La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

23/01/1992 | CANADA | N°[1992]_1_R.C.S._167

Canada | R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167 (23 janvier 1992)


R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167

Donald Hector Lohnes Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Lohnes

No du greffe: 22278.

1991: 1er novembre; 1992: 23 janvier.

Présents: Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1990), 100 N.S.R. (2d) 268, 272 A.P.R. 268, qui a rejeté une demande d'autorisation d'interjet

er appel d'un jugement d'une cour d'appel en matière de poursuites sommaires, qui avait rejeté l'appel interjeté par l'...

R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167

Donald Hector Lohnes Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Lohnes

No du greffe: 22278.

1991: 1er novembre; 1992: 23 janvier.

Présents: Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1990), 100 N.S.R. (2d) 268, 272 A.P.R. 268, qui a rejeté une demande d'autorisation d'interjeter appel d'un jugement d'une cour d'appel en matière de poursuites sommaires, qui avait rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre ses déclarations de culpabilité relativement à des accusations d'avoir fait du tapage contrairement à l'al. 175(1)a) du Code criminel. Pourvoi accueilli.

Del Atwood, pour l'appelant.

Denise C. Smith et Dana W. Giovannetti, pour l'intimée.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge McLachlin — Dans cette affaire, notre Cour est, pour la première fois, appelée à examiner ce qui constitue le tapage dans un endroit public aux termes de l'al. 175(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui rend coupable d'une infraction quiconque fait du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit, notamment en se battant, en criant, vociférant, jurant, chantant ou employant un langage insultant ou obscène. Le fait de vociférer, jurer ou chanter ne constitue pas en soi une infraction criminelle. Ces actes ne deviennent criminels que lorsqu'ils causent du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit. Qu'est‑ce qui constitue pareil tapage? Par exemple, la simple contrariété ou le simple trouble émotif du plaignant suffit‑il? Ou doit‑il y avoir quelque chose de plus?

Les faits

L'affaire a commencé par un différend entre deux voisins dans la ville de Milton en Nouvelle‑Écosse. L'appelant, Donald Lohnes, habitait en face d'un certain M. Porter qui, semble‑t‑il, rassemblait du matériel sur sa propriété et faisait tourner des moteurs très bruyants. Cette situation dérangeait M. Lohnes. À tel point qu'à deux reprises, à un an d'intervalle, il a crié à partir de la galerie de sa maison des obscénités à M. Porter. Essentiellement, les remarques de M. Lohnes portaient sur le fait qu'il ne voulait pas que M. Porter [traduction] "fasse fonctionner cette scie à chaîne ou cette tondeuse à gazon ou qu'il continue d'accumuler ce satané tas de ferraille". Cela était accompagné d'une série de qualificatifs qui dénotaient une maîtrise impressionnante du langage obscène. La deuxième fois, M. Lohnes a terminé son invective en disant qu'il ferait feu sur M. Porter s'il avait une arme.

Monsieur Porter a porté plainte. Il était le seul témoin à charge. Il n'y avait aucune preuve qu'une autre personne avait entendu les propos de M. Lohnes ou qu'ils avaient influé sur la conduite de M. Porter.

Monsieur Lohnes a été déclaré coupable pour le motif que sa conduite constituait en soi du tapage au sens de l'al. 175(1)a) du Code criminel; le juge du procès a aussi conclu que la conduite reprochée avait "dérangé" M. Porter. La cour d'appel en matière de poursuites sommaires a confirmé les déclarations de culpabilité. La Section d'appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a refusé l'autorisation d'interjeter appel de cette décision: (1990), 100 N.S.R. (2d) 268, 272 A.P.R. 268. Il se pourvoit maintenant devant notre Cour.

La disposition législative applicable

Voici le texte de l'art. 175 du Code criminel:

175. (1) Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, selon le cas:

a) n'étant pas dans une maison d'habitation, fait du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit:

(i)soit en se battant, en criant, vociférant, jurant, chantant ou employant un langage insultant ou obscène,

. . .

(2) À défaut d'autre preuve, ou sous forme de corroboration d'une autre preuve, la cour des poursuites sommaires peut déduire de la preuve apportée par un agent de la paix sur le comportement d'une personne, même indéterminée, la survenance d'un désordre visé aux alinéas (1)a) ou d).

