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26/03/1992 | CANADA | N°[1992]_1_R.C.S._771

Canada | R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771 (26 mars 1992)


R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771

Darlene Morin Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

‑ et ‑

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Morin

no du greffe: 21996.

1991: 1er octobre; 1992: 26 mars.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 76 C.R. (3d) 37, 55 C.C.C. (3d) 209, 38 O.A.C. 298, qui a infirmé un jugement d

e la Cour de district, qui avait accueilli l'appel de l'accusée contre sa déclaration de culpabilité prononcée par le juge Dod...

R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771

Darlene Morin Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

‑ et ‑

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Morin

no du greffe: 21996.

1991: 1er octobre; 1992: 26 mars.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, McLachlin, Stevenson et Iacobucci

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 76 C.R. (3d) 37, 55 C.C.C. (3d) 209, 38 O.A.C. 298, qui a infirmé un jugement de la Cour de district, qui avait accueilli l'appel de l'accusée contre sa déclaration de culpabilité prononcée par le juge Dodds de la Cour provinciale. Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer est dissident.

Alan J. Risen et Robert B. Kimball, pour l'appelante.

Murray D. Segal et Kenneth L. Campbell, pour l'intimée.

S. R. Fainstein, c.r., et R. J. Frater, pour l'intervenant.

//Le juge Lamer//

Version française des motifs rendus par

Le juge en chef Lamer (dissident) — J'ai lu les motifs de mes collègues les juges Sopinka et McLachlin et, avec égards, je ne puis souscrire à leur décision. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'arrêt des procédures inscrit par le juge Murphy de la Cour de district siégeant à la cour d'appel en matière de poursuites sommaires.

Je suis d'accord avec les principes et la ligne directrice énoncés par mon collègue le juge Sopinka, sauf en ce qui concerne la preuve relative au préjudice.

Bien que dans l'arrêt R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, nous n'ayons pas tranché la question de savoir si le préjudice est présumé de façon concluante ou si on doit en déduire l'existence, dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, le juge Cory, avec l'appui du juge en chef Dickson et des juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Gonthier, et avec l'appui sur ce point des juges Sopinka et McLachlin dans des motifs distincts, a imposé "au ministère public le fardeau de prouver [. . .] que l'accusé n'a pas subi de préjudice en raison du délai". En fait à la p. 1232 de ses motifs le juge Cory dit:

(iv)Le préjudice subi par l'accusé.

Il existe une présomption simple selon laquelle le seul écoulement du temps cause un préjudice à l'accusé et dans le cas de délais très longs la présomption devient pratiquement irréfragable. Lorsque le ministère public peut prouver que l'accusé n'a pas subi de préjudice en raison du délai, cette preuve peut servir à justifier le délai. Il est aussi possible à l'accusé de présenter des éléments de preuve tendant à démontrer qu'il a effectivement subi un préjudice en raison du délai, afin de renforcer sa demande de réparation.

Je crois que les facteurs que j'ai énumérés correspondent en grande partie à ceux que les juges L'Heureux‑Dubé et Sopinka ont mentionnés respectivement dans l'arrêt Conway et dans l'arrêt Smith. Ces critères visent à établir une méthode qui s'appuie sur l'objet qui sous‑tend l'al. 11b) et qui permette aux tribunaux de pondérer les éléments de fond applicables de façon cohérente. Il vaut la peine de rappeler qu'on arrive à un équilibre entre l'objet explicite de l'al. 11b), soit la protection de la personne individuelle, et son objet implicite, soit la dimension sociale de l'al. 11b), en imposant au ministère public le fardeau de prouver que, par ses actes, l'accusé a délibérément causé les délais, que ceux‑ci équivalent à une renonciation ou encore que l'accusé n'a pas subi de préjudice en raison du délai. [Je souligne.]

Selon mon interprétation des motifs du juge Cory, le fardeau n'incombe au requérant à l'égard du préjudice que lorsqu'il cherche à obtenir une autre réparation en plus de l'arrêt des procédures. S'il existe une ambiguïté à cet égard (et je suis d'avis qu'il n'y en a pas) à la p. 1232 de ses motifs, le raisonnement qui précède ce résumé la clarifie amplement. À la p. 1230 de ses motifs, le juge Cory dit:

De plus, la possibilité évoquée par le juge Sopinka dans l'arrêt Smith, que les accusés ayant subi quelqu'autre préjudice supplémentaire soient autorisés à en faire la preuve de leur propre initiative pour renforcer leur demande de réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte est conforme à l'al. 11b) dont l'objectif premier est de protéger les droits de la personne.

J'étais dissident en ce qui a trait à la position adoptée par le juge Cory quant au préjudice, mais cette position a reçu l'appui de six autres juges. Mes opinions à l'égard de la question, que j'ai maintenues depuis l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, et dans tous les arrêts de notre Cour fondés sur l'al. 11b), ont été mises en échec d'une manière concluante par l'arrêt Askov, et, depuis lors, j'estime être lié par celui‑ci. En outre, comme cet arrêt est très récent, je crois qu'il n'est pas souhaitable de le remettre en question en l'espèce.

Mes deux collègues, le juge McLachlin un peu plus que le juge Sopinka, ont imposé à l'accusé dans leurs motifs, le fardeau de prouver qu'il a subi un préjudice. Il s'agit d'une modification fondamentale de la position que notre Cour a adoptée. Bien que je n'aie jamais changé d'avis en ce qui concerne ma position dissidente, j'appliquerai, comme il se doit, l'arrêt Askov aux faits de l'espèce. Le fardeau ayant été laissé au ministère public, celui‑ci a démontré qu'il n'y avait pas eu d'effet sur les intérêts de Mme Morin en matière de liberté et de procès équitable. Toutefois, il n'a même pas tenté de démontrer qu'il n'y avait pas eu d'effet sur ses intérêts en matière de sécurité; je veux dire par là le genre de préjudice que j'ai décrit dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 920, "la stigmatisation de l'accusé, l'atteinte à la vie privée, la tension et l'angoisse résultant d'une multitude de facteurs, y compris éventuellement les perturbations de la vie familiale, sociale et professionnelle, les frais de justice et l'incertitude face à l'issue et face à la peine". Je conclus qu'il y a eu un préjudice de ce genre au delà du délai que l'on peut légitimement imputer à la pénurie des ressources institutionnelles.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Stevenson et Iacobucci rendu par

Le juge Sopinka — La question en litige dans le présent pourvoi porte sur le droit d'un accusé d'être jugé dans un délai raisonnable. Ce droit est inscrit à l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés dont voici le texte:

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

b) d'être jugé dans un délai raisonnable;

Bien qu'il soit séduisant par sa simplicité, ce libellé a présenté à la Cour l'un des défis les plus difficiles dans la recherche d'une interprétation qui respecte le droit du particulier à une époque où l'administration de la justice est aux prises avec une réduction de ses ressources et une augmentation du nombre d'affaires à entendre. En l'espèce, on demande à la Cour d'examiner de nouveau le problème en tenant compte de l'effet sur l'administration de la justice de notre arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199. La preuve qui nous a été présentée indique que, entre le 22 octobre 1990 et le 6 septembre 1991, en Ontario seulement, il y a eu arrêt des procédures ou retrait des accusations dans plus de 47 000 cas. Cette situation a provoqué des réactions partagées. D'une part un grand nombre de personnes ont accueilli favorablement le résultat qui, à leur avis, a débarrassé le système de beaucoup de bois mort sous la forme d'accusations qui n'auraient pas dû être portées ou qui, ayant été portées, auraient dû être retirées. Cette situation, disent‑elles, permettra au système de traiter plus rapidement des affaires plus urgentes et de réduire la période pendant laquelle des individus qu'on allègue être des criminels sont libres de leurs mouvements en attendant leur procès. D'autre part, beaucoup d'autres personnes désapprouvent ce qui, à leur avis, équivaut à une amnistie pour des criminels, dont certains étaient accusés de crimes très graves. Elles affirment que des accusés sont libérés alors qu'ils n'ont subi aucun préjudice, à la grande consternation des victimes qui ont subi, dans certains cas, des pertes tragiques.

Les faits

Les faits de l'espèce ne sont ni compliqués ni contestés. Le 9 janvier 1988, un policier a remarqué que l'accusée roulait à une vitesse excessive. Il lui a ordonné de s'arrêter et a constaté qu'elle démontrait des signes d'ébriété. À la suite d'une observation visuelle et d'une série de tests de coordination, elle a été accusée d'avoir conduit un véhicule à moteur lorsque sa capacité de conduire était affaiblie, en contravention de l'al. 237a) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34 (maintenant l'al. 253a)). L'accusée a ensuite été amenée au poste de police et où elle a subi un alcootest après quoi elle a été accusée d'avoir, en contravention de l'al. 237b) (maintenant l'al. 253b)) du Code, conduit un véhicule à moteur après avoir consommé de l'alcool de manière que son alcoolémie dépassait la limite prévue par la loi.

L'accusée a été libérée le jour de son arrestation sur la promesse de comparaître. Elle a ensuite comparu devant la Cour provinciale à Oshawa, le 23 février 1988. L'avocat de l'accusée a expressément demandé [traduction] "la date du procès la plus rapprochée possible" (d.c., à la p. 15). La date du procès a été fixée au 28 mars 1989. En réponse à une demande de l'avocat s'il s'agissait de la "date la plus rapprochée", le juge qui présidait a simplement répondu "oui" (d.c., aux pp. 15 et 16).

À la date prévue du procès, le 28 mars 1989, avant de présenter un plaidoyer, l'avocat de l'accusée a présenté une requête demandant l'arrêt des procédures en se fondant sur le par. 24(1) de la Charte; il a soutenu que le délai de 14 mois ½ pour citer l'accusée à procès a porté atteinte aux droits que lui confère l'al. 11b) de la Charte. La requête a été rejetée. L'accusée a ensuite été déclarée coupable de l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" et un arrêt des procédures a été inscrit quant à l'accusation d'avoir conduit avec facultés affaiblies. La cour d'appel en matière de poursuites sommaires a également arrêté les procédures relativement à l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" sur le fondement que l'accusée n'avait pas subi son procès dans un délai raisonnable. Un autre appel à la Cour d'appel de l'Ontario a été accueilli et la déclaration de culpabilité a été rétablie.

Les jugements

A. La Cour provinciale de l'Ontario

Le juge Dodds s'est principalement fondé sur la décision R. c. Hurlbert (1988), 66 C.R. (3d) 391 (H.C. Ont.), dans laquelle on a jugé qu'un délai de 18 mois avant la tenue du procès était raisonnable. Dans cette décision‑là, le juge Doherty (maintenant à la Cour d'appel) a déterminé qu'un délai aussi long était à première vue excessif et nécessitait un examen approfondi des autres facteurs, mais que l'ensemble des circonstances ne justifiait pas un arrêt des procédures. Le juge Dodds a conclu:

[traduction] En l'espèce, le délai est de 14 mois ½ et non de 18 mois. Le représentant de l'accusée n'a exprimé aucune préoccupation lorsque la date du procès a été fixée sauf de dire "est‑ce la date la plus rapprochée?" Aucun préjudice n'a été soulevé à ce moment‑là et aucun n'a été démontré depuis. Compte tenu des circonstances, je suis d'avis que cette affaire s'inscrit bien dans le cadre de l'analyse du juge Doherty dans la décision Hurlbert, et la requête est rejetée.

