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26/03/1992 | CANADA | N°[1992]_1_R.C.S._697

Canada | R. c. Milne, [1992] 1 R.C.S. 697 (26 mars 1992)


R. c. Milne, [1992] 1 R.C.S. 697

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Robert Fitzsimons Milne Intimé

Répertorié: R. c. Milne

No du greffe: 22161.

1991: 4 novembre; 1992: 26 mars.

Présents: Les juges Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1990), 109 A.R. 268, 77 Alta. L.R. (2d) 1, [1991] 1 W.W.R. 385, 59 C.C.C. (3d) 372, qui a accueilli l'appel interjeté par l'accusé contre le verdict de culpabilité rendu contre lui relat

ivement à une accusation de vol. Pourvoi accueilli.

Paul C. Bourque, pour l'appelante.

Larry L. Ross, pour l...

R. c. Milne, [1992] 1 R.C.S. 697

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Robert Fitzsimons Milne Intimé

Répertorié: R. c. Milne

No du greffe: 22161.

1991: 4 novembre; 1992: 26 mars.

Présents: Les juges Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1990), 109 A.R. 268, 77 Alta. L.R. (2d) 1, [1991] 1 W.W.R. 385, 59 C.C.C. (3d) 372, qui a accueilli l'appel interjeté par l'accusé contre le verdict de culpabilité rendu contre lui relativement à une accusation de vol. Pourvoi accueilli.

Paul C. Bourque, pour l'appelante.

Larry L. Ross, pour l'intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Gonthier — La présente affaire concerne l'application des principes du droit des biens en matière de vol. Plus précisément, il s'agit de déterminer si, dans certaines circonstances, un cessionnaire peut commettre un vol relativement à un bien à l'égard duquel le cédant jouit d'un droit de recouvrement en raison d'une erreur connue du cessionnaire.

I -- Les faits et les procédures

Monsieur Milne, par l'intermédiaire de sa société National Electronics Security Inc., fournissait des biens et services à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Cette dernière a réglé, par chèque envoyé à ladite société, un compte de 16 981 $, chèque que M. Milne a fait porter au crédit du compte de sa société. Un mois plus tard, par suite d'une erreur de la Compagnie de la Baie d'Hudson, M. Milne a reçu un second chèque de 16 981 $ qu'il a également déposé dans le compte de sa société. Monsieur Milne s'est alors approprié ces fonds en tirant sur le compte de sa société des chèques dont il était lui‑même bénéficiaire. Ces chèques, que M. Milne avait fait certifier, ont eu pour effet de presque effacer le solde de ce compte, pour lequel M. Milne était l'unique signataire autorisé. Un agent de sécurité de la Compagnie de la Baie d'Hudson a été incapable de communiquer avec M. Milne au sujet du paiement erroné, même après avoir laissé plusieurs messages à son intention.

Quant à savoir s'il y a eu vol en l'espèce, c'est là une question qui relève du par. 322(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui est ainsi conçu:

322. (1) Commet un vol quiconque prend frauduleusement et sans apparence de droit, ou détourne à son propre usage ou à l'usage d'une autre personne, frauduleusement et sans apparence de droit, une chose quelconque, animée ou inanimée, avec l'intention:

a) soit de priver, temporairement ou absolument, son propriétaire, ou une personne y ayant un droit de propriété spécial ou un intérêt spécial, de cette chose ou de son droit ou intérêt dans cette chose;

b) soit de la mettre en gage ou de la déposer en garantie;

c) soit de s'en dessaisir à une condition, pour son retour, que celui qui s'en dessaisit peut être incapable de remplir;

d) soit d'agir à son égard de telle manière qu'il soit impossible de la remettre dans l'état où elle était au moment où elle a été prise ou détournée.

Le juge du procès conclut que M. Milne savait que le second chèque à l'ordre de sa société avait été émis par erreur, et que, vu cette connaissance, il a commis un détournement en le déposant pour ensuite retirer l'argent.

[traduction] Il me semble que la seule conclusion à tirer de ces circonstances est que [M. Milne] savait que la somme reçue par suite de l'émission du second chèque avait été payée par erreur et qu'elle n'aurait pas dû être déposée dans ce compte. Selon moi, [M. Milne], qui était au courant de ces circonstances, a commis un vol en tirant des chèques sur le compte numéroté contenant des fonds qui n'auraient pas dû y être déposés.