Analyse

L'alinéa 175(1)a) crée une infraction à deux volets qui est constituée par (1) l'accomplissement de l'un des actes énumérés, qui (2) cause du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit. Il ressort nettement des faits de l'espèce que l'un des actes énumérés a été accomplis. La seule question qui se pose est de savoir si la preuve démontre que cet acte a causé du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit.

Le terme "tapage" comporte une vaste gamme de sens. À un extrême, il peut s'agir de quelque chose d'aussi banal qu'une fausse note ou qu'une couleur qui jure, de quelque chose qui dérange au sens de contrarier ou de perturber. À l'autre extrémité de la gamme, il y a les incidents de violence qui causent à quelqu'un de l'inquiétude, de la peur et de la crainte pour la sécurité de sa personne. Entre les deux extrêmes se trouve toute une variété de conduites perturbatrices. La question qui nous est posée est de savoir si toute conduite qui s'inscrit dans ce large éventail entraîne une responsabilité criminelle aux termes du par. 175(1) et, dans la négative, où il faut tracer la ligne de démarcation.

En rejetant la demande d'autorisation d'appel de M. Lohnes, la Section d'appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a souscrit à la conclusion implicite des décisions des tribunaux d'instance inférieure: tout ce qui est nécessaire pour établir l'existence d'une infraction aux termes de l'al. 175(1)a) est l'une des formes de conduite interdite (se battre, crier, vociférer, jurer, chanter ou employer un langage insultant ou obscène) que l'on devrait savoir susceptible de déranger autrui. L'appelant soutient que cette interprétation est trop large; il doit y avoir une perturbation, manifestée ouvertement, de l'utilisation et de la jouissance par le public de l'endroit public où l'acte est accompli. La question principale porte donc sur la manière de définir le terme "tapage" à l'al. 175(1)a); un trouble émotif prévisible suffit‑il ou doit‑il y avoir une perturbation extérieure manifeste de nature publique? Le pourvoi, comme les décisions des tribunaux d'instance inférieure, est axé sur l'actus reus nécessaire de l'infraction, quoique la question de la mens rea, comme le reconnaît l'intimée, découle nécessairement d'une analyse du mot "tapage". Une question subsidiaire est de savoir si l'acte lui‑même peut constituer le tapage ou si un tapage accessoire est requis.

Les valeurs en jeu dans le présent pourvoi sont faciles à distinguer. D'une part, il y a la liberté de l'individu de vociférer, de chanter ou de s'exprimer autrement. D'autre part, il y a le droit collectif de chacun à la paix et à la tranquillité. Ni l'un ni l'autre droit n'est absolu. Le droit d'expression de l'individu doit à un certain point céder le pas au droit collectif à la paix et à la tranquillité et ce dernier droit doit être fondé sur la reconnaissance que, dans une société où des personnes vivent ensemble, il faut tolérer un certain degré de perturbation. La question est de savoir où il faut tracer la ligne de démarcation.

Je compte examiner ces questions du point de vue de la jurisprudence, des principes d'interprétation législative et des questions de principe sous‑jacentes. Selon mon interprétation, ces considérations amènent à conclure que l'al. 175(1)a) du Code criminel exige un tapage extérieur manifeste dans un endroit public ou près d'un tel endroit, qui soit constitué par l'acte lui‑même ou par un tapage secondaire.

La jurisprudence

L'infraction créée par l'al. 175(1)a) tire son origine de la common law applicable au vagabondage, un [traduction] "crime contre la commodité du public", qui interdisait certains comportements afin de préserver la paix et l'ordre dans la société: voir, par exemple, l'Acte relatif aux Vagabonds, S.C. 1869, ch. 28. En 1947, le Code criminel a créé une nouvelle infraction distincte consistant à faire du tapage; l'infraction a été transférée de la section du Code intitulée "Vagabondage" aux infractions de nuisance relevant de la partie V intitulée "Crimes contre la religion, les m{oe}urs et la commodité du public": S.C. 1947, ch. 55, art. 3. Lors de la refonte du Code en 1955, S.C. 1953‑54, ch. 51, l'infraction a été inscrite, dans la partie IV portant le nouveau titre d'"Infractions d'ordre sexuel; actes contraires aux bonnes m{oe}urs; inconduite", comme art. 160 sous la section intitulée "Inconduite".

