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21/06/1990 | CANADA | N°[1990]_2_R.C.S._217

Canada | Bhatnager c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), [1990] 2 R.C.S. 217 (21 juin 1990)


Bhatnager c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), [1990] 2 R.C.S. 217

Le ministre de l'Emploi et de

l'Immigration et le secrétaire

d'État aux Affaires extérieures Appelants

c.

Debora Bhatnager Intimée

répertorié: bhatnager c. canada (ministre de l'emploi et de l'immigration)

No du greffe: 20771.

1990: 19 mars; 1990: 21 juin.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel fédérale

Outrag

e au tribunal -- Défaut de ministres de la Couronne de se conformer à une ordonnance de la Cour fédérale exigeant la producti...

Bhatnager c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), [1990] 2 R.C.S. 217

Le ministre de l'Emploi et de

l'Immigration et le secrétaire

d'État aux Affaires extérieures Appelants

c.

Debora Bhatnager Intimée

répertorié: bhatnager c. canada (ministre de l'emploi et de l'immigration)

No du greffe: 20771.

1990: 19 mars; 1990: 21 juin.

Présents: Le juge en chef Dickson et les juges Lamer, Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel fédérale

Outrage au tribunal -- Défaut de ministres de la Couronne de se conformer à une ordonnance de la Cour fédérale exigeant la production d'un dossier dans un délai précis -- Ordonnance signifiée au procureur des ministres mais pas aux ministres eux‑mêmes -- Les ministres peuvent-ils être tenus responsables pour outrage au tribunal? -- Les ministres sont-ils responsables du fait d'autrui? -- Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, ch. 663, Règles 308, 311, 355.

Les appelants ont été déclarés coupables d'outrage au tribunal par la Cour d'appel fédérale pour avoir désobéi à une ordonnance de la Section de première instance exigeant qu'ils ordonnent à leurs fonctionnaires de produire un dossier avant une date précise. L'ordonnance a été rendue à l'audience en présence de l'avocat des appelants et, quelques jours plus tard, l'ordonnance formelle a été signifiée au procureur des appelants. Toutefois, rien n'indique que l'ordonnance ait été signifiée à personne aux ministres ou qu'ils aient été informés de son existence. Devant notre Cour, les appelants ont soutenu que, étant donné que rien dans la preuve n'indiquait qu'ils avaient été informés de l'existence de l'ordonnance, ils ne pouvaient pas être déclarés coupables d'outrage au tribunal pour avoir désobéi à l'ordonnance. La partie qui allègue l'outrage au tribunal était tenue d'en faire la preuve et ne s'est pas acquittée de ce fardeau. Par ailleurs, l'intimée a soutenu que la signification de l'ordonnance au procureur des appelants donnait lieu à une présomption simple de connaissance réelle ou du moins déplaçait le fardeau de la preuve pour l'imposer aux appelants. Étant donné que les appelants n'ont présenté aucun élément de preuve concernant la connaissance ou l'absence de connaissance, la présomption créée par la signification joue pour leur attribuer la connaissance. Le présent pourvoi a pour but de déterminer (1) si l'acceptation de la signification de l'ordonnance par le procureur des appelants constitue à leur égard une connaissance suffisante de l'ordonnance pour justifier une conclusion d'outrage au tribunal; et (2) si la doctrine de la responsabilité du fait d'autrui s'applique dans des procédures en matière d'outrage au tribunal engagées contre des personnes.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Une allégation d'outrage au tribunal a une dimension criminelle (ou du moins quasi criminelle). Par conséquent, il est nécessaire que les éléments constitutifs de l'outrage soient démontrés hors de tout doute raisonnable par la partie qui allègue l'outrage au tribunal. En l'espèce, les appelants ne peuvent, en common law, être tenus responsables d'outrage au tribunal étant donné qu'aucun élément de preuve n'indique qu'ils ont eu connaissance de l'ordonnance dont on allègue la violation. La common law a toujours exigé la signification à personne ou la connaissance personnelle réelle de l'ordonnance d'un tribunal comme condition préalable à la responsabilité pour outrage au tribunal.