Par la suite l'accusée a été déclarée coupable relativement à l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" et un arrêt a été inscrit relativement à l'accusation de conduite avec facultés affaiblies. En conséquence, une amende de 700 $ a été imposée à l'accusée et son permis de conduire a été suspendu pour 15 mois.

B. La Cour de district de l'Ontario

Le juge Murphy a dit qu'il était lié par les motifs récents de notre Cour dans l'arrêt R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659. Il a établi une distinction d'avec l'affaire Hurlbert sur laquelle s'est fondé le juge du procès.

Le juge Murphy a ensuite appliqué le critère en matière de délai déraisonnable énoncé dans l'arrêt Conway. Il a conclu que la pénurie de ressources institutionnelles constituait la raison principale du délai dans cette affaire. Il a rejeté la prétention du ministère public que l'appelante était tenue de faire valoir son droit à un procès sans délai aux termes de l'al. 11b). Le juge Murphy a convenu qu'il fallait tenir compte dans une certaine mesure du manque de ressources judiciaires, mais il a indiqué que [traduction] "[c]ette affaire est sans doute inhabituelle en raison de l'absence de facteurs qui entraînent des complications". Étant donné l'absence de complexité de l'affaire, il ne pouvait admettre qu'un délai de 14 mois ½ soit justifié. Par conséquent, il a conclu que l'appelante n'avait pas été jugée dans un délai raisonnable. Il a accueilli l'appel et inscrit un arrêt des procédures. De plus, dans le cas où il aurait commis une erreur relativement à l'appel sur la déclaration de culpabilité, le juge Murphy a accueilli l'appel de l'accusée contre la peine et a réduit sa suspension de permis à 12 mois.

C. La Cour d'appel de l'Ontario (1990), 76 C.R. (3d) 37

La Cour d'appel a reconnu que la seule source de délai dans cette affaire était attribuable aux limites des ressources institutionnelles. Compte tenu de la déclaration de notre Cour dans l'arrêt R. c. Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115, que "[l]es cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que notre Cour pour évaluer le caractère raisonnable des limites et des ressources institutionnelles de leur province" (à la p. 1116), la cour composée de cinq membres a invité les parties à présenter d'autres documents sur cette question. De nombreux renseignements supplémentaires ont été présentés. Après avoir examiné des parties des documents, la cour a fait remarquer que le problème du retard était toujours grave, malgré les initiatives du gouvernement pour régler le problème.

La cour a ensuite appliqué les quatre facteurs mentionnés dans l'arrêt R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120, aux faits de l'espèce. Elle a d'abord examiné la question du préjudice causé à l'appelante et a conclu qu'il ne fallait accorder qu'une faible importance à ce facteur. L'appelante n'avait subi aucun préjudice réel (elle n'a ni déposé, ni cité aucun témoin) et tout préjudice présumé découlant du délai n'était pas important. La cour a ensuite examiné la question de la renonciation et a conclu qu'il n'y avait eu de la part de l'appelante aucune renonciation sur une partie du délai. En ce qui a trait à la longueur du délai, la cour a indiqué que, pris de façon isolée, elle était excessive.

Examinant le deuxième facteur analysé dans l'arrêt Smith, précité, la cour a souligné que, l'affaire ne comportant que des témoins de la police et un certificat d'analyse, il s'agissait d'une question de "routine". En fait, l'enquête de la police était terminée le jour même de l'arrestation. La cour a conclu que [traduction] "les délais inhérents n'expliquaient pas le retard" (à la p. 46).

La Cour d'appel a conclu que l'unique raison du délai était la pénurie des ressources institutionnelles. La cour a examiné la situation dans le district de Durham et a conclu que les délais systémiques arrivaient à un niveau de crise. Toutefois, elle a ajouté que le gouvernement avait reconnu le problème et tentait de le régler. Elle a admis que [traduction] "les problèmes de l'administration de la justice étaient extrêmement complexes et ne pouvaient faire l'objet d'un règlement rapide ou d'une solution magique" (à la p. 49). Compte tenu des efforts du gouvernement pour réduire les délais, la cour était disposée à considérer de façon bienveillante le délai systémique.

Enfin, la Cour d'appel a examiné la nécessité d'une période de transition pour donner au gouvernement le temps de s'acquitter de son fardeau d'assurer la tenue des procès dans un délai raisonnable. Elle a conclu qu'une telle période de transition était nécessaire et que [traduction] "[c]ompte tenu de l'étendue et de la grande difficulté du problème . . . la période de transition ne peut être courte." (aux pp. 52 et 53). La Cour d'appel a ajouté qu'il faudrait accorder une marge considérable au délai systémique pendant la période de transition dans la pondération des facteurs énoncés dans l'arrêt Smith, précité. Toute autre conclusion [traduction] "équivaudrait à une amnistie . . . [et] [i]l est clairement évident qu'une telle amnistie n'est pas souhaitable" (à la p. 55).

La cour a conclu que, compte tenu de tous les facteurs énoncés dans l'arrêt Smith, précité, le droit de l'appelante d'être jugée dans un délai raisonnable n'a pas été violé. Par conséquent, l'appel a été accueilli, la déclaration de culpabilité prononcée au procès a été rétablie et la peine "modifiée" en appel par le juge Murphy de la Cour de district a été confirmée.

Les questions en litige

La question principale à trancher dans le présent pourvoi est de savoir si le délai intervenu en l'espèce a porté atteinte au droit de l'accusée d'être jugée dans un délai raisonnable que confère l'al. 11b) de la Charte. Si l'on répond à cette question par l'affirmative, il en découle une question subsidiaire. Le délai est‑il excusable en raison de la nécessité d'une période de transition pour permettre au gouvernement de s'acquitter de son fardeau d'assurer la tenue des procès dans un délai raisonnable?

La jurisprudence relative à l'al. 11b)

La jurisprudence relative à l'al. 11b) est intéressante car elle souligne l'importance d'éviter d'interpréter de façon rigide les nouveaux droits constitutionnels dans les premières années d'un document constitutionnel. La Cour aurait simplement pu adopter la position américaine énoncée dans l'arrêt Barker c. Wingo, 407 U.S. 514 (1972), selon lequel seuls les délais énormes sont interdits. Notre Cour plutôt a tenté d'élaborer, en conformité avec l'esprit de la Charte, une position canadienne en tenant compte de l'expérience américaine. Naviguant comme nous l'avons fait en eaux inconnues, il n'est pas surprenant que le cap que nous avons adopté ait nécessité certaines modifications pour se conformer à l'expérience et qu'il pourra en exiger d'autres à l'avenir.

Dans les arrêts Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588 et R. c. Conway, précité, la Cour a élaboré les critères fondamentaux pour l'application de l'al. 11b). Il n'est pas surprenant que le libellé général de l'alinéa soulève des divergences d'opinions quant aux critères qui doivent être appliqués et quant à leur contenu. Dans un effort pour élaborer une position commune qui aurait guidé les tribunaux de première instance et les cours d'appel mais leur aurait laissé la souplesse nécessaire pour tenir compte des conditions locales, notre Cour dans l'arrêt Smith, précité, a réparti la jurisprudence établie dans les arrêts Mills, Rahey et Conway en quatre critères fondamentaux qui doivent être appliqués pour déterminer si le délai est déraisonnable. Dans la semaine qui a précédé le dépôt des motifs de l'arrêt Smith, nous avons entendu le pourvoi Stensrud, précité, dans lequel on nous demandait d'infirmer un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan infirmant la décision du juge du procès qui avait refusé un arrêt des procédures. Sur le fondement de la preuve qui lui avait été présentée, la Cour d'appel a conclu que le délai était déraisonnable. Sachant que l'arrêt Smith allait être rendu sous peu, nous avons refusé d'examiner encore une fois les principes sous‑jacents à l'al. 11b). Nous étions convaincus que la Cour d'appel avait correctement évalué l'effet des restrictions sur les ressources institutionnelles. À cet égard nous avons dit, à la p. 1116:

Les cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que notre Cour pour évaluer le caractère raisonnable des limites et des ressources institutionnelles de leur province.

Enfin, dans l'arrêt Askov, nous avons traité d'une affaire qui nous est venue de la Cour d'appel de l'Ontario et qui émanait de Brampton (Ontario), un endroit bien connu pour ce qui est des délais déraisonnables. La Cour a appliqué les critères fondamentaux de l'arrêt Smith et a conclu, à l'unanimité, que le délai était déraisonnable. La Cour a ensuite dit qu'"une période d'attente de six à huit mois entre l'envoi à procès et le procès lui‑même, pourrait être à la limite supérieure du raisonnable" (à la p. 1240). C'est l'interprétation et l'application de cette déclaration qui ont entraîné le grand nombre d'arrêts des procédures et de retraits que j'ai mentionnés.

La présente instance a été présentée à la Cour d'appel de l'Ontario après le dépôt de nos arrêts Smith et Stensrud mais avant l'arrêt Askov. J'ai déjà indiqué que la cour avait invité les parties à soumettre d'autres éléments de preuve en ce qui a trait à la situation dans le district de Durham relativement aux restrictions et aux ressources institutionnelles. C'est dans ce cadre de jurisprudence et de preuve que la Cour d'appel a rendu sa décision.

L'objet de l'al. 11b)

L'objet principal de l'al. 11b) est la protection des droits individuels de l'accusé. Toutefois, notre Cour a reconnu un intérêt secondaire de l'ensemble de la société. J'examinerai chacun de ces intérêts et leur interaction.

Les droits individuels que l'alinéa cherche à protéger sont: (1) le droit à la sécurité de la personne, (2) le droit à la liberté et (3) le droit à un procès équitable.

L'alinéa 11b) protège le droit à la sécurité de la personne en tentant de diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures criminelles. Il protège le droit à la liberté parce qu'il cherche à réduire l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Pour ce qui est du droit à un procès équitable il est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.

L'intérêt secondaire de la société ressort de façon évidente lorsqu'il correspond à celui de l'accusé. La société dans son ensemble a intérêt à ce que le moins fortuné de ses citoyens qui est accusé de crimes soit traité de façon humaine et équitable. À cet égard, les procès qui sont tenus rapidement ont la confiance du public. Comme le juge Martin l'a fait remarquer dans l'arrêt R. c. Beason (1983), 36 C.R. (3d) 73 (C.A. Ont.): [traduction] "Les procès tenus dans un délai raisonnable ont une valeur intrinsèque. La garantie constitutionnelle s'applique à l'avantage de l'ensemble de la société et, en fait, à l'avantage ultime de l'accusé . . ." (à la p. 96). Toutefois, dans certains cas, l'accusé n'a aucun intérêt dans la tenue d'un procès hâtif et l'intérêt de la société ne correspond pas alors à celui de l'accusé.