Notre jurisprudence fait ressortir deux conceptions doctrinales différentes de l'infraction qui remontent aux premières dispositions fédérales sur le vagabondage. Le premier courant de jurisprudence adopte une conception large du "tapage"; le deuxième, une conception plus restreinte qui limiterait le "tapage" par l'exigence de manifestations extérieures de tapage. Les différentes conceptions sont illustrées dans l'arrêt de la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick R. c. C.D. (1973), 13 C.C.C. (2d) 206, d'une part, et dans l'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse R. c. Swinimer (1978), 40 C.C.C. (2d) 432, d'autre part.

L'arrêt Swinimer a adopté la conception large; [traduction] "le tapage résulte de l'accomplissement des actes précisés dans un endroit public ou près d'un tel endroit s'il dérange ou si on pouvait raisonnablement conclure qu'il dérangerait une autre personne ou d'autres personnes": à la p. 439, le juge Macdonald. Par contre, la cour, dans l'arrêt R. c. C.D., était d'avis que l'infraction comportait deux éléments: l'acte injurieux et le tapage distinct qui en résultait. Comme l'a dit le juge Limerick (à la p. 213): [traduction] "Les termes "en se battant, en criant . . . employant un langage insultant . . ." mentionnés dans le sous‑al. a)(i) ne sont pas synonymes de faire du tapage, mais décrivent plutôt les causes du tapage subséquent qui constitue l'infraction". [traduction] "Le simple fait de troubler la paix ou la tranquillité de l'esprit d'une personne" a été jugé insuffisant pour donner lieu à l'infraction (p. 214).

La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a adopté un moyen terme entre ces deux conceptions dans l'arrêt R. c. Peters (1982), 65 C.C.C. (2d) 83. Un tapage secondaire n'était pas toujours requis; le fait de vociférer, de jurer ou de chanter pouvait en soi constituer le tapage. En même temps, on n'a pas jugé, dans cette affaire, que le fait de crier des obscénités à deux agents de police constituait "en soi" du tapage. Par conséquent, il faut qu'une ou plusieurs personnes soient [traduction] "touchées" par la conduite pour qu'il y ait tapage au sens de l'article (p. 91). Le juge Taggart a cité et approuvé, au nom de la cour, le raisonnement que le juge Verchere avait adopté précédemment (R. c. Wolgram (1975), 29 C.C.C. (2d) 536 (C.S.C.‑B.) à la p. 537) pour rejeter une telle accusation:

[traduction] Il n'a pas été démontré que ce qui s'est produit a dérangé une ou plusieurs personnes au point de causer du désordre ou de l'agitation ou d'entraver l'utilisation ordinaire et habituelle d'un endroit public par le public; et, bien que la paix et la tranquillité d'esprit des agents de police et, du moins, de certains spectateurs aient pu être troublées, de hautes instances ont affirmé qu'il doit y avoir quelque chose de plus. [Je souligne.]

Un examen de la jurisprudence ne serait pas complet sans la mention des motifs du juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse dans l'arrêt Swinimer, qui a souscrit au résultat, mais a adopté une façon différente d'interpréter l'article. Ses motifs sont importants en raison de deux affirmations. La première est que le Code criminel parle de faire du tapage dans un endroit public et non de troubler la tranquillité d'esprit d'une personne (aux pp. 434 et 435):

[traduction] Il me semble que le terme disturbance (tapage) est un terme objectif qui se rapporte au bruit et à la confusion engendrés par les moyens précisés consistant à se battre, à crier, à jurer, etc. La principale définition du mot disturbance (tapage) dans l'Oxford Universal Dictionary est — "La perturbation de la tranquillité, de la paix, du repos ou d'une situation établie". Ce sens objectif ressort clairement de l'al. 171(1)d) [maintenant l'al. 175(1)d)] qui rend coupable d'une infraction quiconque "trouble la paix et la tranquillité des occupants d'une maison d'habitation en déchargeant des armes à feu ou en causant un autre désordre dans un endroit public". Le paragraphe 171(2) [maintenant le par. 175(2)] parle de "la survenance d'un désordre visé aux alinéas (1)a) ou d)"; l'utilisation des termes "survenance" et "désordre" me semble confirmer en outre qu'il faut recourir à des normes objectives.

