obtenir un avortement licite en vertu de l'al. 251(4)c). D'ailleurs, le comité Badgley déclarait ceci en 1977, à la p. 288 de son rapport:

Deux hôpitaux sur 5 (38.2 pour cent) n'étudiaient que les demandes des femmes résidant sur le territoire généralement desservi par l'hôpital. Des conditions de résidence et des quotas de patientes étaient plus fréquemment imposés dans les provinces maritimes (43.8 pour cent) et le Québec (66.7 pour cent) que dans les hôpitaux des autres provinces où seulement un tiers d'entre eux posait de telles conditions. Dans les provinces ou les régions où la proportion d'hôpitaux ayant un comité et ayant établi de telles conditions de résidence ou des quotas était plus élevée, il y avait proportionnellement plus de femmes qui allaient aux États‑Unis pour obtenir un avortement provoqué.

Ces contingents sont inévitables si l'on tient compte du fait que l'art. 251 exige que les avortements thérapeutiques ne soient pratiqués que dans des hôpitaux admissibles et qu'il y a absence d'hôpitaux dotés de comités dans certaines régions du pays. On ne peut donc pas affirmer que les contingents sont simplement le reflet de contraintes administratives ou budgétaires. À cet égard, la procédure de l'art. 251 est ici encore à l'origine de délais dans les soins prodigués.

(3) Les délais dus à l'obligation de recourir à un comité

107. L'obligation d'avoir recours à un comité contribue elle‑même à retarder le traitement. La loi oblige le comité de l'avortement thérapeutique à certifier que le critère du par. 251(4) est respecté pour que l'on puisse pratiquer licitement un avortement thérapeutique. Comme je tenterai de l'expliquer dans mon examen de l'art. 251 au regard des principes de justice fondamentale, je crois que l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus justifie l'exigence que le critère du par. 251(4) fasse l'objet d'une opinion médicale indépendante. Cela étant, il y aura toujours un certain délai quel que soit le système mis en place pour assurer que le critère est respecté. Toutefois, à ce stade de mon analyse, je ne cherche qu'à établir que les exigences actuelles du Code criminel sont effectivement à l'origine d'un délai.

108. Le temps qu'il faut pour réunir le comité de l'hôpital, pour que le dossier de la femme enceinte parvienne devant le comité, pour que sa demande soit évaluée quels que soient les moyens choisis par le comité, et pour que le certificat soit délivré au médecin qualifié est globalement à l'origine d'un certain délai dans l'obtention du traitement. Le rapport Badgley, à la p. 163, constate qu'il s'écoule un intervalle moyen de 8 semaines avant qu'on ne provoque l'avortement, après la première visite de la femme enceinte chez son médecin. Une partie de ce délai est attribuable à l'absence de comité et aux contingents hospitaliers que j'ai mentionnés précédemment. Il est difficile d'identifier avec précision la fraction du délai attribuable à l'obligation même de recourir à un comité. Sa pertinence tient au fait qu'il s'agit d'une partie du délai global auquel les femmes enceintes doivent se plier pour obtenir un avortement thérapeutique.

109. En dépit de la preuve que le délai global a été réduit, comme on le verra bientôt, l'obligation de s'adresser à un comité accroît toujours ce délai. En 1987, le rapport Powell a constaté que l'un des problèmes était le nombre de membres du comité qui doivent certifier que le critère du par. 251(4) est respecté (à la p. 27):

[TRADUCTION] Le nombre de membres du CAT (comité de l'avortement thérapeutique) varie de trois à cinq, mais il arrive que certains comités comptent jusqu'à sept membres. Lorsque cinq ou sept membres ont été nommés sans qu'aucun quorum ne soit fixé, une majorité du comité (de trois à cinq) doit être présente et il en faut trois pour approuver chaque avortement. C'était là une source d'ennuis dans plusieurs des hôpitaux rejoints, lorsqu'il était impossible d'obtenir la présence d'un nombre adéquat de membres et qu'il fallait reporter la réunion. Ainsi un temps précieux était perdu et l'avortement reporté à un stade de grossesse plus avancé.

110. De plus, les délais dus à l'obligation de recourir à un comité ont, par la force des choses, un effet sur la femme enceinte qui veut être admise à l'hôpital pour lequel le comité a été nommé. Le paragraphe 251(4) précise notamment que c'est "le comité de l'avortement thérapeutique de cet hôpital accrédité ou approuvé" qui doit délivrer le certificat [je souligne]. Cela empêche le comité d'un hôpital d'autoriser des avortements dans d'autres hôpitaux. L'élimination de cette exigence aurait pour effet de réduire les délais sans forcer les conseils d'hôpitaux ou le personnel de l'hôpital récalcitrants à participer.

2. Les conséquences des délais

111. Les délais auxquels une femme enceinte peut avoir à se plier par suite des exigences du par. 251(4) doivent porter atteinte à la sécurité de sa personne pour qu'il y ait violation de cet élément de l'art. 7 de la Charte. Comme je l'ai dit précédemment, l'art. 7 ne saurait être invoqué simplement parce que la grossesse d'une femme constitue un état dangereux du point de vue médical. Si toutefois les délais causés par le par. 251(4) du Code criminel entraînent un danger additionnel pour la santé de la femme enceinte, alors l'État intervient et cette intervention constitue une violation de la sécurité de la personne de cette femme. En créant ce risque additionnel, l'art. 251 empêche l'obtention en temps opportun, du traitement médical efficace d'une femme dont la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger sa vie ou sa santé. Si un avortement thérapeutique efficace ne peut être obtenu en temps opportun que par la perpétration d'un crime, l'art. 251 viole alors le droit de la femme enceinte à la sécurité de sa personne.

112. La preuve révèle que les délais causés par le par. 251(4) entraînent des risques médicaux additionnels d'au moins trois grandes catégories. Le risque de complications postopératoires croît avec le délai. Ensuite, il y a le risque qu'il faille recourir à une méthode d'avortement plus dangereuse à cause du délai. Enfin, comme la femme enceinte sait que sa vie ou sa santé est en danger, le délai engendré par la procédure du par. 251(4) est susceptible de causer un traumatisme psychologique additionnel. Je vais expliquer chacun de ces risques supplémentaires l'un après l'autre.

113. Le Juge en chef a exposé les différentes techniques employées pour pratiquer des avortements aux différents stades de la grossesse et a souligné le risque grandissant lié à chaque méthode, au fur et à mesure que la grossesse avance. Comme il l'a aussi noté, la preuve soumise démontrait que, à l'intérieur des périodes qui s'appliquent à chaque méthode d'avortement, plus l'avortement était pratiqué tôt, moins il y avait de risques de complications. Les éléments de preuve produits en première instance confirment les constatations du rapport Badgley, aux pp. 343 et suiv., et du rapport Powell, à la p. 23, que plus l'avortement est pratiqué tôt, moins il y a de chances qu'une femme éprouve des complications postopératoires, quelle que soit la technique utilisée. L'intimée reconnaît cela, mais cite le faible taux de complications qui existe partout au Canada, et le taux négligeable de mortalité rapporté depuis 1974 comme preuve que l'avortement selon le système actuel est très sûr. D'après Avortements thérapeutiques, 1985, précité, à la p. 20, aucune Canadienne n'est morte des suites d'un avortement thérapeutique depuis 1979. Un tel décès a eu lieu en 1974 et un autre en 1979.

114. Il faut rappeler cependant que les taux de complications rapportés pour toute technique d'avortement donnée sont généralement limités à certaines complications postopératoires somatiques et ne comprennent pas les données sur les complications psychologiques inhérentes à ces techniques. De plus, les chiffres rapportés ne reflètent pas le traumatisme psychologique éprouvé par les femmes avant l'intervention. Il en va également de même pour toute complication somatique liée à la condition initialement dangereuse de la femme enceinte qui peut survenir au cours du délai précédant l'avortement thérapeutique.

115. Si faible que puisse paraître le taux de complications postopératoires, il croît au fur et à mesure que la grossesse avance. En d'autres termes, avec chaque semaine de grossesse qui passe, même dans les tout premiers stades, le danger qu'un avortement représente pour la santé croît. Avortements thérapeutiques, 1982 le confirment. Le taux de complications pour les avortements pratiqués avant neuf semaines était de 0,7 pour 100. Il augmentait à 1 pour 100 pour la période comprise entre 9 et 12 semaines de grossesse. Un taux de complications de 8,5 pour 100 était rapporté pour celle comprise entre 13 et 16 semaines de grossesse. Le taux de complications pour la période comprise entre 17 et 20 semaines de grossesse était encore plus élevé, soit 22 pour 100 (Avortements thérapeutiques, 1982 (1984), à la p. 111). Les statistiques ontariennes publiées dans le rapport Powell confirment que des chiffres analogues s'appliquent à cette province. Les données pour 1976, 1981 et 1984 confirment pour l'Ontario le rapport qui existe entre les complications dues aux avortements et le stade de la grossesse. En nombres absolus, deux fois plus de complications sont rapportées dans le cas des femmes enceintes depuis 13 semaines et plus, comparativement aux femmes enceintes depuis moins de 13 semaines. Le taux, exprimé en pourcentage du nombre total d'avortements thérapeutiques pratiqués qui ont été rapportés ([TRADUCTION] "pour 100 avortements pratiqués à ce stade de la grossesse"), était dix fois supérieur dans le cas du groupe de femmes enceintes depuis treize semaines et plus (voir le rapport Powell, à la p. 23 et au tableau 4).

116. La procédure énoncée au par. 251(4) du Code criminel engendre souvent, comme nous l'avons vu, des délais importants dans l'obtention des avortements thérapeutiques. Les délais accroissent le risque de complications postopératoires. Le paragraphe 251(4) viole donc la sécurité de la personne d'une femme enceinte.

117. Comme je l'ai déjà fait observer, il ressort de la preuve que les différentes techniques employées pour pratiquer des avortements au Canada, à différents stades de la grossesse, accroissent progressivement les dangers pour la femme. Le témoignage des experts établit que la méthode de l'aspiration et de la dilatation, suivies d'un curetage, utilisée dans les douze premières semaines est la technique la plus sûre. La méthode de la dilatation cervicale et de l'évacuation utérine utilisée entre la treizième et la seizième semaines est relativement plus dangereuse. À partir de la seizième semaine de grossesse, on peut avoir recours à la méthode médicamenteuse qui est encore plus dangereuse. Cette méthode comporte l'introduction de prostaglandine, d'urée ou d'une solution saline qui provoque les contractions chez la femme, qui accouche alors d'un foetus habituellement mort‑né, encore que ce ne soit pas toujours le cas. Bien que le nombre d'avortements provoqués par la méthode médicamenteuse ne soit que de 4,5 pour 100 du nombre total d'avortements thérapeutiques pratiqués au Canada, la technique de l'introduction de la solution saline, d'urée ou de prostaglandine est néanmoins employée dans 85,6 pour 100 des avortements thérapeutiques des femmes enceintes depuis au moins 16 semaines (Avortements thérapeutiques, 1985, précité, aux pp. 18 et 19). Il a été démontré que le taux de complications croît dramatiquement avec le recours à la méthode médicamenteuse (ibid., à la p. 50). En outre, le traumatisme psychologique résultant de la provocation des contractions et de l'accouchement d'un foetus est un facteur fort réel que n'incluent pas les statistiques portant sur les complications postopératoires. Il est dans le plus grand intérêt de la femme enceinte que le délai d'obtention d'un avortement thérapeutique soit aussi court que possible, de façon que les risques liés aux techniques d'avortement les plus dangereuses puissent être évités.

118. Les femmes savent que des risques accrus sont liés aux techniques d'avortement du dernier stade. Elles savent aussi que ces techniques, particulièrement la méthode médicamenteuse, sont employées dans des circonstances plus traumatisantes. Ce n'est donc pas uniquement le risque de complications postopératoires qui croît progressivement avec chaque méthode. Les femmes savent qu'il y a croissance des risques bien avant que l'intervention ne soit pratiquée. Des experts ont témoigné lors du procès que la conscience de cette croissance des risques postopératoires et du traumatisme additionnel lié aux méthodes du dernier stade crée un plus grand danger psychologique pour la santé, distinct du risque somatique accru. Il y a un monde, du point de vue psychologique de la patiente, entre une technique d'avortement sous anesthésie locale, réputée sans danger et ne requérant qu'un séjour de quelques heures à l'hôpital, et une méthode d'avortement sous anesthésie générale qui comporte un taux de complications sensiblement plus élevé et qui requiert l'hospitalisation et comporte le traumatisme découlant de la provocation des contractions et de l'accouchement d'un foetus mort‑né. Lorsque les délais engendrés par le par. 251(4) exigent qu'une femme se fasse avorter selon la méthode de la solution saline, par exemple, le traumatisme psychologique lié à cette méthode équivaut à un danger additionnel pour la santé, attribuable au Code criminel. De manière plus générale, le délai auquel une femme enceinte doit se plier avant de recevoir un traitement quelconque provoque un traumatisme psychologique. Forcer une femme, sous menace de répression pénale, à attendre de subir un traitement médical alors qu'elle sait que sa grossesse représente un danger pour sa vie ou sa santé, est une violation de son droit à la sécurité de sa personne. Comme il a été dit dans la décision Collin c. Lussier, [1983] 1 C.F. 218, à la p. 239 (ultérieurement infirmée en appel, [1985] 1 C.F. 124, mais citée et approuvée sur ce point par le juge Wilson dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, précité, à la p. 208):

. . . cette détention, en augmentant l'anxiété du requérant due à son état de santé, risque d'aggraver sa maladie et en le privant d'accès à des soins médicaux adéquats, elle porte atteinte effectivement à la sécurité de sa personne.

Le traumatisme psychologique que le délai provoque chez une femme enceinte démontre que la procédure établie par le Code criminel viole la sécurité de sa personne.

119. J'ai remarqué trois cas où l'art. 251 du Code criminel entraîne des délais pour les femmes aptes à subir un avortement thérapeutique selon la norme de l'al. 251(4)c). Cela étant dit, le délai global de 8 semaines constaté par le comité Badgley en 1977 a vraisemblablement diminué. La preuve indique que lorsqu'il existe un hôpital doté d'un comité dans une région, comme celle de Toronto, les femmes enceintes peuvent obtenir des avortements thérapeutiques dans un délai d'une à trois semaines après leur première consultation d'un médecin. Des experts ont témoigné en première instance que ces délais sont plus longs dans certaines régions du pays, particulièrement au Québec, mais que, somme toute, les délais globaux ont été réduits. En outre, les comités de l'avortement thérapeutique peuvent, en général, accélérer la procédure de certification dans un cas d'urgence, particulièrement lorsque, en raison du stade où elle est rendue dans sa grossesse, une femme requiert une attention médicale immédiate. Malgré cette réduction, ces délais continuent toutefois d'engendrer un risque additionnel pour la santé de ces femmes. Le risque de complications postopératoires croît avec chaque semaine qui s'écoule. Un risque somatique et psychologique accru est lié aux techniques d'avortement utilisées au dernier stade de la grossesse. Enfin, le délai provoque un accroissement du traumatisme psychologique. Ces délais signifient donc que l'État est intervenu de manière à créer un risque additionnel pour la santé et, par conséquent, cette intervention constitue une violation de la sécurité de la personne de la femme.

IV — Les principes de justice fondamentale

120. J'en viens maintenant à l'examen de la manière dont l'art. 251 porte atteinte au droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne. L'article 7 de la Charte prévoit qu'il ne peut être porté atteinte au droit de chacun à la sécurité de sa personne qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Comme je vais tenter de le démontrer, le par. 251(4) n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

121. Cependant, je suis d'avis que certains éléments de la procédure d'obtention d'un avortement thérapeutique qui, selon l'avocat des appelants, ne peuvent être sauvegardés par la seconde partie de l'art. 7, sont en fait conformes aux principes de justice fondamentale. La formulation du critère à l'al. 251(4)c) et l'obligation d'obtenir une opinion médicale indépendante pour s'assurer qu'il est respecté ainsi que la nécessité, qui en découle, de disposer d'un certain délai pour le faire ne violent pas l'art. 7 de la Charte.

122. L'avocat des appelants a soutenu que la formulation du critère à l'al. 251(4)c) est tellement imprécise qu'il y a atteinte aux principes de justice fondamentale. Il fait valoir qu'il y a atteinte arbitraire au droit que l'art. 7 confère aux femmes enceintes, en raison des sens différents que les comités de l'avortement thérapeutique peuvent donner au terme "santé" qui figure à l'al. 251(4)c).

123. Je suis d'accord avec le juge McIntyre et avec la Cour d'appel de l'Ontario pour dire que l'expression "la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin femme mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière" que l'on trouve à l'al. 251(4)c) fournit, sur le plan du droit, un critère suffisamment précis pour permettre aux comités de l'avortement thérapeutique de décider quand il faut autoriser des avortements thérapeutiques.

124. Comme la Cour d'appel l'a dit, précité, à la p. 388:

[TRADUCTION] Dans cette affaire [. . .] après lecture de l'art. 251 et de ses exceptions, il n'y a aucune difficulté à déterminer ce qui est interdit et ce qui est permis. On ne peut pas dire qu'aucun sens raisonnable ne peut être donné aux termes de cet article. Donc, il revient aux tribunaux de dire quel sens il faut donner à la loi.

125. Le juge en chef Laskin a conclu, dans l'arrêt Morgentaler (1975), à la p. 634, que l'al. 251(4)c) n'est pas vague au point de constituer une violation de la "sécurité de la personne" sans que ce ne soit par l'application régulière de la loi comme le prévoit l'al. 1a) de la Déclaration canadienne des droits:

Qu'il suffise de dire que le Parlement a fixé un critère maniable parce qu'il s'adresse à un comité composé d'hommes de l'art, dont on peut s'attendre que les membres portent un jugement exercé sur la question de savoir si «la continuation de la grossesse . . . mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé . . .» De plus, je suis d'avis que le Parlement peut confier à un groupe d'hommes de l'art l'exercice d'un tel jugement sans heurter d'impératif issu de l'exigence d'application régulière de la loi sous le régime de l'al. a) de l'art. 1.

Je conviens avec le juge en chef Laskin que le critère est maniable parce qu'il s'adresse à un comité de médecins qui portent un jugement médical sur une question médicale. Cela étant le cas, le critère doit nécessairement être souple. Souplesse n'est pas synonyme d'imprécision. Le législateur a établi un critère médical déterminable en fonction d'un nombre limité de circonstances. En toute déférence pour l'opinion contraire, je ne saurais admettre que le comité de l'avortement thérapeutique soit un "hybride étrange, en partie comité médical et en partie comité légal" comme le Juge en chef le qualifie (à la p. 69). Au paragraphe 251(4), le législateur n'a conféré au comité que le pouvoir de prendre une décision médicale concernant la vie ou la santé de la femme enceinte. On ne demande pas au comité d'évaluer si l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus par rapport à la santé de la femme est suffisant. L'évaluation de l'intérêt de l'État est une question de droit que le législateur a déjà tranchée quand il a formulé le par. 251(4). On a soumis en preuve que de nombreux comités n'appliquent pas le critère fixé par le législateur en exigeant le consentement du conjoint de la femme enceinte, en refusant d'autoriser un second avortement ou en refusant tout avortement aux femmes mariées. Dans la mesure où de telles exigences ne relèvent pas de l'al. 251(4)c), elles constituent une interprétation injustifiée des termes clairs du Code criminel. Ces abus manifestes de pouvoir ne signifient pas toutefois que le critère de l'art. 251 est vague.

126. Le texte de l'al. 251(4)c) limite le pouvoir du comité. Le terme "santé", loin d'être vague, vise clairement la santé mentale ou physique de la femme enceinte. Je note avec intérêt l'arrêt de la Cour suprême des États‑Unis dans l'affaire United States v. Vuitch, 402 U.S. 62 (1971), où une loi du district de Columbia, interdisant les avortements sauf lorsqu'ils sont [TRADUCTION] "nécessaires à la préservation de la vie ou de la santé de la mère" était en cause. On soutenait que le terme "santé" était tellement imprécis et avait un sens tellement incertain que la loi violait la clause de l'application régulière de la loi de la Constitution américaine. Tout en ayant à l'esprit les différences qui existent entre la clause de l'application régulière de la loi et les principes de justice fondamentale de l'art. 7 de la Charte, je crois néanmoins que l'extrait suivant de l'opinion de la majorité, dont l'auteur est le juge Black, est instructif (à la p. 72):

[TRADUCTION] . . . le sens moderne et courant du terme "santé" [. . .] inclut le bien‑être psychologique autant que physique. D'ailleurs le dictionnaire Webster, en accord avec l'usage courant définit à juste titre la santé comme l'"[é]tat de bien‑être physique [ou] mental." Vu sous cet angle, le terme "santé" ne présente aucun problème d'imprécision. En fait, la question de savoir si une intervention particulière est nécessaire pour préserver la santé physique ou mentale d'un patient est une décision que les médecins ont, de toute évidence, à prendre tous les jours, chaque fois qu'une intervention chirurgicale est envisagée.

Le critère est en outre circonscrit par les termes "mettre en danger". Non seulement la continuation de la grossesse doit‑elle nuire à la vie ou à la santé de la femme, elle doit encore mettre en danger sa vie ou sa santé, de sorte qu'un comité qui autorise un avortement en l'absence de cet élément ou qui refuse de l'autoriser alors qu'il est présent, abuse de son pouvoir. Enfin, l'expression "mettrait ou mettrait probablement" élimine toute condition que le danger pour la vie ou la santé soit certain ou immédiat au moment où le certificat est délivré.

127. La présence de la disposition disculpatoire dans le Code criminel et la formulation du critère lui‑même fixent les paramètres du par. 251(4). Le critère requis de menace à la vie ou à la santé doit obligatoirement être moindre que celui qu'exige le moyen de défense de common law de la nécessité, car autrement le par. 251(4) serait superflu. Par contre, on peut à bon droit conclure que le par. 251(4) doit être interprété comme portant seulement sur des motifs thérapeutiques puisque seuls des médecins qualifiés ont le droit d'évaluer la menace à la vie ou à la santé.

128. Non seulement le critère exprimé à l'al. 251(4)c) est‑il suffisamment précis pour permettre au comité de l'avortement thérapeutique de décider quand il convient d'autoriser les avortements thérapeutiques, mais encore le crime consistant à procurer un avortement est exprimé avec suffisamment de clarté pour ceux qui sont assujettis à ces termes pour qu'il ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale. À cet égard, l'avocat de l'intimée fait observer à juste titre dans son argumentation écrite que [TRADUCTION] «. . . l'art. 251 ne présente aucun degré d'incertitude ou d'imprécision quant à une éventuelle responsabilité criminelle: tout inculpé saurait s'il y avait conduite interdite et si un certificat d'exemption avait été reçu. Également, tout officier chargé de faire respecter cet article saurait si une infraction a été perpétrée.» L'article n'oblige pas les agents de police à définir ce qu'est "la santé" mais, au chapitre de la justification médicale d'un avortement thérapeutique, ils doivent s'assurer qu'un certificat écrit a dûment été délivré.

129. Tout comme le critère exprimé à l'al. 251(4)c) ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale, on ne peut non plus dire que l'obligation d'obtenir une opinion médicale indépendante pour qu'un avortement thérapeutique soit licite constitue une violation de ces principes sous l'angle du droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne.

130. Dans l'arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la p. 304, le juge La Forest explique que le législateur doit jouir d'une certaine latitude pour choisir le genre de structure administrative qui répondra à ses besoins, à moins que le recours à une telle structure ne soit en lui‑même "nettement injuste, compte tenu des décisions qu'elle [le législateur] est appelée à prendre [je souligne], au point de violer les principes de justice fondamentale". Une structure administrative comportant des règles inutiles, qui ont pour effet d'accroître le danger pour la santé des femmes enceintes, est nettement injuste et non conforme aux principes de justice fondamentale. Le paragraphe 251(4), pris dans son ensemble, n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale en raison des délais inutiles qu'engendrent certaines exigences en matière de procédure de l'art. 251. Comme nous le verrons, certaines de ces exigences sont manifestement injustes du fait qu'elles n'ont absolument aucun rapport avec les objectifs poursuivis par le législateur en établissant la structure administrative que l'on trouve au par. 251(4). Quoique liées aux objectifs du législateur, d'autres règles du par. 251(4) sont nettement injustes du fait qu'elles ne sont pas nécessaires pour assurer la réalisation des objectifs poursuivis.

131. Comme je le souligne dans mon analyse du par. 251(4), en obligeant un comité à déclarer que le critère médical est rempli pour que la sanction criminelle soit levée, le législateur veut assurer qu'il y ait une opinion médicale éclairée, fiable et indépendante que la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de la femme. Quelles que soient les faiblesses du système actuel, je crois que l'objectif visé par son adoption ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale. Comme je vais tenter de l'expliquer, le mécanisme actuel du Code criminel n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale. Cela n'empêche pas, à mon avis, le législateur d'adopter un autre système, exempt des faiblesses du par. 251(4), pour vérifier si la vie ou la santé de la femme enceinte est en danger, au moyen d'une opinion médicale éclairée, fiable et indépendante.

132. Le législateur est justifié d'exiger une opinion médicale éclairée, fiable et indépendante, afin de préserver l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus. C'est forcément l'objet de la règle qui exige une vérification indépendante de l'opinion du médecin traitant que la vie ou la santé de la femme enceinte est en danger. On ne saurait dire qu'il s'agit simplement d'un mécanisme conçu pour protéger la santé de la femme enceinte. Bien que ce dernier objectif explique manifestement l'obligation pour le médecin traitant d'être un "médecin qualifié" et celle que l'avortement ait lieu dans un endroit sûr, il ne peut expliquer la nécessité de l'intervention d'un comité interne de l'hôpital, composé de trois médecins, dont est exclu le médecin traitant.