Il existe également un intérêt de la société qui est, par sa nature même, contraire aux intérêts de l'accusé. Dans l'arrêt Conway, notre Cour, à la majorité, a reconnu que les intérêts de l'accusé doivent être contrebalancés par les intérêts de la société dans l'application de la loi. Ce thème a été repris dans l'arrêt Askov par le juge Cory qui a mentionné que "la société a un intérêt à s'assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi" (à la p. 1219). Plus un crime est grave, plus la société exige que l'accusé subisse un procès. Le rôle de cet intérêt est des plus évidents et son influence des plus apparentes lorsqu'on cherche à absoudre des personnes accusées de crimes graves simplement dans le but d'alléger le rôle.

La position à l'égard du délai déraisonnable ‑ Les facteurs

La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit ne consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai ou sont autrement la cause du délai. Comme je l'ai souligné dans l'arrêt Smith, précité, "[i]l est évident qu'un certain délai est inévitable. La question est de savoir à quel point le délai devient déraisonnable." (À la p. 1131). Bien que la Cour ait à l'occasion dit autre chose, il est maintenant admis que les facteurs à prendre en considération pour analyser la longueur d'un délai déraisonnable sont les suivants:

1.la longueur du délai;

2.la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul;

3.les raisons du délai, notamment

a)les délais inhérents à la nature de l'affaire,

b)les actes de l'accusé,

c)les actes du ministère public,

d)les limites des ressources institutionnelles,

e)les autres raisons du délai;

4.le préjudice subi par l'accusé.

Ces facteurs sont essentiellement les mêmes que ceux que notre Cour a analysé dans l'arrêt Smith, précité, à la p. 1131, et dans l'arrêt Askov, précité, aux pp. 1231 et 1232.

Le processus judiciaire appelé "pondération" exige un examen de la longueur du délai et son évaluation en fonction d'autres facteurs. Le tribunal détermine ensuite si le délai est déraisonnable. Pour rendre cette décision, il y a lieu de tenir compte des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger. Si l'on écarte la question du délai en appel, la période qui doit être examinée est celle qui court de la date de l'accusation à la fin du procès. Voir R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594. La longueur de cette période peut être réduite par la soustraction des périodes pour lesquelles il y a eu renonciation. Il faut alors déterminer si cette période est déraisonnable compte tenu des intérêts que l'al. 11b) vise à protéger, de l'explication du délai et du préjudice subi par l'accusé.

Le rôle du fardeau de la preuve dans ce processus de pondération a été décrit dans notre jugement unanime R. c. Smith, précité, aux pp. 1132 et 1133:

Je conviens que le fardeau ultime de la preuve incombe à l'accusé. Une affaire ne sera tranchée en fonction du fardeau de la preuve que si la cour ne peut parvenir à une décision à partir des faits qui lui sont présentés. Bien que le fardeau ultime de la preuve puisse incomber à l'accusé, il peut y avoir déplacement du fardeau secondaire de présentation d'éléments de preuve ou d'arguments selon les circonstances de chaque cas. Par exemple, un long délai qui résulte d'une demande d'ajournement du ministère public exigerait normalement une explication de sa part quant à la nécessité de l'ajournement. En l'absence d'une telle explication, la cour pourrait déduire que le délai est injustifié. Il conviendrait de dire qu'un fardeau secondaire de présentation incombe au ministère public dans ces circonstances. Dans tous les cas, la cour devrait se rappeler qu'il est rarement nécessaire ou souhaitable de trancher la question en fonction du fardeau de la preuve et qu'il est préférable d'apprécier le caractère raisonnable du délai global écoulé en tenant compte des facteurs susmentionnés.

Je ne considère pas l'arrêt Askov comme s'écartant de cette déclaration quoique certaines parties des motifs du juge Cory insistent sur certains aspects du fardeau de présentation qui incombe au ministère public.

Voici une définition de chacun de ces facteurs et de leur interaction. Je traiterai de ceux‑ci dans l'ordre où un tribunal de première instance doit les examiner.

1. La longueur du délai

Comme je l'ai indiqué, ce facteur oblige la cour à examiner la période qui court de l'accusation jusqu'à la fin du procès. L'accusation désigne la date à laquelle une dénonciation est déposée ou celle à laquelle un acte d'accusation est présenté (voir Kalanj, précité, à la p. 1607). Le délai antérieur à l'accusation peut, dans certaines circonstances, avoir une influence sur la décision globale de savoir si le délai postérieur à l'accusation est déraisonnable, mais il n'entre pas comme tel dans le calcul de la longueur du délai.

Un examen pour déterminer si un délai est déraisonnable est déclenché par une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Le fardeau juridique d'établir qu'il y a eu une violation de la Charte incombe au requérant. L'examen, qui peut être complexe (comme peuvent l'illustrer les procédures devant la Cour d'appel en l'espèce), ne devrait être entrepris que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Si la longueur du délai n'est pas exceptionnelle, il n'est pas nécessaire de procéder à un examen et aucune explication du délai n'est demandée à moins que le requérant ne soit en mesure de soulever la question du caractère raisonnable de la période par renvoi à d'autres facteurs comme le préjudice. Si, par exemple, le requérant est sous garde, un délai plus court soulèvera le problème.

2. La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul

Si la longueur du délai justifie un examen des raisons du délai, il paraît logique de traiter de toute allégation de renonciation avant d'aller plus loin dans l'examen plus détaillé de ces raisons. Si, par entente ou de toute autre façon, l'accusé a renoncé en tout ou en partie à ses droits de se plaindre du délai, la question sera réglée, ou la période à laquelle il a renoncé sera soustraite.

Notre Cour a clairement dit que pour qu'un accusé renonce aux droits que lui confère l'al. 11b), la renonciation doit être claire et sans équivoque et faite en pleine connaissance des droits que la procédure était destinée à protéger et de l'effet de la renonciation sur ces droits (Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41, à la p. 49; voir également Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383, aux pp. 394 à 396; Askov, précité, aux pp. 1228 et 1229). La renonciation peut être explicite ou implicite. Si la renonciation est censée être implicite, la conduite de l'accusé doit être conforme aux critères stricts de la renonciation énoncée précédemment, comme le juge Cory l'a décrit dans l'arrêt Askov, précité, à la p. 1228:

Il faut [. . .], dans la conduite de l'accusé, quelque chose qui permette de conclure qu'il a compris que l'al. 11b) lui garantissait un droit, qu'il a compris la nature de ce droit et qu'il a renoncé au droit ainsi garanti.

Pour qu'il y ait renonciation, il doit y avoir un acte précis et non seulement un manque d'attention. Si l'accusé ou son avocat ne pense pas expressément à la renonciation et qu'il n'est pas au courant de ce que signifie sa conduite, alors cette conduite ne constitue pas une renonciation. On peut tenir compte d'une telle conduite sous le facteur "actes de l'accusé", mais il ne s'agit pas d'une renonciation. Comme je l'ai dit dans l'arrêt Smith, précité, qui a été suivi dans l'arrêt Askov, précité, le fait d'accepter la date d'un procès peut permettre de déduire qu'il y a eu renonciation. Ce ne sera pas le cas si le consentement à une date équivaut à une simple reconnaissance de l'inévitable.

Dans l'arrêt R. c. Bennett (1991), 6 C.R. (4th) 22 (C.A. Ont.), le juge Arbour a fait allusion au problème qui survient lorsqu'on applique les principes de la renonciation à l'égard des accusés qui ont accepté des dates de procès avant le dépôt de l'arrêt Askov. Vraisemblablement, les accusés pourraient soutenir que, lorsqu'ils ont accepté les dates ils n'étaient pas entièrement au courant de leurs droits. Il s'agit sans aucun doute d'un facteur qui doit être examiné par le tribunal qui entend la demande et il ne convient pas que notre Cour se prononce d'une manière générale sur la question de savoir si une renonciation s'appliquerait dans les circonstances. Toute allégation qu'il y a eu mauvaise compréhension des droits en raison de l'état du droit connu avant l'arrêt Askov doit être examinée en tenant compte des présents motifs.

3. Les raisons du délai

Si la demande d'un accusé n'est pas réglée en raison des principes de la renonciation, la cour devra examiner les autres explications du délai. Certains délais sont inévitables. Les tribunaux ne siègent pas jour et nuit. Il faut du temps pour traiter l'accusation, retenir les services d'un avocat, régler les demandes de cautionnement et les autres procédures préalables au procès. Il faut du temps pour que l'avocat se prépare. En plus de ces délais inhérents à la nature de l'affaire, la poursuite ou la défense peut avoir besoin de temps. Toutefois, aucune partie ne peut invoquer ses propres délais à l'appui de sa position. Lorsqu'une affaire est prête pour le procès, il est possible que le juge, la salle d'audiences ou le personnel essentiel de la cour ne soient pas disponibles et qu'ainsi l'affaire ne puisse être entendue. Ce dernier genre de délai est appelé délai institutionnel ou systémique. J'examinerai maintenant de manière plus approfondie chacune de ces raisons et le rôle qu'elle joue pour déterminer qu'un délai est déraisonnable.

a) Les délais inhérents

Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en matière de délais qui retardent inévitablement l'affaire. Tout comme le camion d'incendie doit se rendre sur les lieux du sinistre, il faut également qu'une affaire soit préparée. La complexité du procès est une exigence qui a souvent été mentionnée. Tous les autres facteurs étant égaux, une affaire plus compliquée demandera plus de temps de préparation à l'avocat et le procès durera plus longtemps une fois qu'il sera commencé. Par exemple, une affaire de fraude peut exiger l'analyse d'un grand nombre de documents, certains complots peuvent toucher un grand nombre de témoins et d'autres affaires peuvent comporter beaucoup de communications interceptées qui doivent toutes être transcrites et analysées. Les délais inhérents à la nature de ces affaires permettront d'excuser des délais plus longs que pour des affaires moins complexes. Chaque affaire comporte ses propres faits qui doivent être évalués. Il faut également tenir compte du fait qu'on ne peut s'attendre que l'avocat de la poursuite et celui de la défense consacrent leur temps exclusivement à une affaire. Les juges de première instance ont toute la compétence voulue pour déterminer le temps qu'il convient d'accorder aux avocats.

