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28/11/1991 | CANADA | N°[1991]_3_R.C.S._595

Canada | R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595 (28 novembre 1991)


R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595

Emerson Raymond Broyles Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Broyles

No du greffe: 21316.

1991: 19 juin; 1991: 28 novembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1987), 82 A.R. 238, qui a rejeté un appel d'une déclaration de culpabilité prononcée par le juge Foster siègeant avec jury. Pourvoi accueilli.
>Richard A. Stroppel, pour l'appelant.

Paul C. Bourque, pour l'intimée.

//Le juge Iacobucce//

Version française du jug...

R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595

Emerson Raymond Broyles Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Broyles

No du greffe: 21316.

1991: 19 juin; 1991: 28 novembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1987), 82 A.R. 238, qui a rejeté un appel d'une déclaration de culpabilité prononcée par le juge Foster siègeant avec jury. Pourvoi accueilli.

Richard A. Stroppel, pour l'appelant.

Paul C. Bourque, pour l'intimée.

//Le juge Iacobucce//

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi soulève d'importantes questions quant à la recevabilité en preuve d'une conversation enregistrée entre l'accusé détenu sous garde et un ami qui lui a rendu visite sur l'ordre des policiers, qui avaient organisé la visite notamment en fournissant un micro‑émetteur de poche à l'ami en question.

I. Les faits

L'appelant, Emerson Raymond Broyles, était âgé de seize ans au moment du meurtre présumé de sa grand‑mère. Il demeurait chez sa mère jusqu'à ce qu'elle l'expulse de la maison en janvier ou février 1984. Broyles a alors vécu avec un certain nombre de personnes, dont sa grand‑mère, Lorraine Briggs. Celle‑ci habitait dans un studio d'une pièce, au sous‑sol d'une maison appartenant à un homme âgé. Elle dormait dans une fourgonnette aménagée pour le camping qu'elle garait derrière la maison, et qu'elle utilisait pour aller à son travail. Lorsque Broyles demeurait chez elle, il couchait dans une chambre située à l'étage. Briggs était cuisinière à la cafétéria du Edmonton Journal. Elle commençait à travailler à six heures du matin et elle était toujours ponctuelle.

Le 26 juin 1984, Briggs ne s'est pas présentée au travail. Son superviseur a appelé chez elle plusieurs fois mais n'a pas obtenu de réponse. Le 3 juillet, son corps a été découvert, sous la cage d'escalier chez elle, enveloppé dans des sacs à ordures de plastique vert. Le corps avait commencé à se décomposer. L'asphyxie par strangulation était la cause du décès. Lorsqu'on a retrouvé la victime, une grosse corde, enroulée deux fois, lui enserrait encore le cou. Elle portait un chandail à manches longues, une camisole et une robe de nuit ainsi qu'un soutien‑gorge qui avait été enfilé mais qui n'était pas ajusté. La robe de nuit avait été relevée, et les cuisses et les parties génitales étaient exposées, mais il était impossible de savoir si Briggs avait été victime d'agression sexuelle. L'empreinte d'une paume a été relevée sur l'un des sacs à ordures; elle a été identifiée positivement comme celle de l'accusé Broyles. Selon l'expert en laser de la GRC, l'empreinte avait été [traduction] "probablement placée sur le sac alors qu'il contenait quelque chose". Le 4 juillet, Broyles a été accusé sous deux chefs de faux. Le 6 juillet, il était accusé de meurtre.

La seule preuve impliquant Broyles dans le meurtre était circonstancielle. Broyles a été aperçu au volant de la fourgonnette de sa grand‑mère vers sept heures ou sept heures et demi, le matin de la disparition de cette dernière. Il a gardé la fourgonnette jusqu'à son arrestation, le 3 juillet. Broyles a fait de nombreuses déclarations incompatibles au sujet des événements entourant la disparition de sa grand‑mère. Dans le cadre du présent pourvoi, les déclarations faites par Broyles à Todd Ritter sont particulièrement pertinentes. Ritter était l'ami de Broyles. Les policiers lui ont demandé de visiter Broyles, muni d'un micro‑émetteur de poche. Bien que Broyles n'ait pas admis devant Ritter avoir tué sa grand‑mère, il a bel et bien admis qu'il savait qu'elle était morte le jour de sa disparition. Broyles a ajouté: [traduction] "[m]ais les policiers ne savent pas que je savais qu'elle était en bas. Seul mon [avocat] le sait. Et maintenant tu le sais." Broyles a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré à la suite d'un procès devant juge et jury. Il a été condamné à la peine minimale d'emprisonnement à vie, sans possibilité de libération conditionnelle pendant dix ans.

Broyles a été informé de son droit à l'assistance d'un avocat lorsqu'il a été arrêté pour fraude, le 3 juillet. Arrivé au poste, Broyles a demandé à appeler un avocat. On lui a remis un téléphone et un annuaire téléphonique, et on l'a laissé seul pour faire son appel. On a vu Broyles composer un numéro, mais il ne semblait pas parler. Broyles a ensuite été interrogé par le détective Anderson. Ce dernier lui a dit qu'il n'était pas obligé de parler, mais que tout ce qu'il dirait pourrait être déposé en preuve. L'interrogatoire a eu lieu de 20 h 30 à 21 h 00, le 3 juillet. Le détective Anderson s'est identifié comme un membre du Service des homicides de la police de la ville d'Edmonton. Il n'a pas dit à Broyles qu'il était considéré comme un suspect dans la disparition de la défunte, Briggs. L'interrogatoire s'est terminé abruptement lorsqu'on a appelé Anderson à l'extérieur de la pièce pour lui apprendre qu'on avait découvert le corps de Briggs.

Anderson a entrepris un deuxième interrogatoire de Broyles, à 23 h, le même soir. Il a déclaré que, au début du deuxième interrogatoire, Broyles n'était pas soupçonné d'homicide. Il a ajouté qu'à l'époque, les policiers n'étaient même pas certains qu'il s'agissait d'un homicide. Anderson a mis fin à l'interrogatoire à 23 h 30 parce qu'il pensait ne plus pouvoir tirer quoi que ce soit de Broyles. Anderson a ensuite rempli les papiers en rapport avec les accusations de faux. Toutefois, Broyles n'a pas été libéré parce que [traduction] "l'enquête sur la "mort suspecte" n'était pas terminée, alors ils l'ont gardé en détention au cas où ils voudraient lui parler de nouveau . . ."

Le détective Stewart a vu le corps de la défunte ce soir‑là, à 22 h 25. Il a témoigné qu'il soupçonnait qu'il ne s'agissait pas d'une mort naturelle à cause de la façon dont le corps était enveloppé dans des sacs de plastique et enroulé de cordes. Il est retourné au quartier général, où on a décidé qu'il interrogerait Broyles. Stewart a interrogé Broyles à partir de deux heures du matin, cette nuit‑là. Il l'a avisé une fois de plus qu'il n'était pas obligé de parler. L'interrogatoire a été enregistré au magnétophone. Il n'était pas certain que Broyles ait demandé l'assistance d'un avocat au cours de cet interrogatoire, mais le juge du procès a conclu que la partie pertinente de l'enregistrement était inaudible. Stewart a témoigné qu'il n'était pas prêt à accuser Broyles de meurtre, ni avant ni après l'interrogatoire.