133. Certes, une seconde opinion médicale est souvent considérée comme nécessaire dans les milieux médicaux lorsque de difficiles questions de vie ou de santé du patient sont en cause, mais l'opinion indépendante qu'exige le Code criminel vise un objet différent. Le législateur exige cette opinion indépendante parce que ce n'est pas seulement l'intérêt de la femme qui est en jeu dans la décision d'autoriser un avortement. La Cour d'appel de l'Ontario fait allusion à cela à p. 378, lorsqu'elle dit que [TRADUCTION] "[o]n ne saurait oublier que la situation du droit de la femme à être maîtresse de sa propre personne se complique lorsqu'elle devient enceinte et qu'un certain contrôle de la loi peut se révéler approprié". La présence du foetus est responsable de cette complexité. En exigeant une opinion médicale indépendante portant que la vie ou la santé de la femme enceinte est réellement en danger, le législateur veut s'assurer que, dans un cas donné, seules des raisons thérapeutiques justifieront la décision d'avorter. Comme je l'ai dit, les modifications apportées au Code criminel en 1969 équivalent à la reconnaissance par le législateur que l'intérêt que présente la vie ou la santé des femmes enceintes l'emporte sur l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus, lorsque la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de la femme enceinte. Le législateur a décidé qu'il était nécessaire de vérifier cela du point de vue médical, avant que la loi ne laisse l'intérêt de la femme enceinte l'emporter effectivement sur celui du foetus et qu'elle ne permette qu'un avortement soit pratiqué sans qu'il y ait de sanction criminelle.

134. Je ne crois pas qu'il soit déraisonnable de demander une confirmation médicale indépendante au sujet de la menace pour la vie ou la santé de la femme lorsqu'un intérêt aussi important et marqué pèse dans la balance. Je constate avec intérêt que, dans de nombreux ressorts étrangers, les lois qui décriminalisent l'avortement requièrent un avis concernant l'état de santé de la femme indépendant de celui de son propre médecin. Le ministère public, dans son dossier de sources législative, jurisprudentielle et doctrinale, cite les lois suivantes qui comportent un mécanisme de ce genre: Royaume‑Uni, Abortion Act, 1967, 1967, chap. 87, al. 1(1)a); Territoire du Nord de l'Australie, Criminal Law Consolidation Act and Ordinance, sous‑al. 79 A(3)a); Australie‑Méridionale, Criminal Law Consolidation Act, 1935‑1975, al. 82a(1)a); République fédérale de l'Allemagne, Criminal Code, modifié par la Fifteenth Criminal Law Amendment Act (1976), art. 219; Israël, Penal Law, 5737‑1977 (modifiée), art. 315; Nouvelle‑Zélande, Crimes Act 1961, modifiée par la Crimes Amendment Act 1977 et la Crimes Amendment Act 1978, par. 187A(4); Code pénal suisse, par. 120(1). Cela dit, le médecin traitant doit, d'après l'al. 251(4)a), être "de bonne foi" et, par conséquent, n'avoir aucune raison de croire que le critère de l'al. 251(4)c) n'est pas rempli. Le médecin traitant est toutefois exclu à juste titre de l'organisme qui donne une opinion indépendante. Je crois que le législateur a raison d'exiger ce qui, sans aucun doute, est une pratique médicale extraordinaire dans sa réglementation du droit criminel en matière d'avortement, conformément aux divers intérêts en jeu.

135. L'affirmation selon laquelle une opinion médicale indépendante, distincte de celle de la femme enceinte et de son médecin traitant, ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale, devrait être réévaluée si le droit à l'avortement était fondé sur le droit à la "liberté" de l'art. 7 de la Charte. Je suis d'avis qu'il y aurait encore des circonstances dans lesquelles l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus exigerait une opinion médicale indépendante concernant le danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte. Même en présumant, sans le décider, que le droit à l'avortement peut se fonder sur le droit à la "liberté", il y aurait un moment où l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus deviendrait supérieur. Dès ce moment‑là, le législateur serait en droit de limiter les avortements à ceux qui sont nécessaires pour des motifs thérapeutiques et donc d'exiger une opinion indépendante concernant l'exception pour cause de santé. La jurisprudence est fort partagée sur la question de l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus face au droit de la femme enceinte à la liberté. Le juge Wilson, par exemple, dans l'analyse qu'elle fait en l'espèce de l'article premier de la Charte, souligne ceci (à la p. 183):

Quant au point précis du développement du foetus où l'intérêt qu'a l'État de le protéger devient "supérieur", je laisse le soin de le fixer au jugement éclairé du législateur, qui est en mesure de recevoir des avis à ce sujet de l'ensemble des disciplines pertinentes. Il me semble cependant que ce point pourrait se situer quelque part au cours du second trimestre.

Ce point de vue quant au moment où l'intérêt de l'État devient supérieur peut être comparé à celui exprimé en dissidence par le juge O'Connor de la Cour suprême des États‑Unis, dans l'affaire City of Akron v. Akron Center for Reproductive Health, Inc., 462 U.S. 416 (1983), aux pp. 460 et 461:

[TRADUCTION] Dans l'arrêt Roe [Roe v. Wade 410 U.S. 113 (1973)]. la Cour a jugé que si l'État avait un intérêt important et légitime à protéger la vie potentielle, cet intérêt ne pouvait devenir supérieur qu'au moment où le foetus devenait viable. La difficulté que pose ce genre d'analyse est claire: la vie potentielle n'est pas moins potentielle au cours des premières semaines de grossesse qu'elle ne l'est au point de viabilité ou ultérieurement. À tout stade de la grossesse, il y a une vie humaine en puissance. Bien qu'elle ait refusé de "résoudre la difficile question du moment où la vie commence", id., à la p. 159, la Cour a choisi le point de viabilité, c'est‑à‑dire lorsque le foetus est capable de vivre indépendamment de sa mère, pour interdire complètement l'avortement. Le choix de la viabilité comme point où l'intérêt de l'État dans la vie potentielle devient supérieur n'est pas moins arbitraire que le choix de tout autre point avant la viabilité ou de tout autre point ultérieur. Par conséquent, je crois que l'intérêt qu'a l'État à protéger la vie humaine potentielle existe tout au long de la grossesse.

Comme je l'ai indiqué au début de mes motifs, il est néanmoins possible de résoudre le pourvoi sans tenter de délimiter le droit à "la liberté" de l'art. 7 de la Charte. La violation du droit à "la sécurité de la personne" et les principes pertinents de justice fondamentale sont suffisants pour invalider l'art. 251 du Code criminel.

136. Un certain délai est inévitable pour tout système qui prétend limiter à des raisons thérapeutiques les motifs qui permettent de pratiquer un avortement licitement. Tout mécanisme légal qui vise à obtenir une confirmation indépendante de l'état de santé de la femme ou du danger pour sa vie, adopté conformément à l'objectif d'assurer la protection du foetus, engendre inévitablement un délai supérieur à tout autre délai auquel on pourrait avoir à se plier si une opinion indépendante n'était pas exigée. En outre, les règles qui visent à assurer des avortements sans danger et qui sont conçues pour la protection de la femme enceinte sont elles aussi, inévitablement, sources d'un certain délai. C'est uniquement dans la mesure où la structure administrative crée des délais qui ne sont pas nécessaires qu'on peut considérer qu'elle viole les principes de justice fondamentale. Un examen des délais occasionnés par certaines exigences en matière de procédure du par. 251(4) révèle effectivement qu'ils ne sont pas nécessaires, compte tenu des objectifs que poursuivait le législateur en établissant cette structure administrative. Je souligne, entre parenthèses, qu'il ne suffit pas de soutenir que la structure fonctionnerait équitablement n'étaient‑ce les demandes de femmes inadmissibles au regard du critère de l'al. 251(4)c). Une structure équitable mise en place pour départager les femmes admissibles à un avortement thérapeutique de celles qui ne le sont pas devrait être conçue de manière à satisfaire efficacement aux demandes auxquelles elle doit nécessairement répondre.

137. Un exemple de règle inutile, c'est l'exigence du par. 251(4) que les avortements thérapeutiques aient lieu dans un hôpital admissible pour être licites. J'ai fait observer que le par. 251(4) exige que les avortements thérapeutiques soient pratiqués dans des hôpitaux accrédités ou approuvés, comptant au moins quatre médecins, et que l'absence de tels hôpitaux dans bien des régions du Canada est souvent à la source de délais pour les femmes qui veulent être traitées. Comme je l'ai noté précédemment, cette exigence a manifestement été adoptée pour assurer, de manière générale, que les avortements soient pratiqués en toute sécurité et, plus particulièrement, pour assurer la sécurité de la femme enceinte, une fois satisfait le critère du par. 251(4) et une fois délivré le certificat en ce sens, autorisant la femme à subir un avortement licite. L'objectif pour lequel la règle de l'avortement à l'hôpital a été adoptée était la sécurité et non l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus. Mais la règle, que l'on trouve au par. 251(4), ne permet actuellement aucune exception. Il ressort de la preuve que l'obligation que tous les avortements aient lieu dans des hôpitaux admissibles en vertu du Code criminel n'est pas justifiée. En ce sens, les délais qui résultent de l'exigence relative aux hôpitaux ne sont pas nécessaires et, par conséquent, à cet égard, la structure administrative concernant les avortements thérapeutiques est nettement injuste et viole les principes de justice fondamentale.

138. Des experts sont venus témoigner en première instance que la principale justification de la règle de l'avortement à l'hôpital réside dans le problème des complications postopératoires. Il y a bien sûr des cas où le danger pour la vie ou la santé constaté par le comité de l'avortement thérapeutique constituera un motif suffisant pour que l'intervention ait lieu à l'hôpital. Il y a d'autres cas où les circonstances entourant l'intervention elle‑même exigent qu'elle soit pratiquée à l'hôpital; il en va ainsi notamment de certains avortements pratiqués à un stade avancé de la grossesse ou des cas où la patiente est particulièrement vulnérable à ce qui autrement pourrait constituer une intervention simple.

139. Dans bien des cas cependant, il n'y a aucune justification médicale à ce que l'avortement thérapeutique soit pratiqué à l'hôpital. D'après les témoignages des experts en première instance, un grand nombre d'avortements thérapeutiques du premier trimestre peuvent être pratiqués en toute sécurité à l'extérieur de l'hôpital dans des cliniques spécialisées du fait que celles‑ci sont équipées, et dans certains cas mieux équipées, pour faire face aux éventuelles complications. Les parties ont produit des statistiques comparant les taux de complications des avortements à l'hôpital et des avortements pratiqués en dehors du milieu hospitalier. Ces statistiques n'ont qu'une valeur limitée pour nos fins car, cela ne surprend guère, les taux plus élevés donnés pour les hôpitaux sont dus en partie au fait que les cas les plus dangereux sont traités à l'hôpital. Sont toutefois plus révélatrices les statistiques qui démontrent qu'un fort pourcentage d'avortements thérapeutiques au Canada sont pratiqués en consultation externe:

La durée moyenne d'hospitalisation des femmes ayant subi un avortement thérapeutique a été de moins d'une journée en 1985. Cette moyenne tient compte des 46,567 cas d'avortements thérapeutiques pratiqués en consultation externe, soit 76.9% des 60,518 avortements thérapeutiques déclarés. Le pourcentage des avortements thérapeutiques pratiqués en consultation externe est passé de 34.9% en 1975, puis 59.7% en 1981 et à 76.9% en 1985. [Avortements thérapeutiques, 1985, précité, à la p. 20.]

140. La croissance importante du pourcentage des avortements pratiqués en consultation externe depuis 1975 confirme que l'exigence relative aux hôpitaux, peut‑être justifiée lorsqu'elle a été adoptée, est devenue exorbitante. Il y a lieu de croire que le nombre d'avortements pratiqués en consultation externe serait encore plus élevé si le Code criminel n'empêchait pas les femmes, dans de nombreuses régions du Canada, d'obtenir un traitement efficace, au moment opportun, en les obligeant à se déplacer et à se rendre là où se trouve un établissement hospitalier admissible. De plus, ces chiffres n'incluent pas les avortements pratiqués en consultation externe, qui auraient pu être admissibles à titre d'avortements thérapeutiques d'après le critère de l'al. 251(4)c), sur des Canadiennes aux États‑Unis et dans des cliniques canadiennes agissant en dehors de l'exception du par. 251(4). Décrivant l'obligation de l'avortement à l'hôpital imposée par le droit canadien comme un critère législatif difficile à respecter, Rebecca J. Cook et Bernard M. Dickens font observer que [TRADUCTION] "[u]ne formulation législative rigide pourrait fort bien ne pas améliorer la distribution des services et constituer un obstacle à toute réponse appropriée aux besoins de santé": La législation de l'avortement dans les pays du Commonwealth (1979), à la p. 31.

141. Dans le rapport Powell, plusieurs recommandations portent sur les options envisageables en matière de services d'avortement en Ontario. À l'appui de ces recommandations, le rapport contient ce qui suit, aux pp. 21 et 35:

[TRADUCTION] Lorsque de nombreux pays ont légalisé l'avortement, les hôpitaux étaient considérés comme les fournisseurs tout indiqués de services d'avortements sans danger. Depuis lors, des études ont démontré que les avortements peuvent être pratiqués en toute sécurité dans d'autres genres d'institutions (Tietze & Henshaw, 1986). Le taux de complications de tous les avortements pratiqués ailleurs que dans des établissements hospitaliers n'est pas plus élevé que celui des avortements pratiqués à l'hôpital (Grimes et al., 1981).

...

Les hôpitaux éprouvent beaucoup de difficultés à trouver du temps, dans l'horaire surchargé des salles d'opération, pour pratiquer les interruptions de grossesse. Dans la plupart des hôpitaux, les avortements ne sont pas considérés comme une priorité sur leur liste. Les gynécologues doivent caser les avortements à l'intérieur du temps de salle d'opération qui leur est alloué. Bien que les avortements puissent être pratiqués dans des salles d'interventions mineures, sans risque pour la patiente, il s'agit bien là d'une pratique inhabituelle.

142. L'existence de lois dans d'autres pays autorisant la pratique de certains avortements à l'extérieur de l'hôpital est particulièrement révélatrice de la sûreté de l'intervention dans ces circonstances et de la nécessité de prévoir d'autres moyens étant donné les ressources limitées des hôpitaux. Dans le rapport Powell, on fait observer, à la p. 21, que:

[TRADUCTION] Dans de nombreux pays européens, y compris les Pays‑Bas, la Pologne et l'Allemagne de l'Ouest, approximativement la moitié des avortements sont pratiqués ailleurs que dans des établissements hospitaliers. En France, en 1982, 53 pour 100 des avortements ont été pratiqués dans 90 "centres d'interruption volontaire de grossesse" administrés par les hôpitaux, mais constituant en pratique des cliniques d'avortement distinctes. Le gouvernement français a ordonné que tous les hôpitaux publics qui ne pouvaient répondre à la demande d'avortements offrent de telles cliniques.

143. L'expérience américaine est particulièrement saisissante au sujet de la règle de l'avortement à l'hôpital. Le rapport Powell a souligné que 82 pour 100 des avortements pratiqués aux États‑Unis en 1982 l'avaient été en dehors du milieu hospitalier (à la p. 22). Les experts ont confirmé cette constatation en première instance. Le Dr Christopher Tietze, un expert reconnu en matière d'avortements, a expliqué en première instance qu'en 1981 toutes les cliniques d'avortements à l'extérieur des hôpitaux, aux États‑Unis, avaient pratiqué des avortements jusqu'au stade de dix semaines de grossesse, 90 pour 100 des cliniques en avaient pratiqué jusqu'au stade de 12 semaines, 50 pour 100 jusqu'au stade de 14 semaines et 20 pour 100 acceptaient des patientes jusqu'à 16 semaines. Quoique le fondement juridique en vertu duquel les femmes revendiquent un droit constitutionnel à l'avortement diffère aux États‑Unis de celui que je constate en l'espèce, l'expérience américaine concernant l'inopportunité d'une obligation universelle de pratiquer l'avortement à l'hôpital demeure pertinente.

144. Le rapport Powell a proposé un certain nombre de solutions de rechange à la règle de l'hôpital applicable aux avortements thérapeutiques. Chaque proposition est conçue de façon à [TRADUCTION] "relever de la compétence d'un conseil d'hôpital ou de plusieurs conseils d'hôpitaux, avec approbation des avortements par le biais des comités de l'avortement thérapeutique de l'hôpital" (à la p. 37). L'une de ces propositions est d'établir des cliniques générales de santé pour les femmes qui offriraient des avortements du premier trimestre et l'assistance postavortement, et renverraient aux hôpitaux pour les avortements du second trimestre. Des centres régionaux de clinique d'avortements thérapeutiques affiliés à un hôpital, sans nécessairement y être localisés, sont aussi proposés dans le rapport, qui souligne également que les avortements ambulatoires du premier trimestre sont les plus appropriés en dehors du cadre hospitalier.

145. Le comité Badgley a fait lui aussi une série de propositions conçues pour réduire le nombre et le genre de complications liées aux avortements thérapeutiques. Il a proposé notamment le "regroupement de la pratique des avortements dans des services spécialisés munis de tout l'équipement et de toutes les installations nécessaires et dotés d'un personnel médical et infirmier expérimenté et ayant reçu une formation spéciale à cet égard", à la p. 358.

146. Quelle que soit la solution adoptée, il est clair que l'obligation de pratiquer l'avortement dans un hôpital n'est pas justifiée dans tous les cas. Si la protection de la santé de la femme est l'objectif visé par la règle de l'hôpital, l'exigence que tous les avortements thérapeutiques soient pratiqués dans des hôpitaux admissibles n'est pas nécessaire pour l'atteindre dans tous les cas. En ce sens, la règle est nettement injuste et viole les principes de justice fondamentale. Je sais que la nature précise de la solution administrative peut se trouver compliquée par le partage constitutionnel des compétences entre le Parlement et les provinces. Il ne fait pas de doute que le Parlement pourrait permettre que l'exception du droit criminel s'applique dans tous les hôpitaux, par exemple, bien que les provinces conservent le pouvoir d'établir ces hôpitaux en vertu du par. 92(7) de la Loi constitutionnelle de 1867. D'autre part, si le Parlement décidait d'autoriser de pratiquer des avortements thérapeutiques dans des cliniques autorisées par une province, il se peut que le Parlement et les provinces soient amenés à collaborer à la mise en oeuvre du plan.

147. Une objection peut également être soulevée à l'égard de l'obligation que le comité provienne de l'hôpital accrédité ou approuvé où l'avortement doit être pratiqué. Il est difficile de voir un lien entre cette exigence et l'une ou l'autre des raisons pratiques pour lesquelles le par. 251(4) a été adopté. On ne peut pas dire qu'elle a été adoptée pour promouvoir la sécurité des avortements thérapeutiques ni celle de la femme enceinte. La règle n'est pas non plus conçue pour préserver l'intérêt qu'a l'État dans le foetus. L'intégrité de l'opinion médicale indépendante n'est pas mieux garantie par un comité interne de l'hôpital que par un comité externe, à la condition que le médecin traitant demeure exclu dans les deux cas comme élément de la participation appropriée de l'État au choix de la procédure nécessaire pour assurer l'obtention d'une opinion indépendante.

148. Dans un document récent inédit, intitulé La réforme en matière d'avortement: les solutions possibles (1986), à la p. 74, le groupe de travail sur le statut juridique du foetus, section de recherche sur la protection de la vie (Edward W. Keyserlingk, directeur), Commission de réforme du droit du Canada, confirme l'opinion qu'il n'est pas nécessaire d'exiger que les comités de l'avortement soient limités aux hôpitaux:

Les lenteurs du système actuel et les inégalités d'accès sont en partie imputables au fait que les comités ne peuvent être établis que dans des hôpitaux. Or, il ne semble exister, sur le plan médical, aucune raison contraignante pour empêcher de constituer un comité dans une clinique qui dispose du matériel et des permis nécessaires.

149. Le groupe de travail de la Commission de réforme du droit soulève la possibilité d'avoir des comités d'avortement régionaux pour remplacer la règle actuelle (précitée, à la p. 76). Les propositions du rapport Powell comportent un modèle selon lequel un comité central de l'avortement thérapeutique desservirait plusieurs hôpitaux (précité, à la p. 38).

150. Quelle que soit la solution finalement retenue, il est clair que l'obligation que le comité de l'avortement thérapeutique provienne de l'hôpital où l'avortement sera pratiqué ne sert aucune fin véritable. Le risque résultant du délai engendré par le par. 251(4) à cet égard est inutile. Par conséquent, cette exigence viole les principes de justice fondamentale.

151. D'autres aspects de l'obligation d'avoir un comité, imposée par le par. 251(4), ajoutent à l'inéquité manifeste de la structure administrative. Ils comportent des exigences qui, au mieux, n'ont qu'un rapport ténu avec l'objectif d'obtenir une confirmation indépendante que le critère de l'al. 251(4)c) a été respecté et qui n'apportent aucune contribution utile à la réalisation de cet objectif. Les conseils d'hôpitaux ont le droit de nommer des comités formés de trois médecins qualifiés ou plus. Comme je l'ai déjà fait observer, si l'on nomme plus de trois membres, un temps précieux peut être perdu lorsqu'il est impossible d'atteindre le quorum en raison de l'absence de certains membres. Quel que soit le nombre de membres du comité nécessaire pour avoir une appréciation indépendante de l'état de santé de la femme ou du danger pour sa vie, il faudrait s'en tenir à un nombre minimum afin d'éviter les délais inutiles qui, comme je l'ai expliqué, accroissent les risques pour les femmes. Autoriser un conseil à augmenter le nombre de ses membres au‑dessus du minimum légal de trois n'ajoute rien à l'intégrité de l'opinion indépendante. Cet aspect de la règle actuelle n'est pas nécessaire et, comme il peut en résulter des risques accrus, il viole les principes de justice fondamentale.

152. De même, l'exclusion au sein de ces comités de tous les médecins qui pratiquent des avortements thérapeutiques est exorbitante. Cette règle a sans doute été incluse dans le par. 251(4) pour favoriser le caractère indépendant de l'appréciation du critère par les comités de l'avortement thérapeutique. Comme je l'ai dit, l'exclusion du médecin traitant, bien qu'elle s'écarte de la pratique médicale habituelle, est appropriée dans un contexte criminel pour assurer une opinion indépendante sur le danger pour la vie ou la santé de la patiente du médecin. L'exclusion au sein des comités de tous les médecins qui pratiquent des avortements thérapeutiques, même lorsqu'ils n'ont aucun lien avec la patiente en cause, est non seulement inutile mais potentiellement nuisible. Il n'y a pas de motifs raisonnables de soupçonner qu'un médecin qui n'a aucun lien avec la patiente est partial simplement parce que, dans le cours de son exercice de la médecine, il pratique des avortements licites. De plus, les médecins qui pratiquent des avortements thérapeutiques possèdent des compétences utiles qui peuvent accroître la précision et l'intégrité de l'opinion indépendante elle‑même. Un certain contrôle de l'État s'impose si l'on veut assurer le caractère indépendant de l'opinion. Toutefois, la règle dans son état actuel est excessive et susceptible d'accroître le risque de délai du fait que moins de médecins sont admissibles à siéger à ces comités.

153. L'analyse qui précède de la structure administrative du par. 251(4) ne se veut nullement un tableau complet de tous les points forts et de toutes les faiblesses du système actuel. Elle démontre néanmoins que la structure administrative mise en place par le législateur fédéral comporte suffisamment de lacunes pour que le par. 251(4), pris dans son ensemble, viole les principes de justice fondamentale. Ces lacunes résultent de règles qui ne sont pas nécessaires pour atteindre les objectifs pour lesquels le par. 251(4) a été édicté. Ces règles inutiles, du fait qu'elles imposent des délais qui entraînent un risque additionnel pour la santé des femmes, sont nettement injustes.

V — L'article premier de la Charte

154. Je partage l'avis qu'on peut avoir recours à l'article premier de la Charte pour sauvegarder une disposition législative qui enfreint l'art. 7 de la manière dont l'art. 251 du Code criminel viole celui‑ci en l'espèce. L'article premier porte:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

155. Le Juge en chef fournit, dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, aux pp. 138 et 139, une analyse de l'article premier qui est pertinente aux fins d'aborder ce même article en l'espèce. Ceux qui veulent soutenir la validité de l'art. 251 du Code criminel doivent démontrer ce qui suit:

(1) l'objectif que l'art. 251 vise à servir doit "se rapporte[r] à des préoccupations urgentes et réelles"; et

(2) "dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'application d'"une sorte de critère de proportionnalité"".

156. Je vais examiner chacun de ces deux critères auxquels il faut satisfaire pour que la restriction du droit conféré par l'art. 7 soit jugée raisonnable.

(1) L'objectif de l'art. 251

157. Je souscris à la façon dont le juge Wilson qualifie l'art. 251, à la p. 181:

À mon avis, il faut voir dans l'objectif premier de la loi contestée la protection du foetus. Elle a sans doute d'autres objectifs secondaires, telle la protection de la vie et de la santé de la femme enceinte, mais je crois que l'objectif principal invoqué pour justifier la restriction du droit de la femme enceinte garanti par l'art. 7 est la protection du foetus.

158. L'objectif premier, celui de la protection du foetus, est le principal objectif pertinent pour l'analyse de l'art. 251 selon le premier critère de l'arrêt Oakes. Je crois, en toute déférence, que le Juge en chef a mal identifié (à la p. 75) l'objectif d'équilibrer les intérêts du foetus et ceux des femmes enceintes — "la vie et la santé des femmes étant un facteur majeur" — comme étant "suffisamment important pour répondre aux exigences du premier volet de l'analyse, selon l'arrêt Oakes, au regard de l'article premier".

159. Le point central en vertu de l'arrêt Oakes est l'objectif "que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte" (précité, à la p. 138). Dans le contexte du droit criminel en matière d'avortement, l'objectif que visent à servir les mesures prévues à l'art. 251, qui sont à l'origine de la restriction du droit conféré par l'art. 7 de la Charte, est la protection du foetus. On ne doit pas confondre le but limité du par. 251(4) et l'objectif premier de l'art. 251 pris dans son ensemble. Étant donné que l'art. 251 constitue un "code complet", pour reprendre l'expression du Juge en chef, on ne peut à bon droit, à mon sens, se concentrer sur la disposition disculpatoire seule comme étant l'énoncé de l'objectif du Parlement en créant le crime. (Voir l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, à la p. 751, où cette Cour a reconnu unanimement qu'une exemption doit s'interpréter en fonction de la disposition affirmative à laquelle elle se rapporte.) L'objectif secondaire, savoir la protection de la vie ou de la santé de la femme enceinte, considéré seul ou par rapport à la protection du foetus, n'est pas l'objectif premier pour lequel les mesures à l'origine de la restriction du droit constitutionnel à la sécurité de la personne ont été instaurées.

