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10/05/1990 | CANADA | N°[1990]_3_R.C.S._1235

Canada | Succession macdonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235 (10 mai 1990)


Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235

William Steward Arnold Martin Appelant

c.

William Hamilton Gray, administrateur

testamentaire de la succession

de John Edwin MacDonald Intimé

répertorié: succession macdonald c. martin

No du greffe: 21469.

1990: 4 mai; 1990: 10 mai.*

Présents: Le juge en chef Dickson** et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.

en appel de la cour d'appel du manitoba

Avocats -- Conflits d'intérêts -- Entrée d'un avocat junior ayant agi pour

l'appelant dans un cabinet agissant pour l'intimé -- Le cabinet peut-il continuer à occuper pour l'intimé? -- Critère à app...

Succession MacDonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235

William Steward Arnold Martin Appelant

c.

William Hamilton Gray, administrateur

testamentaire de la succession

de John Edwin MacDonald Intimé

répertorié: succession macdonald c. martin

No du greffe: 21469.

1990: 4 mai; 1990: 10 mai.*

Présents: Le juge en chef Dickson** et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Cory.

en appel de la cour d'appel du manitoba

Avocats -- Conflits d'intérêts -- Entrée d'un avocat junior ayant agi pour l'appelant dans un cabinet agissant pour l'intimé -- Le cabinet peut-il continuer à occuper pour l'intimé? -- Critère à appliquer pour décider s'il existe un conflit d'intérêts rendant le cabinet inhabile.

L'intimé a intenté une action en reddition de compte contre l'appelant. Le procureur de l'appelant s'est fait seconder par une avocate junior de son cabinet qui s'est occupée activement du dossier et a été mise dans le secret de bien des confidences faites par l'appelant à son procureur. Cette dernière s'est jointe par la suite au cabinet qui occupe pour l'intimé dans la présente action. L'appelant a demandé à la cour supérieure provinciale de déclarer le cabinet inhabile à continuer d'occuper pour l'intimé. La cour a fait droit à la demande et ordonné que l'inscription du cabinet au dossier soit rayée. La Cour d'appel a infirmé cette décision. Le présent pourvoi vise à déterminer la norme à appliquer pour décider si un cabinet doit être déclaré inhabile à continuer d'occuper pour son client dans l'action pour raison de conflit d'intérêts.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Dickson et les juges La Forest, Sopinka et Gonthier: Pour décider s'il existe un conflit d'intérêts entraînant une inhabilité, la Cour doit prendre en considération trois valeurs en même temps: 1) le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d'avocat et l'intégrité de notre système judiciaire; 2) en contrepoids, le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l'avocat de son choix; 3) la mobilité raisonnable qu'il est souhaitable de permettre au sein de la profession. La "probabilité de préjudice", qui est le critère anglais traditionnel, n'est pas une norme assez exigeante pour assurer à la justice ce caractère apparent que le public exige d'elle. L'utilisation de renseignements confidentiels est habituellement impossible à prouver et le critère retenu doit donc tendre à convaincre le public, c'est-à-dire une personne raisonnablement informée, qu'il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels. Il faut répondre à deux questions: 1) L'avocat a-t-il appris, grâce à des rapports antérieurs d'avocat à client, des faits confidentiels relatifs à l'objet du litige? 2) Y a-t-il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client? Les tribunaux américains ont répondu à la première question en appliquant le critère du "lien important": dès qu'il est établi qu'il y a un "lien important" entre la question qui serait à l'origine du renseignement confidentiel et la question en litige, il existe une présomption irréfragable selon laquelle l'avocat a appris des faits confidentiels. Ce critère est cependant trop rigide. Il convient plutôt de dire que, dès que le client a prouvé l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisante, un tribunal doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l'avocat convainc le tribunal qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué. La conviction doit être telle qu'un membre du public raisonnablement informé en serait également persuadé. Il sera difficile de s'acquitter du fardeau de la preuve.

Pour répondre à la deuxième question, savoir le mauvais usage qui pourrait être fait des renseignements confidentiels, un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre un client ou un ancien client. En ce qui concerne les associés d'un cabinet, le concept de connaissance présumée est irréaliste à l'ère des mégacabinets. Un tribunal doit donc tirer la conclusion que les avocats qui travaillent ensemble échangent des renseignements confidentiels, sauf s'il est persuadé, par des preuves claires et convaincantes, que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour veiller à ce que l'avocat en cause ne divulgue rien aux membres du cabinet qui agissent contre son ancien client. Parmi ces mesures raisonnables, on pourrait compter des mécanismes institutionnels comme les murailles de Chine et les cônes de silence. Jusqu'à ce que les organes directeurs de la profession les aient approuvés et aient adopté les règles régissant leur fonctionnement, il est improbable qu'un tribunal les accepte comme preuve suffisante d'une protection efficace. Les engagements et affirmations catégoriques contenus dans des affidavits ne sont pas suffisants parce que les affidavits des avocats sont difficiles à vérifier objectivement et qu'il est peu probable que le public soit convaincu s'il n'a d'autres garanties que les renseignements confidentiels ne seront jamais utilisés.

En l'espèce, l'avocate a travaillé activement au dossier à l'égard duquel le nouveau cabinet qui l'emploie agit contre son ancien client et elle a donc appris des faits confidentiels pertinents. Quant au mauvais usage des renseignements, les affidavits n'indiquent nullement que le cabinet ait pris des mesures vérifiables de façon indépendante pour mettre en {oe}uvre quelque mécanisme de protection que ce soit et le cabinet ne peut donc continuer d'agir.

Les juges Wilson, L'Heureux‑Dubé et Cory: Quand un avocat, qui s'est engagé substantiellement auprès d'un client dans une affaire contentieuse en cours, se joint à un autre cabinet qui occupe pour une partie adverse, il existe une présomption irréfragable que ce qui est connu de cet avocat, y compris les renseignements confidentiels que lui a confiés l'ancien client, est désormais connu du nouveau cabinet. Une telle présomption irréfragable est essentielle pour préserver la confiance du public dans l'administration de la justice.

On ne saurait permettre que la fusion des cabinets d'avocats, ou la mobilité au sein de la profession, viennent entamer la confiance du public dans le système judiciaire. À l'époque actuelle, le travail des tribunaux a des répercussions très importantes sur la vie et les activités de tous les Canadiens. Il est donc fondamentalement important qu'aux yeux du public, la justice soit non seulement rendue, mais qu'il soit évident qu'elle est rendue. Bien que la nécessité de choisir un autre avocat cause certainement des inconvénients et des soucis au client et que la mobilité professionnelle puisse être jugée importante par les avocats, l'intégrité du système judiciaire revêt une importance tellement fondamentale qu'elle doit être tenue pour le facteur décisif. Notre système judiciaire ne peut pas fonctionner normalement si le public se demande si les renseignements confidentiels communiqués par un client à un avocat seront divulgués ou s'il soupçonne qu'ils pourraient l'être. Peu importe les limites que l'on aurait cherché à imposer aux avocats et aux cabinets en cause, le public, à juste titre, resterait sceptique à leur endroit, puisque les avocats au sein d'un cabinet se rencontrent souvent et ont fréquemment la possibilité d'échanger des renseignements confidentiels.

Jurisprudence

Citée par le juge Sopinka

Arrêt non suivi: Rakusen v. Ellis, Munday & Clarke, [1912] 1 Ch. 831; arrêts mentionnés: Morton v. Asper (1987), 49 Man. R. (2d) 167, conf. (1987), 51 Man. R. (2d) 207; Law Society of Manitoba v. Giesbrecht (1983), 24 Man. R. (2d) 228; Re a Solicitor, inédit, Chancery Division, 31 mars 1987, résumé à 131 Sol. J. 1063; T.C. Theatre Corp. v. Warner Bros. Pictures, Inc., 113 F. Supp. 265 (1953); Emle Industries, Inc. v. Patentex, Inc., 478 F.2d 562 (1973); E. F. Hutton & Co. Inc. v. Brown, 305 F. Supp. 371 (1969); Nemours Foundation v. Gilbane, Aetna, Federal Ins. Co., 632 F. Supp. 418 (1986); U.S.A. for the Use and Benefit of Lord Electric Co. v. Titan Pacific Construction Corp., 637 F. Supp. 1556 (1986); In re Asbestos Case, 514 F. Supp. 914 (1981); Analytica, Inc. v. NPD Research, Inc., 708 F.2d 1263 (1983); Novo Terapeutisk Laboratorium A/S v. Baxter Travenol Laboratories, Inc., 607 F.2d 186 (1955); Akerly v. Red Barn System, Inc., 551 F.2d 539 (1977); Gas‑A‑Tron of Arizona v. Union Oil Co. of California, 534 F.2d 1322, certiorari refusé, 429 U.S. 861 (1976); Silver Chrysler Plymouth, Inc. v. Chrysler Motors Corp., 518 F.2d 751 (1975); Laskey Bros. of W. Va., Inc. v. Warner Bros. Pictures, 224 F.2d 824 (1955), certiorari refusé, 350 U.S. 932 (1956); City of Cleveland v. Cleveland Electric Illuminating Co., 440 F. Supp. 193 (1977), conf. mem., 573 F.2d 1310, certiorari refusé, 435 U.S. 996 (1977); Fleischer v. A.A.P., Inc., 163 F. Supp. 548 (1958); D & J Constructions Pty. Ltd. v. Head (1987), 9 N.S.W.L.R. 118; National Mutual Holdings Pty. Ltd. v. Sentry Corp. (1989), 87 A.L.R. 539; In the Marriage of Thevanaz (1986), 11 Fam. L.R. 95; Re the Marriage of R.P. and A.A. Gagliano (1989), 12 Fam. L.R. 843; Steed & Evans Ltd. v. MacTavish (1976), 12 O.R. (2d) 236; Canada Southern Railway Co. v. Kingsmill, Jennings (1978), 8 C.P.C. 117; Falls v. Falls (1979), 12 C.P.C. 270; Goldberg v. Goldberg (1982), 141 D.L.R. (3d) 133; Lukic v. Urquhart (1984), 11 D.L.R. (4th) 638, conf. en partie (1985), 15 D.L.R. (4th) 639; O'Dea v. O'Dea (1987), 68 Nfld. & P.E.I.R. 67; Fisher v. Fisher (1986), 76 N.S.R. (2d) 326; Thomson c. Smith Mechanical Inc., [1985] C.S. 782; Canada v. Consortium Designers Inc. (1988), 72 Nfld. & P.E.I.R. 255, conf. (1989), 80 Nfld. & P.E.I.R. 12; Farmers Mutual Petroleums Ltd. v. United States Smelting, Refining & Mining Co. (1961), 28 D.L.R. (2d) 618; R. v. Burkinshaw (1967), 60 D.L.R. (2d) 748; Devco Properties v. Sunderland, [1977] 2 W.W.R. 664; Mercator Enterprises Ltd. v. Mainland Investments Ltd. (1978), 29 N.S.R. (2d) 703; Christo v. Bevan (1982), 36 O.R. (2d) 797; Schmeichel v. Saskatchewan Mining Development Corp., [1983] 5 W.W.R. 151; International Electronics Corp. v. Woodside Developments Ltd., inédit, Cour suprême de la Colombie-Britannique, 26 juin 1985; Davey v. Woolley, Hames, Dale & Dingwall (1982), 35 O.R. (2d) 599; United States Surgical Corp. v. Downs Surgical Canada Ltd. (1982), 141 D.L.R. (3d) 157.

