La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/08/1990 | CANADA | N°[1990]_2_R.C.S._311

Canada | Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311 (16 août 1990)


Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311

Dr D. H. Farrell Appelant

c.

Margaret Snell Intimée

répertorié: snell c. farrell

No du greffe: 20873.

1989: 6 décembre; 1990: 16 août.

Présents: Le juge en chef Dickson* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel du nouveau‑brunswick

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick (1988), 84 R.N.‑B. (2e) 401, 214 A.P.R. 401, qui a confirmé l'arrêt de la Cour du Banc de la Reine (1986), 77 R.N.‑B. (2

e) 222, 195 A.P.R. 222, 40 C.C.L.T. 298, qui avait déclaré l'appelant responsable de négligence pour la perte de vision d...

Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311

Dr D. H. Farrell Appelant

c.

Margaret Snell Intimée

répertorié: snell c. farrell

No du greffe: 20873.

1989: 6 décembre; 1990: 16 août.

Présents: Le juge en chef Dickson* et les juges Wilson, La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory et McLachlin.

en appel de la cour d'appel du nouveau‑brunswick

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick (1988), 84 R.N.‑B. (2e) 401, 214 A.P.R. 401, qui a confirmé l'arrêt de la Cour du Banc de la Reine (1986), 77 R.N.‑B. (2e) 222, 195 A.P.R. 222, 40 C.C.L.T. 298, qui avait déclaré l'appelant responsable de négligence pour la perte de vision de l'{oe}il droit de l'intimée. Pourvoi rejeté.

B. A. Crane, c.r., et Margaret Ross, pour l'appelant.

E. Neil McKelvey, c.r., et Kenneth B. McCullogh, pour l'intimée.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement de la Cour rendu par

LE JUGE SOPINKA -- La question de droit soulevée dans le présent pourvoi est de savoir si le demandeur dans une poursuite en matière de faute professionnelle doit démontrer le lien de causalité conformément aux principes traditionnels ou si des décisions récentes dans ce domaine du droit justifient une conclusion de responsabilité selon une norme moins exigeante. L'effet pratique d'une décision sur cette question sera de savoir si l'appelant est responsable de la perte de vision de l'{oe}il droit de l'intimée.

Les faits

L'intimée, qui était âgée de 70 ans au moment du procès, a consulté l'appelant relativement à des problèmes de vision. L'appelant est un médecin spécialisé dans le domaine de l'ophtalmologie. L'intimée était "juridiquement aveugle" de l'{oe}il droit. On lui a dit qu'elle avait une cataracte qui devrait être enlevée par intervention chirurgicale. Après que l'appelant eut expliqué l'intervention et ses risques inhérents, l'intimée a donné son consentement. L'anesthésie locale constituait la procédure normale pour les patients plus âgés, afin d'éviter les risques découlant d'une anesthésie générale, suivie de l'ablation de la cataracte et de l'implantation d'une lentille intra‑oculaire dans l'espace antérieur de l'{oe}il derrière la cornée.

Il convient d'abord d'anesthésier la paupière pour l'empêcher de cligner. Ensuite une aiguille est introduite sous le globe oculaire pour anesthésier les muscles rétrooculaires situés derrière celui‑ci pour empêcher le mouvement et la douleur. Ces muscles contrôlent le mouvement de l'{oe}il et entourent le nerf optique. Une complication, qui se produit dans 1 à 3 pour 100 des cas, est l'hémorragie dans l'espace rétrooculaire causée par l'insertion de l'aiguille. Il n'y a aucun traitement pour une telle hémorragie si ce n'est de la laisser se résorber naturellement. Une telle hémorragie provoque normalement de la pression derrière le globe oculaire, ce qui peut entraîner une expulsion du contenu de l'{oe}il lorsqu'une incision est effectuée sur la cornée pendant l'ablation de la cataracte. Les deux experts qui ont déposé au procès ont dit qu'en cas d'hémorragie rétrooculaire l'opération devrait être arrêtée. Ils ont également déposé qu'une incision dans l'{oe}il réduirait l'effet de tampon créé par un globe oculaire intact, permettant à l'hémorragie rétrooculaire de s'écouler plus librement.

Les symptômes classiques d'une hémorragie rétrooculaire sont la rougeur des paupières à l'endroit où elles entrent en contact avec le globe oculaire et la fermeté de l'{oe}il. Après avoir injecté l'anesthésiant dans l'espace rétrooculaire de l'{oe}il, le Dr Farrell a remarqué une légère décoloration, de un à deux centimètres de diamètre, à l'endroit de la piqûre sous l'{oe}il sur la surface de la peau. À l'interrogatoire préalable, il a dit qu'il s'agissait d'un très faible saignement rétrooculaire. Il a palpé l'{oe}il et a conclu qu'il n'était pas ferme et qu'il n'y avait aucun autre signe d'hémorragie rétrooculaire. Après une attente de trente minutes, il a commencé l'intervention chirurgicale. L'opération s'est déroulée normalement. Le juge de première instance a admis le témoignage de Mme Snell selon lequel le Dr Farrell a dit à un autre médecin qui l'assistait qu'il devrait accélérer l'opération.

Après l'intervention, Mme Snell a ressenti une douleur atroce et a reçu des analgésiques. Ce soir‑là, le Dr Farrell a retiré le pansement de l'{oe}il de Mme Snell et a constaté qu'il y avait plus de sang qu'au moment de l'intervention. De toute évidence il y avait eu un saignement rétrooculaire. Le Dr Farrell a constaté qu'il y avait de la pression sur l'{oe}il bien qu'elle n'ait pas été trop forte et il ne l'a pas mesurée avec précision avant qu'il ne s'écoule un mois. Il y avait du sang dans l'espace antérieur, qui s'est rapidement dissipé et du sang dans l'espace compris entre la rétine et la face postérieure du cristallin qui a pris environ neuf mois à se résorber. Lorsque cet espace s'est dégagé, le Dr Farrell a été en mesure de constater pour la première fois l'atrophie du nerf optique qui a entraîné la perte de vision de l'{oe}il droit de Mme Snell.

L'atrophie est due à une perte d'approvisionnement sanguin du nerf optique. Une cause possible est la pression due à l'hémorragie rétrooculaire. L'expert de la demanderesse, le Dr Samis, a examiné Mme Snell en 1985 (environ 17 mois après l'opération) et a constaté la formation de nouveaux vaisseaux sanguins dans l'iris, ce qui indiquait qu'elle avait subi un accident vasculaire en arrière de l'{oe}il à un certain moment. Il ne pouvait pas identifier la cause de cet accident vasculaire. Il a déposé qu'une cause importante de l'atrophie du nerf optique est l'accident vasculaire dans l'{oe}il lui‑même, qui est plus susceptible de se produire chez un patient atteint de maladie cardio‑vasculaire, souffrant d'hypertension artérielle ou du diabète. Mme Snell souffrait de ces deux dernières maladies, bien que seulement dans une mesure se prêtant à contrôle par régime plutôt que par médicaments. Mme Snell souffrait également de glaucome grave, ce qui, à long terme, peut également causer une atrophie du nerf optique. L'expert de la demanderesse a déposé qu'il était inhabituel de souffrir de glaucome chronique dans un seul {oe}il, comme Mme Snell, en l'absence d'un traumatisme quelconque. Le seul traumatisme dont l'expert était au courant était l'opération elle‑même.

Aucun expert n'a été en mesure d'exprimer avec certitude une opinion sur la cause de l'atrophie dans ce cas ou sur le moment où elle s'est produite.

