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15/12/1988 | CANADA | N°[1988]_2_R.C.S._833

Canada | R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833 (15 décembre 1988)


r. c. bernard, [1988] 2 S.C.R. 833

Nelson Pierre Bernard Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. bernard

No du greffe: 19558.

1987: 8 décembre; 1988: 15 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 7 O.A.C. 305, 18 C.C.C. (3d) 574, 44 C.R. (3d) 398, qui a rejeté un appel de la déclaration de culpabilité rend

ue par le juge Vannini siégeant avec jury. Pourvoi rejeté, le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents...

r. c. bernard, [1988] 2 S.C.R. 833

Nelson Pierre Bernard Appelant

c.

Sa Majesté La Reine Intimée

répertorié: r. c. bernard

No du greffe: 19558.

1987: 8 décembre; 1988: 15 décembre.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Beetz, Estey*, McIntyre, Lamer, Wilson, Le Dain*, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1985), 7 O.A.C. 305, 18 C.C.C. (3d) 574, 44 C.R. (3d) 398, qui a rejeté un appel de la déclaration de culpabilité rendue par le juge Vannini siégeant avec jury. Pourvoi rejeté, le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents.

Clayton Ruby et Michael Code, pour l'appelant.

David A. Fairgrieve, pour l'intimée.

Version française des motifs du juge en chef Dickson et du juge Lamer rendus par

1. Le Juge en chef (dissident)—L'avocat de l'appelant plaide que le présent pourvoi soulève deux questions: (i) celle de savoir si la perpétration d'une agression sexuelle qui entraîne des lésions corporelles, au sens de l'al. 246.2c) du Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, est une infraction nécessitant une intention "spécifique" et (ii) celle de savoir si l'ivresse peut jamais constituer un "moyen de défense" opposable à une accusation d'agression sexuelle entraînant des lésions corporelles.

I

Les faits

2. L'appelant, Nelson Pierre Bernard, a été accusé d'avoir commis une agression sexuelle qui a causé des lésions corporelles à la plaignante, en infraction à l'al. 246.2c) du Code criminel. Aux termes de cet alinéa, est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de quatorze ans, quiconque, en commettant une agression sexuelle, inflige des lésions corporelles au plaignant.

3. Les faits peuvent être exposés brièvement.

4. La plaignante, âgée de dix‑huit ans à l'époque en cause, était en visite chez l'appelant, qui avait vingt‑quatre ans. L'appelant est sorti dîner et est allé à un bar avec des amis tandis que la plaignante est restée dans l'appartement de l'appelant. Plus tard la même nuit, le groupe est revenu à l'appartement. Les amis sont partis, laissant l'appelant et la plaignante tout seuls.

5. La plaignante a dit dans son témoignage que si elle a accédé à la demande de l'appelant de rester chez lui après le départ des amis, c'est parce qu'elle ne se sentait pas bien et parce que c'était le premier Noël depuis la mort de son père. L'appelant avait été un bon ami du père de la plaignante et ils allaient parler de lui.

6. Les deux se sont étendus sur le canapé et se sont mis à causer. La plaignante a témoigné que l'appelant l'a alors forcée d'avoir des rapports sexuels avec lui sans son consentement et qu'il lui a infligé des lésions corporelles graves. D'après la preuve, l'appelant a frappé la plaignante de deux coups de poing, dont un au‑dessus d'un oeil qui a fait saigner abondamment la paupière, et il a menacé de la tuer. Il ressort également de la preuve qu'une serviette et une taie d'oreiller tachées de sang avaient été cachées dans le réservoir de chasse des cabinets de l'appartement de l'appelant. L'avocat de ce dernier a reconnu qu'il y avait eu rapports sexuels.

7. La déposition de la plaignante révèle que l'appelant avait bu, mais qu'il était capable de marcher, de voir clair, de parler intelligiblement et de poser des disques sur le phonographe. Une des amis de l'appelant a témoigné que celui‑ci avait bu la nuit en question et que, bien qu'il soit devenu batailleur, il marchait droit et pouvait s'exprimer.

8. La police, en arrivant à l'appartement de l'appelant, l'a tiré d'un sommeil profond et il semblait souffrir quelque peu des effets de l'alcool. L'appelant a dit que c'est son ivresse qui l'a fait agresser la plaignante.

9. L'appelant a été jugé devant un juge et jury. Il n'a pas témoigné au procès, mais le ministère public a produit en preuve une déclaration qu'il avait faite à la police et dans laquelle il a avoué avoir forcé la plaignante d'avoir des rapports sexuels avec lui. Il affirmait ignorer pourquoi il l'avait fait parce qu'il était ivre et a ajouté: [TRADUCTION] "Quand je me suis rendu compte de ce que je faisais, j'ai arrêté." Dans son exposé au jury, le juge du procès n'a pas fait mention de l'intention, si ce n'est en lisant au jury la définition de voies de fait. Il a dit au jury que l'unique question était de savoir si le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable qu'en raison de l'agression commise par l'accusé et en raison des menaces proférées par lui, la plaignante n'avait pas consenti aux rapports sexuels. En ce qui concerne l'ivresse, le juge du procès a dit: [TRADUCTION] "L'accusé a été le seul à parler d'ivresse dans sa déclaration: "J'étais bien soûl aussi." Exception faite de cette déclaration, il n'y a aucune preuve qu'il était ivre. Or, vous pouvez l'accepter et conclure qu'il était en état d'ébriété, mais même s'il l'était, l'ivresse ne peut être opposée comme défense à l'accusation portée contre lui."

10. L'appelant a été reconnu coupable et condamné à quatre ans d'emprisonnement. Un appel devant la Cour d'appel de l'Ontario a été rejeté (arrêt maintenant publié à (1985), 18 C.C.C. (3d) 574). Le juge Dubin, qui a prononcé les motifs oraux de la Cour, a dit à la p. 574:

[TRADUCTION] Sur le fond, la preuve à charge a été accablante. Le témoignage de la plaignante selon lequel elle a été forcée d'avoir des rapports sexuels sans y consentir et selon lequel elle a subi des lésions corporelles graves au cours de l'agression a été confirmé en tous points par d'autres témoignages.

Avec égards, je suis d'accord.

11. En conclusion, le juge Dubin a affirmé, à la p. 576:

[TRADUCTION] Me Ruby a en outre contesté certains passages de l'exposé du juge au jury. Or, nous sommes tous convaincus que dans l'ensemble l'exposé est plus favorable à l'appelant que la preuve ne le justifie. Quoi qu'il en soit, nous sommes convaincus que, même si on pouvait trouver à redire à certaines expressions employées par le juge du procès, il n'y a eu en l'espèce aucun préjudice appréciable ni aucun déni de justice.

II

L'ivresse et la mens rea

12. À mon avis, l'unique question sur laquelle la Cour doit se pencher peut être ainsi formulée: pour déterminer si la poursuite a établi hors de tout doute raisonnable la mens rea requise pour constituer l'infraction en cause, le juge des faits doit‑il prendre en considération avec tous les autres éléments de preuve pertinents la preuve de l'intoxication volontaire? Pour ma part, j'estime que la Cour doit donner à cette question une réponse affirmative.

13. Je tiens toutefois à préciser dès l'abord que rien dans les présents motifs ne doit s'appliquer aux questions tout à fait distinctes qui se posent dans le cas d'infractions comme la conduite avec facultés affaiblies, où l'ébriété ou la consommation d'alcool sont elles‑mêmes des éléments de l'infraction. La mens rea requise par ces infractions‑là pourra être examinée dans un autre contexte.

14. Dans l'arrêt Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, le juge Pigeon, parlant au nom de la majorité de cette Cour, a conclu que le viol était une infraction exigeant seulement la preuve d'une intention "fondamentale" ou "générale" plutôt que d'une intention "spécifique". Selon cette catégorisation, a statué la Cour, il faut dire au jury qu'une preuve selon laquelle l'accusé a pu pour cause d'ivresse se trouver dans l'incapacité de former l'intention requise ne doit pas être prise en considération relativement à la question de savoir si le ministère public s'est acquitté de son obligation de prouver hors de tout doute raisonnable que l'accusé avait agi avec l'intention requise. (Voir aussi l'arrêt Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956, portant sur l'infraction d'attentat à la pudeur). L'infraction de viol a depuis été supprimée du Code criminel pour être remplacée par des dispositions relatives à l'agression sexuelle. Plus récemment, dans l'arrêt R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, la Cour a conclu que l'agression sexuelle était un crime d'intention "fondamentale" ou "générale". Dans l'affaire Chase, cependant, l'ivresse n'était pas en cause et on ne s'est pas demandé s'il convenait de conserver la distinction entre l'intention générale et l'intention spécifique en ce qui concerne la preuve d'intoxication. La présente espèce par contre soulève cette question tout à fait fondamentale et, selon moi, la Cour doit la réexaminer.

15. Dans la dissidence que j'ai rédigée dans l'affaire Leary, j'ai tenté d'avancer que le respect des principes fondamentaux du droit criminel commandait l'abandon de la fiction juridique qu'était l'exigence artificielle d'une intention "spécifique". Je ne me propose pas de répéter ici ce que j'ai déjà dit dans l'affaire Leary. Nonobstant la question du stare decisis, sur laquelle je reviendrai plus loin, et avec les plus grands égards pour les tenants du point de vue contraire, j'ajoute simplement que je n'ai rien lu ni entendu depuis l'arrêt Leary qui m'ait amené à renoncer à l'opinion que j'ai exprimée en dissidence ou à la modifier le moindrement. Ce qui suit est une brève analyse des motifs dissidents dans l'affaire Leary.

16. Tout d'abord, il faut reconnaître la nature fondamentale de l'exigence d'une mens rea. La personne qui a causé un préjudice doit l'avoir fait dans un état d'esprit blâmable, sans quoi on ne saurait justifier une déclaration de culpabilité et l'imposition d'une peine avec tout ce que cela peut avoir d'infamant. C'est toujours au ministère public qu'il incombe de prouver hors de tout doute raisonnable l'existence d'un état d'esprit coupable. L'intoxication a un effet sur l'état mental d'une personne, sur sa capacité de prendre conscience des circonstances dans lesquelles elle agit et de se rendre compte des conséquences possibles. En principe, donc, l'intoxication est pertinente relativement à l'élément moral d'un crime et on doit en tenir compte avec tous les autres éléments de preuve en déterminant si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable l'existence de l'état mental requis.

17. Il est tout à fait erroné, à mon avis, de dire que la question est de savoir si la "défense d'ivresse" doit s'appliquer à telle ou telle infraction. Bien que cette expression s'emploie couramment, elle est trompeuse et peut‑être même trop chargée de connotations. Elle sous‑entend en effet que ceux qui seraient par ailleurs responsables de leur conduite criminelle y échapperont parce qu'ils étaient ivres au moment de la perpétration de l'infraction. Mais personne n'allègue évidemment que des concessions spéciales devraient être faites aux délinquants en état d'ébriété. La question qui se pose en réalité est celle de savoir si le ministère public doit, du fait que l'accusé était ivre, être déchargé de l'obligation habituelle de prouver l'élément moral requis pour qu'il y ait infraction. Le jury devrait‑il avoir le droit d'examiner la totalité de la preuve se rapportant à l'intention et de décider en fonction de cette preuve‑là si le ministère public s'est acquitté de l'obligation qui lui incombe?

18. Les catégories de l'intention "spécifique" d'une part et de l'intention "fondamentale" ou "générale" d'autre part ont évolué en tant que moyen artificiel d'exclure de l'examen du jury une preuve par ailleurs pertinente. Dans l'arrêt Swietlinski, cette Cour a en fait reconnu que l'ivresse peut, en tant que fait, jouer de manière à priver l'accusé de l'intention "fondamentale" ou "générale". Les partisans de cette classification prétendent toutefois que, pour des raisons de politique générale, la considération de la preuve d'ivresse doit être exclue. De fait, une caractéristique notable de l'analyse d'un bon nombre de ceux qui se prononcent en faveur de la restriction de l'usage qu'un jury peut faire d'une preuve relative à l'ivresse est la concession que, bien que les principes et la logique aillent dans l'autre sens, ceux‑ci doivent céder le pas devant la nécessité de protéger le public: voir p. ex. Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1976] 2 All E.R. 142, aux pp. 167 et 168, motifs de lord Edmund‑Davies, cités par le juge Pigeon dans l'arrêt Leary, précité, aux pp. 52 et 53.

19. D'après moi, ce point de vue pose deux problèmes fondamentaux. Premièrement, si la loi doit être modifiée de manière que la politique générale l'emporte sur les principes, c'est certainement là une tâche qui revient au législateur plutôt qu'aux tribunaux. Comme l'a conclu le juge en chef Barwick de la Haute Cour d'Australie dans l'arrêt O'Connor (1980), 4 A. Crim. R. 348, aux pp. 363 et 364:

[TRADUCTION] Il me semble tout à fait incompatible avec les principes de la common law qu'un homme soit définitivement présumé avoir une intention qu'en réalité il n'a pas ou avoir accompli un acte qu'à la vérité il n'a pas accompli.

Je conçois bien qu'une personne qui, à force de consommer de l'alcool ou de prendre une autre drogue se met dans un état d'ébriété à tel point qu'il n'a pas la volonté d'agir ni la capacité de former l'intention d'accomplir un acte, mérite le blâme et que son acte d'avoir ingéré de l'alcool ou de s'être administré une autre drogue devrait entraîner des conséquences sérieuses. L'infraction d'ivresse publique a disparu maintenant de tous les ressorts de common law. De toute façon, elle n'a jamais entraîné une peine suffisante pour refléter adéquatement l'opprobre que devrait s'attirer quelqu'un qui, par la consommation d'alcool ou l'usage de la drogue, s'enivre tellement que son comportement devient antisocial ou violent. Mais, bien qu'on puisse lui reprocher de s'être enivré, je ne vois aucune raison de présumer que ses actes étaient volontaires et qu'ils étaient intentionnels au sens pertinent. À toute conduite répréhensible devrait correspondre une infraction criminelle. Il n'appartient toutefois pas aux juges de créer une infraction qui est appropriée dans les circonstances: cf. Knuller (Publishing, Printing & Promotions) Ltd. v. D.P.P., [1973] A.C. 435, aux pp. 457, 458, 464, 465 et 490). C'est au législateur de le faire.

20. Deuxièmement, même si les tribunaux pouvaient à bon droit faire une entorse aux principes au nom de la politique générale, il n'y a, autant que je sache, aucune preuve démontrant que l'exigence artificielle d'une intention spécifique est vraiment nécessaire pour protéger la société.

21. Selon moi, l'application sans restriction du principe fondamental de la mens rea ne créerait pas en droit criminel une immense lacune qui compromettrait la protection de la société. Cela s'explique de plusieurs façons. Dans la mesure où l'intoxication ne fait que diminuer les inhibitions, supprimer la retenue ou provoquer une confiance en soi ou une agressivité inhabituelles, un accusé ne saurait s'en prévaloir, car de tels effets n'ont rien à voir avec l'exigence d'une mens rea en matière de conduite volontaire et intentionnelle ou insouciante. De même, un accusé ne pourrait invoquer l'intoxication s'il s'était enivré afin de se donner le courage de commettre un crime ou pour faciliter sa défense. Troisièmement, on peut compter sur le bon sens du jury et de nos juges du procès pour peser la totalité de la preuve d'une manière équitable et impartiale et il est peu probable qu'ils acquittent trop facilement ceux qui commettent des infractions en état d'ébriété.

22. La Haute Cour d'Australie a conclu dans l'arrêt O'Connor, précité, qu'il ne fallait pas continuer à faire une distinction entre l'intention spécifique et l'intention générale et que, dans tous les cas, la preuve d'ivresse devrait être soumise au jury avec tous les autres éléments de preuve se rapportant à la question de l'intention. La Cour d'appel de la Nouvelle‑Zélande a également rejeté cette distinction artificielle: R. v. Kamipeli, [1975] 2 N.Z.L.R. 610. Dans cette affaire‑là, le président McCarthy a prononcé le jugement de la Cour et a dit, à la p. 614, relativement à l'interprétation à donner à l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Beard, [1920] A.C. 479:

[TRADUCTION] (1) Les citations de lord Birkenhead reproduites ci‑dessus parlent d'intentions "spécifiques". Au cours des dernières années on a souvent critiqué l'emploi de cet adjectif parce qu'il laisse entendre l'existence d'une distinction entre la charge de la preuve qui incombe au ministère public dans les cas où l'intention générale doit nécessairement être présente pour prouver la mens rea d'une part et dans ceux où la loi prescrit une intention particulière d'autre part. Nous ne pouvons toutefois pas admettre que lord Birkenhead ait voulu établir une telle distinction, puisqu'il a dit en outre:

"Je ne crois pas que le principe de droit déduit de cette jurisprudence plus ancienne constitue une exception qui s'applique uniquement aux cas où il faut prouver une intention spécifique pour qu'il y ait perpétration de l'infraction plus grave, p. ex. blesser avec l'intention d'infliger des lésions corporelles graves ou de tuer. Certes, l'intention spécifique doit être démontrée dans ces cas‑là afin d'établir la perpétration du crime en question, mais, en dernière analyse, cela n'est que conforme aux règles de droit ordinaires applicables aux actes criminels car, d'une manière générale (et mis à part certaines infractions spéciales), nul ne peut être déclaré coupable d'un crime à moins d'avoir eu la mens rea. L'ivresse rendant une personne incapable de former l'intention serait un moyen de défense, comme il l'est par exemple dans le cas d'une accusation de tentative de suicide" (ibid., à la p. 504).

