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08/06/1989 | CANADA | N°[1989]_1_R.C.S._1469

Canada | états-unis c. Cotroni; états-unis c. el zein, [1989] 1 R.C.S. 1469 (8 juin 1989)


États‑Unis c. Cotroni; États-Unis c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469

États‑Unis d'Amérique Appelant

c.

Frank Santo Cotroni Intimé

et entre

États‑Unis d'Amérique Appelant

c.

Samir El Zein Intimé

répertorié: états‑unis c. cotroni; états‑unis c. el zein

Nos du greffe: 20035, 20036.

*1988: 5 mai.

*Présents: Les juges Beetz, Wilson, Le Dain, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

**Nouvelle audition: 1989: 22, 23 février; 1989: 8 juin.

**Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Wilson, L

a Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.

en appel de la cour d'appel du québec

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droit d'un cit...

États‑Unis c. Cotroni; États-Unis c. El Zein, [1989] 1 R.C.S. 1469

États‑Unis d'Amérique Appelant

c.

Frank Santo Cotroni Intimé

et entre

États‑Unis d'Amérique Appelant

c.

Samir El Zein Intimé

répertorié: états‑unis c. cotroni; états‑unis c. el zein

Nos du greffe: 20035, 20036.

*1988: 5 mai.

*Présents: Les juges Beetz, Wilson, Le Dain, La Forest et L'Heureux‑Dubé.

**Nouvelle audition: 1989: 22, 23 février; 1989: 8 juin.

**Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.

en appel de la cour d'appel du québec

Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droit d'un citoyen canadien de demeurer au Canada -- Extradition -- Complot en vue d'importer des stupéfiants aux États-Unis à partir du Canada -- Actes des accusés accomplis au Canada -- Existence de l'infraction tant en droit américain qu'en droit canadien -- L'extradition d'un citoyen canadien dans ces circonstances viole‑t‑elle le droit d'un citoyen de demeurer au Canada? -- Dans l'affirmative, l'extradition est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte? ‑- Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 6(1).

Extradition -- Citoyens canadiens impliqués dans un complot en vue d'importer des stupéfiants aux États‑Unis à partir du Canada -- Actes des accusés accomplis au Canada -- Existence de l'infraction tant en droit américain qu'en droit canadien -- L'extradition d'un citoyen canadien dans ces circonstances viole‑t‑elle le droit d'un citoyen de demeurer au Canada? -- Dans l'affirmative, l'extradition est‑elle justifiable en vertu de l'article premier de la Charte?

Les appelants sont des citoyens canadiens qui ont été arrêtés au Canada relativement à des infractions distinctes, en vertu de mandats décernés conformément à la Loi sur l'extradition et au Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis. On allègue qu'ils ont tous les deux participé à un complot en vue d'importer et de faire le trafic de l'héroïne aux États‑Unis; El Zein aurait également importé de l'héroïne aux États‑Unis. Les actes des appelants relatifs aux infractions reprochées ont été accomplis pendant qu'ils se trouvaient au Canada et les appelants auraient pu être jugés sous le régime de la loi canadienne. Les États‑Unis ont fait une demande d'extradition, l'incarcération en vue de l'extradition a été ordonnée dans chaque cas et des demandes de bref d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire ont été rejetées. La Cour d'appel du Québec a annulé les ordonnances d'incarcération. Les questions constitutionnelles dont est saisie cette Cour sont de savoir (1) si l'extradition d'un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation du droit énoncé au par. 6(1) de la Charte de demeurer au Canada, et (2), dans l'affirmative, si l'extradition en l'espèce constitue une limite raisonnable imposée à ce droit, au sens de l'article premier.

Arrêt (les juges Wilson et Sopinka sont dissidents): Les pourvois sont accueillis; les deux questions constitutionnelles reçoivent une réponse affirmative.

Le juge en chef Dickson et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et Cory: L'extradition d'un citoyen canadien viole à première vue le droit de demeurer au Canada que garantit à ce dernier le par. 6(1) de la Charte, lequel droit ne peut être violé que si cette violation est justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l'État. Ce droit garanti par la Charte aurait été formulé différemment si on avait voulu qu'il protège seulement contre l'expulsion, le bannissement ou l'exil. Néanmoins, il vise à protéger contre l'exil et le bannissement qui ont pour objet l'exclusion de la participation à la communauté nationale. L'extradition ne vise pas cet objet et se situe à la limite des valeurs fondamentales que protège cette disposition.

Les objectifs qui sous‑tendent l'extradition constituent des préoccupations urgentes et réelles et sont suffisamment importants pour en faire une limite raisonnable -- au sens de l'article premier, à supposer que les autres exigences de l'article premier sont respectées -- imposée au droit énoncé au par. 6(1) de la Charte. Les enquêtes et les poursuites criminelles ainsi que la répression du crime pour la protection des citoyens et le maintien de la paix et de l'ordre public constituent un objectif important de toute société organisée. Il ne serait pas réaliste que la poursuite de cet objectif se confine à l'intérieur des frontières nationales. Les objectifs de l'extradition vont au‑delà de la simple répression du crime et comprennent la citation en justice des fugitifs afin de déterminer leur culpabilité ou leur innocence dans le cadre d'un procès équitable.

Une extradition peut avoir un lien rationnel avec les objectifs qui la sous‑tendent, nonobstant le fait que le Canada a un intérêt suffisant pour intenter des poursuites relatives aux mêmes actes. Il est souvent préférable qu'un crime fasse l'objet de poursuites là où ses effets préjudiciables se font sentir et là où résident les témoins et les personnes les plus intéressées à faire traduire le criminel en justice.

Le critère de l'arrêt Oakes ne doit pas être appliqué de manière trop rigide et mécaniste: le langage de la Charte favorise une certaine souplesse. Bien qu'il faille accorder priorité dans l'équation aux droits garantis par la Charte, les valeurs sous‑jacentes doivent être, dans un contexte particulier, évaluées délicatement en fonction d'autres valeurs propres à une société libre et démocratique que le législateur cherche à promouvoir.

L'extradition viole le moins qu'il est raisonnablement possible de le faire le droit garanti par le par. 6(1). Les pratiques d'extradition ont été façonnées autant que possible pour la protection de la liberté de l'individu et elles accordent les mêmes genres de droits (quoique que sous une forme nécessairement atténuée) que ceux accordés à un accusé en vertu des art. 7 et 11 de la Charte. Les objectifs importants et réels qui sous‑tendent l'extradition et qui sont essentiels au maintien d'une société libre et démocratique justifient cette violation quelque peu mineure de la Charte.

En l'espèce, les intimés étaient physiquement présents au Canada lorsqu'ils auraient participé aux opérations pour lesquelles ils font maintenant face à des accusations. Cependant, les opérations qu'ils auraient effectuées étaient de nature transnationale. Bien que la présence physique continue au Canada puisse être pertinente sous le régime de l'article premier et de l'art. 6 de la Charte, le lieu du méfait ne l'est pas. De plus, le droit de demeurer au Canada n'est pas plus touché par le crime qui aurait été commis à l'extérieur du Canada que par celui qui l'aurait été à l'intérieur du Canada.

Une exception générale dont bénéficierait un citoyen canadien qui pourrait être accusé au Canada porterait atteinte indûment aux objectifs du système d'extradition. Les considérations relatives à l'efficacité des poursuites, à la disponibilité d'éléments de preuve, à l'instigation d'une enquête et à la tâche impossible de déterminer quel pays est le mieux en mesure d'instruire l'affaire en justice, vont au‑delà de la simple commodité administrative et touchent à l'objet même de l'extradition. En particulier, il y aurait atteinte grave à l'intérêt qu'a la société à ce qu'un fugitif soit traduit en justice dans le cadre d'un procès où il sera possible de déterminer régulièrement sa culpabilité ou son innocence. En outre, ce point de vue affaiblirait le système en général, et par le fait même les objectifs qu'il sert, en minant la confiance et la bonne foi qui doivent exister entre les nations et leurs représentants et les organismes chargés d'appliquer la loi à maints paliers.

La justification, en vertu de l'article premier, de la limite imposée au droit en question n'est pas compromise par le fait que la question de savoir si l'extradition sera réalisée ou non relève du pouvoir discrétionnaire du procureur général du Canada ou d'une province. Le principal pouvoir discrétionnaire en cause est celui de poursuivre ou de ne pas poursuivre et les motifs qui justifient ce pouvoir discrétionnaire sous‑tendent également l'existence d'un pouvoir discrétionnaire de décider si un Canadien doit être poursuivi au Canada ou à l'étranger. En exerçant ce pouvoir discrétionnaire, il faut accorder leur pleine valeur aux droits que le par. 6(1) confère aux citoyens. En pratique, la décision de poursuivre ou de ne pas poursuivre au Canada et de permettre aux autorités d'un autre pays de demander l'extradition est prise après consultation entre les autorités compétentes des deux pays, lorsque divers facteurs, dont la nationalité, sont pris en considération en évaluant les intérêts qu'ont les deux pays à poursuivre.

Le pouvoir discrétionnaire d'extradition que peut exercer l'exécutif n'a pas beaucoup d'importance ici.

Le juge Wilson (dissidente): Le paragraphe 6(1) de la Charte a été conçu pour protéger le droit d'un citoyen canadien de choisir librement de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir. Le texte du par. 6(1) est clair et net. Si on avait voulu que le par. 6(1) ne vise que le droit d'un citoyen de ne pas être exilé ou banni, ce paragraphe aurait été rédigé en des termes plus précis.

Le lieu du méfait est très pertinent lorsqu'on tente de justifier l'extradition comme étant une limite raisonnable imposée au droit d'un citoyen canadien de demeurer au Canada. Il constitue souvent l'élément clé qui relie l'accusé à l'État requérant. Il n'est pas nécessaire de violer le droit d'un citoyen de demeurer au Canada lorsque le crime a été commis au Canada par un Canadien et est punissable en vertu du droit canadien. Ce dernier peut être traduit en justice sur place. Il en va autrement si le crime a été commis dans l'État qui fait la demande d'extradition. L'argument selon lequel l'extradition constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier est nettement plus solide dans le dernier cas. Il faut des raisons plus convaincantes que la commodité de poursuivre pour justifier la violation d'un droit expressément garanti aux citoyens canadiens par la Charte. Ce droit que garantit la Charte n'est pas dérisoire non plus qu'il est possible de considérer sa violation comme mineure.

Dans l'exercice de ses pouvoirs discrétionnaires de décider d'extrader ou de poursuivre, l'exécutif du gouvernement est lié par la Charte. Il n'a pas le pouvoir discrétionnaire de respecter ou non les droits qu'elle garantit. Son pouvoir discrétionnaire est limité par la Charte et le contraire ne saurait être vrai.

La répression du crime transfrontalier constitue une préoccupation suffisamment urgente et réelle pour justifier une limite imposée par un texte de loi au droit d'un citoyen de demeurer au Canada. Cependant, on n'a pas satisfait au critère de proportionnalité. Même si elle peut avoir de manière générale un lien rationnel avec l'objectif de répression du crime transfrontalier, l'extradition ne porte pas "le moins possible" atteinte au droit garanti par le par. 6(1), compte tenu des faits particuliers des présents pourvois. Cet objectif aurait pu être atteint si on avait poursuivi les intimés au Canada, ce qui aurait ainsi permis d'éviter toute violation de l'art. 6 de la Charte. Il serait possible d'adopter dans certains cas une interprétation souple de la proportionnalité, mais il ne faudrait pas délaisser l'examen attentif d'un programme législatif qui restreint directement un droit garanti, particulièrement s'il est lié à un aspect du droit criminel.

La courtoisie entre les nations que favorise l'extradition ne serait pas touchée défavorablement si on devait refuser l'extradition dans des cas comme ceux‑ci.

Le juge Sopinka (dissident): Pour les raisons données par le juge Wilson, l'extradition d'un citoyen qui peut être jugé au Canada n'est pas une limite raisonnable et l'extradition constituerait en l'espèce une violation du par. 6(1) non justifiée en vertu de l'article premier de la Charte. Cependant, il est nécessaire d'énoncer les conséquences de la décision de la majorité.

La violation du par. 6(1) de la Charte qui résulte de l'extradition n'est pas mineure: certains pays vers lesquels un citoyen canadien peut être extradé ne reconnaissent pas la présomption d'innocence ni le droit de garder le silence, ne permettent pas la mise en liberté sous caution, ne disposent pas d'un barreau indépendant et imposent encore la peine capitale. Toutes les règles de droit exécutoires qui visent à protéger le citoyen ne font aucune distinction quant à la nature de l'État qui fait la demande d'extradition. De plus, les questions examinées au moment de la négociation des traités n'offrent que peu de protection puisqu'un bon nombre de ces traités sont anciens et que la nature politique et juridique de maints pays a radicalement changé dans l'intervalle.

La pratique consistant à décider d'extrader après consultation entre les autorités canadiennes et celles du pays qui fait la demande n'est qu'une pratique et elle ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire que si un pouvoir discrétionnaire a été exercé pour des motifs irréguliers ou arbitraires. Il ne s'agit pas d'une limite prescrite par une règle de droit et elle n'est pas conçue pour réduire l'effet d'une violation du par. 6(1), de sorte qu'elle ne saurait justifier une telle violation.

La décision de poursuivre au Canada n'aura pas pour effet de soustraire le citoyen à l'extradition à moins que le traité ne confère au Canada le pouvoir discrétionnaire de ne pas extrader ses propres citoyens. Il s'agit là d'une question de discrétion politique. En conséquence, la question de savoir si une décision de poursuivre sera prise dépendra de la politique générale du gouvernement canadien. Cette politique n'est exprimée dans aucun texte ayant force de loi.