L'intimée a eu gain de cause dans une action intentée contre l'appelant devant la Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick, le juge de première instance concluant que l'appelant était responsable de négligence: (1986), 77 R.N.‑B. (2e) 222. L'appel de l'appelant interjeté devant la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a été rejeté: (1988), 84 R.N.‑B. (2e) 401.

Les jugements

Cour du Banc de la Reine

L'intimée a intenté des poursuites fondées sur la négligence et les voies de fait. Compte tenu de sa conclusion relative à la négligence, le juge de première instance n'a pas rendu de décision relativement aux voies de fait.

Le juge de première instance a admis le témoignage de l'appelant selon lequel l'intimée n'avait pas démontré de durcissement de l'{oe}il ordinairement associé à un saignement rétrooculaire. Toutefois, il a conclu que l'appelant avait pensé qu'il y avait un léger saignement rétrooculaire et qu'il devrait travailler rapidement avant que ne survienne une pression sur le contenu de l'{oe}il. Il a fait remarquer que la décision de l'appelant "n'a pas tenu compte du bon sens" et il a accepté le témoignage de l'expert, le Dr Samis, selon lequel lorsqu'il y a un saignement autre que celui de la marque de piqûre de l'aiguille, l'intervention chirurgicale devrait être arrêtée car il est impossible de déterminer d'où provient le saignement.

Le juge Turnbull était d'avis que, lorsque l'appelant a pris la décision de poursuivre l'intervention chirurgicale, le principe res ipsa loquitur a eu pour effet de déplacer le fardeau de la preuve et de le lui imposer. Il a fondé cette conclusion sur l'arrêt de notre Cour Finlay c. Auld, [1975] 1 R.C.S. 338. Toutefois, étant donné que le défendeur pouvait donner de ce qui s'était produit une explication également compatible avec l'absence de négligence, la demanderesse ne pouvait avoir gain de cause en vertu de ce principe.

Bien qu'aucun des témoins experts cités par les parties n'ait pu dire si l'intervention chirurgicale avait causé le préjudice, le juge de première instance était convaincu que les faits de l'espèce l'inscrivaient "dans une nouvelle catégorie du droit relatif au lien de causalité" en vertu de laquelle le fardeau de réfuter la causalité incombe au défendeur dans certaines circonstances. À cet égard, il s'est fondé sur l'arrêt de la Chambre des lords McGhee v. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1. Il a conclu que l'intimée avait démontré à première vue que les actes de l'appelant avaient causé ses blessures et que l'appelant ne s'était pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait. Par conséquent, l'existence du lien de causalité et de la négligence était établie.

Cour d'appel

De l'avis de la Cour d'appel, la preuve appuyait la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'appelant avait constaté une légère hémorragie rétrooculaire après l'injection de l'anesthésiant. Le juge Hoyt a examiné l'arrêt Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1987] 2 W.L.R. 425 (C.A.), et a approuvé l'analyse de l'arrêt McGhee, précité, qu'a faite le lord juge Mustill. Selon le lord juge Mustill, s'il est démontré qu'un certain genre de conduite augmente sensiblement le risque de préjudice, si le défendeur adopte une telle conduite contrairement à une obligation de common law et si le préjudice est du genre qui se rapporte à la conduite, alors le défendeur est réputé avoir causé le préjudice même s'il est impossible de vérifier l'existence et l'étendue de la contribution apportée par la violation. La Cour d'appel a conclu que le juge Turnbull avait eu raison d'appliquer l'arrêt McGhee de la Chambre des lords. La conduite de l'appelant, en ne mettant pas fin à l'intervention chirurgicale, a augmenté le risque que l'intimée, envers laquelle l'appelant avait une obligation, perde l'usage de son {oe}il droit.

Les questions en litige

[TRADUCTION] 1. Le fardeau de prouver l'existence d'un lien de causalité dans une affaire de faute médicale incombe‑t‑il au demandeur et, dans l'affirmative, comment s'en acquitte‑t‑il?

2. Si le fardeau de prouver l'existence d'un lien de causalité incombe au demandeur, le juge de première instance a‑t‑il conclu à l'existence d'un lien de causalité en l'espèce et, dans la négative, aurait‑il dû le faire?

La causalité -- Les principes

Le juge de première instance et la Cour d'appel se sont fondés sur l'arrêt McGhee qui (sous réserve d'une nouvelle interprétation de la Chambre des lords dans l'arrêt Wilsher) paraît s'écarter des principes traditionnels du droit en matière de responsabilité civile délictuelle, selon lesquels le demandeur doit démontrer d'après une prépondérance des probabilités que, n'eût été la conduite délictueuse du défendeur, le demandeur n'aurait pas subi le préjudice reproché. Compte tenu du fait que l'arrêt McGhee a été appliqué par un certain nombre de tribunaux au Canada pour renverser le fardeau de la preuve ordinaire en matière de causalité, il est important d'examiner l'évolution récente du droit en matière de causalité et de déterminer s'il est nécessaire de s'écarter des principes bien établis pour résoudre le présent pourvoi.

La position traditionnelle en matière de causalité a été contestée dans un certain nombre d'affaires dans lesquelles on s'inquiète de ce qu'en raison de la complexité de la preuve la victime probable de la conduite délictueuse sera privée de réparation. Cette inquiétude est plus forte dans les circonstances où, selon un certain pourcentage de probabilités statistiques, le demandeur est la victime probable de la conduite délictueuse conjuguée d'un certain nombre de défendeurs, mais ne peut démontrer l'existence d'un lien de causalité à l'égard d'un seul ou de plusieurs défendeurs en particulier à partir d'éléments de preuve particularisés conformément aux principes traditionnels. La contestation de la position traditionnelle s'est manifestée dans des affaires portant sur des préjudices non traumatiques comme des maladies industrielles résultant de la diffusion généralisée de produits chimiques, y compris les affaires de responsabilité du fabricant de produits dans lesquelles un produit qui peut causer un préjudice est largement manufacturé et distribué par un grand nombre de sociétés. L'évolution dans ce domaine fait l'objet d'une étude remarquable par le professeur John G. Fleming dans "Probabilistic Causation in Tort Law" (1989), 68 R. du B. can. 661. Sauf en ce qui concerne les États‑Unis, cette contestation a eu peu d'effet dans les ressorts de common law. Même aux États‑Unis, son effet a été sporadique. Dans le domaine mentionné précédemment, les tribunaux de certains États ont mis à l'essai une théorie de la probabilité qui exige une preuve fondée sur la probabilité à moins de 51 pour 100 et une répartition de la responsabilité parmi les défendeurs fabricants du produit en question en fonction de leur part du marché. Voir Fleming, op. cit.; Sindell v. Abbott Laboratories, 607 P.2d 924 (Cal. 1980).

Bien que jusqu'à maintenant cette évolution ait eu peu d'effet dans d'autres pays de common law, il est reconnu depuis longtemps que l'attribution du fardeau de la preuve n'est pas immuable. Le fardeau ultime de la preuve est déterminé par le droit positif [TRADUCTION] "en fonction de motifs généraux d'expérience et d'équité": 9 Wigmore on Evidence, {SS} 2486, à la p. 292. En matière civile, les deux principes généraux sont les suivants:

1.le fardeau incombe à la partie qui fait valoir un argument, habituellement le demandeur;

2.lorsqu'une partie possède une connaissance particulière de l'objet de l'allégation, celle-ci peut être tenue d'en faire la preuve.