La signification de l'ordonnance au procureur des appelants ne permet pas de leur attribuer une connaissance réelle de l'ordonnance. Dans certaines circonstances, le fait que le procureur en ait été informé permet d'inférer que le client a la connaissance requise, mais pour inférer la connaissance dans le cas de ministres de la Couronne, qui gèrent des grands ministères et qui sont engagés dans un grand nombre de procédures, il doit exister des circonstances qui indiquent une raison spéciale pour avoir porté l'ordonnance à leur attention. On peut toujours inférer la connaissance lorsque les faits permettant d'appuyer cette inférence sont prouvés.

En outre, les Règles de la Cour fédérale qui permettent la signification d'une ordonnance de la cour au procureur d'une partie inscrit au dossier ne peuvent non plus être interprétées de manière à attribuer aux appelants la connaissance de l'ordonnance pour fonder une déclaration d'outrage au tribunal. Ces règles définissent les modes de signification aux fins du règlement rapide des litiges soumis à la Cour fédérale et ne visent pas à écarter les éléments nécessaires pour établir l'outrage au tribunal. Le principe d'attribution de la connaissance ne devrait pas s'appliquer dans le contexte pénal ou quasi pénal d'une poursuite pour outrage au tribunal en l'absence de texte législatif expressément contraire. Les Règles de la Cour fédérale ne contiennent pas ce genre de texte.

Finalement, les appelants ne peuvent être tenus responsables d'outrage au tribunal en vertu de la doctrine de la responsabilité du fait d'autrui ou des sous‑doctrines de la délégation et de l'identification. Premièrement, compte tenu de la prémisse que la responsabilité en matière d'outrage au tribunal est essentiellement une responsabilité criminelle, la responsabilité du fait d'autrui ne s'applique pas aux procédures en matière d'outrage au tribunal car ce type de responsabilité est inconnue en droit criminel. Deuxièmement, le principe de la délégation, selon lequel une personne peut être tenue responsable des actes de son délégué ne s'applique que dans les cas où la personne qui délègue est assujettie à une obligation légale précise qui a été violée par le délégué. En l'espèce, les appelants n'étaient pas assujettis à une obligation analogue. Troisièmement, la théorie de l'identification, selon laquelle une société peut être tenue responsable au criminel des actes de son âme dirigeante, ne s'applique pas à des personnes physiques.

Jurisprudence

Arrêts mentionnés: Poje v. Attorney General for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516; In re Bramblevale Ltd., [1970] Ch. 128; Kimpton v. Eve (1813), 2 V. & B. 349, 35 E.R. 352; Ex parte Langley (1879), 13 Ch. D. 110; Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388; Avery v. Andrews (1882), 51 L.J. Ch. 414; Re Gordon MacKay & Co. and Dominion Rubber Co., [1946] 3 D.L.R. 422; Bank of British North America v. St. John & Quebec R. Co. (1920), 52 D.L.R. 557 (C.A.N.-B.), conf. (1921), 62 R.C.S. 346; Re Botiuk and Collision (1979), 26 O.R. (2d) 580; Re National Trust Co. and Bouckhuyt (1987), 61 O.R. (2d) 640; Allen v. Whitehead, [1930] 1 K.B. 211; Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662; R. v. Stevanovich (1983), 7 C.C.C. (3d) 307; Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; R. v. Burt, [1988] 1 W.W.R. 385.

Lois et règlements cités

Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10 [maintenant L.R.C. (1985), ch. F‑7], art. 46, 52.

Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, ch. 663, Règles 308, 311(1), (2), 355(2), (4).

Doctrine citée

Mewett, Alan W. and Morris Manning. Criminal Law, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 1985.

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1988] 1 C.F. 171, 46 D.L.R. (4th) 1, 82 N.R. 360, 30 Admin. L.R. 104, qui a infirmé un jugement de la Section de première instance, [1986] 2 C.F. 3, 24 D.L.R. (4th) 111, 2 F.T.R. 18. Pourvoi accueilli.

Harold Veale, c.r., et Eric Bowie, c.r., pour les appelants.