Citée par le juge Cory

Arrêt suivi: Analytica, Inc. v. NPD Research, Inc., 708 F.2d 1263 (1983).

Doctrine citée

Association du Barreau canadien. Code de déontologie professionnelle. Adopté le 25 août 1974.

Dean, Miriam R. et Christopher F. Finlayson. "Conflicts of interest: When may a lawyer act against a former client?", [1990] N.Z.L.J. 43.

"Developments in the Law — Conflicts of Interest in the Legal Profession" (1981), 94 Harv. L. Rev. 1247.

Kryworuk, Peter William. "Acting Against Former Clients — A Matter of Dollars and Common Sense" (1985), 45 C.P.C. 1.

Steele, Graham. "Imputing Knowledge From One Member of a Firm to Another: `Lead Us Not Into Temptation'"(1990), 12 Adv. Q. 46.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1989), 57 Man. R. (2d) 161, 58 D.L.R. (4th) 67, [1989] 3 W.W.R. 653, qui a infirmé un jugement de la Cour du Banc de la Reine qui avait déclaré qu'un cabinet d'avocats était inhabile à continuer d'occuper pour l'intimé et avait rayé l'inscription du cabinet au dossier. Pourvoi accueilli.

R. A. Dewar et R. A. Watchman, pour l'appelant.

A. D. MacInnes, c.r., pour l'intimé.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement du juge en chef Dickson et des juges La Forest, Sopinka et Gonthier rendu par

LE JUGE SOPINKA — Ce pourvoi concerne la norme qui régit la conduite des avocats en matière de conflit d'intérêts. Il s'agit de déterminer dans quel cas l'avocat sera inhabile à occuper pour son client. La question s'est posée dans le contexte d'un procès au cours duquel une avocate junior représentant l'appelant a changé d'emploi et a été engagée par le cabinet d'avocats occupant pour l'intimé.

Les faits

L'intimé Gray était le demandeur dans une action en reddition de compte contre l'appelant et Rossmere Holdings. En 1983, l'appelant a retenu les services d'A. Kerr Twaddle, c.r., qui a exercé la profession d'avocat jusqu'à sa nomination à la magistrature en 1985. Pour remplir le mandat que lui avait confié l'appelant, Twaddle s'est fait seconder par Kristin Dangerfield, stagiaire diplômée qui est devenue par la suite employée de son cabinet. Elle s'est occupée activement du dossier et a été mise dans le secret de bien des confidences faites par l'appelant à Twaddle. Dangerfield a assisté à de nombreuses réunions entre Twaddle et l'appelant Martin, a aidé à la rédaction de nombre de documents, a préparé des interrogatoires préalables et y a assisté; elle était présente quand les parties ont discuté d'un règlement amiable et quand la possibilité d'un règlement amiable a été discutée avec des représentants du cabinet Thompson, Dorfman, Sweatman. Elle a en outre apporté sa collaboration lorsque des témoignages ont été recueillis de bene esse. Au moment de la nomination de Twaddle à la magistrature, Dangerfield est entrée dans le cabinet Scarth, Dooley. Huit des onze avocats qui formaient ce cabinet, dont Dangerfield, se sont joints au cabinet Thompson en 1987. Ce cabinet occupe pour l'intimé dans la présente action.

Dangerfield et les associés principaux de Thompson, Dorfman, Sweatman ont déclaré sous serment que le dossier n'avait pas fait l'objet de discussions depuis que Dangerfield est entrée dans le cabinet et qu'il n'en ferait pas l'objet non plus.

L'appelant a demandé à la Cour du Banc de la Reine de déclarer le cabinet Thompson inhabile à continuer d'occuper pour l'intimé et d'ordonner que son inscription au dossier soit rayée. Le juge Hanssen a fait droit à la demande.

La Cour d'appel du Manitoba a fait droit à l'appel interjeté par l'intimé de la décision du juge qui avait entendu la requête. Le juge en chef Monnin a exprimé sa dissidence: (1989), 57 Man. R. (2d) 161.

Jugements

Cour du Banc de la Reine

Le juge Hanssen, qui a statué sur la requête, a fait observer que le droit de l'intimé de retenir les services de l'avocat de son choix n'est pas absolu, mais qu'il peut être restreint dans des limites raisonnables. À son avis, le tribunal a l'obligation non seulement envers les parties en litige mais encore envers le public de [TRADUCTION] "veiller à ce que les avocats se conforment à la norme de conduite la plus stricte lorsqu'ils s'occupent de litiges soumis aux tribunaux". S'il constate que cette norme très rigoureuse n'a pas été observée, le tribunal est compétent pour intervenir et priver un avocat du droit de représenter une partie. Pour faire droit à la demande, le juge s'est appuyé sur les principes énoncés par le juge Jewers dans l'affaire Morton v. Asper (1987), 49 Man. R. (2d) 167 (B.R.), conf. (1987), 51 Man. R. (2d) 207 (C.A.).

Bien que persuadé que Dangerfield n'avait pas communiqué de renseignements confidentiels à d'autres avocats du cabinet Thompson et qu'il était peu probable qu'elle le fît, intentionnellement ou non, le juge Hanssen a dit qu'il fallait éviter tout conflit ou écart de conduite possible, même s'il n'était qu'apparent. À son avis, l'existence d'un conflit d'intérêts était évidente et le cabinet Thompson, en continuant d'occuper pour ce client, [TRADUCTION] "compromettrait l'intégrité du procès et donnerait lieu à une apparence de manquement à la déontologie".

Cour d'appel

Le juge en chef Monnin (dissident)

Le Juge en chef a approuvé la conclusion du juge du procès. Il y avait selon lui conflit d'intérêts en l'occurrence. Il ne voyait aucune raison d'établir une distinction entre les faits confidentiels appris par un avocat principal et ceux appris par un avocat junior, car tous deux exercent la même profession et sont tenus au secret. D'après lui, la décision Morton était applicable en l'espèce. Certes, le critère retenu dans cette cause est rigide, mais il a le mérite d'être clair et facile d'application.

Le juge Huband

Le juge Huband a considéré qu'aucune règle absolue n'exigeait, en cas de manquement apparent à la déontologie, que l'avocat apparemment dans une situation de conflit soit déclaré inhabile. Il a fait remarquer qu'il n'existait qu'une seule règle absolue et qu'elle disposait que tout renseignement communiqué par un client à son avocat devait demeurer confidentiel. Cette règle absolue mise à part, chaque cas est un cas d'espèce: Rakusen v. Ellis, Munday & Clarke, [1912] 1 Ch. 831.

Pour arriver à cette conclusion, le juge Huband a estimé que l'affaire Morton ne présentait pas les mêmes caractéristiques que le cas présent. Il a dit que, bien que parfois les apparences puissent être en soi déterminantes, un cas comme celui de Morton constituait une exception à la règle générale et qu'il ne saurait donner naissance à un principe de droit susceptible de fonder une nouvelle règle, générale ou absolue. Vu les circonstances de l'affaire, [TRADUCTION] "en l'absence de danger réel de préjudice ou de manquement à la déontologie, comme le litige est complexe et qu'une relation de confiance de six années s'est établie entre le client et ses avocats, il y a lieu d'apprécier ce facteur sous un autre jour" (p. 171).

Le juge Philp (a souscrit à l'avis du juge Huband)

Le juge Philp a approuvé la conclusion tirée par le juge Huband et souscrit pour l'essentiel à ses motifs. Il a cependant ajouté qu'il était l'un des juges de la Cour d'appel qui avaient confirmé la décision du juge Jewers dans l'affaire Morton. À son avis, le juge Jewers n'avait pas énoncé ni appliqué un critère ou une règle à suivre de façon automatique et rigide, sans égard aux circonstances dans lesquelles un manquement à la déontologie ou un résultat inéquitable se seraient produits. Le juge Jewers avait tenu compte de la nature du litige, de l'avancement de la procédure, ainsi que des inconvénients et des frais que devrait supporter la partie obligée de retenir les services d'un autre avocat. À son avis, le juge Jewers avait déduit de son analyse des faits la conclusion qui s'imposait. Il en a conclu qu'en l'espèce, le juge Hanssen avait décidé à tort que [TRADUCTION] "l'apparence de loyauté [était] le facteur décisif".

La question en litige

La seule question en litige dans ce pourvoi est la norme qu'il convient d'appliquer pour décider si Thompson, Dorfman, Sweatman doivent être déclarés inhabiles à continuer d'occuper pour leur client dans cette action pour raison de conflit d'intérêts.

Déontologie de la profession d'avocat -‑ Principes généraux

Pour résoudre cette question, la Cour doit prendre en considération au moins trois valeurs en présence. Au premier rang se trouve le souci de préserver les normes exigeantes de la profession d'avocat et l'intégrité de notre système judiciaire. Vient ensuite en contrepoids, le droit du justiciable de ne pas être privé sans raison valable de son droit de retenir les services de l'avocat de son choix. Enfin, il y a la mobilité raisonnable qu'il est souhaitable de permettre au sein de la profession. L'examen que nous allons faire de la jurisprudence montrera que des critères divergents ont été retenus au fil des ans pour trancher la question. C'est dire que les juges n'ont pas toujours accordé aux valeurs précitées la même importance selon les époques.

L'évolution de la profession d'avocat a suivi celle de la société. L'un des changements les plus évidents observés dans les grandes agglomérations est la quasi‑disparition de l'avocat exerçant seul et la multiplication des grands cabinets. Nombre de facteurs ont contribué à ce résultat, dont les demandes exprimées par les grandes sociétés aux multiples activités, qui font appel à des cabinets formés de spécialistes de toutes les disciplines en nombre suffisant pour répondre à leurs besoins. Plus un cabinet élargit ses cadres, plus il lui faut adopter des méthodes de gestion modelées sur celles de la grande entreprise. Ces changements dans la composition et dans les méthodes de gestion des cabinets se traduisent par de nouvelles conceptions de la déontologie de la profession. Certaines pratiques anciennes ont été jugées anachroniques, et abandonnées, peut‑être à juste titre. On peut citer l'exemple de la publicité de bon goût, destinée à renseigner le public sur les services et le tarif des honoraires d'un cabinet.