160. Cet équilibre ne peut pas être considéré comme l'objectif ayant conduit le Parlement à créer ce crime ni à conserver cette activité dans la catégorie des crimes suite aux modifications apportées au Code criminel en 1969. Le paragraphe 251(4) ne s'applique que dans des cas délimités. Lorsque la vie ou la santé d'une femme enceinte n'est pas en danger et qu'elle recherche un avortement en raison de ses propres "priorités et aspirations" non médicales, il est manifeste que les règles de l'art. 251 qui l'empêchent d'obtenir un avortement licite ont comme seul objectif la protection du foetus.

161. En outre, comme il s'agit d'un texte législatif fédéral relevant de la compétence du Parlement en matière de droit criminel, selon le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, on ne peut dire de l'art. 251 qu'il a pour unique ou principal objectif, comme les appelants le soutiennent, la protection de la vie ou de la santé des femmes enceintes. Une mesure législative qui, de par son caractère véritable, se rapporte à la vie ou à la santé des femmes enceintes, en fonction naturellement de ses termes précis, serait qualifiée de relative à l'un des chefs de compétence provinciale (voir Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112, à la p. 137, le juge Dickson, maintenant Juge en chef). La disposition disculpatoire du par. 251(4) ne saurait subsister d'elle‑même à titre d'exercice valide de la compétence fédérale en matière de droit criminel.

162. La protection du foetus à titre d'objectif de l'art. 251 se rapporte‑t‑elle à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique? La réponse au premier volet du critère de l'arrêt Oakes est affirmative. Je suis d'avis que la protection du foetus est et, comme l'a fait observer la Cour d'appel, a toujours été un objectif valide du droit criminel canadien. J'ai déjà examiné en détail cet objectif dans mon analyse des principes de justice fondamentale. Je pense que l'article premier de la Charte permet de limiter raisonnablement le droit d'une femme compte tenu de l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus.

(2) Le critère de proportionnalité

163. J'en viens maintenant au second critère de l'arrêt Oakes. Le ministère public doit démontrer que les moyens choisis à l'art. 251 sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Dans l'arrêt Oakes, précité, à la p. 139, le Juge en chef expose les trois composantes du critère de la proportionnalité:

Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., [. . .] à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

164. Pour les fins de la première composante de la proportionnalité, j'ai fait observer, dans mon analyse du par. 251(4) et des principes de justice fondamentale, qu'il était nécessaire d'expliquer mon opinion que certaines des règles régissant la possibilité d'obtenir un avortement thérapeutique, sans menace de répression pénale, ne sont pas nécessaires pour atteindre les objectifs pour lesquels l'art. 251 a été conçu. On ne saurait dire d'une règle qui n'est pas nécessaire pour atteindre les objectifs du législateur qu'elle a un "lien rationnel" avec ceux‑ci ni qu'elle a été "soigneusement conçue pour atteindre l'objectif en question". De plus, non seulement certaines des règles de l'art. 251 ne sont‑elles pas nécessaires à l'objectif premier, soit la protection du foetus, et à l'objectif secondaire, soit la protection de la vie ou de la santé de la femme enceinte, mais encore elles ont pour effet pratique de miner la santé de la femme que le législateur prétend considérer si importante. Par conséquent, l'art. 251 ne satisfait pas au critère de proportionnalité de l'arrêt Oakes.

165. L'article 251 ne saurait être sauvegardé par le simple retranchement des parties fautives du par. 251(4). La règle actuellement exprimée à l'art. 251, qui traduit à la fois les objectifs principaux et secondaires du législateur, ne saurait subsister sans l'exception du par. 251(4). La violation de la sécurité de la personne des femmes enceintes serait plus grande, et non moindre, si le par. 251(4) devait être retranché, laissant tels quels dans le Code criminel les autres paragraphes de l'art. 251.

166. Étant donné ma conclusion relative à la première composante du critère de la proportionnalité, il n'est pas nécessaire d'aborder les questions de savoir si les moyens choisis à l'art. 251 "porte[nt] le moins possible atteinte" au droit conféré par l'art. 7 de la Charte et s'il y a proportionnalité entre les effets de l'art. 251 et l'objectif consistant à protéger le foetus. Ainsi, je n'ai pas à répondre à la difficile question des circonstances dans lesquelles il y aurait proportionnalité entre les effets de l'art. 251, qui limitent le droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne, et la protection du foetus en tant qu'objectif. J'estime devoir néanmoins commenter l'équilibre que le législateur a cherché à établir entre l'intérêt qu'il y a dans la protection du foetus et celui qu'il y a dans la vie ou la santé de la femme enceinte, en adoptant les modifications apportées au Code criminel en 1969.

167. Dans l'arrêt Oakes, précité, à la p. 140, le Juge en chef poursuit son explication de la troisième composante du critère de la proportionnalité dans les termes suivants:

Même si un objectif est suffisamment important et même si on a satisfait aux deux premiers éléments du critère de proportionnalité, il se peut encore qu'en raison de la gravité de ses effets préjudiciables sur des particuliers ou sur des groupes, la mesure ne soit pas justifiée par les objectifs qu'elle est destinée à servir. Plus les effets préjudiciables d'une mesure sont graves, plus l'objectif doit être important pour que la mesure soit raisonnable et que sa justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. [Je souligne.]

L'objectif consistant à protéger le foetus ne justifierait pas, à mon avis, une atteinte au droit à la sécurité des femmes enceintes aussi grave que celle qui résulterait si la disposition disculpatoire était complètement supprimée du Code criminel.

168. Le paragraphe 251(4) porte essentiellement, comme je l'ai dit, que l'objectif de protection du foetus n'est pas suffisamment important pour repousser l'intérêt qu'il y a à protéger les femmes enceintes contre des grossesses qui représentent un danger pour leur vie ou leur santé. Je considère que le texte adopté par le législateur en 1969 constitue une indication que, dans une société libre et démocratique, il serait déraisonnable de limiter le droit de la femme enceinte à la sécurité de sa personne par une règle interdisant les avortements dans toutes les circonstances lorsque sa vie ou sa santé serait ou serait probablement en danger. Cette décision du Parlement du Canada que la vie ou la santé de la femme enceinte a préséance sur l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus trouve aussi son pendant dans les lois d'autres sociétés libres et démocratiques.

169. Dans l'ouvrage intitulé Emerging Issues in Commonwealth Abortion Laws, 1982 (1983), passim, une pièce produite en première instance, Rebecca J. Cook et Bernard M. Dickens rapportent que, selon le droit en vigueur au 1er novembre 1982, le Royaume‑Uni, la Nouvelle‑Zélande et le Territoire de la capitale de l'Australie, la Nouvelle‑Galles du Sud, le Territoire du Nord, le Queensland, l'Australie‑Méridionale et Victoria, parmi d'autres ressorts du Commonwealth, incluent le risque pour la vie ou la santé physique et mentale de la femme enceinte comme motifs légaux d'avortement. Le ministère public et le procureur général du Canada, dans leurs dossiers de sources législative, jurisprudentielle et doctrinale, citent des lois de ces ressorts notamment, qui indiquent qu'un danger pour la vie ou la santé de la femme enceinte l'emporte sur l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus: Royaume‑Uni, Abortion Act, 1967, 1967, chap. 87, al. 1(1)a); Territoire du Nord de l'Australie, Criminal Law Consolidation Act and Ordinance, al. 79 A(3)a); Australie‑Méridionale, Criminal Law Consolidation Act, 1935‑1975, sous‑al. 82a(1)a)(i); République fédérale de l'Allemagne, Criminal Code, modifié par la Fifteenth Criminal Law Amendment Act (1976), al. 218a(1); Israël, Penal Law, 5737‑1977 (modifiée), al. 316a)(4); Nouvelle‑Zélande, Crimes Act 1961, modifiée par la Crimes Amendment Act 1977 et la Crimes Amendment Act 1978, al. 187A(1)a) et France, Code pénal, art. 317 et Code de la santé publique, art. 162‑1 et 162‑12. Cela corrobore le point de vue selon lequel la décision du législateur canadien que la vie ou la santé de la femme a préséance sur l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus est conforme à l'article premier de la Charte.

170. Je souligne que les lois de certains de ces ressorts étrangers exigent, à la différence de l'art. 251 du Code criminel, que la santé soit plus gravement menacée dans les derniers mois de la grossesse que dans les premiers pour que l'avortement soit légal. Si une telle règle était adoptée au Canada, constituerait‑elle une limite raisonnable du droit à la sécurité de la personne au sens de l'article premier de la Charte? Comme je l'ai dit, vu le texte actuel de l'art. 251 selon lequel le critère requis pour qu'un avortement soit licite ne varie pas selon le stade de la grossesse, cette Cour n'est pas obligée d'examiner cette question aux termes de l'article premier de la Charte. Il est possible que le législateur puisse adopter à l'avenir une modification dans la veine des lois adoptées par ces ressorts qui créerait une proportionnalité acceptable aux termes de l'article premier. Toutefois, comme je l'ai dit, je suis d'avis que l'objectif de la protection du foetus ne justifierait pas l'exclusion totale des dispositions disculpatoires du Code criminel.

171. Enfin, je tiens à souligner qu'on ne nous a pas demandé, pas plus qu'il n'est nécessaire de le faire, étant donné ma propre conclusion que l'art. 251 comporte des règles qui ne sont pas nécessaires pour la protection du foetus, de décider si ce dernier est inclus dans le terme "chacun" de l'art. 7, de manière à être titulaire du droit "à la vie, à la liberté et la sécurité de sa personne" au sens de la Charte.

VI — Les autres moyens d'appel

172. L'avocat des appelants a soulevé plusieurs autres moyens d'appel devant nous. Le seul autre argument relatif à la Charte, à part celui concernant l'art. 7, que l'on doive examiner est celui qui a trait à l'invalidité de l'al. 605(1)a) du Code criminel. Si le ministère public n'avait aucun droit d'appel, les appelants auraient nécessairement gain de cause pour ce seul motif et nous serions tenus de casser la décision de la Cour d'appel. Quoique je ne sois pas obligé de répondre aux autres arguments pour trancher ce pourvoi vu mes réponses à la première et à la deuxième questions constitutionnelles, je crois qu'il est justifié de résoudre les questions qui ne mettent pas la Charte en cause.

Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867

173. Comme le juge McIntyre et la Cour d'appel, je suis d'avis que l'allégation que l'art. 251 excède les pouvoirs du Parlement n'est pas fondée. Dans l'arrêt Morgentaler (1975), précité, cette Cour a décidé à l'unanimité que l'art. 251 n'était pas un texte législatif provincial déguisé relatif à la santé, mais qu'il constituait un exercice valide du pouvoir du Parlement en matière de droit criminel conformément au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Je suis d'accord. De fait, comme je l'ai décidé, on ne peut pas considérer l'art. 251 comme étant simplement un mécanisme visant la protection de la vie ou de la santé d'une femme enceinte. Quoique l'objectif secondaire explique en partie certaines des exigences de la disposition disculpatoire du par. 251(4), ce n'est pas l'objectif principal de l'art. 251 pris dans son ensemble, qui vise à protéger l'intérêt qu'a l'État dans le foetus. Le Parlement a créé l'infraction criminelle de procurer un avortement comme le définissent les par. 251(1) et (2), conformément à cet objectif premier. Je considère qu'il s'agit d'un exercice valide du pouvoir en matière de droit criminel.

L'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867

174. Comme le juge McIntyre, je suis d'avis que l'art. 251 ne donne pas aux comités de l'avortement thérapeutique les pouvoirs judiciaires que les cours de comté, de district et supérieures exerçaient au moment de la Confédération. Comme je l'ai souligné, à l'art. 251(4), le Parlement a seulement donné au comité le pouvoir de prendre une décision médicale relativement à la vie ou à la santé de la femme enceinte. Les médecins portent un jugement médical sur une question médicale et n'exercent aucune fonction judiciaire au sens de l'art. 96. Cet argument est mal fondé.

Délégation illégale du pouvoir en matière de droit criminel ou renonciation à ce pouvoir

175. Pour les motifs donnés par le juge McIntyre, je suis d'avis que l'art. 251 ne constitue pas une délégation illégale d'un pouvoir législatif fédéral et ne représente pas non plus une renonciation du Parlement au pouvoir en matière de droit criminel.

L'alinéa 605(1)a) du Code criminel

176. Pour les motifs exposés par le juge McIntyre, je suis d'avis que cet argument est mal fondé.

Le paragraphe 610(3) du Code criminel

177. L'avocat des appelants a soutenu que le par. 610(3) du Code criminel, qui interdit d'accorder des frais lors d'un appel relatif à un acte criminel, va à l'encontre de l'art. 7, des al. 11d), f), h) et de l'art. 15 de la Charte. Il a aussi allégué que cette Cour dispose du pouvoir d'accorder, lors d'un pourvoi, des frais en vertu du par. 24(1) de la Charte. Il n'est pas nécessaire de déterminer si le par. 610(3) du Code criminel viole un droit conféré par la Charte. J'estime, tout comme la Cour d'appel, que quel que soit le pouvoir de cette Cour d'accorder des dépens dans des pourvois comme celui‑ci, aucuns dépens ne devraient être accordés en l'espèce.

178. Pour ce qui est de la plaidoirie que l'avocat de la défense a adressée au jury en première instance, je partage totalement l'avis du Juge en chef. Dans sa plaidoirie, Me Manning a choisi à tort de ne pas respecter les rôles très distincts que jouent le juge du procès et le jury dans notre système de justice criminelle. Dans l'arrêt Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802, à la p. 836, le juge McIntyre a dit, dans un autre contexte:

Aucun précédent n'a à être cité pour justifier la proposition selon laquelle, dans un procès par jury, toutes les questions de droit relèvent exclusivement du juge et que, ce qui est tout aussi important, toutes les questions de fait relèvent exclusivement du jury. Cette distinction est d'une importance fondamentale. Elle doit être maintenue tant qu'on jugera bon de continuer d'avoir recours au jury en droit criminel.

179. La plaidoirie de la défense était, comme l'a dit la Cour d'appel, [TRADUCTION] "une attaque directe du rôle et du pouvoir du juge du procès et une déclaration sérieusement erronée quant aux obligations et aux droits du juré dans l'exécution de son engagement sous serment" (précité, à la p. 434). J'estime que ces observations fermes sont nécessaires pour la gouverne des avocats qui, dans d'autres affaires, peuvent être tentés de suivre cette pratique inacceptable.

Conclusion

180. Les questions constitutionnelles doivent recevoir les réponses suivantes:

1. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:

La première question constitutionnelle doit recevoir une réponse affirmative en ce qui concerne le droit d'une femme enceinte à la "sécurité de sa personne" prévu par l'art. 7 de la Charte.

2. Question:

Si l'article 251 du Code criminel du Canada porte atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse:

En ce qui concerne la violation du droit d'une femme enceinte à la "sécurité de sa personne" prévu à l'art. 7 que cause l'art. 251 du Code criminel, l'art. 251 n'est pas justifié par l'article premier de la Charte.

3. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada excède‑t‑il les pouvoirs du Parlement du Canada?

Réponse:

Non, en ce que l'art. 251 est un exercice valide du pouvoir du Parlement en vertu du par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.

4. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada viole‑t‑il l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse:

Non.

5. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada délègue‑t‑il illégalement la compétence fédérale en matière criminelle aux ministres de la Santé provinciaux ou aux comités de l'avortement thérapeutique et, ce faisant, le gouvernement fédéral a‑t‑il abdiqué son autorité dans ce domaine?

Réponse:

Non.

6. Question:

L'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent‑ils atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:

En ce qui concerne l'art. 605, la réponse est non. Indépendamment de savoir si le par. 610(3) du Code criminel viole un droit conféré par la Charte, j'estime, tout comme la Cour d'appel, que quel que soit le pouvoir de cette Cour d'accorder des dépens dans des pourvois comme celui‑ci, aucuns dépens ne devrait être accordé en l'espèce.

7. Question:

Si l'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse:

Vu la réponse à la question 6, aucune réponse n'a à être donnée à cette question‑ci.

181. Compte tenu de mes réponses aux deux premières questions constitutionnelles, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi.

Version française des motifs des juges McIntyre et La Forest rendus par

182. Le juge McIntyre (dissident)—J'ai lu les motifs de jugement rédigés par mes collègues le Juge en chef et les juges Beetz et Wilson. Je suis d'accord pour dire que la question principale qui se pose est de savoir si l'art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, viole l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour ce qui est de certaines autres questions soulevées par les appelants, j'y viendrai plus loin. Le Juge en chef a énoncé les questions constitutionnelles ainsi que les dispositions législatives pertinentes et il a présenté un exposé des faits et des procédures. Il a examiné la portée de l'art. 7 de la Charte et, après avoir conclu qu'il avait été enfreint, il s'est dit d'avis d'accueillir le pourvoi. Pour ma part, je ne puis accepter ni ses motifs ni sa façon de trancher le pourvoi. Je souscris d'une manière générale aux motifs de la Cour d'appel et, pour cette raison et pour d'autres que j'essayerai d'exposer, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

L'article 251 du Code criminel

183. Je dirais au départ qu'on pourrait penser que le présent pourvoi ne soulève pas les questions liées à la Charte sur lesquelles ont porté les débats et que mes collègues ont traitées dans leurs motifs de jugement. Il s'agit, en l'espèce, d'une accusation de complot en vue d'enfreindre les dispositions de l'art. 251 du Code criminel. Il ne fait pas de doute et on n'a jamais nié que les appelants ont adopté une ligne de conduite qui allait nettement à l'encontre des dispositions du Code, et on voit mal en quoi ils ont pu subir une atteinte aux droits dont ils jouissent en vertu de l'art. 7 de la Charte. Il n'est nullement question ici d'une personne du sexe féminin qui s'est vu refuser l'avortement thérapeutique et, par conséquent, toute l'argumentation relative au droit à la sécurité de la personne garanti par l'art. 7 de la Charte repose sur une hypothèse. C'est toutefois sur ce fondement que toutes les parties ont plaidé et la Cour a accepté cette façon de procéder.

184. Les paragraphes 251(1) et (2) du Code criminel disposent que quiconque emploie quelque moyen pour procurer l'avortement d'une personne du sexe féminin se rend coupable d'un acte criminel et prescrivent sur déclaration de culpabilité une peine maximale de deux ans d'emprisonnement dans le cas de la femme elle‑même et une peine maximale d'emprisonnement à perpétuité dans le cas de toute autre personne. Le Parlement a décrété que pratiquer un avortement non thérapeutique constitue un crime qui mérite d'être puni sévèrement. Aux termes du par. (4), les par. (1) et (2) ne s'appliquent pas lorsqu'un avortement est pratiqué en conformité avec les al. (4)a), b), c) et d). Suivant ces alinéas, un médecin qualifié peut pratiquer un avortement, et une femme enceinte peut permettre qu'on la fasse avorter, dans un hôpital accrédité ou approuvé dont le comité de l'avortement thérapeutique (expression définie au par. (6)) a délivré un certificat attestant qu'à son avis la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière. Ce certificat ne peut être remis à un médecin qualifié qu'une fois que le comité, par décision de la majorité de ses membres et lors d'une réunion au cours de laquelle le cas de la femme a été examiné, a autorisé la délivrance du certificat. Le paragraphe (5) habilite le ministre de la Santé d'une province à requérir un comité de l'avortement thérapeutique de lui fournir des copies des certificats délivrés par le comité ainsi que les autres renseignements qu'il peut exiger relativement à la délivrance du certificat. Le même paragraphe investit ce ministre du pouvoir d'exiger que le médecin qui a pratiqué un avortement lui fournisse des renseignements similaires. Le paragraphe (6) est consacré à des définitions. Or, il ressort clairement de ce qui précède que l'avortement est interdit, mais que le par. (4) prévoit des exceptions en vertu desquelles l'avortement est permis dans certaines circonstances limitées. On ne saurait affirmer que l'art. 251 du Code criminel confère un droit général de subir ou de procurer un avortement. Au contraire, la disposition vise à protéger les intérêts de l'enfant qui n'est pas encore né et ne lève la sanction criminelle que si l'avortement s'impose pour protéger la vie ou la santé de la mère.

185. En examinant la question de la constitutionnalité de l'art. 251 du Code criminel, il est d'abord nécessaire de saisir le contexte dans lequel le présent litige a pris naissance ainsi que quelques‑uns des problèmes qu'il pose. L'article 251 du Code a été taxé de mal conçu et d'insuffisant par certains dans le débat sur l'avortement, alors que d'autres, qui se situent à l'extrême opposé, l'ont qualifié d'immoral et d'inacceptable. D'aucuns, comme c'est le cas des appelants, prétendent en invoquant la morale et l'éthique qu'il y a une solution simple au problème: "le droit des femmes d'être maîtresse de leur propre corps" commande l'abrogation de l'art. 251 en faveur du principe de "l'avortement libre". S'opposent à cette thèse ceux qui affirment, tout aussi énergiquement et également pour des raisons d'ordre moral et d'éthique, que la solution est claire et simple: "le droit à la vie qu'a l'enfant qui n'est pas encore né" exige l'abrogation des par. 251(4), (5), (6) et (7) de sorte que l'avortement soit frappé d'une interdiction totale. De chaque côté, on maintient fermement sa position et on n'admet aucun compromis. Cependant, l'argument avancé par le procureur général du Canada (au paragraphe 6 de son mémoire) peut porter à croire que la majorité des Canadiens ne considèrent pas que la question est aussi claire et nette. Le paragraphe 6 est ainsi conçu:

[TRADUCTION] Les sondages d'opinion révèlent qu'il y a eu au cours des années et pour les différents groupes cibles une constance surprenante dans la gamme des opinions exprimées sur la question de l'avortement. D'une part, environ 21 % à 23 % des gens estiment qu'il appartient uniquement à la femme enceinte de décider si elle se fera avorter et que toute loi dans ce domaine représente une atteinte injustifiée au droit de la femme de disposer, comme elle l'entend, de son propre corps, alors que, d'autre part, à peu près 19 % à 20 % jugent que détruire un foetus vivant c'est enlever la vie à un être humain et ainsi commettre un meurtre. Le reste de la population (environ 60 %) est d'avis que l'avortement devrait être interdit dans certaines circonstances.

Le législateur n'a retenu ni l'un ni l'autre de ces points de vue extrêmes. Il a plutôt tenté d'équilibrer les intérêts de l'enfant qui n'est pas encore né et ceux opposés de la femme enceinte. Du moment que sont respectées les dispositions du par. 251(4), l'avortement peut être accompli sans que cela n'entraîne de sanction légale. Dans l'hypothèse contraire, l'avortement est considéré comme un acte socialement répréhensible, réprimé comme un crime. Dans l'arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, [ci‑après l'arrêt Morgentaler (1975)] le juge en chef Laskin (dissident, mais non sur ce point) affirme, à la p. 627:

Ce qui est évident à la lecture de la partie de l'art. 251 qui porte interdiction, c'est que le Parlement, exerçant son jugement, a décrété que l'intervention d'une autre personne, voire de la mère elle‑même, dans le cours ordinaire de la conception constitue une conduite socialement indésirable et passible de sanctions. C'est là un jugement que le Parlement pouvait porter dans l'exercice de son pouvoir législatif plénier en matière criminelle, et le fait qu'il puisse exister des moyens sûrs d'interrompre une grossesse ou qu'une ou plusieurs femmes prétendent à un droit individuel de poser ce geste, n'est aucunement pertinent. Je n'ai pas besoin de citer de précédents pour affirmer que le Parlement peut déterminer ce qui n'est pas criminel aussi bien que ce qui l'est, et qu'il peut par conséquent introduire dans ses lois pénales des dispenses ou des immunités.

L'opinion du législateur portant que l'avortement constitue, de par sa nature même, une "conduite socialement indésirable" ou répréhensible n'a rien de nouveau. La politique du législateur, énoncée à l'art. 251 du Code, concorde avec celle qui a régi le droit criminel canadien depuis la Confédération et même avant: voir les motifs du juge Dickson (alors juge puîné) dans l'arrêt Morgentaler (1975), précité, à la p. 672, ainsi que ceux de la Cour d'appel de l'Ontario dans la présente affaire, (1985), 52 O.R. (2d) 353, aux pp. 364 à 366. C'est dans ce contexte que j'aborde la question du contrôle judiciaire en fonction de la Charte.

Portée du contrôle judiciaire fondé sur la Charte

186. Avant l'adoption de la Charte, il n'était guère question des limites du contrôle judiciaire du droit criminel. À toutes fins pratiques, ce contrôle consistait uniquement à déterminer si le texte attaqué portait sur un sujet pouvant relever de la compétence en matière de droit criminel que conférait le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. Personne ne doutait que le Parlement était autorisé à décider ce qui constituait et ce qui ne constituait pas une conduite criminelle et à réprimer cette conduite au moyen de sanctions pénales, quoique, à partir de 1960, toute loi pouvait faire l'objet d'un contrôle en vertu de la Déclaration canadienne des droits: voir l'arrêt Morgentaler (1975), précité. Or, un changement important a résulté de l'adoption de la Charte. Le pouvoir d'exercer un contrôle judiciaire sur des mesures législatives a pris de l'envergure mais, à mon avis, sa portée n'en demeure pas moins restreinte et elle devrait soigneusement être limitée à celle prescrite par la Charte. Je sais très bien qu'on ne s'entendra pas sur ce que prescrit la Charte et il va sans dire qu'il faudra une certaine mesure d'interprétation pour conférer substance et réalité à ses dispositions. Les tribunaux ne doivent pas cependant, sous prétexte d'interpréter, supposer l'existence de droits et de libertés qui ne reposent pas de manière solide et raisonnablement identifiable sur la Charte. Le Juge en chef évoque ce problème dans ses motifs de jugement, où il dit, aux pp. 45 et 46:

Au cours des plaidoiries devant nous, le substitut du procureur général a rappelé à plusieurs reprises que le pouvoir judiciaire au Canada n'a pas comme rôle d'évaluer la sagesse des lois édictées par nos députés élus démocratiquement, ni de réinterpréter les choix difficiles de politique auxquels tous les gouvernements sont confrontés. Dans l'arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, à la p. 671, (ci‑après l'arrêt «Morgentaler (1975)») j'ai souligné que la Cour "n'est pas appelée à trancher, ni même à aborder, le débat public animé et constant sur l'avortement". Onze ans plus tard, la controverse fait toujours rage et il est tout aussi vrai que la Cour ne saurait prétendre concilier toutes les allégations contradictoires avancées dans le vigoureux et sain débat public ainsi suscité. Tant les tribunaux que les législateurs, dans d'autres sociétés démocratiques, sont arrivés à des décisions entièrement contradictoires lors­qu'il leur a été demandé de soupeser les valeurs que la question de l'avortement oppose. Voir, p. ex., l'arrêt Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973); l'arrêt Paton c. Royaume‑Uni (1980), 3 E.H.R.R. (Cour européenne des droits de l'homme); The Abortion Decision of the Federal Constitutional Court — First Senate — of the Federal Republic of Germany, 25 février 1975, traduit en anglais et réédité dans (1976), 9 John Marshall J. Prac. and Proc. 605; et l'Abortion Act, 1967, 1967, chap. 87 (R.‑U.)