Clayton Ruby et Michael Code, pour l'intimée.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE SOPINKA — Le présent pourvoi vise l'arrêt de la Cour d'appel fédérale qui a infirmé le jugement de la Section de première instance et déclaré les ministres appelants coupables d'outrage au tribunal pour avoir désobéi à une ordonnance de la Cour fédérale. La principale question est de savoir si l'acceptation de la signification de l'ordonnance par l'avocat des ministres constitue à leur égard une connaissance suffisante de l'ordonnance pour justifier une conclusion d'outrage au tribunal.

Les faits

L'intimée Bhatnager, une citoyenne canadienne vivant au Canada, a déposé un avis de requête devant la Cour fédérale du Canada le 5 juin 1985, en vue d'obtenir un bref de mandamus pour enjoindre le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, appelante, d'ordonner à ses préposés de traiter la demande de résidence permanente au Canada de son mari, un citoyen indien vivant en Inde. Il y avait eu, à ce moment‑là, un retard de près de cinq ans dans le traitement de la demande du mari de l'intimée.

Avant l'audition de la requête de l'intimée, l'affidavit d'un agent d'immigration, M. Lou Ditosto, a été déposé au nom du ministre. Le 11 juillet 1985, au cours du contre‑interrogatoire sur cet affidavit, l'avocat du ministre a accepté de produire le dossier du ministère à New Delhi concernant la demande d'admission de M. Bhatnager, aux fins du contre‑interrogatoire. L'audition de la demande de mandamus de l'intimée a été reportée au 3 septembre 1985.

Les fonctionnaires du ministère ont envoyé plusieurs télex au bureau de New Delhi pour demander le dossier, mais après plus d'un mois ils ne l'avaient pas reçu. L'intimée a présenté deux requêtes: la première, en vue d'obtenir une ordonnance ajoutant le secrétaire d'État aux Affaires extérieures comme partie intimée dans sa demande de mandamus, parce que les agents des visas à l'étranger sont ses employés; et la deuxième, en vue d'obtenir une ordonnance de production du dossier de New Delhi. Le juge en chef adjoint Jerome de la Cour fédérale, Section de première instance, a fait droit aux deux requêtes et a rendu une ordonnance le 15 août 1985, à l'audience, en présence de l'avocat des appelants. Voici la partie pertinente de l'ordonnance formelle:

. . . enjoignant [aux appelants] d'ordonner à leurs fonctionnaires de remettre à Lou Ditosto, un agent d'immigration des [appelants], l'original ou une copie du dossier concernant [l'intimée], Debora Bhatnager, et son mari, Ajay Kant Bhatnager, qui se trouvait en la possession du Haut‑Commissariat du Canada à New Delhi (Inde), afin de permettre à [l'intimée] de compléter son contre‑interrogatoire sur les affidavits déposés en l'espèce, et ce, sans délai et à temps pour l'audition de l'affaire prévue pour le 3 septembre 1985.

Le 20 août 1985, une copie de l'ordonnance du 15 août a été signifiée au procureur des appelants par le procureur de l'intimée. Toutefois, rien n'indique que l'ordonnance ait été signifiée à l'un ou l'autre des appelants ou qu'ils aient été informés de son existence.

Le 26 août 1985, les avocats des parties ont convenu de poursuivre le contre‑interrogatoire du représentant des appelants le 29 août, présumant que le dossier ou une copie de celui‑ci serait disponible à cette date. L'avocat de l'intimée a reçu le 27 août ce qui était censé être une copie du dossier mais, au cours du contre‑interrogatoire, on a découvert qu'il manquait plusieurs documents pertinents. Entre‑temps, le 28 août, l'original du dossier était arrivé à Ottawa par valise diplomatique. Pour certaines raisons qui n'ont pas été expliquées dans la preuve, le dossier n'est arrivé à Toronto que dans la matinée du vendredi 30 août 1985 — le dernier jour ouvrable avant l'audition de la demande de mandamus de l'intimée.

Le 3 septembre 1985, le juge Strayer a commencé l'audition de la demande de mandamus de l'intimée. Au cours de l'audience, l'avocat de l'intimée a soutenu qu'il y avait lieu de prononcer une ordonnance contre les appelants pour qu'ils justifient leur défaut de se conformer à l'ordonnance du 15 août. Le juge Strayer a accepté et l'ordonnance de justification a été rendue le 4 octobre 1985. Peu après, le juge Strayer a prononcé l'ordonnance de mandamus dont les motifs sont datés du 15 octobre 1985. L'audience de justification a commencé le 5 décembre 1985 et, dans ses motifs datés du 20 décembre 1985, le juge Strayer a conclu que les allégations d'outrage au tribunal visant les appelants n'avaient pas été prouvées.