La fusion, totale ou partielle, et le déplacement des avocats d'un cabinet à un autre sont des caractéristiques bien connues de l'exercice moderne de la profession. Ces opérations entraînent le problème épineux des conflits d'intérêts. Lorsqu'elles sont envisagées, il faut en étudier les répercussions dans l'optique de la perte de clients que causeront les conflits d'intérêts. D'aucuns, pour faciliter ces opérations, préconisent l'assouplissement de la norme régissant les conflits d'intérêts. À mon sens, un tel assouplissement ne servirait pas, à l'heure actuelle, les intérêts du public, ni ceux de la profession. Les avocats ont constamment dû lutter pour conserver le respect du public et ceci malgré le maintien, en règle générale, de normes exigeantes. À une époque où la gestion, la taille et nombre des usages des cabinets ne se différencient pas de ceux des entreprises commerciales, il importe de maintenir, voire de renforcer, les normes professionnelles fondamentales. C'est une mesure essentielle à la préservation et, espérons‑le, à l'augmentation de la confiance du public dans l'intégrité de la profession d'avocat. Pour garder cette confiance, il importe, au premier chef, que les communications entre l'avocat et son client soient confidentielles. La profession d'avocat s'est distinguée des autres professions par l'inviolabilité du secret professionnel. La loi aussi, peut‑être indûment, a protégé le secret professionnel des avocats mais non celui d'autres professionnels. Cette tradition revêt une importance particulière dans tous les cas où un client se confie à son avocat en vue d'un procès au civil ou au pénal. Les clients agissant ainsi en toute légitime confiance que les faits qu'ils confient ne pourront pas servir contre eux et au bénéfice de l'adversaire. La perte de cette confiance porterait gravement atteinte à l'intégrité de la profession et déconsidérerait l'administration de la justice.

Les codes de déontologie des divers barreaux du pays constituent un important énoncé de principes à l'égard des devoirs professionnels des avocats. La profession d'avocat est autonome. Dans chaque province, il existe un organe directeur, habituellement élu par les membres exerçant dans la province. Cet organe établit des règles de déontologie professionnelle au nom des membres. Ces règles sont censées représenter le point de vue des membres sur les normes qui doivent régir la profession.

Certes, il n'existe pas de barreau national, mais l'Association du Barreau canadien, qui représente des avocats de toutes les régions du pays, a adopté un Code de déontologie professionnelle en 1974. Ce code a été adopté par le Barreau du Manitoba et par les barreaux d'autres provinces. Le chapitre V, intitulé "L'impartialité et les conflits d'intérêts", commence par la règle suivante:

L'avocat ne doit pas conseiller ou représenter deux parties opposées et, à moins qu'il n'en ait dûment averti son client, actuel ou éventuel, et obtenu son consentement, il doit refuser toute affaire susceptible de le mettre en conflit d'intérêts. Il y a conflit d'intérêts lorsque les intérêts en présence sont tels que l'avocat pourrait être porté à préférer certains d'entre eux à ceux d'un client actuel ou éventuel ou qu'il serait à craindre que son jugement et sa loyauté envers celui‑ci puissent en être défavorablement affectés.

La règle est suivie de treize commentaires, dont les plus pertinents sont les nos 11 et 12:

11. L'avocat qui a agi pour un client ne doit pas, normalement, agir ultérieurement contre lui (ou contre des personnes qui s'étaient engagées ou associées avec le client) dans la même affaire ou une affaire connexe, ou se placer dans une position telle qu'il pourrait être tenté de violer le secret professionnel. Mais il est parfaitement licite pour un avocat d'agir contre un ancien client dans une affaire totalement nouvelle, sans aucun rapport avec les services qu'il aurait pu rendre antérieurement à cette personne.

12. Pour plus de clarté, les paragraphes ci‑dessus parlent de l'avocat pris individuellement et de son client. Mais on conçoit que le terme "client" doive s'entendre aussi d'un client du cabinet dont fait partie l'avocat à un titre ou à un autre, qu'il soit personnellement appelé ou non à représenter ce client.

Un code de déontologie contient des lignes directrices dont la transgression est, en règle générale, sanctionnée par des mesures disciplinaires. Voir, par exemple, Law Society of Manitoba v. Giesbrecht (1983), 24 Man. R. (2d) 228 (C.A.). Les tribunaux, qui ont le pouvoir inhérent de priver un avocat du droit d'occuper pour une partie en cas de conflit d'intérêts, ne sont pas tenus d'appliquer un code de déontologie. Leur compétence repose sur le fait que les avocats sont des auxiliaires de la justice et que le comportement de ceux-ci à l'occasion de procédures judiciaires, dans la mesure où il peut influer sur l'administration de la justice, est soumis à leur pouvoir de surveillance. Néanmoins, les normes exposées dans un tel code relativement à une question dont un tribunal est saisi doivent être considérées comme un important énoncé de principes. La règle énoncée au chapitre V doit donc être tenue pour l'expression par la profession au Canada de sa volonté d'imposer une norme très stricte qui régit la conduite des avocats dans une situation où des renseignements confidentiels pourraient être utilisés contre un ancien client. La règle énoncée repose sur le principe, accepté par la profession, qu'il faut éviter même l'apparence de manquement à la déontologie.

Le droit

Au Canada et à l'étranger, la question de savoir s'il existe un conflit d'intérêts entraînant une inhabilité a été résolue selon deux critères fondamentaux: premièrement, la probabilité de préjudice réel; deuxièmement, la possibilité de préjudice réel. Le terme "préjudice" s'entend du mauvais usage de renseignements confidentiels par un avocat au détriment d'un ancien client. Pour satisfaire au premier critère, il faut prouver que l'avocat a appris des faits confidentiels et qu'il est probable qu'ils seront divulgués au préjudice du client. Le second critère participe du précepte qui veut que la justice soit non seulement rendue mais qu'il soit évident qu'elle est rendue. Par conséquent, s'il semble raisonnable de penser que les renseignements pourraient être divulgués, l'on a satisfait au deuxième critère servant à déterminer l'existence d'un conflit d'intérêts entraînant une inhabilité.

Angleterre

Le critère de la "probabilité de préjudice réel" est la solution classique suivie en Angleterre depuis l'arrêt Rakusen v. Ellis Munday & Clarke, précité. Rakusen avait perdu son emploi. Il avait mandaté Me Munday pour étudier ses droits. Lorsque, plusieurs mois plus tard, Rakusen a engagé des poursuites avec l'aide de nouveaux avocats, la société défenderesse a retenu les services de Clarke, associé de Munday. Le tribunal a accepté le témoignage de Clarke qui avait dit ne rien savoir des faits confidentiels communiqués par Rakusen à Munday. Les passages qui suivent sont très souvent cités à l'appui du critère de la "probabilité". Le maître des rôles Cozens‑Hardy a déclaré, à la p. 835:

[TRADUCTION] Je ne doute pas le moins du monde que les circonstances peuvent être telles qu'un avocat ne doive pas être autorisé à se mettre dans une situation où, la nature humaine étant ce qu'elle est, il ne pourrait effacer de sa mémoire les renseignements confidentiels que lui a communiqués son ancien client; mais, à mon sens, nous devons dans chacun de ces cas nous pencher non pas sur la forme, non pas sur la seule preuve du fait que l'avocat a déjà représenté ce client, mais sur le fond, avant de permettre que soit invoquée la compétence spéciale à l'égard des avocats, nous devons être convaincus qu'un préjudice réel s'ensuivrait, selon toute probabilité, si l'avocat était autorisé à agir. [Je souligne.]

Le lord juge Fletcher Moulton a émis l'opinion suivante, à la p. 841:

[TRADUCTION] En règle générale, le tribunal n'interviendra pas, sauf si un préjudice est prévu avec raison. Je ne dis pas qu'il est nécessaire de prouver qu'un préjudice surviendra, parce que ce n'est pas possible de le prouver, mais que, en cas de probabilité de préjudice telle que le tribunal estime, dans l'exercice de son devoir de soupeser la norme exigeante de conduite qu'il impose à ses auxiliaires et les nécessités pratiques de la vie, qu'il devrait intervenir, il doit le faire et ordonner à un avocat de ne pas occuper pour un client. [Je souligne.]

Peu de précédents anglais sont postérieurs à l'arrêt Rakusen, mais la décision la plus récente, Re a Solicitor, inédit, Chancery Division, 31 mars 1987, résumé à 131 Sol. J. 1063, a réaffirmé [TRADUCTION] "le critère de la probabilité de préjudice réel". Le tribunal a fait observer qu'il n'avait pas été allégué que l'avocat avait appris [TRADUCTION] "des faits pertinents concernant un ancien client" et que ce dernier ne pouvait [TRADUCTION] "se rappeler aucun renseignement confidentiel qu'il aurait communiqué [. . .] et qui pourrait être pertinent par rapport à" l'affaire (p. 4).

États‑Unis

Les tribunaux américains ont dans l'ensemble appliqué le critère plus rigoureux de "la possibilité de préjudice réel". Selon ce point de vue, s'il a été prouvé qu'il y a un "lien important" entre la question qui serait à l'origine du renseignement confidentiel et la question en litige, il en découle une présomption irréfragable que l'avocat a appris des faits pertinents. Les avocats qui exercent au sein d'un cabinet sont présumés partager leurs secrets. Ils sont donc tous censés connaître les renseignements confidentiels. Cette présomption peut cependant être repoussée dans certains cas. Les moyens habituellement utilisés pour la repousser sont la mise en place, au moment où s'est présentée la possibilité de communication sans permission de renseignements confidentiels, d'une "muraille de Chine" ou d'un "cône de silence". Il s'agit dans le premier cas de mesures destinées à empêcher toute communication entre l'avocat en cause et les autres membres du cabinet. Dans le second, il s'agit d'un engagement solennel de l'avocat en cause de ne rien révéler. Il n'est pas exclu que d'autres moyens puissent être employés qui fourniraient une preuve claire et convaincante qu'aucune divulgation illicite n'a eu lieu ni ne peut avoir lieu. Voir T.C. Theatre Corp. v. Warner Bros. Pictures, Inc., 113 F. Supp. 265 (S.D.N.Y. 1953); Emle Industries, Inc. v. Patentex, Inc., 478 F.2d 562 (2d Cir. 1973); E. F. Hutton & Co. Inc. v. Brown, 305 F. Supp. 371 (S.D. Texas 1969); Nemours Foundation v. Gilbane, Aetna, Federal Ins. Co., 632 F. Supp. 418 (D. Delaware 1986); U.S.A. for the Use and Benefit of Lord Electric Co. v. Titan Pacific Construction Corp., 637 F. Supp. 1556 (W.D. Washington 1986); In re Asbestos Cases, 514 F. Supp. 914 (E.D. Virginie 1981); P. W. Kryworuk, "Acting Against Former Clients ‑- A Matter of Dollars and Common Sense" (1985), 45 C.P.C. 1; "Developments in the Law -‑ Conflicts of Interest in the Legal Profession" (1981), 94 Harv. L. Rev. 1247, aux pp. 1315 à 1334.