Le juge du procès dit, en outre, que M. Milne a effectué ce détournement frauduleusement et sans apparence de droit, et qu'il a ainsi commis un vol.

Cette décision est infirmée par la Cour d'appel à la majorité: (1990), 77 Alta. L.R. (2d) 1, 109 A.R. 268, 59 C.C.C. (3d) 372, [1991] 1 W.W.R. 385 (ci-après cité au Alta. L.R.). Le juge Côté fait remarquer en effet que, quelle qu'ait pu être l'intention de M. Milne, il ne pouvait commettre de vol si la Compagnie de la Baie d'Hudson ne conservait pas un droit de propriété sur l'argent qu'elle avait erronément versé à la société de M. Milne. Il examine ensuite les règles du droit des biens applicables aux paiements faits par erreur et constate que, dans certains cas, un tel paiement emporte transfert de propriété, alors que, dans d'autres cas, il n'a pas cet effet. Après avoir analysé la jurisprudence, le juge Côté arrive à la conclusion que la réponse à la question de savoir s'il y a transfert de propriété en dépit de l'erreur, dépend du genre d'erreur commise. Si l'erreur porte sur l'objet du transfert ou sur le cessionnaire, la propriété n'est pas transférée. Si, toutefois, le cédant remet le bon objet à la bonne personne, il y a alors transfert de propriété, même si l'intention elle‑même était fondée sur une erreur (à la p. 20):

[traduction] Il n'y a transfert de propriété que si le cédant remet l'objet même qu'il croit remettre et a l'intention de remettre à la personne même à qui il croit le remettre et a l'intention de le remettre. C'est le cas indépendamment du fait que sa volonté et sa décision de le faire aient pu résulter d'une fraude, d'un oubli ou d'une erreur spontanée, pour peu que le bien et les cessionnaires soient ceux sur lesquels porte son intention. Mais s'il se trompe quant aux cessionnaires ou quant aux biens à céder et cède en conséquence, le mauvais bien ou fait la cession à la mauvaise personne, la propriété n'est pas transférée. Il en est ainsi quelle que soit la cause de son erreur, qu'elle résulte d'une fraude ou d'un accident.

En l'espèce, la Compagnie de la Baie d'Hudson avait l'intention d'émettre un chèque à l'ordre de National et en a effectivement émis un à l'ordre de National, conformément à son intention. Elle avait l'intention de le remettre à National et elle le lui a fait tenir. Elle voulait que National négocie le chèque et en conserve le produit, ce que National a fait. La Compagnie de la Baie d'Hudson ne s'est trompée ni quant au bénéficiaire ni quant à l'article en question. La Compagnie de la Baie d'Hudson a réussi: elle a fait parvenir le bon article à la bonne personne. Elle savait qu'elle n'y était pas tenue, mais a oublié ou négligé ce fait. La propriété a été transférée. La Compagnie de la Baie d'Hudson a acquis le droit d'intenter une action civile en recouvrement d'une somme identique, mais a perdu son droit de propriété sur le chèque et son produit. Ni [l'intimé] ni sa société National n'a agi de manière à l'inciter à faire ce paiement.

Puisqu'en l'espèce la Compagnie de la Baie d'Hudson avait l'intention de transférer à M. Milne la propriété du produit du second chèque, il y a eu effectivement transfert de propriété. Ce n'est pas parce que cette intention reposait sur la croyance erronée que la Compagnie de la Baie d'Hudson devait cet argent à M. Milne qu'il n'y a pas eu transfert de la propriété de l'argent, quoique cela ait fait naître une cause d'action civile en recouvrement de ladite somme.

Le juge Côté souligne que la nature et la validité de la relation contractuelle sous‑jacente n'avaient absolument rien à voir avec la question de savoir si le second chèque opérait un transfert de propriété (à la p. 20):

[traduction] Et je conviens que le critère à appliquer dans la présente affaire ne consiste pas à se demander s'il y a une erreur qui a pour effet de rendre nul un contrat. (Personne ne prétend en l'espèce que le transfert de propriété devait se faire ou ne pas se faire au moyen d'un contrat. Il devait plutôt se faire ou ne pas se faire par l'inscription du nom du bénéficiaire sur le chèque et par simple remise de celui‑ci.)