Outre la complexité d'une affaire, il existe des délais inhérents qui sont communs à presque toutes les affaires. L'intimée a décrit ces activités comme des [traduction] "délais préparatoires". Peu importe la manière dont on désigne ces délais, ils sont constitués d'éléments comme le recours aux services d'un avocat, les audiences en matière de cautionnement, les documents de la police et de l'administration, les communications de la preuve, etc. Tous ces éléments peuvent ou non être nécessaires dans une affaire en particulier mais chacun d'entre eux prend un certain temps. Si le nombre et la complexité de ces éléments augmentent, la longueur du délai raisonnable augmente également. De même, moins il y a d'éléments nécessaires et plus chacun d'entre eux est simple, le délai devrait être court. L'intimée soutient que notre Cour devrait établir une ligne directrice administrative à l'égard d'une telle "période préparatoire". Nous refusons de le faire sur le fondement du dossier qui nous est présenté. La longueur du délai nécessaire est influencée par les pratiques et les conditions locales et devrait refléter ce fait. De toute évidence, la période préparatoire dans une région donnée aura tendance à être la même pour la plupart des infractions. Toutefois, il peut y avoir une différence importante entre certaines catégories d'infractions, comme entre les cas d'assignation et les cas où il y a arrestation. Cela signifie que les tribunaux dans une région donnée entendront généralement les mêmes éléments de preuve lors de chaque demande fondée sur l'al. 11b). Il deviendra alors évident que cette période s'inscrit dans une durée d'un certain nombre de semaines ou de mois. Il y aura alors élaboration d'une ligne directrice administrative de fait qui reflétera les conditions dans cette région.

Un autre délai inhérent dont il faut tenir compte est de savoir s'il doit y avoir une enquête préliminaire. De toute évidence, il faut accorder plus de temps aux affaires qui doivent comporter un processus à "deux volets" que pour les affaires qui n'exigent pas d'enquête préliminaire. De même, un processus à deux volets entraînera des délais inhérents supplémentaires comme des rencontres additionnelles préalables au procès et des dates de comparutions supplémentaires. Il convient d'accorder une période supplémentaire pour les délais inhérents à ce second volet. Cette période sera plus courte que dans le cas d'un procès à volet unique parce qu'un grand nombre des procédures préparatoires n'auront pas à être reprises.

b) Les actes de l'accusé

Cet aspect des raisons du délai ne devrait pas être interprété comme si l'on "blâmait" l'accusé relativement à certaines parties du délai. Rien n'exige que des motifs incorrects soient attribués à l'accusé dans l'examen de ce facteur. Cette rubrique comprend toutes les mesures prises par l'accusé qui peuvent avoir entraîné un délai. Sous cette rubrique, je me préoccupe des actes de l'accusé qui ont été entrepris volontairement. Les actes de cette catégorie peuvent comprendre notamment les requêtes en renvoi devant une autre cour, les contestations en matière d'écoute électronique, les ajournements qui n'équivalent pas à une renonciation, les contestations de mandat de perquisition, etc. Je ne voudrais pas que l'on croit que je préconise que les accusés sacrifient toutes les procédures préliminaires et leur stratégie, mais je souligne simplement que s'ils choisissent de prendre une telle mesure, il faudra en tenir compte pour déterminer le délai qui est raisonnable.

L'arrêt Conway, précité, fournit un exemple de ces actes. Dans cet arrêt, l'accusé a présenté un certain nombre de demandes qui ont entraîné un délai dans les procédures. Ces demandes comprenaient une requête en renvoi devant une autre cour, des changements de procureur et une requête pour permettre à l'accusé de faire un nouveau choix afin d'être jugé devant un juge seul. L'arrêt Bennett, précité, fournit un autre exemple. Il s'agit d'une affaire où l'accusé a choisi lors de son procès prévu devant la Cour provinciale d'être jugé devant la cour qui s'appelait à cette époque Cour de district. Cet acte a transformé un procès prévu en enquête préliminaire. Bien que les actes de l'accusé dans ces deux cas étaient de toute évidence de bonne foi, chaque acte a contribué au délai et il faut par conséquent en tenir compte pour déterminer si le délai global subi par l'accusé était raisonnable.

c) Les actes du ministère public

Comme pour la conduite de l'accusé, ce facteur ne sert pas à attribuer des reproches. Il sert simplement à examiner les actes du ministère public qui retardent le procès. Ces actes comprennent les demandes d'ajournement par le ministère public, le défaut ou le retard en matière de communication de la preuve, les requêtes en renvoi devant une autre cour, etc. L'arrêt Smith, précité, fournit un exemple de ce genre d'actes où le ministère public avait demandé des ajournements pour qu'un agent enquêteur en particulier assiste au procès. Comme je l'ai dit dans cet arrêt, il n'y a rien de mal à ce que le ministère public cherche à obtenir de tels ajournements mais le ministère public ne peut se fonder sur ces délais pour expliquer un délai qui est par ailleurs déraisonnable.

d) Les limites des ressources institutionnelles

Le délai institutionnel est la source la plus commune de délai et la plus difficile à faire correspondre aux exigences de l'al. 11b) de la Charte. Dans l'affaire Askov, il s'agissait de la principale source du délai. Comme je l'ai dit, c'est la période qui commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès mais le système ne peut leur permettre de procéder. En Utopie, on ne tolérerait pas ce genre de délai: les ressources seraient illimitées et leur application serait parfaite du point de vue administratif de manière qu'il n'y aurait pas de pénurie de juges ou de salles d'audiences et le personnel essentiel de la cour serait toujours disponible. Malheureusement, ce n'est pas le monde dans lequel l'al. 11b) a été élaboré ou dans lequel il s'applique. Nous vivons dans un pays dont la population croît rapidement dans un grand nombre de régions et dans lequel les ressources sont limitées. Lorsqu'on applique l'al. 11b), il faut tenir compte de cette réalité de la vie. Comme l'a dit le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l'arrêt Mills (à la p. 935), affirmation approuvée dans l'arrêt Askov (à la p. 1225):

Dans un monde idéal, le procès d'un prévenu serait tenu sans délai et il n'y aurait aucune difficulté à obtenir suffisamment de fonds, de personnel et de moyens pour les fins de l'administration de la justice criminelle. Mais comme nous ne vivons pas dans un tel monde, il faut bien faire la part des ressources institutionnelles limitées.

Comment pouvons‑nous concilier la demande que des procès soient tenus dans un délai raisonnable dans un monde imparfait où les ressources sont rares? Bien qu'il faille tenir compte du fait que les fonds de l'État ne sont pas illimités et que d'autres programmes gouvernementaux sont en concurrence pour obtenir les ressources disponibles, on ne peut utiliser cet argument pour enlever toute signification à l'al. 11b). La Cour ne peut pas simplement accepter la répartition des ressources par le gouvernement et déterminer en conséquence la longueur du délai acceptable. Il faut évaluer l'importance qu'il convient d'accorder à la pénurie des ressources en tenant compte du fait que le gouvernement a l'obligation constitutionnelle d'attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai déraisonnable, qui est distincte d'un grand nombre d'autres obligations qui sont en concurrence avec l'administration de la justice pour obtenir des fonds. Après une certaine période, la cour ne peut plus tolérer de délai fondé sur l'argument des ressources inadéquates. Cette période peut être désignée comme une ligne directrice administrative. Je m'empresse d'ajouter que cette ligne directrice n'est ni une période de prescription ni une durée maximale. On a proposé une telle ligne directrice dans l'arrêt Askov et certains tribunaux l'ont traitée comme une période de prescription. Par conséquent, je propose d'examiner en détail le but d'une ligne directrice en commençant par l'examen de son rôle dans l'arrêt Askov.

Dans cet arrêt nous traitions d'un délai d'environ deux ans à partir de l'envoi à procès. Ce délai était entièrement institutionnel ou systémique. Nous avons conclu, par l'application des facteurs qui se sont précisés dans Smith, précité, que le délai était nettement déraisonnable. Dans ces motifs qui, à cet égard étaient unanimes, le juge Cory a dit, à la p. 1240:

. . . une période d'attente de six à huit mois entre l'envoi à procès et le procès lui‑même, pourrait être à la limite supérieure du raisonnable.

En ce qui a trait aux facteurs institutionnels, il a dit, à la p. 1226:

Il faut répondre en fonction des faits de chaque affaire. Il ne peut y avoir de norme fixe de temps qui serait valable pour toutes les régions du pays.

La période proposée n'avait pas pour but, par conséquent, d'être traitée comme un délai de prescription et un délai strict. Le but d'une ligne directrice est double. Premièrement, comme je l'ai déjà indiqué, il s'agit de reconnaître qu'il y a une limite au délai qui peut être toléré compte tenu de la pénurie des ressources. Deuxièmement, il s'agit d'éviter que chaque demande fondée sur l'al. 11b) devienne un procès des politiques budgétaires du gouvernement relatives à l'administration de la justice. Une lecture attentive du dossier volumineux présenté à la Cour en l'espèce permet d'apprécier l'utilité d'une telle procédure.

L'adoption d'une ligne directrice et son application par les tribunaux de première instance prennent en compte un certain nombre de considérations. Une ligne directrice n'est pas destinée à être appliquée d'une manière purement mécanique. Elle doit se prêter à l'application d'autres facteurs et céder devant ceux‑ci. Cette prémisse s'inscrit dans sa formulation. La Cour doit reconnaître qu'une ligne directrice ne résulte pas d'une formule juridique ou scientifique précise. Elle découle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire judiciaire fondé sur l'expérience et qui tient compte de la preuve concernant la pression imposée sur des ressources limitées, les statistiques provenant de juridictions comparables et l'avis des autres juges et tribunaux ainsi que celui d'experts. En ce qui a trait à l'utilisation des statistiques, il faut s'assurer qu'une comparaison entre les juridictions soit vraiment une analyse comparative. Par exemple, dans l'arrêt Askov, on nous a présenté des statistiques relativement à Montréal dans l'affidavit du professeur Baar. Par la suite, on a porté à notre attention qu'il s'agissait d'une comparaison trompeuse. En l'espèce, on a présenté des éléments de preuve qui démontrent que la manière de traiter les accusations criminelles à Montréal et à Brampton est suffisamment différente pour que les statistiques provenant des deux juridictions aient une valeur comparative limitée. Par conséquent, la comparaison entre les juridictions doit être appliquée avec prudence et uniquement à titre de guide sommaire. Voilà donc les facteurs qui entrent dans la formulation par une cour d'appel d'une ligne directrice relative au délai administratif. J'examinerai maintenant son application dans les tribunaux de première instance.