Mais depuis 1975, et le premier arrêt Morgentaler, la Cour s'est vue confier des responsabilités additionnelles. Je disais dans l'arrêt Morgentaler (1975), à la p. 671:

Les valeurs que nous devons accepter aux fins du pourvoi sont celles qu'a proclamées le Parlement, qui s'en tient à l'opinion que le désir d'une femme d'être soulagée de sa grossesse ne justifie pas en soi l'avortement.

Quoiqu'on puisse toujours sans aucun doute affirmer que les tribunaux ne sont pas le lieu où doivent s'élaborer les politiques générales complexes et controversées, les tribunaux canadiens se voient néanmoins confier aujourd'hui l'obligation cruciale de veiller à ce que les initiatives législatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiques qu'exprime la Charte canadienne des droits et libertés [. . .] C'est en ce dernier sens que le présent pourvoi diffère de celui dont nous étions saisis voici une décennie.

Bien que je ne partage pas l'avis du Juge en chef quant à la façon de trancher le pourvoi, je souscris à ce qu'il affirme, dans le passage qui vient d'être cité, concernant le rôle de cette Cour. Je prétends cependant qu'en veillant "à ce que les initiatives législatives de notre Parlement et de nos législatures se conforment aux valeurs démocratiques qu'exprime la Charte canadienne des droits et libertés", les tribunaux doivent s'en tenir aux valeurs démocratiques qui sont clairement énoncées dans la Charte et s'abstenir d'imposer ou de créer d'autres valeurs qui ne s'y trouvent pas.

187. Il s'ensuit donc, selon moi, que notre tâche en l'espèce consiste non pas à résoudre ni à tenter de résoudre ce qu'on pourrait appeler la question de l'avortement, mais simplement à examiner le contenu de l'art. 251 en fonction de la Charte. Quoique cela puisse paraître évident en soi, la distinction revêt une importance capitale. Si une interprétation particulière n'est pas appuyée, expressément ou implicitement, par la Charte, la Cour est alors impuissante à prêter à cette interprétation un caractère constitutionnel. Il n'appartient nullement à la Cour de substituer ses propres opinions à celles du législateur concernant le bien‑fondé d'une question donnée. La Cour ne doit pas considérer ce qu'elle estime être la meilleure solution aux problèmes posés; son rôle se limite à décider si la solution adoptée par le législateur va à l'encontre de la Charte. Si c'est le cas, la disposition en question doit être déclarée invalide ou inopérante et il est alors loisible au législateur d'adopter toute disposition différente qu'il pourra juger à propos. Je fais miens les propos du juge Holmes, mentionnés dans l'arrêt Ferguson v. Skrupka, 372 U.S. 726 (1963), aux pp. 729 et 730:

[TRADUCTION] Il fut un temps où cette Cour recourait à la clause de l'application régulière de la loi pour invalider des lois jugées déraisonnables, c'est‑à‑dire insensées ou incompatibles avec une certaine philosophie économique ou sociale. C'est ainsi qu'on s'est servi de cette clause notamment pour annuler des lois prescrivant le nombre maximal d'heures de travail dans les boulangeries, Lochner v. New York, 198 U.S. 45 (1905), interdisant les contrats de "jaune", Coppage v. Kansas, 236 U.S. 1 (1915), établissant un salaire minimum pour les femmes, Adkins v. Children's Hospital, 261 U.S. 525 (1923), et fixant le poids des pains, Jay Burns Baking Co. v. Bryan, 264 U.S. 504 (1924). Cette incursion par les tribunaux dans le domaine des jugements de valeur du législateur a suscité à l'époque une opposition vigoureuse, notamment de la part des juges Holmes et Brandeis. Bien que la Cour ait déclaré invalide une loi d'un État réglementant le prix de revente des billets de théâtre et d'autres billets, le juge Holmes, dissident, a dit:

"Je crois qu'il convient de reconnaître que la législature d'un État peut faire tout ce qu'elle juge à propos, à moins qu'une disposition expresse de la Constitution des États‑Unis ou de l'État en question ne l'en empêche. J'estime aussi que les tribunaux devraient prendre soin de ne pas donner à ces interdictions une portée qui aille au‑delà de leur sens manifeste en y appliquant leurs propres conceptions de l'intérêt public."

Dans un arrêt antérieur, il avait souligné que "Le critère de la constitutionnalité ne consiste pas à nous demander si nous estimons que la loi en question est pour le bien public".

Voilà maintenant longtemps que n'a plus cours le principe retenu dans les décisions Lochner, Coppage, Adkins, Burns, etc., savoir qu'en vertu de l'application régulière de la loi, les tribunaux peuvent déclarer des lois inconstitutionnelles lorsqu'ils estiment que le législateur a agi de façon insensée. On est en effet revenu à la vieille proposition constitutionnelle portant que les tribunaux ne doivent pas substituer leurs convictions en matière sociale et économique au jugement des corps législatifs dont les membres sont élus pour légiférer.

Les propos du juge Holmes datent de 1927, mais ils n'ont pas perdu de leur force dans la jurisprudence américaine: voir New Orleans v. Dukes, 427 U.S. 297 (1976), à la p. 304; Minnesota v. Clover Leaf Creamery Co., 449 U.S. 456 (1981), à la p. 469; et Hoffman Estates v. The Flipside, Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982), aux pp. 504 et 505. À mon avis, bien qu'il ait été établi dans le contexte américain, ce principe est tout aussi applicable au Canada.

188. Il est essentiel de maintenir ce principe dans une démocratie constitutionnelle. Il ne faut pas que la décision de la Cour sur une question comme celle de l'avortement soit fonction du nombre de juges qui peuvent faire partie du camp "prochoix" ou "provie", car cela irait à l'encontre de principes solides et de la primauté du droit dont parle le préambule de la Charte, ce qui doit donc signifier qu'aucun pouvoir discrétionnaire, pas même celui des tribunaux, n'est absolu. Il existe toutefois un problème en ce sens que la Cour doit conférer à l'énoncé général des droits et libertés que contient la Charte une substance et une vitalité véritables. Or, comment les tribunaux peuvent‑ils s'acquitter de cette tâche sans assujettir la loi à au moins certaines de leurs opinions et préférences? C'est là une question qui a fait l'objet de beaucoup de discussion et de commentaires. Maintes théories ont été avancées, mais peu d'entre elles se rapportent directement au problème tel qu'il se pose dans le contexte canadien. Pour ma part, j'estime que la jurisprudence de cette Cour est instructive à cet égard. Dans des arrêts comme Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 155 et 156, et R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la p. 344, la Cour a recommandé que, dans l'application de la Charte et de ses dispositions, soit adoptée ce qu'on a appelé une "méthode qui tient compte de l'objet visé". J'interprète cela comme signifiant que les tribunaux devraient interpréter la Charte de manière à mettre à exécution ses dispositions plutôt que le point de vue personnel du juge qui écrit. Cette façon de procéder établit des bornes que les tribunaux ne devraient pas dépasser lorsqu'ils se prononcent sur la Charte. Elle circonscrit le contenu des droits et libertés garantis par la Charte aux objets qui y sont formulés. Par conséquent, bien que les tribunaux doivent continuer à donner aux dispositions de la Charte une interprétation juste, large et libérale, cette méthode empêche la Cour d'abandonner son rôle décisionnel traditionnel pour formuler ses propres conclusions sur des questions de politique générale, ce qu'à maintes reprises la Cour a dit qu'elle devait éviter de faire. Affirmer que l'interprétation de la Charte doit tenir compte de son objet implique nécessairement l'inverse: elle ne doit pas s'interpréter "d'une manière qui fait abstraction de l'objet visé". Une cour n'est pas habilitée à donner à un droit une définition n'ayant aucun rapport avec l'intérêt qu'est destiné à protéger le droit en question. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act, [1987] 1 R.C.S. 313, à la p. 394, j'ai tenté de formuler une façon d'aborder le problème:

Il s'ensuit que, bien qu'il faille adopter une attitude libérale et pas trop formaliste en matière d'interprétation constitutionnelle, la Charte ne saurait être considérée comme un simple contenant, à même de recevoir n'importe quelle interprétation qu'on pourrait vouloir lui donner. L'interprétation de la Charte, comme celle de tout document constitutionnel, est circonscrite par la formulation, la structure et l'historique du texte constitutionnel, par la tradition constitutionnelle et par l'histoire, les traditions et les philosophies inhérentes de notre société.

Si je comprends bien, cela ne veut pas dire que les juges ne peuvent pas faire certains choix de politique générale lorsqu'ils se trouvent devant des conceptions opposées de l'étendue de droits ou de libertés. Des choix difficiles doivent être faits et le point de vue personnel des juges jouera inévitablement à l'occasion. Toutefois, les décisions rendues par les juges ainsi que les interprétations qu'ils proposent ou qu'ils retiennent doivent découler plausiblement de la Charte. Il n'appartient nullement aux tribunaux de forger de toutes pièces un droit constitutionnel. Pour terminer mes observations sur cette question, je cite, en les adoptant, les propos suivants tirés des motifs du juge Harlan, dissident, dans l'affaire Reynolds v. Sims, 377 U.S. 533 (1964), qui, selon moi, bien qu'ils découlent de l'expérience américaine, sont tout autant applicables dans une étude de la position canadienne. Le juge Harlan commente, aux pp. 624 et 625:

[TRADUCTION] . . . l'idée erronée qu'on se fait actuellement de la Constitution et du rôle qu'elle attribue à cette Cour. Ce point de vue, en un mot, porte qu'on peut trouver dans quelque "principe" constitutionnel un remède à tous les maux sociaux importants qui affligent ce pays et que cette Cour doit "prendre l'initiative" de promouvoir la réforme lorsque les autres organes du gouvernement n'agissent pas. La Constitution n'est pas une panacée qui permet de remédier à toutes les atteintes au bien‑être public et cette Cour, en tant que corps judiciaire, ne doit pas non plus être considérée comme un refuge pour tous les mouvements de réforme. La Constitution est un instrument de gouvernement; elle repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle c'est la répartition du pouvoir gouvernemental qui offre à cette nation les meilleures possibilités d'assurer la liberté à tous ses citoyens. Cette Cour, dont les fonctions sont limitées en conformité avec cette prémisse, ne remplit pas sa noble mission lorsqu'elle excède sa compétence, fût‑ce par suite d'une impatience justifiée face aux lenteurs du processus politique. Car lorsqu'au nom de l'interprétation constitutionnelle, la Cour ajoute à la Constitution quelque chose qui en a été délibérément exclu, elle se trouve en réalité à substituer au processus d'amendement sa propre conception de ce que devrait dire la Constitution.

Le droit à l'avortement et l'art. 7 de la Charte

189. Le jugement de ma collègue le juge Wilson est fondé sur la proposition selon laquelle la femme enceinte a droit à l'avortement en vertu de l'art. 7 de la Charte. La même notion sous‑tend le jugement du Juge en chef. Il en vient à la conclusion que la loi qui force une femme à mener à terme un foetus, à moins de satisfaire à certains critères qui n'ont rien à voir avec ses propres priorités et aspirations, porte atteinte à la sécurité de sa personne. Voilà, à son avis, l'effet de l'art. 251 du Code criminel. Il n'a pas affirmé expressément que la femme enceinte a droit à l'avortement thérapeutique ou autre. J'estime cependant que la validité de sa position dépend de cette proposition et que l'atteinte à ce droit constitue une atteinte au droit à la sécurité de sa personne. On dit que la loi qui force une femme à mener à terme un foetus, à moins de satisfaire à certains critères qui n'ont rien à voir avec ses propres priorités et aspirations, porte atteinte à la sécurité de sa personne. Si en obligeant une femme à mener à terme sa grossesse, on attente à la sécurité de sa personne, ce ne peut être que parce que le concept de la sécurité de la personne inclut le droit de ne pas être contrainte à mener à terme sa grossesse. Cela revient alors simplement à dire qu'elle a droit à l'avortement. Il s'ensuit donc que si on ne peut prouver l'existence d'un tel droit, on ne saurait dire que la sécurité de sa personne a été violée par l'action de l'État ou de quelque autre manière.

190. Toute loi, soulignons‑le, peut éventuellement porter atteinte aux priorités et aux aspirations d'une personne. De fait, c'est précisément cela que visent la plupart des mesures législatives. Ce n'est que lorsque ces mesures ne constituent plus une simple entrave auxdites priorités et aspirations et qu'elles portent atteinte à des droits que les tribunaux peuvent intervenir. La loi qui interdirait de faire partie d'une association licite serait inconstitutionnelle, non parce qu'elle porterait atteinte à des priorités et à des aspirations, mais parce qu'elle léserait le droit à la liberté d'association garanti par l'al. 2d) de la Charte. Il ne fait aucun doute que le respect de la Loi de l'impôt sur le revenu a souvent porté atteinte aux priorités et aux aspirations de particuliers. Les dispositions fiscales n'en sont toutefois pas pour autant inconstitutionnelles, parce que le contribuable ordinaire ne jouit d'aucun droit à l'exemption d'impôts. On pourrait en donner d'autres exemples. À mon avis, il est évident qu'on ne saurait conclure qu'un texte législatif porte atteinte à la sécurité de la personne que dans la mesure où ce texte porte atteinte à quelque droit sous‑jacent inclus dans cette notion ou protégé par celle‑ci. Donc, pour que les appelants aient gain de cause en l'espèce, ils ne peuvent pas se contenter de démontrer l'existence d'une simple entrave à des priorités et à des aspirations; ils doivent prouver qu'il y a atteinte à un droit inclus dans la notion de la sécurité de la personne.

191. Ni l'article 7 de la Charte ni aucune autre disposition n'appuie la proposition selon laquelle les femmes jouissent d'un droit constitutionnel à l'avortement. Alors que certains textes sur les droits de la personne, comme l'American Convention on Human Rights, 1969 (article 4(1)), abordent expressément la question de l'avortement, la Charte est tout à fait muette sur ce point. Par ailleurs, il n'est peut‑être pas sans importance que la Charte traite explicitement d'autres sujets, comme le droit de vote, la liberté de religion, la liberté d'expression et d'autres questions controversées comme la liberté de circulation et d'établissement, les droits linguistiques et les droits des minorités, sans toutefois parler de la question de l'avortement qui, à l'époque de son élaboration, était tout aussi publiquement controversée qu'elle l'est aujourd'hui. Il semblerait en outre n'y avoir rien dans l'historique du texte constitutionnel de la Charte qui puisse étayer la proposition avancée par les appelants. Dans les procès‑verbaux du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada (Procès‑verbaux 32e Parl., sess. 1 (1981), vol. 46, p. 43), on trouve l'échange de propos suivant:

M. Crombie: Je vous demande donc, en terminant, quelles seront les répercussions de l'inclusion de cet article sur les voies de droit régulières sur le mariage, la procréation et le soin des enfants?

...

M. Chrétien: Monsieur Crombie, il est important de comprendre la différence entre l'adoption d'une loi sur l'avortement, le Code criminel et l'adoption d'une loi sur la peine capitale. Le Parlement est habilité à adopter ces lois et le tribunal, parce que nous n'avons pas de voies de droit régulières écrites, ne peut pas vérifier si le Parlement a pris une bonne décision.

Si nous couchons cela sur le papier, on me dit que le tribunal pourra désormais aller au‑delà de la décision du Parlement et renverser une décision que ce dernier aurait prise sur l'avortement ou sur la peine capitale. On risque donc, selon les avis juridiques que j'ai reçus, de limiter le pouvoir législatif du Parlement, et ce n'est pas ce que nous souhaitons. C'est pourquoi nous ne voulons pas inclure cette expression "voies de droit régulières". Ce sont deux exemples qu'il faut garder à l'esprit.

On peut spéculer quant aux implications que cela aurait sur des domaines sur lesquels on n'a pas encore légiférer (sic); mais voilà deux domaines très particuliers avec lesquels les législateurs sont aux prises et, à mon avis, le Parlement qui a adopté certaines lois sur l'avortement et la peine capitale devrait avoir préséance en la matière, et nous ne voulons pas que les tribunaux puissent, en invoquant la constitution, renverser le jugement du Parlement.

Bien entendu, ce passage concerne le second plutôt que le premier volet de l'art. 7, mais il ne permet pas du tout d'affirmer qu'on a voulu que la question de l'avortement relève de la Charte.

192. On ne saurait prétendre que l'histoire, les traditions et les philosophies fondamentales de notre société appuient la proposition selon laquelle la Charte confère implicitement un droit à l'avortement. La Cour d'appel de l'Ontario a fait en l'espèce un examen utile de la manière dont la position du législateur face à cette question a évolué en fonction des exigences de l'ordre public. Voici ce qu'a dit la Cour d'appel, aux pp. 364 à 366:

[TRADUCTION] Historique du droit en matière d'avortement

L'historique du droit en matière d'avortement revêt passablement d'importance. En common law, procurer un avortement avant que le foetus ne donne des signes de vie ne constituait pas une infraction criminelle. Le foetus donnait des signes de vie lorsque la femme enceinte pouvait le sentir bouger dans son ventre. Quiconque procurait un avortement à ce stade‑là de la grossesse commettait une infraction mineure (misdemeanour): Blackstone's Commentaries on the Laws of England, tome 1, pp. 129 et 130. Le droit en matière d'avortement criminel a été codifié pour la première fois en Angleterre dans Lord Ellenborough's Act, 1803 (R.‑U.), chap. 58. Cette loi prévoyait que la pratique d'un avortement lorsqu'il s'agissait d'un foetus qui donnait des signes de vie constituait une infraction majeure (felony), et prescrivait des peines moindres pour l'avortement pratiqué à un stade moins avancé. Suite à l'adoption de l'Offences Against the Person Act, 1861 (R.‑U.), chap. 100, art. 58, on n'imposait plus en Angleterre des peines différentes selon le stade de développement foetal. L'infraction était majeure et entraînait alors une peine maximale d'emprisonnement à perpétuité. L'Infant Life (Preservation) Act, 1929 (R.‑U.), chap. 34, accordait une plus grande protection à un foetus viable en créant l'infraction de destruction d'enfant qui consistait à faire mourir un enfant susceptible de naître vivant, sauf lorsque la mort était provoquée de bonne foi afin de protéger la vie de la mère. Dans la décision R. v. Bourne, [1939] 1 K.B. 687, on a jugé qu'on pouvait opposer à l'interdiction de l'avortement édictée tant par la common law que par la loi écrite le moyen de défense de common law fondé sur la nécessité de sauver la vie de la mère.

Les premières dispositions législatives canadiennes interdisant de tenter de procurer un avortement se trouvent dans l'Acte concernant les offenses contre la Personne, 1869 (Can.), chap. 20, art. 59 et 60. Il s'agissait d'un texte qui s'inspirait de la Lord Ellenborough's Act et de l'Offences Against the Person Act, 1861. Les dispositions relatives à l'avortement ont été incluses dans le Code criminel de 1892 (1892 (Can.), chap. 29, art. 272 à 274) et, avec de légères modifications, dans les codes de 1906 (S.R.C. 1906, chap. 146, art. 303 à 306), de 1927 (S.R.C. 1927, chap. 36, art. 303 à 306), et de 1954 (1953‑54 (Can.), chap. 51, art. 237 et 238).

Il se dégage nettement du par. 251(1) que le législateur considérait que procurer un avortement constituait un crime très grave punissable par une peine maximale d'emprisonnement à perpétuité.

En 1969, le législateur a atténué la rigueur de la loi par l'adjonction à l'art. 251 des par. (4), (5), (6) et (7) à titre de dispositions disculpatoires (1968‑69, chap. 38, art. 18). Ces paragraphes prévoient que procurer un avortement ne constitue pas un acte criminel lorsque la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière. Comme on le constate, les exceptions aux par. 251(1) et (2) ne jouent que

a) si la majorité des membres d'un comité de l'avortement thérapeutique, composé d'au moins trois médecins qualifiés, d'un hôpital accrédité ou approuvé certifie par écrit à la suite d'un examen du cas au cours d'une réunion du comité que, de l'avis de la majorité, la continuation de la grossesse mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé d'une personne du sexe féminin;

b) si l'avortement se fait dans un hôpital accrédité ou approuvé, par un médecin à qui le certificat a été remis et qui n'est pas membre du comité.

En définissant la conduite criminelle plus étroitement, ces modifications reflétaient le point de vue contemporain selon lequel l'avortement n'est pas toujours une conduite socialement répréhensible.

Comme l'a dit la Cour d'appel, les modifications apportées à l'art. 251 du Code criminel traduisent un changement de point de vue sur cette question, mais on ne saurait déduire du texte de l'art. 251 l'existence d'un droit constitutionnel à l'avortement.

193. L'historique qu'a fait la Cour d'appel de la position prise par le législateur canadien permet en outre de mettre en lumière les philosophies fondamentales ayant cours dans notre société et démontre qu'il n'y a jamais eu de droit général à l'avortement au Canada. L'existence d'un intérêt public dans la protection des enfants non encore nés a toujours été clairement reconnue et rien ne prouve ni n'indique que le concept de l'avortement à volonté est généralement accepté dans notre société. On doit noter également qu'au moment où la Charte a été adoptée, la seule disposition en matière d'avortement qui existait en droit canadien était l'art. 251 du Code criminel. Il s'ensuit donc, selon moi, que la façon d'interpréter la Charte acceptée par cette Cour ne justifie aucunement une conclusion que le droit à l'avortement est enchâssé dans la Constitution.

194. Pour ce qui est de la revendication d'un droit à la protection contre toute atteinte de l'État à l'intégrité physique et contre toute tension psychologique causée par l'État, je dirais que pour être accepté à titre de droit constitutionnel, il devrait reposer sur autre chose que les simples tensions et l'angoisse causées par l'État. Il est certainement évident que bien des formes d'action gouvernementale considérées comme raisonnables, voire nécessaires, dans notre société sont pour beaucoup de gens une source de tensions et d'angoisse, tout en constituant des exercices acceptables du pouvoir gouvernemental dans la poursuite d'objectifs socialement désirables. La réalité même de la vie dans une société moderne vient s'opposer à ce qu'un tel droit soit enchâssé dans la Constitution. Il est rare que les actes accomplis pour le bon gouvernement et la bonne administration de la collectivité aient l'heur de plaire à tous. Il est difficile de concevoir une politique ou une initiative gouvernementale qui ne créera pas beaucoup de tensions ou d'angoisse chez certaines personnes et, souvent, chez un bon nombre de citoyens. Les gouvernements doivent être habilités à exproprier des biens‑fonds, à procéder au zonage et à réglementer l'utilisation de biens‑fonds ainsi que les droits et les conditions rattachés à l'occupation de ceux‑ci. L'exercice de ces pouvoirs est souvent une source de tensions graves et d'angoisse. Or il faut, dans l'intérêt de la santé et du bien‑être publics, que les gouvernements possèdent et exercent le pouvoir de réglementer, de contrôler et, voire même, d'abolir certains aspects de la fabrication, de la vente et de la distribution d'alcool et de médicaments ainsi que d'autres substances dangereuses. Les tensions et l'angoisse résultant de l'exercice de ces pouvoirs ne sauraient justifier qu'on les refuse aux autorités. À l'heure actuelle, beaucoup de pressions sont exercées sur les gouvernements pour qu'ils limitent, interdisent même, l'usage du tabac. L'action gouvernementale dans ce domaine engendrera beaucoup de tensions et d'angoisse chez les fumeurs et les producteurs de tabac, mais on ne saurait dire que cela entraînera l'inconstitutionnalité des mesures de contrôle et de réglementation que pourront adopter les gouvernements. Une foule d'autres exemples pourraient être cités à ce propos.

195. Pour qu'il y ait atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l'art. 7, il devrait y avoir plus que des tensions ou de l'angoisse causées par l'État. Une violation de ce droit devrait dépendre d'une atteinte à quelque intérêt dont la nature et l'importance justifieraient une protection constitutionnelle. Cela, me semble‑t‑il, se limiterait aux cas où l'action de l'État dont on se plaint a, en plus d'engendrer des tensions et de l'angoisse, porté également atteinte à un autre droit, à une autre liberté ou à un autre intérêt qui méritaient d'être protégés selon le concept de la sécurité de la personne. Pour les raisons exposées ci‑dessus, le droit à l'avortement, compte tenu du texte, de la structure et de l'historique de la Charte ainsi que de l'histoire, des traditions et des philosophies fondamentales de notre société, ne constitue pas un tel intérêt. Tout droit à l'avortement demeure circonscrit par les termes de l'art. 251 du Code criminel. Je reprends le passage suivant tiré de la p. 378 de l'arrêt de la Cour d'appel:

[TRADUCTION] On ne saurait oublier que la situation du droit de la femme à être maîtresse de sa propre personne se complique davantage lorsqu'elle devient enceinte et qu'un certain contrôle de la loi peut se révéler approprié. Nous sommes d'accord avec le juge en chef adjoint Parker de la Haute Cour pour dire que, si on garde à l'esprit l'interdiction légale de l'avortement qui existe depuis plus de cent ans au Canada, on ne saurait affirmer qu'il existe un droit de procurer un avortement qui soit ancré dans nos traditions et notre mode de vie au point d'être fondamental. Le seul droit à l'avortement que possédaient les femmes au moment de l'entrée en vigueur de la Charte semblerait donc être celui que leur conférait le par. 251(4).