Un texte législatif ne peut être sauvegardé en invoquant le pouvoir discrétionnaire qu'a le ministère public de ne pas appliquer la loi s'il estime que son application entraînerait une violation de la Charte. Un tel pouvoir discrétionnaire n'est pas circonscrit par des lignes directrices exécutoires en justice.

Jurisprudence

Citée par le juge La Forest

Arrêt appliqué: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; arrêts examinés: Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 4 C.C.C. (3d) 385; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713; arrêts mentionnés: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486; Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; Brickman v. Federal Republic of Germany, App. 1, No. 6242/73, C.D. 46; R. v. Governor of Pentonville Prison, ex parte Budlong, [1980] 1 All E.R. 701; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178; Director of Public Prosecutions v. Doot, [1973] A.C. 807; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; Re Burley (1865), 60 B.F.S.P. 1241; R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443; United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129; Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680; R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045.

Citée par le juge Wilson (dissidente)

R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 4 C.C.C. (3d) 385; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500; Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441; United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713.

Citée par le juge Sopinka (dissident)

United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129; R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045; Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500.

Lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 6(1), 7.

Code criminel, S.R.C. 1970, chap. C-34, art. 423(1)d).

Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III, art. 2a).

Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).

Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E-21, art. 3.

Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977-78, chap. 9.

Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N-1, art. 5.

Doctrine citée

Canada. Parlement. Comité mixte spécial sur la Constitution du Canada. Procès-verbaux et témoignages du Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution du Canada. Première session de la trente-deuxième législature, 1980-81. Fascicule no 46. Ottawa: 1981.

Castel, J. G. and Sharon A. Williams. "The Extradition of Canadian Citizens and Sections 1 and 6(1) of the Canadian Charter of Rights and Freedoms", in The Canadian Yearbook of International Law, vol. 25, published under the auspices of The Canadian Branch, International Law Association. Vancouver: University of British Columbia Press, 1987.

Council of Europe. Explanatory Reports on the Second to Fifth Protocols to the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms. Strasbourg: 1971.

Protocole no 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, article 3, paragraphe 1, European Treaty Series, No. 46.

Traité d'extradition entre le Canada et les États-Unis, R.T. can. 1976.

Van Dijk, P. and G. J. H. Van Hoof. Theory and Practice of the European Convention on Human Rights. Deventer, The Netherlands: Kluwer Law and Taxation Publishers, 1984.

POURVOI (États-Unis d'Amérique c. Cotroni) contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (1986), 2 C.A.Q. 280, qui a accueilli l'appel d'une décision du juge MacKay de rejeter une demande d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire relativement à une ordonnance d'extradition rendue par le juge Phelan. Pourvoi accueilli, les juges Wilson et Sopinka sont dissidents; les deux questions constitutionnelles reçoivent une réponse affirmative.

POURVOI (États-Unis d'Amérique c. El Zein) contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (1986), 29 C.C.C. (3d) 560, [1986] R.J.Q. 1740, qui a accueilli l'appel d'une décision du juge Phelan de rejeter une demande d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire relativement à une ordonnance d'extradition rendue par le juge Downs. Pourvoi accueilli, les juges Wilson et Sopinka sont dissidents; les deux questions constitutionnelles reçoivent une réponse affirmative.

Michel Vien et James Brunton, pour l'appelant.

Francis Brabant et Simon Venne, pour l'intimé Frank Santo Cotroni.

Christian Desrosiers, pour l'intimé Samir El Zein.

//Le juge La Forest//

Le jugement du juge en chef Dickson et des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et Cory a été rendu par

LE JUGE LA FOREST — Les principales questions en litige dans chacun de ces pourvois sont énoncées comme suit dans les questions constitutionnelles:

1.Est‑ce que l'extradition d'un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation du droit de ce citoyen canadien de demeurer au Canada tel qu'énoncé au par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si l'extradition de ce citoyen canadien constitue une violation à première vue de son droit de demeurer au Canada, est‑ce que l'extradition de l'intimé, dans les circonstances de la présente affaire, constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Historique

Monsieur Cotroni, un citoyen canadien, a été arrêté au Canada le 30 août 1983 en vertu d'un mandat décerné conformément à la Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E‑21, et au Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis, R.T. can. 1976. Les États‑Unis ont demandé l'extradition de M. Cotroni pour qu'il réponde à une accusation, déposée dans ce pays, de complot en vue de posséder et de faire le trafic de l'héroïne. Tous ses actes relatifs au complot allégué ont été accomplis alors qu'il se trouvait au Canada.

En résumé, le complot allégué visait l'importation et la vente de la drogue à de prétendus complices de Cotroni aux États‑Unis. La livraison de la drogue et le paiement sembleraient avoir eu lieu au Canada, quoique la majeure partie des témoins de la poursuite et de la preuve documentaire se trouve aux États‑Unis. La participation personnelle de l'accusé se résume en fait à la communication, par téléphone à Montréal, de directives à ses complices aux États‑Unis et à un autre au Canada.

Le juge d'extradition Phelan a ordonné l'incarcération de l'accusé en vue de son extradition. Cotroni a alors demandé un bref d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire, mais le juge MacKay de la Cour supérieure a rejeté sa demande.

Cotroni a alors interjeté appel devant la Cour d'appel du Québec en invoquant divers moyens dont la plupart ne sont pas pertinents aux fins du présent pourvoi; voir (1986), 2 C.A.Q. 280. Tous ont été rejetés, sauf un. Le tribunal composé des juges Bisson, Jacques et LeBel a cependant accueilli l'appel et annulé l'ordonnance d'incarcération pour le motif que l'extradition de Cotroni violait le par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et ne constituait pas, eu égard aux circonstances particulières de l'espèce, une limite raisonnable qui puisse être justifiée en vertu de l'article premier.

Le juge LeBel, à l'avis duquel a souscrit le juge Bisson, a souligné que Cotroni pouvait être poursuivi au Canada aussi bien qu'aux États‑Unis et que les éléments les plus importants du crime s'étaient produits au Canada. Conformément au jugement antérieur de la Cour d'appel dans l'affaire El Zein, il a conclu que, dans ces circonstances, l'extradition ne respectait pas le critère établi par cette Cour dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Même si les objectifs visés par l'extradition, soit le maintien de la loi et de l'ordre et la répression du crime à l'échelle internationale conformément aux obligations internationales du Canada, étaient suffisants pour justifier l'empiétement sur un droit garanti par la Charte, ces objectifs pouvaient être atteints sans violer le droit garanti par le par. 6(1). Comme Cotroni pouvait être poursuivi au Canada, son extradition serait déraisonnable et disproportionnée. Le juge Jacques, qui a rédigé l'opinion de la cour dans l'arrêt El Zein, a exprimé un point de vue semblable.

Les faits de l'affaire El Zein sont quelque peu similaires et soulèvent les mêmes questions constitutionnelles. Le 16 mars 1984, M. El Zein, un citoyen canadien, rencontre deux individus à Montréal et leur remet un paquet contenant 700 grammes d'héroïne. Les deux individus sont plus tard arrêtés par des douaniers américains au poste frontière Champlain (New York), où les 700 grammes d'héroïne sont saisis.

Le 17 décembre 1984, M. El Zein est arrêté en vertu d'un mandat décerné conformément à la Loi sur l'extradition et au Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis. Les États‑Unis demandent son extradition pour importation d'héroïne, complot en vue d'en faire l'importation et complot en vue d'en faire le trafic. Comme dans l'affaire Cotroni, tous les actes qui constituent la participation personnelle d'El Zein aux infractions alléguées ont été accomplis au Canada.

Suite à l'audience d'extradition, le juge Downs de la Cour supérieure du Québec ordonne l'incarcération d'El Zein en vue de son extradition. Le juge Phelan rejette une demande d'habeas corpus avec certiorari auxiliaire, mais la Cour d'appel du Québec, [1986] R.J.Q. 1740, composée des juges Bisson, Jacques et LeBel infirme cette décision et libère l'appelant.

Le juge Jacques, qui a rédigé les motifs principaux de jugement, a conclu que l'extradition d'un citoyen canadien pour un crime édicté par une loi étrangère ne constitue pas une limite raisonnable au droit d'un citoyen de demeurer au Canada, lorsque les faits sur lesquels est fondée l'accusation se sont produits au Canada et constituent un crime ici même. À son avis, l'extradition dans ces circonstances ne respecte ni le critère de la rationalité ni le critère de l'atteinte minimale formulés dans l'arrêt R. c. Oakes, précité. L'objectif recherché, savoir la répression du crime, pouvait être atteint dans cette affaire par la poursuite de l'intimé au Canada où, à toutes fins pratiques, les actes reprochés se sont produits.

On a demandé et obtenu une autorisation de pourvoi devant cette Cour contre les deux arrêts.

Le paragraphe 6(1) de la Charte

Le paragraphe 6(1) de la Charte prévoit que "Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada . . ." Les tribunaux d'instance inférieure ont conclu que l'extradition d'un citoyen canadien constitue une violation de ce droit du fait qu'elle force un citoyen à quitter le Canada, et que, par conséquent, l'extradition devait être justifiée au sens de l'article premier. En réalité, l'avocat des États‑Unis avait reconnu cela.

En cette Cour, l'avocat a cependant proposé une interprétation souple, fondée sur l'objet visé, qui, a‑t‑il soutenu, devrait amener à conclure que le par. 6(1) ne s'applique que si un citoyen canadien est menacé d'exil, de bannissement ou d'expulsion. Le paragraphe 6(1) ne devrait s'appliquer, a‑t‑on fait valoir, que si une action gouvernementale a pour effet de priver arbitrairement ou totalement un citoyen de son droit de demeurer au Canada. L'extradition ne vise pas à porter atteinte à ce droit, elle est de nature temporaire et n'a aucune incidence sur la citoyenneté. Elle existe en ce pays depuis plus d'un siècle.

À l'appui de cette thèse, l'avocat cite un extrait du hansard portant sur la séance d'un comité au cours de laquelle le sous‑ministre de la Justice et un membre de l'opposition ont exprimé l'opinion que le droit garanti au par. 6(1) n'est pas absolu et ne protège pas contre l'extradition. L'extrait (Débats de la Chambre des communes, janvier 1981, 46:118) se lit ainsi:

M. Tassé: Je devrais peut‑être vous signaler que nous n'interprétons pas l'article 6 comme prévoyant un droit absolu. Si un citoyen perdait le droit de rester au pays, il s'agirait d'un arrêté émis en vertu de la Loi sur l'extradition. Il se peut qu'une personne viole les lois d'un autre pays qui pourrait réclamer et obtenir son extradition.

On pourrait prendre les mêmes sanctions dans le cas des pays du Commonwealth non pas en vertu de la Loi sur l'extradition, mais de la Loi sur les criminels fugitifs. En vertu de cette loi‑ci, un Canadien n'aurait pas le droit de rester au pays en vertu des actes criminels qu'il aurait commis dans un pays étranger et pour lesquels il doit être amené devant les tribunaux.

M. Epp: Monsieur Tassé, ce n'est pas l'objet de la discussion actuelle. Il ne s'agit pas d'accusations arbitraires. La Loi sur l'extradition prévoit le procès de la personne accusée avant que l'arrêté d'extradition ne soit définitif.

Les débats des comités présentent certainement un intérêt, mais comme la Cour l'a fait observer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B, [1985] 2 R.S.C. 486, aux pp. 508 et 509, on ne peut leur accorder une grande importance dans l'interprétation de la Charte. En fait, quelle que soit la valeur accordée aux affirmations en l'espèce, elles ne nous éclairent pas sur la question de savoir si le droit lui‑même devrait être restreint ou si l'extradition devrait être considérée comme une limite raisonnable imposée à ce droit, au sens de l'article premier de la Charte.

En examinant cette question, je commence par souligner qu'un document constitutionnel doit être abordé dans une perspective d'ensemble. En particulier, cette Cour a souligné à maintes reprises que les droits garantis par la Charte doivent recevoir une interprétation libérale afin de réaliser l'objectif qui consiste à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte (voir les remarques du juge en chef Dickson dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, aux pp. 155 et 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S 295, à la p. 344). Le rapport étroit qui existe entre un citoyen et son pays favorise ce point de vue dans le présent contexte. Le droit de demeurer dans son pays est tel que, s'il faut lui porter atteinte, cette atteinte doit être justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l'État.

Cela est compatible avec le sens ordinaire des mots "droit de demeurer au Canada". Le paragraphe 6(1) est formulé de manière générale. Il ne dit pas qu'un citoyen a le droit de ne pas être expulsé arbitrairement du Canada; il garantit plutôt le droit de demeurer au Canada. Si la Charte n'avait eu pour objet que de protéger une personne contre l'expulsion, le bannissement ou l'exil, elle aurait pu être rédigée en ce sens.

Ce point de vue est renforcé par le fait qu'en adoptant cette disposition le législateur semble avoir ignoré plusieurs modèles familiers. La Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III, par exemple, protège exclusivement une personne contre l'exil (al. 2a)), et la Convention européenne des droits de l'homme (Protocole no 4, article 3, paragraphe 1) porte qu'un ressortissant ne peut être "expulsé". Les Explanatory Reports on the Second to Fifth Protocols to the European Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms (1971) expliquent qu'[TRADUCTION] "Il a été convenu que l'extradition n'était pas visée par ce paragraphe." Ce point de vue est compatible avec l'art. 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui ne contient aucun droit de demeurer dans son pays, bien qu'il contienne tous les autres droits énumérés au par. 6(1) et à l'al. 6(2)a) de la Charte. Un point de vue semblable a été adopté aux art. 2 et 3 du Protocole no 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Compte tenu de ces précédents, on aurait pensé que, si on avait voulu accorder un droit complètement restreint, on aurait eu recours à ces mots plus précis plutôt que de conférer un droit général de demeurer au Canada. Je conclus donc que l'extradition viole à première vue le droit garanti par le par. 6(1) de la Charte.