Qu'il s'agisse donc d'une intention générale ou d'une intention particulière, la charge de la preuve demeure la même: le ministère public doit prouver l'intention requise comme élément du crime reproché.

23. (Comparer R. v. Roulston, [1976] 2 N.Z.L.R. 644 (N.Z.C.A.), aux pp. 653 et 654, où il a été décidé que, compte tenu de la décision Majewski, précitée, la question demeurait entière.)

24. Comme le fait valoir l'avocat de l'appelant:

[TRADUCTION] Il n'y a aucune preuve empirique indiquant que, pendant la brève période d'une dizaine ou d'une quinzaine d'années où les tribunaux canadiens et anglais ont fait des expériences fondées sur la règle établie dans les arrêts Majewski et Leary, on a assisté à une diminution du nombre d'infractions commises en état d'ébriété, pas plus qu'il n'existe une preuve empirique que ces infractions sont plus nombreuses en Australie, et particulièrement dans l'État de Victoria, où la règle n'est plus suivie depuis longtemps (voir les observations du juge Stephen dans l'arrêt Regina v. O'Connor, précité, aux pp. 99 et 100, et celles du juge Wilson, à la p. 139). Plus important encore, on n'avait produit ni devant la Chambre des lords en 1976 dans l'affaire Majewski ni devant la Cour suprême du Canada en 1970 dans l'affaire Perrault et en 1977 dans l'affaire Leary aucune preuve établissant que la common law préexistante fonctionnait mal dans ce domaine.

25. D'après ce qui a été constaté en Nouvelle‑Zélande et en Australie, pays dans lesquels l'intention spécifique a été abandonnée, le public sera adéquatement protégé si l'on s'en remet au bon sens du jury. L'arrêt O'Connor a été précédé dans l'État de Victoria par la décision R. v. Keogh, [1964] V.R. 400. Dans l'arrêt O'Connor, le juge Stephen a expliqué, à la p. 358:

[TRADUCTION] Une méfiance envers les jurés et la crainte qu'ils ne se laissent trop facilement persuader de rendre un verdict d'acquittement si on admettait la preuve du résultat de l'intoxication volontaire, notamment au moyen de drogues autre que l'alcool, ont pu motiver en partie la politique générale sur laquelle repose la décision. Je m'empresse de signaler que je n'ai bien entendu aucune expérience des jurys anglais; je connais cependant ceux de Nouvelle‑Galles du Sud. Le juge Starke, un juge de très grande expérience en matière pénale dans l'État de Victoria et en outre un avocat ayant eu une longue carrière distinguée, s'est prononcé en l'espèce sur l'effet d'une preuve d'intoxication sur les jurés de l'État de Victoria. Il a dit:

"Je ne sais, bien sûr, comment réagissent les jurys anglais. Toutefois, une expérience de presque quarante ans dans cet État m'a permis de remarquer que les jurys ne retiennent pas très volontiers une défense fondée sur l'intoxication. Je ne partage pas la crainte de plusieurs en Angleterre que, si l'intoxication était acceptée comme moyen de défense en ce qui concerne l'intention générale, cela ouvrirait les vannes et des flots de coupables s'abattraient sur la société."

Je partage le point de vue du juge Starke comme s'il l'avait exprimé au sujet des jurés de Nouvelle‑Galles du Sud. À mon avis, des jurés ayant reçu des directives appropriées, plutôt que de faire preuve d'indulgence, se montreraient scrupuleux en décidant si un acte a été commis volontairement ou intentionnellement. De fait, j'incline à penser qu'ils peuvent tendre à croire qu'un accusé qui, à force de consommer de l'alcool et, particulièrement, d'autres drogues, avait atteint un état d'extrême intoxication s'était infligé à lui‑même les conséquences de cette intoxication.

26. La preuve empirique va dans le même sens: voir les observations du juge George Smith qui, dans "Footnote to O'Connor's Case" (1981), 5 Crim. L.J. 270, fait une revue des effets de l'arrêt O'Connor en Australie puis, après avoir examiné plus de 500 procès tenus devant la Cour de district de la Nouvelle‑Galles du Sud, conclut que son incidence réelle sur le taux d'acquittement était minime, à la p. 277:

[TRADUCTION] Certes, mes enquêtes tendent à indiquer que l'arrêt O'Connor, loin d'ouvrir les vannes, a permis tout au plus qu'une goutte occasionnelle s'échappe du robinet.

27. Ce que j'ai dit dans l'arrêt R. c. Hill, [1986] 1 R.C.S. 313, à la p. 334, bien que le contexte fût différent, vaut la peine d'être répété ici: "J'ai la plus grande confiance dans le niveau d'intelligence et de simple bon sens du jury canadien moyen qui siège dans une affaire criminelle. Les jurys sont parfaitement capables d'évaluer la question." Dans l'arrêt R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, à la p. 792, qui porte sur l'exigence du par. 244(4) du Code criminel, savoir qu'on doit dire au jury que, lorsqu'il examine si l'accusé croyait sincèrement mais de façon erronée au consentement, il doit examiner si cette croyance est justifiée par des motifs raisonnables, le juge McIntyre écrit:

Cet article, à mon avis, ne modifie pas le droit appliqué dans l'arrêt Pappajohn. Il n'exige pas que la croyance erronée soit raisonnable ou jugée raisonnable. Il établit simplement de manière précise que, dans l'examen de la question de la sincérité de la croyance, la présence ou l'absence de motifs raisonnables à l'appui de cette croyance sont des facteurs pertinents que le jury doit prendre en considération. Je suis d'avis que cette position avait été annoncée dans l'arrêt Pappajohn par le juge Dickson aux pp. 155 et 156, lorsqu'il a dit:

Ni le système du jury ni l'intégrité de la justice criminelle ne sont bien servis par la perpétuation de fictions. Le débat actuel dans les tribunaux et les journaux spécialisés sur la question de savoir si l'erreur doit être fondée, est important sur le plan conceptuel pour l'évolution harmonieuse du droit criminel, mais, à mon avis, c'est sans importance pratique, parce qu'il est peu probable que le jury croie l'accusé qui déclare être dans l'erreur à moins que celle‑ci ne soit, aux yeux du jury, fondée sur des motifs raisonnables. Le jury devra examiner le caractère raisonnable de tous les motifs qui appuient le moyen de défense d'erreur ou que l'on affirme tel. Bien que des "motifs raisonnables" ne constituent pas une condition préalable au moyen de défense de croyance sincère au consentement, ils déterminent le poids qui doit lui être accordé. Le caractère raisonnable ou non de la croyance de l'accusé n'est qu'un élément qui appuie ou non l'opinion que la croyance existait en réalité et que, par conséquent, l'intention était absente.

III

Stare decisis

28. La véritable question en litige, à ce qu'il me semble, est de savoir si la Cour devrait maintenant renverser l'arrêt Leary. Je souligne immédiatement que, même si une affaire a été décidée de façon erronée, le principe de la certitude en droit demeure une considération importante. Il doit en effet y avoir des circonstances impérieuses pour justifier qu'on s'écarte d'un précédent. D'un autre côté, il est évident que cette Cour peut renverser ses propres arrêts, pouvoir discrétionnaire qu'elle a d'ailleurs exercé à plusieurs reprises. Voir Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville, [1982] 2 R.C.S. 518, à la p. 527, où l'on cite la jurisprudence suivante qui confirme que la Cour peut renverser un de ses propres arrêts: Reference Re The Farm Products Marketing Act, [1957] R.C.S. 198, à la p. 212; Binus v. The Queen, [1967] R.C.S. 594, à la p. 601; Peda v. The Queen, [1969] R.C.S. 905, à la p. 911; Barnett c. Harrison, [1976] 2 R.C.S. 531, à la p. 559; Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la Radio‑Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141, à la p. 161; A.V.G. Management Science Ltd. c. Barwell Developments Ltd., [1979] 2 R.C.S. 43, à la p. 57; Bell c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 212, aux pp. 219 et 220.

29. Parmi les cas dans lesquels la Cour a en fait exercé son pouvoir discrétionnaire de manière à renverser certains de ses arrêts antérieurs, figurent, outre l'arrêt Ranville, précité, les arrêts suivants: Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189, à la p. 197, renversant l'arrêt Dunbar v. The King (1936), 67 C.C.C. 20 (C.S.C.); McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654, à la p. 661, renversant Farwell v. The Queen (1894), 22 R.C.S. 553; Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811, à la p. 830.

30. Il y a au moins quatre facteurs distincts qui se dégagent de la jurisprudence de cette Cour qui, selon moi, mène à la conclusion que l'arrêt Leary doit être renversé.

A. La Charte canadienne des droits et libertés

31. Depuis que l'arrêt Leary a été rendu, la Charte canadienne des droits et libertés est entrée en vigueur. Cette Cour a jugé qu'une loi qui prévoit une peine d'emprisonnement sans exiger une preuve d'un état d'esprit blâmable viole la garantie de justice fondamentale énoncée à l'art. 7 de la Charte et doit en conséquence être invalidée, à moins qu'elle ne puisse satisfaire au critère sévère de l'article premier (voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636).

32. L'appelant prétend que l'arrêt Leary va à l'encontre de l'art. 7 en disposant que l'ivresse ne constitue pas une défense dans le cas d'un crime d'intention générale. Donc, lorsque l'intention requise est manquante pour cause d'ébriété, une infraction d'intention générale se transforme en infraction de responsabilité absolue, de sorte que la preuve de la perpétration de l'actus reus suffit pour qu'une déclaration de culpabilité s'impose. On allègue en outre que, dans la mesure où la preuve d'intoxication fait naître une présomption irréfragable d'intention coupable, l'arrêt Leary est incompatible avec la présomption d'innocence et avec le droit à un procès équitable énoncés à l'al. 11d) de la Charte.

33. Dans l'arrêt SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573, le juge McIntyre a conclu à la p. 603 que "le judiciaire devrait expliquer et développer des principes de common law d'une façon compatible avec les valeurs fondamentales enchâssées dans la Constitution". Ce principe appuie la proposition selon laquelle il y a lieu de réexaminer l'arrêt Leary à la lumière de la Charte.

34. La Cour a conclu que la Charte, de par son mandat spécial, l'oblige à réexaminer ses propres arrêts antérieurs et, au besoin, à renverser ceux qui se révèlent non conformes aux valeurs consacrées dans la Charte: voir p. ex. R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, aux pp. 333 et 334, renversant l'arrêt Robertson and Rosetanni v. The Queen, [1963] R.C.S. 651 quant au sens de l'expression "liberté de religion"; R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, aux pp. 639 et 640, renversant l'arrêt Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471 quant au sens du mot "détention"; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, s'écartant de l'arrêt Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917, quant au sens de "justice fondamentale"; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, adoptant l'opinion de la minorité dans Miller et Cockriell c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680, de préférence à celle de la majorité.

35. Dans l'arrêt Leary, j'ai déclaré que la raison d'être fondamentale de la présomption de mens rea pouvait être ainsi formulée, à la p. 34:

Le principe selon lequel un tribunal ne devrait conclure à la culpabilité d'une personne en droit criminel que si elle était mal intentionnée existe dans tous les systèmes de droit pénal civilisés. Il repose sur le respect de la personne et la notion de libre arbitre. Toute personne est responsable de sa volonté. Lorsqu'en exerçant son libre choix, un membre de la société adopte une conduite nuisible ou socialement inacceptable, contraire au droit criminel, il doit accepter les peines qu'impose la loi pour décourager de tels comportements. La justice n'exige rien de moins. Cependant, pour être qualifié de criminel, l'acte reproché doit avoir été accompli consciemment. Pour qu'un délinquant soit passible d'une peine, le crime doit nécessairement comporter un élément mental et un élément matériel. L'état mental requis pour qu'il y ait responsabilité pénale consiste dans la plupart des cas dans a) l'intention d'accomplir l'actus reus du crime, c'est‑à‑dire l'intention d'accomplir l'acte qui constitue le crime en question, ou dans b) le fait que la personne prévoit ou sait que son comportement entraînera probablement ou pourra entraîner l'actus reus, tout en acceptant le risque ou en y étant indifférente alors que, dans les circonstances, le risque est considérable ou injustifiable. Cet état d'esprit est parfois qualifié d'indifférence à l'égard des conséquences de l'acte.

36. À mon avis, ce même principe est maintenant constitutionnalisé dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, et l'arrêt Vaillancourt, précité. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., la Cour a dit, à la p. 514, que "la responsabilité absolue en droit pénal contrevient aux principes de justice fondamentale". Dans l'arrêt Vaillancourt, le juge Lamer a affirmé que "de l'élément présumé qu'elle était dans l'arrêt Sault Ste‑Marie, précité, la mens rea est ainsi devenue un élément requis par la Constitution" (à la p. 652) dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B. Bien que la Cour ne se soit pas encore prononcée directement sur la mesure dans laquelle la prévisibilité objective peut suffire pour fonder une conclusion à la responsabilité criminelle (Vaillancourt, aux pp. 653 et 654), cette question‑là ne se pose pas dans le présent contexte.

37. La décision de la majorité dans l'affaire Leary a pour effet d'imposer à ceux qui commettent une infraction en état d'ébriété une sorte de responsabilité absolue, ce qui est tout à fait inconciliable avec l'exigence fondamentale, posée par la jurisprudence susmentionnée, de l'existence d'un état d'esprit blâmable comme condition pour que soit infligée une peine d'emprisonnement. J'abonde dans le sens du professeur Stuart qui dit dans Canadian Criminal Law (2nd ed. 1987) que l'art. 7 de la Charte commande le renversement de l'arrêt Leary et l'application des [TRADUCTION] "principes fondamentaux de l'intention et de la faute" relativement à l'intoxication en droit criminel (à la p. 378). Si la garantie constitutionnelle investit la Cour du pouvoir d'invalider des lois comme elle l'a fait dans les deux arrêts précités, elle lui permet certainement de renverser un de ses arrêts antérieurs qui ne respecte pas des valeurs enchâssées dans la Constitution.

38. De plus, la décision de la majorité dans l'affaire Leary va à l'encontre du droit garanti par l'al. 11d) d'être présumé innocent tant qu'on n'est pas déclaré coupable. En ce qui concerne les crimes d'intention générale, l'intention coupable se présume en effet du moment que l'ivresse est prouvée. Au surplus, la présomption de culpabilité créée par la règle posée dans l'arrêt Leary est irréfragable. Dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, la Cour a dit, à la p. 132:

...une disposition qui oblige un accusé à démontrer selon la prépondérance des probabilités l'inexistence d'un fait présumé qui constitue un élément important de l'infraction en question, porte atteinte à la présomption d'innocence de l'al. 11d).

39. Dans l'arrêt Vaillancourt, le juge Lamer a dit, aux pp. 654 et 655:

...pour qu'un accusé soit déclaré coupable d'une infraction, le juge des faits doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de l'existence de tous les éléments essentiels de l'infraction. Ces éléments essentiels comprennent non seulement ceux énoncés par le législateur dans la disposition qui crée l'infraction, mais également ceux requis par l'art. 7 de la Charte. Toute disposition créant une infraction qui permet de déclarer un accusé coupable malgré l'existence d'un doute raisonnable quant à un élément essentiel porte atteinte à l'art. 7 et à l'al. 11d). [Je souligne.]

40. L'argument invoqué dans le contexte de l'art. 7 peut également être soulevé relativement à l'al. 11d). En établissant que l'ivresse ne constitue pas une défense dans le cas d'un crime d'intention générale, l'arrêt Leary fait de ce crime une infraction de responsabilité absolue et détruit la présomption d'innocence en présumant, dès lors qu'on apporte une preuve d'intoxication, l'existence d'un élément essentiel requis par l'art. 7.

41. À mon avis, la règle énoncée dans l'arrêt Leary ne saurait être maintenue aux termes de l'article premier, car elle ne satisfait pas au critère de "proportionnalité". Quoique la protection du public, but qui sous‑tendait cette règle, puisse constituer un objectif important, j'estime que ladite règle n'atteint pas cet objectif d'une manière conforme au critère de proportionnalité formulé dans l'arrêt Oakes, précité. Suivant cet arrêt, "les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question". Or, comme je l'ai déjà fait remarquer, on ne peut dégager de la jurisprudence aucun consensus permettant de distinguer les crimes "d'intention générale" des crimes "d'intention spécifique". Il s'agit là, de toute évidence, d'une distinction qui n'a pas été envisagée par les rédacteurs du Code et l'élément moral d'un bon nombre de crimes ne peut pas être facilement rangé dans une catégorie ou dans l'autre. Il n'y a aucune raison logique de protéger le public contre certains délinquants en état d'ébriété mais non contre d'autres, particulièrement lorsque la distinction ne repose ni sur la gravité de l'infraction ni sur l'existence d'infractions comprises. Si des mesures spéciales s'imposent pour la protection du public, elles doivent être prises au moyen d'un texte législatif détaillé plutôt que par une reformulation de certaines infractions par les tribunaux pour faire face à des situations précises. Pour une étude récente des régimes législatifs possibles, voir Quigley, "Reform of the Intoxication Defence" (1987), 33 McGill L.J. 1.