Les jugements des juridictions inférieures

Le juge Strayer ([1986] 2 C.F. 3) a conclu d'abord que, à son avis, les fonctionnaires responsables des deux ministères visés n'avaient pas respecté l'esprit de l'ordonnance du 15 août. Il a exprimé l'avis que l'ordonnance exigeait que des directives précises soient données pour assurer que le dossier parvienne à Toronto au plus tard au début de la semaine précédant le 3 septembre 1985.

Quant à la question de la responsabilité personnelle des appelants à l'égard du défaut de se conformer à l'ordonnance du 15 août, le juge Strayer a conclu que la common law exige une connaissance personnelle réelle de l'ordonnance. Une telle connaissance pourrait être démontrée par la preuve de la signification à personne ou par la preuve que l'ordonnance a été portée à leur attention d'une autre façon. Rien dans cette affaire ne démontrait que les appelants avaient eu personnellement connaissance de l'ordonnance et, par conséquent, ils ne pouvaient être tenus personnellement responsables de ne pas avoir respecté l'ordonnance. Le juge Strayer a rejeté l'argument que les dispositions des Règles de la Cour fédérale, C.R.C. 1978, ch. 663, qui autorisent la signification d'une ordonnance de la cour au procureur inscrit au dossier, suffisent pour établir qu'une partie a eu connaissance de l'ordonnance, en vue d'appuyer une déclaration d'outrage au tribunal.

Le juge Strayer a conclu en rejetant les arguments de la présente intimée que les appelants sont responsables du fait d'autrui pour l'outrage au tribunal commis par leurs employés. Le juge Strayer a adopté la position qu'aucune analogie ne pouvait être faite entre les appelants et une "personne morale d'un seul membre", et que l'analogie qui conviendrait le mieux serait la situation d'un ministre de la Couronne dont le préposé a commis un délit: dans ce cas le ministre n'est pas responsable du fait de son préposé.

La Cour d'appel fédérale, à l'unanimité, a accueilli l'appel de l'intimée en l'espèce contre le jugement du juge Strayer: [1988] 1 C.F. 171. Le juge Urie, au nom de la cour, a conclu que le juge Strayer avait commis une erreur en s'inspirant des principes de common law sur les exigences relatives à une conclusion d'outrage au tribunal alors que les dispositions des Règles de la Cour fédérale étaient claires. Le juge Urie estime que les règles constituent "un code complet des modalités propres à la notification des ordonnances de la Cour" et dit à la p. 185:

Selon la preuve, il ne fait aucun doute qu'il a été entièrement satisfait en l'espèce aux Règles concernées, de sorte que le prononcé de l'ordonnance en séance publique en présence du représentant dûment autorisé des [appelants], et sa signification postérieure à ce dernier, constituaient un avis donné aux intimés tout autant que s'ils avaient été personnellement présents et que l'ordonnance leur avait été signifiée.

Le juge Urie a ensuite examiné la question de savoir si l'allégation d'outrage au tribunal avait été démontrée. Exerçant le pouvoir que lui accorde l'art. 52 de la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e supp.), ch. 10 (maintenant L.R.C. (1985), ch. F‑7), de rendre la décision que la Section de première instance aurait dû rendre, la Cour d'appel fédérale a jugé que les conclusions de fait du juge Strayer établissaient d'une manière suffisante que les actes dont les ministres devaient être responsables tenaient de la désobéissance.

L'affaire a été renvoyée devant le juge Strayer pour qu'il détermine la peine. Dans une ordonnance datée du 30 mars 1988, le juge Strayer n'a pas imposé de peine aux appelants, sauf l'attribution des dépens à l'intimée sur la base procureur‑client.

Les questions en litige

Les parties ont soulevé les questions suivantes:

1.Les appelants peuvent‑ils être déclarés coupables d'outrage au tribunal sur le fondement du défaut allégué de se conformer à l'ordonnance du Juge en chef adjoint lorsqu'aucun élément de preuve n'indique qu'ils avaient réellement eu connaissance de l'ordonnance mais que l'ordonnance a été signifiée au procureur des appelants?