Cela dit, il me semble que ces précédents montrent également que la violation du par. 6(1) qui résulte de l'extradition se situe à la limite des valeurs fondamentales que cette disposition cherche à protéger. Les autorités européennes en particulier établissent une distinction nette entre l'expulsion et l'extradition; voir Brickman v. Federal Republic of Germany, App. 1, No. 6242/73, C.D. 46, aux pp. 202 et 210; P. Van Dijk et G. J. H. Van Hoof, Theory and Practice of the European Convention on Human Rights (1984), à la p. 368. Tout comme les documents internationaux et constitutionnels que j'ai mentionnés, le par. 6(1) vise à protéger contre l'exil et le bannissement qui ont pour objet l'exclusion de la participation à la communauté nationale. Je ne veux pas minimiser les effets de l'extradition sur l'individu, mais il est évident que l'extradition ne vise pas cet objet. Les propos du lord juge Griffiths qui comparait l'extradition et la déportation dans l'arrêt R. v. Governor of Pentonville Prison, ex parte Budlong, [1980] 1 All E.R. 701, sont pertinents ici. Voici ce qu'il affirme à la p. 716:

[TRADUCTION] Je considère que l'extradition tient beaucoup plus de l'application du droit criminel interne que de la déportation. Elle ne constitue pas à proprement parler un bannissement de nos frontières comme c'est le cas de la déportation . . .

Un accusé peut revenir au Canada suite à son procès et à son acquittement ou, s'il a été reconnu coupable, après avoir purgé sa peine. Les répercussions de l'extradition sur les droits d'un citoyen de demeurer au Canada me paraissent avoir une importance secondaire. En fait, en ce qui concerne le Canada et les États‑Unis, une personne reconnue coupable peut, dans certains cas, être autorisée à purger sa peine au Canada; voir Loi sur le transfèrement des délinquants, S.C. 1977‑78, chap. 9.

Qui plus est, comme je vais tenter de le démontrer, l'extradition sert à promouvoir un certain nombre de valeurs qui occupent une place centrale dans une société libre et démocratique. Ce sont cependant des considérations qui sont pertinentes relativement à la question de savoir si et dans quelle mesure la Loi sur l'extradition et le traité qu'elle met en {oe}uvre peuvent être sauvegardés en vertu de l'article premier de la Charte.

Toutefois, avant d'examiner l'article premier, je voudrais souligner que la conclusion que l'extradition viole le par. 6(1) de la Charte est conforme aux décisions judiciaires antérieures. Dans Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 4 C.C.C. (3d) 385, la Cour d'appel de l'Ontario a conclu que l'extradition viole à première vue le droit d'un citoyen de demeurer au Canada, garanti par le par. 6(1) de la Charte. Toutefois, la cour a ensuite conclu qu'elle constituait une limite raisonnable au sens de l'article premier. Dans l'arrêt Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, à la p. 520, cette Cour, quoique ce fût dans une opinion incidente, a approuvé le point de vue adopté dans l'arrêt Rauca, précité:

Il ressort nettement de ce que j'ai déjà dit que je suis loin de croire à l'inapplicabilité de la Charte en matière d'extradition. La livraison d'une personne à un pays étranger peut évidemment mettre en jeu plusieurs droits garantis par la Charte. Dans l'arrêt Rauca, précité, par exemple, la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu que l'extradition empiète sur le droit de demeurer au Canada reconnu à chaque citoyen par l'art. 6, quoiqu'elle ait également conclu que les avantages de la procédure qui empêche les malfaiteurs de se soustraire à la justice et qui est d'ailleurs largement adoptée dans le monde, suffisent pour justifier l'extradition en tant que limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte. Bien que Schmidt soit citoyenne canadienne, l'art. 6 n'a pas été invoqué en l'espèce, sans doute parce que son avocat a cru, comme moi, que ce point a été tranché à bon droit dans l'affaire Rauca.

Je passe donc à l'examen de la question de savoir si l'hypothèse, formulée dans l'arrêt Canada c. Schmidt, selon laquelle l'extradition peut se justifier au sens de l'article premier de la Charte, peut être soutenue.

L'article premier de la Charte

L'article premier de la Charte "garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique". Comme nous l'avons vu, on a conclu dans l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, précité, (conclusion approuvée dans une opinion incidente de cette Cour contenue dans l'arrêt Canada c. Schmidt, précité) que l'extradition constitue en général une limite raisonnable au sens de l'article premier imposée au droit de demeurer au Canada énoncé au par. 6(1) de la Charte. La cour a affirmé dans l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, à la p. 406:

[TRADUCTION] Compte tenu de la raison d'être et de l'objet de la Loi sur l'extradition et du traité auquel elle donne effet (gardant à l'esprit que le crime ne doit pas demeurer impuni), compte tenu des obligations du Canada envers la communauté internationale ainsi que de l'historique de ces dispositions législatives dans des sociétés libres et démocratiques, à notre avis, les intimés se sont acquittés de la charge d'établir que la limite imposée au par. 6(1) de la Charte par la Loi sur l'extradition et le traité est une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Dans cette affaire, la cour s'est également dite d'avis que, même si le crime allégué pouvait faire l'objet de poursuites au Canada, l'extradition de l'accusé constituerait quand même une limite raisonnable imposée à son droit de demeurer au Canada. Elle a dit, à la p. 405:

[TRADUCTION] L'avocat de l'appelant a laissé entrevoir la possibilité que son client soit poursuivi au Canada pour les crimes dont il a été accusé. Il a allégué qu'en pareil cas l'extradition n'était pas une limite raisonnable imposée au droit de l'appelant en tant que citoyen de demeurer au Canada. On n'a pas beaucoup insisté sur cet argument et, à l'instar du juge en chef de la Haute Cour, nous ne sommes pas convaincus qu'il existe présentement un droit de poursuivre l'appelant au Canada pour les crimes énumérés. Même si ce droit de poursuivre existait, compte tenu de la raison d'être et de l'objet exposés de l'extradition ainsi que de sa longue histoire, il n'aurait pas pour effet de transformer en une limite déraisonnable une limite raisonnable imposée au droit d'un citoyen de demeurer au Canada.

Naturellement, l'appelant invoque ces précédents.

À cause de ces précédents, l'intimé Cotroni a eu tendance à éviter de contester la proposition générale selon laquelle l'extradition constitue une limite raisonnable imposée au droit de demeurer au Canada pour faire plutôt valoir qu'elle ne constitue pas une limite raisonnable dans les circonstances de l'espèce. Néanmoins, l'argument présenté pour le compte de l'intimé El Zein, suivant lequel les citoyens canadiens devraient subir au Canada leur procès pour des crimes commis à l'étranger plutôt que d'être extradés, soulève réellement la question générale et je l'aborderai donc directement.

Il est maintenant bien établi que la charge de justifier un texte législatif qui impose une limite à un droit garanti par la Charte incombe à la partie qui cherche à maintenir cette limite, savoir l'appelant en l'espèce; voir R. c. Oakes, précité, qui énumère les critères à utiliser pour déterminer si une telle limite est raisonnable au sens de l'article premier de la Charte. Le juge en chef Dickson a récemment résumé ces critères dans l'arrêt R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3, à la p. 20:

Il y a deux critères importants. En premier lieu, l'objectif que vise à servir la mesure qui apporte une restriction à un droit ou à une liberté doit être suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution (Oakes, précité, à la p. 138). En deuxième lieu, pour démontrer que les mesures sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer, il faut une analyse de la proportionnalité des mesures (Oakes, précité, à la p. 139). Le critère de proportionnalité comporte trois éléments: les mesures doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif du texte législatif et avoir un lien rationnel avec l'objectif. Deuxièmement, la mesure doit porter le moins possible atteinte au droit ou à la liberté. Enfin, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures contestées sur le droit garanti et la réalisation de l'objectif.

Personne ne nie que le premier critère de l'arrêt Oakes, précité, est respecté dans les présentes affaires. Les objectifs visés par le texte législatif, les parties le reconnaissent, se rapportent à des préoccupations urgentes et réelles. Les enquêtes et les poursuites criminelles ainsi que la répression du crime pour la protection des citoyens et le maintien de la paix et de l'ordre public constituent un objectif important de toute société organisée. Il ne serait pas réaliste que la poursuite de cet objectif se confine à l'intérieur de frontières nationales. Il en est ainsi depuis longtemps, mais cela est de plus en plus évident aujourd'hui. Les communications ont éliminé les distances et ont fait du [TRADUCTION] "village planétaire" de McLuhan une réalité. La communauté criminelle internationale ne respecte les frontières nationales que lorsqu'elles peuvent permettre de contrecarrer les efforts des autorités judiciaires et des organismes chargés d'appliquer la loi. Le trafic de drogues qui nous intéresse en l'espèce est une entreprise de niveau international dont les enquêtes et les poursuites y relatives ainsi que la répression, exigent le recours à des outils efficaces de coopération internationale. L'extradition est un outil de coopération important et bien établi.

On ne saurait accorder trop d'importance à l'extradition en tant que moyen de protection du public canadien contre le crime. Pour fournir cette protection, il doit exister des ententes qui assurent la citation en justice non seulement de ceux qui commettent les crimes pendant qu'ils se trouvent physiquement au Canada et qui s'enfuient à l'étranger, mais aussi de ceux dont les actes accomplis à l'étranger ont des effets criminels ici. Cela exige la conclusion d'ententes réciproques avec d'autres pays qui poursuivent des objectifs similaires. Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Libman c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 178, à la p. 212, ce serait triste pour notre droit s'il se limitait à la citation en justice des auteurs d'infractions mineures tout en permettant aux criminels plus expérimentés de fonctionner sur une échelle internationale.

Qui plus est, je ne crois pas que la société libre et démocratique qu'est le Canada, pas plus que toute autre société moderne, doive aujourd'hui se limiter à une conception locale et nationaliste de la communauté. Les Canadiens font de nos jours partie d'une communauté mondiale naissante à laquelle sont associés non seulement des avantages mais aussi des obligations. Cela est compatible avec le point de vue adopté par cette Cour dans l'arrêt Libman c. La Reine, précité, à la p. 214, où, après avoir dit que nous ne devons pas être indifférents à la protection du public dans les autres pays, j'ai ajouté à la même page:

Dans un monde qui se fait de plus en plus petit, chacun est le gardien de son frère. En matière criminelle, cela ressort des programmes de coopération internationale mis sur pied par les forces policières des divers pays.

Dans la même veine, lord Salmon affirme dans un passage situé à la p. 834 de l'arrêt Director of Public Prosecutions v. Doot, [1973] A.C. 807, lequel passage a été cité et approuvé dans l'arrêt Libman c. La Reine, aux pp. 197 et 198:

[TRADUCTION] Je ne crois pas qu'un pays civilisé, même en supposant que ses propres lois ne considèrent pas le complot comme une infraction criminelle, puisse s'opposer de façon raisonnable à ce que ses ressortissants soient arrêtés, jugés et déclarés coupables par des tribunaux anglais dans les circonstances que j'ai mentionnées. De nos jours, le crime est un problème international — surtout les crimes liés au trafic des drogues illicites — et il y a une coopération intense entre les pays en vue de traduire les criminels en justice. La plupart des pays prennent également bien soin de ne rien faire qui puisse aider leurs propres ressortissants à faire ce qui constituerait un crime dans d'autres pays: voir, par exemple, le par. 3(2) de la Dangerous Drugs Act 1965.

Comme il le dit clairement ailleurs (à la p. 831), le fait que les [TRADUCTION] "crimes [en question] devaient plus probablement gâcher la vie de jeunes aux États‑Unis plutôt qu'ici . . ." a peu d'importance.

Un autre aspect concernant les objectifs de l'extradition mérite d'être mentionné. Comme je l'ai déjà indiqué, ces objectifs vont au‑delà de la simple répression du crime et comprennent la citation en justice des fugitifs afin de déterminer régulièrement leur culpabilité ou leur innocence. (En fait, la plupart des affaires d'extradition, comme c'est le cas en l'espèce, mettent en cause un accusé plutôt que des personnes condamnées.) L'extradition partage donc l'un des objectifs fondamentaux de toutes les poursuites criminelles: découvrir la vérité concernant les accusations portées contre l'accusé dans le cadre d'une audience régulière. Voilà l'un des "intérêts de la société", dont parle le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Oakes, qui doivent, en vertu de l'article premier de la Charte, être soupesés avec ceux des particuliers.

Ces divers objectifs sont, à mon sens, suffisamment importants pour justifier l'existence d'une limite raisonnable imposée au droit garanti par le par. 6(1) de la Charte, à supposer que cette limite, en l'espèce l'extradition, respecte les autres exigences pertinentes pour l'application de l'article premier.

Les avocats des intimés allèguent cependant que l'extradition de leurs clients dans les circonstances de l'espèce ne respecte pas le critère de proportionnalité qui est le second grand critère énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes. Ils affirment d'abord qu'une telle mesure n'a pas de lien rationnel avec les objectifs visés. Les intimés sont des Canadiens et, ajoutent‑ils, tous leurs actes reliés aux accusations ont été accomplis au Canada (une affirmation qui doit toutefois être atténuée au regard de ce que j'aurai à dire plus loin). Ils en concluent que, rationnellement, les infractions devraient faire l'objet de poursuites ici même au Canada.