Dans l'affaire Analytica, Inc. v. NPD Research, Inc., 708 F.2d 1263 (7th Cir. 1983), le juge Posner explique le fondement du critère du "lien important" qui fait naître une présomption irréfragable que le client a divulgué des renseignements confidentiels, à la p. 1269:

[TRADUCTION] Le critère du "lien important" pose des problèmes, mais faire un examen des faits dans chaque affaire afin de vérifier si des renseignements confidentiels ont été divulgués ne serait pas une solution satisfaisante non plus, surtout si, comme en l'espèce, il ne s'agit pas seulement de décider s'ils ont été divulgués, mais aussi s'ils le seront au cours d'un litige en instance. Mis à part la difficulté de recueillir des témoignages sur cette question sans risquer de révéler les renseignements, les seuls témoins seraient les avocats qu'on cherche à faire déclarer inhabiles (ce qui serait différent si la question était de savoir quels faits confidentiels un avocat a appris pendant qu'il faisait partie de son ancien cabinet), et leur intérêt non seulement à garder un client, mais encore à nier un grave manquement à la déontologie, pourrait l'emporter sur l'obligation de dire toute la vérité. Certes, on est invité, et peut-être a-t-on été porté à donner une extension inconsidérée à la règle professionnelle touchant "le manquement apparent à la déontologie", à cause de son caractère vague et de sa flexibilité, mais en l'occurrence elle a un sens et du poids. Si un cabinet d'avocats représente un client un jour, puis l'adversaire de ce client le lendemain dans une affaire étroitement connexe, il en résulte selon toute apparence un conflit d'intérêts; or, cette apparence, très déplaisante, est difficile à dissiper aux yeux du public profane — et d'ailleurs à ceux des magistrats et des avocats — par le dépôt d'affidavits, difficiles à vérifier objectivement, dans lesquels les avocats des deux cabinets occupant pour les parties nieraient qu'ils se sont communiqué ou qu'ils se communiqueront des renseignements d'une manière contraire à la déontologie. [Je souligne.]

D'aucuns ont critiqué la rigidité et la portée trop générale de la présomption irréfragable et certains tribunaux l'ont écartée dans des cas particuliers. Ces critiques sont résumées dans "Developments in the Law -‑ Conflicts of Interest in the Legal Profession", loc. cit., aux pp. 1355 à 1359:

[TRADUCTION] Dans les situations où il s'agit de grands cabinets, le maintien d'une présomption irréfragable de partage de renseignements entre associés peut devenir très difficile. Supposons qu'un jeune plaideur, maintenant à son compte, ait été brièvement associé à un grand cabinet qui comptait parmi ses membres un spécialiste du droit des sociétés chargé, il y a maintenant de nombreuses années, de représenter un client dans une certaine affaire. On demande maintenant au jeune avocat de représenter un deuxième client contre le premier dans une poursuite portant sur une affaire étroitement connexe. Si le cabinet est suffisamment important, le spécialiste du droit des sociétés n'aura peut‑être jamais été plus qu'un nom figurant sur un en‑tête de lettre pour le jeune plaideur qui était son associé nominal. Dans la plupart des cas, l'associé, alors qu'il était associé au cabinet, n'aura pas connu l'ancien client de l'avocat du droit des sociétés ou quelque détail des affaires de ce client pendant qu'il était associé avec le cabinet. En l'espèce, le fait d'interdire au jeune plaideur de représenter le deuxième client dans une poursuite contre le premier client constitue un geste vain.

Comme la pratique du droit change et que de tels cas deviennent de plus en plus fréquents, il faut se demander si les avantages supposés de la règle stricte justifient son coût. L'interdiction de la représentation successive, y compris la représentation par un ancien associé, impose des pertes importantes aux clients éventuels, dont la privation réelle de leur premier choix d'un avocat. Une objection supplémentaire à la règle catégorique est son effet sur la mobilité professionnelle des jeunes procureurs, qui commencent souvent leur carrière par un séjour limité dans un grand cabinet. Une règle qui impute de manière absolue à chaque ancien associé d'un tel cabinet une connaissance synoptique des affaires que celui-ci a traitées n'est pas simplement irréaliste, mais elle est susceptible de constituer un empêchement grave pour un avocat (comme le jeune plaideur dans l'exemple précédent) qui cherche à mettre sur pied son propre cabinet ou à s'associer dans un nouveau cabinet. Particulièrement, lorsque l'ancien associé s'est spécialisé pendant qu'il était avec ses anciens collègues, une présomption irréfragable peut l'empêcher d'utiliser sa formation à l'avantage de nouveaux clients; en fait, elle peut transformer l'avantage que représente sa compétence spécialisée en un grave handicap.

La nécessité d'une position plus souple au regard de cette imputation des confidences du client est largement reconnue. La règle libéralisée permet de combattre la présomption traditionnelle en justice, en rapportant la preuve qu'il y a peu de risques que l'avocat qui représentait effectivement un client ait réellement partagé un renseignement pertinent avec son associé.

. . .

Les critiques à l'égard de la règle de l'imputation réfutable se sont généralement fondées sur la nécessité d'empêcher toute représentation qui comporte ne serait-ce qu'un "manquement apparent à la déontologie". Partant du principe que les apparences doivent être sauvegardées presque à tout prix, certains tribunaux ont rejeté les tentatives d'anciens associés visant à repousser la présomption de la connaissance partagée. Selon la doctrine du "manquement apparent à la déontologie", "l'inexistence d'un conflit réel est présumée" et la simple apparence de conflit est suffisante pour entacher la représentation. Toutefois, il semble y avoir une tendance, même parmi les tribunaux qui acceptent la politique sous‑jacente à la doctrine, à admettre que "toute conclusion initiale de manquement à la déontologie" puisse être "rejetée" par des preuves écartant la présomption que la connaissance était partagée entre les anciens associés. À mesure que diminuera le rôle des apparences pour déterminer si une représentation donnée devrait être interdite, les objections à l'égard d'une présomption réfragable devraient se dissiper. Cette position libéralisée réduit les interdictions inutiles et les coûts qui en résultent, tout en garantissant raisonnablement les anciens clients contre la menace d'infidélité. [Les notes en bas de page sont omises.]

À l'appui de cette position, l'auteur cite beaucoup de jurisprudence. Voir par exemple: Novo Terapeutisk Laboratorium A/S v. Baxter Travenol Laboratories, Inc., 607 F.2d 186 (7th Cir. 1955) (en banc); Akerly v. Red Barn System, Inc., 551 F.2d 539 (3rd Cir. 1977); Gas‑A‑Tron of Arizona v. Union Oil Co. of California, 534 F.2d 1322 (9th Cir.) certiorari refusé, 429 U.S. 861 (1976); Silver Chrysler Plymouth, Inc. v. Chrysler Motors Corp., 518 F.2d 751 (2d Cir. 1975); Laskey Bros. of W. Va., Inc. v. Warner Bros. Pictures, 224 F.2d 824 (2d Cir. 1955), certiorari refusé, 350 U.S. 932 (1956); City of Cleveland v. Cleveland Electric Illuminating Co., 440 F. Supp. 193 (N.D. Ohio 1977), conf. mem., 573 F.2d 1310 (6th Cir.), certiorari refusé, 435 U.S. 996 (1977); Fleischer v. A.A.P., Inc., 163 F. Supp. 548 (S.D.N.Y. 1958).

La déclaration suivante faite dans l'arrêt Silver Chrysler Plymouth, Inc. v. Chrysler Motors Corp., précité, aux pp. 753 et 754, est typique de ces affaires:

[TRADUCTION] Il est indéniablement vrai que dans le cadre de leur travail dans de grands cabinets d'avocats, les associés recueillent les confidences de certains de leurs clients. Toutefois, il serait absurde de conclure que dès leur entrée en fonction, ils connaissent le nom de tous les clients du cabinet, le contenu de tous les dossiers relatifs à ces clients ainsi que toutes les communications confidentielles faites par les dirigeants ou par les employés des clients à un avocat du cabinet. De toute évidence, une telle osmose juridique ne se produit pas. Le simple énoncé d'une telle proposition devrait se réfuter de lui-même . . .

Par conséquent, bien que notre cour de circuit ait reconnu que l'on puisse tirer la présomption qu'un avocat qui était associé dans un cabinet a lui‑même reçu des renseignements confidentiels transmis par un client au cabinet, cette présomption est réfragable. Laskey Bros. of W. Va., Inc. v. Warner Bros. Pictures, 224 F.2d 824, 827 (2d Cir. 1955). . .

De plus, dans l'arrêt Analytica, précité, le juge Coffey, a dit, à la p. 1277:

[TRADUCTION] S'appuyer sur des notions dépassées d'inhabilité comme les présomptions irréfragables ne suffira désormais plus dans la pratique spécialisée du droit d'aujourd'hui.

Ma préoccupation dans ce domaine porte sur l'effet qu'a une requête en exclusion sur le cabinet d'avocats ainsi que sur une personne qui vient d'être engagée dans un cabinet . . .

Si la représentation antérieure d'un client en particulier empêche de façon absolue un cabinet entier de s'occuper de certaines affaires, il pourrait facilement en résulter que des cabinets au complet soient craints comme la peste. Une telle situation aurait un effet important sur la carrière des avocats de cabinets entiers, porterait atteinte au droit des clients d'être représentés par les avocats de leur choix et découragerait les avocats d'expérience dans un domaine particulier du droit de s'occuper d'affaires dans leurs spécialités respectives.

Australie

En Australie comme au Canada, les tribunaux semblent hésiter entre les critères à appliquer. Dans l'affaire D & J Constructions Pty. Ltd. v. Head (1987), 9 N.S.W.L.R. 118, le juge Bryson a approuvé le critère retenu dans l'arrêt Rakusen. Mais dans l'affaire National Mutual Holdings Pty. Ltd. v. Sentry Corp. (1989), 87 A.L.R. 539, le juge Gummow a considéré que le point de vue australien n'était peut‑être pas moins rigoureux que la solution américaine. Il s'est référé en outre à un exposé de Finn, "Conflicts of Interest and Professionals", publié par la New Zealand Legal Research Foundation dans l'ouvrage Professional Responsibility. Finn qualifie le critère énoncé dans l'affaire Rakusen d'"insoutenable". Il se demande s'il serait préférable d'adopter le concept américain de présomption irréfragable ou la solution moins rigide de la présomption réfutable par l'avocat. L'auteur opte pour celle‑ci.

Dans plusieurs affaires soumises au tribunal de la famille de l'Australie, ce dernier a appliqué un critère plus strict que celui énoncé dans l'affaire Rakusen. Voir In the Marriage of Thevanaz (1986), 11 Fam. L.R. 95, et Re the Marriage of R.P. and A.A. Gagliano (1989), 12 Fam. L.R. 843.