J'ajouterais seulement que même s'il était possible de conclure à l'existence d'un droit général à l'avortement en vertu de l'art. 7 de la Charte, la preuve est loin de révéler clairement jusqu'à quel point on pourrait dire que les exigences de l'art. 251 du Code peuvent porter atteinte à ce droit. Il est normal que ce soit difficile à déterminer. Le seul fait d'être enceinte, sans parler de la grossesse non voulue, est une source de stress. Il ressort de la preuve que l'angoisse liée à l'avortement est, dans une large mesure, naturelle et inévitable et qu'il est vraiment impossible de faire face à une grossesse non voulue, sans difficulté sur le plan psychologique.

196. Pour ces raisons, je conclus que, sous réserve des dispositions du Code criminel qui autorisent l'avortement lorsque la vie ou la santé de la mère est en danger, aucun droit à l'avortement ne saurait se trouver dans le droit, la coutume ou les traditions ayant cours au Canada, et que la Charte, y compris l'art. 7, ne crée aucun droit supplémentaire. Par conséquent, j'estime que les modalités de l'art. 251 du Code ne violent pas l'art. 7 de la Charte. Même en acceptant de supposer que la notion de la sécurité de la personne aurait pour effet d'entacher de nullité une loi qui obligerait une femme à mener à terme sa grossesse au risque de sa propre vie ou santé, il faut noter que ce n'est pas le cas en l'espèce. Comme je l'ai déjà souligné, l'art. 251 du Code prescrit déjà l'avortement dans ces circonstances.

L'équité en matière de procédure

197. Je passe maintenant à l'argument des appelants relatif à l'équité, sur le plan de la procédure, de l'art. 251 du Code criminel. Cet argument a pour fondement que les exceptions prévues au par. (4) rendent illusoire ou pratiquement illusoire pour bien des femmes désireuses de se faire avorter tout moyen de défense découlant dudit paragraphe. On fait remarquer que des avortements thérapeutiques ne peuvent être obtenus que dans des hôpitaux accrédités ou approuvés, que les hôpitaux ainsi accrédités ou approuvés peuvent à leur guise constituer ou ne pas constituer des comités de l'avortement, et que le mot "santé" est défini en des termes vagues qui n'indiquent pas clairement son sens. Selon les statistiques, a‑t‑on affirmé, des avortements ne peuvent être légalement accomplis que dans vingt pour cent des hôpitaux canadiens. Toujours suivant cet argument, puisque l'avortement n'est pas généralement accessible à toutes les femmes qui cherchent à l'obtenir, le moyen de défense en question est illusoire ou pratiquement illusoire et l'article n'est donc pas conforme aux principes de justice fondamentale.

198. Il est évidemment difficile de réunir des éléments de preuve précis portant sur les questions soulevées en l'espèce et ces éléments de preuve feront l'objet d'une interprétation subjective en fonction des opinions de ceux qui les apportent. La majeure partie de la preuve volumineuse produite au procès concernait l'expérience ontarienne. On a produit en outre des textes sous la forme d'articles, de rapports et d'études sur lesquels on a demandé à la Cour de se fonder pour conclure que les possibilités d'obtenir un avortement n'étaient pas les mêmes partout au pays et qu'il pouvait en résulter un grand mécontentement. Tout en reconnaissant que, dans les affaires constitutionnelles, une plus grande latitude a été accordée en ce qui concerne la réception de tels documents, je préfère, pour ce qui est d'examiner les questions de fait, m'appuyer principalement sur les dépositions faites sous serment au cours du procès. On a cité comme témoin le président d'un comité de l'avortement thérapeutique d'un hôpital de Hamilton où onze cent quatre‑vingt‑sept avortements ont été pratiqués en 1982. Celui‑ci a affirmé que, sur toutes les demandes reçues par son comité cette année‑là, moins de douze ont finalement été rejetées. Dans chacun de ces cas, le refus était motivé par le fait que la majorité des membres du comité n'était pas convaincue que [TRADUCTION] "la continuation de la grossesse compromettrait la santé de la femme en question". Tous les médecins qui ont témoigné et qui ont pratiqué des avortements en vertu du Code criminel ont reconnu, en contre‑interrogatoire, que jamais il ne leur était arrivé qu'une demande d'avortement thérapeutique présentée pour le compte d'une patiente se heurte au refus d'un comité de l'avortement. Aucune femme n'est venue témoigner qu'elle s'était vu refuser une demande qu'elle avait faite personnellement en vue d'obtenir un avortement où que ce soit au Canada, et aucun médecin n'a dit avoir participé à une telle demande. En 1982, la province de l'Ontario comptait quatre‑vingt‑dix‑neuf hôpitaux dotés d'un comité de l'avortement. Cette année‑là en Ontario, 31 379 avortements ont été pratiqués dans des hôpitaux et dans trente‑six de ceux‑ci, le chiffre des avortements s'élevait à plus de deux cents en une seule année. Dans la communauté urbaine de Toronto, il y avait dix‑sept hôpitaux qui étaient dotés d'un comité de l'avortement et où 16 706 avortements ont été pratiqués en 1982. Dans neuf cas, le nombre dépassait mille avortements par année. En 1982, il y avait dans chaque province et dans les deux territoires au moins un hôpital doté d'un comité de l'avortement. La preuve n'est toutefois pas aussi claire quant à la situation dans les régions rurales ou éloignées. Il serait néanmoins raisonnable de supposer qu'en dehors des principales régions habitées, il aurait été plus difficile d'obtenir un avortement. En cela, l'avortement ne diffère donc pas de n'importe quel autre service de santé. Fait révélateur, il se dégage des dépositions et des pièces produites au procès que, même sous le régime d'avortement plus libéral que l'on trouve aux États‑Unis, l'accessibilité demeure un problème. En effet, dix ans après l'arrêt Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973), il n'y avait eu qu'une modeste amélioration de l'accessibilité dans les régions rurales. Il vaut également la peine de noter que la preuve présentée au procès, qui compare les régimes d'avortement respectifs du Canada et des États‑Unis, fait ressortir d'autres ressemblances importantes. Il y a par exemple entre les deux pays une grande similarité en ce qui concerne notamment le stade de la grossesse auquel l'avortement est pratiqué et les méthodes employées aux stades respectifs. Les deux pays se ressemblent beaucoup également quant aux pourcentages et aux méthodes d'avortements pratiqués au début du second trimestre crucial. Dans l'un et l'autre pays, un bon nombre des problèmes qui ont surgi en matière d'avortement paraissent traduire une réalité plus générale, savoir que les services médicaux sont assujettis à des restrictions budgétaires et à des restrictions sur les plans du temps, des locaux et du personnel disponible. En matière d'avortement en particulier, la situation se complique davantage du fait que beaucoup de médecins considèrent l'avortement comme immoral et refusent de pratiquer ce type d'intervention. Somme toute, on est loin de savoir clairement dans quelle mesure la procédure établie par la loi contribue à créer les problèmes liés à l'obtention d'un avortement. Par conséquent, même si l'on accepte qu'il serait contraire aux principes de justice fondamentale que le législateur prévoie un moyen de défense qui, en raison de ses modalités, est illusoire ou pratiquement illusoire, je ne crois pas que l'on puisse dire que l'art. 251 du Code a eu cet effet.

199. Il me semble qu'on ne pourrait dire qu'un moyen de défense créé par le législateur n'est illusoire ou pratiquement illusoire que lorsqu'on ne peut pas recourir à ce moyen de défense dans les circonstances où l'on a dit qu'il était possible de le faire. De par sa nature même, ce critère sous‑entend, bien sûr, que c'est au législateur qu'il incombe de définir le moyen de défense et, en ce faisant, de préciser les conditions à remplir pour pouvoir l'invoquer. Le Juge en chef affirme, à la p. 70 de ses motifs:

Le droit criminel constitue une forme très spéciale de réglementation gouvernementale, car il cherche à exprimer la désapprobation collective de notre société pour certains actes ou omissions. Lorsqu'un moyen de défense est prévu, surtout lorsqu'il s'agit d'un moyen de défense conçu spécifiquement pour une accusation particulière, c'est parce que le législateur a jugé que la désapprobation de la société n'est pas justifiée lorsque les conditions de ce moyen de défense sont remplies.

Selon moi, il est clair à la lecture de ces observations qu'il n'appartient nullement à cette Cour de revenir sur le choix de principe fait par le législateur quant à la portée précise de ce moyen de défense. Il appartient au Parlement de déterminer quand "la désapprobation de la société n'est pas justifiée". Lorsque le texte législatif fait l'objet d'une attaque fondée sur le caractère illusoire du moyen de défense offert, la tâche de la Cour consiste à déterminer s'il est possible de recourir à ce moyen de défense dans les circonstances où on a voulu qu'il puisse être invoqué. Au paragraphe 251(4), le législateur énonce les conditions qui doivent être remplies pour obtenir un avortement thérapeutique sans s'exposer à des sanctions criminelles. Il est évident, à la lecture de cette disposition législative, que le moyen de défense a une portée restreinte. Il est clair que c'est ce qu'a voulu le législateur qui a exprimé cette intention en des termes précis. Je ne puis retenir l'argument selon lequel ce moyen de défense a été présenté comme pouvant être invoqué de manière générale. Bien au contraire, il s'agit d'un moyen de défense soigneusement conçu dont l'application se limite à des circonstances particulières. Les avortements thérapeutiques ne peuvent être pratiqués que dans certains hôpitaux et en conformité avec certaines dispositions précises. Le moyen de défense ne pourrait être qualifié d'illusoire ou de pratiquement illusoire que s'il était possible de conclure qu'il ne permet pas d'obtenir un avortement licite dans les circonstances décrites dans l'article en cause. Or, la documentation soumise à cette Cour ne permet pas de tirer une telle conclusion. La preuve n'appuie pas la proposition selon laquelle de nombreuses femmes qui remplissent les conditions imposées par l'art. 251 du Code criminel se voient refuser l'avortement.

200. Il est évident que ce que préconisent les appelants n'est pas l'avortement thérapeutique visé par l'art. 251 du Code. Ils ont ouvert leur clinique en raison des lacunes que présentait, d'après eux, cet article. Ils proposent et cherchent à justifier "l'avortement libre". Or, le moyen de défense prévu au par. 251(4) n'a pas été conçu pour refléter les opinions des appelants ni pour créer un moyen de défense général qui aurait pour effet d'abroger les dispositions essentielles de l'art. 251. D'aucuns croient fermement que l'art. 251 ne répond plus aux besoins de la société moderne. Quoi qu'il en soit, il ne s'ensuit pas que les dispositions du par. 251(4) qui établissent un moyen de défense sont illusoires. Elle traduisent le choix qu'a fait le législateur en la matière et, comme je l'ai déjà souligné, il n'a pas été démontré que des avortements thérapeutiques n'ont pu être obtenus dans les cas envisagés par l'article.

201. On a fait valoir, en outre, que le moyen de défense prévu par le par. 251(4) est inéquitable sur le plan de la procédure en ce sens qu'il n'établit pas une norme satisfaisante de "santé" pour la gouverne des comités de l'avortement chargés d'approuver ou de rejeter les demandes d'avortement. On soutient que le sens du mot "santé" employé au par. 251(4) est vague au point de rendre ce paragraphe inconstitutionnel. À mon avis, la Cour d'appel a donné à cet argument une réponse complète et efficace. J'accepte et je fais mien le passage suivant tiré des pp. 387 et 388 des motifs de la Cour d'appel:

[TRADUCTION] L'avocat des intimés reproche en outre à l'art. 251 d'être entaché de nullité pour cause d'"imprécision". Suivant cet argument, les termes "santé" et "avortement" utilisés au par. 251(4) ouvrent la voie à une application arbitraire si vague et incertaine qu'on a de la difficulté à comprendre quelle conduite est proscrite. Or, la justice fondamentale exige que soient communiqués à l'inculpé des détails suffisants concernant la nature de l'infraction qu'on lui impute.

L'avocat des intimés a parlé en long et en large du concept de la "santé" et du sens du mot "avortement" ainsi que de la manière dont les tribunaux font face au problème de l'"imprécision" en interprétant les règlements municipaux. De plus, l'avocat a fait un examen poussé de la jurisprudence américaine.

Dans cette affaire, cependant, après lecture de l'art. 251 et de ses exceptions, il n'y a aucune difficulté à déterminer ce qui est interdit et ce qui est permis. On ne peut pas dire qu'aucun sens raisonnable ne peut être donné aux termes de cet article. Donc, il revient aux tribunaux de dire quel sens il faut donner à la loi. L'avocat a été incapable de citer à la Cour une décision dans laquelle une loi a été déclarée nulle pour cause d'imprécision. Quoi qu'il en soit, il ne fait pas de doute que les intimés savaient que les actes projetés et accomplis par eux constituaient une infraction à l'article en cause. Ce n'est pas parce qu'ils désapprouvaient la loi à cet égard que celle‑ci est "imprécise". Ils ne pouvaient pas douter que l'avortement qu'ils comptaient pratiquer (et nous sommes d'accord avec le juge du procès que l'expression "procurer l'avortement" est synonyme de "pratiquer un avortement") ne pouvait être accompli que dans un hôpital accrédité ou approuvé après avoir obtenu du comité de l'avortement thérapeutique de l'hôpital en question le certificat requis.

202. Finalement, cette Cour s'est déjà penchée sur la question. Le juge Dickson (alors juge puîné), en terminant une étude du par. 251(4) du Code criminel dans l'affaire Morgentaler (1975), précitée, a affirmé, au nom de la majorité, à la p. 675:

La question n'est pas de savoir si l'on est d'accord avec la législation canadienne. Le Parlement s'est exprimé sans équivoque en des termes clairs et précis.

Dans la même cause, le juge en chef Laskin, quoique dissident pour d'autres motifs, affirmait, à la p. 634:

La prétention avancée sur le 2e point est également insoutenable parce qu'on veut restreindre la portée d'une loi dans une situation qui ne s'y prête pas. Les avocats qui prétendent que le critère prescrit aux comités de l'avortement thérapeutique est imprécis et subjectif, ne peuvent rien trouver à l'appui de cette prétention même dans l'arrêt Doe v. Bolton. En cette affaire‑là il a été décidé que l'interdiction au médecin de procurer l'avortement sauf lorsque [TRADUCTION] "d'après son meilleur jugement fondé sur un examen physique, un avortement est nécessaire" ne prescrit pas un critère assez peu précis pour être constitutionnellement vulné­rable. A fortiori, de la façon dont on aborde ici la question de l'application régulière des garanties légales aux principes de droit, l'argument d'imprécision et de subjectivité ne peut être retenu. Qu'il suffise de dire que le Parlement a fixé un critère maniable parce qu'il s'adresse à un comité composé d'hommes de l'art, dont on peut s'attendre que les membres portent un jugement exercé sur la question de savoir si «la continuation de la grossesse...mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé...».

Je tiens donc pour insoutenable l'argument voulant que le moyen de défense prévu par le par. 251(4) du Code criminel soit illusoire. On peut conclure de la preuve produite par les appelants qu'un bon nombre de femmes désireuses d'obtenir un avortement n'ont pas pu l'obtenir au Canada parce que le par. 251(4) ne répond pas à ce besoin. Cela ne peut toutefois pas servir d'argument appuyant l'allégation que le par. (4) est inéquitable sur le plan de la procédure. Le paragraphe 251(4) a été conçu pour faire face à des circonstances bien précises. Il vise à limiter l'avortement aux cas où la continuation de la grossesse nuirait ou nuirait probablement à la vie ou à la santé de la femme en cause, et non pas à donner la possibilité illimitée de se faire avorter. C'est pour satisfaire à cette exigence que le législateur a établi des procédures administratives qui doivent être suivies lorsqu'on invoque le moyen de défense prévu au par. (4). Ce mécanisme a été considéré comme suffisant pour traiter le type d'avortement envisagé par le législateur. Si, toutefois, comme l'indique la preuve, beaucoup plus de femmes demandaient des avortements pour un motif beaucoup plus large que celui envisagé par le législateur, tout système finirait peut‑être par céder sous le poids de ce fardeau trop lourd. Il est révélateur que beaucoup de patientes des appelants ne satisfaisaient pas au critère établi et n'ont pas cherché à l'invoquer, et c'est là la raison pour laquelle elles ont été acceptées à la clinique des appelants. Le système a eu à répondre à une avalanche de demandes d'avortement dont certaines pouvaient remplir les conditions du par. 251(4), mais dont un grand nombre ne le pouvait pas. Dans la mesure où l'on peut dire que le régime administratif instauré par la loi a fonctionné inefficacement, ce qui peut être fort douteux, cela tient principalement à des facteurs étrangers à la loi, savoir la demande générale d'avortements en dépit des dispositions de l'art. 251. À mon avis, un tribunal ne peut, pour ce motif, invalider une disposition législative.

203. Les appelants en cette Cour ont soulevé d'autres arguments dont la plupart peuvent, selon moi, être traités brièvement.

L'article 605 du Code criminel

204. On a soutenu que l'al. 605(1)a), qui habilite le ministère public à interjeter appel contre un verdict d'acquittement prononcé par une cour de première instance, pour tout motif comportant une question de droit seulement, est contraire à l'art. 7 et aux al. 11d), f) et h) de la Charte. C'est principalement sur l'al. 11h) qui a été invoqué. Or, la réponse à cet argument est simple. Les expressions "définitivement acquitté" et "définitivement déclaré coupable" employées à l'al. 11h) doivent s'interpréter comme signifiant après que toutes les procédures d'appel sont terminées, sinon le mot "définitivement" serait inutile ou dénué de tout sens. Ce moyen n'est donc pas fondé. Je suis d'avis de trancher cette question en adoptant les motifs donnés par la Cour d'appel.

L'article 251 du Code criminel — violation de l'art. 15 de la Charte

205. Je juge mal fondé l'argument avancé sous cette rubrique, suivant lequel l'art. 251 du Code criminel porte atteinte aux droits des femmes à l'égalité. Sur ce point également, j'adopte les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario que l'on trouve à (1985), 52 O.R. (2d) 353, aux pp. 392 à 397.

L'article 251 du Code criminel et l'al. 2a) de la Charte

206. Je ne vois pas en quoi l'art. 251 du Code criminel porte atteinte à la liberté de conscience et de religion. Sur ce moyen d'appel, je partage et je fais miens les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario: précité, aux pp. 389 à 391.

L'article 251 du Code criminel et l'art. 12 de la Charte — peine cruelle et inusitée

207. Je suis d'avis de rejeter cet argument et d'adop­ter, encore une fois sans modification ni adjonction, les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario: précité, à la p. 392.

Le paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 (ultra vires)

208. On fait valoir relativement à cette question que l'art. 251 outrepasse la compétence du Parlement et ne peut plus se justifier par la compétence en matière criminelle parce qu'il s'agit de législation déguisée qui vise, de par son caractère véritable, à protéger la santé et qui relève donc de la compétence provinciale. À mon avis, cet argument n'est pas fondé et j'adopte, une fois de plus les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario: précité, aux pp. 397 à 399.

L'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867

209. Cet argument porte essentiellement que l'art. 251 du Code criminel a pour effet d'investir les comités de l'avortement thérapeutique de pouvoirs qui étaient exercés, à l'époque de la Confédération, par les cours de comté et de district et les cours supérieures. Cet argument est sans fondement. Je fais miens les motifs de la Cour d'appel de l'Ontario: précité, à la p. 400.

Délégation illégale de pouvoirs

210. Suivant cet argument, l'art. 251 délègue aux provinces en général des pouvoirs en matière de droit criminel. J'y réponds de la même manière que le fait la Cour d'appel dans ses motifs: précité, à la p. 399. Je m'abstiens toutefois de me pronon­cer sur la décision Re Peralta and The Queen in Right of Ontario (1985), 49 O.R. (2d) 705, qui a été invoquée par cette cour et qui fait actuellement l'objet d'un pourvoi devant nous.

Le moyen de défense fondé sur la nécessité

211. Ce moyen doit également être rejeté. D'après le dossier, il n'y a aucun élément de preuve qui puisse justifier ce moyen de défense.

La plaidoirie de l'avocat

212. Dans ses motifs de jugement, le Juge en chef fait mention de la plaidoirie dans laquelle l'avocat de la défense, au procès, a dit aux jurés qu'ils n'avaient pas à appliquer l'art. 251 du Code criminel s'ils estimaient qu'il s'agissait là d'une mauvaise règle de droit. Sur cette question, je me range à l'avis du Juge en chef. Je souscris entièrement à son opinion que l'avocat a eu tort de s'adresser ainsi au jury et j'ajouterais qu'une telle pratique, si elle devait se répandre, minerait et compromettrait tout le système des procès par jury.

Conclusion

213. Avant de terminer, je tiens à préciser que je n'exprime aucune opinion sur la question de savoir si, et à quelles conditions, les femmes enceintes devraient avoir le droit de se faire avorter impunément. On n'a soulevé selon moi aucune objection à l'art. 251 du Code criminel qui soit valable sur le plan constitutionnel et, par conséquent, j'estime que si la loi doit être changée à ce propos, il appartiendra au Parlement de le faire. C'est aux députés élus que revient la tâche de résoudre les questions de politique générale touchant ce domaine controversé qui est la cause de tant de discorde. Les tribunaux n'ont pas compétence en la matière. Certes, les mesures prises par le législateur peuvent être soumises à un contrôle judiciaire mais, selon moi, il n'y a rien dans la Charte canadienne des droits et libertés qui habilite ou oblige la Cour à se substituer au Parlement dans ce domaine qui comporte des questions générales d'intérêt public.

214. J'adopte comme un énoncé clair de la façon dont les tribunaux doivent aborder les questions touchant la Charte, les propos qu'a tenus le juge Taylor de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans la décision Harrison v. University of British Columbia, [1986] 6 W.W.R. 7. Dans cette affaire, il était question d'une disposition prescrivant la retraite obligatoire d'employés de l'Université de la Colombie‑Britannique. On a soulevé la question de la discrimination au sens de l'art. 15. En traitant de l'objet et de l'effet constitutionnel de la Charte, le juge Taylor affirme ce qui suit, à la p. 11, après avoir fait observer que les fonctions dont la Charte investit les tribunaux [TRADUCTION] "n'impose[nt] pas . . . aux tribunaux la responsabilité de concevoir, d'inaugurer ou de diriger la politique sociale ou économique":

[TRADUCTION] Il est vrai, bien entendu, que le rôle des tribunaux a pris de l'ampleur. Dans bien des cas où il subsiste des doutes quant au sens de la Charte ou quant à la façon dont il convient de l'appliquer, les tribunaux doivent décider si un acte législatif, administratif ou autre, dont on se plaint, requiert une sanction en vertu de la Constitution, et il se peut bien que ces décisions aient des conséquences sociales ou économiques. Comme l'a souligné le juge Lamer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, aux pp. 496 et 497, [1986] 1 W.W.R. 481 (sub nom. Ref. re S. 94(2) of Motor Vehicle Act), 69 B.C.L.R. 145, 48 C.R. (3d) 289, 36 M.V.R. 240, 23 C.C.C. (3d) 289, 24 D.L.R. (4th) 536, 18 C.R.R. 30, 63 N.R. 266, cela a pour effet d'imposer aux tribunaux une responsabilité nouvelle et lourde. En remplissant cette tâche, cependant, ils ne peuvent tenir compte des répercussions sociales ou économiques que dans la mesure où celles‑ci aident à répondre à la question de savoir si le droit revendiqué jouit d'une protection en vertu de la Constitution. Or, les droits garantis par la Charte sont ceux qui sont fondamentaux dans une société libre et démocratique.

215. Ce point de vue est applicable à la question de l'avortement. Au Canada, il appartient au Parlement de régler cette question. C'est au Parlement qu'il revient de formuler et de diriger la politique sociale, non pas parce qu'il possède une sagesse infinie et la connaissance de toutes choses, mais simplement parce que c'est précisément dans ce but que les députés sont élus dans une démocratie libre. De plus, le Parlement dispose des moyens (du fait qu'il est au courant de l'opinion publique) ainsi que du pouvoir politique de mettre à exécution ses décisions. J'approuve entièrement les observations suivantes que fait le juge Taylor dans la décision précitée, à la p. 12:

[TRADUCTION] La présente affaire sert peut‑être à mettre en relief le fait que les tribunaux ne sont pas suffisamment au courant de l'opinion publique pour pouvoir s'acquitter de la tâche essentiellement "politique" qui consiste à soupeser les différents intérêts sociaux ou économiques et à faire un choix entre ces intérêts et aussi le fait qu'ils ne sont pas non plus à même de réunir les données qu'il leur faudrait pour pouvoir remplir cette fonction. Il se peut par ailleurs que le litige, quand il aura abouti, aura servi en outre à démontrer, à supposer que cela soit nécessaire, que, par la force des choses, le système judiciaire n'a pas la capacité des organes parlementaires d'agir promptement lorsque des facteurs d'ordre économique ou social indiquent qu'il est souhaitable de modifier la loi ni, ce qui est tout aussi important, celle de réagir promptement lorsqu'il s'avère qu'une telle modification n'a pas eu l'effet escompté ou que l'objectif visé n'est plus souhaitable.

216. Pour tous ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de répondre ainsi aux questions constitutionnelles:

1. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:

Non.

2. Question:

Si l'article 251 du Code criminel du Canada porte atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse:

Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada excède‑t‑il les pouvoirs du Parlement du Canada?

Réponse:

Non.

4. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada viole‑t‑il l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

Réponse:

Non.

5. Question:

L'article 251 du Code criminel du Canada délègue‑t‑il illégalement la compétence fédérale en matière criminelle aux ministres de la Santé provinciaux ou aux comités de l'avortement thérapeutique et, ce faisant, le gouvernement fédéral a‑t‑il abdiqué son autorité dans ce domaine?

Réponse:

Non.

6. Question:

L'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent‑ils atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:

La réponse est négative quant à l'art. 605. Pour ce qui est du par. 610(3), je suis d'avis d'adopter les motifs de la Cour d'appel et de ne pas accorder de dépens.

7. Question:

Si l'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Réponse:

Il n'est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

217. Le juge Wilson—La question au coeur de ce pourvoi est de savoir si une femme enceinte peut, sur le plan constitutionnel, être forcée par la loi à mener le foetus à terme. Le législateur a tenu pour acquis qu'on pouvait l'y forcer et a d'ailleurs prévu, à l'art. 251 du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, que l'interruption de grossesse par une femme ou son médecin, à moins que les exigences procédurales de cet article ne soient respectées, constitue une infraction criminelle punissable d'emprisonnement.