J'ai déjà souligné qu'une ligne directrice ne doit pas être traitée comme un délai de prescription déterminé. Elle cédera devant d'autres facteurs. Des conditions qui évoluent rapidement peuvent imposer sur les ressources une pression soudaine et temporaire. C'était la situation dans le district de Durham au moment où la présente espèce s'est présentée. Cette évolution ne devrait pas entraîner une amnistie pour les personnes accusées dans cette région. On devrait plutôt tenir compte de ce fait dans l'application de la ligne directrice. Par ailleurs, lorsque le nombre d'affaires à entendre a été constant pendant une longue période, le délai prévu par la ligne directrice peut être considéré comme excessif. En l'espèce, la Cour d'appel a voulu appliquer une période de transition pour tenir compte de la situation dans le district de Durham. Bien qu'une période de transition ait pu convenir immédiatement après l'entrée en vigueur de la Charte, ce n'est désormais plus le cas. C'est ce que notre Cour a jugé dans l'arrêt Askov. L'utilisation d'une période de transition sous‑entend une période déterminée durant laquelle un délai déraisonnable sera toléré pendant que le système s'ajuste à de nouvelles règles. Elle impose un moratoire général à certains droits que confère la Charte. Pour ce motif et indépendamment de la déclaration dans l'arrêt Askov selon laquelle la période de transition avait pris fin, je suis d'avis qu'une telle période de transition ne convient pas en l'espèce. Il ne me paraît pas souhaitable d'imposer un moratoire aux droits que confère la Charte chaque fois qu'une pression inhabituelle se manifeste à l'égard des ressources d'une région du pays. Il est préférable de traiter simplement cette situation comme un facteur qu'il faut prendre en compte dans la décision globale de savoir si un délai en particulier est déraisonnable.

L'application d'une ligne directrice sera également influencée par la présence ou l'absence de préjudice. Si l'accusé est sous garde ou, bien que n'étant pas sous garde, s'il est assujetti à des conditions de cautionnement restrictives ou s'il subit quelque autre préjudice important, la longueur du délai institutionnel acceptable peut être réduite afin de répondre à la préoccupation du tribunal. Par ailleurs, dans une affaire où il n'y a aucun préjudice ou si le préjudice n'est pas grave, la ligne directrice peut être appliquée en conséquence.

En l'espèce, nous traitons de la Cour provinciale. La période suggérée de délai institutionnel est de 6 à 10 mois. L'intimée dit qu'un délai purement systémique de 8 à 10 mois ne serait pas déraisonnable devant la Cour provinciale. Toutefois, elle admet qu'elle vise un délai institutionnel d'au plus 6 à 8 mois en Cour provinciale. Selon le juge Arbour dans l'arrêt Bennett, précité, [traduction] "Si un délai de 8 mois ½ à 9 mois pour qu'une affaire soit entendue en Cour provinciale, n'est pas un modèle de brièveté, n'est pas en dehors de ce qui est raisonnable" (à la p. 41).

Dans l'arrêt Askov, le juge Cory a proposé, après avoir examiné les statistiques comparatives, qu'une période de 6 à 8 mois entre l'envoi à procès et le procès ne serait pas déraisonnable. D'après ce qui précède, il convient que notre Cour propose un délai institutionnel de 8 à 10 mois à titre de guide pour la cour provinciale. Pour ce qui est du délai institutionnel après l'envoi à procès, je ne m'écarterai pas de la période de 6 à 8 mois proposée dans l'arrêt Askov. Dans un tel cas, ce délai institutionnel s'ajouterait au délai écoulé avant l'envoi à procès, car, après l'envoi à procès, le système doit tenir compte d'un tribunal différent ayant ses propres problèmes en matière de ressources. Il est, par conséquent, essentiel de tenir compte du caractère inévitable de ce délai institutionnel supplémentaire.

Un délai institutionnel plus long pour les cours provinciales est justifié parce que non seulement ces cours traitent la grande majorité des affaires, mais elles prennent en moyenne plus de temps pour le faire en raison de leur lourde charge de travail. Les statistiques pour l'année 1987 présentées par l'intimée indiquent un délai moyen au Nouveau‑Brunswick de 152 jours pour la Cour provinciale et de 72 jours pour les tribunaux d'instance supérieure. On a indiqué que le délai à London (Ontario) était de 239 jours en Cour provinciale et de 105 jours pour les tribunaux d'instance supérieure; à Toronto, St. Catharines et Ottawa, les délais sont de 315 à 349 jours en Cour provinciale et de 133 à 144 jours pour les tribunaux d'instance supérieure; les délais moyens à Brampton étaient de 607 jours pour la Cour provinciale et de 423 jours pour les tribunaux d'instance supérieure. Les données pour Vancouver étaient semblables à London et, pour New Westminster, elles étaient comparables à Toronto, St. Catharines et Ottawa.

Ces délais proposés sont destinés à servir de guide pour les tribunaux de première instance d'une manière générale. Les tribunaux de première instance devront sans doute ajuster ces délais dans les diverses régions du pays pour tenir compte des conditions locales, et ils devront le faire à l'occasion pour s'adapter à des circonstances différentes. La cour d'appel dans chaque province jouera un rôle de surveillance pour viser à atteindre l'uniformité sous réserve de la nécessité de prendre en compte les conditions et les problèmes spéciaux des différentes régions dans la province.

L'application de cette ligne directrice sous la surveillance de la cour d'appel est assujettie au contrôle de notre Cour afin de veiller à ce que le droit d'être jugé dans un délai raisonnable soit respecté. À cet égard, je tiens à répéter ce que notre Cour a dit dans l'arrêt Stensrud, précité, à la p. 1116:

Les cours d'appel provinciales sont généralement mieux placées que notre Cour pour évaluer le caractère raisonnable des limites et des ressources institutionnelles de leur province. Néanmoins, elles doivent statuer sur les requêtes fondées sur l'al. 11b) en fonction de principes justes.

e) Les autres raisons du délai

Il peut y avoir d'autres raisons de délai que celles qui sont mentionnées précédemment et chacune d'entre elles doit être prise en considération. Comme je l'ai souligné de manière détaillée, l'examen d'un délai déraisonnable doit tenir compte de toutes les raisons du délai afin de tenter de délimiter ce qui est vraiment raisonnable relativement à l'affaire dont le tribunal est saisi. Un de ces facteurs qui ne s'inscrit pas particulièrement bien dans une autre catégorie de délai est celui qui vise les actes des juges de première instance. L'affaire Rahey, précitée, en présente un exemple extrême. Dans cette affaire, c'est le juge de première instance qui a été la cause d'une grande partie du délai. Le juge a ajourné le procès 19 fois en 11 mois. Un tel délai n'est pas institutionnel dans un sens strict. Toutefois, le ministère public ne peut s'appuyer sur un délai de ce genre pour justifier la période en cause.

D'autres délais qui n'ont pas été mentionnés peuvent être reprochés à l'accusé, mais dans la plupart des cas, les délais seront opposés au ministère public pour la raison qui a été mentionnée dans l'exemple précédent.

4. Le préjudice subi par l'accusé

L'alinéa 11b) protège le particulier contre une atteinte au droit à la liberté, à la sécurité de sa personne et à la possibilité de présenter une défense pleine et entière, qui résulterait d'un délai déraisonnable pour conclure les procès criminels. Nous avons décidé dans plusieurs arrêts, y compris l'arrêt unanime Smith, précité, que le droit que protège l'al. 11b) n'est pas limité à ceux qui démontrent qu'ils désirent un règlement rapide de leur affaire en faisant valoir le droit d'être jugés dans un délai raisonnable. Il ressort implicitement de cette conclusion qu'on peut déduire qu'un délai prolongé peut causer un préjudice à l'accusé. Selon la conception américaine de ce principe, énoncée dans l'arrêt Barker c. Wingo, on considère que l'accusé n'a subi aucun préjudice à moins qu'il ne fasse valoir le droit. Le juge en chef Dubin de l'Ontario avait sans doute raison quand il a dit dans l'arrêt Bennett qu'un grand nombre d'accusés, peut‑être la plupart, ne tiennent pas à être jugés rapidement, mais l'al. 11b) vise à protéger le particulier, dont les droits n'ont pas à être déterminés en fonction des désirs ou des pratiques de la majorité. En conséquence, dans une affaire donnée, on peut déduire qu'il y a eu préjudice en raison de la longueur du délai. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction. Dans des circonstances où on ne déduit pas qu'il y a eu préjudice et où celui‑ci n'est pas autrement prouvé, le fondement nécessaire à l'application du droit individuel est gravement ébranlé.

Notre Cour a statué clairement dans des arrêts antérieurs qu'il incombe au ministère public de citer l'accusé à procès (voir l'arrêt Askov, précité, aux pp. 1225, 1227, 1229). Il n'est pas nécessaire que l'accusé fasse valoir son droit d'être jugé dans un délai raisonnable, mais on a déjà affirmé avec conviction que, dans beaucoup de cas, l'accusé n'est pas intéressé à être jugé rapidement et le délai joue en sa faveur. Cette opinion est résumée par le juge Doherty (maintenant à la Cour d'appel) dans une communication présentée à l'occasion de la Conférence nationale sur la justice criminelle en juillet 1989, qui a été mentionnée et approuvée par le juge Dubin dans l'arrêt Bennett (à la p. 52) et que de nombreux observateurs ont déjà souligné:

[traduction] L'accusé souhaite rarement faire valoir les droits que l'al. 11b) lui garantit. Il espère plutôt que le ministère public violera ses droits de sorte qu'il n'aura pas à subir de procès sur le fond. Cette opinion peut paraître cynique, mais l'expérience la confirme.

Comme le juge Cory l'a également fait remarquer dans l'arrêt Askov, précité, "le droit que confère l'al. 11b), conçu comme un bouclier, peut souvent se transformer en arme offensive entre les mains de l'accusé" (à la p. 1222). Ce droit doit être interprété de manière à reconnaître l'abus que certains accusés peuvent invoquer. L'alinéa 11b) a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Le tribunal doit tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement. Cette position correspond aux arrêts de notre Cour relativement à d'autres dispositions de la Charte. Par exemple, notre Cour a jugé qu'un accusé doit faire preuve de diligence raisonnable lorsqu'il communique avec un avocat aux termes de l'al. 10b) de la Charte (R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435; R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368). Si cette exigence n'est pas respectée, le droit de communiquer avec un avocat peut être utilisé pour gêner l'enquête de la police et dans certains cas, empêcher l'obtention d'éléments de preuve essentiels. Néanmoins, en tenant compte de l'inaction de l'accusé, la Cour doit prendre soin de ne pas renverser le principe selon lequel il n'y a aucune obligation juridique de la part de l'accusé de faire valoir le droit. Toutefois, l'inaction peut être pertinente pour évaluer le degré du préjudice, le cas échéant, qu'un accusé a subi par suite du délai.

Toutefois, outre le fait de pouvoir déduire qu'il y a eu préjudice, chaque partie peut se fonder sur la preuve pour démontrer qu'il y a eu préjudice ou pour écarter une telle conclusion. Par exemple, l'accusé peut se fonder sur les éléments de preuve qui tendent à démontrer qu'il a subi un préjudice relativement à son droit à la liberté par suite d'un emprisonnement préalable au procès ou de conditions de cautionnement restrictives. Le préjudice subi par l'accusé relativement au droit à sa sécurité peut être démontré par la preuve d'un stress permanent ou d'une atteinte à sa réputation par suite d'un assujettissement trop long "aux vexations et aux vicissitudes d'une accusation criminelle pendante", pour reprendre les termes adoptés par le juge Lamer dans l'arrêt Mills, précité, à la p. 919. Le fait que l'accusé a cherché à obtenir une date de procès rapprochée sera également pertinent. On peut également présenter des éléments de preuve pour démontrer que le délai a nui à la possibilité pour l'accusé de présenter une défense pleine et entière.