Broyles a été interrogé de nouveau, peu avant trois heures du matin, cette nuit‑là, par le détective Peters. Il a reçu l'avertissement de nouveau. Peters avait vu le corps entre 22 h 30 et 1 h 10. Il soupçonnait quelque chose de louche. Ses soupçons portaient sur Broyles mais il n'avait aucun motif pour l'accuser. L'interrogatoire s'est terminé à 3 h 39, le 4 juillet. Le 6 juillet, Broyles était accusé de meurtre.

II. Les dispositions législatives

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 (anciennement S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 613)

686. (1) Lors de l'audition d'un appel d'une déclaration de culpabilité [. . .] la cour d'appel:

a) peut admettre l'appel, si elle est d'avis, selon le cas:

. . .

(ii) que le jugement du tribunal de première instance devrait être écarté pour le motif qu'il constitue une décision erronée sur une question de droit,

. . .

b) peut rejeter l'appel, dans l'un ou l'autre des cas suivants:

. . .

(iii) bien qu'elle estime que, pour un motif mentionné au sous‑alinéa a)(ii), l'appel pourrait être décidé en faveur de l'appelant, elle est d'avis qu'aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit;

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention:

. . .

b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit;

24. . . .

(2) Lorsque, [. . .] le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.

III. Les tribunaux d'instance inférieure

A. La Cour du Banc de la Reine de l'Alberta

Le juge Foster a tenu un voir‑dire sur le caractère libre et volontaire des déclarations faites par Broyles aux détectives Anderson, Stewart et Peters, et à Todd Ritter. Le juge du procès a conclu que les déclarations reçues par les détectives avaient été faites à des personnes en situation d'autorité et qu'elles étaient libres et volontaires selon les critères établis dans Ibrahim v. The King, [1914] A.C. 599 (C.P.) et Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640. Le juge du procès a également rejeté l'argument de la défense selon lequel les avertissements donnés en vertu de la Charte à l'accusé ne visaient que les premières accusations de fraude, tandis que les interrogatoires subséquents portaient sur des soupçons de meurtre:

[traduction] L'accusé prétend aussi que, même s'il a été averti, ces avertissements étaient liés à une accusation de fraude tandis que les interrogatoires portaient plutôt sur des soupçons de meurtre. En l'espèce, l'accusé n'a pas été arrêté pour une infraction donnée puis interrogé sur des questions tout à fait différentes. Il n'y avait aucune mauvaise foi non plus dans les accusations de fraude ou de faux. D'ailleurs, ces accusations n'étaient pas sans importance. Dès le début, l'accusé était conscient des incidents au sujet desquels il était interrogé, savoir la disparition de sa grand‑mère et le fait qu'il était en possession de sa fourgonnette et de ses chèques. Dès que l'enquête l'a permis, l'accusation de meurtre a été ajoutée aux accusations de faux. Toutes ces questions étaient connexes et je ne saurais conclure que l'accusé a été victime de fausses représentations ou de préjudice en ce qui a trait à l'avertissement qu'il a reçu.

Un doute subsistait quant à savoir si Broyles avait demandé l'assistance d'un avocat pendant l'interrogatoire mené par le détective Stewart. Le juge du procès a statué que cette partie de l'enregistrement était inaudible et a accepté le témoignage du détective Stewart selon lequel Broyles n'avait pas demandé à appeler son avocat. Le juge du procès a également conclu que, même en cas d'atteinte aux droits garantis à Broyles par la Charte, l'utilisation des déclarations n'était pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice et qu'en conséquence, les déclarations auraient été recevables de toute façon.

Le juge du procès a rejeté la prétention de la défense selon laquelle le Remand Centre (le "centre de détention provisoire") avait le devoir de ne pas permettre à Ritter de voir l'accusé quand cette visite avait pour but de permettre aux policiers de suivre sa conversation avec l'accusé. Le juge du procès a conclu qu'aucun droit garanti par l'art. 7 n'était en cause:

[traduction] [L'avocat de la défense prétend] [q]ue les obligations du [centre de détention provisoire] comprenaient l'obligation de ne pas laisser Ritter voir l'accusé quand sa visite avait pour but de permettre aux policiers de suivre subrepticement la conversation entre Ritter et l'accusé. Je ne puis accepter cette prétention. J'estime que le centre de détention n'avait aucune obligation à cet égard et je ne vois pas comment ces circonstances pourraient être considérées comme une atteinte à l'art. 7 de la Charte. Le droit de l'accusé à la sécurité de sa personne n'a jamais été violé. La déclaration de Ritter est donc recevable en preuve.

B. La Cour d'appel de l'Alberta (1987), 82 A.R. 238

La Cour d'appel de l'Alberta a rejeté l'appel de Broyles. Le juge Stevenson (alors juge de la Cour d'appel) a rejeté sommairement l'argument relatif à l'art. 7. Il a conclu que l'art. 7 n'interdisait pas la conduite reprochée, à la p. 240:

[traduction] Comme deuxième motif [d'appel], on a affirmé que les agents du centre de détention avaient l'obligation, en vertu de l'art. 7 de la Charte, de refuser la permission de rencontrer l'accusé à toute personne ayant pour but d'obtenir une confession à l'encontre des intérêts de l'accusé. Personne ne nous a indiqué que cette disposition permet de tirer cette conclusion.

Le juge Stevenson a traité de façon plus détaillée de la question des droits garantis à l'accusé par l'al. 10b) de la Charte. Il a examiné, puis rejeté, l'argument de la défense portant sur l'existence d'une nouvelle obligation de donner un avertissement en vertu de l'al. 10b) lorsque l'objet de l'enquête policière passe de la fraude au meurtre. Le juge Stevenson a souligné que l'accusé était tout à fait conscient des droits que lui garantissait la Charte grâce à l'avertissement qu'il avait reçu lors de sa première arrestation et qu'il avait eu l'occasion de communiquer avec son avocat. Il a rejeté l'idée qu'un accusé devrait être avisé de nouveau d'un droit qu'il comprend déjà: [traduction] "Rien ne justifie qu'un accusé doive être avisé de nouveau d'un droit qu'il a compris, relativement à des circonstances qu'il a également comprises". En outre, la Cour d'appel a refusé de modifier la décision du juge Foster selon laquelle Broyles n'avait pas demandé au détective Stewart la permission d'appeler son avocat pendant l'interrogatoire avec ce dernier.

IV. Les questions en litige

Les parties soulèvent les questions suivantes:

1.La preuve de la conversation entre l'appelant et Ritter a‑t‑elle été obtenue en contravention de l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Dans l'affirmative, cet élément de preuve devrait‑il être écarté en vertu du par. 24(2) de la Charte?

3.Peut‑on invoquer la disposition réparatrice du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel?

L'appelant n'a pas soulevé la question de la violation possible de l'al. 10b) de la Charte au niveau du présent pourvoi.

V. L'analyse

A. L'article 7 de la Charte

Dans R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, notre Cour a conclu que l'art. 7 de la Charte comprend un droit de garder le silence, notamment le droit de choisir de faire ou non une déclaration aux autorités. Dans Hebert, le juge McLachlin a ainsi décrit ce droit, à la p. 186:

Le droit de garder le silence consiste essentiellement à accorder au suspect un choix; il s'agit tout simplement de la liberté de choisir — la liberté de parler aux autorités, d'une part, et la liberté de refuser de leur faire une déclaration, d'autre part.