Nouvelle‑Zélande

Aucune décision publiée ne traite de cette question; mais, dans "Conflicts of interest: When may a lawyer act against a former client?", Dean et Finlayson, [1990] N.Z.L.J. 43, les auteurs étudient plusieurs précédents, et concluent, à la p. 52:

[TRADUCTION] Selon nous, le critère qu'il convient de retenir dans ce pays, à l'égard des situations de conflits d'intérêts, est la "possibilité de préjudice réel", critère qu'ont énoncé les tribunaux américains et que les tribunaux canadiens du moins ont adopté et approuvé. Même si le critère américain n'est pas appliqué intégralement, il est à tout le moins essentiel que les tribunaux imposent aux avocats une obligation plus stricte d'éviter les situations de conflits d'intérêts, y compris les situations où il n'y a qu'un conflit apparent. Les choses ont bien changé depuis l'arrêt Rakusen. Comme le fait observer le juge Bryson dans l'affaire D & J Constructions, ". . . chaque tribunal doit, dans une certaine mesure, [pour décider du degré de contrôle à exercer] tenir compte des m{oe}urs de son temps et de la conduite à prévoir ou à craindre de la part des avocats".

Canada

Au Canada, certains tribunaux ont suivi l'arrêt Rakusen, mais la plupart appliquent un critère plus strict, qui correspond à la notion de l'apparence de justice. P. W. Kryworuk, loc. cit., souligne que les tribunaux canadiens, en grande partie, ont adopté le critère plus rigoureux de la jurisprudence américaine ou une version plus stricte du critère énoncé dans l'arrêt Rakusen, [TRADUCTION] "vu l'attitude actuelle à l'égard des "conflits d'intérêts, de la justice et de l'apparence de justice, et même de la notion de "loyauté""."

Quelques extraits tirés de la jurisprudence récente permettront d'illustrer l'état d'esprit des juges canadiens. Dans l'affaire Steed & Evans Ltd. v. MacTavish (1976), 12 O.R. (2d) 236, le juge Goodman a déclaré, aux pp. 237 et 238:

[TRADUCTION] Le requérant en pareil cas doit se présenter devant la cour avec la conscience nette et justice doit non seulement être rendue mais il doit être évident qu'elle est rendue.

À mon avis, il serait presque impossible pour eux de chasser de leur esprit les renseignements qu'ils auraient obtenus quand ils représentaient l'un des défendeurs dans le passé et qui auraient un lien quelconque avec l'objet de ce litige. Il est vrai que l'avocat des défendeurs en l'espèce n'a présenté aucune allégation ni aucun argument indiquant que les renseignements confiés sous le sceau du secret aient été utilisés, indûment ou non, mais cette utilisation demeure une possibilité très réelle.

Dans l'affaire Canada Southern Railway Co. v. Kingsmill, Jennings (1978), 8 C.P.C. 117, le juge Southey tire de son analyse des décisions Rakusen et Emle Industries v. Patentex, précitées, la conclusion suivante, à la p. 122:

[TRADUCTION] Comme on peut le constater, il ressort nettement de la jurisprudence qu'il n'est pas juste qu'un avocat occupe pour une partie contre son ancien client s'il est possible que ce client lui ait communiqué des renseignements confidentiels. En pratique, cette possibilité n'existe pas en l'occurrence, à mon avis.

Dans l'affaire Falls v. Falls (1979), 12 C.P.C. 270, le juge Fanjoy de la Cour de comté a appliqué l'arrêt Rakusen, mais en faisant cette mise en garde, aux pp. 272 et 273:

[TRADUCTION] Je conclus de ce jugement [Rakusen] que la cour doit être convaincue qu'un préjudice réel se produira probablement si l'avocat est autorisé à agir.

Je dois appliquer ce principe en tenant compte des usages actuels et des décisions récentes touchant les conflits d'intérêts, la justice, l'apparence de justice, et même la notion de "loyauté". J'ai constaté que les tribunaux imposent des normes de plus en plus exigeantes et strictes au regard de toutes ces questions. [Je souligne.]

Au sujet des critères de la probabilité et de la possibilité, dans l'affaire Goldberg v. Goldberg (1982), 141 D.L.R. (3d) 133, le juge Callaghan (maintenant juge en chef de la Haute Cour) pèse le pour et le contre, puis conclut, aux pp. 135 et 136:

[TRADUCTION] Toutefois, ce qui importe encore plus, c'est que les principes en jeu visent non seulement à protéger les intérêts des clients, mais encore à préserver la confiance du public dans l'administration de la justice. C'est d'autant plus vrai quand le litige porte sur un conflit familial. Par surcroît, quand l'intérêt public est en jeu, tout manquement apparent à la déontologie l'emporte sur les intérêts privés que l'on fait valoir au moyen d'une renonciation.

Dans l'affaire Lukic v. Urquhart (1984), 11 D.L.R. (4th) 638 (H.C. Ont.); conf. en partie par (1985), 15 D.L.R. (4th) 639 (C.A. Ont.), une personne qui avait eu un accident d'automobile avait consulté un avocat, mais ce dernier avait juré n'avoir obtenu aucun renseignement confidentiel. Le juge O'Brien, dont les motifs ont été repris par la Cour d'appel, dit, à la p. 640:

[TRADUCTION] Je suis convaincu qu'en l'espèce, il y a eu une très réelle apparence de manquement à la déontologie et qu'à l'évidence, c'est un cas où l'avocat pourrait avoir appris du défendeur des faits confidentiels qui pourraient être utilisés contre lui dans cette cause.

Je pense qu'il serait difficile pour les parties à cette action d'avoir confiance dans un résultat juste alors que l'avocat se trouve dans cette situation et qu'il a l'intention d'agir contre l'un de ses anciens clients. Je suis convaincu qu'il y a lieu de déclarer l'avocat inhabile à agir en l'espèce.

Dans l'affaire O'Dea v. O'Dea (1987), 68 Nfld. & P.E.I.R. 67 (Cour unifiée de la famille T.-N.); conf. par la C.A.T.-N., 6 juin 1988 (inédit), la défenderesse qui voulait l'avis d'un autre avocat sur l'affaire avait consulté Me Day. Par la suite, son mari a mandaté un autre avocat du même cabinet pour la poursuivre. Le juge en chef Hickman a fait droit à la requête de l'épouse. Il a examiné la règle professionnelle pertinente, puis conclu, à la p. 75:

[TRADUCTION] En l'espèce, Me David C. Day, c.r., a appris des faits confidentiels de la défenderesse, sur la base desquels il l'a conseillée sur une partie, sinon sur la totalité, des questions qui seront soumises à cette Cour au cours du procès. Il a touché des honoraires pour ses services professionnels. C'est une relation entre un procureur et sa cliente qui s'est établie par rapport à l'objet du litige. Certes, Me Day ne sera peut‑être jamais en mesure de transmettre ces renseignements confidentiels à son associée Me Dawe, mais l'impression créée autoriserait la défenderesse, comme toute personne raisonnable, à mon sens, à conclure que ses intérêts seraient compromis si Me Dawe ou un autre membre de son cabinet continuait de représenter son mari dans cette affaire. Cette conclusion, combinée à l'appréhension de la défenderesse vis‑à‑vis du système judiciaire, à cause des paroles de son mari, qui lui a dit avoir des "relations dans la profession", met encore mieux en évidence la nécessité de bien faire comprendre qu'aucun conflit d'intérêts n'est possible.

Je conclus en outre qu'aux yeux du public, permettre, en l'espèce, au cabinet mandaté par le demandeur de continuer d'occuper pour lui constituerait pour la défenderesse un désavantage injuste au moment où cette action serait instruite. Il est absolument indispensable que le système judiciaire soit tenu, sans réserve, pour loyal par le grand public. Afin de préserver ce précepte salutaire, il est essentiel que l'intégrité et l'absolue indépendance des tribunaux et de leurs auxiliaires soient maintenues de façon à convaincre le public doué de discernement que le principe de l'égalité de tous devant la loi est à l'abri de tout péril. Il faut laisser la porte fermée à toute possibilité de mettre ce principe en danger. Permettre au cabinet représentant le demandeur de continuer à occuper pour lui dans cette cause ouvrirait la porte, si peu que ce soit, à la possibilité de compromettre l'impartialité de l'administration de la justice — résultat qu'un tribunal a l'obligation de prévenir. [Je souligne.]

Dans l'arrêt Fisher v. Fisher (1986), 76 N.S.R. (2d) 326, la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse a prononcé l'inhabilité à agir d'un cabinet d'avocats qui avait été consulté par la femme du client qui l'avait d'abord mandaté. Des avocats différents représentaient les parties. Bien que la cour ait reconnu que leur conduite avait toujours été conforme aux normes exigeantes de la profession, elle a refusé d'accepter leur assurance de ne pas partager de renseignements confidentiels.

Dans l'affaire Thomson c. Smith Mechanical Inc., [1985] C.S. 782, le juge Gonthier (maintenant juge de notre Cour) a conclu à l'existence d'un conflit d'intérêts dans un cas où l'avocat du demandeur avait conseillé les deux parties sur la transaction à l'origine du litige. Il a déclaré, à la p. 785:

C'est à ce prix que non seulement justice sera faite mais également paraîtra être faite selon la maxime bien connue sur laquelle repose l'intégrité du système judiciaire dont les avocats sont un élément essentiel. Une telle pratique peut être contraire aussi au droit des parties à la tenue d'une audition en pleine égalité comme le prescrit l'article 23 de la Charte [québécoise].

Dans l'affaire Canada v. Consortium Designers Inc. (1988), 72 Nfld. & P.E.I.R. 255 (D.P.I.C.S.{uIc}.P.É.), conf. (1989), 80 Nfld. & P.E.I.R. 12, un avocat qui avait pris une part active dans l'affaire au nom du demandeur était devenu associé dans le cabinet mandaté par la défenderesse. Pour faire droit à la demande visant à faire déclarer le cabinet inhabile à occuper pour la défenderesse, le juge McQuaid a proposé le critère suivant, aux pp. 257 à 262:

[TRADUCTION] . . . le tribunal a l'obligation de mettre dans la balance les normes exigeantes d'intégrité attendues de la profession et les réalités de tous les jours. Si, de l'avis du tribunal, il y a, ou il peut y avoir, ou il est raisonnablement prévisible qu'il y ait, un danger de violation du secret, une injonction sera prononcée. La norme ne consiste pas dans la preuve stricte de la probabilité de violation; la norme réside dans le "danger" de violation, qui est perçu ou raisonnablement prévu.

. . .

. . . s'il [l'avocat qui a changé de cabinet] a l'obligation envers toutes les parties au litige, et envers le public, d'éviter l'apparence même de la possibilité d'un conflit de devoirs — ce que la loi semble lui imposer — alors non seulement lui, mais encore ses nouveaux collègues qui ont, ou qui peuvent avoir, ou qui pourraient être perçus comme ayant, connaissance des renseignements confidentiels, tous pourraient se voir reprocher un conflit d'intérêts.

. . .