Notre Cour n'a pas hésité à modifier l'attribution du fardeau ultime de la preuve en cas d'absence de motifs sous‑jacents à son attribution dans un cas particulier: voir National Trust Co. v. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481. Cette souplesse s'applique à la question de la causalité. Dans l'arrêt Cook v. Lewis, [1951] R.C.S. 830, le demandeur a été atteint par une balle provenant de l'arme de l'un de ses deux compagnons. La preuve appuyait la théorie selon laquelle ils avaient fait feu en même temps dans la direction du demandeur lorsqu'ils ont su où il se trouvait. Le demandeur n'a pas pu démontrer de quelle arme provenait la balle qui l'avait atteint et, par conséquent, selon les règles traditionnelles il n'aurait pas eu gain de cause. Les prémisses fondamentales mentionnées précédemment n'avaient pas juridiquement de bon sens dans cette affaire. Les deux défendeurs avaient été négligents et chacun affirmait que sa négligence n'avait pas causé de blessure. Étant donné que le demandeur pouvait démontrer que l'un d'eux avait causé la blessure, pourquoi les défendeurs ne seraient‑ils pas tenus de se disculper eux‑mêmes en prouvant leurs affirmations, à défaut de quoi, ils seraient tenus également responsables? Appliquant le raisonnement de l'arrêt Summers v. Tice (1948), 5 A.L.R. (2d) 91, notre Cour a conclu que si on ne pouvait déterminer quel défendeur avait tiré le coup de feu qui avait atteint le demandeur, les deux défendeurs devaient être déclarés responsables.

Il est souvent difficile pour le patient de faire la preuve d'un lien de causalité dans les cas de faute médicale. Le médecin est habituellement mieux placé que le patient pour connaître la cause du préjudice. D'après le second principe fondamental mentionné précédemment, il y a un argument selon lequel le fardeau de la preuve devrait incomber au défendeur. Dans certains ressorts, cela s'est produit dans une certaine mesure par l'application du principe res ipsa loquitur: Cross on Evidence (6e éd. 1985), à la p. 138. Au Canada, la règle a généralement été considérée comme un élément de preuve circonstancielle qui n'a pas pour effet de déplacer le fardeau de la preuve: voir Interlake Tissue Mills Co. v. Salmon and Beckett, [1949] 1 D.L.R. 207 (C.A. Ont.); Cudney v. Clements Motor Sales Ltd., [1969] 2 O.R. 209 (C.A.); Kirk v. McLaughlin Coal & Supplies Ltd., [1968] 1 O.R. 311 (C.A.); Jackson v. Millar (1972), 31 D.L.R. (3d) 263 (C.A. Ont.). Étant donné qu'on a jugé, à bon droit, que la règle ne s'appliquait pas en l'espèce et qu'aucun argument n'a été présenté à cet égard, je m'abstiendrai de faire d'autres remarques à ce sujet.

Cela m'amène à examiner l'arrêt McGhee et son influence sur la jurisprudence subséquente, particulièrement dans le domaine de la faute médicale. L'appelant a contracté une dermatite lorsqu'il était préposé au vidage de fours tubulaires. Ce travail l'exposait à des nuages de poussière abrasive. Son employeur ne fournissait aucune installation où il aurait pu se laver, ce qui avait pour conséquence que l'appelant devait se rendre chez lui à bicyclette couvert de saleté et de sueur. Il a poursuivi son employeur, l'intimé, pour négligence. La preuve médicale indiquait que la dermatite avait été causée par les conditions de travail et que plus la période d'exposition à la poussière était longue plus le risque de dermatite était élevé. La preuve médicale ne pouvait pas démontrer que la dermatite avait été causée parce qu'il était encore couvert de poussière après le travail. L'expert de l'appelant n'a pas pu dire que, si des installations de nettoyage avaient été fournies, l'appelant n'aurait pas contracté la maladie. On a conclu qu'il y avait manquement à une obligation relativement au défaut de fournir des installations de nettoyage mais pas en ce qui a trait aux conditions d'exploitation des fours. Le lord juge a rejeté l'action pour le motif qu'on n'avait pas démontré que le manquement à l'obligation avait causé le préjudice ou y avait contribué. L'appel à la première division de la Court of Session a été rejeté, mais un appel a été accueilli par la Chambre des lords.

Des cinq allocutions en Chambre des lords, seul lord Wilberforce a soutenu qu'il y avait renversement du fardeau de la preuve. Il l'a fait dans le passage suivant qui a constitué le fondement d'un grand nombre de décisions au Canada et en Angleterre. Voici ce qu'il affirme, à la p. 6:

[TRADUCTION] Premièrement, il est juste que si une personne, en manquant à son devoir de prudence, crée un risque, et qu'un préjudice survient dans l'aire du risque, elle en assume la responsabilité, à moins qu'elle puisse prouver que le préjudice résulte d'une autre cause.

Il ajoute, à la p. 7:

[TRADUCTION] Et du moins en l'espèce, je dois dire que la possibilité de combler la lacune de preuve par déduction me semble tenir de la fiction puisque c'est précisément cette déduction que les experts médicaux refusent de faire.

Deux théories de la causalité ressortent de l'analyse des allocutions des lords dans cette affaire. La première, qui est fermement endossée par lord Wilberforce, porte que le demandeur n'a qu'à démontrer que le défendeur a créé un risque de préjudice et que le préjudice est survenu dans l'aire du risque. La seconde porte que, dans ces circonstances, il est possible de déduire l'existence du lien de causalité parce qu'il n'y a aucune différence pratique entre contribuer physiquement au risque de préjudice et contribuer physiquement au préjudice lui‑même.

Les allocutions ont été examinées et interprétées avec soin par lord Bridge dans l'arrêt Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557, quand, une quinzaine d'années plus tard, la Chambre des lords a examiné de nouveau la question. Le demandeur réclamait des dommages‑intérêts contre les autorités sanitaires défenderesses pour négligence dans un traitement médical à l'origine d'un état des yeux ayant entraîné la cécité. De l'avis des experts médicaux, l'état en question avait vraisemblablement été causé par une trop grande quantité d'oxygène, mais ce n'était pas certain. Le demandeur a démontré que pendant une certaine période, il a été sursaturé d'oxygène. Un certain nombre de facteurs autres que l'excès d'oxygène auraient pu causer le préjudice ou y contribuer. Les témoignages des experts étaient contradictoires. Le juge de première instance a appliqué l'arrêt McGhee et a conclu que la défenderesse était responsable étant donné qu'elle n'avait pas démontré que l'état du demandeur n'avait pas résulté de sa négligence. La Cour d'appel a rejeté l'appel à la majorité, le vice‑chancelier étant dissident. La Chambre des lords a accueilli l'appel et a ordonné un nouveau procès. Lord Bridge, qui a rendu le jugement unanime de la cour, a réaffirmé le principe selon lequel le fardeau de prouver l'existence du lien de causalité incombe au demandeur. Étant donné que le juge de première instance n'avait pas tiré la conclusion de fait pertinente pour éliminer les éléments de preuve contradictoires, un nouveau procès a été ordonné pour ce motif. Selon l'interprétation de lord Bridge, l'arrêt McGhee ne dégageait aucun nouveau principe. Plutôt, a‑t‑il expliqué, l'arrêt McGhee préconisait une façon décisive et pragmatique d'aborder les faits pour pouvoir déduire qu'il y a eu négligence même si l'expertise médicale ou scientifique ne peut arriver à une conclusion définitive. Dans ses motifs, lord Bridge affirme, à la p. 569:

[TRADUCTION] La conclusion que je tire de ces passages est qu'il ne se dégage aucun nouveau principe de droit de l'arrêt McGhee v. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1. Au contraire, il a confirmé le principe selon lequel le fardeau de prouver l'existence du lien de causalité incombe au poursuivant ou au demandeur. En adoptant une façon décisive et pragmatique d'aborder les faits principaux non contestés, la majorité a conclu qu'il s'agissait d'une conclusion de fait légitime que la négligence des défendeurs avait contribué sensiblement au préjudice du poursuivant. À mon avis, la décision n'a pas une plus grande signification et il est inutile de tenter d'en extraire un principe ésotérique qui d'une certaine manière modifie, en droit, la nature du fardeau de prouver l'existence du lien de causalité dont un demandeur ou un poursuivant doit s'acquitter lorsqu'il a établi un manquement pertinent à une obligation.