Inversement, la poursuite peut démontrer au moyen d'éléments de preuve que l'accusé fait partie de la majorité qui ne souhaite pas avoir un procès rapproché et que le délai lui a profité plutôt que de lui causer un préjudice. La conduite de l'accusé qui ne correspond pas à une renonciation peut servir à démontrer qu'il n'y a pas eu préjudice. Comme je l'ai mentionné précédemment, le degré du préjudice ou l'absence de celui‑ci constitue également un facteur important pour déterminer la longueur du délai institutionnel qui sera toléré. Ce facteur influera sur l'application de toute ligne directrice.

Application à l'espèce

1. La longueur du délai

L'accusée a été inculpée le 9 janvier 1988 et son procès s'est terminé le 28 mars 1989. Le délai total entre l'accusation et le procès était par conséquent d'environ 14 mois ½. Pour des raisons que j'expliquerai plus loin dans les présents motifs, l'accusée n'a jamais renoncé à son droit d'être jugée dans un délai raisonnable et elle n'a pas non plus renoncé à son droit relativement à tout délai particulier. Par conséquent, la longueur du délai est tout juste supérieure à 14 mois ½.

Un délai de 14 mois ½ pour la tenue d'un procès peut difficilement être décrit comme un modèle de célérité. Par ailleurs, un tel délai peut être excusé dans des circonstances adéquates. La longueur du délai est suffisante pour soulever la question du caractère raisonnable et l'enquête doit porter sur la raison pour laquelle il a fallu 14 mois ½ pour que Mme Morin subisse son procès.

2. La renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul

La renonciation doit être claire et non équivoque et faite en pleine connaissance du droit auquel on renonce. Dans les circonstances de l'espèce, on ne peut pas dire que l'accusée a renoncé en aucun temps à l'un de ses droits. Elle ne l'a pas fait de façon explicite et l'on ne peut déduire de ses actes une intention de le faire. Je suis d'accord avec les tribunaux d'instance inférieure qui ont conclu qu'il n'y avait pas renonciation en l'espèce.

3. Les raisons du délai

a) Les délais inhérents

L'accusée a été inculpée de l'infraction communément appelée alcoolémie de "plus de 80" et de conduite avec facultés affaiblies après avoir été arrêtée sur le bord de la route et après avoir subi un alcootest au poste de police. Sous réserve de certains documents, la préparation de l'affaire pour la poursuite était essentiellement terminée au moment où l'accusée a été libérée peu après avoir subi l'alcootest. Il ne s'agissait par conséquent pas d'une affaire compliquée du point de vue de la poursuite. Tous les témoins de la poursuite étaient des agents de police et tous les tests et enquêtes pertinents étaient terminés le jour de l'arrestation de Mme Morin.

L'enquête du ministère public était peut‑être terminée le jour de l'arrestation, mais, du point de vue de la défense, l'affaire ne faisait simplement que commencer. Cette situation est facile à démontrer par le fait qu'on aurait difficilement pu s'attendre que Mme Morin soit prête à subir son procès, par exemple, le lendemain. Elle avait besoin d'un certain temps pour régler des questions préliminaires comme consulter un avocat et retenir ses services. De plus, l'avocat avait besoin d'un certain temps pour examiner et préparer ses arguments. De même, la poursuite avait besoin de temps pour terminer le travail administratif nécessaire et l'administration judiciaire pour inscrire l'affaire dans le système. Toutes ces activités prennent du temps et toutes rendent légitime un certain délai.

Mme Morin a comparu pour la première fois le 23 février 1988, six semaines après son arrestation. À ce moment‑là, elle avait retenu les services d'un avocat et avait demandé "la date la plus rapprochée" pour la tenue de son procès. À cette date, il semble que la plupart des questions préliminaires de la poursuite et de la défense étaient terminées. Étant donné que l'avocat de la défense n'a pas indiqué qu'il était prêt pour la tenue du procès mais simplement qu'il souhaitait la date la plus rapprochée, il n'est pas tout à fait clair si la défense était à ce moment‑là déjà prête pour le procès. Toutefois, on peut en déduire que les deux parties étaient prêtes pour le procès quelques semaines après la première comparution. Par conséquent, le délai inhérent à la nature de cette affaire était d'environ deux mois.

b) Les actes de l'accusée

Lors de sa première comparution, l'accusée a demandé la date du procès la plus rapprochée. En réponse à sa demande, on a fixé la date du procès au 28 mars 1989, 13 mois plus tard. L'accusée a demandé s'il s'agissait réellement de "la date la plus rapprochée" disponible et le juge qui présidait a simplement répondu "oui". Outre cette comparution, le dossier ne révèle aucun acte de l'accusée depuis l'accusation jusqu'à la date du procès. L'inaction de la part de l'accusé sera examinée plus loin lors de l'évaluation du préjudice.

c) Les actes du ministère public

L'appelante admet que rien dans le dossier ne laisse voir que le ministère public a d'aucune façon retardé les procédures en l'espèce. En fait, l'appelante admet que le ministère public avait hâte que le procès ait lieu. Comme j'en parle plus loin dans les présents motifs, le substitut du procureur général a envoyé une lettre "circulaire" à tous les avocats de la défense dans la région de Durham leur laissant entendre que des dates plus rapprochées seraient peut‑être disponibles pour les accusés qui avaient hâte de subir leur procès. Bien qu'on soutienne que cette lettre ait pu avoir été envoyée trop tard pour aider Mme Morin, elle indique toutefois un acte positif de la part du ministère public pour accélérer le procès. Par conséquent, le délai n'est pas attribuable à un acte du ministère public.

d) Les limites des ressources institutionnelles

Le facteur le plus important en l'espèce est sans doute la limite des ressources institutionnelles. À un certain moment, entre mars 1988 et mars 1989, les parties étaient prêtes pour la tenue du procès mais le système judiciaire ne pouvait pas les satisfaire. On ne sait pas de façon précise si une date au début de 1989 aurait pu être disponible par suite de la lettre du bureau du ministère public mais je suis prêt à déduire de l'ensemble des faits qu'il y a eu un délai institutionnel d'environ 12 mois. Ce délai court du moment où les parties étaient prêtes à la tenue du procès jusqu'à celui où les tribunaux ont été en mesure d'entendre cette affaire.

Dans l'examen du caractère raisonnable du délai, la Cour doit tenir compte des faits qui ont entouré ce délai institutionnel. Il convient de se rappeler que le présent pourvoi provient de la Cour provinciale de l'Ontario et d'une région qui a connu une forte croissance ces dernières années.

Je traiterai d'abord de l'importance qu'il faut accorder au fait qu'il s'agit ici d'une cour provinciale. La Cour provinciale de l'Ontario traite environ 95 pour 100 des affaires criminelles en Ontario. La preuve présentée par le ministère public dans le présent pourvoi indique que la charge de travail de cette cour provinciale a augmenté de plus de 125 pour 100 de 1985‑1986 à 1989‑1990. Après s'être tenu pendant plusieurs années à 80 000, le nombre d'affaires entendues par la Cour provinciale en Ontario est passé à 180 000 de 1985‑1986 à 1989‑1990. On ne peut évidemment pas toujours prévoir cette hausse rapide dans le nombre de causes et le gouvernement ne peut pas répondre immédiatement à la pression inévitable imposée sur les ressources. Notre Cour a indiqué clairement qu'il n'existe désormais plus de période de transition générale pour permettre au gouvernement de respecter ses obligations constitutionnelles de fournir des installations suffisantes, mais il reste quand même la question des changements dans les circonstances locales.

Dans la juridiction d'où provient l'affaire, le district de Durham, l'augmentation de la charge de travail de 1985‑1986 à 1990‑1991 a été d'environ 70 pour 100 dans les tribunaux pour adultes, et d'un stupéfiant 143 pour 100 dans les tribunaux pour adolescents. Cette hausse n'est que partiellement attribuable à une augmentation de 40 pour 100 de la population au cours de la décennie précédente. Par conséquent, il n'est pas surprenant que la prestation des ressources institutionnelles ait accusé un retard relativement à la demande. Toutefois, depuis un certain moment en juillet 1990, la Cour provinciale de Durham serait en mesure de traiter les affaires à un rythme plus rapide qu'elle ne reçoit de nouvelles affaires. Tout comme on ne peut se fonder sur les ressources institutionnelles pour annuler le droit d'être jugé dans un délai raisonnable, on ne peut non plus utiliser l'évolution rapide des conditions locales pour forcer une amnistie générale. Sur le fondement des facteurs mentionnés précédemment, je suis d'avis d'accorder à l'égard du délai systémique une période qui se situe dans la limite supérieure de la ligne directrice. À mon avis, une période de 10 mois ne serait pas déraisonnable. Bien que j'aie proposé qu'une ligne directrice de 8 à 10 mois soit utilisée par les tribunaux pour évaluer le délai institutionnel en cour provinciale, des différences de plusieurs mois en plus ou en moins peuvent être justifiées par la présence ou l'absence de préjudice.

e) Autres raisons du délai

Il ne paraît pas y avoir d'autres raisons pour le délai en l'espèce outre celles qui ont déjà été mentionnées dans les présents motifs.

4. Le préjudice subi par l'accusée

L'accusée n'a présenté aucune preuve de préjudice. La Cour doit quand même examiner si, le cas échéant, on peut déduire qu'il y a eu préjudice en raison du délai. À cet égard, le ministère public se fonde sur le fait que plusieurs mois avant le procès, les avocats dans la région de Durham ont reçu du bureau du substitut du procureur général une lettre en date du 16 janvier 1989 qui disait notamment:

[traduction] Si vous désirez déplacer une de vos affaires ou si vous estimez que des clients subissent des préjudices par suite du délai, veuillez communiquer avec Audrey ou moi‑même et nous tenterons de trouver une date plus rapprochée. Nous vous remercions pour votre collaboration. [Je souligne.]

Il n'est peut‑être pas réaliste de dire que la date d'un procès qui avait été fixée à environ deux mois de la date de cette lettre aurait pu être sensiblement rapprochée, mais nous ne saurons jamais ce qui se serait produit car l'accusée ne s'est pas prévalue de cette mesure. Bien que l'accusée n'était pas obligée de prendre des mesures pour accélérer son procès, on peut tenir compte de son inaction pour évaluer le préjudice. Pour ce motif, je conclus que l'accusée était satisfaite du rythme auquel se déroulaient les événements et que, par conséquent, le délai n'a causé que peu de préjudice, sinon aucun.