Je considère que la solution préférable est, non pas le critère étroit et rigide énoncé par le maître des rôles Cozens‑Hardy — "qu'un préjudice réel s'ensuivrait, selon toute probabilité" — mais le point de vue plus libéral et, je crois, mieux adapté à la réalité d'aujourd'hui, qu'exprime le juge Saunders dans l'affaire Brown, selon qui "la cour doit tenir compte non seulement de la possibilité réelle d'un conflit de devoirs, mais encore de l'apparence même de cette possibilité".

. . .

La question à trancher est la suivante: la cour peut‑elle raisonnablement inférer de l'ensemble des faits que le client tout d'abord, et ensuite, mais c'est peut‑être aussi important, le public, pourraient avoir l'impression que la chose a eu, pourrait avoir, ou aurait pu avoir, lieu au détriment du client et au préjudice de l'image de marque de la profession et de l'attente considérable du public à son égard.

Enfin, dans la décision Morton v. Asper, précitée, que le juge Hanssen a suivie en l'espèce, le juge Jewers dit, aux pp. 173 et 174:

[TRADUCTION] Pour ma part, je préfère suivre les décisions qui ont élargi la portée du principe énoncé dans l'arrêt Rakusen pour y inclure des considérations d'intérêt général, l'intérêt public au regard de la bonne administration de la justice et l'impression de loyauté qu'ont le public et les plaideurs. Je ne vois rien dans les arrêts des cours d'appel qui contredise ce point de vue et, en réalité, il s'appuie à mon sens sur les arrêts Re Speid [(1984), 43 O.R. (2d) 596 (C.A.)] et Fisher v. Fisher (précité). Je pense que ces principes généraux sont reflétés dans le Code de déontologie professionnelle, en particulier à l'article 11 qui parle de l'avocat qui se met dans une situation où il pourrait être tenté ou sembler être tenté de violer la règle du secret professionnel.

C'est une affaire d'apparence et de perception. Les anciens avocats du demandeur sont passés dans l'autre camp. Ils disposent de quantité de renseignements confidentiels qui concernent le fond de l'argumentation du demandeur et qui auraient une valeur inestimable pour l'adversaire. J'ai déjà dit être sûr qu'ils n'ont pas divulgué et qu'ils ne divulgueront pas ces renseignements; le Code de déontologie dit cependant qu'ils ne doivent pas se trouver dans une situation où ils pourraient être tentés ou sembler être tentés de le faire. Je ne dis pas qu'ils pourraient être tentés de le faire, mais ils pourraient très bien sembler l'être aux yeux des demandeurs et des personnes intéressées, en général.

Toutefois, dans un bon nombre de décisions, les tribunaux ont continué de suivre le critère énoncé dans l'arrêt Rakusen. Parmi celles‑ci, on compte Farmers Mutual Petroleums Ltd. v. United States Smelting, Refining & Mining Co. (1961), 28 D.L.R. (2d) 618 (C.A. Sask.); R. v. Burkinshaw (1967), 60 D.L.R. (2d) 748 (C.S. Alb.); Devco Properties Ltd. v. Sunderland, [1977] 2 W.W.R. 664 (C.S. Alb.); Mercator Enterprises Ltd. v. Mainland Investments Ltd. (1978), 29 N.S.R. (2d) 703 (C.S.D.P.I.); Christo v. Bevan (1982), 36 O.R. (2d) 797 (H.C.); Schmeichel v. Saskatchewan Mining Development Corp., [1983] 5 W.W.R. 151 (C.A. Sask.); International Electronics Corp. v. Woodside Developments Ltd., inédit, Cour suprême de la Colombie-Britannique, 26 juin 1985.

Il ressort néanmoins manifestement de l'examen de ces décisions que les tribunaux ont nettement tendance à appliquer un critère plus rigoureux. Cette tendance participe d'une volonté ferme d'éviter non seulement les conflits réels, mais encore les conflits qui ne seraient qu'apparents.

Un certain nombre de précédents ont porté sur la question de savoir s'il fallait induire du fait qu'un des membres d'un cabinet avait obtenu des renseignements confidentiels, que les autres en avaient eux aussi eu connaissance. L'application rigoureuse du critère de l'apparence a amené certains tribunaux à considérer qu'il s'agissait d'une présomption irréfragable. Rentrent dans cette catégorie les décisions Davey v. Woolley, Hames, Dale & Dingwall (1982), 35 O.R. (2d) 599 (C.A.); Fisher v. Fisher et Morton v. Asper, précitées. D'autres tribunaux ont tenu la présomption pour réfutable: voir United States Surgical Corp. v. Downs Surgical Canada Ltd. (1982), 141 D.L.R. (3d) 157 (D.P.I.C.F.) et Law Society of Manitoba v. Giesbrecht, précitée. Graham Steele analyse ces décisions dans un article: "Imputing Knowledge From One Member of a Firm to Another: `Lead Us Not Into Temptation'" (1990), 12 Adv. Q. 46. Il conclut, à la p. 58:

[TRADUCTION] Certains juges (et certains avocats) estiment que l'application rigide du critère (2) est trop sévère à l'endroit des avocats et des cabinets, surtout dans le contexte actuel des fusions et des mégacabinets. Ils préconisent, pour déterminer s'il y a un conflit d'intérêts, ce que l'on pourrait appeler la notion de l'"imputation réfutable" de ce qu'a appris un avocat.

Le critère à retenir

Quelle doit donc être la bonne approche? La norme de la "probabilité de préjudice" est‑elle assez exigeante pour donner à la justice ce caractère apparent que le public exige d'elle? À mon sens, elle ne l'est pas; ce que confirment la jurisprudence que j'ai citée et le désir de la profession juridique d'avoir des règles strictes de déontologie, comme le démontre l'adoption du Code canadien de déontologie professionnelle. Le critère de la probabilité de préjudice correspond essentiellement à la norme de preuve en matière civile. Nous nous en tenons aux probabilités, tel est le fondement de l'arrêt Rakusen. Force m'est cependant de conclure que le public, et même les avocats et les juges, ont jugé cette norme insuffisante. L'utilisation de renseignements confidentiels est habituellement impossible à prouver. Comme le fait remarquer le lord juge Fletcher Moulton dans l'arrêt Rakusen, [TRADUCTION] "ce n'est pas possible de le prouver" (p. 841). J'ajouterais: "ou de le réfuter". S'il en était autrement, le public se satisferait sans doute d'une preuve d'absence de préjudice. Mais comme c'est impossible à prouver, le critère retenu doit tendre à convaincre le public, c'est‑à‑dire une personne raisonnablement informée, qu'il ne sera fait aucun usage de renseignements confidentiels. Voilà, à mon sens, la ligne directrice primordiale que doit suivre la Cour en répondant à la question: sommes‑nous en présence d'un conflit d'intérêts de nature à rendre l'avocat inhabile à agir? Il faut souligner à cet égard que cette conclusion suppose que le client n'a pas acquiescé, mais qu'il s'oppose au mandat qui est à l'origine du conflit présumé.

D'ordinaire, ce type d'affaire soulève deux questions: premièrement, l'avocat a‑t‑il appris des faits confidentiels, grâce à des rapports antérieurs d'avocat à client, qui concernent l'objet du litige? Deuxièmement, y a‑t‑il un risque que ces renseignements soient utilisés au détriment du client?

Pour répondre à la première question, la cour doit résoudre un dilemme. Il peut en effet être nécessaire, pour examiner à fond la question, de révéler les renseignements confidentiels que l'on cherche justement à protéger. La requête perdrait alors tout sens. Les tribunaux américains ont résolu ce dilemme en adoptant le critère du "lien important". L'établissement d'un "lien important" fait naître une présomption irréfragable selon laquelle l'avocat a appris des faits confidentiels. À mon avis, ce critère est trop rigide. Il peut arriver qu'il soit prouvé hors de tout doute raisonnable qu'aucun renseignement confidentiel pertinent en l'espèce n'a été divulgué; le requérant a pu, par exemple, reconnaître ce fait au cours de son contre‑interrogatoire. Or, cette preuve serait inefficace au regard d'une présomption irréfragable. À mon avis, dès que le client a prouvé l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l'avocat convainc la Cour qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué. C'est un fardeau de preuve dont il aura bien de la difficulté à s'acquitter. Non seulement la Cour doit être convaincue, au point qu'un membre du public raisonnablement informé serait persuadé qu'aucun renseignement de cette nature n'a été transmis, mais encore la preuve doit être faite sans que soient révélés les détails de la communication privilégiée. Néanmoins, je suis d'avis qu'il ne convient pas de priver de tout moyen d'action l'avocat qui veut s'acquitter de ce lourd fardeau.

Il s'agit en deuxième lieu de décider si un mauvais usage sera fait des renseignements confidentiels. Un avocat qui a appris des faits confidentiels pertinents ne peut pas agir contre son client ou son ancien client. Il sera automatiquement déclaré inhabile à agir. Peu importe qu'il donne l'assurance ou qu'il promette de ne pas utiliser les renseignements. L'avocat ne peut pas compartimenter son esprit de façon à trier les renseignements appris de son client et ceux obtenus d'autres sources. Au surplus, il risquerait de s'abstenir d'utiliser des renseignements obtenus licitement, par crainte de donner l'impression qu'ils proviennent du client. L'avocat serait ainsi empêché de bien représenter son nouveau client. Par surcroît, l'ancien client aurait le sentiment d'être désavantagé. Il ne pourrait s'empêcher de penser que les questions posées au cours du contre‑interrogatoire au sujet de sa vie privée, par exemple, ont leur origine dans la relation antérieure.

La réponse est moins claire en ce qui concerne les associés. Certains tribunaux ont appliqué le concept de la connaissance présumée. Selon cette présomption, tous les membres du cabinet sont censés savoir ce que sait chacun d'eux. Si l'un de ceux‑ci ne peut pas agir, aucun ne le peut. Certains cabinets s'en sont fait une ligne de conduite. Certes, l'initiative est louable et mérite d'être encouragée, mais c'est à mon sens une présomption irréaliste à l'ère des mégacabinets. De plus, si la présomption, selon laquelle lorsqu'un avocat est au courant, tous le sont, doit être appliquée, elle doit l'être à l'égard de l'ancien cabinet comme de celui auquel s'est joint l'avocat qui vient de changer de cabinet. Par conséquent, il y a un conflit relativement à chaque affaire traitée par l'ancien cabinet qui a un rapport important avec une affaire traitée par le nouveau cabinet, peu importe que l'avocat qui vient de changer s'en soit occupé ou non. C'est l'effet démesuré qui a entraîné tant de critiques aux États-Unis, que j'ai mentionnées précédemment.