Précédemment, il avait dit, à la p. 567:

[TRADUCTION] Mais lorsque les médecins disent au profane que plus la poussière de brique demeure sur le corps, plus le risque de dermatite est grand, même si les médecins ne peuvent identifier le processus de la causalité de manière scientifique, il ne semble pas irrationnel de déduire que, selon bon sens, les périodes consécutives pendant lesquelles la poussière de brique est demeurée sur le corps ont probablement contribué de façon cumulative à causer la dermatite. Je suis d'avis que la décision de la majorité dans l'affaire McGhee est fondée sur un raisonnement par inférence qui suit ces lignes générales.

Lord Bridge conclut, à la p. 571, par une mise en garde:

[TRADUCTION] Toutefois, que nous soyons de cet avis ou non, le droit, que seul le législateur peut modifier, exige la preuve d'une faute causant des dommages comme fondement de la responsabilité civile. Ce ne serait pas rendre service à la société de rendre le processus médico‑légal encore plus imprévisible et aléatoire en déformant le droit pour répondre aux exigences de ce qui peut sembler être des affaires difficiles.

La jurisprudence canadienne postérieure à l'arrêt McGhee mais antérieure à l'arrêt Wilsher a eu tendance à suivre l'arrêt McGhee par l'adoption soit du renversement du fardeau de la preuve soit de l'interprétation par inférence. Peu importe l'interprétation adoptée, cela ne faisait aucune différence pratique puisque, même lorsque la dernière méthode était appliquée, la création du risque par le manquement du défendeur à l'obligation était réputée avoir engendré une preuve suffisante à première vue, déplaçant ainsi le fardeau de la preuve et l'imposant au défendeur. Les arrêts Powell v. Guttman (1978), 89 D.L.R. (3d) 180 (C.A. Man.), et Letnick c. Toronto (Municipalité de la communauté urbaine), [1988] 2 C.F. 399 (C.A.), ont appliqué la théorie du renversement de la preuve. Dans l'arrêt Dalpe v. City of Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102 (C.S., div. d'app.), une affaire d'inondation où une allégation de négligence était dirigée contre une municipalité, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a conclu que dans des circonstances où avait été créé un risque de préjudice du genre de celui qui avait effectivement été causé, ou devait inférer le lien de causalité en l'absence de preuve contraire présentée par le défendeur. Dans l'arrêt Nowsco Well Service Ltd. v. Canadian Propane Gas & Oil Ltd. (1981), 122 D.L.R. (3d) 228 (C.A. Sask.), la Cour d'appel de la Saskatchewan a appliqué l'arrêt McGhee dans le sens que la preuve du manquement à l'obligation qui a créé le risque [TRADUCTION] "est une preuve suffisante à première vue que l'incendie a été causé par une fuite de gaz propane" (à la p. 248).

Au Canada, les décisions postérieures à l'arrêt Wilsher acceptent son interprétation de l'arrêt McGhee. Dans les situations où l'arrêt McGhee avait déjà été interprété pour justifier un renversement du fardeau de la preuve, une inférence était maintenant permise pour établir l'existence du lien de causalité, même si l'existence de ce lien n'était pas démontrée par une preuve positive: voir Rendall v. Ewert (1989), 38 B.C.L.R. (2d) 1 (C.A.), Kitchen v. McMullen (1989), 100 R.N.-B. (2e) 91 (C.A.), Westco Storage Ltd. v. Inter‑City Gas Utilities Ltd., [1989] 4 W.W.R. 289 (C.A. Man.), et Haag v. Marshall, [1990] 1 W.W.R. 361 (C.A.C.‑B.).

La question que notre Cour doit trancher est de savoir si la façon traditionnelle d'aborder la causalité n'est plus satisfaisante du fait que les demandeurs dans les affaires de faute professionnelle sont privés d'indemnisation parce qu'ils sont incapables de démontrer l'existence du lien de causalité lorsqu'il existe effectivement.

La causalité est une expression du rapport qui doit être constaté entre l'acte délictueux et le préjudice subi par la victime pour justifier l'indemnisation de celle‑ci par l'auteur de l'acte délictueux. L'exigence que le demandeur démontre que la conduite délictueuse du défendeur a causé le préjudice du demandeur ou y a contribué est‑elle trop onéreuse? Un rapport moins important est‑il suffisant pour justifier une indemnisation? J'ai examiné les possibilités qui découlent de l'arrêt McGhee. Le demandeur devait simplement démontrer que le défendeur avait créé un risque que le préjudice qui s'est produit se produise. Ou, ce qui revient au même, le défendeur avait le fardeau de réfuter l'existence du lien de causalité. Si j'étais convaincu que des défendeurs qui ont un lien important avec le préjudice subi échappaient à toute responsabilité parce que les demandeurs sont dans l'impossibilité de démontrer l'existence du lien de causalité en vertu des principes qui sont actuellement appliqués, je n'hésiterais pas à adopter une de ces solutions. Toutefois, j'estime que, s'ils sont bien appliqués, les principes relatifs à la causalité fonctionnent adéquatement. L'adoption de l'une ou l'autre des solutions proposées aurait pour effet d'indemniser le demandeur en l'absence d'un rapport important entre le préjudice subi et la conduite du défendeur. Le renversement du fardeau de la preuve peut être justifié lorsque deux défendeurs ont, par négligence, fait feu dans la direction du demandeur et lorsque leur conduite délictueuse élimine ensuite les moyens de preuve dont il dispose. Dans un tel cas, il est clair que le préjudice n'a pas été causé par une conduite neutre. Il en va tout à fait différemment pour ce qui est d'indemniser un demandeur par le renversement du fardeau de la preuve en ce qui a trait à un préjudice qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne.

L'expérience aux États‑Unis nous révèle que la libéralisation des règles en matière de recouvrement dans le cas de poursuites en matière de faute professionnelle a entraîné la crise de la faute médicale des années 1970: voir Glen O. Robinson, "The Medical Malpractice Crisis of the 1970's: A Retrospective", 49 Law & Contemp. Probs., Spring 1986, p. 5, à la p. 18. Les primes d'assurance dans certains États ont augmenté jusqu'à 500 pour 100. Certains assureurs commerciaux importants se sont entièrement retirés du marché, créant de graves problèmes de disponibilité en matière d'assurance. Voir James R. Posner, "Trends in Medical Malpractice Insurance, 1970‑1985", 49 Law & Contemp. Probs., Spring 1986, p. 37, à la p. 38.

En Grande‑Bretagne, les propositions pour renverser le fardeau de la preuve dans les cas de faute professionnelle qui ont connu un effet d'entraînement en vertu de l'arrêt McGhee n'ont pas été adoptées. En 1978, la Royal Commission on Civil Liability and Compensation for Personal Injury (le rapport Pearson, vol. I) a présenté le rapport suivant, à la p. 285:

[TRADUCTION] Certains témoins disent que, si il y avait renversement du fardeau de la preuve, les problèmes qu'ont les patients à obtenir des éléments de preuve et à les présenter seraient pour la plupart résolus. On a dit que les médecins étaient mieux placés pour démontrer l'absence de négligence que les patients l'étaient pour établir la responsabilité. Toutefois, au colloque du Conseil de l'Europe, bien qu'on ait reconnu que le patient était désavantagé lorsqu'il cherchait à prouver une réclamation, des doutes sérieux ont été exprimés sur le caractère souhaitable d'une modification radicale du fardeau de la preuve. Nous partageons ces doutes. Nous pensons qu'il pourrait très bien y avoir une augmentation importante des réclamations et, même si un grand nombre n'étaient pas fondées, chacune devrait être examinée et être traitée. Il en résulterait presque certainement une augmentation de la médecine défensive.