Par conséquent, si la paix publique a été troublée, il ne devrait pas être nécessaire de prouver qu'un spectateur particulier a été troublé émotivement ou qu'il pourrait raisonnablement l'avoir été. Il devrait être suffisant de démontrer hors de tout doute raisonnable, d'après la nature et le degré de l'acte consistant à se battre, à crier, etc., que "la paix et la tranquillité" de l'endroit avaient été troublées. Ce ne serait donc pas un moyen de défense (c'en serait un si un critère subjectif était utilisé) pour l'accusé que de demander à toutes les personnes qui ont vu ou entendu l'incident de témoigner qu'elles n'ont pas été "dérangées". En fait, on peut imaginer une affaire comme la présente où tous les spectateurs seraient des durs à cuire qui, loin d'être "troublés" émotivement, apprécieraient et applaudiraient les personnes qui causent du désordre et insultent les policiers". [En italique dans l'original.]

La deuxième affirmation est que [traduction] "la question de savoir s'il y a eu tapage en est une de fait et dépend du degré et de l'intensité de l'acte reproché et du degré et de la nature de la "paix" dont on devrait s'attendre qu'elle prévale dans l'endroit public et au moment en cause" (p. 435). Cette dernière observation laisse entendre que les formules fondées sur des descriptions de conduite sans plus peuvent être insuffisantes; il faut tenir compte du contexte dans lequel l'acte est accompli de manière que les intérêts opposés puissent être évalués correctement. La cacophonie licite d'un musicien, à un carrefour en pleine ville à l'heure du midi, peut devenir criminelle si elle a lieu sous la fenêtre d'une chambre à coucher à 3 heures du matin.

Il nous faut examiner un autre arrêt. C'est l'arrêt de notre Cour Skoke‑Graham c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106. Bien que les accusations aient été portées en vertu d'une disposition différente, concernant le fait de troubler la solennité d'une assemblée religieuse, les motifs du juge Dickson (plus tard Juge en chef) et du juge Wilson, qui a souscrit au résultat, donnent un aperçu de l'équilibre qu'il convient d'établir entre les intérêts opposés de l'ordre public et de la liberté personnelle et leur conciliation avec les exigences pratiques de la poursuite et de la défense. Cette disposition rend coupable d'une infraction quiconque, "volontairement, trouble" une assemblée religieuse. Les juges Dickson et Wilson ont rejeté tous les deux l'argument selon lequel la contrariété ou la perturbation non manifestée extérieurement pouvait constituer un trouble (disturbance), le juge Wilson faisant observer que, d'après le critère de l'arrêt Swinimer, "dans une situation donnée, nous agirions tous au risque de causer à une autre personne quelque perturbation émotive ou "trouble" qu'elle ne manifesterait pas extérieurement" (p. 131). Il ressort de cette affirmation, ainsi que de l'acceptation que le trouble peut découler soit de l'acte lui‑même, soit de son effet secondaire (le juge Dickson au nom de la majorité), que ces conclusions ressemblent à celles auxquelles on est arrivé dans l'arrêt R. c. Peters, précité. Comme le dit le juge Dickson, à la p. 118:

À mon avis, la conduite d'un prévenu qui contrarie, cause de l'anxiété ou un bouleversement émotif parmi les membres de l'assemblée réunis pour un office religieux ne suffit pas à justifier une déclaration de culpabilité en vertu du par. 172(3). Lorsque les actes en cause sont de courte durée, qu'ils sont essentiellement passifs et de nature paisible et que leur auteur y met fin volontairement sur demande, comme cela a été le cas ici, alors il n'y a pas de crime. Avant qu'un juge de première instance ait le droit de conclure que l'ordre ou la solennité d'une assemblée ont été troublés, il faut une activité indicative d'un désordre qui résulte de cette conduite. Lorsque, par ailleurs, les actes en cause ne sont ni passifs ni de nature paisible, ils peuvent en eux‑mêmes constituer une activité indicative d'un désordre suffisant pour justifier une déclaration de culpabilité en vertu de ce paragraphe.