42. La règle énoncée dans l'arrêt Leary a en réalité pour effet de traiter comme coupable en soi l'acte qui consiste à s'enivrer délibérément mais, en même temps, elle inflige une peine en fonction des conséquences non intentionnelles de l'ivresse. La peine joue un rôle dissuasif lorsqu'il s'agit d'une conduite intentionnelle ou prévue. Il n'existe aucune preuve toutefois pour appuyer l'assertion que la règle énoncée dans l'arrêt Leary sert à prévenir les crimes commis non intentionnellement. Pourtant rien ne justifie qu'on porte atteinte à des principes fondamentaux et qu'on déclare coupable ceux qui échapperaient normalement à la responsabilité criminelle.

43. La règle énoncée dans l'arrêt Leary ne satisfait pas non plus au second volet du critère de proportionnalité, savoir que le moyen choisi doit porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté en question. Dans le cas d'infractions d'intention générale, on doit dire aux jurés de faire abstraction de toute preuve d'ivresse, ce qui a pour conséquence que le ministère public, du fait de l'ivresse de l'accusé, est dispensé d'avoir à prouver la mens rea, ce qui désavantage la personne en état d'ébriété par rapport à celle qui ne l'est pas; ou bien encore, on exige du jury qu'il examine l'état mental de l'accusé, sans tenir compte de l'alcool qu'il a pu consommer, ce qui l'oblige à conclure à l'existence d'une intention fictive. À mon avis, en retenant cette forme de responsabilité absolue, on dépasse de loin ce qui est nécessaire pour protéger le public contre les délinquants en état d'ébriété. L'invalidation de la règle artificielle qui vient empêcher le juge des faits de prendre en considération une preuve d'intoxication relativement à la question de la mens rea, je le répète, n'a pas entraîné en Australie une augmentation du danger que présentent les délinquants ivres pour la sécurité du public, et rien ne porte à croire qu'il en serait autrement au Canada.

44. Finalement, j'estime qu'il y a disproportion entre les effets qu'a l'arrêt Leary sur les droits protégés par la Charte et l'objectif de la sécurité publique. Pour paraphraser ce qu'a dit le juge Lamer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 521, on n'a pas démontré qu'il est nécessaire pour atteindre le but de protéger le public contre les délinquants en état d'ébriété de courir le risque d'emprisonner quelques personnes innocentes.

45. Comme le dit l'arrêt R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914, à la p. 940: "Compte tenu de la gamme de mécanismes législatifs auxquels le législateur peut recourir, cet effet est trop néfaste pour être justifié comme limite raisonnable aux termes de l'article premier de la Charte. En somme, la disposition exige que l'on paie un prix trop élevé pour qu'elle soit justifiée dans une société libre et démocratique".

B. L'atténuation des effets de l'arrêt Leary par la jurisprudence subséquente

46. Depuis l'arrêt Leary, la jurisprudence de cette Cour a évolué d'une manière qui, à mon humble avis, ébranle sérieusement le point de vue adopté par la majorité dans cet arrêt‑là. En effet, la Cour a jugé que dans un cas où un arrêt a été "atténué" par des décisions ultérieures, il peut convenir de renverser l'arrêt antérieur: Renvoi relativement à la Loi sur l'organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198.

47. Selon moi, l'autorité de l'arrêt Leary a également été ébranlée tout à fait indépendamment de la Charte. Cette Cour a systématiquement conclu qu'une croyance sincère mais déraisonnable et erronée au consentement réduit à néant la mens rea requise pour le viol, l'attentat à la pudeur ou l'agression sexuelle: voir Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, R. c. Bulmer, précité, et R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918, aux pp. 939 et 940. Quoique le caractère raisonnable de la croyance de l'accusé soit un facteur que le jury doit prendre en considération en déterminant s'il s'agissait d'une croyance sincère, il n'est pas nécessaire qu'une croyance erronée au consentement soit raisonnable.

48. Or, la règle énoncée dans l'arrêt Leary cadre très mal avec celle énoncée dans l'arrêt Pappajohn. Certains tribunaux d'instance inférieure, se fondant sur l'arrêt Leary, ont conclu que dans un cas où l'ivresse est la cause d'une croyance erronée au consentement, il faut dire au jury qu'une croyance sincère mais déraisonnable réduit à néant la mens rea (l'arrêt Pappajohn), mais qu'on doit faire abstraction du rôle que l'ivresse a pu jouer dans cette erreur (l'arrêt Leary). Dans l'arrêt R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359 (C.A. Ont.), aux pp. 386 et 387, le juge Martin a ainsi décrit la tâche du jury:

[TRADUCTION] Il ne s'ensuit pas qu'un accusé qui s'est enivré volontairement ne saurait opposer en défense à une accusation d'agression sexuelle la croyance sincère au consentement. Lorsque la preuve soulève une question quant à la croyance sincère de l'accusé au consentement, cette défense doit être présentée au jury, bien que l'accusé soit responsable de son intoxication. Il se peut en fait que, tout à fait indépendamment de l'ivresse, la preuve permette de conclure que l'accusé croyait sincèrement qu'il y avait eu consentement; il se peut même que l'accusé ait eu des motifs raisonnables d'y croire, en dépit de son intoxication. Celle‑ci peut ne pas être la cause de la croyance erronée. L'accusé ne saurait toutefois invoquer son intoxication volontaire pour fonder sa croyance au consentement de la plaignante. Comme l'a dit le juge Mayrand dans l'arrêt Pierre Bresse et autres c. R., [1978] C.A. 443, à la p. 452, 48 C.C.C. (2d) 78, 7 C.R. (3d) 50 (C.A. Qué.):

Mais il faut distinguer le cas où, à cause de son ébriété volontaire, un homme ne tient aucun compte du refus manifesté par une femme et le cas où un homme, à cause du comportement équivoque de la femme, croit sincèrement qu'elle consent à des rapports sexuels. Cette erreur de fait commise pour des raisons autres que son ébriété volontaire est à mon avis un moyen de défense valable.

(Les italiques sont à moi.)

Dans ces circonstances, les jurés sont obligés, si difficile et peut‑être artificiel que cela puisse être, de chasser de leur esprit la preuve d'intoxication quand ils examinent la question de savoir si l'accusé croyait sincèrement au consentement de la plaignante. Le test consiste non pas à se demander si une personne raisonnable qui n'était pas en état d'ébriété aurait commis la même erreur, mais bien si l'accusé aurait commis la même erreur s'il n'avait pas été ivre; voir Glanville Williams, Textbook on Criminal Law, 2nd ed. (1983), aux pp. 481 et 482. Conclure toutefois que la preuve de l'intoxication volontaire est pertinente relativement à la question de savoir si l'accusé a sincèrement cru au consentement lorsque cette croyance se fonde sur son interprétation erronée, causée par son intoxication, des faits reliés au consentement de la plaignante, va selon moi à l'encontre de la règle énoncée dans l'arrêt Leary et réduirait à néant le principe de politique générale voulant que l'intoxication volontaire ne constitue pas un moyen de défense dans le cas de crimes d'intention générale.

49. À mon avis, la restriction apportée par l'arrêt Leary au principe de droit criminel généralement applicable en matière d'erreur de fait complique inutilement et indûment la tâche du jury. De fait, je conçois mal comment il soit humainement possible de suivre les directives aux jurys apparemment commandées par la combinaison des arrêts Leary et Pappajohn. Ce résultat à la fois déroutant et anormal est entièrement attribuable au fait que dans l'arrêt Leary on s'est écarté des principes fondamentaux du droit criminel. Il existe donc de sérieuses raisons de conclure que cet arrêt doit être renversé.

50. L'incompatibilité des arrêts Leary et Pappajohn n'est pas passée inaperçue dans la doctrine. Dans Canadian Criminal Law, précité, à la p. 378, le professeur Stuart la qualifie de "criante". Dans "Regina v. O'Connor: Mens Rea Survives in Australia" (1981), 19 U.W.O. L. Rev. 281, aux pp. 300 et 301, David H. Doherty fait observer:

[TRADUCTION] Visiblement, les deux arrêts sont contradictoires. L'arrêt Pappajohn confirme l'exigence essentielle d'une culpabilité mentale subjective comme condition de la responsabilité criminelle. L'arrêt Leary crée une exception fondamentale à cette exigence. Il se dégage des faits de l'affaire Pappajohn que ces deux arrêts entreront inévitablement en conflit. Dans l'affaire Pappajohn, la Cour suprême du Canada a choisi d'éluder le problème du conflit en ne tenant pas compte de la preuve que l'accusé avait bu. Or, il est à espérer que dans un arrêt ultérieur la Cour cherchera plutôt à résoudre ce problème et il serait bon qu'en le résolvant elle s'inspire de la position de la majorité dans l'affaire O'Connor. En effet, lecture faite des opinions exprimées dans l'affaire O'Connor, on est amené à conclure, à l'instar de la minorité dans l'affaire Leary, que la position prise dans l'arrêt Majewski et adoptée par la majorité dans l'affaire Leary constitue une entorse illogique, injustifiée et nuisible à la tendance actuelle en droit criminel qui reconnaît la culpabilité mentale subjective au moment de la perpétration de l'acte prohibé comme condition sine qua non de la responsabilité criminelle. C'est au législateur que doit revenir la tâche de créer des exceptions au principe lorsque cela s'impose pour des raisons de politique générale.

Voir en outre Peter J. Connelly, "Drunkenness and Mistake of Fact: Pappajohn v. The Queen; Swietlinski v. The Queen" (1981) 24 Crim. L.Q. 49; Christine Boyle, Sexual Assault (1984), aux pp. 89 et 90.

C. L'arrêt Leary: cause d'incertitude

51. La troisième considération d'ordre général justifiant que cette Cour renverse l'arrêt Leary est le principe établi dans l'arrêt Ranville, précité, où cette Cour a renversé son arrêt antérieur Commonwealth de Puerto Rico c. Hernandez, [1975] 1 R.C.S. 228, pour le motif que si on continuait à reconnaître l'existence de la catégorie de persona designata, cela ne pourrait que faire naître des doutes quant à la procédure à suivre par une partie. L'arrêt antérieur était lui‑même une cause d'incertitude, de sorte que, en le suivant simplement par respect pour le principe du stare decisis, on se serait trouvé aller à l'encontre de la valeur fondamentale sous‑tendant ce principe, c'est‑à‑dire celle de la clarté et de la certitude du droit. De même, dans l'arrêt Vetrovec, précité, la Cour a renversé des arrêts antérieurs en matière de corroboration et a affirmé que "le droit relatif à la corroboration est inutilement et indûment complexe et formaliste".

52. J'ai déjà mentionné la confusion engendrée par la combinaison des arrêts Leary et Pappajohn. Selon moi, la distinction entre une intention "générale" et une intention "spécifique" que l'arrêt Leary impose et la difficulté notoire qu'il y a à formuler une définition claire et pratique de l'intention spécifique relèvent directement du principe énoncé dans les arrêts Ranville et Vetrovec. Parce qu'il s'agit d'une catégorie fondée sur la politique générale plutôt que sur les principes, la classification des infractions selon qu'elles tombent dans la catégorie de l'intention spécifique ou non est nécessairement un exercice ad hoc au résultat imprévisible.

53. La situation en ce qui concerne l'infraction d'introduction par effraction, dont il est question dans l'arrêt R. c. Quin, [1988] 2 R.C.S. 825, en est un exemple. Dans l'affaire R. v. Campbell (1974), 17 C.C.C. (2d) 320 (C.A. Ont.), l'accusé a été inculpé aux termes de l'al. 306(1)a) de s'être introduit dans un endroit par effraction avec l'intention d'y commettre un acte criminel. La Cour d'appel de l'Ontario a conclu qu'il s'agissait d'un crime d'intention spécifique de sorte que l'ivresse était pertinente relativement à la question de l'intention. Dans l'affaire Quin, l'accusé se trouvait inculpé d'avoir enfreint l'al. 306(1)b) en s'introduisant dans un endroit par effraction et en y commettant un acte criminel. La même cour a jugé qu'en vertu de cet alinéa cette dernière infraction ne nécessitait que la preuve d'une intention générale et qu'on ne pouvait donc pas tenir compte de la preuve d'intoxication. Or, à mon avis, une catégorie juridique qui crée des distinctions de ce genre complique et embrouille le droit d'une manière intolérable et, en l'absence d'une nécessité impérieuse de la conserver, elle doit être abandonnée.

54. L'arrêt Swietlinski, précité, fournit une autre illustration de la complexité et de l'incertitude résultant de la dichotomie entre l'intention spécifique et l'intention générale. Dans cette affaire‑là, l'accusé avait été inculpé de meurtre aux termes de l'al. 213d) du Code criminel. Parmi les infractions énumérées, celle qu'on reprochait à l'accusé était l'attentat à la pudeur. On avait décidé dans l'arrêt Leary que le viol était une infraction d'intention générale et, dans l'affaire Swietlinski, la Cour a appliqué l'arrêt Leary à l'infraction d'attentat à la pudeur. Toutefois, la disposition relative au meurtre par imputation aurait fait que l'accusé se serait trouvé déclaré coupable de meurtre sans qu'il ait eu d'intention criminelle. Pour parer à un tel résultat, la Cour a jugé que, dans un cas où l'attentat à la pudeur constituait l'élément permettant de conclure au meurtre par imputation aux fins de l'art. 213, on pouvait prendre en considération la preuve d'ivresse pour déterminer si l'accusé avait réellement l'intention requise pour l'infraction d'attentat à la pudeur. En d'autres termes, la Cour a dit très explicitement que l'ivresse avait bel et bien un rapport logique avec la question de l'intention de commettre un attentat à la pudeur et que l'unique point à décider était de savoir si la politique générale exigeait qu'on dise au jury de ne pas prendre cette preuve en considération. Compte tenu de l'arrêt Vaillancourt, l'arrêt Swietlinski ne tire plus à conséquence. De fait, les arrêts Vaillancourt et Swietlinski ont ceci de commun qu'ils révèlent tous les deux la répugnance qu'a cette Cour à conclure à la responsabilité lorsqu'il n'y a pas de mens rea. À mon avis, la conclusion que la preuve d'intoxication peut être prise en considération relativement à une infraction à certaines fins mais non à d'autres constitue une manifestation de plus de la confusion, de l'incertitude et de l'absence de principes qui est à l'origine de la dichotomie entre l'intention spécifique et l'intention générale.

D. L'arrêt Leary est défavorable à l'accusé

55. Selon moi, le quatrième facteur qui se rapporte directement à la question de savoir si la Cour doit renverser l'arrêt Leary est que la règle énoncée dans cet arrêt joue contre l'accusé en élargissant la portée de la responsabilité criminelle au‑delà des limites normales. Le respect du principe de la certitude et les restrictions institutionnelles imposées aux tribunaux en ce qui concerne l'élaboration du droit prétorien devraient inciter la Cour à refuser de renverser un arrêt antérieur quand cela aurait pour effet d'élargir la responsabilité criminelle. Il n'appartient pas aux tribunaux de créer de nouvelles infractions ni de donner plus d'extension à la responsabilité, d'autant plus que les changements apportés au droit par des décisions judiciaires ont un effet rétroactif. Le même argument ne peut toutefois pas être invoqué lorsque le fait de renverser un arrêt antérieur a pour conséquence la création d'une règle favorable à l'accusé. À mon humble avis, c'est là le principe qui sous‑tend l'arrêt Paquette c. La Reine, précité, à la p. 197, où cette Cour a renversé son arrêt antérieur Dunbar v. The King, précité, dans lequel on avait conclu qu'un accusé ayant participé à un meurtre, mais sans l'avoir commis lui‑même, ne pouvait se prévaloir du moyen de défense de la contrainte. (Voir en outre l'arrêt R. v. Santeramo (1976), 32 C.C.C. (2d) 35 (C.A. Ont.), à la p. 46, motifs du juge Brooke, qui a dit: [TRADUCTION] "Je ne me sens pas lié par un arrêt de cette Cour dans un cas où la liberté d'un individu est en jeu, si je suis convaincu que l'arrêt en question est erroné.")