Dispositif

Appliquant la ligne directrice que j'ai mentionnée et tenant compte de la pression sur les ressources institutionnelles, des motifs de la Cour d'appel à cet égard et de l'absence de tout préjudice grave, je suis d'avis que le délai en l'espèce n'était pas déraisonnable. Je parviens à cette conclusion sans avoir besoin de recourir au fardeau de la preuve.

Compte tenu du résultat auquel je suis arrivé, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument du procureur général du Canada selon lequel un arrêt des procédures n'est pas le seul recours disponible dans le cas d'une atteinte au droit que protège l'al. 11b). Il n'y a pas eu violation des droits que l'al. 11b) confère à l'appelante et le pourvoi est rejeté.

//Le juge Gonthier//

Version française des motifs rendus par

Le juge Gonthier -- Je souscris aux motifs du juge Sopinka et je suis d'accord avec les observations du juge McLachlin selon lesquelles, en dernière analyse, la décision d'accorder un arrêt des procédures doit s'appuyer sur la pondération du préjudice subi par l'accusé et de l'intérêt de la société à ce que l'accusé soit traduit en justice.

Pour ce qui est de la détermination du préjudice subi par l'accusée, le ministère public peut s'acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe au moyen soit d'une preuve directe, soit d'une inférence, que ce soit pour établir l'absence de préjudice ou pour en déterminer l'étendue ou le degré. Compte tenu des circonstances soulignées par le juge Sopinka, particulièrement de la conduite de l'accusée à l'égard des procédures et du fait que le délai ne dépassait que légèrement la ligne directrice relative aux délais institutionnels, je conclus qu'il faut en déduire que le préjudice subi par l'accusée est minime et est contrebalancé par l'intérêt de la société à ce qu'elle soit jugée.

Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

//Le juge McLachlin//

Version française des motifs rendus par

Le juge McLachlin — J'ai lu les motifs du juge Sopinka et je suis d'accord que le pourvoi doit être rejeté. Toutefois, j'aimerais ajouter certaines observations sur la nature du droit d'être jugé dans un délai raisonnable et sur l'application pratique des facteurs pertinents pour déterminer la violation de ce droit.

Il est facile, lorsqu'on examine les facteurs qui peuvent avoir des incidences sur cette détermination, de perdre de vue la véritable question en litige — savoir où se trouve la limite entre des intérêts opposés. D'une part, il y a l'intérêt de la société à traduire en justice les personnes accusées de crimes, afin qu'elles répondent de leur conduite devant la loi. Ce n'est pas trop de dire qu'il s'agit d'un intérêt fondamental et important. Même dans les premières sociétés les plus primitives la loi exigeait que les personnes accusées de crimes soient jugées. Lorsque les personnes accusées de conduite criminelle ne répondent pas de leurs actes devant la loi, l'administration de justice en subit un préjudice. Les victimes concluent que justice n'a pas été rendue et le public craint que la loi ne s'acquitte pas adéquatement de sa tâche la plus fondamentale.

Sur l'autre plateau de la balance, il y a le droit d'un inculpé d'être jugé dans un délai raisonnable. Lorsque les procès sont retardés, il peut y avoir déni de justice. Des témoins oublient ou disparaissent. La qualité de la preuve peut se détériorer. La liberté et la sécurité des accusés peuvent être limitées beaucoup plus longtemps qu'il n'est nécessaire ou justifiable. Non seulement de tels délais ont des conséquences pour l'accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l'intérêt du public dans l'administration rapide et équitable de la justice.

Lorsqu'il décide s'il y a lieu d'arrêter les procédures contre l'accusé, le juge doit soupeser l'intérêt de la société à voir les inculpés traduits en justice et celui de l'accusé à obtenir rapidement une décision. Finalement, avant de surseoir aux accusations, le juge doit être convaincu que l'intérêt de l'accusé et de la société dans la tenue rapide d'un procès est plus important que l'intérêt de la société à ce que l'accusé soit jugé.

Les facteurs à examiner comprennent la longueur du délai, la renonciation par l'accusé à invoquer le délai, les raisons du délai et le préjudice subi par l'accusé. Toutefois, la simple énumération de ces facteurs ne résout pas le dilemme du juge du procès qui est aux prises avec une demande d'arrêt des procédures fondée sur le délai. Ce qui compte est la manière dont les facteurs agissent entre eux et l'importance qu'il convient de leur accorder. À cet égard, il faut se rappeler que le meilleur critère sera relativement facile à appliquer; autrement, les demandes d'arrêt des procédures s'ajouteront aux nombreuses affaires dont les juges des procès sont déjà saisis et aggraveront le problème des délais.

À mon avis, le travail du juge du procès qui examine une demande de suspension des accusations peut, de manière utile, être considéré comme comportant deux volets. Le premier consiste à déterminer si on a présenté une preuve prima facie ou preuve préliminaire que le délai est déraisonnable. À cette étape, il faut examiner les facteurs relatifs à la longueur du délai, à la renonciation et aux raisons du délai. Si le délai est raisonnable compte tenu d'affaires semblables, on ne pourra faire droit à la demande. Si l'accusé a renoncé à son droit à une date de procès rapprochée, la demande sera rejetée. Si, dans une large mesure, l'accusé est responsable du délai, la preuve prima facie du délai excessif ne sera pas retenue et il ne sera pas nécessaire d'aller plus loin. Lorsque la renonciation ou le délai causé par l'accusé ne sont pas des facteurs applicables, la question de savoir si on a présenté une preuve prima facie ou preuve préliminaire peut dans un grand nombre de cas trouver sa réponse dans des "normes" qui représentent le temps qu'il faut normalement pour que l'infraction reprochée vienne à l'audience dans toutes les circonstances.

Si cette preuve préliminaire ou preuve prima facie est établie, le tribunal doit examiner d'une manière plus attentive le droit de l'accusé à être jugé dans un délai raisonnable et si ce droit l'emporte sur l'intérêt opposé de la société à ce que la personne accusée d'une infraction criminelle soit traduite en justice. Il s'agit de déterminer si, étant donné les faits de l'affaire, l'atteinte aux droits de l'accusé et l'inconvénient causé à l'administration de la justice qu'entraînerait le report de la date du procès l'emportent sur l'intérêt de la société à exiger que la personne accusée soit traduite en justice. L'intérêt de la société à ce que les personnes accusées d'infractions criminelles soient traduites en justice est d'une importance constante. Par ailleurs, l'intérêt de l'accusé (et l'effet négatif correspondant du délai sur l'administration de la justice) varie selon les circonstances. Il est habituellement mesuré au moyen du quatrième facteur — le préjudice causé aux intérêts de l'accusé en matière de sécurité et de procès équitable. On a jugé que le but principal du droit d'être jugé dans un délai raisonnable reconnu à l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés est la réduction de ce préjudice: R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659, à la p. 1672.

Un accusé peut subir peu ou point de préjudice par suite d'un délai imprévu et anormal. En fait, un accusé peut se réjouir du délai. Par contre, un accusé peut subir un préjudice grave en raison du délai. Lorsque l'accusé subit peu ou point de préjudice, il est évident que l'intérêt toujours important à traduire en justice les personnes accusées d'infractions criminelles l'emporte sur l'intérêt de l'accusé et de la société à obtenir un arrêt des procédures en raison du délai, parce que les conséquences du délai ne sont pas graves. Cependant, lorsque l'accusé a clairement subi un préjudice auquel on ne peut autrement remédier, la balance peut pencher en faveur de l'accusé et la justice peut exiger un arrêt des procédures.

De quelle manière peut‑on démontrer que le préjudice est suffisant pour l'emporter sur l'intérêt public important à traduire en justice ceux qui sont accusés d'infractions criminelles? Il s'agit essentiellement d'une question de fait, selon les circonstances de l'affaire. Comme le souligne le juge Sopinka, il est possible que la longueur du délai en soi dans de nombreuses circonstances ne puisse permettre de déduire que le préjudice est suffisant pour justifier un arrêt des procédures. Il est bien connu que des accusés peuvent chercher à retarder le procès et utiliser le "bouclier" de l'al. 11b) comme une "arme offensive", comme l'a dit le juge Cory dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, à la p. 1222. Lorsque la longueur du délai ne permet pas de déduire qu'il y a eu préjudice, ou lorsque la déduction la plus raisonnable est l'inverse, l'accusé peut devoir présenter des éléments de preuve pour écarter le solide intérêt public à traduire en justice les accusés.

En l'espèce, l'accusée a été en mesure de franchir le premier obstacle et d'établir une preuve prima facie. Le délai était plus long qu'il aurait dû l'être, compte tenu de la nature de l'accusation et du temps normalement requis pour juger l'affaire. Toutefois, elle n'a pas démontré que la protection de ses intérêts dans la tenue rapide du procès ou de l'intérêt public correspondant dans l'administration rapide de la justice l'a emporté sur l'intérêt public à la traduire en justice à titre de personne accusée d'une infraction criminelle. Le dossier ne permet pas de déduire qu'il y a eu un effet défavorable sur ses intérêts en matière de sécurité ou sur son droit à un procès équitable. Bref, le délai ne paraît pas avoir eu de graves conséquences. En l'absence d'autres éléments de preuve démontrant la nécessité d'un arrêt des procédures, l'intérêt public dans la tenue d'un procès devait prévaloir. Le juge du procès a eu raison de rejeter sa demande d'arrêt des procédures.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi rejeté, le juge en chef Lamer est dissident.

Procureurs de l'appelante: Risen, Espey, Oshawa.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.

Procureur de l'intervenant: John C. Tait, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 1 R.C.S. 771 ?
Date de la décision : 26/03/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Procès dans un délai raisonnable - Délai de 14 mois ½ entre l'arrestation de l'accusée et son procès - Le délai a été causé uniquement par la pénurie des ressources institutionnelles - Y a‑t‑il eu violation du droit d'être jugé dans un délai raisonnable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b).

Le 9 janvier 1988, l'accusée a été inculpée de conduite avec facultés affaiblies et d'avoir conduit un véhicule à moteur après avoir consommé de l'alcool de manière que son alcoolémie dépassait la limite prévue par la loi. Elle a été libérée le jour même sur la promesse de comparaître. Lorsqu'elle a comparu devant la Cour provinciale le 23 février, son avocat a expressément demandé "la date du procès la plus rapprochée possible". La date du procès a été fixée au 28 mars 1989. En réponse à une demande de l'avocat s'il s'agissait de la "date la plus rapprochée", le juge qui présidait a simplement répondu "oui". À la date prévue du procès, l'accusée a présenté une requête demandant l'arrêt des procédures en se fondant sur le par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et a soutenu que le délai de 14 mois ½ pour la citer à procès a porté atteinte au droit d'être jugé dans un délai raisonnable que lui confère l'al. 11b) de la Charte. La requête a été rejetée et l'accusée a été déclarée coupable de l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80". Un arrêt des procédures a été inscrit pour d'autres motifs quant à l'accusation d'avoir conduit avec facultés affaiblies. La Cour d'appel en matière de poursuites sommaires a également arrêté les procédures relativement à l'accusation d'alcoolémie de "plus de 80" sur le fondement que l'accusée n'avait pas subi son procès dans un délai raisonnable. La Cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public et a rétabli la déclaration de culpabilité.