Je ne doute pas que le Canada possède un intérêt suffisant pour le justifier de poursuivre les intimés. Les activités dont ils sont accusés constituent des actes antisociaux graves qui justifieraient des poursuites en vertu de plusieurs dispositions criminelles. Mais comme il ressort clairement de l'arrêt Libman c. La Reine, précité, il se peut que plus d'un pays ait compétence pour poursuivre une personne accusée d'un crime. Il y a également suffisamment de liens avec les États‑Unis pour justifier ce pays de les poursuivre. En fait, les effets néfastes du crime se feraient ressentir dans ce pays puisque c'est là que les drogues illicites seraient écoulées. Ce n'est pas tout. Il appert que dans les deux cas la majeure partie, sinon la totalité, des éléments de preuve et de nombreux témoins se trouvent aux États‑Unis. Comme le souligne l'appelant, la découverte des crimes, les enquêtes policières et les procédures judiciaires relatives à ces affaires ont toutes commencé là. Sans l'intervention des États‑Unis, les crimes n'auraient peut‑être jamais pu être découverts.

Je ne vois rien d'irrationnel à livrer des criminels à un autre pays, même lorsqu'ils pourraient être poursuivis au Canada pour les mêmes actes. Il est souvent préférable qu'un crime fasse l'objet de poursuites là où ses effets préjudiciables se font sentir et là où résident les témoins et les personnes les plus intéressées à faire traduire le criminel en justice, et ce que j'ai affirmé au sujet de l'endroit où se trouvent les témoins et les éléments de preuve fait que cela est certainement rationnel en l'espèce.

L'attaque la plus sérieuse des intimés est fondée sur le deuxième élément du critère de proportionnalité. Dans l'arrêt R. c. Oakes, précité, le juge en chef Dickson fait observer que, "même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question". L'objectif de répression des crimes transnationaux, affirment les intimés, peut, dans les circonstances des présentes affaires, être atteint sans violer le droit garanti au par. 6(1) de la Charte, si on les poursuit au Canada.

La difficulté que je vois dans ce point de vue est qu'on cherche à appliquer le critère de l'arrêt R. c. Oakes d'une manière trop rigide, sans égard au contexte dans lequel il doit être appliqué. Il faut se rappeler que le langage de la Charte qui permet des "limites raisonnables" favorise une certaine souplesse. Comme je l'ai fait observer dans l'arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, à la p. 300:

Bien que la Charte protège le particulier contre les contraintes ou les restrictions contraires à ses droits, et qu'un tribunal doive, comme le juge Dickson l'a souligné dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd. [[1985] 1 R.C.S. 295], à la p. 344, interpréter les droits qu'elle enchâsse d'une manière "libérale plutôt que formaliste", la protection qui leur est accordée, comme il l'a également souligné, ne peut être que "dans des limites raisonnables" (voir Hunter c. Southam Inc. [[1984] 2 R.C.S. 145], à la p. 156).

Dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, quatre des sept juges ont accepté expressément une interprétation souple du critère de proportionnalité. Après avoir mentionné l'arrêt R. c. Oakes et un certain nombre d'arrêts antérieurs, le juge en chef Dickson (s'exprimant en son propre nom et en celui des juges Chouinard et Le Dain) fait observer, à la p. 768, que la Cour avait affirmé que "la nature du critère de proportionnalité pourrait varier en fonction des circonstances". Il a poursuivi, aux pp. 768 et 769:

Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans sa description des critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides.

Puis, le Juge en chef a accepté une interprétation souple du critère de proportionnalité pour le motif que "Les choix du législateur concernant d'autres formes de réglementation commerciale ne portent généralement pas atteinte aux valeurs et aux dispositions de la Charte" (à la p. 772). Tout en étant disposé à aller plus loin, j'étais parfaitement d'accord avec tout cela (à la p. 792).

Il me semble qu'en effectuant cette évaluation en vertu de l'article premier il faut éviter de recourir à une méthode mécaniste. Bien qu'il faille accorder priorité dans l'équation aux droits garantis par la Charte, les valeurs sous‑jacentes doivent être, dans un contexte particulier, évaluées délicatement en fonction d'autres valeurs propres à une société libre et démocratique que le législateur cherche à promouvoir. Comme l'a dit la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, précité, à la p. 401: [TRADUCTION] "Si on aborde la question objectivement, il est reconnu que les droits et libertés énumérés ne sont jamais absolus et qu'il y a toujours des réserves et des restrictions qui permettent la protection d'autres intérêts opposés dans une société démocratique."

Quant à l'extradition elle‑même, le premier point à souligner est que la violation du droit garanti par le par. 6(1) n'est pas, comme je l'ai déjà mentionné, l'objet central des préoccupations visées par cette disposition. En outre, comme on l'indique dans l'arrêt Canada v. Schmidt, précité, les pratiques d'extradition ont été façonnées autant que possible pour la protection de la liberté de l'individu. Elle accorde les mêmes genres de droits (quoique sous une forme nécessairement atténuée) que ceux accordés à un accusé en vertu des art. 7 et 11 de la Charte. En regard de cette violation quelque peu mineure de la Charte, il faut évaluer l'importance des objectifs visés par l'extradition, savoir les enquêtes et les poursuites, ainsi que la répression et la punition des crimes tant nationaux que transnationaux pour la protection du public. Ces objectifs, nous l'avons vu, constituent des préoccupations urgentes et réelles. En fait, ils sont essentiels au maintien d'une société libre et démocratique. À mon avis, ils justifient la violation limitée du droit garanti par le par. 6(1) de demeurer au Canada. Ce droit, me semble‑t‑il, est violé le moins possible, ou, tout au moins, le moins qu'il est raisonnablement possible de le faire.

L'historique de l'extradition au Canada appuie la conclusion qui précède. À cause de la facilité avec laquelle les criminels peuvent s'enfuir d'un pays à l'autre, le Canada et les États‑Unis ont toujours été au premier rang du perfectionnement de cette procédure. En raison de cette vulnérabilité particulière — fortement accentuée de nos jours — il est devenu impératif d'accorder peu de clémence aux citoyens à cet égard: voir Re Burley (1865), 60 B.F.S.P. 1241, à la p. 1261, le juge Richards. L'extradition fait partie intégrante de notre droit depuis bien au‑delà d'un siècle. Bien que cela n'ait pas pour effet de la soustraire à l'examen fondé sur la Charte, il reste que, comme l'a fait remarquer la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, précité, à la p. 404: [TRADUCTION] "la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et les droits qui y sont énoncés doivent recevoir une interprétation rationnelle qui tienne compte des lois alors existantes et, dans la présente affaire, de la position que le Canada occupe dans le monde et de l'historique de la multitude de traités d'extradition qu'il a conclus avec d'autres nations". Comme cette cour l'a également fait observer (aux pp. 404 et 405), les remarques tirées du hansard, citées précédemment, indiquent au moins que ceux qui étaient chargés d'approuver le langage de la Charte connaissaient l'existence du problème.

Cela me semble tout à fait conforme aux remarques suivantes que le juge Dickson, dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 344, a formulées au sujet de la manière dont il faut interpréter la Charte:

Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l'illustre l'arrêt de cette Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

Le point de vue que j'ai adopté s'apparente à celui qu'ont suivi trois membres de cette Cour, savoir le Juge en chef, le juge Lamer et moi‑même, dans l'arrêt R. c. Jones, précité. Dans cette affaire, le pasteur d'une église fondamentaliste enseignait à ses enfants dans le sous‑sol de l'église et refusait soit d'envoyer ses enfants à l'école publique comme l'exigeait la School Act de l'Alberta, soit de demander une exemption de cette exigence comme le permettait la Loi si les autorités scolaires certifiaient que les enfants recevaient un "enseignement approprié". Il a allégué notamment que l'exigence de demander une exemption violait la liberté de religion que lui garantissait l'al. 2a) de la Charte. Quatre des juges (les juges Beetz, McIntyre, Wilson et Le Dain) n'ont pas estimé nécessaire d'examiner un moyen de défense fondé sur l'article premier parce qu'à leur avis il n'y avait pas eu violation des droits religieux de l'appelant, bien que le juge Wilson ait ajouté que ce moyen de défense aurait échoué pour insuffisance de preuve. Les trois autres juges ont cependant statué sur le pourvoi en tenant pour acquis qu'il y avait eu violation des droits religieux de l'appelant, mais ils ont conclu que cette violation était minimale ou mineure. L'exigence d'une attestation que l'enseignement était approprié limitait donc ses droits de manière raisonnable à cause de l'intérêt, jugé impérieux par la Cour, qu'a la province à ce que la jeunesse reçoive un "enseignement approprié" (à la p. 299).

Bien qu'en l'espèce la violation des droits fondamentaux que protège le par. 6(1) de la Charte ne semble pas suffisamment mineure pour être qualifiée de minimale, on devrait souligner que les membres de la Cour qui se sont fondés sur l'article premier dans l'arrêt R. c. Jones ont également dit que le même raisonnement s'appliquerait à des situations où l'empiétement serait un peu plus marqué, tout en affirmant clairement qu'il faudrait arriver à des compromis raisonnables et, en particulier, qu'il "serait nécessaire d'évaluer avec délicatesse et tact les intérêts opposés, de manière à respecter, autant que possible, les convictions religieuses de l'appelant que protège la Charte" (à la p. 298).

Comme je l'ai déjà fait observer, les mesures d'extradition que nous examinons ici cherchent à respecter autant que possible à la fois le droit de demeurer au Canada et les exigences de l'application régulière de la loi.

Je répète cependant que les intimés n'ont pas beaucoup insisté sur l'argument que l'extradition ne devrait pas s'appliquer aux citoyens en général de la même manière qu'elle s'applique aux circonstances particulières des présentes affaires. En fait, l'intimé Cotroni ne paraît pas nier qu'en général l'extradition constitue une limite raisonnable imposée au droit d'un citoyen de demeurer au Canada. Les deux intimés allèguent cependant que l'extradition ne constitue pas une limite raisonnable dans les circonstances des présentes affaires, c.‑à‑d. dans les cas (1) où l'accusé est un citoyen canadien, (2) où la conduite de l'accusé relativement au crime allégué se situe entièrement au Canada, et (3) où l'accusé pourrait être inculpé de l'infraction aussi bien en vertu de la loi canadienne qu'en vertu de la loi américaine.

Avant de passer à des considérations plus générales concernant ces arguments, je tiens à faire quelques observations précises à leur sujet. D'abord, je crois que la façon dont ils font valoir le second point dénature quelque peu ce qui s'est produit dans ces affaires. Il ne fait pas de doute que les intimés étaient physiquement présents au Canada au moment où ils auraient participé aux actes pour lesquels ils doivent répondre aux accusations en question. Cependant, les opérations qu'ils auraient effectuées étaient de nature transnationale. On allègue qu'elles étaient conçues et mises à exécution en collaboration avec des partenaires aux États‑Unis afin qu'elles aient des répercussions dans ce pays. À ce titre, les États‑Unis, tout comme le Canada, pouvaient exercer à bon droit leur compétence relativement aux infractions alléguées.

Les trafiquants de drogue organisent leurs affaires en fonction du marché international des stupéfiants. Les moyens de communication modernes font en sorte que la territorialité du méfait ne constitue plus le facteur déterminant de la compétence en droit criminel sur le crime international. Pourquoi alors la territorialité du méfait devrait‑elle avoir une si grande importance en droit constitutionnel? En fait, le lieu où a été commis le méfait semble sans rapport avec le droit garanti par le par. 6(1) de la Charte qui a pour objet de permettre aux citoyens canadiens de demeurer physiquement au Canada. Je suis d'avis que, bien que la présence physique continue au Canada puisse être pertinente sous le régime de l'article premier et de l'art. 6 de la Charte, le lieu du méfait ne l'est pas.

Je tiens ensuite à faire observer que la seule différence qui existe entre la situation dans ces affaires et celle qui est approuvée dans le dernier passage tiré de l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca, précité, à la p. 405, est que les actes personnellement accomplis par Rauca ont tous été accomplis en dehors du Canada. Je n'arrive cependant pas à comprendre comment le droit de demeurer au Canada est plus touché dans un cas que dans l'autre. En outre, si la limite généralement reconnue ne s'applique pas lorsque l'accusé peut être poursuivi au Canada, il est difficile de voir pourquoi le Canada devrait être capable d'extrader un Canadien, parce qu'il peut, en vertu du droit international, poursuivre des Canadiens pour des crimes peu importe où ces crimes ont été commis. Pourquoi ne pourrait‑il pas prendre cette mesure pour éviter de violer le droit constitutionnel reconnu à l'art. 6?

Passons maintenant à des considérations plus générales. L'extradition, comme nous l'avons vu, a été un outil majeur de coopération internationale pour ce qui est de traduire en justice des fugitifs et de lutter contre le crime. Mais pour qu'un système d'extradition soit efficace, il faut pouvoir compter sur l'initiative et la coopération d'organismes chargés d'appliquer la loi, de corps judiciaires et administratifs à maints paliers et dans plusieurs pays. À mon avis, une exception générale dont bénéficierait un citoyen canadien qui pourrait être accusé au Canada porterait atteinte indûment aux objectifs du système d'extradition. Il arriverait fréquemment, par exemple, qu'une personne ne puisse être reconnue coupable au Canada à cause du manque de preuve ici. D'ailleurs, pourquoi des organismes chargés d'appliquer la loi dans un pays devrait‑ils enquêter sur un crime qui ne peut faire l'objet de poursuites fructueuses? Il y a également de nombreux cas où tous les comploteurs devraient subir leur procès ensemble. Ce ne sont que quelques‑unes des difficultés qui se poseraient. D'autre part, exiger un examen judiciaire de chaque cas particulier pour découvrir lequel pourrait le plus efficacement et équitablement faire l'objet d'un procès dans un pays ou dans l'autre imposerait une tâche impossible et entraverait sérieusement le fonctionnement du système. La présente affaire illustre elle‑même un bon nombre des considérations pratiques qu'il faut avoir à l'esprit en examinant la question. Comme je l'ai déjà mentionné, les crimes allégués ont été découverts aux États‑Unis, les enquêtes et les procédures judiciaires ont commencé là, et la majeure partie des témoins et des autres éléments de preuve se trouvent dans ce pays. En fait, les répercussions des crimes se feraient d'abord sentir dans ce pays‑là. Ces facteurs et d'autres militent fortement contre le point de vue avancé par les intimés.