IV

Dispositif

56. Le juge du procès n'a pas indiqué dans ses instructions au jury que le ministère public devait prouver que l'accusé avait agi avec l'intention requise. À mon avis, cela porte un coup fatal à la déclaration de culpabilité. Bien que le ministère public ait présenté une preuve solide contre l'accusé au procès, l'intimée n'a pas demandé à cette Cour d'appliquer la disposition du sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel et, de toute façon, il n'appartient pas à cette Cour de faire des conjectures sur le résultat probable si le jury avait reçu des instructions appropriées.

57. Il s'ensuit que le pourvoi doit être accueilli, la déclaration de culpabilité infirmée et un nouveau procès ordonné.

Version française du jugement des juges Beetz et McIntyre rendu par

58. Le juge McIntyre—J'ai eu l'avantage de lire les motifs de jugement du Juge en chef. Avec égards, je ne puis souscrire ni à ses motifs ni à sa décision en l'espèce. Pour les raisons que je vais exposer ci‑après, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

59. L'appelant a été accusé d'agression sexuelle causant des lésions corporelles, en infraction à l'al. 246.2c) du Code criminel. Les faits qui ont donné lieu à l'accusation sont relatés par le Juge en chef, de sorte que je n'ai pas à en parler très longuement. Il suffit de signaler que l'appelant, âgé de vingt‑quatre ans, a commis une agression sexuelle contre la plaignante, âgée de dix‑huit ans, dans son appartement à lui. Il est admis qu'il y a eu des rapports sexuels sans le consentement de la plaignante. Au cours de l'agression, l'appelant a donné des coups de poing à la plaignante, la blessant à l'oeil, et a menacé de la tuer. Il a été déclaré coupable à l'issue d'un procès devant un juge et un jury. Quoique l'appelant n'ait pas témoigné, la déclaration qu'il avait faite à la police, dans laquelle il avoue avoir forcé la plaignante à avoir des rapports sexuels, a été produite en preuve. Le juge du procès a dit aux jurés que la seule question qu'ils avaient à décider était celle du consentement. Sur la question de l'ivresse, il a dit:

[TRADUCTION] L'accusé a été le seul à parler d'ivresse dans sa déclaration: "J'étais bien soûl aussi." Exception faite de cette déclaration, il n'y a aucune preuve qu'il était ivre. Or, vous pouvez l'accepter et conclure qu'il était en état d'ébriété, mais même s'il l'était, l'ivresse ne peut être opposée comme défense à l'accusation portée contre lui."

L'appel interjeté par l'appelant a été rejeté dans un arrêt qui est maintenant publié à (1985), 18 C.C.C. (3d) 574. La Cour d'appel a conclu que l'infraction qui consiste à infliger des lésions corporelles est une infraction d'intention générale à laquelle le moyen de défense d'ivresse ne s'applique pas. En cela la Cour d'appel a suivi l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1977] A.C. 443 (H.L.), et a tranché l'appel d'une manière conforme à l'arrêt Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29.

60. Ce pourvoi soulève deux questions. La première est de savoir si l'agression sexuelle entraînant des lésions corporelles (Code criminel, al. 246.2c)) est une infraction nécessitant la preuve d'une intention spécifique ou bien d'une intention générale et la seconde est de savoir si la preuve d'ivresse volontaire est pertinente relativement à la question de la culpabilité ou de l'innocence dans le cas d'une infraction d'intention générale. Avant d'entreprendre une étude détaillée de ces questions, il est utile de faire quelques observations.

61. Voilà longtemps que le droit criminel reconnaît l'existence d'une distinction entre les infractions requérant la preuve d'une intention spécifique et celles qui n'exigent que la preuve d'une intention générale. En abordant la présente affaire, il faut comprendre et garder à l'esprit cette distinction, qui constitue le fondement de la défense d'ivresse. Dans l'arrêt R. v. George, [1960] R.C.S. 871, le juge Fauteux dit, à la p. 877:

[TRADUCTION] En étudiant la question de la mens rea, il y a lieu d'établir une distinction entre (i) l'intention qui s'applique aux actes en fonction des buts visés et (ii) l'intention qui s'applique aux actes indépendamment des buts visés. Dans certains cas, l'intention générale de perpétrer l'acte suffit pour qu'il y ait crime alors que dans d'autres cas il doit y avoir, outre l'intention générale, une intention spécifique de commettre l'acte.

Ce passage rend la distinction claire. L'infraction d'intention générale est celle pour laquelle l'intention se rapporte uniquement à l'accomplissement de l'acte en question, sans qu'il y ait d'autre intention ou dessein. L'intention minimale d'avoir recours à la force qui doit exister dans le cas de l'infraction de voies de fait en est un exemple. Une infraction d'intention spécifique se caractérise par la perpétration de l'actus reus assortie d'une intention ou d'un dessein qui ne se limite pas à l'accomplissement de l'acte en question. Frapper une personne ou lui administrer du poison avec l'intention de la tuer, ou encore commettre des voies de fait avec l'intention de mutiler une personne ou de lui infliger des blessures, voilà des exemples de telles infractions.

62. Cette distinction n'est ni artificielle ni ne repose sur une fiction juridique. Il y a un monde entre l'homme qui dans un accès de frustration ou de colère porte un coup à quelqu'un dans un débit de boissons sans avoir d'autre dessein ou intention que de frapper et l'homme qui assène le même coup avec l'intention de causer la mort ou des lésions corporelles. Cette différence se dégage le plus nettement d'un examen du rapport entre le meurtre et l'homicide involontaire coupable. Quiconque tue quelqu'un avec l'intention de le tuer ou de lui infliger des lésions corporelles se rend coupable de meurtre, tandis qu'une personne qui commet l'acte identique sans cette intention se voit déclarer coupable d'homicide involontaire coupable. La preuve de l'intention spécifique, c'est‑à‑dire celle de tuer ou de causer des lésions corporelles, est nécessaire pour établir le meurtre parce que le crime de meurtre est incomplet sans cet élément. Aucune intention de ce genre n'est toutefois requise pour l'infraction d'homicide involontaire coupable parce qu'elle ne fait pas partie de l'infraction, l'homicide involontaire coupable étant simplement un homicide illégal qui ne comporte pas l'intention nécessaire pour qu'il y ait meurtre. On voit donc facilement que l'intoxication pouvant mettre l'accusé dans l'incapacité de former l'intention spécifique requise est pertinente dans le cas du meurtre, mais qu'elle ne l'est pas relativement au crime d'homicide involontaire coupable.

63. La règle de droit actuelle en ce qui concerne la défense d'ivresse a été élaborée par cette Cour en application des principes posés dans l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Beard, [1920] A.C. 479 (H.L.), puis analysés et adaptés dans d'autres arrêts britanniques, notamment Attorney‑General for Northern Ireland v. Gallagher, [1961] 3 All E.R. 299 (H.L.), Bratty v. Attorney‑General for Northern Ireland, [1961] 3 All E.R. 523 (H.L.) et Director of Public Prosecutions v. Majewski, précité. En cette Cour, la question a été abordée dans l'arrêt R. v. George, précité, et dans plusieurs autres, mais surtout dans l'arrêt Leary c. La Reine, précité, où, parlant au nom de la majorité, le juge Pigeon affirme, à la p. 57, que le viol est un crime d'intention générale par opposition à un crime d'intention spécifique, un crime donc "pour lequel la défense d'ivresse n'est pas recevable". On peut dire que cela a confirmé le droit au Canada à cet égard et, en cette Cour, l'appelant a principalement attaqué l'arrêt Leary. Il n'est pas nécessaire aux fins de la présente discussion d'entreprendre un examen minutieux des arrêts de cette Cour à ce sujet. Il suffira de résumer leur effet dans les termes suivants. L'ivresse au sens général ne constitue pas véritablement une défense opposable à une accusation d'avoir commis un acte criminel. Toutefois, dans le cas d'un crime d'intention spécifique, lorsque l'intoxication de l'accusé est de nature à le rendre incapable de former l'intention spécifique requise pour commettre le crime qu'on lui impute, il se peut que cette défense puisse s'appliquer. Elle ne s'applique cependant pas aux infractions d'intention générale.

64. Le droit relatif à la défense d'ivresse est critiqué à deux titres. On prétend d'abord que la distinction entre les infractions d'intention générale et les infractions d'intention spécifique est artificielle et qu'elle n'est rien d'autre qu'une fiction juridique. En deuxième lieu, on dit qu'elle est illogique puisqu'elle envisage une défense d'ivresse dans certaines situations, mais non dans d'autres; il s'agit simplement d'une décision de politique générale prise par des juges, qui ne repose ni sur les principes ni sur la logique. Il sera évident à la lecture de ce qui précède que je rejette la première critique. Quant à la seconde, celle selon laquelle la distinction est fondée sur des motifs de politique générale, je dirais qu'il ne fait aucun doute que des considérations de politique générale jouent dans cette distinction. De fait, dans certaines décisions, principalement dans l'arrêt Majewski, précité, la distinction a été défendue parce qu'elle traduit une saine politique sociale. Toutefois, on ne saurait, selon moi, trouver à redire au fait que des considérations de politique générale ont influencé l'évolution du droit dans ce domaine. En dernière analyse, toutes les règles de droit devraient avoir à leur base une saine politique sociale et être compatibles avec celle‑ci. Aucune règle de droit valable ne peut être incompatible avec une telle politique ni s'en écarter.

65. Si la règle de droit actuelle repose sur une politique suivant laquelle la société condamne ceux qui, par la consommation volontaire d'alcool, se rendent incapables de se maîtriser, de sorte qu'ils commettent des actes violents qui occasionnent des blessures à leurs semblables, alors j'estime qu'une telle politique se passe de justification et la règle de droit qui en résulte ne se heurte d'aucune manière aux principes de droit bien établis ni ne porte atteinte à la liberté de l'individu. De plus, contrairement à ce que prétendent certains auteurs de doctrine, la règle de droit existante n'est pas dénuée de tout fondement logique. La doctrine d'ailleurs n'a pas été unanime à la critiquer. L'apologie de la règle pour des raisons utilitaires ou de politique générale a été faite peu après l'arrêt Majewski par sir Rupert Cross dans "Blackstone v. Bentham" (1976), 92 L.Q.R. 516, où il dit, aux pp. 525 et 526:

[TRADUCTION] En réponse à Bentham et aux auteurs, je leur demanderais en quoi on se montre "dur et irréfléchi" si l'on refuse de permettre aux gens de se dégager de toute responsabilité criminelle pour le préjudice qu'ils causent du fait d'avoir mis leur esprit dans un état où il ne pouvait dominer leur corps. Pourquoi l'exigence que l'intention ou l'insouciance soient prouvées pour établir la responsabilité d'une voie de fait ne devrait‑elle pas être soumise au principe distributif tout à fait raisonnable selon lequel c'est une injustice envers ceux qui ne s'enivrent pas de permettre à ceux qui le font d'alléguer qu'ils étaient inconscients des conséquences de leurs mouvements, alors que toute personne qui n'a pas bu s'en serait rendue compte? C'est ce qu'a entendu Blackstone quand il a dit que le droit ne souffre pas qu'un homme "privilégie un crime par la perpétration d'un autre".

...

La sanction est un mal qu'on souhaiterait voir le moins répandu possible. Toutefois, ce mal qui consiste à infliger des sanctions se justifie lorsque le préjudice ainsi évité est plus grand que le mal résultant de la sanction. Il se peut qu'on fasse preuve de rigorisme en blâmant les gens du simple fait de s'être enivrés, mais c'est un sain utilitarisme que de chercher à les empêcher de causer certains types de préjudice lorsqu'ils sont en état d'ébriété. Dans la mesure où cet objectif peut être atteint au moyen d'une sanction, la façon la plus rationnelle d'y arriver est de punir ceux qui, lorsqu'ils sont en état d'ébriété, causent le genre de préjudice que le droit vise à prévenir.

A. J. Ashworth, dans "Reason, Logic and Criminal Liability" (1975), 91 L.Q.R. 102, dit, à la p. 130:

[TRADUCTION] D'autre part, il ne convient guère de considérer la défense d'extrême intoxication comme une simple négation de la mens rea. On a dit que les moyens de défense ne devraient pas être classifiés uniquement en fonction des conséquences de l'état de l'accusé, sans tenir compte de leur cause. Le droit criminel permet que la raison prenne le pas sur l'application logique des principes traditionnels dans le cas d'incapacités provoquées délibérément. S'il en était autrement, cela équivaudrait à autoriser de frustrer le droit. On soutient que, si le droit ne prévoit pas d'autre moyen d'imposer la responsabilité criminelle dans le cas des incapacités "provoquées volontairement" dont traite le présent article, alors il existe des motifs suffisants de limiter la portée des défenses, comme l'ont fait les juges anglais.

De plus, Mark T. Thornton, dans "Making Sense of Majewski" (1981), 23 Crim. L.Q. 465, justifie de la manière suivante la distinction faite entre les infractions d'intention spécifique et les infractions d'intention générale, aux pp. 482 et 483:

[TRADUCTION] Je crois que l'analyse qui précède démontre l'existence de "critères juridiquement adéquats" pour distinguer les crimes d'intention spécifique des autres crimes. Pour ce qui est des conséquences, l'auteur doit réellement vouloir (et non pas simplement faire preuve d'insouciance concernant) certaines conséquences, ce qui constitue un actus reus. Quant aux circonstances, l'auteur doit, selon la nature de l'infraction dont il s'agit, soit vouloir que son acte ait lieu dans ces circonstances‑là, soit avoir l'intention de ne pas tenir compte des circonstances, soit avoir quelque autre intention reliée à celles‑ci. La simple insouciance (si l'on fait abstraction des complications que peut apporter la "préméditation") ne suffit pas pour qu'il y ait une intention spécifique. Lorsque des intentions réelles comme celles qui viennent d'être mentionnées sont nécessaires pour qu'un crime ait été perpétré, l'intoxication volontaire constitue un moyen de défense d'après la règle établie dans l'arrêt Majewski.

Eric Colvin ("A Theory of the Intoxication Defence" (1981), 59 R. du B. can. 750) élève sa voix contre l'illogisme des règles actuelles. Il dit, à la p. 779:

[TRADUCTION] S'il n'y a qu'un choix entre la responsabilité et l'immunité lorsque, par suite d'intoxication coupable, il manque un élément moral requis, on doit à tout le moins voir d'un oeil plutôt favorable l'approche qu'ont adoptée les tribunaux. Même les critiques les plus sévères des règles en matière d'intoxication se sont montrés réticents à affirmer qu'il ne devrait pas y avoir de conséquences pénales. D'une manière générale, ils ont préféré la création d'une infraction spéciale d'intoxication dangereuse, ce qui nécessiterait une initiative du législateur. Dans cette optique, siérait‑il que les tribunaux encouragent les législateurs à passer à l'action en abandonnant les règles actuelles relatives à l'intoxication et en exigeant la concomitance de l'état d'esprit coupable et de la conduite prohibée? Ceci met en cause des théories du rôle des tribunaux qui dépassent le cadre du présent article. On peut cependant conclure qu'une bonne raison militant en faveur de l'activisme judiciaire, savoir l'irrationalité de la règle de droit actuelle, ne s'applique pas au moyen de défense d'intoxication.

À mon avis, les règles de common law concernant la défense d'ivresse, quoique souvent critiquées, possèdent une rationalité qui non seulement concorde avec la théorie du droit criminel, mais qui s'est révélée fort utile pour la société. Qu'il soit permis de se prévaloir de la défense d'ivresse dans le cas d'infractions d'intention spécifique n'est pas contesté en l'espèce. On prétend cependant qu'elle devrait s'appliquer à toutes les infractions criminelles. À mon avis, cette proposition est injustifiable.

66. Passons maintenant aux questions soulevées en l'espèce. Il s'agit d'abord d'examiner si l'agression sexuelle entraînant des lésions corporelles est une infraction qui nécessite une intention générale ou bien une intention spécifique. Dans l'arrêt Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956, cette Cour a statué que l'attentat à la pudeur, alors une infraction prévue au Code criminel, était une infraction d'intention générale. Le caractère indécent de l'attentat devait être apprécié selon une interprétation objective des faits et non pas en fonction de l'état mental de l'accusé. À la page 968, on dit:

Quels actes sont indécents et quelles circonstances présentent cette caractéristique sont des questions de fait qu'il faut décider dans chaque cas, mais leur détermination repose sur une appréciation objective des faits et des circonstances par rapport à l'attentat lui‑même et non sur l'état mental du prévenu.

Aux pages 970 et 971, on ajoute:

Parce que l'attentat à la pudeur est une infraction d'intention générale ou fondamentale, la défense d'ivresse n'est pas recevable lorsqu'un prévenu en est accusé.

Cette Cour a traité de la question de l'infraction d'agression sexuelle simple prévue à l'al. 246.1(1)a) dans l'arrêt R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293, où l'infraction est ainsi définie à la p. 302:

Appliquant ces principes et la jurisprudence citée, je fais les observations suivantes. L'agression sexuelle est une agression, au sens de l'une ou l'autre des définitions de ce concept au par. 244(1) du Code criminel, qui est commise dans des circonstances de nature sexuelle, de manière à porter atteinte à l'intégrité sexuelle de la victime. Le critère qui doit être appliqué pour déterminer si la conduite reprochée comporte la nature sexuelle requise est objectif: "Compte tenu de toutes les circonstances, une personne raisonnable peut‑elle percevoir le contexte sexuel ou charnel de l'agression?" . . .