Quelles qu'aient été leurs conclusions théoriques, les tribunaux canadiens ont prononcé peu ou pas du tout de déclarations de culpabilité en vertu de (ce qui constitue maintenant) l'al. 175(1)a), s'il n'y avait pas eu de tapage (disturbance) manifesté ouvertement qui avait influé sur la conduite des gens et qui avait consisté en l'acte lui‑même ou en l'effet de cet acte. Dans l'arrêt Swinimer, le fait que l'accusé se soit battu, qu'il ait crié et employé un langage obscène devant sa résidence a gêné les activités habituelles d'une voisine et de ses enfants, si l'on en juge d'après son témoignage qu'elle a dû revenir dans la chambre à coucher, pendant l'incident, pour calmer les enfants. La déclaration de culpabilité dans l'arrêt R. c. Allick (cité dans l'arrêt R. c. Peters, précité, à la p. 90) a découlé d'une violente bagarre dans un bar. Dans l'arrêt R. c. Chikoski (1973), 14 C.C.C. (2d) 38 (C. prov. Ont.), le policier a témoigné que les obscénités que lui avait criées l'accusé l'avait non seulement insulté et dérangé, mais avait également amené un groupe d'hommes, qui travaillaient dans un champ à environ 200 pieds de là, à arrêter leurs activités et à regarder dans la direction où se trouvaient le policier et l'accusé. Dans l'arrêt R. c. C.D., le juge du procès a conclu que l'accusé avait causé une échauffourée dans la rue en criant et en emboutissant avec sa voiture l'arrière d'une autre voiture, faisant ainsi éclater en sanglots l'épouse du propriétaire de ce dernier véhicule. Pourtant, la Cour d'appel a écarté même cette déclaration de culpabilité, statuant que l'interruption de la "tranquillité" d'esprit ou le "trouble émotif" causés au propriétaire et à son épouse étaient insuffisants pour constituer un "tapage". Dans les arrêts R. c. Eyre (1972), 10 C.C.C. (2d) 236 (C.S.C.‑B.), et R. c. Peters, on a conclu que le fait de crier des propos injurieux sans plus n'avait pas pour effet de déclencher l'application de l'article. Dans l'arrêt R. v. Wolgram, précité, on a également jugé que le fait de crier des obscénités à des policiers dans un bar ne portait pas atteinte à l'article parce qu'[traduction] "[i]l n'a pas été démontré que ce qui s'est produit a dérangé une ou plusieurs personnes au point de causer du désordre ou de l'agitation ou d'entraver l'utilisation ordinaire et habituelle d'un endroit public par le public" (p. 537).

Je conclus que si l'on examine la jurisprudence du point de vue de la théorie ou du résultat, il en ressort que, pour qu'il puisse y avoir infraction aux termes du par. 175(1) du Code criminel, la conduite énumérée doit causer un tapage manifesté ouvertement qui constitue une entrave à l'utilisation ordinaire et habituelle de l'endroit en question par le public. Cela peut se démontrer par preuve directe ou par déduction aux termes du par. 175(2). Il n'est pas nécessaire qu'il y ait tapage distinct accessoire à l'acte qui cause ce tapage; l'acte lui‑même peut, dans certains cas, équivaloir à un tapage et le "causer" dans ce sens. Finalement, le principe de la légalité, auquel le juge Wilson fait allusion dans les motifs qu'elle a rédigés dans l'affaire Skoke‑Graham, laisse entendre que seule la conduite dont on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'elle cause pareil tapage dans les circonstances particulières de l'espèce relève de l'al. 175(1)a) (voir plus loin, à la p. 000).

Principes d'interprétation législative

Le terme disturbance peut avoir un grand nombre de significations. Il s'agit de choisir le sens qui correspond le mieux à l'intention du législateur.

Les arguments suivants appuient la conclusion que le terme disturbance (tapage) dont il est question à l'al. 175(1)a) comporte plus que la simple contrariété ou perturbation de la tranquillité mentale ou émotive.

Premièrement, le substantif disturbance (trouble, tapage) peut avoir une connotation différente de celle du verbe to disturb (troubler, déranger). Ce qui dérange (disturb) les gens ne cause pas nécessairement un trouble (disturbance) (par exemple, la fumée de cigarettes). Une définition qui souligne le caractère identique des termes disturb et disturbance est contraire à l'usage ordinaire, le principe le plus fondamental de l'interprétation législative. Cela ne veut pas dire que l'on ne peut parler d'un trouble purement émotif, mais plutôt que le terme disturbance a un sens secondaire que le verbe disturb n'a pas; un sens qui laisse entendre une entrave à une conduite ou à une utilisation ordinaire et habituelle.