Nous sommes donc saisis de la question suivante: les autorités ont‑elles obtenu la preuve de la conversation qui a eu lieu entre l'appelant et Ritter d'une façon qui viole le droit de l'appelant de garder le silence, notamment son droit de choisir de parler ou non aux autorités?

(1)R. c. Hebert

Dans l'arrêt Hebert, précité, il s'agissait d'établir la recevabilité d'éléments de preuve obtenus par un policier banalisé qui s'était fait passer pour un codétenu de l'appelant Hebert. Le juge McLachlin a conclu que lorsqu'un policier banalisé fait plus qu'observer passivement le suspect en allant jusqu'à lui soutirer des renseignements, cela contrevient à l'art. 7 de la Charte. D'après les faits de l'affaire Hebert, il était clair que les autorités avaient employé un artifice pour contrecarrer la décision de garder le silence qu'avait clairement prise Hebert.

Il est évident, d'après l'arrêt Hebert, que le droit de garder le silence entre en cause lorsque, suite à sa détention, l'accusé est soumis au pouvoir coercitif de l'État. Les faits de l'espèce ne soulèvent pas la question de l'étendue du droit de garder le silence que la personne détenue sous garde conserve, le cas échéant, après sa libération.

Le présent pourvoi exige de la Cour qu'elle réponde à deux questions qui n'avaient pas été soulevées dans Hebert. Dans cette affaire, il ne faisait pas de doute que le policier banalisé était un représentant de l'État. En l'espèce, Ritter n'était pas un policier, mais un ami de l'appelant à qui les autorités avaient demandé de visiter l'accusé et dont elles ont facilité la visite. Nous devons donc déterminer si Ritter était un représentant de l'État, aux fins de l'art. 7. De plus, compte tenu de l'arrêt Hebert, il n'est pas facile de déterminer si la façon dont Ritter a mené sa conversation avec l'appelant contrevenait ou non aux droits que garantit l'art. 7 à ce dernier. D'après les faits dans Hebert, il n'était pas nécessaire de définir le concept de l'"obtention de façon irrégulière", ce qu'il faudra faire en l'espèce avant de tirer une conclusion.

(2)Le critère en deux volets applicable au droit de garder le silence garanti par l'art. 7

L'arrêt Hebert, précité, établit clairement que le droit de garder le silence a pour but d'empêcher l'État d'utiliser son pouvoir pour contourner le droit qu'a l'accusé de choisir de parler ou non aux autorités. Lorsque, de toute évidence, l'indicateur de police qui a présumément tenté de contourner le droit de l'accusé de garder le silence n'est pas un représentant de l'État, il faudra que l'analyse porte non seulement sur les liens qui existent entre l'indicateur et l'accusé, mais aussi sur les rapports qui unissent l'indicateur à l'État. Le droit de garder le silence ne sera violé que si l'indicateur a poussé l'accusé à faire une déclaration et s'il agissait à titre de représentant de l'État au moment où l'accusé a fait sa déclaration. Par conséquent, il faut procéder à deux examens distincts. Tout d'abord, la question préliminaire: La preuve a‑t‑elle été obtenue par un représentant de l'État? Deuxièmement, la preuve a‑t‑elle été obtenue de façon irrégulière? Ce n'est que si les réponses à ces deux questions sont affirmatives qu'il y aura violation du droit de garder le silence prévu à l'art. 7.

(a) La question préliminaire

Chaque fois que le droit de garder le silence est soulevé, il faudra répondre à la question préliminaire: la personne qui a présumément contourné le droit de garder le silence était‑elle un représentant de l'État? Pour répondre à cette question, il ne faut pas oublier que le droit de garder le silence a pour but de restreindre l'utilisation du pouvoir coercitif de l'État pour obliger une personne à s'incriminer; il ne vise pas en soi à empêcher les gens de s'incriminer. Par conséquent, si la personne qui a entendu les remarques attaquées n'est pas un représentant de l'État, le droit de garder le silence n'aura pas été violé.

Dans certains cas, il est clair que la personne à qui les déclarations ont été faites était un représentant de l'État. Par exemple, si elles ont été faites à un policier ou à un employé d'un pénitencier, qu'il soit ou non en uniforme, il est certain que les déclarations ont été faites à un représentant de l'État. Dans d'autres cas, ce sera moins clair. Lorsque les déclarations ont été faites à un indicateur, comme en l'espèce, il sera plus difficile d'établir si l'État a exercé son pouvoir coercitif contre le suspect pour obtenir sa déclaration.

Pour déterminer si l'indicateur est un représentant de l'État, il convient de se concentrer sur l'effet qu'ont eu sur l'entretien ou la communication avec l'accusé les liens existant entre l'indicateur et les autorités. Ces liens n'ont de pertinence, aux fins de l'art. 7, que s'ils ont des conséquences sur les circonstances dans lesquelles la déclaration a été faite. Lorsque les liens entre l'indicateur et les autorités se sont établis après l'obtention de la déclaration ou qu'ils n'affectent aucunement l'échange qui a eu lieu entre l'indicateur et l'accusé, ils n'auront pas pour effet de transformer l'indicateur en un représentant de l'État aux fins de l'échange en cause. Ce n'est que si les liens entre l'indicateur et l'État sont tels que l'échange entre l'indicateur et l'accusé s'est déroulé de façon essentiellement différente, que l'indicateur devra être considéré comme un représentant de l'État aux fins de l'échange. Par conséquent, je suis d'avis d'adopter le simple critère suivant: L'échange entre l'accusé et l'indicateur aurait‑il eu lieu, de la même façon et sous la même forme, n'eût été l'intervention de l'État ou de ses représentants?

Si l'on applique ce critère à une conversation entre un policier et un suspect détenu, il est certain que la conversation n'aurait pas eu lieu sans l'intervention de l'agent. S'il est appliqué à une conversation avec un codétenu qui n'avait pas eu de contact avec les autorités avant la fin de la conversation, il est également certain que les gestes des autorités n'ont eu aucun effet sur la conversation et que le droit de garder le silence garanti par l'art. 7 n'a pas été violé. Par contre, si le codétenu a parlé aux autorités avant d'entreprendre la conversation, il faudra déterminer si la conversation aurait eu lieu ou si elle se serait déroulée de la même façon si le codétenu n'avait pas eu de contacts avec les autorités.

J'aimerais ajouter qu'il est possible que, dans certaines circonstances, les autorités encouragent les indicateurs à soutirer des déclarations sans qu'il existe au préalable de rapports entre les autorités et les indicateurs. Par exemple, les autorités pourraient encourager l'obtention irrégulière de déclarations incriminantes en faisant savoir qu'elles paieront celui qui obtiendra ce genre de renseignements ou qu'elles diminueront les accusations portées contre l'indicateur. Il faut alors répondre à la même question: L'échange entre l'indicateur et l'accusé aurait‑il eu lieu, n'eussent été les encouragements des autorités?