Ayant ainsi exposé les règles de droit civil relatives aux biens, le juge Côté fait observer qu'il n'est pas impérieux que le droit civil en matière de biens et le droit criminel en matière de vol s'accordent complètement. Il en découlerait toutefois des anomalies s'il en était autrement. De fait, selon le juge Côté, la réalité commerciale tend vers le même résultat que les principes de droit civil. Par exemple, les règlements des comptes qui ont constamment lieu entre deux sociétés sont souvent complexes et les paiements excédentaires, ainsi que les allégations de paiement excédentaire, sont fréquents. Le juge Côté a noté que si un paiement en trop effectué par erreur n'opérait pas un transfert de propriété, il existerait alors en matière de faillite un nouveau type de privilège du créancier, dont on ne s'était pas rendu compte auparavant. Le juge Côté ajoute que, du point de vue commercial, la mesure la plus pratique à prendre sur réception d'un chèque émis par erreur peut souvent être de le déposer pour ensuite faire tirer un chèque de remboursement. Or, si, au départ, il n'y a aucun transfert de propriété, même une telle mesure pourrait constituer un vol.

Le juge Côté rejette l'application des principes de la fiducie ou du droit en matière de détournement en l'espèce (à la p. 21):

[traduction] En l'espèce, il n'est nullement question d'un "droit de propriété spécial". Tous s'accordent en effet pour dire soit que la propriété a été transférée en totalité à National, soit qu'elle n'a pas été transférée du tout. Dans le présent cas, il n'y a eu, du point de vue du droit criminel ou du droit civil, aucun dépôt, aucun contrat de vente conditionnelle, aucune fiducie ni aucune autre forme de démembrement de propriété. La Compagnie de la Baie d'Hudson ne conservait aucun droit de propriété quel qu'il soit: Barclay's Bank c. Simms, précité.

La notion de détournement n'est pas pertinente en l'espèce. Elle élargit la portée du verbe "prendre" en common law tout en étendant la portée du vol de manière à englober les personnes déjà en possession du bien en question. Elle ne change rien en ce qui concerne la question de savoir s'il y a eu ou non transfert de propriété, pas plus qu'elle n'est déterminante quant à savoir qui est le propriétaire des biens qui ont été pris ou détournés.

Le juge Côté souligne enfin que M. Milne a certes agi malhonnêtement en ce qui concerne le second chèque, mais que cette forme particulière de malhonnêteté ne constitue pas un vol et qu'il existe, aux termes du Code criminel, plusieurs autres façons de la sanctionner.

Pour ces motifs, la Cour d'appel, à la majorité, accueille l'appel et annule la déclaration de culpabilité.

Le juge McClung, dissident, ne partage pas la conclusion des juges majoritaires que, du point de vue juridique, la propriété du produit du second chèque a été transférée à M. Milne. D'après lui, la règle de droit relative à l'erreur unilatérale s'applique en faveur de la Compagnie de la Baie d'Hudson et entraîne la nullité de l'opération. Comme la Compagnie de la Baie d'Hudson avait offert la somme de 16 981 $ pour des services déjà payés, elle s'était trompée au sujet d'une condition essentielle de l'opération et M. Milne a reconnu cette erreur. [traduction] "Dans ces circonstances, le contrat n'était pas simplement susceptible d'annulation; il était entaché de nullité et ne pouvait faire naître aucun droit" (p. 6). Il n'y a donc pas eu de transfert de la propriété des fonds en question.

Le juge McClung statue également que la Compagnie de la Baie d'Hudson a conservé dans les fonds un "droit de propriété spécial ou un intérêt spécial" au sens de l'al. 322(1)a) du Code. Selon lui, un tel droit ou intérêt peut découler de la nature de l'opération intervenue entre la personne qui verse les fonds et celle qui les reçoit. Appliquant ces principes aux faits de l'espèce, il conclut que les fonds ont été confiés à M. Milne, par l'intermédiaire de sa société, pour le paiement de services rendus antérieurement. Or, ceux‑ci avaient déjà été payés et on le savait, si bien que le produit du chèque faisait l'objet d'une fiducie qui conférait à la Compagnie de la Baie d'Hudson un intérêt à titre bénéficiaire et un intérêt spécial dans ces fonds.