Plus loin, on dit concernant l'intention:

L'intention ou le dessein de la personne qui commet l'acte, dans la mesure où cela peut ressortir des éléments de preuve, peut également être un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Si le mobile de l'accusé était de tirer un plaisir sexuel, dans la mesure où cela peut ressortir de la preuve, il peut s'agir d'un facteur à considérer pour déterminer si la conduite est sexuelle. Toutefois, il faut souligner que l'existence d'un tel mobile constitue simplement un des nombreux facteurs dont on doit tenir compte et dont l'importance variera selon les circonstances.

On affirme en outre, aux pp. 302 et 303:

La notion que l'infraction n'exige qu'une intention générale se dégage implicitement de cette conception de l'agression sexuelle. Cela est conforme au point de vue que cette Cour a adopté dans les arrêts Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, et Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956, où on a jugé que le viol et l'attentat à la pudeur étaient des infractions exigeant une intention générale. Il m'est impossible de voir pourquoi on ne pourrait adopter le même point de vue en matière d'agression sexuelle. On dit que les facteurs qui pourraient motiver l'agression sexuelle sont nombreux et variés (voir C. Boyle, Sexual Assault (1984), à la p. 74). Imposer au ministère public le fardeau de démontrer une intention spécifique contribuerait largement à faire échouer l'objet évident de la disposition. En outre, il y a de solides motifs en matière de politique sociale qui appuieraient ce point de vue. Le processus d'application serait entravé de manière déraisonnable par l'ajout d'un élément d'intention spécifique dans ces infractions. Cela contribuerait à soulever la question de la défense d'ivresse qui a toujours été reliée à la capacité de former une intention spécifique et qui a généralement été exclue par le droit et les principes des infractions n'exigeant qu'une intention minimale de faire usage de la force (voir R. v. Bernard (1985), 18 C.C.C. (3d) 574 (C.A. Ont., le juge Dubin)). Pour ces motifs, je suis d'avis de dire que l'infraction exige une intention générale plutôt que spécifique.

Les éléments de la nouvelle infraction prévue à l'al. 246.2c), dont l'accusé a été inculpé en l'espèce, sont les suivants: il doit y avoir des voies de fait au sens de l'art. 244 du Code criminel, lesquelles, considérées objectivement, doivent revêtir un caractère sexuel et, par suite de ces voies de fait, le plaignant doit avoir subi des lésions corporelles selon la définition que donne à cette expression le par. 245.1(2) du Code, qui dispose:

245.1 ...

(2) Pour l'application du présent article et des articles 245.3 et 246.2, "lésions corporelles" désigne une blessure qui nuit à la santé ou au bien‑être du plaignant et qui n'est pas de nature passagère ou sans importance.

J'estime en conséquence que le seul élément moral requis pour l'infraction prévue à l'al. 246.2c) est l'intention de commettre l'agression. Les circonstances dans lesquelles elle a eu lieu doivent être examinées pour dégager la preuve du caractère sexuel de l'agression et des lésions corporelles qu'elle a causées. Le ministère public n'a à prouver l'existence d'aucun autre élément moral (voir J. D. Watt, The New Offences Against the Person (1984), à la p. 113).

67. À mon avis, les observations faites dans l'arrêt Chase, précité, s'appliquent tout autant à une infraction à l'al. 246.2c), car celui‑ci ne fait qu'ajouter à l'agression sexuelle simple l'exigence que le plaignant ait subi des lésions corporelles. L'atteinte à l'intégrité physique du plaignant qui en est la conséquence aggrave l'agression sexuelle, mais l'élément moral demeure le même. Je conclus donc que l'al. 246.2c) crée une infraction d'intention générale plutôt que spécifique.

68. La seconde question, celle de savoir si la défense d'ivresse s'applique à une infraction d'intention générale, englobe la question de savoir si la Cour devrait renverser son propre arrêt rendu dans l'affaire Leary. Ce qu'on reproche à l'arrêt Leary est son rejet de ce moyen de défense pour les crimes d'intention générale. Comme je l'ai déjà dit, personne ne prétend qu'il ne devrait pas s'appliquer lorsqu'il y a une intention spécifique. Le Juge en chef s'est dit d'avis que la preuve d'intoxication volontaire doit être un élément pertinent à retenir pour déterminer si le ministère public a établi la mens rea d'une infraction donnée. Je le répète, je ne puis souscrire à cette conclusion, car il en découlerait que plus une personne s'enivre par la consommation volontaire d'alcool ou de stupéfiants, plus elle sera en mesure d'invoquer avec succès un moyen de défense qui lui permettra d'échapper à une déclaration de culpabilité pour les infractions résultant de cette consommation, indépendamment de la nature de l'intention requise pour ces infractions.

69. L'appelant a avancé deux arguments principaux en demandant que la règle énoncée dans l'arrêt Leary soit écartée. Cette règle, a‑t‑il soutenu, dégage le ministère public de l'obligation de prouver la mens rea dans le cas des infractions d'intention générale et elle a pour effet d'imposer une responsabilité stricte du moment que l'actus reus est prouvé. Il a fait valoir en outre que la règle énoncée dans l'arrêt Leary enfreint l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

70. Selon moi, ces arguments doivent tous les deux être rejetés. Je précise dès le départ que, dans le cas de crimes d'intention générale, le ministère public n'est dispensé de faire la preuve d'aucun élément de l'infraction. L'exclusion de la défense d'ivresse pour ces infractions n'a pas d'autre effet que d'empêcher l'accusé d'invoquer l'ivresse qu'il s'est infligée à lui‑même comme facteur démontrant l'absence de l'intention requise. Bien que cette Cour ait toujours admis le principe fondamental selon lequel un accusé ne devrait être exposé à une sanction pénale que si le ministère public établit l'existence d'un état mental coupable ou criminel qui accompagne l'actus reus du crime, il ne s'ensuit pas qu'une personne qui, par la consommation volontaire d'alcool ou d'un stupéfiant, se prive à ce point du pouvoir normal de se dominer qu'un crime en résulte, devrait avoir droit à l'acquittement. Des raisons impérieuses fondées sur la logique, le bon sens et une saine politique sociale commandent qu'il en soit autrement.

71. Ainsi que je l'ai déjà signalé, point n'est besoin de passer en revue toutes les décisions traitant de cette question. Il est toutefois évident à l'examen de la jurisprudence que, jusqu'au début du dix‑neuvième siècle, l'ivresse était considérée [traduction] "plutôt comme une circonstance aggravante que comme un moyen de défense": voir lord Birkenhead dans l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Beard, précité, à la p. 494. Suivant le principe initialement appliqué en common law, une personne qui de son propre gré se privait de toute volonté n'avait pas droit, dans le cas d'une conduite criminelle, à un traitement plus favorable que celui réservé à une personne qui n'avait pas bu. Dès la fin du dix‑neuvième siècle, cette règle avait été, [TRADUCTION] "fort heureusement, assouplie" (voir le lord juge Lawton dans l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1975] 3 All E.R. 296 (C.A.), à la p. 305) à l'égard des crimes d'intention spécifique lorsque la capacité de former l'intention spécifique requise était absente pour cause d'intoxication: voir les décisions anciennes telles R. v. Doherty (1887), 16 Cox C.C. 306, le juge Stephen, à la p. 308. Cette nouvelle approche a été approuvée dans l'arrêt Beard et les décisions plus modernes sont fondées sur elle. L'assouplissement procède sans doute d'une reconnaissance de la sévérité des conséquences pénales de la plupart des infractions d'intention spécifique par opposition aux peines généralement moins sévères qu'entraînent les infractions d'intention générale. Il s'ensuit donc que l'exclusion de la défense d'ivresse dans le cas des infractions d'intention générale ne constituait pas une exception à la règle générale. L'exception consistait en réalité à admettre ce moyen de défense pour les infractions d'intention spécifique, ce qui a été fait pour tenir compte de la plus grande complexité de la démarche mentale nécessaire pour les crimes d'intention spécifique et des peines plus sévères qu'ils entraînent. C'est pourquoi une certaine atténuation a été prévue pour ces cas. Du reste, la common law a conservé la règle générale suivant laquelle on ne saurait, en s'enivrant volontairement, échapper aux conséquences de sa conduite.

72. Dans l'arrêt R. v. George, cette Cour s'est penchée sur la question de la pertinence de l'ivresse dans un cas de voies de fait simples. L'accusé avait été acquitté relativement à une inculpation de vol qualifié avec violence, parce que l'ivresse l'avait rendu incapable de former l'intention spécifique de commettre le vol qualifié. Le juge du procès n'a pas examiné la question des voies de fait simples. Ayant affirmé qu'aucune intention spécifique n'est nécessaire pour l'infraction de voies de fait simples, le juge Fauteux (à l'avis duquel le juge Taschereau s'est rangé) dit, à la p. 878:

[TRADUCTION] Il est impossible de soutenir en l'espèce que c'est accidentellement ou, abstraction faite pour l'instant de la défense d'ivresse, involontairement que l'intimé a eu recours à la force contre sa victime.

D'après cette conclusion de fait, l'accusé est coupable de voies de fait simples, à moins que la preuve n'indique un degré d'ivresse suffisant pour constituer en droit un moyen de défense valable.

Le juge Fauteux poursuit, à la p. 879:

[TRADUCTION] La question est donc de savoir si, pour cause d'ivresse, l'état de l'intimé a été tel qu'il était incapable d'avoir intentionnellement recours à la force. Or, je ne crois pas qu'en l'absence d'un degré d'ivresse créant un état équivalant à l'aliénation, il soit métaphysiquement possible de concevoir une telle situation dans le cas de voies de fait comme celles présentement en cause. Il est certain que, compte tenu des conclusions de fait du juge du procès, cette situation ne s'est pas présentée en l'espèce.

Le juge Ritchie, à l'avis duquel le juge Martland a souscrit, a estimé que la question qui se posait était celle du degré d'ivresse [TRADUCTION] "nécessaire pour établir l'absence" de l'intention qui forme un élément de l'infraction de voies de fait simples. Il dit, à la p. 890:

[TRADUCTION] En étudiant la question de la mens rea, on doit faire une distinction entre "l'intention" dans le cas d'actes accomplis pour atteindre un but immédiat d'une part et dans le cas d'actes accomplis dans le dessein et avec l'intention spécifique d'atteindre ou de contribuer à atteindre un but illégal d'autre part. Les actes illégaux du premier type sont "intentionnels" en ce sens qu'on ne les fait pas par accident ou par simple erreur. Les actes qui relèvent de la seconde catégorie, toutefois, résultent de la préméditation et représentent des mesures prises délibérément en vue d'atteindre un but illégal. Ceux‑là peuvent être les conséquences purement physiques d'une passion momentanée, tandis que ceux‑ci comportent la démarche mentale qui consiste à former une intention spécifique. Un homme en état d'ivresse très avancé peut frapper un autre intentionnellement au premier sens à un moment où son esprit est à ce point obscurci par la boisson qu'il est incapable de former une intention spécifique au deuxième sens. L'infraction de vol qualifié, telle qu'elle est définie au Code criminel, nécessite le genre d'intention et de dessein spécifiés aux art. 269 et 288, mais l'emploi du mot "intentionnelle" dans la définition des "voies de fait simples" à l'al. 230a) du Code criminel se rapporte uniquement à l'acte physique d'avoir recours à la force contre une autre personne.

À la page 891, il fait les observations suivantes:

[TRADUCTION] La décision du savant juge du procès constitue, selon moi, une conclusion que l'intimé a violemment agressé un homme et savait qu'il le frappait. Dans ces circonstances, une preuve établissant que l'accusé se trouvait en état d'ivresse volontaire ne saurait être considérée comme une défense opposable à une accusation de voies de fait simples parce que rien n'indique que l'alcool qu'il avait consommé avait provoqué une aliénation permanente ou temporaire et qu'il ressort de la déclaration faite par l'intimé lui‑même qu'il savait qu'il employait la force contre une autre personne.

Il est évident que les juges formant la majorité dans l'affaire R. v. George ont estimé que l'élément moral requis pour qu'il y ait une déclaration de culpabilité de voies de fait simples n'était rien d'autre que l'accomplissement intentionnel, par opposition à accidentel, de l'actus reus et qu'ils ont conclu que l'intoxication volontaire, [TRADUCTION] "lorsqu'il ne s'agit pas d'un degré d'ivresse créant un état équivalant à l'aliénation", ne pourrait pas être invoquée comme défense dans le cas d'une accusation de voies de fait simples, une infraction d'intention générale.

73. Dans l'arrêt Leary, cette Cour a suivi l'analyse adoptée dans l'arrêt Majewski, où la Chambre des lords a approuvé à l'unanimité la distinction faite entre l'intention générale et l'intention spécifique, étant donné que la règle avait évolué de manière à protéger la société et que l'intoxication volontaire suffisait à titre de substitut pour l'élément de faute dans les crimes d'intention générale. Le lord chancelier Elwyn Jones (les lords juges Diplock, Simon et Kilbrandon souscrivant à son avis) a cité l'opinion exprimée par lord Simon dans l'affaire R. v. Morgan, [1976] A.C. 182, aux pp. 216 et 217, où il définit les voies de fait comme un crime d'intention fondamentale. Lord Elwyn Jones conclut en disant, aux pp. 474 et 475:

[TRADUCTION] Si un homme prend de son gré une substance qui lui fait rejeter les contraintes de la raison et de la conscience, on ne lui fait aucun tort en lui imposant la responsabilité criminelle pour tout préjudice qu'il peut occasionner lorsqu'il est dans cet état. Le fait qu'il s'est mis dans cet état par la consommation de stupéfiants et de la boisson constitue, à mon avis, la preuve d'une mens rea, de l'intention coupable qui est certainement suffisante pour les crimes d'intention fondamentale. Il s'agit d'une conduite qui témoigne d'insouciance et l'insouciance suffit pour constituer la mens rea requise pour des voies de fait: voir Reg. v. Venna [1976] Q.B. 421, le lord juge James, à la p. 429. L'ivresse représente en soi un élément intrinsèque du crime et en fait partie intégrante; l'autre élément est la preuve du recours illégal à la force contre la victime. Pris ensemble, ces éléments constituent de l'insouciance criminelle. Sur ce point j'adopte la conclusion qu'a tirée Stroud à 1920, 36 L.Q.R. 273:

". . . il serait contraire aux principes et à la jurisprudence de supposer que l'ivresse" (et ce qui s'applique à l'ivresse provoquée par l'alcool vaut également pour l'intoxication causée par des stupéfiants) "peut servir de défense pour les crimes en général parce que "nul ne peut être reconnu coupable d'un crime s'il n'y a pas eu de mens rea". En se permettant de s'enivrer et en se mettant ainsi dans un état où on ne tient plus compte des prescriptions de la loi, on fait preuve d'une insouciance qui équivaut à la mens rea requise pour tous les crimes ordinaires."

À la page 475, il poursuit en parlant du point de vue retenu aux États‑Unis:

[TRADUCTION] Cette position concorde avec le Model Penal Code des États‑Unis (par. 2.08(2)):

"Lorsque l'insouciance établit un élément de l'infraction, si l'auteur de l'acte, en raison de son intoxication volontaire, est inconscient d'un risque dont il aurait été conscient n'eût été son intoxication, cette inconscience ne doit pas être prise en considération."

Lord Elwyn Jones ajoute:

[TRADUCTION] Si, d'une manière générale (par opposition aux cas exceptionnels où doit être prouvé un élément moral en plus de la mens rea ordinaire), l'intoxication était acceptée comme moyen de défense, cela minerait, à mon avis, le droit criminel et je ne crois pas qu'on puisse se contenter d'affirmer, comme l'a fait Me Tucker, que nous pouvons nous en remettre au bon sens des jurés ou des magistrats pour assurer que les coupables seront condamnés. Il se peut bien qu'un jour le législateur examine, comme à mon avis il le devrait, la recommandation concernant la création d'une infraction d'"intoxication dangereuse", que formule le comité Butler dans son Report on Mentally Abnormal Offenders (Cmnd. 6244, 1975). Mais, entre‑temps, je crois qu'il serait irresponsable d'abandonner la règle de common law, "fort heureusement, assouplie", que les tribunaux suivent depuis un siècle et demi.