(b) L'obtention de renseignements de façon irrégulière

Même si les éléments de preuve en cause ont été obtenus par un représentant de l'État, ils n'auront été acquis en violation de l'art. 7 que si la façon de les obtenir contrevenait au droit qu'a le suspect de choisir de se taire. De façon générale, le droit du suspect de garder le silence n'aura pas été violé s'il choisit volontairement de donner les renseignements, tout en sachant qu'il s'adresse à un représentant de l'État. Selon les termes du juge McLachlin dans Hebert, précité, à la p. 184:

Si les policiers n'interviennent pas comme agents banalisés et que l'accusé choisit volontairement de donner des renseignements, il n'y aura aucune violation de la Charte. La persuasion policière qui ne prive pas le suspect de son droit de choisir ni de son état d'esprit conscient ne viole pas le droit de garder le silence.

Dans Hebert, précité, le juge McLachlin n'a pas écarté la possibilité que, dans certains cas, une persuasion policière tout à fait acceptable et ne privant pas le suspect de son état d'esprit conscient viole le droit du suspect de se taire. Je suis d'avis qu'il existe probablement des cas semblables, mais il n'est pas nécessaire de trancher cette question en l'espèce.

Par contre, si le suspect ignore qu'il s'adresse à un représentant de l'État, que ce soit un indicateur suborné ou un policier banalisé, il y aura lieu d'appliquer des considérations légèrement différentes. D'après les motifs de la majorité dans l'arrêt Hebert, précité, il ressort clairement que les déclarations données volontairement par un suspect à un représentant de l'État ne violent pas le droit du suspect de garder le silence. Le seul fait qu'un représentant de l'État ait pris part à la conversation ne suffit pas pour qu'il y ait violation du droit de garder le silence garanti par l'art. 7; il n'y aura violation de ce droit que si le représentant de l'État obtient la déclaration de façon irrégulière. Comme l'affirmait le juge McLachlin dans Hebert, précité, à la p. 185, le représentant de l'État doit "obtenir de façon active" les renseignements ou la déclaration. Il faudra se concentrer sur ce qui constitue une "façon irrégulière" d'obtenir des renseignements dans le contexte du droit de garder le silence.

Pour définir ce qu'est l'obtention de renseignements de façon irrégulière, je n'ai pas cru bon de me référer longuement à la jurisprudence américaine relative aux Cinquième et Sixième amendements de la Constitution. En termes généraux, le droit à l'assistance d'un avocat garanti par le Sixième amendement a pour objet, selon le juge Brennan dans Maine v. Moulton, 474 U.S. 159 (1985), à la p. 176, de protéger le droit d'un accusé [traduction] "de compter sur un avocat pour jouer le rôle d'intermédiaire entre l'État et lui", et non pas précisément de protéger le droit qu'a l'accusé de choisir de faire ou non une déclaration. Bien que le privilège de ne pas s'incriminer en vertu du Cinquième amendement ressemble quant à la forme au droit de garder le silence prévu à l'art. 7 de la Charte, la Cour suprême des États‑Unis a conclu récemment, dans Illinois v. Perkins, 110 S.Ct. 2394 (1990), que les droits garantis par le Cinquième amendement n'empêchent pas l'utilisation de conversations tenues clandestinement dans une prison, du genre de celles que notre Cour a jugé contraires à l'art. 7 dans l'arrêt Hebert. Cela ne signifie pas que la jurisprudence américaine ne soit pas utile pour résoudre des problèmes particuliers lors de l'élaboration de la portée du droit de garder le silence, comme l'a fait le juge McLachlin dans Hebert. Cependant, de façon générale, les tribunaux canadiens ne devraient pas hésiter à adopter une version purement canadienne du droit de garder le silence, qui soit conforme aux objectifs généraux de la Charte.

À mon avis, il est difficile de donner une définition brève et précise de l'obtention de renseignements de façon irrégulière; il faudrait plutôt tenir compte d'une série de facteurs pour trancher la question en litige. Ces facteurs permettent d'établir les rapports existant entre les représentants de l'État et l'accusé, de façon à répondre à la question suivante: Compte tenu de toutes les circonstances entourant l'échange entre l'accusé et le représentant de l'État, existe‑t‑il un lien de causalité entre la conduite du représentant de l'État et la décision de l'accusé de faire une déclaration? Par souci de commodité, j'ai divisé ces facteurs en deux groupes. La liste des facteurs n'est pas exhaustive et la réponse à l'une ou l'autre des questions ne sera pas nécessairement concluante.

Le premier ensemble de facteurs porte sur la nature de l'échange entre l'accusé et le représentant de l'État. Le représentant de l'État a‑t‑il cherché de façon active à obtenir des renseignements de sorte que l'échange puisse être considéré comme un interrogatoire, ou a‑t‑il mené sa part de la conversation comme l'aurait fait l'interlocuteur que l'accusé croyait avoir devant lui? Il ne faudrait pas s'attarder à la forme de la conversation mais bien à la question de savoir si les parties pertinentes de la conversation équivalaient de fait à un interrogatoire.

Le deuxième ensemble de facteurs concerne la nature des rapports existant entre le représentant de l'État et l'accusé. Le représentant de l'État a‑t‑il exploité quelque aspect de ces rapports pour arracher la déclaration? La confiance régnait‑elle entre le représentant de l'État et l'accusé? L'accusé se sentait‑il vulnérable face au représentant de l'État ou obligé envers lui? Le représentant de l'État a‑t‑il manipulé l'accusé pour le rendre mentalement plus susceptible de parler?

Pour établir si la déclaration en cause a été soutirée, il peut être important de mettre en preuve les directives qu'a reçues le représentant de l'État sur la façon de mener la conversation. Comme le juge McLachlin l'a souligné dans Hebert, précité, la preuve qu'on avait demandé au représentant de ne pas engager la conversation et de ne pas poser de questions subjectives devrait permettre de réfuter l'allégation selon laquelle la déclaration a été obtenue en violation de l'art. 7. Toutefois, j'aimerais ajouter qu'à mon avis, la preuve portant que le représentant de l'État a reçu l'ordre de ne pas soutirer de renseignements ne mettra pas fin à l'examen. Les autorités ne peuvent profiter des gestes accomplis par leurs représentants si ces derniers ont outrepassé les instructions reçues. Autrement, cela équivaudrait à ignorer le fait que l'élément principal du droit de garder le silence en vertu de l'art. 7 est lié à l'exercice du pouvoir coercitif de l'État à l'encontre du suspect. Les autorités ne devraient pas pouvoir se cacher derrière les subtilités de leurs rapports avec l'indicateur. Ce sont elles qui sont en mesure de contrôler les gestes de leur indicateur; si elles omettent de le faire, elles ne devraient pas en profiter aux dépens de l'accusé. Voir United States v. Henry, 447 U.S. 264 (1980), aux pp. 271 et 272.

(c) Application en l'espèce

Il est indéniable que Ritter était un représentant de l'État pendant sa conversation avec l'appelant. La preuve démontre clairement que les policiers ont organisé et facilité la rencontre. Ritter a bénéficié d'une "visite contact" avec l'appelant, ce qui leur a permis d'avoir une conversation portant sur plusieurs sujets, uniquement grâce à l'intervention des policiers. De fait, Ritter a même admis qu'il n'avait pas peur pendant sa visite avec l'appelant [traduction] "parce qu'elle avait été organisée par la police". En outre, lorsque les autorités se sont entretenues avec Ritter, elles lui ont effectivement demandé de soutirer des renseignements relatifs au décès de Briggs, comme l'illustre l'extrait suivant du contre‑interrogatoire de Ritter:

[traduction]

Q.Le détective Anderson vous a donc téléphoné, et qu'est‑ce qu'il a dit?