II -‑ Analyse

Monsieur Milne ne pouvait être reconnu coupable de vol pour avoir pris quelque chose à la Compagnie de la Baie d'Hudson. Il est entré en possession du chèque par l'intermédiaire de sa société, sans avoir pris quelque chose. D'où il s'ensuit que M. Milne ne peut être déclaré coupable de vol que s'il a, frauduleusement et sans apparence de droit détourné l'argent à son propre usage dans l'intention de priver la Compagnie de la Baie d'Hudson de son bien ou de son "droit de propriété spécial ou [. . .] intérêt spécial" sur ce bien. C'est la théorie du détournement qui s'applique donc à un cas comme celui‑ci, où la possession de l'article en question a été acquise, au départ, sans que l'on ait pris quelque chose.

Pour déterminer si M. Milne a détourné l'argent à son propre usage, la question fondamentale est de savoir si, en raison de la connaissance qu'avait M. Milne de l'erreur commise par la Compagnie de la Baie d'Hudson, cette dernière a effectivement conservé un intérêt dans l'argent après que M. Milne en eut acquis la possession. Les juges majoritaires en Cour d'appel analysent soigneusement cette question en fonction du droit des biens. Le juge Côté fait remarquer en effet que la jurisprudence dans le domaine des biens fait une distinction entre les circonstances où une erreur a pour effet de rendre nulle ab initio une opération, de sorte qu'il n'y a aucun transfert de propriété, et d'autres circonstances où l'erreur ne fait que rendre l'opération susceptible d'annulation, ce qui donne à la partie lésée droit à un redressement sous forme de dommages‑intérêts ou par voie de fiducie par interprétation, mais qui n'empêche pas pour autant le transfert initial de propriété.

Comme je l'ai indiqué plus haut, le juge Côté conclut que cette distinction tient au genre d'erreur commise par le cédant. Si l'erreur porte sur l'objet du transfert ou sur le cessionnaire, le transfert est nul. Si, par contre, l'erreur se rapporte au motif du transfert, celui‑ci est annulable. En l'espèce, puisque l'erreur de la Compagnie de la Baie Hudson portait sur le motif du transfert plutôt que sur l'objet de ce transfert ou sur le cessionnaire, le transfert était simplement susceptible d'annulation.

Le ministère public conteste l'analyse que le juge Côté fait de la distinction entre les transferts nuls et les transferts annulables, en alléguant que cette analyse devrait porter sur l'intention subjective du propriétaire plutôt que sur son intention objective. On soutient que se concentrer sur l'intention objective va à l'encontre du principe général du droit criminel, qui veut que soit prise en considération l'intention subjective.

Il s'agit toutefois là d'une conception erronée de la distinction faite par le juge Côté. Cette distinction n'est aucunement tributaire de la différence entre l'intention objective et l'intention subjective. Il est évident que l'intention du cédant dont parle le juge Côté est son intention subjective et non pas objective. Le juge Côté estime, par exemple, que si une banque dépose erronément de l'argent dans le compte de la mauvaise personne, cette erreur vient empêcher le transfert de propriété. Pourtant, l'intention objective, du point de vue d'un observateur étranger à l'opération, serait de transférer la propriété. Selon le juge Côté, ce qui compte à ce moment‑là c'est l'intention subjective de ne pas le faire.

En l'espèce, la Compagnie de la Baie d'Hudson avait l'intention subjective et objective de transférer la propriété du chèque. Ce que le ministère public qualifie d'intention subjective de ne pas transférer la propriété se rapporte plutôt, sur le plan du droit criminel, au motif de l'opération. Dans le présent cas, le motif de la Compagnie de la Baie d'Hudson était de payer des services rendus par la société de M. Milne. Ce motif reposait évidemment sur une erreur puisque le paiement avait déjà été fait. Pourtant, compte tenu de cette erreur, la Compagnie de la Baie d'Hudson avait la ferme intention de transférer la propriété du second chèque à la société de M. Milne. Et le droit des biens confère un droit de recouvrement en raison de la nature particulière du motif erroné en l'espèce. Cela ne veut cependant pas dire que la Compagnie de la Baie d'Hudson n'avait pas l'intention de transférer le droit de propriété.