L'arrêt Wilsher de la Chambre des lords qui a suivi a fait en sorte que la common law ne mine pas cette recommandation.

Je suis d'avis que le mécontentement à l'égard de la façon traditionnelle d'aborder la causalité dépend dans une large mesure de son application trop rigide par les tribunaux dans un grand nombre d'affaires. La causalité n'a pas à être déterminée avec une précision scientifique. C'est, comme l'a dit lord Salmon dans l'arrêt Alphacell Ltd. v. Woodward, [1972] 2 All E.R. 475, à la p. 490:

[TRADUCTION] . . . essentiellement une question de fait pratique à laquelle on peut mieux répondre par le bon sens ordinaire plutôt que par une théorie métaphysique abstraite.

En outre, comme je l'ai fait observer précédemment, l'attribution du fardeau de la preuve n'est pas immuable. Le fardeau et la norme de preuve sont des concepts souples. Dans l'arrêt Blatch v. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969, lord Mansfield affirme, à la p. 970:

[TRADUCTION] Il s'agit certainement d'une maxime selon laquelle tout élément de preuve doit être apprécié en fonction de la preuve qu'une partie avait le pouvoir de produire et que la partie adverse avait le pouvoir de contredire.

Dans un grand nombre d'affaires en matière de faute professionnelle, le défendeur possède une connaissance particulière des faits. Dans ces circonstances, il suffit de très peu d'éléments de preuve affirmative de la part du demandeur pour justifier une déduction de causalité en l'absence de preuve contraire. Cela s'est traduit par le déplacement du fardeau de la preuve. Dans l'arrêt Cummings v. City of Vancouver (1911), 1 W.W.R. 31 (C.A.C.‑B.), le juge Irving dit, à la p. 34:

[TRADUCTION] Stephen affirme dans son précis (Evidence Act, 1896): "Dans l'examen de la preuve nécessaire pour déplacer le fardeau de la preuve, la cour tient compte de la connaissance que l'une ou l'autre partie peut avoir des faits qui doivent être démontrés."

L'arrêt Hollis v. Young (1909), 1 K.B. 629, illustre la règle selon laquelle il suffit de très peu d'éléments de preuve affirmative lorsque les faits sont presque tous connus par l'autre partie.

Dans l'arrêt Dunlop Holdings Ltd.'s Application, [1979] R.P.C. 523 (C.A.), le lord juge Buckley a confirmé ce principe de la manière suivante à la p. 544:

[TRADUCTION] Lorsqu'une partie possède une connaissance particulière des faits pertinents, il convient sans doute de se rappeler la règle énoncée dans le précis de Stephen, qui est citée à la p. 86 de Cross on Evidence [3e éd.]:

"Dans l'examen de la preuve nécessaire pour déplacer le fardeau de la preuve, la cour tient compte de la connaissance que l'une ou l'autre partie peut avoir des faits qui doivent être démontrés."

Sir Rupert poursuit, "Cela ne veut pas dire que les moyens particuliers de connaissance qu'a une des parties libèrent l'autre du fardeau de présenter certains éléments de preuve en ce qui a trait aux faits en question, même si une preuve très mince suffira souvent". [Je souligne.]

Voir également Diamond v. British Columbia Thoroughbred Breeders' Society (1965), 52 D.L.R. (2d) 146 (C.S.C.‑B.), à la p. 158, Pleet v. Canadian Northern Quebec R. Co. (1921), 64 D.L.R. 316 (C.S. Ont., div. d'app.), aux pp. 319 et 320, et Guaranty Trust Co. of Canada v. Mall Medical Group, [1969] R.C.S. 541, à la p. 545.

Ces arrêts parlent du déplacement du fardeau de preuve secondaire ou du fardeau de présentation. Je suis d'avis qu'il est préférable d'expliquer le processus sans utiliser les expressions fardeau de preuve secondaire ou fardeau de présentation. Il n'est pas tout à fait exact de parler d'un déplacement du fardeau vers le défendeur lorsqu'on veut dire que la preuve présentée par le demandeur peut avoir comme résultat une inférence défavorable au défendeur. Qu'une inférence puisse ou non être tirée dépend de l'évaluation de la preuve. Le défendeur s'expose à une inférence défavorable en l'absence de preuve contraire. Quelquefois cette situation est désignée comme l'imposition au défendeur d'un fardeau provisoire ou tactique. Voir Cross, op. cit., à la p. 129. À mon avis, il ne s'agit pas d'un véritable fardeau de la preuve et l'utilisation d'une étiquette supplémentaire pour décrire ce qui constitue une étape ordinaire du processus de constatation des faits n'est pas justifiée.

Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l'absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n'a pas été produite. Si le défendeur présente des éléments de preuve contraires, le juge de première instance a le droit de tenir compte du fameux principe de lord Mansfield. À mon avis c'est ce que lord Bridge avait à l'esprit dans l'arrêt Wilsher lorsqu'il a parlé d'une [TRADUCTION] "façon décisive et pragmatique d'aborder les faits" (p. 569).

Par conséquent, il n'est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l'appui de la théorie de la causalité du demandeur. Les experts médicaux déterminent habituellement l'existence de causalité en des termes de certitude, alors qu'une norme inférieure est exigée par le droit. Comme l'a souligné Louisell dans Medical Malpractice, vol. 3, l'expression [TRADUCTION] "à votre avis, avec un degré raisonnable de certitude médicale" qui constitue la forme de question normalement posée à un expert médical, est souvent mal comprise. L'auteur explique, à la p. 25-57:

[TRADUCTION] Un grand nombre de médecins ne comprennent pas l'expression . . . car ils parlent habituellement de "certitudes" à 100 pour 100, alors que les certitudes "raisonnables" requises en droit exigent seulement une probabilité supérieure, c'est‑à‑dire à 51 pour 100.

Harvey, dans son ouvrage Medical Malpractice (1973), dit, à la p. 169:

[TRADUCTION] Certains tribunaux ont adopté une position irréaliste en exigeant que l'expert médical affirme de manière concluante qu'un certain acte a entraîné un résultat donné. Le témoignage médical ne se prête pas à des conclusions précises parce que la médecine n'est pas une science exacte.

Le juge Brennan de la Cour suprême des États‑Unis a établi une distinction entre les fonctions respectives du juge des faits et celles du témoin expert dans le passage suivant de l'arrêt Sentilles v. Inter‑Caribbean Shipping Corp., 361 U.S. 107 (1959), aux pp. 109 et 110:

[TRADUCTION] Le pouvoir du jury d'inférer que l'aggravation de la tuberculose du requérant, qui était évidente si peu de temps après l'accident, a en fait été causée par cet accident, n'était pas diminué par l'incapacité de tout témoin expert médical de témoigner que c'était en fait la cause. Il ne peut pas non plus être diminué par l'absence d'unanimité médicale quant à la vraisemblance respective des causes possibles de l'aggravation ou par le fait que d'autres causes possibles de l'aggravation existaient et n'ont pas été niées de façon concluante par les éléments de preuve. La réponse ne dépend pas de l'utilisation de termes particuliers par les médecins dans leurs témoignages. Ce sont les membres du jury, et non les témoins experts médicaux, qui ont prêté serment de rendre une décision juridique sur la question de la causalité. Ils ont été autorisés à tenir compte de toutes les circonstances, y compris le témoignage médical.