Lord Simon, ayant fait remarquer qu'une personne n'est responsable en droit criminel pour une conduite illégale que si cette conduite est accompagnée d'un état d'esprit coupable, savoir la mens rea, dit, à la p. 478:

[TRADUCTION] La mens rea est donc en dernière analyse l'état d'esprit que le droit criminel considère comme répréhensible et qu'il stigmatise en conséquence. Cet état d'esprit, lorsqu'il vient s'ajouter à la conduite prohibée en question, constitue une infraction particulière. Il n'existe aucune raison juridique pour laquelle l'incapacité mentale (lorsqu'elle n'équivaut pas à l'aliénation au sens de l'arrêt M`Naghten), résultant de l'intoxication volontaire, de se rendre compte de ses actes ou de leurs conséquences probables ne devrait pas constituer précisément ce genre d'état d'esprit que le droit criminel considère comme répréhensible et qu'il stigmatise en conséquence; de fait, sur le plan pratique, il y a de très bonnes raisons de la ranger dans cette catégorie.

Aux pages 479 et 480, il dit:

[TRADUCTION] Je me suis déjà hasardé à affirmer qu'il n'y a rien de déraisonnable ni d'illogique à ce que le droit dise qu'un esprit rendu, par la consommation volontaire d'alcool ou de stupéfiants, inconscient (lorsque cette inconscience n'équivaut pas à l'aliénation au sens de l'arrêt M`Naghten) de la nature d'un acte prohibé ou de ses conséquences probables, est un esprit aussi coupable que celui qui envisage consciemment l'acte prohibé et en prévoit les conséquences probables (ou qui ne se soucie pas que ces conséquences en résultent). C'est là tout ce qui est requis comme mens rea dans le cas d'un crime d'intention fondamentale. Un crime d'intention spécifique, par contre, exige davantage que le fait d'avoir envisagé l'acte prohibé et d'avoir prévu ses conséquences probables. La mens rea dans le cas d'un crime d'intention spécifique exige la preuve d'un dessein. Cet élément existe ou n'existe pas; on ne saurait suppléer à son absence en disant que l'affaiblissement des facultés mentales provoqué par l'intoxication volontaire en est l'équivalent, car ce n'est pas le cas. Par conséquent, la règle de droit relative à l'effet de l'intoxication volontaire sur la responsabilité criminelle, telle que cette règle s'est développée au XIXe siècle, est entièrement acceptable sur le plan juridique; il n'est donc pas surprenant du tout que Stephen l'ait énoncée sans aucune hésitation ni aucune réserve.

Lord Salmon et lord Edmund‑Davies ont reconnu que la règle de droit actuellement en vigueur ne peut pas se justifier entièrement par la logique et qu'elle doit plutôt être fondée sur le bon sens et l'expérience. Lord Salmon dit, aux pp. 483 et 484:

[TRADUCTION] Comme je l'ai déjà indiqué, je conviens de l'existence d'un certain illogisme dans la règle selon laquelle l'intoxication peut excuser ou effacer un type d'intention, mais non un autre. J'accepte cependant cet illogisme, je l'accepte parce que la règle, dans son aspect indulgent, évite toute sévérité excessive sans pour autant nuire à la sécurité tandis que, dans son aspect rigoureux, elle s'applique de manière à ne pas nuire à la justice. Il serait tout aussi ridicule de supprimer l'aspect indulgent de la règle (ce que personne ne propose d'ailleurs) que d'adopter l'autre possibilité qui consiste à lui enlever son aspect rigoureux dans l'intérêt d'une logique absolue. Dans les affaires humaines, la logique absolue est un guide peu sûr et un maître très dangereux. Le droit s'occupe surtout d'affaires humaines. Je crois que la principale raison d'être de notre système de droit est de préserver la liberté individuelle. Or, la protection contre la violence physique représente un élément important de la liberté individuelle.

S'il n'y avait aucune sanction pénale pour des lésions illégalement infligées alors qu'on est complètement sous l'empire de la boisson ou de la drogue qu'on a prise volontairement, les conséquences sociales risqueraient d'être épouvantables.

Et, à la p. 494, lord Edmund‑Davies tient ces propos:

[TRADUCTION] Peut‑on pousser la logique jusqu'à dire qu'un homme qui s'est conduit comme les témoins à charge ont dit que l'appelant l'avait fait, doit être dégagé de toute responsabilité criminelle? À ce sujet, le lord juge Lawton déclarait à juste titre, ci‑dessus à la p. 456b‑c:

"Malgré le grand zèle réformateur du XIXe siècle, le Parlement n'a jamais examiné la question de savoir si l'intoxication volontaire devait constituer un moyen de défense général à une accusation criminelle. Il serait pour le moins étrange que l'adoucissement d'une règle de droit rigoureuse la dénature à tel point, sans l'intervention du Parlement, qu'elle vienne à signifier que plus un homme s'enivre, sans aller jusqu'à l'aliénation mentale, plus il a de chances d'être acquitté."

Si tel est le résultat inéluctable de l'application rigoureuse de la logique à cette branche du droit, il n'est pas surprenant que l'illogisme règne depuis longtemps, et il serait dangereux de le détrôner.

À la page 498, lord Russell ajoute les observations suivantes:

[TRADUCTION] ... mais il ne faut pas permettre que la logique en droit criminel l'emporte sur le bon sens, surtout quand il est question du maintien de l'ordre public. Le citoyen ordinaire qui a été gravement brutalisé aurait, à juste titre d'ailleurs, une mauvaise opinion du droit criminel en tant que moyen de protection efficace si son agresseur, du fait de s'être enivré ou de s'être drogué au point de se mettre dans l'incapacité de se rendre compte de ses actes, était jugé innocent de tout crime relié à l'agression. La mens rea comporte de multiples aspects. Si on me demandait d'en donner une définition dans le présent contexte, je dirais que l'élément de culpabilité ou de turpitude morale existe du fait qu'on s'est enivré sans se soucier des conséquences possibles.

74. On peut déduire des opinions exprimées dans l'arrêt Majewski que la règle de droit anglaise dans ce domaine veut que la défense d'ivresse ne s'applique pas aux infractions d'intention générale; que, dans le cas de ces infractions, il suffit pour satisfaire à l'exigence de mens rea de produire une preuve d'intoxication volontaire; et que toute faiblesse que peut comporter ce point de vue sur le plan de la logique est justifiée par des raisons qui relèvent d'une saine politique sociale.

75. Dans l'arrêt Leary, cette Cour a approuvé la position énoncée dans l'arrêt Majewski, qui est acceptée depuis longtemps en droit canadien, et, pour les raisons déjà exposées, j'estime qu'il ne faut pas renverser l'arrêt Leary. Je tiens à souligner encore une fois que la règle énoncée dans l'arrêt Leary ne dégage pas le ministère public de son obligation de prouver la mens rea lorsqu'il s'agit d'une infraction d'intention générale. Le fait qu'un accusé ne peut invoquer l'intoxication volontaire dans le cas de ces infractions n'a pas cet effet vu la nature de l'infraction et les éléments moraux devant être démontrés. L'existence de l'état d'esprit requis peut se prouver de deux manières. Il y a d'abord la proposition générale selon laquelle les juges des faits peuvent déduire la mens rea de l'actus reus lui‑même: une personne est présumée avoir voulu les conséquences naturelles et probables de ses actes. Par exemple, dans une infraction comportant le simple recours à la force, l'intention minimale d'exercer cette force suffira pour constituer la mens rea nécessaire et cette intention peut raisonnablement déduire de l'acte lui‑même et des autres éléments de preuve. Deuxièmement, dans les cas où l'accusé était intoxiqué au point de faire naître des doutes quant au caractère volontaire de sa conduite, le ministère public peut s'acquitter de son obligation de prouver que l'accusé avait l'état mental coupable nécessaire en prouvant l'intoxication volontaire que l'accusé a provoquée lui‑même par la consommation de stupéfiants ou d'alcool. C'est là la démarche proposée dans l'arrêt Majewski. Dans la plupart des cas d'intoxication lors de la perpétration d'infractions d'intention générale, le juge des faits pourra appliquer la première proposition, savoir que l'intention peut être déduite de l'actus reus lui‑même. Comme le fait observer le juge Fauteux dans l'arrêt R. v. George, précité, à la p. 879, il est presque métaphysiquement inconcevable qu'une personne soit ivre au point d'être incapable de former l'intention minimale d'avoir recours à la force. Il s'ensuit que ce n'est que dans le cas de la plus extrême intoxication volontaire que le juge des faits doit recourir à la seconde proposition, c'est‑à‑dire celle suivant laquelle la preuve d'intoxication volontaire démontre l'existence d'un esprit coupable, d'un état mental condamnable.

76. Il résulte de ce processus à deux étapes que, pour ces crimes, un accusé ne saurait soulever l'ivresse volontaire comme moyen de défense. Il ne saurait alléguer: "J'étais tellement ivre que je ne savais pas ce que je faisais." S'il a pu s'enivrer au point d'être inconscient de ses actes, l'insouciance dont il a témoigné en se mettant dans cet état constitue la preuve nécessaire pour établir l'état mental coupable. Par conséquent, il est, du point de vue de la logique, impossible qu'une personne accusée d'une infraction d'intention générale invoque son ivresse volontaire comme moyen de défense. La preuve de son ivresse volontaire peut constituer une preuve de son esprit coupable.

77. Comme j'ai essayé de le démontrer, l'exclusion de la défense d'ivresse dans le cas des infractions d'intention générale n'est pas dénuée de tout fondement logique, mais, quelles que puissent être ses faiblesses sur le plan de la logique, cette exclusion peut trouver une justification irrésistible dans la politique générale, une politique si impérieuse qu'elle est dotée de sa propre logique. Qu'elle soit provoquée par l'alcool ou par des stupéfiants, l'intoxication est à l'origine d'un bon nombre, sinon de la plupart, des agressions violentes: sans conteste, l'intoxication est une cause majeure de crimes violents. Quel parti faut‑il donc préférer, celui de reconnaître ce fait et d'adopter une politique visant à enrayer le problème, ou celui d'appliquer ce qu'on dit être logique en créant une règle de droit voulant que quiconque participe volontairement à ce qui est la cause du crime doive pour cette raison être excusé des conséquences de son crime? Si c'est là la logique, je préfère la politique générale.

78. L'appelant a fait valoir que la règle énoncée dans l'arrêt Leary transforme l'infraction d'agression sexuelle causant des lésions corporelles en crime de responsabilité absolue, en ce sens que le ministère public est dispensé d'avoir à prouver l'intention requise pour qu'il y ait perpétration de l'infraction. Il prétend donc que l'arrêt Leary va à l'encontre de l'art. 7 et de l'al. 11d) de la Charte. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, et dans l'arrêt R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, il a été jugé que l'exigence d'un certain état mental minimal comme condition de la responsabilité criminelle est un principe de justice fondamentale. Un des éléments des infractions criminelles doit en règle générale être l'exigence d'un état mental coupable. Ceux qui sont moralement innocents ne devraient pas se voir déclarer coupables. On dit que la règle énoncée dans l'arrêt Leary viole ce principe fondamental. À mon avis, cette règle ne va manifestement pas à l'encontre de ce principe essentiel du droit criminel; au contraire, elle l'étaye. Il s'agit d'une règle qui reconnaît que les accusés qui ont volontairement consommé des stupéfiants ou de l'alcool, se privant ainsi de la maîtrise de soi, ce qui mène à la perpétration d'un crime, loin d'être moralement innocents, sont en fait coupables en droit criminel. Quoique la règle ne permette pas de tenir compte de l'intoxication volontaire dans le cas d'infractions d'intention générale, elle reconnaît néanmoins que cela peut représenter un facteur pertinent à l'égard des infractions généralement plus graves pour lesquelles la mens rea doit comprendre non seulement l'accomplissement intentionnel de l'actus reus, mais aussi l'existence d'autres motifs et desseins. La règle ne nuit donc à la sécurité de la personne qu'en conformité avec des principes solides et d'une manière qui ne dépasse pas les limites établies du processus légal. Pour ces raisons, je suis d'avis qu'il n'y a pas de violation de la Charte.

79. Dans l'affaire O'Connor (1980), 4 A. Crim. R. 348, la Haute Cour de l'Australie est arrivée à une conclusion différente et son avis a été retenu par le Juge en chef dans les motifs qu'il a rédigés en l'espèce. J'ai tenté d'exposer les raisons qui m'amènent à rejeter le point de vue adopté dans l'arrêt O'Connor. Mon opinion est motivée par le fait que non seulement la règle de droit actuelle, qui repose sur la reconnaissance de l'existence d'une distinction entre l'intention générale et l'intention spécifique, a bien servi notre société, mais aussi elle n'est pas sans soutien logique et elle est fondée sur une politique saine. Voilà longtemps que cette règle bien établie est appliquée au Royaume‑Uni. Elle a été acceptée également au Canada et jouit d'un appui général aux États‑Unis. De plus, à ce que je peux voir, avant l'arrêt O'Connor elle avait été suivie en Australie et en Nouvelle‑Zélande. En d'autres termes, elle a eu cours dans la majeure partie du monde de common law. Pour ce motif et pour ceux exposés précédemment, je suis d'avis de ne pas renverser l'arrêt Leary et de confirmer la règle de droit actuellement en vigueur. Il se peut que dans l'avenir le législateur intervienne en adoptant les dispositions législatives qu'il juge appropriées, mais en attendant je n'élargirais pas la portée de la défense d'ivresse et je ne crois pas que la proposition selon laquelle les jurys pourront refuser de retenir ce moyen de défense élargi soit un facteur qui milite en sa faveur.

80. Je conclus donc que les tribunaux d'instance inférieure n'ont pas commis d'erreur et je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

81. Quoi qu'il en soit, à supposer que ma façon de voir l'arrêt Leary soit considérée comme erronée, il y a néanmoins lieu en l'espèce d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel. Étant donné la conclusion à laquelle elle est arrivée, la Cour d'appel n'a pas jugé nécessaire d'aborder cette question. Elle a toutefois été soulevée par l'intimée dans son mémoire. Le juge du procès n'a constaté l'existence d'aucun élément de preuve établissant l'ivresse, si ce n'est la déclaration faite par l'appelant à la police avant le procès. L'appelant lui‑même n'a pas cru bon de témoigner au procès. Dans son exposé au jury, le juge du procès a dit:

[TRADUCTION] Vous avez entendu les témoignages des policiers et de la plaignante concernant l'état de l'accusé en ce qui concerne son ébriété. Aucun ne prétend qu'il était ivre. L'accusé a été le seul à parler d'ivresse dans sa déclaration: "J'étais bien soûl aussi." Exception faite de cette déclaration, il n'y a aucune preuve qu'il était ivre. Or, vous pouvez l'accepter et conclure qu'il était en état d'ébriété, mais même s'il l'était, l'ivresse ne peut être opposée comme moyen de défense à l'accusation portée contre lui. Ce n'est tout simplement pas une défense.

À mon avis, on n'a pas produit une preuve d'ivresse qui suffit pour fonder la défense d'ivresse. Je ne puis que conclure au vu de la preuve que, même si le juge du procès a eu tort d'exclure l'ivresse, il n'y a eu en l'espèce aucun tort important ni erreur judiciaire grave et le jury aurait nécessairement rendu le même verdict, même si on lui avait permis de tenir compte de la preuve d'ivresse. Exerçant les pouvoirs que confère le par. 623(1) du Code, je suis d'avis d'appliquer l'exception, de rejeter le pourvoi et de confirmer la déclaration de culpabilité.

Version française des motifs des juges Wilson et L'Heureux‑Dubé rendus par

82. Le juge Wilson—J'ai eu l'avantage de lire les motifs du Juge en chef et de mes collègues les juges McIntyre et La Forest. Je souscris aux motifs du juge McIntyre portant que l'agression sexuelle causant des lésions corporelles est une infraction d'intention générale exigeant seulement l'intention minimale d'utiliser la force. Je suis aussi d'accord avec lui pour dire que, dans la plupart des cas mettant en cause des infractions d'intention générale et l'intoxication, le ministère public sera à même de prouver l'état mental blâmable de l'accusé en le déduisant de ses actes. Je pense que tel est le cas en l'espèce. Il est impossible que la preuve de l'intoxication, qui n'a pas été soumise au juge des faits en l'espèce, ait pu soulever un doute raisonnable quant à l'existence de l'intention minimale d'utiliser la force. Il n'est donc pas nécessaire en l'espèce de recourir à l'intoxication volontaire à titre de substitut de la mens rea. De toute façon, je suis loin d'être sûre que l'imposition de la responsabilité criminelle sur ce fondement survivrait à une contestation en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

83. Le Juge en chef a exposé les faits en détail dans ses motifs et je ne m'y reporterai que pour souligner pourquoi je partage l'avis du juge McIntyre que la règle énoncée dans l'arrêt Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29 doit être préservée et appliquée en l'espèce.

84. L'agression sexuelle est un crime violent. Il n'exige pas d'intention ou de dessein autre que l'utilisation intentionnelle de la force. C'est toujours et avant tout une agression. Elle est de nature sexuelle seulement parce que, d'un point de vue objectif, elle est reliée aux activités sexuelles soit en raison de la partie du corps qui subit la violence, soit en raison des paroles qui accompagnent la violence. De fait, à mon avis, on a remplacé l'infraction de viol par l'infraction d'agression sexuelle dans le but de mettre l'accent sur l'aspect violent et d'écarter le concept bénin que le viol était simplement l'acte d'un homme qui se "laisse emporter" par ses émotions.