La nature de la distinction relevée par le juge Côté ne va donc nullement à l'encontre des préceptes généraux du droit criminel. En fait, cette distinction est, dans un sens, en accord avec ces préceptes dans la mesure où elle est axée sur l'intention plutôt que sur le motif. Dans l'hypothèse toutefois où la méthode par laquelle le juge Côté fait la distinction entre les transferts erronés entachés de nullité et ceux qui sont susceptibles d'annulation soit la bonne, que ce soit du point de vue du droit des biens ou du droit criminel, il reste qu'il convient, en toute logique, de se demander préalablement si la distinction elle‑même est nécessaire ou si elle a sa raison d'être dans le contexte du droit criminel. Comme l'indique l'arrêt R. c. Stewart, [1988] 1 R.C.S. 963, les questions touchant le droit des biens peuvent, dans le contexte du droit criminel, se présenter sous un aspect tout à fait différent de celui sous lequel elles se présentent dans le contexte du droit civil, lorsque ces deux branches du droit diffèrent quant à leurs objets.

La distinction entre nul et annulable, en droit des biens, vise dans une large mesure (quoique peut‑être non exclusivement) à protéger les tiers innocents qui se sont fiés à la légitimité de l'opération qui semble avoir eu lieu. Cet objet n'a pas de pendant en droit criminel. En droit criminel, on se préoccupe de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé, de sorte que l'accent est mis sur les actes et la connaissance de ce dernier. Le droit criminel n'a pas, sur les intérêts de tiers, l'incidence que peut avoir le droit des biens. Le fait que M. Milne puisse, dans une affaire comme celle qui nous occupe, être exposé à une sanction pénale à cause de ses actes n'aurait aucune incidence sur la réclamation, fondée sur le droit des biens, d'un tiers innocent à qui la propriété avait été transférée dans l'intervalle.

En fait, il serait parfaitement conforme aux objets et aux traditions du droit criminel de se concentrer sur la connaissance de l'accusé aux fins de décider s'il y a eu transfert de propriété. Cette conclusion est d'ailleurs compatible avec la jurisprudence antérieure portant sur cette question. Dans l'affaire Brochu c. The King (1950), 10 C.R. 183 (B.R. Qué.), l'accusé a reçu 1 000 $ de trop quand il a encaissé un chèque. Au moment où l'erreur lui a été signalée, l'accusé a nié avoir reçu la somme supplémentaire, et il a tenté d'utiliser ces fonds de différentes façons. En concluant que l'accusé était coupable de vol, le juge Marchand s'est appuyé sur le fait que l'accusé était au courant de l'erreur de la banque plutôt que sur la nature de cette erreur (à la p. 187):

Je souligne les mots "s'approprier ou de convertir à son usage" dont le sens très clair va beaucoup au delà des discussions du droit commun. Et j'y vois que celui qui a reçu par l'erreur unilatérale d'un propriétaire une chose à laquelle il n'a aucun droit, s'il décide de la convertir à son usage, de la garder, quand l'erreur qui la lui a donnée lui est signalée, se fait à lui‑même un titre frauduleux, se l'approprie frauduleusement et sans apparence de droit dans l'intention d'en priver le propriétaire, avec plein animus furandi, et se rend coupable du vol de cette chose.