Deuxièmement, le contexte dans lequel se trouve le terme "tapage" (disturbance) à l'al. 175(1)a) laisse entendre que le législateur n'avait pas l'intention de protéger la société contre un simple trouble émotif. Si le législateur avait voulu protéger la société contre la contrariété et l'angoisse, la disposition ne viserait pas que les actes accomplis dans un endroit public ou près d'un tel endroit et n'énumérerait pas certaines formes de conduite répréhensible — un bon nombre d'autres types de conduite nous dérangent. Le législateur aurait pu expressément prévoir une protection contre le trouble émotif (emotional disturbance) comme il l'a fait dans la Public Order Act 1986 (R.‑U.), 1986, ch. 64. Mais, pour reprendre les termes du juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse dans l'arrêt Swinimer, précité, le législateur a choisi de parler de faire du tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit et non de troubler la tranquillité d'esprit d'une personne. En abordant le "tapage" dans le contexte public, le législateur a indiqué que son objectif n'était pas de protéger les personnes contre tout trouble émotif, mais de protéger le public contre le désordre destiné à entraver ses activités normales.

Troisièmement, selon les outils d'interprétation, l'al. 175(1)a) vise le désordre manifesté publiquement. Tel que mentionné dans l'arrêt Skoke‑Graham, précité, les rubriques et les préambules peuvent servir intrinsèquement à interpréter les lois ambiguës. L'alinéa 175(1)a) figure dans la section intitulée "Inconduite". Sans accorder aux rubriques une importance déterminante, la rubrique sous laquelle figure l'al. 175(1)a) paraît appuyer l'opinion selon laquelle le législateur avait à l'esprit non pas le bouleversement émotif ou la contrariété de personnes, mais le désordre et l'agitation qui entravent l'utilisation ordinaire d'un endroit.

Quatrièmement, le terme "tapage", utilisé pour rendre le terme "disturbance" dans la version française du par. 175(1), connote un tapage manifesté extérieurement qui comporte un bruit violent ou une confusion qui vient troubler la tranquillité des usagers de l'endroit en question. Par exemple, Le Petit Robert 1 (1990) définit le terme de la manière suivante: "1o Bruit violent, confus, désordonné produit par un groupe de personnes [. . .] Tapage injurieux ou nocturne: consistant à troubler la tranquillité des habitants en faisant du bruit, sans motif légitime." (En italique dans l'original.)

Finalement, on peut soutenir que la mention, au par. 175(2), d'une déduction, de la preuve "sur le comportement d'une personne", de la survenance d'un désordre est compatible avec la conclusion que le législateur avait à l'esprit l'effet de l'acte consistant à crier, à jurer ou à chanter, par exemple, sur la conduite de personnes autres que l'accusé. Bref, le législateur se préoccupait de savoir de quelle manière des membres du public autres que l'accusé peuvent avoir été touchés par l'acte reproché.

Politique générale

Les considérations relatives à l'application pratique du droit criminel laissent entendre que l'interprétation restreinte de l'al. 175(1)a) fondée sur le "tapage dans un endroit public" est préférable à la norme plus large du "trouble émotif".

La première considération a trait à la justice fondamentale et, en particulier, au principe de la légalité, qui confirme que chaque personne a le droit de savoir d'avance si sa conduite est illégale. Comme le juge Wilson le souligne dans l'arrêt Skoke‑Graham, précité, l'application du critère du trouble intérieur signifierait que "dans une situation donnée, nous agirions tous au risque de causer à une autre personne quelque perturbation émotive ou "trouble" qu'elle ne manifesterait pas extérieurement" (p. 131). Interprété de cette manière, l'al. 175(1)a) impose à quelqu'un l'obligation de vérifier si sa conduite trouble ou est raisonnablement susceptible de troubler la tranquillité "mentale" ou "émotive" d'autrui. Un tel fardeau, qui dépend du temps, de l'endroit, des circonstances et de la sensibilité d'autrui, frise l'incertitude. On peut très bien se demander si on pourrait s'en acquitter avec certitude.