Ces considérations vont au‑delà de la simple commodité administrative. Elles touchent à l'objet même de la mise en place d'un système d'extradition. En particulier, il y aurait atteinte grave à l'intérêt qu'a la société à ce qu'un fugitif soit traduit en justice dans le cadre d'un procès où il sera possible de déterminer régulièrement sa culpabilité ou son innocence. En outre, ce point de vue tend à affaiblir le système en général, et par le fait même les objectifs qu'il sert, en minant la confiance et la bonne foi qui doivent exister entre les nations et leurs représentants et les organismes chargés d'appliquer la loi à maints paliers. Dans l'arrêt Canada c. Schmidt, précité, la Cour souligne, à la p. 524:

Le système actuel d'extradition fonctionne parce que les tribunaux donnent aux traités une interprétation juste et libérale destinée à remplir les obligations du Canada et à réduire au minimum le recours aux formalités du droit criminel, tout en comptant sur les tribunaux du pays étranger pour donner au fugitif un procès équitable . . .

Un commentaire que j'ai fait dans l'arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., précité (maintenant approuvé par cette Cour à la majorité: voir R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443, à la p. 488) semble approprié ici. Voici ce que j'affirme, aux pp. 794 et 795:

Étant donné que l'objectif est de répondre à une préoccupation urgente et réelle, il faut accorder au législateur suffisamment de latitude pour lui permettre de l'atteindre. Il faut se rappeler que la tâche de gouverner revêt un caractère pratique. L'application de la Constitution doit se faire de manière réaliste en tenant compte de la nature du domaine particulier qu'on veut réglementer et ne pas être une affaire de théorie abstraite. En interprétant la Constitution, les tribunaux doivent être conscients de ce que le juge Frankfurter, dans l'arrêt McGowan, précité, à la p. 524, appelle [TRADUCTION] "la réalité pratique de la vie", à laquelle le législateur doit répondre.

Les considérations qui précèdent sont pertinentes relativement à la prétention de l'intimé El Zein qu'il existe une autre mesure qui pourrait facilement remplacer l'extradition et qui ne violerait pas le droit d'un citoyen de demeurer au Canada. Le Canada, soutient‑il, pourrait adopter la pratique suivie par certains pays européens, qui consiste à refuser l'extradition et à poursuivre leurs propres ressortissants pour des crimes peu importe où ils ont été commis. Dans un article récent de J. G. Castel et Sharon A. Williams intitulé "The Extradition of Canadian Citizens and Sections 1 and 6(1) of the Canadian Charter of Rights and Freedoms", The Canadian Yearbook of International Law, vol. 25 (1987), aux pp. 268 et 269, les auteurs font état de la critique généralisée de cette pratique. [TRADUCTION] "Cette attitude de manque de confiance et de véritable méfiance", font‑ils observer, "n'est pas conforme à l'esprit qui sous‑tend les traités d'extradition." Ils font en outre remarquer que les poursuites par l'État à qui la demande est faite ne remplacent pas de manière acceptable l'extradition. Voici ce qu'ils affirment, aux pp. 268 et 269:

[TRADUCTION] . . . même dans le cas où l'État à qui la demande est faite a compétence pour poursuivre en raison de la nationalité du fugitif, cela place le fugitif dans une situation privilégiée étant donné que l'État dont il possède la nationalité n'a pas véritablement intérêt à le poursuivre pour une infraction commise dans un pays étranger, peut‑être même contre des étrangers, en disposant de sources de preuve éloignées et sans généralement avoir aucune connaissance du lieu du crime. Les objections pratiques qui peuvent être soulevées constituent un obstacle grave pour les avocats de la défense et du ministère public. Shearer laisse entendre que: "[S]'il en résulte l'acquittement de l'accusé, dont les chances qu'il se produise sont sensiblement accrues par la tenue d'un procès dans ces conditions, les autorités du lieu du crime ne peuvent que trop facilement accuser l'État poursuivant d'avoir fait son devoir sans effort ni enthousiasme."

Comme je l'ai déjà souligné, l'extradition fait maintenant partie intégrante de notre droit. Les pays où existe le système qu'on nous invite à adopter ont un système de justice criminelle complètement différent, le système inquisitoire, qui comporte des règles et des pratiques tout à fait différentes en matière d'obtention et de présentation de la preuve. L'application du concept qui prévaut dans ces pays exigerait une réorganisation importante de notre système d'une manière qui ne respecterait probablement pas les exigences de la Charte. La coopération avec les pays de common law serait également sérieusement restreinte. Si des poursuites avaient lieu ici, il serait souvent nécessaire de faire venir des témoins de ces pays. On s'attendrait à la réciprocité pour des poursuites semblables dans ces pays, ce qui pourrait bien exiger que des Canadiens quittent le Canada à cette fin, une procédure qui, si on adopte l'interprétation stricte proposée, comporterait elle‑même une violation du droit garanti par le par. 6(1).

Ces difficultés mises à part, ce que l'intimé El Zein demande en réalité à la Cour de faire c'est de décider lequel de deux systèmes devrait être adopté pour réaliser un objectif législatif lorsqu'il faut tenir compte de nombreux impondérables. Il n'est cependant pas nécessaire que je m'arrête sur l'à‑propos de cette démarche parce que, pour les motifs que j'ai déjà donnés, il est souvent préférable qu'un accusé subisse son procès dans un pays étranger plutôt qu'au Canada, ce qui ne peut être établi qu'au moyen d'un pouvoir discrétionnaire de poursuivre dans un contexte précis. Un système selon lequel chaque pays poursuivrait ses propres ressortissants serait tout simplement inefficace. Il favoriserait les mésententes entre les deux pays au détriment des programmes coopératifs internationaux de poursuites et de répression du crime.

L'avocat de l'intimé a cependant fait valoir que la limite imposée au droit reconnu au par. 6(1) ne pouvait être justifiée au sens de l'article premier parce que la question de savoir si l'extradition sera réalisée ou non relève entièrement d'un pouvoir discrétionnaire et aucun critère n'est établi concernant l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire. Cet argument a récemment été examiné et rejeté par le juge Hanssen dans une affaire très semblable à celle‑ci, United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129. Il ressort d'une analyse que le principal pouvoir discrétionnaire en cause est celui qu'a le procureur général du Canada ou d'une province, selon le cas, de poursuivre ou de ne pas poursuivre. L'application efficace du droit criminel serait impossible si personne ne détenait ce pouvoir discrétionnaire (voir Smythe c. La Reine, [1971] R.C.S. 680, à la p. 686), et cette Cour a, à au moins deux reprises, indiqué que le pouvoir discrétionnaire de poursuivre est conforme aux exigences de justice fondamentale de la Charte; voir R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 348; R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, à la p. 411. Les mêmes raisons sous‑tendent la nécessité de permettre l'existence d'un pouvoir discrétionnaire de décider si un Canadien doit être poursuivi au Canada ou à l'étranger. Évidemment, les autorités doivent accorder sa pleine valeur au droit constitutionnel d'un citoyen de demeurer au Canada. Elles doivent de bonne foi se demander si la poursuite aurait la même efficacité au Canada, compte tenu des lois internes et des programmes coopératifs internationaux existants. Le paragraphe 6(1) leur impose l'obligation de s'assurer que la poursuite au Canada n'est pas une option réaliste. Comme la Cour l'a fait observer dans l'arrêt R. c. Beare, précité, à la p. 411, "si, dans un cas particulier, il était établi qu'un pouvoir discrétionnaire était exercé pour des motifs irréguliers ou arbitraires, il existerait un recours en vertu de l'art. 24 de la Charte . . ."

En pratique, la décision de poursuivre ou de ne pas poursuivre ici et de permettre aux autorités d'un autre pays de demander l'extradition est prise après consultation entre les autorités compétentes des deux pays. Les facteurs qui influent normalement sur une telle décision ont récemment été examinés par le juge Hanssen dans l'arrêt United States of America v. Swystun, précité, aux pp. 133 et 134. Parmi ceux‑ci:

[TRADUCTION]

‑où se sont fait sentir les effets de l'infraction, ou encore, où sont‑ils susceptibles de s'être fait sentir,

‑quel ressort a le plus grand intérêt à poursuivre l'auteur de l'infraction,

‑quel corps policier a contribué le plus à l'avancement de l'affaire,

‑quel ressort a porté les accusations,

‑quel ressort dispose de la preuve la plus complète,

‑quel ressort est disposé à procéder au procès,

‑où se trouvent les éléments de preuve,

‑les éléments de preuve sont‑ils mobiles,

‑le nombre d'accusés impliqués et s'il est possible de les réunir au même endroit pour les juger,

‑dans quel ressort ont été accomplis la plupart des actes permettant de réaliser le crime commis,

‑la nationalité et le domicile de l'accusé,

‑la sévérité de la peine dont l'accusé est passible dans chaque ressort.

Comme l'a fait observer le juge Hanssen, à la p. 134, [TRADUCTION] ". . . il se dégage de l'examen des facteurs énumérés ci‑dessus que bien qu'il se puisse qu'un fugitif n'ait pas personnellement accompli dans le ressort étranger un acte permettant de réaliser le crime dont il est accusé, il se peut que ce ressort demeure, pour diverses raisons, le meilleur endroit pour le poursuivre."

Comme je l'ai souligné antérieurement, les poursuites criminelles fructueuses et la répression du crime constituent un objectif social qui se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles, et il est impérieux de nos jours que l'on poursuive efficacement la réalisation de cet objectif tant à l'échelle internationale qu'à l'échelle nationale. Je suis persuadé qu'en ce faisant un certain empiétement sur le droit garanti au par. 6(1) est justifié. Parlant précisément des crimes transnationaux, le juge Hanssen, dans un passage avec lequel je suis tout à fait d'accord, affirme, à la p. 133:

[TRADUCTION] Je suis convaincu que cet objectif est suffisamment important pour justifier la suppression du droit constitutionnel d'un citoyen de demeurer au Canada, même lorsque tous les actes constituant le crime allégué ont été accomplis au Canada et constituent également un crime qui peut faire l'objet de poursuites ici même. Une politique générale qui consisterait à refuser d'extrader nos citoyens en pareils cas réduirait l'efficacité de l'extradition en tant qu'outil majeur de lutte contre le crime transnational. Le simple fait qu'un fugitif puisse être poursuivi au Canada n'entraîne pas nécessairement des poursuites efficaces et efficientes même lorsque tous les éléments constitutifs du crime se sont produits au Canada.

L'avocat d'El Zein a également attiré l'attention sur le pouvoir discrétionnaire d'extradition que peut exercer l'exécutif, mais je ne pense pas qu'il ait beaucoup d'importance ici. Vu l'absence de procédures contre l'accusé au Canada, notre pays a l'obligation, sur le plan international, de livrer une personne accusée d'un crime énuméré dans un traité d'extradition si les exigences du traité sont respectées, en particulier si on présente à un juge assez d'éléments pour constituer une preuve suffisante à première vue. Il est vrai qu'en vertu des traités le gouvernement fédéral possède un certain pouvoir discrétionnaire de refuser l'extradition, par exemple, lorsque le crime est de caractère politique. Il peut également arriver que le gouvernement, pour des fins politiques supérieures ou pour la protection d'un accusé, soit disposé à ne pas respecter un traité. Mais ce pouvoir discrétionnaire de l'exécutif est rarement exercé et il est impossible de le définir dans l'abstrait. Cela n'est guère surprenant. Le processus d'extradition n'est ni arbitraire, ni injuste, ni fondé sur des considérations irrationnelles. Comme on l'a noté dans l'arrêt Canada c. Schmidt, à la p. 515, la procédure traduit un souci de la liberté de l'individu.

J'ajouterais que je considère non fondé l'argument selon lequel le fait que le pouvoir discrétionnaire qu'a l'exécutif de refuser de livrer une personne et l'obligation de présenter des demandes d'extradition aux tribunaux relèvent tous deux des responsabilités du ministre de la Justice, crée en quelque sorte un conflit inacceptable. Est également sans fondement l'allégation que le pouvoir de l'exécutif de livrer une personne, qui découle du traité, n'est pas une "règle de droit" au sens de l'article premier de la Charte et ne saurait donc justifier la violation d'un droit garanti par la Charte. Le pouvoir de l'exécutif et le traité tirent leur validité, aux fins du droit interne, de l'art. 3 de la Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E‑21.

Les questions secondaires

En plus des questions constitutionnelles déjà analysées, les intimés ont soulevé un certain nombre de questions secondaires.

Une question soulevée par l'intimé Cotroni est de savoir si l'appelant devait produire les bandes sonores des communications téléphoniques interceptées plutôt que les transcriptions. Il suffit de dire à ce sujet que je suis d'accord avec la conclusion à laquelle sont arrivés les tribunaux d'instance inférieure sur ce point. Elle ne soulève aucune question de compétence et il appartenait au juge d'extradition de déterminer la valeur qui devait être accordée à la preuve.