Dans l'affaire R. c. Johnson, [1978] 6 W.W.R. 97 (C.A. Man.), les juges majoritaires se sont également concentrés sur la connaissance qu'avait l'accusé de l'erreur plutôt que sur le type d'erreur. Il s'agit là d'un cas où une banque avait erronément déposé des fonds dans le compte de l'accusé et où ce dernier, tout en sachant qu'il n'y avait pas droit, les avait retirés et dépensés. Le juge Monnin de la Cour d'appel a conclu que le fait de dépenser l'argent constituait un détournement et que la connaissance de l'erreur suffisait pour en faire un vol (à la p. 99):

[traduction] Selon l'interprétation ordinaire que donnerait n'importe quel citoyen et selon l'interprétation juridique littérale de l'art. 283 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, qui définit le vol, même si le fait pour l'accusé de prendre une chose qui, il le savait pertinemment, ne lui appartenait pas n'équivalait peut‑être pas en soi à un vol, sa conduite subséquente en détournant l'argent à son propre usage, frauduleusement et sans apparence de droit, constituait certainement un vol. L'accusé n'avait pas droit à cet argent et il le savait pertinemment. "Je n'en croyais presque pas mes yeux", a‑t‑il dit. À mon avis, c'est tout ce qu'il faut pour faire de ce détournement des fonds un vol qui aurait dû valoir à l'accusé une déclaration de culpabilité.

Ces deux arrêts sont certes conciliables avec l'approche proposée, en l'espèce, par la Cour d'appel à la majorité, mais ils s'accordent évidemment mieux avec une analyse fondée sur la connaissance de l'accusé.

Si, toutefois, c'est la connaissance de l'accusé qui doit être déterminante, il faudra alors écarter l'arrêt R. c. Dawood, [1976] 1 W.W.R. 262 (C.S. Alb., Div. app.). Dans cette affaire, l'accusé avait substitué les étiquettes de certaines marchandises pour ensuite présenter l'article dont le prix avait été ainsi modifié à la caisse en vue du paiement. Les juges majoritaires en Cour d'appel y ont vu une offre d'acheter l'article en question au prix modifié, offre qu'a acceptée le caissier. L'opération était en conséquence annulable et non pas nulle, de sorte qu'il y avait eu transfert de propriété. Comme l'accusé connaissait l'erreur du caissier, la propriété n'aurait pas été transférée aux fins du droit criminel si c'était la connaissance de l'accusé qui était déterminante.

En l'espèce, il ne fait aucun doute que M. Milne savait qu'il n'avait pas droit au produit du second chèque. Puisqu'il était au courant de l'erreur du cédant et qu'il s'agissait d'une erreur qui, en droit des biens, faisait naître un droit de recouvrement, la propriété n'a pas été transférée aux fins du droit criminel.

Vu cette conclusion, il n'est pas nécessaire d'étudier la portée du "droit de propriété spécial ou [. . .] intérêt spécial" visé à l'art. 322 du Code criminel.

III -‑ Conclusion

Lorsqu'un bien est erronément cédé à une personne qui connaît l'erreur, il n'y a pas de transfert de propriété aux fins du droit criminel s'il existe, en droit des biens, un droit de recouvrement, peu importe que le transfert initial soit considéré comme nul ou simplement annulable. La distinction entre les transferts nuls et ceux susceptibles d'annulation n'a pas de raison d'être dans le contexte du droit criminel. Dans l'un ou l'autre cas, lorsque le droit des biens accorde au moins un droit de recouvrement, la propriété n'est pas transférée aux fins du droit criminel. Si le cessionnaire détourne alors le bien à son propre usage, frauduleusement et sans apparence de droit, dans l'intention d'en priver le cédant, il se rend coupable de vol.

En l'espèce, le juge du procès conclut que M. Milne savait, d'une part, que c'était par erreur que le second chèque avait été émis à l'ordre de sa société et, d'autre part, qu'il avait déjà été payé par chèque. Par conséquent, la propriété du chèque en cause n'a pas été transférée à la société de M. Milne aux fins du droit criminel. Le juge du procès conclut en outre qu'en tirant, sur le compte de la société, des chèques dont il était lui‑même bénéficiaire et qui ont eu pour effet de presque effacer le solde de ce compte, M. Milne a détourné les fonds à son propre usage dans l'intention d'en priver la Compagnie de la Baie d'Hudson. Ce détournement a été fait frauduleusement et sans apparence de droit, car M. Milne savait que le chèque avait été émis par erreur. Monsieur Milne était donc coupable de vol.