218. Mes collègues, le Juge en chef et le juge Beetz, ont attaqué ces exigences dans des motifs que j'ai eu l'avantage de lire. Ils ont jugé qu'elles ne respectent pas les principes de justice fondamentale sur le plan de la procédure et ont conclu que, puisqu'elles ne peuvent être séparées des dispositions de fond qui créent l'infraction, l'ensemble de l'art. 251 doit être invalidé.

219. Avec égards, je pense que la Cour doit s'attaquer d'abord à la question fondamentale. Se demander si les exigences procédurales pour obtenir un avortement ou pour le pratiquer respectent ou non la justice fondamentale devient une question purement théorique si, sur le plan constitutionnel, ces exigences ne peuvent absolument pas être imposées. Si une femme enceinte ne peut, sur le plan constitutionnel, être forcée par la loi à mener le foetus à terme contre sa volonté, l'examen des exigences procédurales par lesquelles elle peut y être forcée perd sa raison d'être. En outre, il serait, à mon avis, futile pour le législateur de gaspiller temps et énergie à tenter de remédier aux défauts des exigences procédurales s'il n'a quelque assurance que ce faisant, une infraction criminelle valide sera en fin de compte créée. J'en viens donc à ce que je crois être le point central qu'il faut examiner.

1. Le droit à l'avortement

220. L'article 7 de la Charte porte:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Je conviens avec le Juge en chef qu'il ne nous est pas demandé dans cette affaire de délimiter dans tous ses aspects le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Ce serait là une tâche impossible car nous ne pouvons concevoir tous les contextes dans lesquels ce droit pourrait être revendiqué. Ce qu'on nous demande de faire, je crois, c'est de définir ce droit dans le contexte de la loi contestée. L'article 251 du Code criminel qui limite le recours d'une femme enceinte à l'avortement viole‑t‑il son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne au sens de l'art. 7?

221. Si nous mettons de côté pour le moment les incidences que peut avoir l'article pour le foetus et que nous nous intéressons uniquement au droit que l'art. 7 confère à la femme enceinte, il me semble que nous pouvons dire avec suffisamment de certitude qu'une structure législative régissant l'avortement qui menace la sécurité de la personne de la femme enceinte viole le droit que lui garantit l'art. 7. D'ailleurs, nous avons déjà dit dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, que la sécurité de la personne, même au niveau purement physique, doit comprendre la liberté d'être exempt de toute menace de châtiment corporel ou de souffrance, tout autant que la liberté d'être exempt du châtiment ou de la souffrance eux‑mêmes. En d'autres termes, l'éventualité elle‑même suffit pour qu'il y ait atteinte à la sécurité de la personne. Je partage l'avis du Juge en chef et du juge Beetz qui, pour des raisons différentes, ont conclu que les femmes enceintes voient leur sécurité physique et psychologique menacée par la structure législative élaborée à l'art. 251 et, comme il s'agit là d'aspects de la sécurité de la personne, leur droit en vertu de l'art. 7 est par conséquent violé. Mais bien entendu, cela ne répond pas à la question de savoir si même une structure législative idéale, en présumant qu'elle ne constitue pas une menace à la sécurité physique et psychologique de la personne de la femme enceinte, serait valide en vertu de l'art. 7. Il y a deux raisons à cela: (1) parce que l'art. 7 englobe plus que le droit à la sécurité de la personne, il mentionne aussi le droit à la liberté, et (2) parce qu'il se peut que la sécurité de la personne englobe plus que la sécurité physique et psychologique; c'est ce que nous avons à décider.

222. Il me semble donc que prendre comme point de départ de l'analyse la prémisse que le droit de l'art. 7 ne comprend qu'un droit à la sécurité physique et psychologique, sans traiter du droit à la liberté, dans ce contexte de "la vie, la liberté et la sécurité de sa personne", c'est présumer résolue dès le départ la question centrale en litige. Si le droit à la liberté, le droit à la sécurité de la personne ou une combinaison des deux confèrent à la femme enceinte le droit de décider elle‑même (sur les conseils de son médecin) d'avoir ou non un avortement, il nous faut alors examiner la structure législative non seulement du point de vue de la justice fondamentale quant à la procédure mais aussi quant au fond. Je pense donc que nous devons répondre à la question: qu'entend‑on par le droit à la liberté dans le contexte de la question de l'avortement? Donne‑t‑il, comme Me Manning le prétend, à la femme enceinte le pouvoir de prendre des décisions relativement à son corps? Sinon, son droit à la sécurité de sa personne lui donne‑t‑il ce pouvoir? Je traiterai d'abord du droit à la liberté.

a) Le droit à la liberté

223. Pour déterminer ce que comprend le droit à la liberté, nous devons, comme le juge en chef Dickson le dit dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, procéder d'abord à l'analyse de l'objet de ce droit. Pour citer le Juge en chef, à la p. 344:

. . . l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte.

On nous invite donc à examiner l'objet de la Charte en général et du droit à la liberté en particulier.

224. La Charte est fondée sur une conception particulière de la place de l'individu dans la société. Un individu ne constitue pas une entité totalement coupée de la société dans laquelle il vit. Cependant l'individu n'est pas non plus un simple rouage impersonnel d'une machine subordonnant ses valeurs, ses buts et ses aspirations à celles de la collectivité. L'individu est un peu les deux. La Charte exprime cette réalité en laissant un vaste champ d'activités et de décisions au contrôle légitime du gouvernement, tout en fixant des bornes à l'étendue appropriée de ce contrôle. Ainsi, les droits garantis par la Charte érigent autour de chaque individu, pour parler métaphoriquement, une barrière invisible que l'État ne sera pas autorisé à franchir. Le rôle des tribunaux consiste à délimiter, petit à petit, les dimensions de cette barrière.

225. La Charte et le droit à la liberté individuelle qu'elle garantit sont inextricablement liés à la notion de dignité humaine. Neil MacCormick, professeur de droit public et de droit naturel et international à l'Université d'Édimbourg, dans son ouvrage intitulé Legal Right and Social Democracy: Essays in Legal and Political Philosophy (1982), parle de la liberté comme [TRADUCTION] "une condition du respect de soi et de la satisfaction que procure la capacité de réaliser sa propre conception d'une vie bien remplie, qui vaille la peine d'être vécue" (à la p. 39). Il dit à la p. 41:

[TRADUCTION] Pouvoir décider ce qu'on veut faire et comment le faire, pour concrétiser ses propres décisions, en en acceptant les conséquences, me semble essentiel au respect de soi en tant qu'être humain et essentiel pour parvenir à cette satisfaction. Ce respect de soi et cette satisfaction sont, à mon avis, des biens fondamentaux pour l'être humain, la vie elle‑même ne valant la peine d'être vécue qu'à la condition de les éprouver ou de les rechercher. L'individu auquel on refuserait délibérément la possibilité de parvenir au respect de lui‑même et à cette satisfaction se verrait privé de l'essence de son humanité.

226. Le juge en chef Dickson, dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., soutient le même point de vue, à la p. 346:

Toutefois, il faut aussi remarquer que l'insistance sur la conscience et le jugement individuels est également au coeur de notre tradition politique démocratique. La possibilité qu'a chaque citoyen de prendre des décisions libres et éclairées constitue la condition sine qua non de la légitimité, de l'acceptabilité et de l'efficacité de notre système d'auto‑détermination. C'est précisément parce que les droits qui se rattachent à la liberté de conscience individuelle se situent au coeur non seulement des convictions fondamentales quant à la valeur et à la dignité de l'être humain, mais aussi de tout système politique libre et démocratique, que la jurisprudence américaine a insisté sur la primauté ou la prééminence du Premier amendement. À mon avis, c'est pour cette même raison que la Charte canadienne des droits et libertés parle de libertés "fondamentales". Celles‑ci constituent le fondement même de la tradition politique dans laquelle s'insère la Charte.

Le juge en chef Dickson a approfondi ce point de vue dans son analyse de l'interprétation de la Charte dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 136:

Un second élément contextuel d'interprétation de l'article premier est fourni par l'expression "société libre et démocratique". L'inclusion de ces mots à titre de norme finale de justification de la restriction des droits et libertés rappelle aux tribunaux l'objet même de l'enchâssement de la Charte dans la Constitution: la société canadienne doit être libre et démocratique. Les tribunaux doivent être guidés par des valeurs et des principes essentiels à une société libre et démocratique, lesquels comprennent, selon moi, le respect de la dignité inhérente de l'être humain, la promotion de la justice et de l'égalité sociales, l'acceptation d'une grande diversité de croyances, le respect de chaque culture et de chaque groupe et la foi dans les institutions sociales et politiques qui favorisent la participation des particuliers et des groupes dans la société. Les valeurs et les principes sous‑jacents d'une société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.

227. La notion de dignité humaine trouve son expression dans presque tous les droits et libertés garantis par la Charte. Les individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s'exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront. Ce sont tous là des exemples de la théorie fondamentale qui sous‑tend la Charte, savoir que l'État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d'une vie de bien.

228. Ainsi, un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté. La liberté, comme nous l'avons dit dans l'arrêt Singh, est un terme susceptible d'une acception fort large. À mon avis, ce droit, bien interprété, confère à l'individu une marge d'autonomie dans la prise de décisions d'importance fondamentale pour sa personne.

229. Ce point de vue est conforme à la position que j'ai prise dans l'arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284. Dans cette affaire, il s'agissait de déterminer notamment si le droit à la liberté énoncé à l'art. 7 de la Charte incluait le droit pour un père d'élever ses enfants conformément à ses croyances intimes. En concluant que c'était le cas, j'ai dit, aux pp. 318 et 319:

Je crois que les rédacteurs de la Constitution en garantissant la "liberté" en tant que valeur fondamentale d'une société libre et démocratique, avaient à l'esprit la liberté pour l'individu de se développer et de réaliser son potentiel au maximum, d'établir son propre plan de vie, en accord avec sa personnalité; de faire ses propres choix, pour le meilleur ou pour le pire, d'être non conformiste, original et même excentrique, d'être, en langage courant, "lui‑même" et d'être responsable en tant que tel. John Stuart Mill décrit cela ainsi: [TRADUCTION] "rechercher notre propre bien, à notre façon". Nous devrions, pensait‑il, être libre de le faire "dans la mesure où nous ne tentons pas de priver les autres du leur, ni d'entraver leurs efforts pour y parvenir". Il ajoutait:

[TRADUCTION] Chacun est le véritable gardien de sa propre santé, tant physique que mentale et spirituelle. L'humanité a plus à gagner à laisser chacun vivre comme cela lui semble bon, qu'à forcer chacun à vivre comme cela semble bon aux autres.

La liberté dans une société libre et démocratique n'oblige pas l'État à approuver les décisions personnelles de ses citoyens; elle l'oblige cependant à les respecter.

230. Cette conception de la portée qu'il convient de donner au droit à la liberté sous le régime de notre Charte est conforme à la jurisprudence américaine sur le sujet. Quoiqu'il faille sans doute prendre garde d'appliquer mécaniquement des concepts élaborés dans des contextes culturels et constitutionnels différents, je souscris à l'observation que fait le juge Estey dans l'arrêt Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, aux pp. 366 et 367:

La Loi constitutionnelle de 1982 apporte une nouvelle dimension, un nouveau critère d'équilibre entre les individus et la société et leurs droits respectifs, une dimension qui, comme l'équilibre de la Constitution, devra être interprétée et appliquée par la Cour.

Les tribunaux américains ont presque deux cents ans d'expérience dans l'accomplissement de cette tâche, et l'analyse de leur expérience offre plus qu'un intérêt passager pour ceux qui s'intéressent à cette nouvelle évolution au Canada.

231. Dès les années 20, la Cour suprême des États‑Unis a eu recours au Cinquième et au Quatorzième amendements de la Constitution américaine pour accorder aux parents une certaine latitude dans l'éducation de leurs enfants. Dans l'arrêt Meyer v. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923), la Cour a annulé une loi interdisant l'enseignement, quelle que soit la matière, dans une langue autre que l'anglais. Dans l'arrêt Pierce v. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925), une loi de l'Oregon obligeant tous les "enfants normaux" à fréquenter l'école publique, et leur interdisant par le fait même la fréquentation d'une école privée, a été jugée inconstitutionnelle. Dans l'arrêt Pierce, aux pp. 534 et 535, la Cour a qualifié l'intérêt auquel on portait atteinte comme étant [TRADUCTION] "la liberté des parents et tuteurs de diriger l'éducation des enfants dont ils ont la garde et l'enseignement qui leur est donné".

232. Le caractère sacré de la famille a été souligné par l'arrêt Skinner v. Oklahoma, 316 U.S. 535 (1942), où la Cour suprême a invalidé la loi d'un État qui autorisait la stérilisation des individus reconnus coupables de deux ou plusieurs crimes impliquant la turpitude morale. Quoique la loi ait été annulée parce qu'elle violait la clause de l'égale protection de la loi établie par le Quatorzième amendement, voici ce que la Cour a dit de l'intérêt en cause: [TRADUCTION] "Nous avons affaire ici à une loi qui touche aux droits civils fondamentaux de l'homme. Le mariage et la procréation sont fondamentaux pour l'existence et la survie mêmes de la race" (à la p. 541).

233. Ultérieurement, la Cour suprême a été appelée à statuer sur la constitutionnalité d'une loi du Connecticut interdisant aux gens mariés d'utiliser des contraceptifs. Dans l'arrêt Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965), la majorité a jugé cette loi invalide. Les juges qui ont écrit au nom de la majorité ont emprunté diverses voies constitutionnelles pour arriver à cette conclusion, mais le dénominateur commun semble avoir été une profonde appréhension que l'application de la loi exige une incursion dans le foyer conjugal. La Cour suprême a interprété l'arrêt Griswold dans une affaire ultérieure, Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438 (1972), où elle a dit, à la majorité, à la p. 453:

[TRADUCTION] Il est vrai que dans l'arrêt Griswold le droit à la vie privée en cause a été considéré comme inhérent à la relation conjugale. Néanmoins le couple marié n'est pas une entité indépendante dotée d'un esprit et d'un coeur distincts, mais une association de deux individus, chacun pourvu de caractéristiques intellectuelles et émotionnelles distinctes. Si le droit à la vie privée signifie quelque chose, c'est bien le droit de l'individu, marié ou célibataire, d'être libre de toute intrusion gouvernementale injustifiée dans des domaines touchant si fondamentalement à la personne, comme la décision de porter ou de mettre au monde un enfant.

Dans l'arrêt Eisenstadt, la Cour a annulé une loi du Massachusetts qui interdisait la distribution de toute drogue à des fins de contraception aux gens non mariés pour le motif qu'elle violait la clause de l'égale protection de la loi.

234. La Cour suprême a aussi eu recours à la clause de l'égale protection de la loi dans l'arrêt Loving v. Virginia, 388 U.S. 1 (1967), pour invalider une loi qui avait pour objet d'interdire les mariages raciaux mixtes. La Cour a lié sa décision à la jurisprudence antérieure qui protégeait les choix fondamentaux en matière de vie familiale. Elle dit, à la p. 12: [TRADUCTION] "La liberté de se marier est reconnue depuis longtemps comme l'un des droits vitaux personnels essentiels à la recherche méthodique du bonheur par les hommes libres. Le mariage est l'un des «droits civils fondamentaux de l'homme», le fondement de notre existence et de notre survie mêmes . . . [La] liberté de se marier . . . réside chez l'individu". Ainsi, en quelque sorte par accrétion, l'étendue du droit des individus de prendre des décisions fondamentales concernant leur vie privée a été élaborée cas par cas aux États‑Unis. Les dimensions de la barrière ont ainsi été progressivement définies.

235. Pour nos fins, les décisions concomitantes de la Cour suprême Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973), et Doe v. Bolton, 410 U.S. 179 (1973), constituent le développement le plus intéressant dans ce domaine du droit américain. Dans l'arrêt Roe v. Wade, la Cour a jugé qu'une femme enceinte a le droit de décider d'interrompre ou non sa grossesse. Cette conclusion, a dit la majorité, était imposée par le corps de droit existant qui interdit à l'État d'intervenir dans certaines décisions personnelles fondamentales telles l'enseignement donné aux enfants et leur éducation, la procréation, le mariage et la contraception. La Cour a conclu que le droit à la vie privée que l'on trouve dans la garantie de la liberté du Quatorzième amendement [TRADUCTION] ". . . est suffisamment large pour inclure la décision d'une femme d'interrompre ou non sa grossesse" (à la p. 153).

236. Ce droit ne doit pas, toutefois, être considéré comme absolu. Parvenu à un certain point, les intérêts légitimes de l'État vis‑à‑vis de la protection de la santé, des normes médicales appropriées et de la vie foetale justifient de le restreindre. Dans son ouvrage intitulé American Constitutional Law, 1978, Lawrence H. Tribe, professeur de droit à l'Université Harvard, donne un résumé commode des limites que la Cour a jugé inhérentes au droit de la femme. Je cite les pp. 924 et 925:

[TRADUCTION] Plus précisément, la Cour a jugé que, puisque le droit de la femme de décider d'interrompre ou non une grossesse est fondamental, seul un intérêt supérieur peut justifier une réglementation de l'État qui entraverait ce droit de quelque façon. Au cours du premier trimestre de la grossesse, alors que l'avortement est moins dangereux pour la vie de la femme que mener la grossesse à terme le serait, tout ce que l'État peut exiger, c'est que l'avortement soit pratiqué par un médecin qualifié; aucune autre réglementation de l'avortement comme tel n'est impérieusement justifiée au cours de cette période.

Après le premier trimestre, l'intérêt supérieur de l'État dans la santé de la mère l'autorise à adopter une réglementation raisonnable afin de favoriser des avortements sans danger; mais exiger que les avortements ne soient pratiqués que dans des hôpitaux, ou uniquement après qu'un autre médecin ou comité aura donné son aval, outre le médecin de la femme, ne saurait être autorisé, car ce serait exiger que la procédure d'avortement suive une technique qui, si préférable soit‑elle dans une optique médicale, n'est pas largement répandue.

Lorsque le foetus devient viable, en ce sens qu'il peut survivre à l'extérieur de l'utérus pourvu qu'on l'aide artificiellement, l'intérêt de l'État dans la préservation du foetus devient supérieur et l'État peut alors interdire qu'on l'enlève prématurément (c.‑à‑d. le faire avorter) sauf pour préserver la vie ou la santé de la mère.

237. L'arrêt Roe v. Wade a été réaffirmé par la Cour suprême dans l'arrêt City of Akron v. Akron Center for Reproductive Health, Inc., 462 U.S. 416 (1983), et aussi, quoique par une très mince majorité, dans l'arrêt Thornburgh v. American College of Obstetricians and Gynecologists, 106 S. Ct. 2169 (1986). Dans l'arrêt Thornburgh, le juge Blackmun, s'exprimant au nom de la majorité, cerne la valeur centrale que les tribunaux américains ont jugé inhérente à la notion de liberté. Il dit, aux pp. 2184 et 2185:

[TRADUCTION] Notre jurisprudence reconnaît depuis longtemps que la Constitution comporte la promesse qu'une certaine sphère privée de la liberté individuelle demeurera largement hors de portée du gouvernement . . . [références omises]. Cette promesse vaut pour les femmes autant que pour les hommes. Peu de décisions sont aussi personnelles et intimes, aussi littéralement privées ou aussi fondamentales pour la dignité et l'autonomie individuelles que la décision prise par une femme — sur les conseils de son médecin et dans les limites indiquées dans l'arrêt Roe — d'interrompre ou non une grossesse. Le droit de la femme de faire ce choix librement est fondamental. Toute autre conclusion, à notre avis, protégerait inadéquatement un aspect central de cette sphère de liberté que notre droit garantit également à tous.

238. À mon avis, le respect du pouvoir décisionnel de l'individu dans des domaines d'importance personnelle aussi fondamentaux que traduit la jurisprudence américaine nous renseigne aussi sur la Charte canadienne. D'ailleurs, comme le Juge en chef le rappelle dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., la foi en la valeur et en la dignité humaines "constitue [. . .] le fondement même de la tradition politique dans laquelle s'insère la Charte". Je conclus donc que le droit à la liberté énoncé à l'art. 7 garantit à chaque individu une marge d'autonomie personnelle sur ses décisions importantes touchant intimement à sa vie privée.

239. La question devient alors de savoir si la décision que prend une femme d'interrompre sa grossesse relève de cette catégorie de décisions protégées. Je n'ai pas de doute que ce soit le cas. Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. Les circonstances qui y mènent peuvent être compliquées et multiples et il peut y avoir, comme c'est généralement le cas, des considérations puissantes en faveur de décisions opposées. C'est une décision qui reflète profondément l'opinion qu'une femme a d'elle‑même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n'est pas seulement une décision d'ordre médical; elle est aussi profondément d'ordre social et éthique. La réponse qu'elle y donne sera la réponse de tout son être.

240. Il est probablement impossible pour un homme d'imaginer une réponse à un tel dilemme, non seulement parce qu'il se situe en dehors du domaine de son expérience personnelle (ce qui, bien entendu, est le cas), mais aussi parce qu'il ne peut y réagir qu'en l'objectivant et en éliminant par le fait même les éléments subjectifs de la psyché féminine qui sont au coeur du dilemme. Comme Noreen Burrows, maître de conférence en droit européen à l'Université de Glasgow, le fait observer dans son essai "International Law and Human Rights: the Case of Women's Rights", dans Human Rights: From Rhetoric to Reality (1986), l'histoire du combat pour les droits de la personne, du dix‑huitième siècle à aujourd'hui, est l'histoire des hommes qui ont lutté pour affirmer leur dignité et leur commune humanité contre un appareil d'État autoritaire. Plus récemment, la lutte pour la reconnaissance des droits des femmes a été un combat contre la discrimination, pour que les femmes trouvent une place dans un monde d'hommes, pour élaborer un ensemble de réformes législatives afin de placer les femmes sur le même pied que les hommes (aux pp. 81 et 82). Il ne s'agit pas d'une lutte pour définir les droits des femmes par rapport à leur position particulière dans la structure sociale et par rapport à la différence biologique entre les deux sexes. Ainsi les besoins et les aspirations des femmes se traduisent seulement aujourd'hui en des droits garantis. Le droit de se reproduire ou de ne pas se reproduire, qui est en cause en l'espèce, est l'un de ces droits et c'est à raison qu'on le considère comme faisant partie intégrante de la lutte contemporaine de la femme pour affirmer sa dignité et sa valeur en tant qu'être humain.

241. Étant donné alors que le droit à la liberté garanti par l'art. 7 de la Charte confère à une femme le droit de décider elle‑même d'interrompre ou non sa grossesse, l'art. 251 du Code criminel viole‑t‑il ce droit? Manifestement il le viole. L'article a pour objet d'enlever cette décision à la femme pour confier à un comité le soin de la prendre. En outre, comme le Juge en chef l'observe à juste titre, à la p. 56, le comité fonde sa décision sur "des critères totalement sans rapport avec ses [celles de la femme enceinte] propres priorités et aspirations". Le fait que la décision d'autoriser ou non une femme à interrompre sa grossesse soit dans les mains d'un comité est une violation tout aussi grave du droit de la femme à l'autonomie personnelle en matière de décision de nature intime et privée que serait celle d'établir un comité pour décider s'il faut autoriser une femme à mener sa grossesse à terme. Dans les deux cas, il y a violation du droit de la femme à la liberté, car on décide pour elle ce qu'elle a le droit de décider elle‑même.

b) Le droit à la sécurité de sa personne

242. L'article 7 de la Charte garantit aussi à chacun le droit à la sécurité de sa personne. Cela va‑t‑il, comme le prétend Me Manning, jusqu'au droit à la maîtrise de son propre corps?

243. Je suis d'accord avec le Juge en chef et le juge Beetz pour dire que le droit de chacun à "la sécurité de sa personne" garanti par l'art. 7 de la Charte protège à la fois l'intégrité physique et psychologique de la personne. Les traitements médicaux ou chirurgicaux imposés par l'État viennent tout de suite à l'esprit comme exemples d'atteintes manifestes à l'intégrité corporelle. Le juge Lamer a conclu dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, qu'aux termes du droit à la sécurité de la personne on avait aussi le droit d'être protégé contre le traumatisme psychologique: dans cette affaire, le traumatisme psychologique résultait du retard à être jugé au sens de l'al. 11b) de la Charte. Il a conclu que le traumatisme psychologique pouvait prendre pour forme "la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine". Je partage l'opinion de mon collègue et j'estime ses commentaires particulièrement appropriés en l'espèce car, comme le Juge en chef et le juge Beetz le soulignent, la structure législative actuelle d'obtention d'un avortement soumet clairement les femmes enceintes à une tension émotionnelle considérable ainsi qu'à un risque physique inutile. Je crois néanmoins que la faille dans la structure législative actuelle est beaucoup plus profonde. Essentiellement, ce qu'elle fait, c'est affirmer que la capacité de reproduction de la femme ne doit pas être soumise à son propre contrôle. Elle doit être soumise au contrôle de l'État. On ne lui permet pas de choisir d'exercer la capacité qui est la sienne ou de ne pas l'exercer. À mon avis, il ne s'agit pas seulement d'une entrave à son droit à la liberté au sens (déjà analysé) de son droit à son autonomie décisionnelle personnelle, c'est aussi une atteinte à sa "personne" physique. Elle est littéralement traitée comme un moyen, un moyen pour une fin qu'elle ne désire pas et qu'elle ne contrôle pas. Elle subit une décision prise par d'autres sur l'éventuelle utilisation de son corps pour alimenter une nouvelle vie. Que peut‑il y avoir de moins compatible avec la dignité humaine et le respect de soi? Comment une femme dans cette situation peut‑elle entretenir un quelconque sentiment de sécurité à l'égard de sa personne? Je crois que l'art. 251 du Code criminel prive la femme enceinte à la fois de son droit à la sécurité de sa personne et de son droit à la liberté.