2.Les Règles de la Cour fédérale doivent‑elles être interprétées de manière à attribuer aux appelants une connaissance personnelle de l'ordonnance du Juge en chef adjoint en raison de sa signification au procureur des appelants?

3.La doctrine de la responsabilité du fait d'autrui s'applique‑t‑elle dans des procédures en matière d'outrage au tribunal engagées contre une personne, et les ministres de la Couronne appelants sont‑ils responsables du fait d'autrui à l'égard des actes de désobéissance de leurs fonctionnaires?

4.Le principe de la responsabilité du fait d'autrui ou, dans le cas d'une réponse affirmative à la question 2, les Règles de la Cour fédérale sont‑ils incompatibles avec de l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

À mon avis, seules les questions 1, 2 et 3 demandent à être examinées.

La connaissance réelle

Tout d'abord, il convient de se rappeler qu'une allégation d'outrage au tribunal a une dimension criminelle (ou du moins quasi criminelle): voir Poje v. Attorney General for British Columbia, [1953] 1 R.C.S. 516, le juge Kellock, aux pp. 517 et 518; et In re Bramblevale Ltd., [1970] Ch. 128 (C.A.), le maître des rôles, lord Denning, à la p. 137. En l'espèce, une déclaration de culpabilité aurait pu assujettir les appelants à une amende d'au plus 5 000 $ et à la possibilité d'une peine d'emprisonnement maximale d'un an: voir la règle 355(2). Par conséquent, il est nécessaire que les éléments constitutifs de l'outrage soient démontrés contre les appelants et soient prouvés hors de tout doute raisonnable.

Le litige porte sur l'exigence de common law de la connaissance de l'ordonnance dont on allègue la violation. Les appelants soutiennent que, vu l'absence de preuve qu'ils ont été informés de l'existence ou du contenu de l'ordonnance du 15 août, ils ne peuvent pas, en droit, être déclarés coupables d'outrage au tribunal pour avoir désobéi à l'ordonnance. La partie qui allègue l'outrage au tribunal est tenue d'en faire la preuve et, en l'espèce, ne s'est pas acquittée de ce fardeau. Par ailleurs, l'intimée soutient que la signification de l'ordonnance au procureur des appelants donne lieu à une présomption simple de connaissance réelle ou du moins déplace le fardeau de la preuve pour l'imposer aux appelants — pour la raison qu'on peut naturellement déduire de la signification au procureur d'une partie que celui‑ci aura informé son client de l'ordonnance. Les appelants n'ont présenté aucun élément de preuve sur le point de savoir s'ils ont eu connaissance ou non de l'ordonnance et, selon l'argument, la présomption créée par la signification joue donc pour leur en attribuer la connaissance.

D'après la jurisprudence, il n'y a aucun doute que la common law a toujours exigé la signification à personne ou la connaissance personnelle réelle de l'ordonnance d'un tribunal comme condition préalable à la responsabilité pour outrage au tribunal. Il y a près de deux siècles, dans l'arrêt Kimpton v. Eve (1813), 2 V. & B. 349, 35 E.R. 352, le lord chancelier Eldon a conclu qu'une partie ne pouvait être tenue responsable d'outrage au tribunal compte tenu de la preuve non contestée qu'elle n'avait jamais eu connaissance de l'ordonnance. Dans l'arrêt Ex parte Langley (1879), 13 Ch. D. 110 (C.A.), le lord juge Thesiger a énoncé le principe suivant à la p. 119:

[TRADUCTION] . . . la question dans chaque cas, et selon les circonstances particulières de l'affaire, doit être: y a‑t‑il eu un avis donné à la personne accusée d'outrage au tribunal qui permette de déduire des faits qu'elle a effectivement reçu un avis de l'ordonnance qui avait été rendue? Et dans une affaire de ce genre, compte tenu du fait qu'il peut y avoir atteinte à la liberté de la personne, je suis d'avis que ceux qui affirment qu'il y a eu un tel avis sont tenus de le démontrer hors de tout doute raisonnable.