En toute déférence, c'est l'omission d'apprécier cette distinction qui a amené lord Wilberforce dans l'arrêt McGhee à proposer de combler la lacune en matière de preuve en renversant le fardeau de la preuve. Il écrit, à la p. 7:

[TRADUCTION] . . . la possibilité de combler la lacune de preuve par inférence me semble tenir de la fiction puisque c'est précisément cette inférence que les experts médicaux refusent de faire.

Dans l'arrêt Wilsher, précité, lord Bridge a appliqué cette différence lorsqu'il a expliqué l'arrêt McGhee, à la p. 567:

[TRADUCTION] . . . lorsque les médecins disent au profane que plus la poussière de brique demeure sur le corps, plus le risque de dermatite est grand, même si les médecins ne peuvent identifier le processus de la causalité de manière scientifique, il ne semble pas irrationnel de déduire que, selon le bon sens, les périodes consécutives pendant lesquelles la poussière de brique est demeurée sur le corps ont contribué de façon cumulative à causer la dermatite. Je suis d'avis que la décision de la majorité dans l'affaire McGhee est fondée sur un raisonnement par inférence qui suit ces lignes générales. [Je souligne.]

Donc, il s'agit en l'espèce de déterminer si le juge de première instance a inféré que la négligence de l'appelant avait causé le préjudice de l'intimée ou y avait contribué, ou de savoir si, en appliquant les principes susmentionnés, il aurait tiré une telle inférence ou aurait dû le faire.

La causalité en l'espèce

Le juge de première instance a conclu que l'appelant avait fait preuve de négligence en continuant l'intervention chirurgicale lorsqu'un saignement rétrooculaire est survenu. Cette conclusion n'est pas contestée et est entièrement appuyée par la preuve. L'opinion exprimée par l'appelant et par son assistant, le Dr Quinn, selon laquelle il s'agissait d'un "saignement de la paupière" a été rejetée par le juge de première instance. Il est admis que la cécité de l'intimée s'est produite par suite de l'atrophie ou de la mort du nerf optique qui a été causée par un accident vasculaire. Un accident vasculaire est la destruction d'un vaisseau sanguin en raison de l'interruption de l'approvisionnement en sang. Il y avait deux causes possibles pour expliquer l'accident, l'une était naturelle et l'autre découlait de la poursuite de l'opération. Le Dr Regan, l'expert de l'appelant a déposé de la manière suivante lors du contre‑interrogatoire:

[TRADUCTION]

Q.Mais ce n'est pas la seule chose. Comme vous l'avez indiqué précédemment dans votre témoignage, une hémorragie rétrooculaire peut également exercer une pression sur le nerf optique.

R. Oui.

Q.Et si la situation s'aggrave pour une raison quelconque, ou d'une manière quelconque, elle peut finalement endommager le nerf optique, voire causer un accident vasculaire?

R.C'est possible.

Q.Alors l'accident vasculaire pourrait résulter également d'une maladie systémique de la patiente, n'est‑ce pas?

R.Par accident vasculaire, vous voulez dire la destruction d'un vaisseau?

Q.Oui.

R.Oui.

Q.Cela pourrait résulter d'un saignement rétrooculaire qui a continué ou qui s'est aggravé, ou se produire naturellement. Cela pourrait se produire naturellement sans aucune intervention traumatique.

R.C'est exact.

Précédemment au cours de l'interrogatoire principal, le Dr Regan avait répondu de la manière suivante:

[TRADUCTION]

Q.Est‑il possible de dire à votre avis ce qui a causé l'atrophie du nerf optique?

R.Je croirais que ce qui est probablement la cause fondamentale, c'est l'hémorragie rétrooculaire, le fait qu'il y avait suffisamment de pression à l'arrière de l'{oe}il à un certain point qui a causé tout ce saignement, ceci a pu être suffisant pour compromettre l'approvisionnement sanguin du nerf optique et causer le dommage optique, mais je ne puis vous l'affirmer avec certitude, il s'agit uniquement . . à la lecture des graphiques, ce peut bien être ce qui s'est produit. De toute évidence il y a des personnes qui subissent des hémorragies rétrooculaires sans que leur approvisionnement vasculaire ne soit compromis et sans que le nerf ne soit atteint.

L'appelant a déposé lors du contre‑interrogatoire de la manière suivante:

[TRADUCTION]

Q.C'est juste. Toutefois, tous reconnaissent que ce qui est le plus susceptible d'avoir causé la cécité dans le cas de Mme Snell c'était une occlusion oculaire ou une occlusion, un accident vasculaire, qui a affecté l'approvisionnement sanguin du nerf optique.

R.Oui.

Q.L'explication la plus raisonnable.

En réinterrogatoire, il a répondu de la manière suivante:

[TRADUCTION]

Q.La question, docteur, est qu'il n'y a aucune preuve, n'est‑ce pas, qu'autre chose que l'intervention chirurgicale, l'ensemble de l'intervention, a constitué un facteur qui a causé l'accident vasculaire dont Mme Snell a souffert. Il n'y a aucun élément de preuve que quelque chose d'étranger à l'intervention a causé cet accident vasculaire, n'est‑ce‑pas?

R.Eh bien, il s'agit ici partiellement d'une question de sémantique, mais il y a une très . . en termes médicaux, il existe une définition très différente entre l'intervention et l'anesthésie et si vous incluez l'anesthésie dans le terme général d'intervention chirurgicale alors très bien, je puis être d'accord mais en particulier, il n'y a aucun élément de preuve que l'intervention chirurgicale en soi, autre que l'anesthésie, a entraîné ou causé un problème relativement à l'accident vasculaire. Il y a les autres problèmes systémiques dont souffre Mme Snell qui peuvent avoir causé l'accident vasculaire mais il n'y a aucune indication qu'ils l'ont fait. [Je souligne.]

Évidemment, l'anesthésie visait l'aiguille qui a causé le saignement rétrooculaire. Le juge de première instance a conclu que cela aurait dû être reconnu comme tel et que l'intervention aurait dû prendre fin. Dans un tel cas, le saignement aurait été arrêté. La poursuite de l'intervention chirurgicale a permis au saignement de continuer sans être décelé parce que l'{oe}il était fermé par le sang et couvert d'un pansement. La palpation de l'{oe}il pour vérifier sa fermeté n'a apparemment pas révélé l'hémorragie. Le juge de première instance fait la constatation cruciale suivante, aux pp. 228 et 229:

[TRADUCTION] Ni le Dr Samis ni le Dr Regan n'ont pu donner d'opinion sur la cause de l'atrophie du nerf optique. Ni l'un ni l'autre médecin n'a pu dire quand est survenue l'atrophie étant donné qu'il s'est écoulé environ huit mois avant que le Dr Farrell puisse voir le nerf optique en raison du sang contenu dans l'espace antérieur. Il était atrophié lorsqu'il l'a vu pour la première fois en août 1984. Ni l'un ni l'autre médecin n'a été en mesure d'exprimer une opinion quant à savoir si l'intervention chirurgicale avait contribué à l'atrophie sauf dans la mesure où l'hémorragie rétrooculaire qui a pu être arrêtée a pu recommencer en raison de l'intervention. Il se peut que ce qui s'est produit en fin de compte, devait se produire une fois l'injection complétée. Le saignement rétrooculaire a commencé à ce moment‑là. C'était peut‑être une hémorragie lente qui ne s'était pas arrêtée et qui n'allait pas arrêter. L'hémorragie aurait pu s'écouler plus librement avec la suppression de l'effet tampon par l'ouverture de la cornée. Je ne puis aller plus loin étant donné que les médecins ne l'ont pas fait et je ne devrais pas faire des conjectures sur des questions médicales. Les deux médecins ont reconnu que l'atrophie du nerf résultait d'une perte de son propre approvisionnement sanguin. Cela peut avoir résulté de causes naturelles bien que je ne sois pas enclin à partager cet avis. L'intervention aurait favorisé le saignement pendant que la cornée était ouverte. [Je souligne.]