2. La portée du droit garanti par l'art. 7

244. J'examine maintenant le degré d'autonomie personnelle dont jouit la femme enceinte en vertu de l'art. 7 de la Charte, lorsqu'elle a à prendre la décision de se faire avorter ou non ou, pour situer la question dans son cadre législatif, jusqu'à quel point le législateur peut refuser à la femme enceinte de se faire avorter sans violer le droit que lui garantit l'art. 7. Ceci amène à examiner dans quelle mesure le législateur peut y "porter atteinte", dans son cas, en vertu du second volet de l'art. 7 et dans quelle mesure il peut le restreindre par des "limites" en vertu de l'article premier.

a) Les principes de justice fondamentale

245. L'article 251 prive‑t‑il les femmes de leur droit à la liberté et à la sécurité de leur personne "en conformité avec les principes de justice fondamentale"? Je partage l'opinion du juge Lamer lorsqu'il dit, dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 513, en parlant des principes de justice fondamentale, "on ne peut donner à ces mots un contenu exhaustif ou une simple définition par énumération; ils prendront un sens concret au fur et à mesure que les tribunaux étudieront des allégations de violation de l'art. 7." Dans le même arrêt, le juge Lamer dit aussi, à la p. 503:

En d'autres mots, les principes de justice fondamentale se trouvent dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. Ils relèvent non pas du domaine de l'ordre public en général, mais du pouvoir inhérent de l'appareil judiciaire en tant que gardien du système judiciaire. Cette façon d'aborder l'interprétation de l'expression "principes de justice fondamentale" est conforme à la lettre et à l'économie de l'art. 7, au contexte de cet article, c.‑à‑d. les art. 8 à 14, ainsi qu'à la nature et aux objets plus généraux de la Charte elle‑même. Elle donne de la substance aux droits garantis par l'art. 7 tout en évitant de trancher des questions de politique générale.

Quoique le juge Lamer puise surtout dans les art. 8 à 14 de la Charte pour donner une substance aux principes de justice fondamentale, il n'écarte pas l'idée, qu'il semble au contraire encourager, qu'on puisse recourir aux autres droits garantis par la Charte dans le même but. Il faut donc se demander si l'atteinte au droit garanti par l'art. 7 respecte non seulement l'équité en matière de procédure (et je suis d'accord avec les motifs que le Juge en chef et le juge Beetz donnent pour exposer que tel n'est pas le cas), mais aussi les droits et libertés fondamentaux énoncés ailleurs dans la Charte.

246. Les commentaires du juge La Forest dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, vont dans le sens de cette conception de l'art. 7. Il invite à ne pas interpréter les droits enchâssés dans la Charte isolément. Au contraire, dit‑il, à la p. 326:

. . . la Charte sert à sauvegarder un ensemble complexe de valeurs interreliées, dont chacune constitue un élément plus ou moins fondamental de la société libre et démocratique qu'est le Canada (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 136), et la spécification des droits et libertés dans la Charte représente en conséquence une tentative quelque peu artificielle, quoique nécessaire et intrinsèquement valable, de structurer et d'orienter l'expression judiciaire de ces mêmes droits et libertés. La nécessité d'une analyse structurée ne devrait toutefois pas nous amener à perdre de vue l'importance que revêt la manière dont l'élargissement de la portée de chaque droit et liberté énoncé donne sens et forme à notre compréhension du système de valeurs que vise à protéger la Charte dans son ensemble et, en particulier, à notre compréhension de la portée des autres droits et libertés qu'elle garantit.

Je crois donc qu'une atteinte au droit conféré par l'art. 7 qui a pour effet d'enfreindre un droit que garantit par ailleurs la Charte ne saurait être conforme aux principes de justice fondamentale.

247. À mon avis, l'atteinte au droit conféré par l'art. 7 qui nous intéresse en l'espèce enfreint l'al. 2a) de la Charte. Si je dis ceci, c'est que je crois que la décision d'interrompre ou non une grossesse est essentiellement une décision morale, une question de conscience. Je ne pense pas qu'on le conteste ni puisse le contester. La question qui se pose est donc: quelle conscience? La conscience de la femme doit‑elle prévaloir sur la conscience de l'État? Je crois, pour les raisons que j'ai données dans mon analyse du droit à la liberté, que dans une société libre et démocratique ce doit être la conscience de l'individu. D'ailleurs l'al. 2a) dit clairement que cette liberté c'est celle de "chacun", c.‑à‑d. de chacun de nous pris individuellement. Je cite l'alinéa pour plus de commodité:

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

a) liberté de conscience et de religion;

248. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, le juge en chef Dickson fait preuve d'une grande perspicacité dans ses commentaires sur la nature du droit enchâssé à l'al. 2a) de la Charte, aux pp. 345 à 347:

Toutefois, suivant le mouvement amorcé à l'époque du Commonwealth ou de l'Interrègne par la faction dite "indépendante" au sein du parti parlementaire, bien des gens, même parmi les adeptes des croyances fondamentales de la religion dominante, ont fini par s'opposer à ce que le pouvoir coercitif de l'État soit utilisé pour assurer l'obéissance à des préceptes religieux et pour extirper les croyances non conformistes. Il s'agissait, à ce moment‑là, non plus d'une opposition fondée simplement sur la conviction que l'État imposait l'observance des mauvaises croyances et pratiques, mais d'une opposition fondée sur le sentiment que la croyance elle‑même n'était pas quelque chose qui pouvait être imposé. Toute tentative d'imposer l'observance de croyances et de pratiques constituait un déni de la réalité de la conscience individuelle et déshonorait le Dieu qui en avait doté Ses créatures. Voilà donc comment les concepts de la liberté de religion et de la liberté de conscience se sont rattachés pour former, comme c'est le cas à l'al. 2a) de notre Charte, une seule et unique notion qui est la "liberté de conscience et de religion".

Les libertés énoncées dans le Premier amendement de la Constitution des États‑Unis, à l'al. 2a) de la Charte et dans les dispositions d'autres documents relatifs aux droits de la personne ont en commun la prééminence de la conscience individuelle et l'inopportunité de toute intervention gouvernementale visant à forcer ou à empêcher sa manifestation. L'arrêt Hunter c. Southam Inc. précité, précise à la p. 155, que la Charte a pour objet "la protection constante des droits et libertés individuels". On voit facilement le rapport entre le respect de la conscience individuelle et la valorisation de la dignité humaine qui motive cette protection constante.

Toutefois, il faut aussi remarquer que l'insistance sur la conscience et le jugement individuels est également au coeur de notre tradition politique démocratique. La possibilité qu'a chaque citoyen de prendre des décisions libres et éclairées constitue la condition sine qua non de la légitimité, de l'acceptabilité et de l'efficacité de notre système d'auto‑détermination. C'est précisément parce que les droits qui se rattachent à la liberté de conscience individuelle se situent au coeur non seulement des convictions fondamentales quant à la valeur et à la dignité de l'être humain, mais aussi de tout système politique libre et démocratique, que la jurisprudence américaine a insisté sur la primauté ou la prééminence du Premier amendement. À mon avis, c'est pour cette même raison que la Charte canadienne des droits et libertés parle de libertés "fondamentales". Celles‑ci constituent le fondement même de la tradition politique dans laquelle s'insère la Charte.

Vu sous cet angle, l'objet de la liberté de conscience et de religion devient évident. Les valeurs qui sous‑tendent nos traditions politiques et philosophiques exigent que chacun soit libre d'avoir et de manifester les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience, à la condition notamment que ces manifestations ne lèsent pas ses semblables ou leur propre droit d'avoir et de manifester leurs croyances et opinions personnelles. Historiquement, la foi et la pratique religieuses sont, à bien des égards, des archétypes des croyances et manifestations dictées par la conscience et elles sont donc protégées par la Charte. La même protection s'applique, pour les mêmes motifs, aux expressions et manifestations d'incroyance et au refus d'observer les pratiques religieuses. Il se peut que la liberté de conscience et de religion outrepasse ces principes et qu'elle ait pour effet d'interdire d'autres sortes d'ingérences gouvernementales dans les affaires religieuses. Aux fins de la présente espèce, il me paraît suffisant d'affirmer que, quels que soient les autres sens que peut avoir la liberté de conscience et de religion, elle doit à tout le moins signifier ceci: le gouvernement ne peut, dans un but sectaire, contraindre des personnes à professer une foi religieuse ou à pratiquer une religion en particulier. Je ne me prononce pas ici sur la question de savoir dans quelle mesure, s'il y a lieu, le gouvernement peut, en vue de réaliser un intérêt ou un objectif essentiel, exercer une coercition qui pourrait par ailleurs être interdite par l'al. 2a). [Je souligne.]

249. Le Juge en chef voit dans la foi et la pratique religieuses l'archétype de croyances et de manifestations dictées par la conscience et, de ce fait, protégées par la Charte. Mais je ne pense pas qu'il dise qu'une morale personnelle qui n'est pas fondée sur la religion se trouve en dehors de la sphère de protection de l'al. 2a). Certainement, je serais d'avis que ce que l'on croit en conscience, sans motivation religieuse, est également protégé par la liberté de conscience garantie à l'al. 2a). En disant cela, je n'oublie pas que la Charte s'ouvre par l'affirmation que "le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu ...» Mais je n'oublie pas non plus que les valeurs que consacre la Charte sont celles qui caractérisent une société libre et démocratique.

250. Comme l'a fait observer Cyril E. M. Joad, à l'époque chef du département de philosophie et de psychologie au Birkbeck College de l'Université de Londres, dans Guide to the Philosophy of Morals and Politics (1938), le rôle de l'État dans une démocratie consiste à créer les conditions de base qui permettent aux citoyens, pris individuellement, de chercher les valeurs éthiques qui à leurs yeux sous‑tendent une vie de bien. Il dit, à la p. 801:

[TRADUCTION] Car le bien de l'État n'est rien sans le bien des citoyens qui le composent. Il est sans doute vrai qu'un État dont les citoyens sont forcés de suivre le droit chemin est plus efficace que celui où les citoyens sont libres de s'en écarter. Et alors? Sacrifier la liberté dans l'intérêt de l'efficacité, c'est sacrifier ce qui donne aux êtres humains leur humanité. Sans doute est‑il facile de régenter un troupeau de moutons; mais il n'y a alors aucune gloire à gouverner et, si les moutons sont nés hommes, guère de vertu chez les moutons.

Le professeur Joad souligne encore, à la p. 803, que les individus dans une société démocratique ne peuvent jamais être traités [TRADUCTION] "comme un simple moyen pour des fins qui les dépassent", car:

[TRADUCTION] Au droit de l'individu d'être traité comme une fin, qui comporte son droit au plein développement et à la pleine expression de sa personnalité, tous les autres droits et prétentions doivent, prétend le démocrate, être subordonnés. Je ne sais comment défendre ce principe, tout comme je ne saurais concevoir une défense des principes démocratiques et de la liberté.

Le professeur Joad souligne que l'essence d'une démocratie est sa reconnaissance du fait que l'État est fait pour l'homme et non l'homme pour l'État (à la p. 805). Il rejette fermement la notion que la science fournit un fondement pour subordonner l'individu à l'État. Il dit, aux pp. 805 et 806:

[TRADUCTION] Les êtres humains, dit‑on, ne sont importants que dans la mesure où ils s'insèrent dans une structure biologique ou contribuent au processus évolutif. Ainsi chaque génération de femmes doit accepter comme unique fonction de produire les enfants qui formeront la génération suivante et qui, à leur tour, consacreront leur vie et sacrifieront leurs inclinations à la tâche de produire une autre génération, et ainsi de suite, ad infinitum. C'est là la doctrine de l'éternel sacrifice. "Confiture demain et confiture hier, mais jamais confiture aujourd'hui". Car, pourrait‑on demander, pour quelle fin ces générations sont‑elles produites, à moins que les individus qui les composent ne soient valorisés en eux‑mêmes et pour eux‑mêmes, et deviennent, en fait, des fins en eux‑mêmes? On ne peut échapper à la doctrine du cycle perpétuel des générations n'ayant de valeur que dans la mesure où elles produisent d'autres générations, à la subordination perpétuelle des citoyens, qui n'auraient de valeur que dans la mesure où ils favorisent les intérêts de l'État auquel ils sont subordonnés, si ce n'est dans la doctrine individualiste, qui est aussi la doctrine chrétienne, que l'individu est une fin en lui‑même.

251. Il me semble donc que, dans une société libre et démocratique, la "liberté de conscience et de religion" devrait être interprétée largement et s'étendre aux croyances dictées par la conscience, qu'elles soient fondées sur la religion ou sur une morale laïque. D'ailleurs, sur le plan de l'interprétation législative, les termes "conscience" et "religion" ne devraient pas être considérés comme tautologiques quand ils peuvent avoir un sens distinct, quoique relié. Par conséquent, lorsque l'État prend parti sur la question de l'avortement, comme il le fait dans la loi contestée en incriminant l'exercice par la femme enceinte d'une de ses options, non seulement il adopte mais aussi il impose, sous peine d'une autre perte de liberté par emprisonnement, une opinion dictée par la conscience des uns aux dépens d'une autre. C'est nier la liberté de conscience à certains, les traiter comme un moyen pour une fin, les priver, selon le mot du professeur MacCormick, de "l'essence de leur humanité". Est‑ce compatible avec la justice fondamentale? Le juge Blackmun n'a‑t‑il pas raison quand il dit dans l'arrêt Thornburgh, précité, à la p. 2185:

[TRADUCTION] Le droit de la femme de faire ce choix librement est fondamental. Toute autre conclusion [. . .] protégerait inadéquatement un aspect central de cette sphère de liberté que notre droit garantit également à tous.

252. Une loi qui viole la liberté de conscience de cette manière ne saurait, à mon avis, être conforme aux principes de justice fondamentale au sens de l'art. 7.

b) L'article premier de la Charte

253. Cette Cour, à la majorité, a jugé dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, qu'une atteinte au droit garanti par l'art. 7, en violation des principes de justice fondamentale sur le plan du fond, pouvait néanmoins constituer une limite raisonnable au sens de l'article premier et être justifiée dans une société libre et démocratique. Il est donc nécessaire de rechercher si l'art. 251 du Code criminel peut être sauvegardé en vertu de l'article premier. Cet article porte:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

La Cour a étudié cet article dans son arrêt R. c. Oakes, précité. Le juge en chef Dickson, au nom de la majorité, y énonce deux critères qui doivent être respectés pour que la limite soit jugée raisonnable: 1) l'objectif pour lequel la loi a été conçue doit être lié à des préoccupations urgentes et réelles; 2) les moyens choisis doivent être proportionnels à l'objectif recherché. Le Juge en chef discerne trois composantes importantes de la proportionnalité, à la p. 139:

Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd. précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

L'article 251 répond‑il à ce critère?

254. À mon avis, il faut voir dans l'objectif premier de la loi contestée la protection du foetus. Elle a sans doute d'autres objectifs secondaires, telle la protection de la vie et de la santé de la femme enceinte, mais je crois que l'objectif principal invoqué pour justifier la restriction du droit de la femme enceinte garanti par l'art. 7 est la protection du foetus. J'estime que c'est là un objectif législatif parfaitement valide.

255. Me Wein a soutenu au nom du ministère public que la Cour d'appel pouvait, à bon droit, conclure que [TRADUCTION] "la situation du droit de la femme à être maîtresse de sa propre personne se complique lorsqu'elle devient enceinte et qu'un certain contrôle de la loi peut se révéler approprié" (à la p. 378). J'en conviens. Je pense que l'article premier de la Charte permet de fixer des limites raisonnables au droit de la femme compte tenu du foetus qui se développe dans son corps. Il faut donc se demander à quel stade de la grossesse, la protection du foetus devient‑elle urgente et revêt‑elle une importance réelle telle qu'elle prévaut sur le droit fondamental de la femme de décider de le mener ou non à terme? À quel stade l'intérêt qu'a l'État à protéger le foetus devient‑il "supérieur" et justifie‑t‑il son intervention dans ce qui, autrement, ne serait qu'une question purement personnelle et privée?

256. Dans l'arrêt Roe v. Wade, précité, la Cour suprême des États‑Unis a jugé que l'intérêt de l'État doit prévaloir lorsque le foetus devient viable, c'est‑à‑dire lorsqu'il peut vivre à l'extérieur du corps de la mère. Comme Me Wein l'a fait observer, la Cour n'a proposé aucune justification particulière pour le choix du critère de la viabilité. La Cour a expressément évité la question du moment où la vie humaine commence. Le juge Blackmun dit, à la p. 159:

[TRADUCTION] Nous n'avons pas à résoudre la difficile question du moment où commence la vie. Lorsque les spécialistes de ces disciplines respectives que sont la médecine, la philosophie et la théologie sont incapables d'arriver à un consensus, le pouvoir judiciaire, à ce point du développement des connaissances humaines, n'est pas en mesure de conjecturer une réponse.

Il qualifie donc le foetus en développement de [TRADUCTION] "vie potentielle" et l'intérêt de l'État comme étant [TRADUCTION] "la protection d'une vie potentielle".

257. Me Wein a fait valoir qu'il n'était de même pas nécessaire qu'en l'espèce la Cour décide du moment où commence la vie quoiqu'elle ait reconnu que la valeur attribuée à une "vie potentielle" devait être prise en compte dans l'évaluation de l'importance de l'objectif législatif recherché par l'art. 251. Je serais d'avis, et je pense que ce point de vue est compatible avec la position prise par la Cour suprême des États‑Unis dans l'arrêt Roe v. Wade, que la valeur attribuée au foetus en tant que vie potentielle est directement reliée au stade de son développement au cours de la grossesse. Le foetus au stade embryonnaire provient d'un ovule nouvellement fécondé; le foetus totalement développé devient en définitive un nouveau‑né. Le développement progresse entre ces deux extrêmes et, à mon avis, cette progression influe directement sur la valeur à attribuer au foetus en tant que vie potentielle. Il ressort en fait de l'expérience humaine qu'une fausse‑couche ou un avortement spontané du foetus à six mois cause un chagrin et une épreuve beaucoup plus grands qu'une fausse‑couche ou un avortement spontané à six jours ou même à six semaines. Ceci ne revient évidemment pas à nier que le foetus soit une vie potentielle dès le moment de la conception. De fait, je suis d'accord avec le commentaire du juge O'Connor, dissidente, dans l'affaire City of Akron v. Akron Center for Reproductive Health, Inc., précitée, à la p. 461 (citée par le juge Beetz dans ses motifs, à la p. 113) que le foetus est une vie potentielle dès le moment de la conception. Cela revient simplement à dire qu'en soupesant l'intérêt qu'a l'État à protéger le foetus en tant que vie potentielle en vertu de l'article premier de la Charte et le droit de la femme enceinte en vertu de l'art. 7, un plus grand poids devrait être donné à l'intérêt de l'État dans les derniers stades de la grossesse que dans les premiers. On devrait donc considérer le foetus, aux fins de l'article premier, en termes de développement et de phases: voir L. W. Sumner, professeur de philosophie à l'Université de Toronto, Abortion and Moral Theory (1981), aux pp. 125 à 128.

258. Comme le fait observer le professeur Sumner, les deux approches traditionnelles de l'avortement, les approches dites "libérale" et "conservatrice", ne tiennent pas compte de la nature essentiellement évolutive de la grossesse. Une conception du foetus fondée sur le stade de développement, d'autre part, appuie une approche permissive de l'avortement dans les premiers stades de la grossesse et une approche restrictive dans les derniers stades. Dans les premiers stades, l'autonomie de la femme serait absolue; sa décision, prise en consultation avec son médecin, de ne pas mener le foetus à terme serait décisive. L'État n'aurait pas à connaître ses raisons. Ses raisons d'avoir un avortement pourraient toutefois, à bon droit, faire l'objet d'une investigation dans les derniers stades de sa grossesse, alors que l'intérêt supérieur qu'a l'État de protéger le foetus justifierait l'imposition de conditions. Quant au point précis du développement du foetus où l'intérêt qu'a l'État de le protéger devient "supérieur", je laisse le soin de le fixer au jugement éclairé du législateur, qui est en mesure de recevoir des avis à ce sujet de l'ensemble des disciplines pertinentes. Il me semble cependant que ce point pourrait se situer quelque part au cours du second trimestre. D'ailleurs, d'après le professeur Sumner (à la p. 159), une politique d'avortement en fonction de phases, avec une limite placée au cours du second trimestre, est déjà en vigueur aux États‑Unis, en Grande‑Bretagne, en France, en Italie, en Suède, en Union soviétique, en Chine, en Inde, au Japon et dans la plupart des pays de l'Europe de l'Est, le délai variant, selon les pays, du début à la fin du second trimestre (cf. Stephen L. Isaacs, "Reproductive Rights 1983: An International Survey" (1982‑83), 14 Columbia Human Rights Law Rev. 311, en ce qui concerne la France et l'Italie).

259. L'article 251 du Code criminel enlève cette décision à la femme à tous les stades de la grossesse. C'est une dénégation complète du droit constitutionnellement garanti à la femme par l'art. 7, non une simple limitation de celui‑ci. L'article ne saurait, à mon avis, répondre au critère de proportionnalité de l'arrêt Oakes. Il n'est pas suffisamment adapté à l'objectif législatif et ne porte pas atteinte au droit de la femme "le moins possible". Il ne saurait être sauvegardé en vertu de l'article premier. Par conséquent, même si l'article devait être modifié pour remédier aux vices de procédure de la structure législative dont ont parlé le Juge en chef et le juge Beetz, il demeurerait, à mon avis, inconstitutionnel.

260. Un dernier mot. Je désire souligner que dans ces motifs je n'ai traité du foetus en développement que dans la mesure où il s'agissait d'un facteur dont il fallait tenir compte pour évaluer l'importance de l'objectif législatif, au regard de l'article premier de la Charte. Je n'ai pas traité de la question entièrement distincte de savoir si le terme "chacun", à l'art. 7, vise aussi le foetus, lui conférant un droit indépendant à la vie en vertu de l'article. Le ministère public n'en a pas débattu et il n'est pas nécessaire de la trancher pour statuer sur les questions en litige en l'espèce.

3. Dispositif

261. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'art. 251 du Code criminel parce qu'inopérant en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Je suis également d'avis de répondre à la première question constitutionnelle par l'affirmative en ce qui concerne l'art. 7 de la Charte, et à la seconde question constitutionnelle par la négative. Je réponds aux troisième, quatrième et cinquième questions par la négative et à la sixième question de la manière proposée par le juge Beetz. Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question.

262. J'adopte les critiques du Juge en chef à l'égard des observations finales adressées par Me Manning au jury.

Pourvoi accueilli, les juges McIntyre et La Forest étant dissidents. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative en ce qui concerne l'art. 7 uniquement et la deuxième question une réponse négative en ce qui concerne l'art. 7 uniquement. Les troisième, quatrième et cinquième questions reçoivent une réponse négative. La sixième question reçoit une réponse négative en ce qui concerne l'art. 605 du Code criminel et aucune réponse en ce qui concerne le par. 610(3). Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question.

Procureur des appelants: Morris Manning, Toronto.

Procureur de l'intimé: Procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intervenant: Frank Iacobucci, Ottawa.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et les acquittements sont rétablis. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative en ce qui concerne l'art. 7 et la deuxième question une réponse négative en ce qui concerne l'art. 7. Les troisième, quatrième et cinquième questions reçoivent une réponse négative. La sixième question reçoit une réponse négative en ce qui concerne l'art. 605 du Code criminel et ne reçoit aucune réponse en ce qui concerne le par. 610(3). Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Vie, liberté et sécurité de la personne - Justice fondamentale - Avortement - Le Code criminel interdit l'avortement, sauf si la vie ou la santé de la femme est en danger - Les dispositions sur l'avortement portent‑elles atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne? - Si oui, une telle atteinte est‑elle en conformité avec la justice fondamentale? - La loi en cause est‑elle raisonnable et peut‑elle être justifiée dans une société libre et démocratique? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7 - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 251.

Droit constitutionnel - Compétence - Pouvoirs des cours supérieures et délégation - Les comités de l'avortement thérapeutique exercent‑ils les fonctions d'une cour créée en vertu de l'art. 96? - Les dispositions sur l'avortement constituent‑elles une délégation irrégulière de la compétence en matière criminelle? - Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(27), 96.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Le droit d'appel du procureur général est‑il constitutionnel? - Dépens - L'interdiction relative aux dépens est‑elle constitutionnelle? - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 605, 610(3).

Droit criminel - Avortement - Le Code criminel interdit l'avortement et de procurer un avortement, sauf si la vie ou la santé de la femme est en danger - Les dispositions sur l'avortement excèdent‑elles les pouvoirs du Parlement? - Les dispositions sur l'avortement portent‑elles atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne? - Si oui, une telle atteinte est‑elle en conformité avec la justice fondamentale? - La loi en cause est‑elle raisonnable et peut‑elle être justifiée dans une société libre et démocratique?.

Droit criminel - Jury - Exposé au jury lui conseillant d'ignorer les règles de droit énoncées par le juge - Erreur de l'avocat.

Les appelants sont tous docteurs en médecine; ensemble, ils ont ouvert une clinique pour pratiquer des avortements sur des femmes qui n'avaient pas obtenu le certificat du comité de l'avortement thérapeutique d'un hôpital accrédité ou approuvé requis par le par. 251(4) du Code criminel. Les médecins ont fait des déclarations publiques dans lesquelles ils ont mis en doute la sagesse de la législation canadienne sur l'avortement et ont affirmé qu'une femme a le droit souverain de décider si un avortement s'impose ou non dans sa situation personnelle. Des actes d'accusation ont été portés contre les appelants les inculpant de complot, les uns avec les autres, avec l'intention de procurer des avortements, infractions prévues à l'al. 423(1)d) et au par. 251(1) du Code criminel.

L'avocat des appelants a demandé l'annulation de l'acte d'accusation ou la suspension des poursuites avant d'inscrire les plaidoyers, pour le motif que l'art. 251 du Code criminel excéderait les pouvoirs du Parlement du Canada, enfreindrait l'al. 2a) et les art. 7 et 12 de la Charte et entrerait en conflit avec l'al. 1b) de la Déclaration canadienne des droits. Le juge de première instance a rejeté la requête et l'appel interjeté à la Cour d'appel de l'Ontario a aussi été rejeté. Le procès s'est poursuivi devant juge et jury et les trois accusés ont été acquittés. Le ministère public a interjeté appel de l'acquittement et les appelants ont formé un appel incident. La Cour d'appel a accueilli l'appel, annulé le verdict d'acquittement et ordonné un nouveau procès. La Cour a jugé que l'appel incident se rapportait à des points déjà soulevés dans l'appel principal et on les a donc étudiés dans le cadre de ce dernier.

La Cour a formulé les questions constitutionnelles suivantes:

1. L'article 251 du Code criminel du Canada porte‑t‑il atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Si l'article 251 du Code criminel du Canada porte atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'al. 2a) et les art. 7, 12, 15, 27 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés, est‑il justifié par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatible avec la Loi constitutionnelle de 1982?