Plus récemment, notre Cour a examiné l'exigence en matière de connaissance, relativement à l'outrage au tribunal, dans l'arrêt Baxter Travenol Laboratories of Canada Ltd. c. Cutter (Canada), Ltd., [1983] 2 R.C.S. 388, le juge Dickson (maintenant Juge en chef), aux pp. 396 et 397.

Cette longue histoire d'une exigence stricte en common law imposant à la partie qui allègue l'outrage de démontrer la connaissance réelle de la part de l'auteur de l'outrage allégué est incompatible avec l'argument selon lequel une présomption simple résulte automatiquement de la signification de l'ordonnance au procureur. À mon avis, dans certaines circonstances, le fait que le procureur en ait été informé permet d'inférer que le client en a eu connaissance. En fait, cette inférence est normale dans le cas ordinaire d'une partie engagée dans des litiges isolés. Dans le cas de ministres de la Couronne qui dirigent de grands ministères et qui sont engagés dans un grand nombre de procédures, il serait extraordinaire que des ordonnances soient portées systématiquement à leur attention. Pour inférer la connaissance dans un tel cas, il doit exister des circonstances qui indiquent une raison spéciale pour porter l'ordonnance à l'attention du ministre. Dans la plupart des cas (y compris les affaires pénales), la connaissance est démontrée de façon circonstancielle et, dans les affaires d'outrage au tribunal, on peut toujours inférer la connaissance lorsque les faits permettant d'appuyer cette inférence sont prouvés: voir Avery v. Andrews (1882), 51 L.J. Ch. 414.

Cela ne veut pas dire que les ministres pourront se cacher derrière leurs avocats pour échapper aux ordonnances de la cour. Toute directive ayant pour effet de garder le ministre dans l'ignorance peut entraîner la responsabilité sur le fondement de la doctrine de l'aveuglement volontaire. Qui plus est, le fait qu'un ministre ne puisse jamais être assuré qu'on n'arrivera pas à cette conclusion devrait suffire à l'inciter à faire en sorte que les fonctionnaires comprennent bien l'importance de se conformer aux ordonnances des tribunaux.

Si l'on applique ce qui précède à l'espèce, il est évident que le juge Strayer n'a pas conclu que, dans les circonstances, les ministres avaient eu connaissance de l'ordonnance; la Cour d'appel non plus. En fait, pour des motifs que j'examinerai ci‑après, le juge Urie a imputé aux appelants la connaissance nécessaire d'une manière telle que même une preuve concluante de l'absence de connaissance de leur part n'aurait servi à rien. Par conséquent, il n'y a au dossier aucune conclusion de fait que les appelants ont eu connaissance de l'ordonnance du 15 août et une telle conclusion ne serait pas justifiée. Par conséquent, en common law, ils ne peuvent être tenus responsables d'outrage au tribunal.

Les Règles de la Cour fédérale

Voici les dispositions pertinentes des Règles de la Cour fédérale:

Règle 308. Lorsque les présentes Règles exigent de signifier un document à une personne, il n'est nécessaire de le faire par voie de signification à personne que si une disposition des présentes Règles ou une ordonnance de la Cour exige expressément ce mode de signification pour ce genre de document.

. . .

Règle 311. (1) La signification d'un document, autre qu'un document pour lequel la signification à personne est requise, peut se faire

a) en laissant une copie du document à l'adresse aux fins de signification de la personne à laquelle il doit être signifié;

. . .

(2) Aux fins de l'alinéa (1), si, au moment où la signification est faite, la personne à laquelle le document doit être signifié n'a pas d'"adresse aux fins de signification", au sens de la définition que donne à cette expression la Règle 2(1), son adresse aux fins de signification est censée être l'une des suivantes:

a) dans n'importe quel cas, l'adresse professionnelle du procureur ou solicitor qui, le cas échéant, agit pour le compte de cette personne dans la procédure au sujet de laquelle la signification du document en question doit être faite;

L'intimée, à l'appui des motifs du juge Urie, soutient que ces règles fournissent un code complet des modalités propres à la notification des ordonnances de la cour. Le juge Urie a conclu que la signification de l'ordonnance à l'avocat des appelants a créé une "présomption de notification valable" qui ne pouvait être réfutée que si les appelants pouvaient établir que leur avocat n'était pas habilité à accepter la signification. Les appelants rejettent cette interprétation des Règles et, poussant la question un peu plus loin, soutiennent que, si les Règles devaient être interprétées de manière à avoir un tel effet, elles excéderaient le pouvoir des juges de la Cour fédérale d'établir des règles qui est conféré par l'art. 46 de la Loi sur la Cour fédérale.