Il est important de souligner que cette conclusion écarte virtuellement les causes naturelles comme l'a fait l'appelant. Le juge de première instance a ensuite poursuivi, à la p. 241:

[TRADUCTION] Le Dr Farrell a considérablement augmenté le risque que l'{oe}il de Mme Snell subisse un préjudice en l'opérant alors qu'il savait qu'elle avait un saignement rétrooculaire. Un saignement dans l'espace rétrooculaire a été favorisé au cours de l'intervention chirurgicale. Nul ne peut dire ce qui s'est produit, ni déterminer avec certitude le moment où cela s'est produit, parce que le saignement de l'ablation de la cataracte a empêché les médecins de voir le nerf optique. Je suis d'avis que le défendeur "allait au devant des ennuis" lorsqu'il a pratiqué l'intervention chirurgicale en sachant que sa patiente avait un saignement rétrooculaire et que l'augmentation du risque a entraîné un préjudice dans cette même aire du risque.

Je suis d'avis que la demanderesse a démontré à première vue que les actes du défendeur lui ont causé un préjudice et que le défendeur ne s'est pas acquitté du fardeau qui lui incombait. [Je souligne.]

La conclusion énoncée dans le dernier paragraphe peut être interprétée comme une conclusion de causalité déduite des circonstances et en l'absence d'éléments de preuve contraires qui auraient permis au défendeur de s'acquitter du fardeau de preuve qui lui incombait. Ou encore, elle pourrait être interprétée comme l'acceptation de la formulation de lord Wilberforce dans l'arrêt McGhee qui renverse le fardeau ultime de la preuve lorsqu'il y a conclusion qu'un risque a été créé et qu'un préjudice est survenu dans l'aire du risque. Si la première hypothèse devait être appliquée, je suis d'avis qu'une telle déduction est entièrement justifiée par la preuve. Par ailleurs, si la seconde conclusion constitue l'interprétation qui doit être donnée à cette affirmation, et je suis porté à croire que c'est le cas, alors je suis convaincu que, si le juge de première instance avait appliqué les principes mentionnés précédemment, il aurait déduit qu'il y avait un lien de causalité entre la négligence de l'appelant et le préjudice causé à l'intimée.

L'appelant était présent pendant l'intervention chirurgicale et était mieux placé pour observer ce qui s'est produit. En outre, il était en mesure d'interpréter d'un point de vue médical ce qu'il a vu. De plus, en poursuivant l'intervention qui, a‑t‑on conclu, a constitué de la négligence, il a rendu impossible pour l'intimée ou pour toute autre personne de déceler le saignement qui, allègue‑t‑on, a causé le préjudice. Dans de telles circonstances, le juge de première instance pouvait déduire que le préjudice a été causé par le saignement rétrooculaire. Il n'y avait aucun élément de preuve qui réfutait cette déduction. Le fait que la vérification de la fermeté de l'{oe}il n'a pas révélé de saignement est insuffisant à cette fin. S'il y a eu contre‑preuve, elle était faible et le juge de première instance pouvait conclure qu'il y avait un lien de causalité en appliquant les principes que j'ai mentionnés.

Je suis convaincu que si le juge de première instance n'avait pas dit [TRADUCTION] "Je ne puis aller plus loin étant donné que les médecins ne l'ont pas fait et je ne devrais pas faire des conjectures", il aurait fait la déduction nécessaire. En disant ce qui précède, il n'a pas tenu compte du fait qu'il n'est pas essentiel d'obtenir une opinion médicale positive pour justifier une conclusion de causalité. En outre, ce n'est pas faire des conjectures mais appliquer le bon sens que de faire une telle déduction lorsque, comme en l'espèce, les circonstances, autres qu'une opinion médicale positive, le permettent.

Bien que notre Cour ne fasse habituellement pas de constatations de fait, cela est entièrement justifié en l'espèce. Premièrement, je suis d'avis que le juge de première instance a tiré la conclusion nécessaire ou l'aurait tirée n'eût été une erreur de droit. Deuxièmement, ce serait un mauvais service à rendre à tous que de renvoyer cette affaire pour qu'elle fasse l'objet d'un nouveau procès alors que la preuve n'est pas essentiellement discordante. Je souligne que, dans l'arrêt Wilsher, la Chambre des lords s'est abstenue de rendre une décision uniquement parce que la preuve des experts était sérieusement discordante. Ce n'est pas le cas en l'espèce.

Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l'appelant: Gilbert, McGloan, Gillis, Saint John.

Procureurs de l'intimée: McKelvey, Macaulay, Machum, Saint John.

* Juge en chef à la date de l'audition.


Synthèse
Référence neutre : [1990] 2 R.C.S. 311 ?
Date de la décision : 16/08/1990
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Médecins et chirurgiens - Faute médicale - Négligence - Causalité - Le chirurgien a enlevé une cataracte de l'{oe}il de la patiente - La patiente a par la suite perdu la vision dans cet {oe}il en raison d'une atrophie du nerf optique - Les témoins experts n'ont pas été en mesure de dire avec certitude si l'intervention avait causé l'atrophie - Le fardeau de la preuve d'un lien de causalité dans une affaire de faute professionnelle incombe‑t‑il au demandeur?.

Négligence - Causalité - Faute médicale - Fardeau de la preuve - Le chirurgien a enlevé une cataracte de l'{oe}il de la patiente - La patiente a par la suite perdu la vision dans cet {oe}il en raison d'une atrophie du nerf optique - Les témoins experts n'ont pas été mesure de dire avec certitude si l'intervention avait causé l'atrophie - Le fardeau de la preuve d'un lien de causalité dans une affaire de faute professionnelle incombe‑t‑il au demandeur?.

L'appelant, un ophtalmologue, a pratiqué une intervention chirurgicale sur l'intimée pour enlever une cataracte de son {oe}il droit. Après avoir procédé à une anesthésie locale des muscles rétrooculaires situés derrière le globe oculaire, l'appelant a remarqué une légère décoloration dont il a dit, à l'interrogatoire préalable, qu'il s'agissait d'un très faible saignement rétrooculaire. Il a palpé l'{oe}il et a conclu qu'il n'était pas ferme et qu'il n'y avait aucun autre signe d'hémorragie rétrooculaire. Après une attente de trente minutes, il a commencé l'intervention chirurgicale. Après l'intervention, il y avait du sang dans l'espace compris entre la rétine et la face postérieure du cristallin. Lorsque cet espace s'est dégagé environ neuf mois plus tard, l'appelant a été en mesure de constater pour la première fois l'atrophie du nerf optique qui a entraîné la perte de vision de l'{oe}il droit de l'intimée. Une cause possible de l'atrophie du nerf optique est la pression due à l'hémorragie rétrooculaire. Aucun des témoins experts n'a été en mesure d'exprimer avec certitude une opinion sur la cause de l'atrophie dans ce cas ou sur le moment où elle s'est produite. Le juge de première instance a admis le témoignage de l'expert selon lequel lorsqu'il y a un saignement autre que celui de la marque de piqûre de l'aiguille, l'intervention chirurgicale devrait être arrêtée. Se fondant sur l'arrêt de la Chambre des lords McGhee v. National Coal Board, il a conclu que l'intimée avait démontré à première vue que les actes de l'appelant avaient causé ses blessures et que l'appelant ne s'était pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait. Le juge de première instance a, par conséquent, conclu que l'appelant était responsable de négligence. La Cour d'appel a rejeté l'appel de l'appelant.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Bien qu'il soit souvent difficile pour le patient de faire la preuve d'un lien de causalité dans les cas de faute médicale, il n'est pas nécessaire d'adopter l'une des possibilités qui découlent de l'arrêt McGhee — c'est‑à‑dire, que le demandeur démontre simplement que le défendeur a créé un risque que le préjudice qui s'est produit se produise, ou que le défendeur a le fardeau de réfuter l'existence du lien de causalité — puisque, s'ils sont bien appliqués, les principes relatifs à la causalité fonctionnent adéquatement. L'adoption de l'une ou l'autre des solutions proposées aurait pour effet d'indemniser le demandeur en l'absence d'un rapport important entre le préjudice subi et la conduite du défendeur. Un demandeur ne devrait pas être indemnisé par le renversement du fardeau de la preuve en ce qui a trait à un préjudice qui peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne.