85. Dans sa déclaration à la police, l'appelant a admis qu'il avait forcé la plaignante à avoir des relations sexuelles avec lui, mais il a allégué qu'à cause de son ivresse, il ne savait pas pourquoi il l'avait fait et que quand il s'est rendu compte de ce qu'il faisait, il "s'est enlevé" de la plaignante. La preuve indique que l'appelant a donné deux coups avec le poing fermé à la plaignante et qu'il l'a menacée de la tuer. Le médecin qui a examiné la plaignante a témoigné que son oeil droit était fermé à cause de l'enflure et qu'il avait fallu trois points de suture pour recoudre la blessure. Il est clair que l'utilisation de la force a été intentionnelle et volontaire et non accidentelle et involontaire.

86. La preuve de l'état d'intoxication de l'appelant découle de ses déclarations à la police à cet effet, du témoignage de la plaignante portant que quoique l'appelant ait agi de façon inhabituelle en lui faisant des avances, il était capable de marcher, de parler et de mettre des disques sur le phonographe, du témoignage d'un ami portant qu'avant l'incident l'appelant avait bu dans un bar et qu'il était devenu "très batailleur" tout en étant encore capable de parler et de marcher droit. De son propre aveu, l'appelant avait encore assez de lucidité après l'agression violente pour cacher à la police une serviette et un oreiller tachés de sang. Aucune preuve n'indique qu'en l'espèce nous avons à faire à une intoxication extrême, au seuil de l'aliénation ou de l'automatisme et apte à ce titre à empêcher la déduction que l'intention minimale d'utiliser la force était présente: voir R. v. Swietlinski (1978), 44 C.C.C. (2d) 267 (C.A. Ont.), à la p. 294, conf. par [1980] 2 R.C.S. 956. La preuve de l'intoxication en l'espèce ne permet simplement pas de soulever un doute raisonnable quant à l'existence de l'intention minimale requise. À cet égard, je suis d'accord avec le juge McIntyre.

87. Je suis moins sûre de la proposition acceptée par mon collègue selon laquelle l'intoxication volontaire peut se substituer à l'élément mental requis au moment de la perpétration de l'infraction, quoique je sois consciente qu'on trouve des déclarations à cet effet dans des arrêts de cette Cour. Je ne crois cependant pas que la Cour ait clairement adopté cette proposition. L'arrêt de la Chambre des Lords Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1977] A.C. 443, vaut peut‑être pour la proposition assez sévère que même l'intoxication volontaire qui produit un état d'automatisme ne peut constituer une défense à une infraction nécessitant une intention générale comme les voies de fait, mais je doute que la jurisprudence canadienne aille aussi loin.

88. Par exemple dans l'arrêt R. v. George, [1960] R.C.S. 871, le juge Fauteux, en décidant que la preuve de l'intoxication dans ce cas n'était pas utile pour déterminer s'il y avait l'intention minimale requise pour une déclaration de culpabilité de voies de fait, a pris soin de noter aux pp. 878 et 879:

[TRADUCTION] Il est impossible de soutenir en l'espèce que c'est accidentellement ou, abstraction faite pour l'instant de la défense d'ivresse, involontairement que l'intimé a eu recours à la force contre sa victime.

D'après cette conclusion de fait, l'accusé est coupable de voies de fait simples, à moins que la preuve n'indique un degré d'ivresse suffisant pour constituer en droit un moyen de défense valable.

...

La question est donc de savoir si, pour cause d'ivresse, l'état de l'intimé a été tel qu'il était incapable d'avoir intentionnellement recours à la force. Or, je ne crois pas qu'en l'absence d'un degré d'ivresse créant un état équivalant à l'aliénation, il soit métaphysiquement possible de concevoir une telle situation dans le cas de voies de fait comme celles présentement en cause. Il est certain que, compte tenu des conclusions de fait du juge du procès, cette situation ne s'est pas présentée en l'espèce.

De même le juge Ritchie a conclu aux pp. 890 et 891:

[TRADUCTION] Le fait que le juge du procès ait conclu, comme je crois qu'il l'a fait, que l'intimé avait "violemment maltraité" un vieillard, mais n'était pas coupable de voies de fait parce qu'il était ivre à ce moment là, soulève la question de droit posée par l'appelante, savoir si, vu les circonstances établies par le juge du procès, l'ivresse est une défense valide aux voies de fait simples.

En étudiant la question de la mens rea, on doit faire une distinction entre "l'intention" dans le cas d'actes accomplis pour atteindre un but immédiat d'une part et dans le cas d'actes accomplis dans le dessein et avec l'intention spécifique d'atteindre ou de contribuer à atteindre un but illégal d'autre part. Les actes illégaux du premier type sont "intentionnels" en ce sens qu'on ne les fait pas par accident ou par simple erreur. Les actes qui relèvent de la seconde catégorie, toutefois, résultent de la préméditation et représentent des mesures prises délibérément en vue d'atteindre un but illégal. Ceux‑là peuvent être les conséquences purement physiques d'une passion momentanée, tandis que ceux‑ci comportent la démarche mentale qui consiste à former une intention spécifique. Un homme en état d'ivresse très avancé peut frapper un autre intentionnellement au premier sens à un moment où son esprit est à ce point obscurci par la boisson qu'il est incapable de former une intention spécifique au deuxième sens.

...

La décision du savant juge du procès constitue, selon moi, une conclusion que l'intimé a violemment agressé un homme et savait qu'il le frappait. Dans ces circonstances, une preuve établissant que l'accusé se trouvait en état d'ivresse volontaire ne saurait être considérée comme une défense opposable à une accusation de voies de fait simples parce que rien n'indique que l'alcool qu'il avait consommé avait provoqué une aliénation permanente ou temporaire et qu'il ressort de la déclaration faite par l'intimé lui‑même qu'il savait qu'il employait la force contre une autre personne.

89. Dans l'arrêt Leary, précité, bien que le juge Pigeon ait dit, à la p. 57, de façon catégorique que, étant donné que le viol est une infraction nécessitant l'intention générale, il est "en conséquence un crime pour lequel la défense d'ivresse n'est pas recevable", il a dit ensuite qu'il était tenu de décider si, vu les faits de l'affaire, l'application de la règle de droit entraînerait un déni de justice. À cette fin, il a décidé d'examiner si la preuve indiquait que l'accusé était tellement ivre qu'il ne pouvait pas former l'intention criminelle et il a conclu aux pp. 59 et 60:

En conséquence, bien que cela ne soit pas strictement nécessaire compte tenu de ma conclusion sur la question de droit, je tiens à préciser que, même si j'étais parvenu à une conclusion différente, j'aurais jugé qu'en l'espèce il n'y a aucune preuve que l'accusé était ivre au point d'être incapable de former l'intention de commettre un viol. Le juge d'appel Bull a déclaré:

[TRADUCTION] Il est manifeste d'après la preuve que l'appelant était ivre (comme son ami Lesley) mais rien n'indique qu'il était ivre au point de ne pas avoir conscience de ce qu'il faisait ou de ne pas se rendre compte que c'est en menaçant la plaignante de son couteau et en insistant pour avoir des rapports sexuels, qu'il a arraché sa capitulation ou son consentement à l'acte. Selon la déclaration volontaire de l'appelant à la police, il s'est simplement mis à la "caresser", lui a retiré son tampax et a eu des rapports sexuels. Sa déclaration est une relation claire, concise et détaillée de l'incident et écarte la possibilité d'une ivresse aussi avancée.

Je ne pense pas que la remarque du juge de première instance indique qu'il ait cru qu'il y avait preuve d'un état d'ivresse rendant impossible l'intention criminelle. (À supposer que ce soit possible dans le cas d'un viol, voir Glanville L. Williams, The Mental Element in Crime (1965), p. 47.) À mon avis, le juge du procès voulait seulement mettre le jury en garde contre l'opinion erronée que l'ivresse pourrait constituer un moyen de défense.

90. Je crois donc que la règle énoncée dans l'arrêt Leary est tout à fait compatible avec la charge imposée au ministère public de prouver l'intention minimale qui doit accompagner l'exécution de l'acte prohibé dans les infractions d'intention générale. Je considère qu'il est préférable de préserver la règle énoncée dans l'arrêt Leary dans la forme plus souple appliquée par le juge Pigeon, c.‑à‑d. de permettre que la preuve de l'intoxication soit soumise au juge des faits pour les infractions d'intention générale seulement s'il s'agit d'une preuve d'intoxication extrême entraînant l'absence de conscience voisine de l'aliénation ou de l'automatisme. C'est seulement dans ce cas que la preuve peut soulever un doute raisonnable sur l'existence de l'intention minimale requise par l'infraction. Je ne suis pas d'avis de renverser l'arrêt Leary, comme le ferait le Juge en chef, et de permettre que la preuve de l'intoxication soit soumise au juge des faits dans tous les cas, indépendamment de sa pertinence possible à l'égard de la question de l'existence de l'intention minimale requise pour l'infraction.

91. Selon un des arguments de l'appelant que le Juge en chef a d'ailleurs accepté dans ses motifs, la règle énoncée dans l'arrêt Leary transforme l'infraction d'agression sexuelle causant des lésions corporelles en un crime de responsabilité absolue puisque le ministère public n'a plus à prouver l'élément mental. Ce serait contraire à l'art. 7 de la Charte selon l'interprétation donnée dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486 et dans R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636. Avec égards pour les tenants de l'opinion contraire, je ne crois pas que le ministère public soit déchargé de la preuve de l'existence de l'intention minimale requise pour l'infraction du fait de l'arrêt Leary. Dans l'arrêt R. c. Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, le juge Dickson, alors juge puîné, dit, à la p. 1310:

Par contre la "responsabilité absolue" entraîne condamnation sur la simple preuve que le défendeur a commis l'acte prohibé qui constitue l'actus reus de l'infraction. Aucun élément moral n'est nécessaire. On ne peut plaider que l'accusé n'a commis aucune faute. Il peut être moralement innocent sous tous rapports et malgré cela être traité de criminel et puni comme tel.

L'application de la règle énoncée dans l'arrêt Leary en l'espèce n'évite pas au ministère public d'avoir à prouver hors de tout doute raisonnable l'existence de l'élément mental requis, soit le recours intentionnel à la force. On ne peut pas dire qu'il s'agit d'une infraction de responsabilité absolue en ce sens qu'aucun élément mental n'a à être prouvé pour obtenir une déclaration de culpabilité. Comme Alan Mewett et Morris Manning l'écrivent dans Criminal Law (2nd ed. 1985), à la p. 210:

[TRADUCTION] Les tribunaux ne disent pas que les crimes nécessitant une intention générale ou une intention fondamentale ne requièrent pas la mens rea. Ils disent plutôt que ces crimes ont une mens rea d'un type visant seulement le présent et que l'ivresse ne suffit pas à nier ce type de processus mental.

De même Glanville Williams fait valoir dans son ouvrage Textbook of Criminal Law (2nd ed. 1983), aux pp. 475 et 476, qu'il est erroné de considérer que même l'arrêt Majewski, précité, transforme les infractions d'intention générale en infractions de responsabilité absolue car [TRADUCTION] "même dans le cas d'une accusation relative à un crime d'intention fondamentale, le jury doit tenir compte de l'ensemble de la preuve, sauf celle d'intoxication, pour déterminer l'intention du défendeur". En bref, quand la preuve de l'intoxication n'est pas soumise au jury, le ministère public a toujours la charge de prouver un état d'esprit blâmable.

92. Selon un autre argument de l'appelant que le Juge en chef a accepté, l'application de la règle énoncée dans l'arrêt Leary porte atteinte à l'al. 11d) de la Charte en permettant la condamnation d'un accusé alors que le juge des faits aurait bien pu avoir un doute raisonnable sur l'existence d'un élément mental essentiel de l'infraction ou sur l'existence d'une défense qui aurait pu soulever un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé: voir Vaillancourt, précité, et R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3. Je suis ici aussi en désaccord avec le Juge en chef et l'appelant sur ce point. À mon avis, l'application de la règle énoncée dans l'arrêt Leary en l'espèce n'a pas ce résultat parce que le ministère public doit toujours prouver que l'accusé a utilisé la force intentionnellement, et que la preuve de l'intoxication n'est pas soumise au jury uniquement parce qu'elle ne peut soulever de doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé. Il ne s'agit pas d'un cas où on a recours à l'intoxication volontaire à titre de substitut de la mens rea relativement à l'utilisation intentionnelle à la force.

93. J'estime qu'il n'est pas strictement nécessaire en l'espèce d'examiner la constitutionnalité de la substitution de l'intoxication volontaire à titre de mens rea relativement aux exigences minimales en matière de mens rea pour les infractions d'intention générale. Cette question ne se posera, à mon avis, que dans les rares cas où l'intoxication est si extrême que cela soulève des doutes quant à l'existence de l'intention minimale qui caractérise un comportement conscient et volontaire. Toutefois, comme le Juge en chef et le juge McIntyre se sont penchés sur cette question, je vais exposer l'état de ma réflexion actuelle à cet égard.

94. Cette Cour a affirmé qu'il était fondamental qu'une personne ne puisse pas être privée de sa liberté sans que le ministère public ait prouvé l'existence d'un état d'esprit blâmable ou coupable: voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, aux pp. 513 à 520. Toutefois il ne s'ensuit pas que ceux qui se mettent dans l'incapacité de savoir ce qu'ils font à cause de leur consommation volontaire d'alcool ou de drogues, tombent dans la catégorie des gens "moralement innocents" qui méritent une telle protection. Ceci ne veut pas dire que ces personnes n'ont pas le droit en vertu des art. 7 ou 12 de la Charte d'être protégés contre des peines disproportionnées par rapport à leur crime et à leur degré de culpabilité: voir Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, aux pp. 532 à 534; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045. Elles le sont en particulier si les conséquences de leur ivresse n'étaient ni voulues ni prévisibles.

95. La véritable difficulté que pose la substitution d'un autre élément à la mens rea, me semble‑t‑il, découle de l'al. 11d) de la Charte. Bien que cette Cour ait reconnu que, dans certains cas, la preuve d'un élément essentiel d'une infraction criminelle puisse être remplacée par la preuve d'un élément différent, elle a placé des limites très strictes aux cas où cela peut se produire. Dans l'arrêt Vaillancourt, précité, le juge Lamer dit, à la p. 656:

Enfin, au lieu d'éliminer simplement la nécessité de faire la preuve d'un élément essentiel, le législateur peut remplacer cela par la preuve d'un élément différent. À mon sens, cela ne sera constitutionnel que si après que l'on a prouvé hors de tout doute raisonnable l'existence de l'élément ainsi substitué, il serait déraisonnable que le juge des faits ne soit pas convaincu hors de tout doute raisonnable de l'existence de l'élément essentiel. Si le juge des faits peut avoir un doute raisonnable quant à l'élément essentiel malgré la preuve hors de tout doute raisonnable qui a été faite de l'existence de l'élément substitué, alors la substitution contrevient à l'art. 7 et à l'al. 11d).

Dans l'arrêt Whyte, précité, le Juge en chef a approuvé la déclaration susmentionnée aux pp. 18 et 19:

Dans le passage de l'arrêt Vaillancourt cité précédemment, le juge Lamer reconnaît que, dans certains cas, substituer la preuve d'un élément à la preuve d'un élément essentiel ne portera pas atteinte à la présomption d'innocence si, après qu'on a prouvé l'existence de l'élément substitué, il était déraisonnable que le juge des faits ne soit pas convaincu hors de tout doute raisonnable de l'existence de l'élément essentiel. Il s'agit d'une autre façon de dire que la présomption légale porte atteinte à la présomption d'innocence si elle oblige le juge des faits à prononcer une déclaration de culpabilité malgré l'existence d'un doute raisonnable. La présomption légale ne sera constitutionnelle que si l'existence du fait substitué entraîne inexorablement la conclusion que l'élément essentiel existe, sans aucune autre possibilité raisonnable.

Mon point de vue actuel me porte à dire qu'il est improbable que dans les affaires où il est nécessaire de recourir à l'intoxication volontaire comme élément substitué à l'intention minimale, la preuve de l'élément substitué entraîne "inexorablement" la conclusion que l'élément essentiel, soit l'intention minimale, existait au moment de la perpétration de l'acte criminel. Je préfère donc laisser cette question en suspens puisqu'il n'est pas nécessaire de la trancher afin de statuer sur ce pourvoi.

96. Je suis d'accord avec mes collègues les juges McIntyre et La Forest pour dire que, si le tribunal d'instance inférieure avait commis une erreur, elle n'aurait entraîné aucun tort important ni erreur judiciaire grave et, par conséquent, il aurait été approprié d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel. Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Version française des motifs rendus par

97. Le juge La Forest—J'ai eu l'avantage de lire les motifs préparés par le Juge en chef et par le juge McIntyre. Comme le Juge en chef l'a établi, l'exigence de la mens rea dans les infractions véritablement criminelles est tellement fondamentale qu'on ne peut la supprimer, depuis l'avènement de la Charte canadienne des droits et libertés, sur la base d'une politique de droit prétorien. Il serait anormal que les tribunaux puissent porter atteinte à un tel droit fondamental en s'appuyant sur ces politiques dont le caractère essentiel n'a pas été démontré, alors que toute tentative du législateur de le faire serait passée au crible de l'article premier, ainsi que cette Cour l'a établi.