Avec égards pour l'opinion du juge Urie, je ne peux interpréter les Règles de la Cour fédérale comme ayant l'effet qu'il leur attribue, indépendamment de toutes considérations fondées sur la Charte qui pourraient s'appliquer si ma conclusion était différente. Bien qu'il soit vrai qu'il existe dans les Règles des dispositions prévoyant la signification à personne (par exemple, la Règle 355(4)) cela ne veut pas dire que la permission à la Règle 308 de la signification autre que la signification à personne est déterminante quant à la question de la connaissance en matière d'outrage au tribunal. Les règles pertinentes définissent les modes de signification aux fins du règlement rapide des litiges soumis à la Cour fédérale, mais elles ne visent pas à écarter les éléments nécessaires pour établir l'outrage au tribunal. J'estime qu'une exigence importante pour la preuve d'une infraction grave comme l'outrage au tribunal ne peut être implicitement abrogée par une disposition réglementaire; une telle modification du droit général exigerait un texte explicite. Comme le juge Hogg l'a dit dans l'arrêt Re Gordon MacKay & Co. and Dominion Rubber Co., [1946] 3 D.L.R. 422 (C.A. Ont.), à la p. 425:

[TRADUCTION] Les droits que la common law reconnaît aux citoyens ne doivent pas être retirés ou modifiés sauf dans la mesure qui peut être nécessaire pour donner suite à l'intention du législateur lorsqu'elle est exprimée clairement ou lorsque ces résultats doivent nécessairement en découler; et, s'il y a atteinte aux droits des personnes, cette intention doit être rendue manifeste par le texte de la loi, sinon par une disposition expresse, du moins de façon tacite mais claire et hors de tout doute raisonnable.

On ne peut douter que ce qui est porté à la connaissance d'un procureur est porté à la connaissance du client pour certaines fins, particulièrement dans les affaires civiles soulevant la question de savoir si une personne avait connaissance du statut d'une opération commerciale: voir Bank of British North America v. St. John & Quebec R. Co. (1920), 52 D.L.R. 557 (C.A.N.‑B.), confirmé par (1921), 62 R.C.S. 346; Re Botiuk and Collision (1979), 26 O.R. (2d) 580 (C.A.), le juge Wilson (maintenant juge de notre Cour), à la p. 589; et Re National Trust Co. and Bouckhuyt (1987), 61 O.R. (2d) 640 (C.A.), le juge Cory (maintenant juge de notre Cour), aux pp. 643 et 644. Bien que ce principe d'attribution de la connaissance soit une caractéristique nécessaire de notre système contradictoire de procès civils, dans lequel la représentation par un avocat est la règle plutôt que l'exception, il ne devrait pas s'appliquer dans le contexte pénal ou quasi pénal d'une poursuite pour outrage au tribunal en l'absence de texte législatif expressément contraire. Étant donné que les Règles de la Cour fédérale ne contiennent pas ce genre de texte, il n'est pas nécessaire de traiter de l'argument selon lequel les Règles sont ultra vires.

Responsabilité du fait d'autrui

L'avocat de l'intimée a présenté à notre Cour des arguments complexes pour soutenir la responsabilité des appelants pour outrage au tribunal même s'ils n'avaient pas eu connaissance de l'ordonnance à laquelle il avait été désobéi, en invoquant une certaine forme de responsabilité du fait d'autrui, désignée de façon diverse comme le principe de la délégation et la théorie de l'identification. L'avocat a cherché à comparer les appelants à des titulaires de permis et à des sociétés à l'égard desquelles ces principes avaient été appliqués dans le passé. Voir par exemple, Allen v. Whitehead, [1930] 1 K.B. 211; et Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662.