R.Eh bien, il a dit ‑ je lui ai demandé comment allait l'enquête. Il a dit qu'ils avaient un peu de problèmes. James ne disait rien. Il m'a demandé si ça m'intéresserait de porter un micro‑émetteur et de parler à James. S'il organisait la rencontre, est‑ce que je parlerais à James.

. . .

Q.Vous avez alors compris que le détective Anderson avait besoin de votre aide parce que James ne parlait pas de ça à la police?

R.Ouais, je suppose.

. . .

Q.. . . Pourquoi avez‑vous accepté de le faire?

R.Parce que je pensais que c'était ce qu'il fallait faire.

Q.Pourquoi pensiez‑vous que c'était ce qu'il fallait faire?

R.Eh bien, la police avait de la difficulté, et je pensais que si je pouvais aider, pourquoi pas.

. . .

Q.De quoi alliez‑vous parler avec James?

R.Ils voulaient savoir si je pouvais découvrir s'il l'avait tuée ou non.

Q.Et tout ça s'est passé au téléphone avec le détective Anderson la première fois?

R.Oui.

Si les autorités n'étaient pas intervenues, la conversation entre Ritter et l'appelant n'aurait pas eu lieu du tout ou encore, elle aurait pris une direction essentiellement différente. Par conséquent, je suis d'avis qu'aux fins du droit de garder le silence garanti par l'art. 7 de la Charte, Ritter était un représentant de l'État. De fait, cette question a été concédée par l'intimée.

Mais Ritter a‑t‑il soutiré les déclarations en cause de l'appelant? Pour ce qui est du premier ensemble de facteurs relatifs à la nature de la conversation, Ritter a‑t‑il laissé aller naturellement la conversation ou l'a‑t‑il dirigée vers les sujets qui intéressaient les policiers? Selon la transcription de la conversation entre Ritter et l'appelant, il me semble indéniable que certaines parties de la conversation équivalent pratiquement à un interrogatoire, comme l'illustre l'extrait suivant:

[traduction]

JAMESC'est que j'ai, j'ai déjà dit des choses. Je ne peux vraiment pas en dire plus.

TODDTu pourrais leur avouer que tu l'as tuée.

JAMESMais je ne l'ai pas fait.

TODDEs‑tu certain?

JAMESOuais.

TODDTu n'avais pas pris de drogue ou quelque chose?

JAMESNon.

TODDQue tu ne t'en souviens pas. Que tu aurais perdu le contrôle.

JAMESNon.

En contre‑interrogatoire, Ritter a admis qu'il avait l'intention de soutirer des renseignements de l'appelant au sujet du meurtre:

[traduction

Q.Vous ne pensiez pas qu'il [i.e. l'appelant] l'avait tuée, mais vous y êtes allé pour soutirer une déclaration selon laquelle il l'avait tuée?

R.Oui.

En ce qui a trait au deuxième groupe de facteurs relatifs à la nature des rapports entre Ritter et l'appelant, Ritter a bel et bien exploité les aspects particuliers des liens qui l'unissaient à l'appelant pour obtenir la déclaration. Il a voulu exploiter l'amitié que lui vouait l'appelant pour miner sa confiance à l'égard de son avocat qui lui conseillait de se taire, et le rendre ainsi mentalement plus susceptible de parler:

[traduction]

JAMESC'est que j'ai parlé à mon avocat et tout et il m'a dit de ne rien dire à personne.

TODDPourquoi? Qu'est‑ce que ça va te donner, bonhomme?

JAMESEh, je ne sais pas ce qu'il a l'intention de faire et tout.

TODDBien, tu ferais mieux de lui parler. Parce qu'il semble qu'il essaie de te rouler. C'est ça qu'il fait. Qu'est‑ce que ça va te donner de passer vingt‑cinq ans en prison pour quelque chose que tu n'as pas fait parce que ton avocat t'a dit de ne rien dire.

JAMESBien non, il a tous les renseignements et tout. Mais il ne veut pas que j'en parle à la Couronne tout de suite. Pas avant qu'on soit là, dans la salle d'audience et tout. Et de façon officielle.

. . .

TODDBien, je ne vois pas pourquoi il [i.e. l'avocat de l'appelant] ne fait rien alors. Mais c'est lui qui touche l'argent.

JAMESOuais. Je pense qu'il en reçoit beaucoup.

TODDC'est pour ça qu'il ne fait rien.

JAMESQuand ma travailleuse sociale viendra ici et tout je vais lui dire que bla, bla, bla, d'aller chercher Pringle [. . .] Au lieu de Hannington (sic).

TODDC'est lui que tu as maintenant, Hannington (sic) [. . .] je pense que Pringle est un bien meilleur avocat.

Il était évident que Ritter essayait non seulement de soutirer une confession de l'appelant, mais aussi de miner le droit de l'appelant à l'assistance d'un avocat. Dans Hebert, précité, le juge McLachlin a reconnu que le droit à l'assistance d'un avocat est lié de près au droit de garder le silence (à la p. 176):

La fonction la plus importante de l'avis juridique au moment de la détention est d'assurer que l'accusé comprenne quels sont ses droits dont le principal est le droit de garder le silence. Le suspect détenu, exposé à se trouver en situation défavorable par rapport aux pouvoirs éclairés et sophistiqués dont dispose l'État, a le droit de rectifier cette situation défavorable en consultant un avocat dès le début afin d'être avisé de son droit de ne pas parler aux policiers et d'obtenir les conseils appropriés quant au choix qu'il doit faire. Pris ensemble, l'art. 7 et l'al. 10b) confirment le droit de garder le silence reconnu à l'art. 7 et nous éclairent sur sa nature.

De fait, le droit à l'assistance d'un avocat perdrait tout son sens si les autorités avaient le droit de miner la confiance de l'accusé envers son avocat afin de lui arracher une confession. Je remarque que les liens entre le droit de garder le silence, le droit de ne pas s'incriminer et le droit à l'assistance d'un avocat sont également reconnus dans Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966).

Le fait que les policiers n'ont pas ordonné à Ritter de soutirer une déclaration de Broyles n'est pas pertinent. Ils ne devraient pas profiter de ce qu'un indicateur a soutiré une déclaration sans avoir reçu de directive à cet effet.

Compte tenu de tous ces facteurs, je pense qu'il est clair que Ritter a bel et bien obtenu de façon irrégulière des déclarations de l'appelant. Par conséquent, je suis d'avis de conclure que les déclarations faites par l'appelant au cours de sa conversation avec Ritter ont été obtenues en violation du droit de se taire que lui garantit l'art. 7 de la Charte.

B. La justification en vertu de l'article premier

Tout comme dans Hebert, précité, les gestes des policiers n'étaient ni expressément ni tacitement prévus par une loi ou par une règle de common law. Puisqu'ils n'étaient pas prescrits "par une règle de droit", ils ne sauraient être justifiés en vertu de l'article premier.