La deuxième considération veut que le critère plus restreint du "tapage dans un endroit public" permet de mieux équilibrer les intérêts opposés qui sont en jeu. Comme le juge en chef MacKeigan de la Nouvelle‑Écosse le souligne dans l'arrêt Swinimer, le critère relatif au tapage dans un endroit public ou près d'un tel endroit, au sens de l'al. 175(1)a), devrait permettre à la cour d'évaluer le degré et l'intensité de la conduite reprochée par rapport au degré et à la nature de la paix dont on peut s'attendre qu'elle prévale dans un endroit donné à un moment donné. Un critère qui considère qu'un trouble de la tranquillité mentale ou émotive est suffisant pour établir l'infraction ne permet pas d'atteindre pareil équilibre; tout ce qui est exigé c'est que l'accusé aurait dû savoir que quelqu'un aurait pu être troublé intérieurement. Par ailleurs, un critère qui repose sur la question de savoir si l'effet de la conduite était de nature à entraver l'utilisation ordinaire et habituelle des lieux au moment et à l'endroit en question, permet d'évaluer et d'équilibrer les facteurs opposés. À ce titre, on peut soutenir qu'il permet de réaliser un équilibre plus délicat entre l'intérêt de la personne en matière de liberté et l'intérêt qu'a le public à vaquer à ses occupations dans la paix et la tranquillité.

La dernière considération de principe nous amène sur le terrain plus glissant de l'évaluation des objectifs et des limites appropriés du droit criminel. D'après la norme de l'arrêt Swinimer, adoptée par les tribunaux d'instance inférieure, constituerait une infraction criminelle le fait de chanter ou de crier dans des circonstances où une personne a des raisons de croire que sa conduite peut contrarier ou déranger autrui, même si personne n'a entendu le bruit et encore moins n'a été gênée par celui‑ci. À l'appui de cette interprétation, on a soutenu qu'une telle norme rigoureuse est nécessaire pour écraser dans l'oeuf les désordres avant qu'ils ne dérangent vraiment le public. Toutefois, il est loin d'être évident en soi que l'objectif de faire régner la paix et l'ordre dans nos endroits publics exige que le droit criminel entre en jeu à l'étape de la prévisibilité d'une contrariété. En fait, notre société a coutume de tolérer un bon nombre d'activités dans nos rues et sur nos routes, qui peuvent déranger et contrarier d'autres personnes qui partagent ces endroits publics, et qui le font effectivement. Étant donné l'empiétement sur la liberté publique et l'incertitude qu'une telle règle créerait dans le droit criminel, on peut soutenir qu'une certaine manifestation extérieure de désordre au sens d'une entrave à l'utilisation normale de l'endroit visé devrait être nécessaire pour transformer une conduite légale en infraction criminelle.

Conclusion sur la portée de l'al. 175(1)a)

Le poids de la jurisprudence, les principes d'interprétation législative et des considérations de principe m'amènent à conclure que le tapage visé à l'al. 175(1)a) représente plus qu'un simple trouble émotif. Il doit y avoir une perturbation manifestée extérieurement de la paix publique au sens d'une entrave à l'utilisation ordinaire et habituelle des lieux par le public. Il peut y avoir une preuve directe d'un tel effet ou d'une telle entrave, ou on peut en déduire l'existence de la preuve apportée par un agent de police sur le comportement d'une personne aux termes du par. 175(2). Le tapage peut consister en l'acte reproché lui‑même, comme dans le cas d'une bagarre qui vient entraver l'utilisation paisible d'un bar, ou il peut constituer une conséquence de l'acte reproché, comme dans le cas où le fait de crier et de jurer provoque une bagarre. Comme l'illustre la jurisprudence, l'entrave à la conduite ordinaire et habituelle dans un endroit public ou près d'un tel endroit peut consister en un acte aussi banal que d'être distrait de son travail. Toutefois, l'entrave doit avoir lieu et doit être manifestée extérieurement. Conformément au principe de la légalité, le désordre doit avoir été raisonnablement prévisible dans les circonstances particulières du moment et du lieu.

Dispositif

En l'espèce, personne n'a présenté de preuve de l'existence d'une perturbation de l'utilisation des lieux en question. Le juge du procès a appliqué le critère du trouble de la tranquillité mentale et a prononcé des déclarations de culpabilité fondées sur le fait qu'une [traduction] "personne raisonnable ordinaire serait dérangée par un langage de cette nature qui serait crié dans un endroit public". Les déclarations de culpabilité ont été confirmées. En refusant l'autorisation d'interjeter l'appel, la Cour d'appel a accepté qu'un langage comme celui employé par l'accusé était [traduction] "dérangeant en soi et constituait lui-même du tapage" (p. 270). On n'a pas conclu que la conduite du plaignant ou de quelque autre personne a été touchée ou dérangée par ce langage. En l'absence de telles conclusions, les déclarations de culpabilité ne sauraient être maintenues.