3. L'article 251 du Code criminel du Canada excède‑t‑il les pouvoirs du Parlement du Canada?

4. L'article 251 du Code criminel du Canada viole‑t‑il l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867?

5. L'article 251 du Code criminel du Canada délègue‑t‑il illégalement la compétence fédérale en matière criminelle aux ministres de la Santé provinciaux ou aux comités de l'avortement thérapeutique et, ce faisant, le gouvernement fédéral a‑t‑il abdiqué son autorité dans ce domaine?

6. L'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent‑ils atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

7. Si l'article 605 et le par. 610(3) du Code criminel du Canada portent atteinte aux droits et aux libertés garantis par l'art. 7, les al. 11d), 11f), 11h) et le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, sont‑ils justifiés par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés et donc compatibles avec la Loi constitutionnelle de 1982?

Arrêt (les juges McIntyre et La Forest sont dissidents): Le pourvoi est accueilli et les acquittements sont rétablis. La première question constitutionnelle reçoit une réponse affirmative en ce qui concerne l'art. 7 et la deuxième question une réponse négative en ce qui concerne l'art. 7. Les troisième, quatrième et cinquième questions reçoivent une réponse négative. La sixième question reçoit une réponse négative en ce qui concerne l'art. 605 du Code criminel et ne reçoit aucune réponse en ce qui concerne le par. 610(3). Il n'est pas nécessaire de répondre à la septième question.

Le juge en chef Dickson et le juge Lamer: L'article 7 de la Charte impose aux tribunaux le devoir d'examiner, au fond, les textes législatifs une fois qu'il a été jugé qu'ils enfreignent le droit de l'individu "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne". Il ne peut être porté atteinte à ces intérêts que si les principes de justice fondamentale sont respectés. Il suffit en l'espèce d'examiner si les dispositions législatives en cause sont conformes aux normes procédurales de justice fondamentale et il n'est donc pas nécessaire que la Cour touche à l'équilibre fragile entre examen du fond et décision de politiques générales.

L'atteinte que l'État porte à l'intégrité physique et la tension psychologique causée par l'État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une violation de la sécurité de la personne. L'article 251 constitue clairement une atteinte à l'intégrité physique et émotionnelle d'une femme. Forcer une femme, sous la menace d'une sanction criminelle, à mener le foetus à terme, à moins qu'elle ne remplisse certains critères indépendants de ses propres priorités et aspirations, est une ingérence profonde à l'égard de son corps et donc une atteinte à la sécurité de sa personne. Une deuxième violation du droit à la sécurité de la personne se produit indépendamment par suite du retard à obtenir un avortement thérapeutique en raison de la procédure imposée par l'art. 251 qui entraîne une augmentation de la probabilité de complications et accroît les risques. Il a été clairement établi que l'art. 251 porte atteinte à l'intégrité psychologique des femmes voulant un avortement.

Toute atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne doit être en accord avec les principes de justice fondamentale. On trouve ces principes dans les préceptes fondamentaux de notre système juridique. L'un des préceptes fondamentaux de notre système de justice criminelle est que, lorsque le Parlement crée une défense à l'égard d'une accusation criminelle, celle‑ci ne doit être ni illusoire ni à ce point difficile à faire valoir qu'elle soit pratiquement illusoire.

La procédure et les restrictions établies par l'art. 251 pour avoir droit à un avortement rendent la défense illusoire et reviennent au non‑respect des principes de justice fondamentale. Un avortement thérapeutique doit être approuvé par un "comité de l'avortement thérapeutique" d'un hôpital "accrédité ou approuvé". L'obligation du par. 251(4) qu'au moins quatre médecins soient disponibles dans cet hôpital pour autoriser et pratiquer un avortement, signifie en pratique que beaucoup d'hôpitaux ne peuvent pas pratiquer des avortements. Les restrictions découlant du terme "accrédité" interdisent automatiquement à un grand nombre d'hôpitaux canadiens de pratiquer des avortements thérapeutiques. L'accréditation provinciale d'un hôpital aux fins de pratiquer des avortements thérapeutiques restreint encore plus le nombre d'hôpitaux où on peut les pratiquer. Même si un hôpital est autorisé à former un comité de l'avortement thérapeutique, rien dans l'art. 251 ne l'oblige à le faire. La réglementation provinciale peut fortement limiter et même supprimer le recours en pratique aux dispositions disculpatoires du par. 251(4).

Le système administratif établi par le par. 251(4) n'offre pas de norme adéquate à laquelle les comités de l'avortement thérapeutique doivent se référer lorsqu'ils ont à décider si un avortement thérapeutique devrait, en droit, être autorisé. Le terme "santé" est vague et aucunes directives adéquates n'ont été établies pour les comités de l'avortement thérapeutique. Il est, en général, impossible que les femmes sachent à l'avance quelle norme de santé un comité donné appliquera.

L'argument voulant que les femmes qui éprouvent des difficultés à se faire avorter au lieu de leur domicile n'ont qu'à se rendre ailleurs ne serait pas spécialement gênant si ces difficultés ne résultaient pas dans une large mesure des exigences de procédure de l'art. 251. La preuve établit de façon convaincante que c'est la loi elle‑même qui, de bien des manières, empêche de s'adresser aux institutions locales offrant l'avortement thérapeutique.

L'article 251 ne peut être sauvé par l'article premier de la Charte. L'objectif de l'art. 251 dans son ensemble, soit d'équilibrer les intérêts en concurrence identifiés par le Parlement, est suffisamment important pour passer le premier stade de l'examen au regard de l'article premier. Les moyens choisis pour mettre en oeuvre ces objectifs législatifs ne sont pas raisonnables et leur justification ne peut se démontrer dans une société libre et démocratique. On ne trouve aucun des trois éléments permettant d'évaluer la proportionnalité des moyens et de la fin. Premièrement, la procédure et les structures administratives instaurées par l'art. 251 sont souvent arbitraires et injustes. En outre, ces procédures portent atteinte aux droits garantis par l'art. 7 au‑delà de ce qui est nécessaire, puisqu'elle ne fournit qu'une défense illusoire à nombre de femmes qui, prima facie, pourraient se prévaloir des dispositions disculpatoires du par. 251(4). Enfin, les effets de la limitation des droits garantis par l'art. 7, pour nombre de femmes enceintes, sont disproportionnés par rapport à l'objectif recherché et peuvent effectivement mettre en échec l'objectif de protection de la vie et de la santé des femmes.

Les juges Beetz et Estey: Avant l'avènement de la Charte, le Parlement a reconnu, en adoptant le par. 251(4) du Code criminel, que l'intérêt que représente la vie ou la santé de la femme enceinte l'emporte sur celui qu'il y a à interdire les avortements, y compris l'intérêt qu'a l'État dans la protection du foetus, lorsque "la continuation de la grossesse de cette personne du sexe féminin mettrait ou mettrait probablement en danger la vie ou la santé de cette dernière". Ce critère du par. 251(4) a été consacré, au moins comme minimum, lorsque le "droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne" a été enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés, à l'art. 7.

L'expression "sécurité de la personne", au sens de l'art. 7 de la Charte, doit inclure le droit au traitement médical d'un état dangereux pour la vie ou la santé, sans menace de répression pénale. Si une loi du Parlement force une femme enceinte dont la vie ou la santé est en danger à choisir entre, d'une part, la perpétration d'un crime pour obtenir un traitement médical efficace en temps opportun et, d'autre part, un traitement inadéquat, voire aucun traitement, son droit à la sécurité de sa personne a été violé.

D'après la preuve soumise, les exigences procédurales de l'art. 251 du Code criminel ont pour effet de retarder considérablement l'obtention par les femmes enceintes d'un traitement médical, ce qui cause un danger additionnel pour leur santé et porte atteinte, par le fait même, à leur droit à la sécurité de leur personne. Cette atteinte n'est pas compatible avec les principes de justice fondamentale. Quoique le Parlement soit justifié d'exiger une opinion médicale éclairée, indépendante et fiable relativement à la vie ou à la santé de la femme enceinte pour protéger l'intérêt qu'a l'État à l'égard du foetus et quoiqu'un tel dispositif législatif entraîne inévitablement des délais, certaines des exigences procédurales de l'art. 251 du Code criminel sont néanmoins nettement injustes. Ces exigences sont nettement injustes en ce sens qu'elles sont inutiles au regard des objectifs poursuivis par le Parlement en établissant la structure administrative et qu'elles entraînent des risques additionnels pour la santé des femmes enceintes.

Les exigences législatives suivantes rendent nettement injuste la structure administrative imposée par le Code criminel: (1) l'obligation que tous les avortements thérapeutiques soient pratiqués dans des hôpitaux "accrédités" ou "approuvés" selon la définition du par. 251(6); (2) l'obligation que le comité provienne de l'hôpital accrédité ou approuvé où l'avortement doit être pratiqué; (3) la disposition qui autorise un conseil d'hôpital à augmenter le nombre de membres d'un comité; (4) l'exclusion du sein de ces comités de tous les médecins qui pratiquent des avortements thérapeutiques licites.

L'objectif premier de l'art. 251 du Code criminel est la protection du foetus. La protection de la vie et de la santé de la femme enceinte est un objectif secondaire. L'objectif premier, celui de la protection du foetus, touche effectivement à des questions qui sont urgentes et importantes dans une société libre et démocratique et qui, conformément à l'article premier de la Charte, justifient que des limites raisonnables soient imposées au droit d'une femme. Toutefois, les moyens choisis par l'art. 251 ne sont pas raisonnables et leur justification ne peut être démontrée. On ne peut dire que les règles inutiles aux fins des objectifs premier et secondaire qu'elles sont censées appuyer, comme les règles susmentionnées de l'art. 251, ont un lien rationnel avec ces objectifs aux termes de l'article premier de la Charte. Par conséquent, l'art. 251 ne constitue pas une limite raisonnable à la sécurité de la personne.

Il n'est pas nécessaire de répondre à la question relative aux circonstances dans lesquelles il y a proportionnalité entre les effets de l'art. 251 qui limite le droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne et l'objectif de la protection du foetus. De toute façon, l'objectif de la protection du foetus ne justifierait pas la gravité de la violation du droit des femmes enceintes à la sécurité de leur personne qui se produirait si la disposition disculpatoire de l'art. 251 était totalement exclue du Code criminel. Toutefois, il est possible qu'une loi éventuelle adoptée par le Parlement qui imposerait que la santé soit plus gravement menacée dans les derniers mois de la grossesse que dans les premiers mois pour qu'un avortement soit licite, pourrait atteindre un degré de proportionnalité acceptable aux termes de l'article premier de la Charte.

Vu la conclusion que l'art. 251 contient des règles inutiles pour la protection du foetus, il n'est pas nécessaire de décider si un foetus est visé par le mot "chacun" à l'art. 7 de la Charte de façon à avoir le droit "à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne" en vertu de la Charte.

L'article 251 n'est pas un texte législatif provincial déguisé relatif à la santé, mais il constitue plutôt un exercice valide de la compétence du Parlement en matière de droit criminel conformément au par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867. L'article n'enfreint pas l'art. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 parce qu'il ne donne pas aux comités de l'avortement thérapeutique les pouvoirs judiciaires que les cours de comté, de district et supérieures exerçaient au moment de la Confédération. Ces comités portent un jugement médical sur une question médicale. Enfin, l'art. 251 ne constitue pas une délégation illégale d'un pouvoir législatif fédéral et ne représente pas non plus une renonciation du Parlement à son pouvoir en matière de droit criminel.

L'argument fondé sur l'al. 605(1)a) du Code criminel est mal fondé. Il n'est pas nécessaire de décider si le par. 610(3) du Code criminel viole l'art. 7 et les al. 11d), f), h) et l'art. 15 de la Charte ni si cette Cour a le pouvoir d'accorder des dépens lors d'un pourvoi en vertu du par. 24(1) de la Charte. Quel que soit le pouvoir de cette Cour d'accorder des dépens dans des pourvois comme celui‑ci, aucuns dépens ne devraient être accordés en l'espèce.

Le juge Wilson: L'article 251 du Code criminel, qui limite le recours d'une femme enceinte à l'avortement, viole son droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne au sens de l'art. 7 de la Charte d'une façon qui n'est pas conforme avec les principes de justice fondamentale.

Le droit à la "liberté" énoncé à l'art. 7 garantit à chaque individu une marge d'autonomie personnelle sur les décisions importantes touchant intimement à sa vie privée. La liberté, dans une société libre et démocratique, n'oblige pas l'État à approuver ces décisions, mais elle l'oblige cependant à les respecter.

La décision que prend une femme d'interrompre sa grossesse relève de cette catégorie de décisions protégées. Cette décision aura des conséquences psychologiques, économiques et sociales profondes pour la femme enceinte. C'est une décision qui reflète profondément l'opinion qu'une femme a d'elle‑même, ses rapports avec les autres et avec la société en général. Ce n'est pas seulement une décision d'ordre médical; elle est aussi profondément d'ordre social et éthique.

L'article 251 du Code criminel enlève une décision personnelle et privée à la femme pour la confier à un comité qui fonde sa décision sur "des critères totalement sans rapport avec ses [celles de la femme enceinte] propres priorités et aspirations".

L'article 251 prive également une femme enceinte du droit à la "sécurité de sa personne" garanti par l'art. 7 de la Charte. Ce droit protège à la fois l'intégrité physique et psychologique de la personne. Le défaut de l'art. 251 est beaucoup plus profond qu'un simple assujettissement des femmes à une tension émotionnelle considérable et à un risque physique inutile. Il affirme que la capacité de reproduction de la femme ne doit pas être soumise à son propre contrôle, mais à celui de l'État. C'est aussi une atteinte directe à sa "personne" physique.

Cette violation du droit conféré par l'art. 7 n'est conforme ni à l'équité dans la procédure ni aux droits et libertés fondamentaux énoncés par ailleurs dans la Charte. Une atteinte au droit conféré par l'art. 7 qui a pour effet d'enfreindre un droit que garantit par ailleurs la Charte ne peut être conforme aux principes de justice fondamentale.

L'atteinte au droit conféré par l'art. 7 en l'espèce enfreint la liberté de conscience garantie par l'al. 2a) de la Charte. La décision d'interrompre ou non une grossesse est essentiellement une décision morale et, dans une société libre et démocratique, la conscience de l'individu doit primer sur celle de l'État. D'ailleurs l'al. 2a) dit clairement que cette liberté appartient à chacun de nous pris individuellement. La "liberté de conscience et de religion" devrait être interprétée largement et s'étendre aux croyances dictées par la conscience, qu'elles soient fondées sur la religion ou sur une morale laïque et les termes "conscience" et "religion" ne devraient pas être considérés comme tautologiques quand ils peuvent avoir un sens distinct, quoique relié. L'État épouse en l'espèce une opinion dictée par la conscience des uns aux dépens d'une autre. Il nie la liberté de conscience à certains, en les traitant comme un moyen pour une fin, en les privant de "l'essence de leur humanité".

L'objectif premier de la loi contestée est la protection du foetus. C'est un objectif législatif parfaitement valide. Elle a d'autres objectifs secondaires, telle la protection de la vie et de la santé de la femme enceinte et le maintien de normes médicales appropriées.

La situation en ce qui a trait au droit d'une femme d'être maîtresse de sa propre personne se complique lorsqu'elle devient enceinte et qu'un certain contrôle de la loi peut être approprié. L'article premier de la Charte permet de fixer des limites raisonnables au droit de la femme compte tenu du foetus qui se développe dans son corps.

La valeur attribuée au foetus en tant que vie potentielle est directement reliée au stade de son développement au cours de la grossesse. Le foetus au stade embryonnaire provient d'un ovule nouvellement fécondé; le foetus totalement développé devient en définitive un nouveau‑né. Le développement progresse entre ces deux extrêmes et il influe directement sur la valeur à attribuer au foetus en tant que vie potentielle. On devrait donc considérer le foetus en termes de développement et de phases. Cette conception du foetus appuie une approche permissive de l'avortement dans les premiers stades de la grossesse, où l'autonomie de la femme serait absolue, et une approche restrictive dans les derniers stades, où l'intérêt qu'a l'État de protéger le foetus justifierait l'imposition de conditions. Le point précis du développement du foetus où l'intérêt qu'a l'État de le protéger devient "supérieur" relève du jugement éclairé du législateur, qui est en mesure de recevoir des avis à ce sujet de l'ensemble des disciplines pertinentes.

L'article 251 du Code criminel ne peut être sauvé par l'article premier de la Charte. Il enlève la décision à la femme à tous les stades de la grossesse et nie complètement au lieu de simplement limiter son droit garanti par l'art. 7. L'article 251 ne saurait répondre aux critères de la proportionnalité: il n'est pas suffisamment adapté à l'objectif et ne porte pas "le moins possible" atteinte au droit de la femme. Par conséquent, même si l'art. 251 devait être modifié pour remédier aux vices de procédure de la structure législative, il demeurerait inconstitutionnel.

La question de savoir si le terme "chacun", à l'art. 7, vise aussi le foetus et lui confère un droit indépendant à la vie en vertu de cet article n'a pas été traitée.

Les juges McIntyre et La Forest (dissidents): À part les dispositions du Code criminel qui autorisent l'avortement lorsque la vie ou la santé de la femme est en danger, il n'existe aucun droit à l'avortement en droit canadien ou selon la coutume ou la tradition canadiennes, et la Charte, y compris l'art. 7, ne crée pas un tel droit. L'article 251 du Code criminel ne viole donc pas l'art. 7 de la Charte.

Le pouvoir d'exercer un contrôle judiciaire sur les lois, qui a pris de l'envergure aux termes de la Charte, n'est pas illimité. Les tribunaux doivent s'en tenir aux valeurs démocratiques qui sont clairement énoncées dans la Charte et s'abstenir d'imposer ou de créer des droits sans fondement identifiable dans la Charte. La Cour ne peut définir un droit d'une façon qui n'a aucun rapport avec l'intérêt que le droit en question est destiné à protéger.

L'atteinte à un droit comme le droit à la sécurité de la personne se produira seulement lorsque la loi va au‑delà de l'ingérence dans les priorités et aspirations et restreint des droits compris et protégés par cette notion. La proposition selon laquelle les femmes jouissent d'un droit constitutionnel à l'avortement ne trouve aucun appui dans le texte, la structure ou l'historique du texte constitutionnel ni dans la tradition constitutionnelle ou l'histoire, les traditions et les philosophies sous‑jacentes dans notre société.

Historiquement, l'existence d'un intérêt public dans la protection des enfants non encore nés a toujours été clairement reconnue et rien ne prouve ni n'indique que le concept de l'avortement à volonté soit généralement accepté dans notre société. La façon d'interpréter la Charte adoptée par cette Cour ne justifie aucunement l'enchâssement d'un droit constitutionnel à l'avortement.

Pour ce qui est de la revendication d'un droit à la protection contre toute atteinte de l'État à l'intégrité physique et contre toute tension psychologique causée par l'État, une atteinte au droit à la sécurité de la personne garanti par l'art. 7 nécessite plus que des tensions ou de l'angoisse causées par l'État. Une violation de ce droit doit dépendre d'une atteinte à un intérêt dont la nature et l'importance justifieraient une protection constitutionnelle. Cette violation se limite aux cas où l'action de l'État dont on se plaint a, en plus d'engendrer des tensions et de l'angoisse, porté également atteinte à un autre droit, à une autre liberté ou à un autre intérêt qui mérite d'être protégé selon le concept de la sécurité de la personne. L'avortement ne constitue pas un tel intérêt. Même s'il était possible de conclure à l'existence d'un droit général à l'avortement en vertu de l'art. 7, on n'a pas démontré clairement la mesure dans laquelle on pourrait dire que les exigences de l'art. 251 du Code peuvent porter atteinte à ce droit.

Un moyen de défense créé par le Parlement n'est illusoire ou pratiquement illusoire que lorsqu'on ne peut pas y recourir dans les circonstances où l'on a dit qu'il était possible de le faire. De par sa nature même, ce critère sous‑entend que c'est au Parlement qu'il incombe de définir le moyen de défense et, ce faisant, de préciser les conditions à remplir pour pouvoir l'invoquer. L'allégation de l'inéquité dans la procédure n'est pas justifiée par la prétention qu'un bon nombre de femmes désireuses d'obtenir un avortement n'ont pas pu l'obtenir au Canada parce que le par. 251(4) ne répond pas à ce besoin. Ce mécanisme a été considéré comme suffisant pour traiter le type d'avortement envisagé par le Parlement. L'inefficacité du régime administratif est principalement due à des facteurs étrangers à la loi, savoir la demande générale d'avortements en dépit des dispositions de l'art. 251. Un tribunal ne peut, pour ce motif, invalider une disposition législative.

L'alinéa 605(1)a), qui habilite le ministère public à interjeter appel contre un verdict d'acquittement prononcé en première instance pour tout motif comportant une question de droit seulement n'est pas contraire à l'art. 7 et aux al. 11d), f) et h) de la Charte. Les expressions "définitivement acquitté" et "définitivement déclaré coupable" employées à l'al. 11h) doivent s'interpréter comme signifiant après que toutes les procédures d'appel sont terminées, sinon le mot "définitivement" serait inutile ou dénué de tout sens.

L'article 251 du Code criminel ne porte pas atteinte aux droits des femmes à l'égalité, ni à la liberté de religion et n'inflige pas non plus une peine cruelle et inusitée. L'article ne vise pas, de par son caractère véritable, la santé, relèvent donc de la compétence provinciale, mais il a été validement adopté en vertu de la compétence fédérale en matière criminelle. Les arguments voulant que l'art. 251 ait pour effet d'investir les comités de l'avortement thérapeutique de pouvoirs exercés, à l'époque de la Confédération, par les cours de comté et de district et les cours supérieures et qu'il délègue aux provinces en général des pouvoirs en matière de droit criminel sont mal fondés. Aucun élément de preuve ne justifie le moyen de défense de nécessité.

La Cour: Au cours d'un procès devant juge et jury, le rôle du juge est d'énoncer les règles de droit, et le rôle du jury de l'appliquer aux faits de l'espèce. Encourager le jury à ignorer une règle de droit qu'il n'aime pas pourrait non seulement entraîner de graves inéquités, mais pourrait aussi perturber de façon irresponsable l'équilibre du système de justice criminelle. Il était absolument erroné de dire au jury que, s'il n'aime pas la règle de droit, il n'a pas besoin de l'appliquer. Une telle pratique, communément adoptée, minerait et mettrait en danger tout le système des procès par jury.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Morgentaler

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Dickson
Arrêts mentionnés: Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616
Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973)
Paton c. Royaume‑Uni (1980), 3 E.H.R.R.
The Abortion Decision of the Federal Constitutional Court — First Senate — of the Federal Republic of Germany, February 25, 1975, traduit en anglais et réédité à (1976), 9 John Marshall J. Prac. and Proc. 605
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
R. v. Caddedu (1982), 40 O.R. (2d) 128
R. v. Videoflicks Ltd. (1984), 48 O.R. (2d) 395
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Joshua v. The Queen, [1955] A.C. 121
R. v. Shipley (1784), 4 Dougl. 73, 99 E.R. 774
United States v. Dougherty, 473 F.2d 1113 (1972).
Citée par le juge Beetz
Arrêts examinés: Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616
United States v. Vuitch, 402 U.S. 62 (1971)
arrêts mentionnés: Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357
Collin c. Lussier, [1985] 1 C.F. 124, infirmant [1983] 1 C.F. 218
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
City of Akron v. Akron Center for Reproductive Health, Inc., 462 U.S. 416 (1983)
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
Schneider c. La Reine, [1982] 2 R.C.S. 112
Mezzo c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 802.
Citée par le juge Wilson
Arrêts mentionnés: Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284
Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357
Meyer v. Nebraska, 262 U.S. 390 (1923)
Pierce v. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925)
Skinner v. Oklahoma, 316 U.S. 535 (1942)
Griswold v. Connecticut, 381 U.S. 479 (1965)
Eisenstadt v. Baird, 405 U.S. 438 (1972)
Loving v. Virginia, 388 U.S. 1 (1967)
Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973)
Doe v. Bolton, 410 U.S. 179 (1973)
City of Akron v. Akron Center for Reproductive Health, Inc., 462 U.S. 416 (1983)
Thornburgh v. American College of Obstetricians and Gynecologists, 106 S. Ct. 2169 (1986)
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309.
Citée par le juge McIntyre (dissident)
Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616
Ferguson v. Skrupka, 372 U.S. 726 (1963)
New Orleans v. Dukes, 427 U.S. 297 (1976)
Minnesota v. Clover Leaf Creamery Co., 449 U.S. 456 (1981)
Hoffman Estates v. The Flipside Hoffman Estates, Inc., 455 U.S. 489 (1982)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act, [1987] 1 R.C.S. 313
Reynolds v. Sims, 377 U.S. 533 (1964)
Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973)
Re Peralta and The Queen in Right of Ontario (1985), 49 O.R. (2d) 705
Harrison v. University of British Columbia, [1986] 6 W.W.R. 7.
Lois et règlements cités
Abortion Act, 1967, 1967, chap. 87, art. 1(1)a) (R.‑U.)
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2a), d), 7, 11b), d), f), h), 12, 15, 24(1), 27, 28.
Code civil du Bas‑Canada, art. 19.
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 251(1), (2), (3)a), b), c), (4)a), b), c), d), (5)a), b), (6), (7), 423(1)d), 605(1)a), 610(3).
Code de la santé publique, art. 162‑1, 162‑12 (France).
Code pénal, art. 317 (France).
Code pénal suisse, art. 120(1). Constitution des États‑Unis, 14e et 15e amendements.
Crimes Act 1961, modifiée par la Crimes Amendment Act 1977 et la Crimes Amendment Act 1978, art. 187A(1)a), (4) (Nouvelle‑Zélande).
Criminal Code, modifié par la Fifteenth Criminal Law Amendment Act (1976), art. 218a(1), 219 (République fédérale de l'Allemagne).
Criminal Law Consolidation Act, 1935‑1975, art. 82a(1)a) (Australie‑Méridionale).
Criminal Law Consolidation Act and Ordinance, art. 79 A(3)a) (Territoire du Nord de l'Australie).
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Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (28 janvier 1988)


Origine de la décision
Date de la décision : 28/01/1988
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1988] 1 R.C.S. 30 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1988-01-28;.1988..1.r.c.s..30 ?
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