D'autres cas, comme ceux évoqués dans les motifs du juge Côté de la Cour d'appel, soulèveront des questions différentes. Par exemple, le cas où le cessionnaire ne découvre qu'après avoir détourné un chèque à son propre usage qu'il lui a été envoyé par erreur soulèverait un certain nombre de questions qui ne se posent pas en l'espèce, comme le ferait également une situation dans laquelle le cessionnaire avait droit à une partie mais non à la totalité du produit du chèque, ou lorsqu'il est question de compensation ou que le cessionnaire a simplement déposé le chèque sans autres actes destinés à le détourner à son propre usage. Ce sont là des questions qu'il convient de trancher dans le cadre d'autres litiges.

Je suis, en conséquence, d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelante: Paul C. Bourque, Edmonton.

Procureur de l'intimé: Larry L. Ross, Calgary.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 1 R.C.S. 697 ?
Date de la décision : 26/03/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Vol - Détournement - Société de l'accusé payée deux fois pour les mêmes services - Second chèque émis par erreur à la connaissance de l'accusé - Second chèque déposé dans le compte de la société par l'accusé qui a ensuite tiré des chèques dont il était lui‑même bénéficiaire - L'accusé est‑il coupable de vol? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 322(1).

L'accusé, par l'intermédiaire de sa société, fournissait des biens et services à la Cie B.H. qui les a payés par chèque envoyé à la société. Un mois plus tard, par suite d'une erreur de la Cie B.H., un second chèque a été émis à l'ordre de la société de l'accusé. Comme il l'avait fait dans le cas du premier chèque, l'accusé a déposé ce second chèque dans le compte de sa société. L'accusé s'est ensuite approprié ces fonds en tirant sur le compte de sa société des chèques dont il était lui‑même bénéficiaire, ce qui a eu pour effet de presque effacer le solde de ce compte. Un agent de sécurité de la Cie B.H. a été incapable de communiquer avec l'accusé au sujet du paiement erroné, même après avoir laissé plusieurs messages à son intention. L'accusé a, par la suite, été inculpé de vol, en vertu du par. 322(1) du Code criminel, et déclaré coupable. La Cour d'appel à la majorité a annulé la déclaration de culpabilité. Ce pourvoi vise à déterminer si, dans certaines circonstances, un cessionnaire peut commettre un vol relativement à un bien à l'égard duquel le cédant jouit d'un droit de recouvrement en raison d'une erreur connue du cessionnaire.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Lorsqu'un bien est erronément cédé à une personne qui connaît l'erreur, il n'y a pas de transfert de propriété aux fins du droit criminel si, en droit des biens, le transfert initial est nul ou simplement annulable et que le cédant jouit d'un droit de recouvrement. La distinction entre les transferts nuls et ceux susceptibles d'annulation n'a pas de raison d'être dans le contexte du droit criminel. Dans l'un ou l'autre cas, lorsque le droit des biens accorde au moins un droit de recouvrement, la propriété n'est pas transférée aux fins du droit criminel. Si le cessionnaire détourne alors le bien à son propre usage, frauduleusement et sans apparence de droit, dans l'intention d'en priver le cédant, il se rend coupable de vol.

En l'espèce, il y a lieu de rétablir la déclaration de culpabilité. Le juge du procès a conclu que l'accusé savait que c'était par erreur que le second chèque avait été émis à l'ordre de sa société. Par conséquent, la propriété du chèque en cause n'a pas été transférée à la société de l'accusé aux fins du droit criminel. Le juge du procès a conclu en outre qu'en déposant le second chèque dans le compte de sa société pour ensuite retirer l'argent, l'accusé a détourné les fonds à son propre usage dans l'intention d'en priver la Cie B.H. Ce détournement a été fait frauduleusement et sans apparence de droit, car l'accusé savait que le chèque avait été émis par erreur.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Milne

Références :

Jurisprudence
Arrêt écarté: R. c. Dawood, [1976] 1 W.W.R. 262
arrêts mentionnés: R. c. Stewart, [1988] 1 R.C.S. 963
Brochu c. The King (1950), 10 C.R. 183
R. c. Johnson, [1978] 6 W.W.R. 97.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 322(1).

Proposition de citation de la décision: R. c. Milne, [1992] 1 R.C.S. 697 (26 mars 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-03-26;.1992..1.r.c.s..697 ?
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