L'intimé El Zein a pour sa part mis brièvement en doute la compétence des États‑Unis à l'égard des infractions qu'on lui reproche, mais ici également je crois que la question a été correctement tranchée par les tribunaux d'instance inférieure et, plus précisément, par le juge Downs.

Enfin, l'avocat d'El Zein a soutenu que le genre de crime dont son client est accusé est maintenant punissable d'une peine minimale de dix ans et qu'on a conclu dans l'arrêt R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, qu'une telle peine viole la Charte. La disposition en cause dans cette affaire a été invalidée parce que sa portée était telle qu'elle pouvait s'appliquer à des personnes dans des circonstances qui constitueraient une peine cruelle et inusitée. Il n'appartient pas à cette Cour de se prononcer sur la validité des lois d'autres pays. Il est vrai que, si le pouvoir d'extrader était exercé à l'égard d'une personne pour laquelle une telle peine serait cruelle et inusitée, les tribunaux pourraient se pencher sur la question; voir Canada c. Schmidt, précité, aux pp. 523 et 524. Mais ce n'est pas le cas ici. Rien dans le dossier n'indique que l'accusé correspond de quelque façon à la description de l'individu envisagé dans l'arrêt R. c. Smith (Edward Dewey) (à la p. 1053): "la jeune personne qui . . . aurait été surprise en possession d'un seul, et même . . . de son premier "joint de mari"".

Dispositif

Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir les pourvois, d'infirmer les arrêts de la Cour d'appel et de rétablir les jugements de la Cour supérieure relativement à l'habeas corpus. Les intimés doivent être incarcérés en vue d'être extradés conformément aux ordonnances des juges d'extradition qui doivent être rétablies.

Je suis d'avis de répondre aux deux questions constitutionnelles par l'affirmative.

//Le juge Wilson//

Version française des motifs rendus par

LE JUGE WILSON (dissidente) — J'ai eu l'occasion de lire les motifs de jugement de mon collègue le juge La Forest et, bien que je partage son opinion qu'il y a eu violation des droits que le par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux intimés, je suis incapable d'accepter sa conclusion que, d'après les faits de la présente affaire, leur extradition vers les États‑Unis constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, en application de l'article premier de la Charte.

1. Les faits

Voici un bref résumé des faits des présentes affaires:

(A)M. Cotroni

(i)M. Cotroni est un citoyen canadien;

(ii)le 30 août 1983, il a été arrêté au Canada en vertu d'un mandat décerné conformément à la Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, chap. E‑21, et au Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis, R.T. can 1976;

(iii)dans le mandat, il était allégué que M. Cotroni avait participé à un complot en vue de posséder et de faire le trafic de l'héroïne aux États‑Unis;

(iv)tous les actes de Cotroni relatifs au complot allégué ont été accomplis au Canada et à aucun moment Cotroni n'a quitté le Canada.

(B)M. El Zein

(i)M. El Zein est un citoyen canadien;

(ii)le 17 décembre 1984, il a été arrêté au Canada en vertu d'un mandat décerné conformément à la Loi sur l'extradition et au Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis;

(iii)dans le mandat, il était allégué qu'El Zein avait importé de l'héroïne aux États‑Unis et qu'il avait participé à un complot en vue d'importer et de faire le trafic de l'héroïne aux États‑Unis;

(iv)tous les actes d'El Zein relatifs aux allégations ont été accomplis au Canada et à aucun moment El Zein n'a quitté le Canada.

On a demandé l'extradition de chacun des accusés vers les États‑Unis en faisant valoir que les lois américaines en matière de drogues s'appliquent au‑delà des frontières des États‑Unis lorsque l'activité illégale a pour objet d'introduire des drogues aux États‑Unis. Le Canada a des lois semblables qui régissent l'importation de drogues au Canada ainsi que leur exportation. Tous reconnaissent que les autorités canadiennes auraient pu inculper chacun des accusés d'avoir enfreint l'al. 423(1)d) du Code criminel et l'art. 5 de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, chap. N‑1.

2. Les questions en litige

Suite à leurs audiences d'extradition respectives, Cotroni et El Zein ont tous deux fait l'objet d'une ordonnance d'incarcération en vue de leur extradition vers les États‑Unis. Tous deux ont interjeté appel de leurs ordonnances d'incarcération respectives, d'abord sans succès devant la Cour supérieure du Québec puis avec succès devant la Cour d'appel du Québec, pour le motif que leur extradition vers les États‑Unis violait le par. 6(1) de la Charte. Les États‑Unis ont demandé et obtenu l'autorisation de se pourvoir devant cette Cour contre les conclusions de la Cour d'appel du Québec. Le juge Lamer a formulé les questions constitutionnelles suivantes:

1. Est‑ce que l'extradition d'un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation du droit de ce citoyen canadien de demeurer au Canada tel qu'énoncé au par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2. Si l'extradition de ce citoyen canadien constitue une violation à première vue de son droit de demeurer au Canada, est‑ce que l'extradition de l'intimé, dans les circonstances de la présente affaire, constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Le paragraphe 6(1) de la Charte

Le paragraphe 6(1) de la Charte dispose:

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

En Cour d'appel du Québec, l'avocat des États‑Unis a reconnu que le processus d'extradition envisagé par la Loi sur l'extradition et le Traité d'extradition entre le Canada et les États‑Unis violaient le par. 6(1) de la Charte. Cependant, lors du pourvoi devant cette Cour, l'avocat des États‑Unis a fait valoir que les droits énumérés dans la Charte, même sans tenir compte de l'article premier, étaient non pas absolus, mais plutôt assujettis à des réserves et à des limites internes. L'avocat a donc donné au par. 6(1) une interprétation stricte suivant laquelle il était conçu exclusivement pour viser les cas où un citoyen canadien était menacé d'exil, de banissement ou d'expulsion. Par conséquent, l'extradition d'un citoyen ne violait pas le par. 6(1).

À maintes reprises, cette Cour a énuméré les lignes directrices à suivre pour interpréter les dispositions de la Charte. Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, le juge Dickson, maintenant Juge en chef, affirme à la p. 344:

Dans l'arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a exprimé l'avis que la façon d'aborder la définition des droits et des libertés garantis par la Charte consiste à examiner l'objet visé. Le sens d'un droit ou d'une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d'une analyse de l'objet d'une telle garantie; en d'autres termes, ils doivent s'interpréter en fonction des intérêts qu'ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l'objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s'il y a lieu, en fonction du sens et de l'objet des autres libertés et droits particuliers qui s'y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l'arrêt Southam, l'interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l'objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au delà de l'objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n'a pas été adoptée en l'absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l'illustre l'arrêt de [cette] Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés.

Appliquant ces lignes directrices, je suis d'avis que le par. 6(1) de la Charte a été conçu pour protéger la liberté d'un citoyen canadien d'entrer au pays et d'en sortir à son gré. Il peut aller et venir comme bon lui semble. Il peut choisir de demeurer au pays. Bien que seuls les citoyens canadiens puissent profiter du par. 6(1), le droit protégé n'est pas celui à la citoyenneté canadienne. Le droit protégé est plutôt axé sur la liberté d'un citoyen canadien de choisir de son propre gré s'il veut entrer ou demeurer au Canada ou encore le quitter. Cette interprétation s'appuie sur le texte des autres paragraphes de l'art. 6 et sur la rubrique du même article, "Liberté de circulation et d'établissement".

À mon avis, le texte du par. 6(1) est clair et net. Si on avait voulu que le par. 6(1) ne vise que le droit d'un citoyen de ne pas être exilé ou banni, ce paragraphe aurait été rédigé en des termes plus précis. En fait, une terminologie plus précise visant l'exil et l'expulsion est employée dans la Déclaration canadienne des droits, S.R.C. 1970, app. III, et dans la Convention européenne des droits de l'homme.

Déclaration canadienne des droits

2. Toute loi du Canada, à moins qu'une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu'elle s'appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s'interpréter et s'appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l'un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s'interpréter ni s'appliquer comme

a) autorisant ou prononçant la détention, l'emprisonnement ou l'exil arbitraires de qui que ce soit;

Convention européenne des droits de l'homme

Protocole no 4, article 3, paragraphe 1:

1. Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l'État dont il est le ressortissant.

Par conséquent, je conclus que l'extradition d'un citoyen canadien viole le droit de demeurer au Canada que lui garantit le par. 6(1) de la Charte.

4. L'article premier de la Charte

L'article premier de la Charte dispose:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

La Charte est axée la protection des droits et libertés énumérés contre l'ingérence gouvernementale. Comme le juge en chef Dickson l'a dit dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, à la p. 136:

Les valeurs et les principes sous‑jacents d'une société libre et démocratique sont à l'origine des droits et libertés garantis par la Charte et constituent la norme fondamentale en fonction de laquelle on doit établir qu'une restriction d'un droit ou d'une liberté constitue, malgré son effet, une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer.

Ce point a également été souligné dans l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, où j'ai affirmé à la p. 218:

Il est important, me semble‑t‑il, de garder à l'esprit que les droits et libertés énoncés dans la Charte sont des éléments essentiels de la structure politique du Canada et qu'ils sont garantis par la Charte en tant que partie de la loi suprême de notre pays. Je pense qu'en déterminant si une limite donnée constitue une limite raisonnable prescrite par la loi et "dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique", il est important de se rappeler que les tribunaux effectuent cette enquête tout en veillant au respect des droits et libertés énoncés dans les autres articles de la Charte.

Étant donné cet objet, les limites que le gouvernement impose aux droits et aux libertés protégés ne peuvent être légitimées que dans les cas les plus clairs. Pour supprimer un droit ou une liberté garantis par la Constitution, il ne suffit tout simplement pas que la mesure législative vise à servir un objectif particulier de l'État. L'objectif de l'État doit plutôt reconnaître les droits et libertés sur lesquels il empiète et être adapté à ceux‑ci. Cette Cour avait ces considérations à l'esprit dans l'arrêt R. c. Oakes lorsqu'elle a exposé les critères qu'une disposition législative qui empiète sur un droit ou une liberté garantis doit respecter pour pouvoir être sauvegardée par l'article premier. Il vaut la peine de les reprendre ici (aux pp. 138 et 139):

Pour établir qu'une restriction est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, il faut satisfaire à deux critères fondamentaux. En premier lieu, l'objectif que visent à servir les mesures qui apportent une restriction à un droit ou à une liberté garantis par la Charte, doit être "suffisamment important pour justifier la suppression d'un droit ou d'une liberté garantis par la Constitution": R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. La norme doit être sévère afin que les objectifs peu importants ou contraires aux principes qui constituent l'essence même d'une société libre et démocratique ne bénéficient pas de la protection de l'article premier. Il faut à tout le moins qu'un objectif se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique, pour qu'on puisse le qualifier de suffisamment important.

En deuxième lieu, dès qu'il est reconnu qu'un objectif est suffisamment important, la partie qui invoque l'article premier doit alors démontrer que les moyens choisis sont raisonnables et que leur justification peut se démontrer. Cela nécessite l'application d'"une sorte de critère de proportionnalité": R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Même si la nature du critère de proportionnalité pourra varier selon les circonstances, les tribunaux devront, dans chaque cas, soupeser les intérêts de la société et ceux de particuliers et de groupes. À mon avis, un critère de proportionnalité comporte trois éléments importants. Premièrement, les mesures adoptées doivent être soigneusement conçues pour atteindre l'objectif en question. Elles ne doivent être ni arbitraires, ni inéquitables, ni fondées sur des considérations irrationnelles. Bref, elles doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif en question. Deuxièmement, même à supposer qu'il y ait un tel lien rationnel, le moyen choisi doit être de nature à porter "le moins possible" atteinte au droit ou à la liberté en question: R. c. Big M Drug Mart Ltd., précité, à la p. 352. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre les effets des mesures restreignant un droit ou une liberté garantis par la Charte et l'objectif reconnu comme "suffisamment important".

La Cour d'appel de l'Ontario a été le premier tribunal d'appel au Canada à examiner l'application de l'article premier de la Charte au principe de l'extradition. Dans Re Federal Republic of Germany and Rauca (1983), 4 C.C.C. (3d) 385, cette cour a examiné un cas où les autorités ouest‑allemandes avaient demandé l'extradition d'un citoyen canadien pour des crimes qu'il avait commis au cours de la Seconde Guerre mondiale en territoire occupé par l'Allemagne, avant de devenir citoyen canadien. La Cour d'appel a conclu à la p. 406, sans toutefois bénéficier de l'arrêt R. c. Oakes de cette Cour:

[TRADUCTION] Il n'est pas nécessaire de chercher dans les dictionnaires de longues définitions des mots qui forment l'expression "dont la justification puisse se démontrer". Ce sont des mots de sens et d'usage courants et ils imposent un fardeau important aux partisans du texte de loi limitatif. Compte tenu de la raison d'être et de l'objet de la Loi sur l'extradition et du traité auquel elle donne effet (gardant à l'esprit que le crime ne doit pas demeurer impuni), compte tenu des obligations du Canada envers la communauté internationale ainsi que de l'historique de ces dispositions législatives dans des sociétés libres et démocratiques, à notre avis, les intimés se sont acquittés de la charge d'établir que la limite imposée au par. 6(1) de la Charte par la Loi sur l'extradition et le traité est une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

Dans une opinion incidente, à la p. 405, la cour ontarienne s'est interrogée sur ce qu'aurait été le résultat de l'appel si l'accusé avait pu être poursuivi au Canada pour ses crimes:

[TRADUCTION] L'avocat de l'appelant a laissé entrevoir la possibilité que son client soit poursuivi au Canada pour les crimes dont il a été accusé. Il a allégué qu'en pareil cas l'extradition n'était pas une limite raisonnable imposée au droit de l'appelant en tant que citoyen de demeurer au Canada. On n'a pas beaucoup insisté sur cet argument et, à l'instar du juge en chef de la Haute Cour, nous ne sommes pas convaincus qu'il existe présentement un droit de poursuivre l'appelant au Canada pour les crimes énumérés. Même si ce droit de poursuivre existait, compte tenu de la raison d'être et de l'objet exposés de l'extradition ainsi que de sa longue histoire, il n'aurait pas pour effet de transformer en une limite déraisonnable une limite raisonnable imposée au droit d'un citoyen de demeurer au Canada. [Je souligne.]