Compte tenu de la prémisse que la responsabilité en matière d'outrage au tribunal est essentiellement une responsabilité criminelle, le principal obstacle que rencontre l'intimée à cet égard tient à ce que, en général, la responsabilité du fait d'autrui est inconnue en droit criminel. Comme le juge Estey l'a dit dans l'arrêt Canadian Dredge & Dock Co. à la p. 692:

En droit criminel, une personne physique répond seulement des crimes dont elle est l'auteur principal, soit parce qu'elle les a commis elle‑même, soit parce qu'elle a expressément ou implicitement autorisé leur perpétration. Dans le cas de la personne physique il n'existe pas, à proprement parler, de responsabilité du fait d'autrui.

Toutefois, l'intimée, tout en admettant que la doctrine respondeat superior ne s'applique pas, soutient que l'une ou l'autre des sous‑doctrines de la délégation et de l'identification, ou les deux, devraient constituer la base de la condamnation des appelants pour outrage au tribunal. À mon avis, il y a au moins deux objections fatales à la position de l'intimée sur cette question.

Premièrement, il est admis depuis longtemps que le principe de la délégation, selon lequel une personne peut être tenue responsable au criminel des actes de son délégué, s'applique tout au plus dans des cas où la personne qui délègue est assujettie à une obligation légale précise qui a été violée par le délégué: voir A. W. Mewett et M. Manning, Criminal Law (2e éd. 1985), à la p. 64; Allen, précité, le lord juge en chef Hewart, à la p. 220; et R. v. Stevanovich (1983), 7 C.C.C. (3d) 307 (C.A. Ont.), le juge Dubin (maintenant Juge en chef), à la p. 315. Il n'est pas nécessaire d'exprimer une opinion sur la justesse de cette dérogation apparente à la règle générale qui exclut la responsabilité du fait d'autrui en droit criminel, puisqu'il suffit de faire remarquer que, dans les circonstances de l'espèce, les appelants ne sont pas assujettis à une obligation analogue.

Deuxièmement, la théorie de l'identification, selon laquelle une société peut être tenue responsable au criminel des actes de son âme dirigeante, ne s'applique pas, exceptionnellement, à des personnes physiques. Comme l'a expliqué le juge Estey dans l'arrêt Canadian Dredge & Dock Co., à la p. 693, la théorie de l'identification "a été conçue par les tribunaux afin qu'il y ait un rapport rationnel entre la responsabilité criminelle d'une personne morale et celle d'une personne physique". Étant donné qu'une personne morale est dénuée d'esprit, il était nécessaire de choisir certains dirigeants responsables (l'âme dirigeante) dont l'esprit était identifié à celui de la société. Appliquer maintenant la théorie de l'identification à des personnes physiques reviendrait à inverser le principe. À mon avis, ce serait une application manifestement injuste à une personne d'une simple responsabilité du fait d'autrui déguisée.

Compte tenu de ces conclusions, il n'est pas nécessaire de se demander si une interprétation contraire des Règles de la Cour fédérale ou une conclusion de responsabilité criminelle du fait d'autrui constituerait une violation de l'art. 7 et de l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Cependant, il semble clair qu'un argument en faveur d'une telle responsabilité aurait beaucoup de difficultés à passer le test de l'arrêt de notre Cour sur le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S 486. (Voir également R. v. Burt, [1988] 1 W.W.R. 385 (C.A. Sask.), le juge en chef Bayda.)

Dispositif

Compte tenu de ce qui précède, les appelants n'auraient pas dû être déclarés coupables d'outrage au tribunal. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du juge Strayer du 20 décembre 1985. Conformément aux modalités en vertu desquelles l'autorisation a été accordée, l'intimée a droit à ses dépens dans toutes les cours sur la base procureur‑client.

Pourvoi accueilli.

Procureur des appelants: John C. Tait, Ottawa.

Procureurs de l'intimée: Rudy & Edwardh, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1990] 2 R.C.S. 217 ?
Date de la décision : 21/06/1990

Parties
Demandeurs : Bhatnager
Défendeurs : Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration)
Proposition de citation de la décision: Bhatnager c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration), [1990] 2 R.C.S. 217 (21 juin 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-06-21;.1990..2.r.c.s..217 ?
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