Arrêt (le juge en chef Lamer est dissident): Le pourvoi est rejeté.

Les juges La Forest, Sopinka, Stevenson et Iacobucci: L'objet principal de l'al. 11b) est la protection des droits individuels des accusés: (1) le droit à la sécurité de la personne, (2) le droit à la liberté et (3) le droit à un procès équitable. Le droit à la sécurité de la personne est protégé par la tentative de diminuer l'anxiété, la préoccupation et la stigmatisation qu'entraîne la participation à des procédures criminelles. Le droit à la liberté est protégé par la réduction de l'exposition aux restrictions de la liberté qui résulte de l'emprisonnement préalable au procès et des conditions restrictives de liberté sous caution. Le droit à un procès équitable est protégé par la tentative de faire en sorte que les procédures aient lieu pendant que la preuve est disponible et récente.

Un intérêt secondaire de la société dans son ensemble a également été reconnu par notre Cour. Cet intérêt ressort de façon évidente lorsqu'il correspond à celui de l'accusé: la société dans son ensemble a intérêt à ce que les citoyens accusés de crimes soient traités de façon humaine et équitable. Il existe également un intérêt de la société qui est, par sa nature même, contraire aux intérêts de l'accusé: la société a un intérêt à s'assurer que ceux qui transgressent la loi soient traduits en justice et traités selon la loi.

La méthode générale pour déterminer s'il y a eu violation du droit que confère l'al. 11b) ne consiste pas dans l'application d'une formule mathématique ou administrative mais plutôt dans une décision judiciaire qui soupèse les intérêts que l'alinéa est destiné à protéger et les facteurs qui, inévitablement, entraînent un délai. Les facteurs à prendre en considération sont les suivants: (1) la longueur du délai; (2) la renonciation à invoquer certaines périodes dans le calcul; (3) les raisons du délai, notamment a) les délais inhérents à la nature de l'affaire, b) les actes de l'accusé, c) les actes du ministère public, d) les limites des ressources institutionnelles et e) les autres raisons du délai; et (4) le préjudice subi par l'accusé. Si l'on écarte la question du délai en appel, la période qui doit être examinée est celle qui court de la date de l'accusation à la fin du procès.

Un examen pour déterminer si un délai est déraisonnable est déclenché par une demande fondée sur le par. 24(1) de la Charte. Bien que le fardeau juridique d'établir qu'il y a eu violation de la Charte incombe au requérant, il y aura déplacement du fardeau de présentation d'éléments de preuve ou d'arguments selon les circonstances de chaque cas. Une affaire ne sera tranchée en fonction du fardeau de la preuve que si la cour ne peut parvenir à une décision à partir des faits qui lui sont présentés. L'examen concernant le délai déraisonnable ne devrait être entrepris que si la période est suffisamment longue pour soulever des doutes quant à son caractère raisonnable. Un délai plus court soulèvera le problème si le requérant démontre qu'il y a eu préjudice, par exemple, si l'accusé est sous garde. Si par entente ou par sa conduite l'accusé a renoncé en tout ou en partie à invoquer certaines périodes, la longueur du délai sera réduite en conséquence.

Toutes les infractions comportent certaines exigences inhérentes en matière de délais qui retardent inévitablement l'affaire. Outre la complexité d'une affaire, il existe certains délais préparatoires communs à toutes les affaires et certaines d'entre elles doivent faire l'objet d'une enquête préliminaire avant le procès. La cour devra aussi déterminer si les actes de l'accusé ou ceux du ministère public ont entraîné un délai. Ces deux derniers facteurs ne servent pas à "blâmer" mais simplement à fournir un mécanisme utile permettant d'examiner la conduite des parties.

Dans l'étude de l'explication du délai, on doit tenir compte de la pénurie des ressources institutionnelles. Le délai institutionnel commence lorsque les parties sont prêtes pour le procès et court jusqu'à ce que le système puisse leur permettre de procéder. Il faut évaluer l'importance qu'il convient d'accorder à ce facteur en tenant compte du fait que le gouvernement a l'obligation constitutionnelle d'attribuer des ressources suffisantes pour prévenir tout délai déraisonnable. Après une certaine période, la cour ne peut plus tolérer de délai fondé sur l'argument des ressources inadéquates. Une ligne directrice administrative peut servir à évaluer la période acceptable qui peut être attribuée à ce facteur. Cette ligne directrice n'est ni une période de prescription ni une durée maximale. Elle ne doit pas être appliquée d'une manière mécanique, elle doit plutôt céder devant d'autres facteurs au besoin.

Il convient que notre Cour propose une ligne directrice de 8 à 10 mois pour le délai institutionnel en cour provinciale. Pour ce qui est du délai institutionnel après l'envoi à procès, une période de 6 à 8 mois a été proposée dans l'arrêt R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199, et il est toujours pertinent. L'application d'une ligne directrice sera influencée par la présence ou l'absence de préjudice. Plus le préjudice est grand, plus la période acceptable de délai institutionnel sera courte. Cette ligne directrice est destinée à servir de guide pour les tribunaux de première instance d'une manière générale, qui devront sans doute l'ajuster pour tenir compte des conditions locales. Ils devront également le faire à l'occasion pour s'adapter à des circonstances différentes. La cour d'appel dans chaque province jouera un rôle de surveillance pour viser à atteindre l'uniformité sous réserve de la nécessité de prendre en compte les conditions spéciales des différentes régions dans la province. L'application de cette ligne directrice est assujettie au contrôle de notre Cour afin de veiller à ce que le droit d'être jugé dans un délai raisonnable soit respecté.

On peut déduire de la longueur du délai qu'il y a eu préjudice. Plus le délai est long, plus il est vraisemblable qu'on pourra faire une telle déduction. Dans les circonstances où on ne déduit pas qu'il y a eu préjudice et où celui‑ci n'est pas prouvé, le fondement nécessaire à l'application du droit est gravement ébranlé. Le droit a pour but d'accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d'éviter qu'une personne subisse son procès sur le fond. Il faut tenir compte de l'action ou de l'inaction de l'accusé qui ne correspond pas à un désir d'être jugé rapidement.

En l'espèce, le délai de 14 mois ½ est suffisant pour soulever la question du caractère raisonnable. Étant donné que les parties semblaient prêtes pour la tenue du procès en mars 1988 et que le procès n'a eu lieu qu'en mars 1989, il s'agissait d'un délai institutionnel d'environ 12 mois. Dans la juridiction d'où provient l'affaire, une période de dix mois ne serait pas déraisonnable pour un délai systémique étant donné l'évolution rapide des conditions locales. L'accusé n'a présenté aucune preuve de préjudice et on doit conclure que le délai n'a causé que peu de préjudice, sinon aucun, car l'accusée était satisfaite du rythme auquel se déroulait les évènements. Compte tenu de la pression sur les ressources institutionnelles et de l'absence de tout préjudice grave pour l'accusée, le délai en l'espèce n'était pas déraisonnable. Cette conclusion est tirée sans qu'il soit nécessaire de recourir au fardeau de la preuve.

Le juge McLachlin: Lorsqu'il décide s'il y a lieu d'arrêter les procédures contre l'accusé, le juge doit soupeser l'intérêt de la société à voir les inculpés traduits en justice et celui de l'accusé à obtenir rapidement une décision. Le premier volet consiste à déterminer si on a présenté une preuve prima facie que le délai est déraisonnable. À cette étape, il faut examiner les facteurs relatifs à la longueur du délai, à la renonciation et aux raisons du délai. Si la preuve prima facie est établie, le tribunal doit examiner d'une manière plus attentive le droit de l'accusé à être jugé dans un délai raisonnable et si ce droit l'emporte sur l'intérêt opposé de la société. Bien que l'intérêt de la société à ce que les personnes accusées d'infractions criminelles soient traduites en justice soit d'une importance constante, l'intérêt de l'accusé varie selon les circonstances et est habituellement mesuré au moyen du quatrième facteur — le préjudice causé aux intérêts de l'accusé en matière de sécurité et de procès équitable. En l'espèce, l'accusée a été en mesure d'établir une preuve prima facie mais elle n'a pas démontré que la protection de ses intérêts dans la tenue rapide du procès ou de l'intérêt public correspondant dans l'administration rapide de la justice l'a emporté sur l'intérêt public à la traduire en justice.

Le juge Gonthier: Il y a eu accord avec les motifs du juge Sopinka. Comme l'a souligné le juge McLachlin, la décision d'accorder un arrêt des procédures doit s'appuyer sur la pondération du préjudice subi par l'accusé et de l'intérêt de la société à ce que l'accusé soit traduit en justice. En l'espèce, il faut en déduire que le préjudice subi par l'accusée est minime et est contrebalancé par l'intérêt de la société à ce qu'elle soit jugée.

Le juge en chef Lamer (dissident): Il y a accord avec les principes et la ligne directrice énoncés par le juge Sopinka, sauf en ce qui concerne la preuve relative au préjudice. Il incombe au ministère public de prouver que l'accusé n'a pas subi de préjudice en raison du délai. Le fardeau n'incombe au requérant à l'égard du préjudice que lorsqu'il cherche à obtenir une autre réparation en plus de l'arrêt des procédures. En l'espèce, bien que le ministère public ait démontré qu'il n'y avait pas eu d'effet sur les intérêts de l'accusée en matière de liberté et de procès équitable, il n'a même pas tenté de démontrer qu'il n'y avait pas eu d'effet sur ses intérêts en matière de sécurité. Il y a eu un préjudice de ce genre au‑delà du délai que l'on peut légitimement imputer à la pénurie des ressources institutionnelles.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Morin

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêt examiné: R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
arrêts mentionnés: R. c. Hurlbert (1988), 66 C.R. (3d) 391
R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
R. c. Stensrud, [1989] 2 R.C.S. 1115
R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
Barker c. Wingo, 407 U.S. 514 (1972)
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
R. c. Rahey, [1987] 1 R.C.S. 588
R. c. Beason (1983), 36 C.R. (3d) 73
R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594
Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41
Clarkson c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 383
R. c. Bennett (1991), 6 C.R. (4th) 22
R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435
R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368.
Citée par le juge McLachlin.
Arrêts mentionnés: R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659
R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199.
Citée par le juge en chef Lamer (dissident)
R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 1120
R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11b), 24(1).
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 237a), b).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 253a), b).

Proposition de citation de la décision: R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771 (26 mars 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-03-26;.1992..1.r.c.s..771 ?
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