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler les déclarations de culpabilité et de les remplacer par des acquittements.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelant: Del Atwood, Bridgewater.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 1 R.C.S. 167 ?
Date de la décision : 23/01/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. les déclarations de culpabilité sont annulées et remplacées par des acquittements

Analyses

Droit criminel - Inconduite - Faire du tapage - L'accusé a crié des obscénités à un voisin - Sens de "tapage" - L'accusé a‑t‑il fait du tapage dans un endroit public? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 175(1)a)(i).

L'accusé a été inculpé d'avoir fait du tapage en employant un langage insultant ou obscène, contrairement au sous‑al. 175(1)a)(i) du Code criminel. À deux reprises, il a crié des obscénités à son voisin d'en face, à partir de la galerie de sa maison. Le voisin a porté plainte et a témoigné pour le ministère public. On n'a présenté aucun élément de preuve indiquant qu'une autre personne avait entendu les propos de l'accusé ou qu'ils avaient influé sur la conduite du voisin. Le juge du procès a déclaré l'accusé coupable pour le motif que sa conduite constituait en soi du tapage au sens de l'al. 175(1)a). Il a également conclu que la conduite de l'accusé avait "dérangé" le voisin. La cour d'appel en matière de poursuites sommaires a confirmé les déclarations de culpabilité et la Cour d'appel a refusé l'autorisation d'interjeter appel de cette décision. La seule question qui se pose devant notre Cour est de savoir si la preuve démontre que l'utilisation par l'accusé d'un langage insultant et obscène a causé du "tapage" dans un endroit public ou près d'un tel endroit.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli. Les déclarations de culpabilité sont annulées et remplacées par des acquittements.

Le poids de la jurisprudence, les principes d'interprétation législative et des considérations de principe amènent à conclure que le "tapage" (disturbance) visé à l'al. 175(1)a) représente plus qu'un simple trouble émotif ou une simple contrariété. Pour qu'il puisse y avoir infraction aux termes de cette disposition, la conduite énumérée doit causer une perturbation manifestée extérieurement de la paix publique au sens d'une entrave à l'utilisation ordinaire et habituelle de l'endroit en question par le public. L'entrave peut être mineure, mais elle doit avoir lieu. Il peut y avoir preuve directe d'une telle entrave ou on peut en déduire l'existence de la preuve apportée par un agent de police sur le comportement d'une personne aux termes du par. 175(2). Le tapage peut consister en l'acte reproché lui‑même ou il peut constituer une conséquence de l'acte reproché. Enfin, conformément au principe de la légalité, le désordre doit avoir été raisonnablement prévisible dans les circonstances particulières du moment et du lieu.

En l'espèce, personne n'a présenté de preuve de l'existence d'une perturbation de l'utilisation des lieux en question. Le juge du procès a appliqué le critère du trouble de la tranquillité mentale et a prononcé des déclarations de culpabilité fondées sur le fait qu'une "personne raisonnable ordinaire serait dérangée par un langage de cette nature qui serait crié dans un endroit public". On n'a pas conclu que la conduite du voisin ou de quelque autre personne a été touchée ou dérangée par le langage utilisé. En l'absence de telles conclusions, les déclarations de culpabilité ne sauraient être maintenues.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Lohnes

Références :

Jurisprudence
Arrêts examinés: R. c. C.D. (1973), 13 C.C.C. (2d) 206
R. c. Swinimer (1978), 40 C.C.C. (2d) 432
R. c. Peters (1982), 65 C.C.C. (2d) 83
Skoke‑Graham c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 106
arrêts mentionnés: R. c. Wolgram (1975), 29 C.C.C. (2d) 536
R. c. Chikoski (1973), 14 C.C.C. (2d) 38
R. c. Eyre (1972), 10 C.C.C. (2d) 236.
Lois et règlements cités
Acte relatif aux Vagabonds, S.C. 1869, ch. 28.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 175.
Code criminel, S.C. 1953‑54, ch. 51, art. 160.
Code criminel, S.R.C. 1927, ch. 36, partie V.
Loi modifiant le Code criminel, S.C. 1947, ch. 55, art. 3.
Public Order Act 1986 (R.‑U.), 1986, ch. 64.
Doctrine citée
Petit Robert 1. Paris: Le Robert, 1990, "tapage".

Proposition de citation de la décision: R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167 (23 janvier 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-01-23;.1992..1.r.c.s..167 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award