C. Le paragraphe 24(2) de la Charte

Depuis la décision rendue par le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, la question de savoir si l'utilisation de la preuve serait susceptible de déconsidérer l'administration de la justice a été analysée suivant trois groupes de facteurs. Ces trois groupes de facteurs ont été résumés de façon pratique dans R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980, à la p. 1006:

Le premier groupe porte sur le caractère équitable du procès. La nature des éléments de preuve, peu importe qu'il s'agisse d'éléments de preuve matérielle ou d'éléments de preuve ayant un effet auto‑incriminant présentés par l'accusé, sera pertinente aux fins de cette détermination. Le second groupe concerne la gravité de la violation de la Charte. L'examen sera axé sur la gravité relative de la violation, sur les questions de savoir si elle a été commise de bonne foi ou s'il s'agissait d'une simple irrégularité, ou encore si elle était volontaire, intentionnelle ou flagrante, si la violation a été motivée par une situation d'urgence ou de nécessité, et si on aurait pu avoir recours à d'autres méthodes d'enquête qui n'auraient pas porté atteinte à la Charte. Le dernier ensemble de facteurs se rapporte à la déconsidération qui résulterait de l'exclusion des éléments de preuve.

La Cour a eu souvent l'occasion de s'intéresser au par. 24(2) de la Charte. Récemment, elle l'a fait notamment dans R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3; R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59; R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138; R. c. Debot, [1989] 2 R.C.S. 1140; R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30; R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190; Thomson Newspapers Ltd c. Canada (Directeur des enquêtes et des recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755; R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257; R. c. Hebert, précité; R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111; R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3; R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36; R. c. Smith, [1991], 1 R.C.S. 714; R. c. Evans, [1991] 1 R.C.S. 869; R. c. Elshaw, [1991] 2 R.C.S. 24.

J'étudierai maintenant les trois ensembles de facteurs à tour de rôle.

(1) Le caractère équitable du procès

En règle générale, l'utilisation d'éléments de preuve auto‑incriminante, obtenus en contravention de la Charte, donnera un caractère inéquitable au procès, ce qui n'est pas le cas des éléments de preuve matérielle qui auraient existé même en l'absence de contravention: R. c. Collins, précité, le juge Lamer (maintenant Juge en chef). Dans Hebert, précité, le juge McLachlin a conclu que les déclarations auto‑incriminantes, obtenues en violation du droit du suspect de se taire, devraient être écartées parce que leur utilisation rendrait le procès inéquitable. Le raisonnement du juge McLachlin reposait tant sur les artifices inéquitables utilisés par les policiers que sur l'absence d'autres éléments de preuve contre l'accusé (aux pp. 188 et 189):

Je suis d'avis que la preuve que l'on cherche à produire en l'espèce rendrait le procès inéquitable. Je n'affirme cependant pas que la violation du droit qu'a un accusé de garder le silence en vertu de l'art. 7 signifie automatiquement que la preuve doive être écartée en vertu du par. 24(2). Je ne veux pas écarter la possibilité qu'il y ait des circonstances dans lesquelles une déclaration peut être reçue lorsque le suspect n'a pas eu pleinement le choix au sens d'avoir décidé, suite à un respect absolu de tous ses droits, de faire une déclaration volontairement. Mais lorsque, comme en l'espèce, l'accusé est appelé à faire une déclaration qui l'incrimine, après avoir clairement choisi de ne pas le faire, au moyen d'un artifice inéquitable utilisé par les autorités, et lorsque la déclaration qui en résulte est la seule preuve qui pèse contre lui, il faut certainement conclure que la réception de cette preuve rendrait le procès inéquitable. L'accusé serait privé de sa présomption d'innocence et se trouverait tenu de témoigner s'il voulait contrecarrer l'effet préjudiciable de la confession. Toute déclaration de culpabilité de l'accusé s'appuierait presque entièrement sur sa propre déclaration incriminante obtenue au moyen d'un artifice contrairement à la Charte.

En l'espèce, la conversation entre Ritter et l'appelant n'est pas le seul élément de preuve qui pèse contre lui. La déclaration de culpabilité de l'appelant, au procès, était fondée sur une preuve circonstancielle et le ministère public avait produit un certain nombre d'autres éléments de preuve pour démontrer la conscience de culpabilité de l'appelant. Toutefois, j'estime que le fait que les éléments de preuve soient obtenus en conscrivant l'accusé contre lui‑même suffira généralement à rendre le procès inéquitable. L'existence d'autres éléments de preuve recevables tendant également à incriminer l'accusé ne rendra pas le procès équitable. Les éléments de preuve auto‑incriminants rendent le procès inéquitable parce que "leur utilisation [. . .] constituerait une attaque contre l'un des principes fondamentaux d'un procès équitable, savoir le droit de ne pas avoir à témoigner contre soi‑même" (Collins, précité, le juge Lamer, à la p. 284), et non à cause des conséquences qu'aurait leur utilisation sur l'issue du procès. Cependant, si la preuve attaquée est la seule qui tende à incriminer l'accusé, le fait que la culpabilité de l'accusé dépende d'éléments de preuve incriminante venant de lui aura pour effet d'augmenter le caractère inéquitable du procès, comme l'a souligné le juge McLachlin dans Hebert, précité.

En conséquence, je suis d'avis de conclure que l'utilisation des éléments de preuve rendrait le procès inéquitable.

(2) La gravité de la violation

En l'espèce, il s'agit d'une violation grave du droit de l'appelant de garder le silence. Ritter a systématiquement miné la confiance qu'avait l'appelant en son avocat, pour le faire parler contrairement aux directives qu'il avait reçues de ce dernier. L'attaque à l'endroit de son avocat ainsi que ce qui équivaut à un interrogatoire au sujet du décès de sa grand‑mère ont réussi; l'appelant a admis un élément très préjudiciable. À mon avis, la gravité de la violation a pour effet, en l'espèce, de pencher en faveur de l'exclusion de l'élément de preuve.

L'intimée a prétendu devant nous que la bonne foi des policiers, lorsqu'ils ont envoyé Ritter pour parler à l'appelant, tendait à réduire la gravité de la violation. Avec égards, je ne puis souscrire à cette opinion. Comme je l'ai souligné dans Elshaw, précité, je souscris aux motifs du juge Sopinka, dans Hebert, précité, selon lesquels, du moins lorsque l'utilisation d'éléments de preuve viciés a nui à l'équité du procès, la bonne foi des policiers ne saurait diminuer la gravité de la violation.

(3) L'effet de l'exclusion des éléments de preuve

L'appelant est accusé d'un crime très grave. Toutefois, lorsque l'utilisation des éléments de preuve nuirait à l'équité du procès, le simple fait qu'il s'agisse d'un crime grave ne justifie pas l'utilisation de la preuve. Selon les termes du juge Lamer (maintenant Juge en chef), dans R. c. Brydges, précité, à la p. 211: "[. . .] notre Cour a statué à maintes reprises que le simple fait qu'une personne soit accusée d'une infraction grave ne justifie pas l'utilisation de la preuve lorsqu'il y a eu violation grave de la Charte et que l'utilisation de la preuve nuirait à l'équité fondamentale du procès." J'aimerais également souligner que le fait que la preuve attaquée ne soit pas le seul élément de preuve incriminante réduit l'effet qu'aurait l'exclusion de la preuve sur la considération dont jouit l'administration de la justice. Par conséquent, je suis d'avis que l'exclusion de la preuve ne nuirait pas beaucoup à la considération dont jouit l'administration de la justice.