98. Dans mes motifs de dissidence dans l'arrêt R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145, à la p. 187, j'ai exposé mon point de vue sur la question générale soulevée en l'espèce. J'y ai souligné que, dans l'environnement constitutionnel nouveau établi par la Charte, si on doit porter atteinte aux valeurs juridiques fondamentales, il appartient au législateur de le faire et non aux tribunaux. Il incombe au législateur de relever le défi que causent les activités criminelles. Bien que les tribunaux doivent être sensibles à ce que fait le législateur pour protéger le public en général, ils doivent toujours veiller à empêcher les atteintes indues à notre liberté. Les tribunaux sont les protecteurs de nos droits. Il n'est pas de leur ressort d'adopter des règles qui portent atteinte aux droits fondamentaux même si elles leur semblent souhaitables dans un système équilibré de justice criminelle. C'est le travail du législateur. J'ajoute dans l'affaire Landry, à la p. 189:

Si dans sa sagesse le législateur estime nécessaire de modifier cet équilibre, il peut le faire. Il est plus en mesure que les tribunaux de réaliser cet équilibre précis et il a plus facilement accès aux connaissances nécessaires pour y arriver. Les tribunaux pourront ensuite remplir leur rôle d'examiner les lois du législateur tant dans leur portée générale que dans leur application particulière pour préserver nos valeurs traditionnelles.

99. Il est vrai qu'on ne doit pas présumer à la légère que des règles de common law établies enfreignent la Charte. En tant que dépositaires de nos valeurs traditionnelles, elles peuvent faciliter la définition de ses normes. Mais lorsqu'on conclut qu'une règle de common law enfreint un droit ou une liberté garanti par la Charte, elle doit être justifiée de la même façon qu'une règle législative. Or, il n'existe aucune justification adéquate en l'espèce.

100. Par conséquent, je suis en accord général avec la façon dont le Juge en chef a énoncé le droit. Toutefois je conclus comme le juge McIntyre que, compte tenu des faits particuliers de l'espèce, il n'y a pas eu de tort important ni d'erreur judiciaire grave et qu'il s'agit donc d'une affaire où l'on peut appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel. Pour ce motif, je suis d'avis de trancher l'affaire comme le propose le juge McIntyre.

Pourvoi rejeté, le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents.

Procureurs de l'appelant: Ruby & Edwardh, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

* Les juges Estey et Le Dain n'ont pas pris part au jugement.


Synthèse
Référence neutre : [1988] 2 R.C.S. 833 ?
Date de la décision : 15/12/1988
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit criminel - Mens rea - Intention générale et spécifique - Ivresse - Agression sexuelle causant des lésions corporelles - La preuve de l'intoxication volontaire doit‑elle être prise en considération pour déterminer si la mens rea a été prouvée hors de tout doute raisonnable? - Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 246.2c) - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d).

Preuve - Infractions criminelles - Ivresse - Mens rea - La preuve de l'ivresse doit‑elle être prise en considération relativement à la preuve de la mens rea?.

L'appelant a été accusé d'agression sexuelle causant des blessures corporelles en infraction à l'al. 246.2c) du Code criminel; il a été jugé par juge et jury et a été reconnu coupable. Il a admis avoir forcé la plaignante à avoir des relations sexuelles avec lui et a déclaré qu'il l'avait attaquée parce qu'il était ivre. La Cour d'appel de l'Ontario a rejeté l'appel interjeté à l'encontre de la déclaration de culpabilité. Le pourvoi vise à déterminer si le juge des faits doit prendre en considération la preuve de l'intoxication volontaire avec tous les autres éléments de preuve pertinents pour déterminer si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable la mens rea requise pour constituer l'infraction.

Arrêt (le juge en chef Dickson et le juge Lamer sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Beetz et McIntyre: L'infraction d'intention générale est celle pour laquelle l'intention se rapporte uniquement à l'accomplissement de l'acte en question, sans qu'il y ait d'autre intention ou dessein. Une infraction d'intention spécifique se caractérise par la perpétration de l'actus reus assortie d'une intention ou d'un dessein qui ne se limite pas à l'accomplissement de l'acte en question. Cette distinction, qui n'est ni artificielle ni ne repose sur une fiction juridique, n'est pas privée de fondement logique.

L'ivresse au sens général ne constitue pas véritablement une défense opposable à une accusation d'avoir commis un acte criminel. La défense peut toutefois s'appliquer à un crime d'intention spécifique lorsque l'état d'ébriété de l'accusé est de nature à le rendre incapable de former l'intention spécifique requise pour commettre le crime. Elle ne s'applique cependant pas aux infractions d'intention générale.

Les éléments d'une accusation portée en vertu de l'al. 246.2c) sont une agression qui, considérée objectivement, a un caractère sexuel et qui a pour conséquence des lésions corporelles subies par le plaignant. Le seul élément moral requis est l'intention de commettre l'agression. Les circonstances dans lesquelles elle a eu lieu doivent être examinées pour dégager la preuve du caractère sexuel de l'agression et des lésions corporelles qu'elle a causées. L'atteinte à l'intégrité physique du plaignant qui en est la conséquence aggrave l'agression sexuelle, mais l'élément moral demeure le même.

Le ministère public doit toujours prouver la mens rea pour les infractions d'intention générale, indépendamment de l'absence d'une défense d'intoxication volontaire. Il peut la prouver de deux façons. Premièrement, la mens rea peut dans la plupart des cas se déduire de l'actus reus lui‑même: une personne est présumée avoir voulu les conséquences naturelles et probables de ses actes. Deuxièmement, dans les cas où l'accusé était ivre au point de faire naître des doutes quant au caractère volontaire de sa conduite, le ministère public peut établir que l'accusé avait l'état mental coupable nécessaire en prouvant l'intoxication volontaire. En conséquence, les personnes accusées de ces crimes ne peuvent invoquer l'ivresse volontaire en défense.

La règle énoncée dans l'arrêt Leary ne transforme pas l'infraction prévue à l'al. 246.2c) en crime de responsabilité absolue, en dispensant le ministère public de prouver l'intention requise et, par conséquent, il n'enfreint pas l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. La règle confirme le principe que ceux qui sont moralement innocents ne devraient pas se voir déclarer coupables, car elle reconnaît que les accusés qui ont volontairement consommé des stupéfiants ou de l'alcool, se privant ainsi de la maîtrise de soi, ce qui mène à la perpétration d'un crime, loin d'être moralement innocents, sont en fait coupables en droit criminel.

Si le juge du procès a exclu à tort la preuve de l'ivresse, il faut appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel car cela n'a pas entraîné de tort important ni d'erreur judiciaire grave en l'espèce.

Les juges Wilson et L'Heureux‑Dubé: L'agression sexuelle causant des lésions corporelles est une infraction d'intention générale exigeant seulement l'intention minimale d'utiliser la force. En l'espèce comme dans la plupart des cas mettant en cause des infractions d'intention générale et l'intoxication, le ministère public peut prouver l'état mental blâmable de l'accusé en le déduisant de ses actes. Il est impossible que la preuve de l'intoxication, qui n'a pas été soumise au juge des faits, ait pu soulever un doute raisonnable quant à l'existence de l'intention minimale d'utiliser la force.

La règle énoncée dans l'arrêt Leary est tout à fait compatible avec la charge imposée au ministère public de prouver l'intention minimale qui doit accompagner l'exécution de l'acte prohibé dans les infractions d'intention générale. La règle, appliquée dans la forme plus souple, doit être préservée pour permettre que la preuve de l'intoxication soit soumise au juge des faits pour les infractions d'intention générale seulement s'il s'agit d'une preuve d'intoxication extrême entraînant l'absence de conscience voisine de l'aliénation ou de l'automatisme. C'est seulement dans ce cas que la preuve peut soulever un doute raisonnable sur l'existence de l'intention minimale requise par l'infraction. La preuve de l'intoxication ne doit pas être soumise au juge des faits dans tous les cas, indépendamment de sa pertinence possible à l'égard de la question de l'existence de l'intention minimale requise pour l'infraction. La règle énoncée dans l'arrêt Leary ne doit pas être renversée.

L'arrêt Leary n'a pas pour effet de dégager le ministère public de l'obligation de prouver l'existence de l'intention minimale requise pour l'infraction ni d'en faire une infraction de responsabilité absolue. Le ministère public doit toujours prouver hors de tout doute raisonnable l'existence de l'élément mental requis, soit le recours intentionnel à la force.

Le juge La Forest: L'exigence de la mens rea dans les infractions véritablement criminelles est tellement fondamentale qu'on ne peut la supprimer depuis l'avènement de la Charte, sur la base d'une politique de droit prétorien. Si on doit porter atteinte aux valeurs juridiques fondamentales, il appartient au législateur de le faire et non aux tribunaux. Même si on ne doit pas présumer à la légère que des règles de common law violent un droit garanti par la Charte, toute violation éventuelle doit être justifiée de la même façon que dans le cas des règles législatives. Aucune justification valable n'a été présentée en l'espèce. Toutefois, le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel peut à bon droit s'appliquer car il n'y a pas eu de tort important ni d'erreur judiciaire grave.

Le juge en chef Dickson et le juge Lamer (dissidents): Le juge des faits doit prendre en considération avec tous les autres éléments de preuve pertinents la preuve de l'intoxication volontaire pour déterminer si la mens rea requise pour qu'il y ait infraction a été prouvée hors de tout doute raisonnable. L'intoxication est pertinente en principe à l'égard de l'élément moral requis pour un crime.

L'application sans restriction du principe fondamental de la mens rea ne créerait pas en droit criminel une immense lacune qui compromettrait la protection de la société. Dans la mesure où l'intoxication ne fait que diminuer les inhibitions, supprimer la retenue ou provoquer une confiance en soi ou une agressivité inhabituelles, elle n'a rien à voir avec l'exigence d'une mens rea en matière de conduite volontaire et intentionnelle ou insouciante. De même, un accusé ne pourrait invoquer l'intoxication s'il s'était enivré afin de se donner le courage de commettre un crime ou pour faciliter sa défense. Les jurys sont tout à fait capables de peser l'ensemble de la preuve d'une manière équitable et impartiale et il est peu probable qu'ils acquittent trop facilement ceux qui commettent des infractions en état d'ébriété.

La distinction entre l'intention "générale" et "spécifique" qu'on utilise pour ne pas soumettre au jury des éléments de preuve par ailleurs pertinents, est artificielle et soulève deux problèmes fondamentaux. Premièrement, c'est le législateur et non les tribunaux qui doivent modifier la loi si la politique générale doit l'emporter sur les principes. Deuxièmement, même si les tribunaux pouvaient le faire à bon droit, il n'y a aucune preuve démontrant que l'exigence artificielle d'une intention spécifique est vraiment nécessaire pour protéger la société.

L'arrêt Leary, qui a donné naissance à la distinction entre l'intention générale et l'intention spécifique doit être renversé. Cette décision antérieure à la Charte impose une forme de responsabilité absolue aux délinquants intoxiqués: un élément essentiel est présumé quand on prouve l'intoxication. Il porte donc atteinte au droit garanti par la Charte d'être présumé innocent tant qu'on n'est pas déclarée coupable et à la présomption d'innocence. La règle énoncée dans l'arrêt Leary ne saurait être maintenue aux termes de l'article premier de la Charte car l'objectif de la protection du public, quoique important, n'y est pas atteint d'une manière conforme au critère de proportionnalité formulé dans l'arrêt Oakes. L'autorité de l'arrêt Leary a également été ébranlée tout à fait indépendamment de la Charte. Une croyance sincère mais déraisonnable et erronée au consentement réduit à néant la mens rea requise pour certains crimes. La tâche du jury pour déterminer si la croyance est sincère est inutilement compliquée par les restrictions de l'arrêt Leary concernant l'erreur de fait. L'incertitude causée par l'arrêt Leary porte aussi atteinte à la clarté et à la certitude du droit sous‑jacent au principe du stare decisis. La classification des infractions relativement à la catégorie de l'intention spécifique est nécessairement un exercice ad hoc au résultat imprévisible. Enfin, il n'appartient pas aux tribunaux de créer de nouvelles infractions ni de donner plus d'extension à la responsabilité. La règle énoncée dans l'arrêt Leary étend la portée de la responsabilité criminelle au‑delà des limites normales. Il est toutefois acceptable de renverser un arrêt antérieur pour créer une règle favorable à l'accusé.

Le fait que, dans l'exposé au jury, on n'ait pas parlé de l'obligation du ministère public de prouver que l'accusé avait agi avec l'intention requise est fatal à la déclaration de culpabilité. Le ministère public n'a pas demandé à cette Cour d'appliquer le sous‑al. 613(1)b)(iii) du Code criminel et il n'appartient pas à cette Cour de faire des conjectures sur le résultat probable si le jury avait reçu des instructions appropriées.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Bernard

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McIntyre
Arrêt appliqué: Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29
arrêts examinés: Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1977] A.C. 443, [1975] 3 All E.R. 296
R. v. George, [1960] R.C.S. 871
Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956
R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293
arrêts mentionnés: Director of Public Prosecutions v. Beard, [1920] A.C. 479
Attorney‑General for Northern Ireland v. Gallagher, [1961] 3 All E.R. 299
Bratty v. Attorney‑General for Northern Ireland, [1961] 3 All E.R. 523
R. v. Doherty (1887), 16 Cox. C.C. 306
R. v. Morgan, [1976] A.C. 182
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
arrêt non suivi: O'Connor (1980), 4 A. Crim. R. 348.
Citée par le juge Wilson
Arrêt appliqué: Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29
arrêts mentionnés: Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956, conf. (1978), 44 C.C.C. (2d) 267
Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1977] A.C. 443
R. v. George, [1960] R.C.S. 871
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
R. c. Sault Ste‑Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299
R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3
R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045.
Citée par le juge La Forest
Arrêt mentionné: R. c. Landry, [1986] 1 R.C.S. 145.
Citée par le juge en chef Dickson (dissident)
Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29
Swietlinski c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 956
R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293
Director of Public Prosecutions v. Majewski, [1977] A.C. 443, [1976] 2 All E.R. 142
O'Connor (1980), 4 A. Crim. R. 348
R. v. Kamipeli, [1975] 2 N.Z.L.R. 610
Director of Public Prosecutions v. Beard, [1920] A.C. 479
R. v. Roulston, [1976] 2 N.Z.L.R. 644
R. v. Keogh, [1964] V.R. 400
R. c. Hill, [1986] 1 R.C.S. 313
R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782
Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville, [1982] 2 R.C.S. 518
Reference Re The Farm Products Marketing Act, [1957] R.C.S. 198
Binus v. The Queen, [1967] R.C.S. 594
Peda v. The Queen, [1969] R.C.S. 905
Barnett c. Harrison, [1976] 2 R.C.S. 531
Capital Cities Communications Inc. c. Conseil de la Radio‑Télévision canadienne, [1978] 2 R.C.S. 141
A.V.G. Management Science Ltd. c. Barwell Developments Ltd., [1979] 2 R.C.S. 43
Bell c. La Reine, [1979] 2 R.C.S. 212
Paquette c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 189
Dunbar v. The King (1936), 67 C.C.C. 20 (C.S.C.)
McNamara Construction (Western) Ltd. c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 654
Farwell v. The Queen (1894), 22 R.C.S. 553
Vetrovec c. La Reine, [1982] 1 R.C.S. 811
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Robertson and Rosetanni v. The Queen, [1963] R.C.S. 651
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
Chromiak c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 471
Duke c. La Reine, [1972] R.C.S. 917
R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045
Miller et Cockriell c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 680
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
R. c. Holmes, [1988] 1 R.C.S. 914
Renvoi relativement à la Loi sur l'organisation du marché des produits agricoles, [1978] 2 R.C.S. 1198
Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120
Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570
R. c. Robertson, [1987] 1 R.C.S. 918
R. v. Moreau (1986), 26 C.C.C. (3d) 359
Commonwealth of Puerto Rico c. Hernandez, [1975] 1 R.C.S. 228
R. c. Quin, [1988] 2 R.C.S. 825
R. v. Campbell (1974), 17 C.C.C. (2d) 320
R. v. Santeramo (1976), 32 C.C.C. (2d) 35.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d).
Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C‑34, art. 213d), 244, 244(4), 245.1(2), 246(1)a), 246.2c), 306(1)a), b), 613(1)b)(iii), 623(1).
Doctrine citée
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Williams, Glanville Llewelyn. Textbook of Criminal Law, 2nd ed. London: Stevens & Sons, 1983.

Proposition de citation de la décision: R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833 (15 décembre 1988)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1988-12-15;.1988..2.r.c.s..833 ?
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