Cette Cour à la majorité, également dans une opinion incidente, a donné son appui à la conclusion tirée dans l'arrêt Re Federal Republic of Germany and Rauca que l'extradition d'un citoyen canadien qui a commis une infraction dans un ressort étranger satisfait aux critères de l'article premier de la Charte. Dans l'arrêt Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, le juge La Forest affirme ceci, au nom de la majorité, à la p. 520:

Dans l'arrêt Rauca, précité, par exemple, la Cour d'appel de l'Ontario a reconnu que l'extradition empiète sur le droit de demeurer au Canada reconnu à chaque citoyen par l'art. 6, quoiqu'elle ait également conclu que les avantages de la procédure qui empêche les malfaiteurs de se soustraire à la justice et qui est d'ailleurs largement adoptée dans le monde, suffisent pour justifier l'extradition en tant que limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte. Bien que Schmidt soit citoyenne canadienne, l'art. 6 n'a pas été invoqué en l'espèce, sans doute parce que son avocat a cru, comme moi, que ce point a été tranché à bon droit dans l'affaire Rauca.

Il faudrait souligner que ni dans l'affaire Rauca, ni dans l'affaire Schmidt, la Cour d'appel de l'Ontario ou cette Cour n'était saisie de l'extradition d'un citoyen canadien pour des actes commis au Canada et pour lesquels l'accusé pouvait être poursuivi au Canada. Cette situation se présente à nous pour la première fois. Dans les affaires Rauca et Schmidt, les actes avaient été commis dans l'État requérant, ce qui représente le contexte typique de l'extradition.

Puisque que cela n'était pas nécessaire pour les fins de ma décision dans l'arrêt Schmidt, je n'ai pas exprimé d'opinion quant à la justesse de la proposition exprimée dans une forme absolue dans l'arrêt Rauca, selon laquelle l'extradition constituait en soi une limite raisonnable justifiée au sens de l'article premier, parce que je n'étais pas certaine qu'elle ne devrait pas être soumise à des réserves dans certaines circonstances. Autrement dit, il m'a semblé malavisé et inutile d'exprimer cela sous forme de proposition rigoureuse et absolue, et préférable, tout en reconnaissant qu'en général l'extradition constitue une limite raisonnable, d'examiner les circonstances particulières de chaque cas. J'étais d'avis qu'il pourrait bien y avoir des circonstances où l'extradition pourrait ne pas constituer une limite raisonnable au sens de l'article premier. Les présents pourvois illustrent le problème qui me préoccupait. Même si l'extradition constitue une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique lorsqu'un citoyen canadien commet une infraction à l'intérieur des limites territoriales d'un État étranger, et je pense que c'est nettement le cas, cela ne résout pas les présents pourvois. Dans ces pourvois, nous devons tenir compte du fait que les accusés sont des citoyens canadiens, que la conduite répréhensible qu'on leur reproche se situe entièrement au Canada et que cette conduite a engendré des infractions à l'égard desquelles les accusés peuvent être inculpés et poursuivis au Canada. C'est dans ce contexte factuel qu'il faut appliquer le critère de l'arrêt R. c. Oakes.

Je souligne que la question qui se pose dans les présents pourvois est très restreinte. Il ne s'agit pas d'une situation où un citoyen canadien qui a commis une infraction dans un pays étranger s'oppose à l'extradition en invoquant le droit de demeurer au Canada que lui garantit le par. 6(1) de la Charte. À mon avis, un tel argument échouerait. Bien que l'extradition viole les droits que le par. 6(1) garantit aux citoyens canadiens, on a jugé, avec raison selon moi, que le principe de l'extradition constitue, dans ces circonstances, une limite raisonnable qui peut se justifier dans le cadre d'une société libre et démocratique. La question cruciale, dans les présents pourvois, est de savoir si l'extradition constitue une limite raisonnable imposée au droit que la Constitution garantit à un citoyen canadien de demeurer au Canada lorsque la conduite répréhensible qu'il a adoptée se situe entièrement au Canada et constitue une infraction qui peut faire l'objet d'une inculpation et de poursuites ici même. Je crois que ces faits sont pertinents dans l'évaluation qu'il faut faire en vertu de l'article premier de la Charte.

Mon collègue adopte la position que le lieu du méfait de l'accusé n'est pas pertinent tant en vertu du par. 6(1) qu'en vertu de l'article premier de la Charte. En toute déférence, je ne puis être d'accord. Je crois que le lieu du méfait est très pertinent lorsqu'on cherche à justifier l'extradition vers un pays étranger en tant que limite raisonnable imposée au droit d'un citoyen canadien de demeurer au Canada. En fait, le lieu du méfait est souvent l'élément clé qui relie l'accusé à l'État requérant. Un citoyen canadien qui se rend dans un autre État doit s'attendre à devoir répondre de sa conduite là‑bas devant la justice de cet État. L'intérêt réel qu'a un État requérant à traduire en justice des Canadiens qui ont commis des crimes sur son territoire ne saurait faire de doute. La question est de savoir si cet intérêt a la même valeur en vertu de l'article premier lorsque le crime a été commis par un Canadien en territoire canadien.

Il n'est pas nécessaire que les appelants en l'espèce soient extradés aux États‑Unis pour être traduits en justice. Ils peuvent être traduits en justice ici‑même. On allègue cependant qu'il serait plus commode qu'ils soient poursuivis aux États‑Unis et que le Canada paraîtra peu coopératif s'il refuse de les extrader. À mon avis, il faudrait des raisons plus solides que celles‑là pour justifier une violation d'un droit expressément garanti par la Charte à des citoyens canadiens.

Je peux dire que je ressens une certaine inquiétude lorsque mon collègue qualifie l'extradition proposée des intimés de violation "mineure" du par. 6(1). Si on qualifie de violation "mineure" un déni complet du droit de demeurer au Canada que le par. 6(1) garantit au citoyen, alors, évidemment, on a déjà préjugé la question fondée sur l'article premier. En toute déférence, je dirais cependant qu'une telle conception représente un écart singulier de la façon dont cette Cour a traditionnellement abordé le processus d'évaluation requis en vertu de l'article premier et qu'elle pourrait présenter une menace très sérieuse pour la protection du citoyen que la Charte vise à assurer.

On a aussi allégué avec vigueur devant nous que la décision d'extrader un accusé à la demande d'un État requérant relève du pouvoir discrétionnaire du Ministre et que la décision de poursuivre un accusé au Canada ou ailleurs relève du pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Cela me semble se fonder sur la prémisse que, dans l'exercice de ces pouvoirs discrétionnaires, l'exécutif du gouvernement n'est pas lié par la Charte. Le paragraphe 32(1) de la Charte semble apporter une réponse complète à cet argument. Je renvoie également à l'affirmation du juge Dickson dans l'arrêt Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 455:

Je ne doute pas que l'exécutif du gouvernement canadien ait l'obligation d'agir conformément aux préceptes de la Charte.

La Charte fait partie de la Constitution du Canada qui, comme le déclare le par. 52(1), est la loi suprême du Canada. On ne saurait laisser entendre que le procureur général du Canada ou tout autre représentant du gouvernement a le pouvoir discrétionnaire de respecter ou non les droits qu'elle garantit.

Je suis en outre d'avis qu'on pourrait s'attendre à ce que les pays qui ont conclu des traités d'extradition avec le Canada soient assurés que le système de justice canadien s'occupe de façon responsable de ses propres citoyens qui commettent des crimes à l'intérieur de ses propres frontières. Inversement, on pourrait s'attendre à ce que le Canada accorde la même confiance aux systèmes de justice des pays envers qui il a assumé des obligations conventionnelles. Il sembleraient tout à fait logique que chaque pays respecte le système de l'autre en s'occupant de ses propres ressortissants qui commettent des crimes sur son propre territoire. Après tout, ce n'est pas là le principal point de mire de l'extradition et, à mon avis, le Canada devrait avoir une très bonne raison pour renoncer à sa responsabilité publique de s'occuper de ses propres ressortissants qui commettent des crimes sur son propre territoire. Mon affirmation ne tient pas compte de l'obligation qu'a le Canada de respecter les droits constitutionnels de ses citoyens, bien que ce soit là, évidemment, la question la plus importante soulevée dans les présents pourvois.

Je ne perçois pas comme étant dérisoire le droit des citoyens canadiens d'être jugés ici (lorsque cela est possible) plutôt que d'être jugés dans un ressort étranger. Le système de justice des États‑Unis, qui sont l'État requérant en l'espèce, est peut‑être très semblable au nôtre et les procédures qui y ont cours sont peut‑être aussi très analogues aux nôtres. Mais il n'en est pas nécessairement de même dans le cas de tous les États requérants. Dans certains cas, le droit en question peut se révéler très précieux.

Je reviens à l'application de l'arrêt R. c. Oakes à la question restreinte qui se pose dans les présents pourvois. Le premier critère identifié par le juge en chef Dickson dans cette affaire est que l'objectif que vise le gouvernement en limitant le droit en question doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles. Je suis d'accord avec mon collègue le juge La Forest pour dire que la répression du crime transfrontalier est en fait suffisamment importante pour justifier une limite imposée par un texte de loi à un droit protégé par la Constitution. Les États ne peuvent plus vivre dans un "splendide isolement". Les techniques modernes permettent des communications presque instantanées à l'échelle mondiale et des déplacements partout dans le monde dans les vingt‑quatre heures. Les criminels tirent profit de ces techniques avancées, particulièrement dans le domaine du trafic de la drogue, et des moyens efficaces sont donc requis à l'échelle internationale pour combattre ce problème. Comme le souligne le juge La Forest dans ses motifs, l'extradition est un outil important et bien établi de répression du crime transfrontalier. Il respecte donc le premier critère formulé dans l'arrêt R. c. Oakes.

Le premier critère de l'arrêt R. c. Oakes étant respecté, la limite imposée par le texte de loi doit ensuite respecter le critère de proportionnalité. Premièrement, la mesure doit avoir un lien rationnel avec l'objectif visé. Dans l'arrêt Zein c. Gardien du centre de prévention de Montréal, [1986] R.J.Q. 1740, le juge Jacques de la Cour d'appel du Québec a estimé que ce lien rationnel n'existait pas. Voici ce qu'il affirme, à la p. 1745:

Suivant les critères du raisonnable posés par la Cour suprême dans l'affaire Oakes, cette mesure n'a pas de lien rationnel avec l'objectif visé, soit la répression du crime transfrontalier: les faits se sont déroulés au Canada, ces faits constituent un crime au Canada ainsi qu'aux États‑Unis; ce sont là deux prémisses dont la conclusion rationnelle n'est pas l'extradition et un procès aux États‑Unis, mais plutôt un procès au Canada, car c'est le Canada qui a le devoir de préserver l'ordre public et réprimer le crime dans ses limites territoriales; le lien avec les États‑Unis n'est qu'accessoire et non nécessaire.

Je partage les préoccupations du juge Jacques, mais je crois qu'elles sont mieux traitées dans le second volet du critère de proportionnalité. Il est généralement reconnu que plus d'un État peut avoir intérêt à poursuivre un individu pour les actes qu'il a commis. En pareils cas, les deux États ont compétence pour juger l'accusé relativement à l'infraction reprochée. Il va de soi que le Canada a fondamentalement intérêt à ce que les activités criminelles à l'intérieur de ses propres frontières soient réprimées. En même temps, selon les faits des présents pourvois, le préjudice résultant de la perpétration des infractions aurait été ressenti plus intensément et directement aux États‑Unis. Par conséquent, je suis d'avis de conclure que le moyen employé, c'est‑à‑dire l'extradition, a un lien rationnel avec l'objectif de répression du crime transfrontalier.

À mon avis, cependant, le système d'extradition, d'après les faits particuliers des présents pourvois, ne peut satisfaire au deuxième volet du critère de proportionnalité de l'arrêt R. c. Oakes, qui exige que les moyens, même s'ils ont un lien rationnel avec l'objectif visé, portent "le moins possible" atteinte au droit en question. L'objectif de répression du crime transfrontalier aurait pu être atteint si on avait poursuivi Cotroni et El Zein au Canada en vertu de l'art. 423 du Code criminel et de l'art. 5 de la Loi sur les stupéfiants. Des poursuites intentées contre Cotroni et El Zein au Canada auraient permis d'éviter toute violation de l'art. 6 de la Charte.