L'intimée a allégué devant nous que, puisque l'accusé a refusé de témoigner lors du procès, l'exclusion de la preuve est susceptible de déconsidérer de l'administration de la justice. Cet argument est sans fondement. Le droit qu'a l'accusé de ne pas témoigner lors du procès est une valeur fondamentale de notre système de justice pénale, garanti à l'al. 11c) de la Charte:

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

c) de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l'infraction qu'on lui reproche;

Dans Collins, précité, le juge Lamer a reconnu le droit de ne pas s'incriminer comme l'un des "principes fondamentaux d'un procès équitable" (à la p. 284). Le refus de témoigner de la part de l'accusé ne saurait jouer à l'encontre de l'exclusion de la preuve.

(4) Conclusion à l'égard du par. 24(2)

À mon avis, l'élément de preuve devrait être écarté. L'utilisation de cet élément de preuve rendrait le procès inéquitable parce qu'on l'a obtenu en conscrivant l'accusé contre lui‑même. Il s'agit d'une violation grave et je suis convaincu que l'exclusion de cet élément de preuve n'est pas susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Après avoir examiné les facteurs énumérés dans Collins, précité, je suis convaincu que l'utilisation de l'élément de preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice et qu'il devrait donc être écarté.

D. La disposition réparatrice

À mon avis, il n'y a pas lieu d'exercer le pouvoir qu'a notre Cour, en vertu du sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel, de rejeter l'appel si aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit. La norme retenue pour l'application du sous‑al. 686(1)b)(iii) est exigeante. Je souscris à l'opinion du juge Sopinka dans R. c. S. (P.L.) [1991] 1 R.C.S. 909, à la p. 919: le sous‑al. 686(1)b)(iii) ne saurait être invoqué s'il existe "une possibilité qu'un juge du procès ait un doute raisonnable d'après les éléments de preuve admissibles". Le juge Spence a adopté une attitude semblable pour l'application du sous‑al. 686(1)b)(iii) dans Colpitts v. The Queen, [1965] R.C.S. 739, à la p. 756, à l'égard de l'ancienne disposition correspondante du Code.

[traduction] J'estime que notre Cour ne peut remplacer le jury et soupeser ces différents éléments de preuve. S'il y a la moindre possibilité que douze hommes raisonnables, ayant reçu des directives appropriées, aient un doute raisonnable sur la culpabilité de l'accusé, alors notre Cour ne doit pas appliquer le sous‑al. 592(1)b)(iii) pour confirmer une déclaration de culpabilité.

Par conséquent, il s'agit ici d'établir s'il y a la moindre possibilité que, en l'absence de l'élément de preuve attaqué, le juge des faits ait eu un doute raisonnable sur la culpabilité de l'accusé. Dans son argumentation, l'intimée a prétendu qu'il y avait une preuve accablante de la culpabilité de l'accusé, en plus de l'élément attaqué, et que le jury aurait pu conclure qu'il savait que sa grand‑mère était morte, au pied de l'escalier, à partir d'autres faits qui lui avaient été présentés. Avec égards, je ne saurais souscrire à cette opinion. La preuve en cause constitue un élément important de la preuve du ministère public au cours du procès, et le substitut du procureur général l'a souligné dans son exposé au jury. Dans ses directives au jury, le juge du procès a même affirmé que l'aveu de l'appelant, c'est‑à‑dire le fait qu'il savait que la victime était morte avant la découverte du corps, constituait une [traduction] "déclaration plutôt importante". Le fait que le jury ait demandé à entendre de nouveau l'enregistrement de la conversation entre Ritter et l'appelant ne peut que signifier que lui aussi, considérait que cet élément de preuve était important.

Compte tenu de l'importance de la preuve tirée de la conversation entre Ritter et l'appelant, je dois conclure qu'il est possible qu'un juge des faits ait un doute raisonnable sur la culpabilité de l'appelant si l'élément de preuve en question ne lui est pas soumis. Par conséquent, je n'appliquerais pas le sous‑al. 686(1)b)(iii) pour rejeter le pourvoi.

VI. Dispositif

Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelant: Brimacombe, Sanderman & Stroppel, Edmonton.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Edmonton


Synthèse
Référence neutre : [1991] 3 R.C.S. 595 ?
Date de la décision : 28/11/1991
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit de garder le silence - Visite d'un ami à un accusé détenu sous garde - Visite organisée par la police - Conversation enregistrée par l'ami muni d'un micro‑émetteur de poche - La preuve viole‑t‑elle le droit de garder le silence garanti par l'art. 7? - L'utilisation de la preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? - Y a‑t‑il lieu d'appliquer les dispositions réparatrices du Code criminel? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 24(2) - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)a)(ii), b)(iii).

Droit criminel - Droit de garder le silence - Visite d'un ami à un accusé détenu sous garde - Visite organisée par la police - Conversation enregistrée par l'ami muni d'un micro‑émetteur de poche - La preuve viole‑t‑elle le droit de garder le silence garanti par l'art. 7? - L'utilisation de la preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? - Y a‑t‑il lieu d'appliquer les dispositions réparatrices du Code criminel? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 24(2) - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)a)(ii), b)(iii).

Preuve - Enregistrement d'une conversation entre un accusé détenu sous garde et un ami - Enregistrement réalisé par l'ami muni d'un micro‑émetteur de poche - Visite organisée par la police - La preuve viole‑t‑elle le droit de garder le silence garanti par l'art. 7? - L'utilisation de la preuve est‑elle susceptible de déconsidérer l'administration de la justice? - Y a‑t‑il lieu d'appliquer les dispositions réparatrices du Code criminel? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 24(2) - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)a)(ii), b)(iii).

L'appelant a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré et la Cour d'appel a rejeté son appel. Toute la preuve contre l'appelant était circonstancielle. La police avait organisé la visite d'un ami à l'appelant, alors que celui‑ci était détenu sous garde, et a fourni à l'ami un micro‑émetteur de poche. Un enregistrement de la conversation qui établissait que l'appelant savait à quel moment la victime était morte a été utilisé en preuve. Pendant la conversation, l'ami a encouragé l'appelant à ne pas tenir compte du conseil de son avocat de garder le silence et lui a soutiré des renseignements. Il s'agit en l'espèce de savoir si les autorités ont obtenu la preuve de la conversation entre l'appelant et l'indicateur d'une manière qui viole le droit de l'appelant de garder le silence, notamment son droit de choisir de parler ou non aux autorités.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Le droit de garder le silence entre en cause lorsque, suite à sa détention, l'accusé est soumis au pouvoir coercitif de l'État. Ce droit protège contre l'utilisation par l'État de son pouvoir pour contourner le droit qu'a l'accusé de choisir de parler ou non aux autorités. Lorsque, de toute évidence, l'indicateur de police qui a présumément tenté de contourner le droit de l'accusé de garder le silence n'est pas un représentant de l'État, l'analyse doit porter à la fois sur les liens qui existent entre l'indicateur et l'accusé, et sur les rapports qui unissent l'indicateur à l'État. Le droit de garder le silence ne sera violé que si l'indicateur agissait à titre de représentant de l'État au moment où l'accusé a fait sa déclaration et s'il a poussé l'accusé à faire une déclaration. Par conséquent, il faut procéder à deux examens distincts. Tout d'abord, comme question préliminaire: la preuve a‑t‑elle été obtenue par un représentant de l'État? Deuxièmement, la preuve a‑t‑elle été obtenue de façon irrégulière? Il n'y aura violation du droit de garder le silence prévu à l'art. 7 que si les réponses à ces deux questions sont affirmatives.