En outre, je ne suis pas convaincu qu'un membre raisonnable du public conclurait nécessairement qu'il est probable que les renseignements confidentiels seront divulgués à tout coup en dépit des efforts concertés faits pour prévenir ce résultat. Pourtant, il y a fort à présumer que les avocats qui travaillent ensemble échangent des renseignements confidentiels. Pour trancher cette question, le tribunal doit donc tirer les conséquences de cette présomption, sauf s'il est persuadé, par des preuves claires et convaincantes, que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour veiller à ce que l'avocat en cause ne divulgue rien aux membres du cabinet qui agissent contre son ancien client. Parmi ces mesures raisonnables, on pourrait compter des mécanismes institutionnels comme les murailles de Chine et les cônes de silence. Ces concepts sont peu connus des tribunaux canadiens et même ne semblent pas avoir été adoptés par les organes directeurs de la profession. On peut s'attendre à ce que l'Association du barreau canadien qui a pris l'initiative par l'adoption en 1974 d'un Code de déontologie professionnelle, prenne encore l'initiative de déterminer si les dispositifs institutionnels sont efficaces et d'élaborer des normes en matière d'utilisation des dispositifs institutionnels qui seront uniformes au Canada. Bien que je ne soit pas prêt à dire qu'un tribunal ne devrait jamais considérer ces dispositifs comme la preuve d'une protection suffisante tant que les organes directeurs ne les auront pas approuvés et n'auront pas adopté des règles régissant leur fonctionnement, je ne puis envisager qu'un tribunal le fasse sauf dans des circonstances exceptionnelles. Par conséquent, dans la grande majorité des cas, il est improbable que les tribunaux admettent l'efficacité de ces dispositifs, tant que la profession, par l'entremise de son organe directeur, n'aura pas étudié la question et déterminé qu'il existe des garanties institutionnelles répondant à la nécessité de conserver la confiance dans l'intégrité de la profession. À cet égard, il convient de se rappeler que la profession d'avocat est une profession qui se régit elle-même. C'est à elle, et non aux tribunaux, que le législateur a confié la responsabilité d'élaborer des normes. Les tribunaux ont simplement un rôle de surveillance et leur compétence porte sur cet aspect de la déontologie uniquement en ce qui a trait aux procédures judiciaires. Toutefois, les organes directeurs se préoccupent de l'application des normes relatives aux conflits d'intérêt non seulement en ce qui concerne le contentieux mais dans d'autres domaines qui constituent la plus grande part de la pratique du droit. Par conséquent, il ne conviendrait pas de fermer l'ensemble de la pratique à l'organe directeur d'une profession autonome par l'imposition d'une norme inflexible et immuable dans l'exercice d'une compétence de surveillance à l'égard d'une partie de cette pratique.

A fortiori, les simples engagements et affirmations catégoriques contenus dans des affidavits ne sont pas acceptables. On peut s'attendre à les trouver dans toute affaire de cette nature qui est soumise aux tribunaux. Cela revient à une invitation de l'avocat à lui faire confiance. Le tribunal a alors la tâche ingrate de décider quels avocats sont dignes de confiance et lesquels ne le sont pas. De plus, même si les tribunaux estimaient que cette pratique est acceptable, il est peu probable que le public soit convaincu s'il n'a d'autres garanties que les renseignements confidentiels ne seront jamais utilisés. À cet égard, j'approuve les propos du juge Posner dans la décision Analytica, précitée, selon qui les affidavits des avocats, qui sont difficiles à vérifier objectivement, ne rassureront pas le public.

Selon moi, ces normes établiront un juste équilibre entre les trois valeurs que j'ai mentionnées plus haut. Si l'on donne préséance au secret professionnel, on pourra préserver et augmenter la confiance du public dans l'intégrité de la profession et de l'administration de la justice. En revanche, parce qu'elles reconnaissent le droit du justiciable de retenir les services de l'avocat de son choix et l'intérêt de la profession à la mobilité, ces normes sont assez souples pour permettre à l'avocat d'agir contre un ancien client, à la condition qu'un membre raisonnable du public au courant des faits en arriverait à la conclusion qu'aucun renseignement confidentiel n'a été divulgué sans autorisation ni n'est susceptible de l'être.

Application à la présente espèce

La réponse à la première question ne pose aucun problème en l'espèce. De l'aveu de tous, Kristin Dangerfield a travaillé activement au dossier à l'égard duquel le nouveau cabinet qui l'emploie agit contre son ancien client. Elle a donc appris des faits confidentiels pertinents.

Quant à la seconde question, on ne dispose de rien de plus que les déclarations sous serment de Sweatman et Dangerfield selon lesquelles l'affaire n'a pas été discutée, et leur promesse qu'elle ne le sera pas. À mon avis, il n'y a certes aucune raison de ne pas accepter les affidavits d'avocats jouissant apparemment d'une bonne réputation, comme l'ont affirmé les tribunaux d'instance inférieure, mais cela ne démontre pas que toutes les mesures raisonnables ont été prises pour réfuter la forte présomption de divulgation. En effet, les affidavits n'indiquent nullement que le cabinet ait pris des mesures vérifiables de façon indépendante pour mettre en {oe}uvre quelque mécanisme de protection que ce soit. Rien n'indique qu'au moment où Me Dangerfield est entrée dans le cabinet, des directives aient été données afin d'interdire toute communication directe ou indirecte entre elle et les quatre avocats qui s'occupaient du dossier. Certes, ces dispositions n'auraient pas nécessairement été suffisantes, mais je les cite, parmi d'autres, à titre de mesures vérifiables de manière indépendante qui sont indispensables si le cabinet entend continuer d'agir.

Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi, le tout avec dépens en cette Cour et en Cour d'appel, d'infirmer le jugement de la Cour d'appel du Manitoba et de rétablir le jugement du juge Hanssen.

//Le juge Cory//

Version française des motifs des juges Wilson, L'Heureux-Dubé et Cory rendus par

LE JUGE CORY -- J'ai lu avec intérêt les motifs de mon collègue, le juge Sopinka. Quoique je souscrive au dispositif, je ferais aux avocats une obligation plus rigoureuse que celle qu'il préconise. Voici ce qu'il propose, à la p. 000:

À mon avis, dès que le client a prouvé l'existence d'un lien antérieur dont la connexité avec le mandat dont on veut priver l'avocat est suffisante, la Cour doit en inférer que des renseignements confidentiels ont été transmis, sauf si l'avocat convainc la Cour qu'aucun renseignement pertinent n'a été communiqué.

Il fait observer que l'avocat aura de la difficulté à s'acquitter de ce fardeau. D'après lui, le point de vue de certains tribunaux -- si l'un des membres d'un cabinet ne peut pas agir, aucun ne le peut -- est déraisonnable à l'ère des mégacabinets et des fusions. Voilà pourquoi il estime que l'avocat devrait avoir la possibilité de montrer qu'"aucun renseignement pertinent n'a été communiqué".

En toute déférence, je suis en désaccord. Nous ne saurions permettre que la fusion de cabinets d'avocats, ou la mobilité au sein de la profession, viennent entamer la confiance du public dans le système judiciaire. À l'époque actuelle, le travail des tribunaux a des répercussions très importantes sur la vie et les activités de tous les Canadiens. Il est donc fondamentalement important qu'aux yeux du public, la justice soit non seulement rendue, mais qu'il soit évident qu'elle est rendue.

Mon collègue a affirmé que, pour statuer sur ce pourvoi, il fallait soupeser trois valeurs distinctes: la préservation de notre système judiciaire et de son intégrité; le droit des justiciables de ne pas être privés sans raison valable de la faculté de choisir leur avocat; la mobilité raisonnable qu'il est souhaitable de permettre au sein de la profession d'avocat.

Le plus important de ces facteurs, le plus impérieux, est la préservation de l'intégrité de notre système judiciaire. La nécessité de choisir un autre avocat causera certainement des inconvénients au client, et entraînera des problèmes et des soucis. Les avocats jugeront peut‑être importante la mobilité professionnelle. Mais l'intégrité du système judiciaire revêt une importance tellement fondamentale pour le pays, et en fait pour toutes les sociétés libres et démocratiques, qu'elle doit être tenue pour le facteur décisif quand il s'agit de déterminer le poids relatif de ces trois valeurs.

Les avocats font partie intégrante de notre système judiciaire et y jouent un rôle absolument indispensable. C'est à eux qu'il incombe de préparer et de défendre les causes de leurs clients devant les tribunaux. En vue de l'audition d'une question litigieuse, le client doit souvent confier des renseignements confidentiels à l'avocat qu'il a mandaté. Il doit souvent, par nécessité, dévoiler à son avocat ses plans et ses désirs les plus secrets, ses craintes les plus vives. Le client doit avoir la certitude que l'avocat ne révélera pas ses confidences ni n'en tirera profit.

Sans cela, notre système judiciaire serait incapable de fonctionner. Si le public se demande si les renseignements confidentiels communiqués par un client à un avocat seront divulgués ou s'il soupçonne qu'ils pourraient l'être, le système ne peut pas fonctionner normalement.

Incontestablement, un tel doute naîtrait sûrement dans l'esprit du public s'il avait l'impression que les avocats se mettent dans une situation susceptible de donner lieu à un conflit d'intérêts, notamment en changeant de cabinet.

Prenons l'hypothèse où un client mêlé à une affaire litigieuse aurait confié des renseignements confidentiels à un avocat. Si cet avocat exerçait avec un associé, le public jugerait déloyal et tout à fait inacceptable que l'associé puisse occuper pour l'adversaire du client. De même, si cet avocat se joignait à un cabinet que l'adversaire du client a mandaté au sujet de la même affaire, même le membre du public le plus raisonnable et le plus juste trouverait intolérable que ce cabinet occupe pour ceux dont les intérêts sont opposés à ceux de ce client. Dans les deux situations, une impression de déloyauté ressortirait de la facilité avec laquelle des avocats travaillant ensemble dans le même cabinet pourraient s'échanger des renseignements confidentiels confiés par des clients.

Heureusement, il est rare que des associés tentent d'occuper pour des clients qui s'affrontent dans un même procès. Le problème se pose toutefois plus fréquemment lorsqu'un avocat, qui a recueilli des renseignements confidentiels, se joint à un cabinet qui occupe pour ceux qui sont en opposition d'intérêts avec l'ancien client. Dans une telle situation, il doit être irréfragablement présumé que les avocats qui travaillent ensemble partagent des renseignements confidentiels, de sorte que tous les membres du cabinet sont présumés connaître les renseignements confidentiels appris par l'un d'eux. Cette présomption doit viser les membres du nouveau cabinet dans lequel entre l'avocat si l'on veut préserver la confiance du public dans l'administration de la justice.

Tel semble bien être d'ailleurs ce qu'avait en vue le Code de déontologie de l'Association du Barreau canadien cité par mon collègue. Le chapitre intitulé "L'impartialité et les conflits d'intérêts" contient ces commentaires significatifs:

11. L'avocat qui a agi pour un client ne doit pas, normalement, agir ultérieurement contre lui (ou contre des personnes qui s'étaient engagées ou associées avec le client) dans la même affaire ou une affaire connexe, ou se placer dans une position telle qu'il pourrait être tenté de violer le secret professionnel. Mais il est parfaitement licite pour un avocat d'agir contre un ancien client dans une affaire totalement nouvelle, sans aucun rapport avec les services qu'il aurait pu rendre antérieurement à cette personne.