L'avocat des États‑Unis a fait valoir qu'il y avait de bonnes raisons d'intenter des poursuites aux États‑Unis plutôt qu'au Canada. Les crimes ont été découverts par les autorités américaines, l'enquête et les procédures judiciaires ont commencé aux États‑Unis, c'est là que se trouve la majeure partie des témoins et des éléments de preuve et c'est là que les répercussions des crimes se seraient principalement fait sentir. On nous a renvoyé à la décision United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129, qui a mis en lumière plusieurs facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer qui a compétence pour poursuivre. Je ne doute absolument pas que les États‑Unis aient intérêt à poursuivre les crimes dont les répercussions se font sentir sur leur territoire. Je ne doute pas non plus que les États‑Unis puissent être le ressort qui convient le mieux pour poursuivre les auteurs des infractions en cause. À mon avis cependant, ces considérations s'appliquent davantage à la question de savoir si les moyens législatifs ont un lien rationnel avec l'objectif visé qu'à la question de savoir si on porte le moins possible atteinte au droit en question. Comme je l'ai déjà mentionné, la Charte est axée sur la protection des droits et libertés fondamentaux dans une société libre et démocratique. Les limites imposées à ces droits doivent se résumer à celles qui sont raisonnables et justifiées dans ce type de société et ne devraient pas être fondées simplement sur des considérations de commodité administrative. Comme je l'ai affirmé aux pp. 218 et 219 de l'arrêt Singh c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, précité, quant à la question de savoir si la procédure énoncée dans la Loi sur l'immigration de 1976 relativement à l'arbitrage des revendications de statut de réfugié violait la Charte:

La question en l'espèce n'est pas simplement de savoir si la procédure énoncée dans la Loi sur l'immigration de 1976 relativement à l'arbitrage des revendications du statut de réfugié est raisonnable; il s'agit de savoir s'il est raisonnable de porter atteinte au droit des appelants à la vie, à la liberté et à la sécurité de leur personne en adoptant un système pour statuer sur les revendications du statut de réfugié qui n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

À cet égard, je doute énormément que ce genre de considération utilitaire soumise par Me Bowie puisse justifier la limitation des droits énoncés dans la Charte. Les garanties de la Charte seraient certainement illusoires s'il était possible de les ignorer pour des motifs de commodité administrative. Il est sans doute possible d'épargner beaucoup de temps et d'argent en adoptant une procédure administrative qui ne tient pas compte des principes de justice fondamentale, mais un tel argument, à mon avis, passe à côté de l'objet de l'art. 1. Les principes de justice naturelle et d'équité en matière de procédure que nos tribunaux ont adoptés depuis longtemps et l'enchâssement constitutionnel des principes de justice fondamentale à l'art. 7 comportent la reconnaissance implicite que la prépondérance des motifs de commodité administrative ne l'emporte pas sur la nécessité d'adhérer à ces principes. Quelle que soit la norme d'examen qui se dégage finalement de l'art. 1, il me semble que le fondement de la limitation des droits sous le régime de l'art. 7 doit être plus convaincant que ceux qui ont été avancés en l'espèce.

Bien que ces observations aient été faites relativement à une violation de l'art. 7 de la Charte et non de l'art. 6, je crois qu'elles traduisent une bonne façon d'aborder l'interprétation et l'application de l'article premier.

En arrivant à cette conclusion je n'oublie pas les commentaires du juge La Forest portant qu'il faut adopter dans certains cas une interprétation souple du critère de proportionnalité de l'arrêt R. c. Oakes. Cependant, cela ne me semble pas être un de ces cas. C'est une chose que d'être moins strict dans l'examen d'une disposition législative et d'assouplir la façon générale d'aborder l'"ajustement parfait" dans le cas d'autres formes de réglementation commerciale (voir R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, le juge en chef Dickson à la p. 772), et c'est une toute autre chose que de ne pas examiner attentivement un programme législatif qui restreint directement un droit garanti, particulièrement s'il est lié à un aspect du droit criminel.

J'estime, en outre, que la courtoisie entre les nations que favorise l'extradition n'est pas touchée défavorablement par la conclusion à laquelle je suis arrivée. Les organismes américains d'application de la loi continueront de surveiller les frontières américaines pour empêcher l'importation de drogues illégales et ces organismes continueront de coopérer avec leurs homologues canadiens. Les renseignements seront partagés et l'appui sera accordé non seulement entre les organismes chargés d'appliquer la loi mais également entre leurs procureurs. En toute déférence, je fais miens les propos tenus par le juge Jacques dans l'arrêt Zein c. Gardien du centre prévention de Montréal, précité, à la p. 1746:

La seule courtoisie, ou coopération pour combattre le crime, entre divers pays, ne justifie pas l'extradition, car la fin recherchée par cette coopération peut être atteinte tout en respectant le droit du citoyen de demeurer au pays.

Je conclus donc que, selon les faits particuliers des présents pourvois, l'extradition ne saurait être justifiée au sens de l'article premier de la Charte.

5. Dispositif

Je suis d'avis de rejeter les deux pourvois pour le motif que l'extradition viole le par. 6(1) de la Charte et n'est pas sauvegardée par l'article premier lorsque l'accusé est un citoyen canadien et que la conduite qu'on lui reproche se situe entièrement au Canada et constitue une infraction pour laquelle il peut être jugé et poursuivi tant au Canada que dans l'État requérant.

Je suis d'avis de répondre ainsi aux questions constitutionnelles relatives à chacun des présents pourvois:

Question 1

Est‑ce que l'extradition d'un citoyen canadien vers un État étranger constitue une violation du droit de ce citoyen canadien de demeurer au Canada tel qu'énoncé au par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse

Oui.

Question 2

Si l'extradition de ce citoyen canadien constitue une violation à première vue de son droit de demeurer au Canada, est‑ce que l'extradition de l'intimé, dans les circonstances de la présente affaire, constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse

Non.

//Le juge Sopinka//

Version française des motifs rendus par

LE JUGE SOPINKA (dissident) — Je souscris aux motifs de jugement et à la conclusion de ma collègue le juge Wilson. Cependant, dans la mesure où je me soucie des conséquences de la décision de la majorité sur les droits d'un citoyen d'être jugé au Canada, qui ne sont pas limités aux seuls cas où tous les actes pertinents ont été accomplis ici même au Canada, j'ai décidé de faire part de ces inquiétudes séparément.

Même si, en l'espèce, le principal argument porte que l'extradition n'est pas une limite raisonnable dans les circonstances de la présente affaire, l'intimé El Zein a fait valoir de manière générale que l'extradition d'un citoyen ne constitue pas une limite raisonnable en ce qui concerne le droit de demeurer au Canada que garantit le par. 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. En conséquence, dans ses motifs de jugement, mon collègue le juge La Forest aborde cette question générale pour conclure que l'extradition d'un citoyen est en soi une limite raisonnable imposée aux droits conférés par le par. 6(1) de la Charte, même si en vertu des lois du Canada le citoyen pourrait être poursuivi ici.

En évaluant la gravité de la violation de la Charte en fonction le l'objet visé, mon collègue qualifie de mineure la violation du par. 6(1) qui résulte de l'extradition. Je ne puis souscrire à cette qualification compte tenu de l'éventail des pays vers lesquels un citoyen peut être extradé. Nos citoyens peuvent être extradés non seulement vers les États‑Unis, mais encore vers des pays où les systèmes sont radicalement différents et dont les lois ne fournissent aucune des protections traditionnelles aux accusés. Si, par exemple, un citoyen canadien présumé innocent sous le régime de nos lois est extradé vers un pays qui ne reconnaît pas la présomption d'innocence, oblige l'accusé à témoigner, ne permet pas la mise en liberté sous caution, ne dispose pas d'un barreau indépendant et impose la peine capitale pour diverses infractions, je considérerais alors comme plus que mineures les conséquences de la violation du droit de ce citoyen de demeurer au Canada. En fait, cela équivaudrait à un bannissement.

Pourtant, les limites existantes que comportent toutes les règles de droit exécutoires qui visent à protéger le citoyen ne font aucune distinction entre le petit trafiquant de drogue qui est extradé vers les États‑Unis et le citoyen qui est extradé pour une infraction punissable de la peine capitale dans les circonstances décrites ci‑dessus.

L'avocat de l'intimé El Zein a prétendu que, dans ce cas, une violation de la Charte ne saurait se justifier en fonction du pouvoir discrétionnaire de poursuivre qui n'est assujetti à aucun critère. En examinant cet argument, mon collègue mentionne l'arrêt du juge Hanssen United States of America v. Swystun (1987), 50 Man. R. (2d) 129 et la pratique qui aurait cours relativement à la décision de poursuivre au Canada. La pratique dont fait état le juge Hanssen était probablement fondée sur la preuve dont il était saisi. Son affirmation semble être une constatation de fait. Ces éléments de preuve ne semblent pas avoir été soumis en l'espèce mais, de toute manière, si on accepte qu'il s'agit là d'une pratique, ce n'est précisément cela qu'une pratique. Les motifs du juge Hanssen ne révèlent pas si elle est consignée quelque part. Le passage des motifs du juge Hanssen, que paraphrase mon collègue dans ses propres motifs, figure à la p. 134:

[TRADUCTION] En pratique, la décision de poursuivre ou de ne pas poursuivre au Canada et celle d'extrader ou non une personne vers l'État qui en fait la demande sont prises après consultation entre les autorités canadiennes compétentes et celles du pays qui demande l'extradition. Les facteurs qui influent habituellement sur une telle décision sont ceux que j'ai déjà mentionnés.

Le non‑respect de cette pratique ne pourrait faire l'objet d'un contrôle judiciaire que si, comme le souligne mon collègue, "il était établi qu'un pouvoir discrétionnaire était exercé pour des motifs irréguliers ou arbitraires". Il est donc difficile d'accepter qu'une violation d'un droit garanti par la Charte puisse être justifiée en offrant au citoyen la protection de cette pratique. À mon sens, ce ne sont pas des "limites prescrites par une règle de droit". Elles ne sont pas non plus soigneusement conçues pour réduire l'effet d'une violation du par. 6(1).

Le pouvoir discrétionnaire de poursuivre, dont on parle dans l'affaire Swystun, précitée, réside non pas dans la Loi sur l'extradition, S.R.C. 1970, c. E-21, mais dans le pouvoir discrétionnaire général de décider de poursuivre qu'a le ministère public dans tous les cas. D'ailleurs, même une décision de poursuivre au Canada n'aura pas pour effet de soustraire le citoyen à l'extradition à moins que le traité ne confère au Canada le pouvoir discrétionnaire de ne pas extrader ses propres citoyens. Une telle disposition existe dans un certain nombre de traités. Toutefois, il s'agit non pas d'un pouvoir discrétionnaire conféré à un poursuivant, mais bien d'une question de discrétion politique. En conséquence, la question de savoir si une décision de poursuivre sera prise dépendra de la politique générale du gouvernement canadien. Cette politique n'est exprimée dans aucun texte ayant force de loi.

Je suis d'avis qu'il n'est pas possible de laisser le soin d'éviter une violation de la Charte à un poursuivant dont la conduite n'est pas circonscrite par des lignes directrices exécutoires en justice. Je suis d'accord avec l'affirmation suivante que le juge Lamer a faite dans un contexte différent, dans l'arrêt R. c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045, à la p. 1078:

À mon avis, l'article ne peut pas être sauvegardé en invoquant ce pouvoir discrétionnaire qu'a le ministère public de ne pas appliquer la loi dans les cas où il estime que son application entraînerait une violation de la Charte. Ce serait là ignorer totalement l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 qui porte que la Constitution rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit et les tribunaux ont le devoir de déclarer qu'il en est ainsi; ils ne peuvent laisser ni au ministère public ni à personne d'autre le soin d'éviter une violation.

On pourrait dire que les traités d'extradition offrent une certaine protection en ce sens que le gouvernement canadien aurait examiné la question des régimes politique et juridique de l'État requérant au moment de la négociation de ces traités. Malheureusement, un bon nombre de ces traités datent d'avant 1926 et certains même d'avant 1900. De plus, ils ont été négociés non par le Canada mais par la Grande‑Bretagne. La nature politique du pays et certainement son régime juridique peuvent avoir changé radicalement dans l'intervalle.

Dans l'arrêt Canada c. Schmidt, [1987] 1 R.C.S. 500, mon collègue le juge La Forest a reconnu que, dans certaines circonstances, la façon dont l'État qui fait la demande compte traiter un fugitif pourrait constituer une violation des règles de justice fondamentale. Si l'arrêt en l'espèce justifie l'extradition d'un citoyen en général comme étant une limite raisonnable, il m'est difficile de voir comment elle pourrait dans un cas donné constituer un manquement à la justice fondamentale. En conséquence, il se peut que même la porte qui avait été laissée ouverte dans l'arrêt Canada c. Schmidt, précité, soit maintenant fermée. Je conclus donc que, compte tenu de l'état actuel du droit en matière d'extradition, l'extradition d'un citoyen qui peut être jugé au Canada n'est pas une limite raisonnable et que l'extradition, en l'espèce, constituerait une violation du par. 6(1) non justifiée en vertu de l'article premier de la Charte.

Pourvois accueillis, les juges WILSON et SOPINKA sont dissidents; les deux questions constitutionnelles reçoivent une réponse affirmative.

Procureur de l'appelant: Frank Iacobucci, Ottawa.

Procureurs de l'intimé Frank Santo Cotroni: Sidney H. Leithman et Francis Brabant, Montréal.

Procureurs de l'intimé Samir El Zein: Desrosiers, Provost & Taillefer, Montréal.



Parties
Demandeurs : états-unis
Défendeurs : Cotroni; états-unis

Références :
Proposition de citation de la décision: états-unis c. Cotroni; états-unis c. el zein, [1989] 1 R.C.S. 1469 (8 juin 1989)


Origine de la décision
Date de la décision : 08/06/1989
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1989] 1 R.C.S. 1469 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1989-06-08;.1989..1.r.c.s..1469 ?
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