Pour répondre à la question préliminaire de savoir si la preuve a été obtenue d'un agent de l'État, il ne faut pas oublier que le droit de garder le silence a pour but de restreindre le pouvoir coercitif de l'État. Si la personne qui a entendu les remarques attaquées n'est pas un représentant de l'État, le droit de garder le silence n'aura pas été violé. Le critère pour déterminer si l'indicateur est un représentant de l'État aux fins du droit de garder le silence est simple: l'échange entre l'accusé et l'indicateur aurait‑il eu lieu, de la même façon et sous la même forme, n'eût été l'intervention de l'État ou de ses représentants?

Ce n'est que si la réponse à cette question est négative qu'il faudra tenter de déterminer si l'indicateur a soutiré la preuve en question. Il n'y aura pas violation du droit de garder le silence si le suspect décide de son propre chef de fournir les renseignements; car, pour qu'il y ait violation, le représentant de l'État doit obtenir de façon active les renseignements. Pour trancher la question de savoir si les renseignements ont été obtenus de façon irrégulière, il faut tenir compte de deux ensembles de facteurs afin de déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, il existe un lien de causalité entre la conduite du représentant de l'État et la décision de l'accusé de faire une déclaration.

Le premier ensemble de facteurs porte sur la nature de l'échange entre l'accusé et le représentant de l'État. Si l'on considère l'ensemble de la conversation, l'indicateur a‑t‑il mené sa part de la conversation d'une manière à laquelle l'accusé se serait normalement attendu, ou la conversation équivalait‑elle un interrogatoire? Le deuxième ensemble de facteurs concerne la nature des rapports existant entre le représentant de l'État et l'accusé. Le représentant de l'État a‑t‑il exploité quelque aspect de ces rapports pour arracher la déclaration?

Les autorités ne peuvent profiter des gestes accomplis par leurs représentants si ces derniers ont outrepassé les instructions reçues. Autrement, cela équivaudrait à ignorer le fait que l'élément principal du droit de garder le silence en vertu de l'art. 7 est lié à l'exercice du pouvoir coercitif de l'État à l'encontre du suspect. Les autorités ne devraient pas pouvoir se cacher derrière les subtilités de leurs rapports avec l'indicateur.

Si l'on applique ces principes aux faits de l'espèce, il est évident que l'indicateur était un représentant de l'État aux fins du droit de garder le silence garanti par l'art. 7. Si les autorités n'étaient pas intervenues, la conversation en l'espèce n'aurait pas eu lieu ou elle aurait pris une direction essentiellement différente. En outre, la déclaration attaquée a été obtenue de façon irrégulière. Certaines parties de la conversation équivalent pratiquement à un interrogatoire et l'amitié que vouait l'appelant à l'indicateur a été utilisée pour miner sa confiance à l'égard de son avocat qui lui conseillait de se taire et pour le rendre ainsi mentalement plus susceptible de parler. Le fait que les policiers n'ont pas ordonné à l'indicateur de soutirer une déclaration de Broyles n'est pas pertinent.

Les gestes des policiers n'étaient ni expressément ni tacitement prévus par une loi ou par une règle de common law et, par conséquent, puisqu'ils n'étaient pas prescrits "par une règle de droit", ils ne sauraient être justifiés en vertu de l'article premier. L'utilisation de la preuve est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Si l'on tient compte des trois facteurs énumérés dans Collins, le fait qu'on obtienne les éléments de preuve en conscrivant l'accusé contre lui‑même suffira généralement à rendre le procès inéquitable, et l'existence d'autres éléments de preuve recevables tendant également à incriminer l'accusé ne rendra pas le procès équitable. L'utilisation d'éléments de preuve auto‑incriminants constitue une attaque contre l'un des principes fondamentaux d'un procès équitable, savoir le droit de ne pas avoir à témoigner contre soi‑même et, si la déclaration de culpabilité dépend d'éléments de preuve auto‑incriminants, le caractère inéquitable du procès n'en sera qu'accru.

La violation du droit de l'appelant de garder le silence est suffisamment grave qu'elle a pour effet de pencher en faveur de l'exclusion de l'élément de preuve. L'indicateur a systématiquement miné la confiance qu'avait l'appelant en son avocat. En outre, lorsque l'utilisation d'éléments de preuve viciés a nui à l'équité du procès, la bonne foi des policiers ne peut justifier l'utilisation de la preuve.

Le fait qu'il s'agisse d'un crime grave ne justifie pas l'utilisation de la preuve lorsque cette utilisation nuit à l'équité du procès. Et cela d'autant plus lorsque la preuve attaquée n'est pas le seul élément de preuve incriminant contre l'accusé.

Il n'y a pas lieu d'exercer le pouvoir qu'accorde le sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel de rejeter l'appel si aucun tort important ou aucune erreur judiciaire grave ne s'est produit. Cette disposition ne saurait être invoquée s'il existe une possibilité qu'un juge du procès ait un doute raisonnable d'après les éléments de preuve admissibles. Compte tenu de l'importance de la preuve tirée de la conversation entre l'indicateur et l'appelant, il est possible qu'un juge des faits ait un doute raisonnable sur la culpabilité de l'appelant si l'élément de preuve en question ne lui est pas soumis.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Broyles

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Iacobucci
Arrêt examiné: R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
arrêts mentionnés: Ibrahim v. The King, [1914] A.C. 599
Rothman c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 640
Maine v. Moulton, 474 U.S. 159 (1985)
Illinois v. Perkins, 110 S.Ct. 2394 (1990)
United States v. Henry, 447 U.S. 264 (1980)
Miranda v. Arizona, 384 U.S. 436 (1966)
R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265
R. c. Strachan, [1988] 2 R.C.S. 980
R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3
R. c. Genest, [1989] 1 R.C.S. 59
R. c. Black, [1989] 2 R.C.S. 138
R. c. Debot, [1989] 2 R.C.S. 1140
R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30
R. c. Brydges, [1990] 1 R.C.S. 190
Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425
R. c. Greffe, [1990] 1 R.C.S. 755
R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257
R. c. Thompson, [1990] 2 R.C.S. 1111
R. c. Kokesch, [1990] 3 R.C.S. 3
R. c. Wong, [1990] 3 R.C.S. 36
R. c. Smith, [1991] 1 R.C.S. 714
R. c. Evans,[1991] 1 R.C.S. 869
R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24
R. c. S. (P.L.), [1991] 1 R.C.S. 909
Colpitts c. La Reine, [1965] R.C.S. 739.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 10b), 11c), 24(2).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(1)a)(ii), b)(iii) (anciennement S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 613(1)a)(ii), b)(iii)).

Proposition de citation de la décision: R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595 (28 novembre 1991)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1991-11-28;.1991..3.r.c.s..595 ?
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