12. Pour plus de clarté, les paragraphes ci-dessus parlent de l'avocat pris individuellement et de son client. Mais on conçoit que le terme "client" doive s'entendre aussi d'un client du cabinet dont fait partie l'avocat à un titre ou à un autre, qu'il soit personnellement appelé ou non à représenter ce client. [Je souligne.]

L'on soutient qu'il est excessif de présumer que, lorsqu'il y a eu fusion de grands cabinets ou quand un avocat s'est joint à un "mégacabinet", tous les membres du cabinet sont au courant de ce qu'a appris chacun d'eux. Je ne saurais accepter cet argument. Ce qui est fondamentalement important, c'est l'apparence de loyauté aux yeux du public. Peu importe la taille du cabinet, l'avocat susceptible de se trouver en situation de conflit d'intérêts aura à d'innombrables reprises l'occasion de rencontrer les membres du cabinet qui se sont chargés des intérêts de son ancien client. Que ce soit aux réunions d'associés ou de comités, aux déjeuners ou au tournoi de golf du bureau, dans la salle du conseil ou aux toilettes, l'avocat qui avait été mandaté par l'ex‑client rencontrera ceux qui représentent l'adversaire de ce client, et il conversera avec eux. Aux profanes, il doit sembler que les occasions de discussions privées sont tellement nombreuses que la divulgation de renseignements confidentiels, même par étourderie, est inévitable. Et il est peu probable que l'on sache jamais que des renseignements confidentiels ont été révélés. Au surplus, si un avocat divulgue même par inadvertance les points faibles de la position du client qu'il a ainsi appris, cela peut être suffisant pour donner à ses adversaires un avantage indu. C'est à mon sens la conclusion que tirerait inévitablement une personne raisonnable.

Le public tirerait la même conclusion, peu importe les limites que l'on aurait cherché à imposer aux avocats et aux cabinets en cause. Quelque soin que l'on ait apporté à la construction d'une muraille de Chine, on pourrait y faire une brèche sans que personne le sache, hormis les avocats en cause. Après tout, le droit dispose du précédent historique de Gengis Khan franchissant, grâce à un subterfuge, la Grande Muraille de Chine, la plus grande des fortifications chinoises. Un système quelconque de cônes de silence ne changerait rien non plus à l'impression de déloyauté qu'aurait le public. La réalité est incontournable: les avocats au sein d'un cabinet se rencontrent souvent et ils ont fréquemment la possibilité d'échanger des renseignements confidentiels. Le public resterait sceptique, à juste titre, sur l'efficacité du mécanisme de protection le plus perfectionné.

Je souscris sans réserve aux motifs du juge Posner, dans l'affaire Analytica, Inc. v. NPD Research, Inc., 708 F.2d 1263 (7th Cir. 1983), à la page 1269, que cite mon collègue, et que je reprends pour plus de commodité:

[TRADUCTION] Le critère du "lien important" pose des problèmes, mais faire un examen des faits dans chaque affaire afin de vérifier si des renseignements confidentiels ont été divulgués ne serait pas une solution satisfaisante non plus, surtout si, comme en l'espèce, il ne s'agit pas seulement de décider s'ils ont été divulgués, mais aussi s'ils le seront au cours d'un litige en instance. Mis à part la difficulté de recueillir des témoignages sur cette question sans risquer de révéler les renseignements, les seuls témoins seraient les avocats qu'on cherche à faire déclarer inhabiles (ce qui serait différent si la question était de savoir quels faits confidentiels un avocat a appris pendant qu'il faisait partie de son ancien cabinet), et leur intérêt non seulement à garder un client, mais encore à nier un grave manquement à la déontologie, pourrait l'emporter sur l'obligation de dire toute la vérité. Certes, on est invité et peut-être a-t-on été porté à donner une extension inconsidérée à la règle professionnelle touchant "le manquement apparent à la déontologie", à cause de son caractère vague et de sa flexibilité, mais en l'occurrence elle a un sens et du poids. Si un cabinet d'avocats représente un client un jour, puis l'adversaire de ce client le lendemain dans une affaire étroitement connexe, il en résulte selon toute apparence un conflit d'intérêts; or, cette apparence, très déplaisante, est difficile à dissiper aux yeux du public profane -- et d'ailleurs à ceux des magistrats et des avocats -- par le dépôt d'affidavits, difficiles à vérifier objectivement, dans lesquels les avocats des deux cabinets occupant pour les parties nieraient qu'ils se sont communiqué ou qu'ils se communiqueront des renseignements d'une manière contraire à la déontologie. [Je souligne.]

Reprenons les deux facteurs qui seraient des valeurs qu'il faut apprécier au regard de la préservation de l'intégrité de notre système judiciaire. L'un de ceux‑ci est la mobilité raisonnable qu'il est souhaitable de permettre au sein de la profession. Pourtant, si forte que soit la vogue des fusions ou la volonté des mégacabinets de recruter de nouveaux membres, ni les grands cabinets ni les avocats qui souhaitent s'y joindre, à l'occasion d'une fusion ou autrement, ne doivent orienter la déontologie de la profession. D'après les statistiques les plus récentes de la Société du barreau du Haut‑Canada concernant l'Ontario, province où est susceptible de se trouver la plus forte concentration de grands cabinets, en mai 1990, les avocats faisant partie de grands cabinets ne forment pas la majorité des avocats de la province. Voici ces chiffres:

Taille du cabinet

Nombre d'avocats

dans les cabinets de cette taille

% des avocats dans les cabinets de cette taille

ONTARIO AU COMPLET

1‑10

11‑75

75+

9562

2955

2348

14865

64,3 %

19,9 %

15,8 %

ONTARIO (SANS L'AGGLOMÉRATION TORONTOISE)

1‑10

11‑75

75+

5871

1135

95

7101

82,7 %

16,0 %

1,3 %

Ces statistiques indiquent que, si les grands cabinets font peut‑être la pluie et le beau temps à Bay Street, ils ne constituent toutefois pas la majorité des avocats qui servent la cause de la justice.

Le système judiciaire et la confiance du public dans son fonctionnement sont trop importants pour qu'il soit permis de les compromettre par la moindre apparence de déloyauté. Malheureusement, peu importe le respect scrupuleux de la déontologie dont feront preuve l'avocat ou le cabinet, il y aura apparence de déloyauté chaque fois que, comme en l'espèce, un ou plusieurs avocats qui ont eu un lien important avec un client entreront dans un cabinet qui occupe pour la partie adverse. Les occasions de violation du secret, même par inadvertance, sont trop nombreuses et la possibilité de découvrir cette divulgation trop faible pour justifier autre chose qu'une présomption irréfragable, selon laquelle tous les membres du cabinet sont censés connaître les renseignements. Si l'on veut s'assurer la confiance du public dans l'administration de la justice, c'est le seul critère qu'il faut retenir.

Cette conclusion ne doit pas être considérée comme un obstacle à la mobilité professionnelle, à la fusion des cabinets d'avocats ou à l'expansion des très grands cabinets; elle tend plutôt à reconnaître la responsabilité des avocats à l'égard du processus judiciaire et du maintien du respect qu'a le public pour ce processus. C'est consentir un bien petit sacrifice au regard de la mobilité au sein de la profession, de la fusion des cabinets ou de l'augmentation de leur taille. Pour ceux qui exercent la profession d'avocat, c'est tout au plus l'accomplissement d'un devoir envers le public que de préserver l'intégrité du système judiciaire et la confiance du public dans celui‑ci.

L'autre facteur à soupeser avec le maintien de l'intégrité du système judiciaire est le droit des justiciables de ne pas être privés sans raison valable de leur droit de choisir leur avocat. Il me semble qu'en attribuant un poids excessif à ce facteur, on accorde un avantage indu aux grandes sociétés qui, selon mon collègue, sont la raison d'être des grands cabinets d'avocats. Ce sont ces clients‑là qui retiendraient les services d'un avocat de leur choix et qui profiteraient au premier chef de la modification de la présomption irréfragable de partage de renseignements. Je ne vois aucune raison d'accorder un avantage ou un privilège particulier à ces clients des grands cabinets. Comme tout client qui doit choisir un nouvel avocat, ils auront à supporter l'inconvénient, la perte de temps et l'inquiétude et les soucis inévitables qu'occasionne un tel changement. La profession compte cependant un grand nombre d'avocats de talent. Tout bien pesé, obliger les clients à changer d'avocat, c'est consentir un bien petit sacrifice pour assurer l'intégrité de notre système judiciaire.

Conclusion

Quand un avocat, qui s'est engagé substantiellement auprès d'un client dans une affaire contentieuse en cours, se joint à un autre cabinet qui occupe pour une partie adverse, il existe une présomption irréfragable que ce qui est connu de cet avocat, y compris les renseignements confidentiels que lui a confiés l'ancien client, est désormais connu du nouveau cabinet. Une telle présomption irréfragable est essentielle pour préserver la confiance du public dans l'administration de la justice.

Les conflits potentiels d'intérêts constituent un facteur que les cabinets qui envisagent de recruter de nouveaux avocats ou de fusionner, doivent sans aucun doute prendre en considération. Toutefois, il est facile de détecter les situations de conflit d'intérêts (tâche facilitée par l'informatique) et d'évaluer les dossiers qui devront être cédés à d'autres cabinets afin d'éviter les conflits d'intérêts apparents. Cette façon de procéder n'impose certainement pas un fardeau d'une difficulté insurmontable aux cabinets qui prévoient de fusionner; elle implique plutôt une étude qui mènera à une analyse coûts‑avantages de la fusion.

Il faudra attendre une autre occasion, où la question aura été plaidée, pour décider si un avocat, qui n'a en aucune façon {oe}uvré personnellement pour le client dans l'affaire en cause et qui entre dans un cabinet occupant pour l'adversaire du client, devrait également être irréfragablement présumé avoir recueilli des renseignements confidentiels et en avoir fait part à son nouveau cabinet.

Quant au résultat, je souscris à la conclusion tirée par mon collègue. Je suis d'avis d'accueillir l'appel, le tout avec dépens en notre Cour et en Cour d'appel, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel du Manitoba et de rétablir le jugement du juge Hanssen.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l'appelant: Pitblado & Hoskin, Winnipeg.

Procureurs de l'intimé: Thompson, Dorfman, Sweatman, Winnipeg.

* Motifs rendus le 20 décembre 1990.

** Juge en chef au moment de l'audience.


Synthèse
Référence neutre : [1990] 3 R.C.S. 1235 ?
Date de la décision : 10/05/1990

Parties
Demandeurs : Succession macdonald
Défendeurs : Martin
Proposition de citation de la décision: Succession macdonald c. Martin, [1990] 3 R.C.S. 1235 (10 mai 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-05-10;.1990..3.r.c.s..1235 ?
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