Le mécontentement à l'égard de la façon traditionnelle d'aborder la causalité dépend dans une large mesure de son application trop rigide dans un grand nombre d'affaires. La causalité n'a pas à être déterminée avec une précision scientifique. Dans un grand nombre d'affaires en matière de faute professionnelle, le défendeur possède une connaissance particulière des faits et il suffit de très peu d'éléments de preuve affirmative de la part du demandeur pour justifier une déduction de causalité en l'absence de preuve contraire. Il n'est pas tout à fait exact de parler d'un déplacement du fardeau vers le défendeur lorsqu'on veut dire que la preuve présentée par le demandeur peut avoir comme résultat une inférence défavorable au défendeur. Le fardeau ultime de la preuve incombe au demandeur, mais en l'absence de preuve contraire présentée par le défendeur, une inférence de causalité peut être faite même si une preuve positive ou scientifique de la causalité n'a pas été produite. Si le défendeur présente des éléments de preuve contraires, le juge de première instance devrait apprécier ces éléments de preuve en fonction de la preuve. Par conséquent, il n'est pas essentiel que les experts médicaux donnent un avis ferme à l'appui de la théorie de la causalité du demandeur. Les experts médicaux déterminent habituellement l'existence de causalité en des termes de certitude, alors qu'une norme inférieure est exigée par le droit. C'est au juge des faits et non aux témoins experts médicaux qu'il appartient de rendre une décision juridique sur la question de la causalité.

En l'espèce, l'appelant a fait preuve de négligence en continuant l'intervention chirurgicale lorsqu'un saignement rétrooculaire est survenu. Cette conclusion n'est pas contestée et est entièrement appuyée par la preuve. Il est admis que la cécité de l'intimée s'est produite par suite de l'atrophie ou de la mort du nerf optique qui a été causée par un accident vasculaire. Il y avait deux causes possibles pour expliquer l'accident, l'une était naturelle et l'autre découlait de la poursuite de l'opération. Le juge de première instance a virtuellement écarté les causes naturelles lorsqu'il a conclu qu'un saignement dans l'espace rétrooculaire avait été favorisé au cours de l'intervention chirurgicale. La conclusion subséquente du juge de première instance selon laquelle l'intimée avait démontré à première vue que les actes de l'appelant lui avaient causé un préjudice et que l'appelant ne s'était pas acquitté du fardeau qui lui incombait peut être interprétée comme une conclusion de causalité déduite des circonstances. Bien qu'une telle interprétation n'ait probablement pas été voulue par le juge de première instance, s'il avait appliqué les bons principes de droit, il aurait déduit qu'il y avait un lien de causalité entre la négligence de l'appelant et le préjudice causé à l'intimée. En poursuivant l'intervention qui, selon le juge de première instance, a constitué de la négligence, l'appelant a rendu impossible pour l'intimée ou pour toute autre personne de déceler le saignement qui, allègue‑t‑on, a causé le préjudice. Dans de telles circonstances, le juge de première instance pouvait déduire que le préjudice a été causé par le saignement rétrooculaire. Le fait que la vérification de la fermeté de l'{oe}il n'a pas révélé de saignement est insuffisant pour réfuter cette déduction.


Parties
Demandeurs : Snell
Défendeurs : Farrell

Références :

Jurisprudence
Arrêt non suivi: McGhee v. National Coal Board, [1973] 1 W.L.R. 1
arrêt examiné: Wilsher v. Essex Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557, inf. [1987] 2 W.L.R. 425
arrêts mentionnés: Finlay c. Auld, [1975] 1 R.C.S. 338
Sindell v. Abbott Laboratories, 607 P.2d 924 (1980)
National Trust Co. v. Wong Aviation Ltd., [1969] R.C.S. 481
Cook v. Lewis, [1951] R.C.S. 830
Summers v. Tice (1948), 5 A.L.R. (2d) 91
Interlake Tissue Mills Co. v. Salmon and Beckett, [1949] 1 D.L.R. 207
Cudney v. Clements Motor Sales Ltd., [1969] 2 O.R. 209
Kirk v. McLaughlin Coal & Supplies Ltd., [1968] 1 O.R. 311
Jackson v. Millar (1972), 31 D.L.R. (3d) 263
Powell v. Guttman (1978), 89 D.L.R. (3d) 180
Letnick c. Toronto (Municipalité de la communauté urbaine), [1988] 2 C.F. 399
Dalpe v. City of Edmundston (1979), 25 N.B.R. (2d) 102
Nowsco Well Service Ltd. v. Canadian Propane Gas & Oil Ltd. (1981), 122 D.L.R. (3d) 228
Rendall v. Ewert (1989), 38 B.C.L.R. (2d) 1
Kitchen c. McMullen (1989), 100 R.N.-B. (2e) 91
Westco Storage Ltd. v. Inter‑City Gas Utilities Ltd., [1989] 4 W.W.R. 289
Haag v. Marshall, [1990] 1 W.W.R. 361
Alphacell Ltd. v. Woodward, [1972] 2 All E.R. 475
Blatch v. Archer (1774), 1 Cowp. 63, 98 E.R. 969
Cummings v. City of Vancouver (1911), 1 W.W.R. 31
Dunlop Holdings Ltd.'s Application, [1979] R.P.C. 523
Diamond v. British Columbia Thoroughbred Breeders' Society (1965), 52 D.L.R. (2d) 146
Pleet v. Canadian Northern Quebec R. Co. (1921), 64 D.L.R. 316
Guaranty Trust Co. of Canada v. Mall Medical Group, [1969] R.C.S. 541
Sentilles v. Inter‑Caribbean Shipping Corp., 361 U.S. 107 (1959).
Doctrine citée
Cross, Sir Rupert. Cross on Evidence, 6th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper. London: Butterworths, 1985.
Fleming, John G. "Probabilistic Causation in Tort Law" (1989), 68 R. du B. can. 661.
Great Britain. Royal Commission on Civil Liability and Compensation for Personal Injury. Report, vol. I. London: H. M. Stationery Off., 1978.
Harvey, David M. Medical Malpractice. Indianapolis: A. Smith, 1973.
Louisell, David W. Medical Malpractice, vol. 3. By Charles Kramer. New York: Matthew Bender, 1977‑1990.
Posner, James R. "Trends in Medical Malpractice Insurance, 1970‑1985", 49 Law & Contemp. Probs., Spring 1986, p. 37.
Robinson, Glen O. "The Medical Malpractice Crisis of the 1970's: A Retrospective", 49 Law & Contemp. Probs., Spring 1986, p. 5.
Wigmore, John Henry. Evidence in Trials at Common Law, vol. 9. Revised by James H. Chadbourne. Boston: Little, Brown & Co., 1981.

Proposition de citation de la décision: Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311 (16 août 1990)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1990-08-16;.1990..2.r.c.s..311 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award