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30/04/1992 | CANADA | N°[1992]_1_R.C.S._1021

Canada | Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021 (30 avril 1992)


Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021

Norsk Pacific Steamship Company Limited,

Norsk Pacific Marine Services Ltd.,

le remorqueur Jervis Crown et

Francis MacDonnell Appelants

c.

Compagnie des chemins de fer nationaux

du Canada Intimée

Répertorié: Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co.

No du greffe: 21838.

1991: 2 mai; 1992: 30 avril.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Stevenson et Ia

cobucci.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 114, ...

Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021

Norsk Pacific Steamship Company Limited,

Norsk Pacific Marine Services Ltd.,

le remorqueur Jervis Crown et

Francis MacDonnell Appelants

c.

Compagnie des chemins de fer nationaux

du Canada Intimée

Répertorié: Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co.

No du greffe: 21838.

1991: 2 mai; 1992: 30 avril.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Cory, McLachlin, Stevenson et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 114, 104 N.R. 321, 65 D.L.R. (4th) 321, 3 C.C.L.T. (2d) 229, qui a confirmé une décision de la Cour fédérale, Section de première instance (1989), 26 F.T.R. 81, 49 C.C.L.T. 1, qui avait accueilli l'action en dommages‑intérêts de l'intimée. Pourvoi rejeté, les juges La Forest, Sopinka et Iacobucci sont dissidents.

P. D. Lowry et M. A. Clemens, pour les appelants.

David McEwen, pour l'intimée.

//Le juge La Forest//

Version française des motifs des juges La Forest, Sopinka et Iacobucci rendus par

Le juge La Forest (dissident) — Le présent pourvoi porte sur l'indemnisation d'une perte économique en matière délictuelle. Bien que certains des arguments soient formulés comme si l'affaire dépendait de la question générale de savoir si de tels dommages peuvent généralement donner lieu à indemnisation, le problème précis est beaucoup plus restreint. Il s'agit de savoir si la personne (A) qui passe un contrat pour l'utilisation d'un bien appartenant à une autre personne (B) peut poursuivre la personne qui endommage ce bien pour les pertes découlant de l'incapacité de A d'utiliser le bien pendant qu'il est en réparation. (Je qualifie cela de "perte économique relationnelle découlant d'un contrat", une expression commode quoique quelque peu barbare.)

Le problème se pose dans le contexte suivant: un chaland a heurté un pont alors qu'il était tiré par le remorqueur des défenderesses Norsk Pacific Steamship Co. et Norsk Pacific Marine Services Ltd., appelantes en l'espèce ("Norsk"), ce qui a empêché la demanderesse, intimée en l'espèce ("CN"), d'utiliser ce pont. Habituellement, la personne dont les opérations sont interrompues à cause d'un dommage causé à un pont appartenant à autrui ne peut pas, en common law, poursuivre la personne qui a causé le dommage. Mais la demanderesse prétend qu'elle peut le faire en raison de son rapport particulier avec le propriétaire du pont et l'auteur du délit. Comme dans le cas de trois autres compagnies ferroviaires, elle a le droit, en vertu d'un contrat, d'utiliser le pont pour le transport par chemin de fer, mais la demanderesse s'appuie également sur d'autres faits pour prouver l'existence de ce rapport spécial. C'est de loin le principal usager du pont qui constitue un lien essentiel dans ses opérations, à tel point qu'un grand nombre de ceux qui naviguaient sur le fleuve, y compris le capitaine du remorqueur des défenderesses, croyaient que le pont appartenait à la demanderesse. En outre, le contrat du CN prévoit que celui‑ci répare et entretient le pont lorsque c'est nécessaire et que le propriétaire lui demande de le faire. Le CN possède également des terrains à proximité du pont.

Les tribunaux d'instance inférieure et mes collègues les juges McLachlin et Stevenson sont tous d'avis que la réclamation du CN devrait être maintenue. Mais cette unanimité est plus apparente que réelle car ils invoquent des raisons différentes et, en fait, ils sont grandement en désaccord sur les questions déterminantes. J'adopte l'opinion contraire. Pour de bonnes raisons de principe, les tribunaux ont établi une règle claire (la règle de la "démarcation très nette") selon laquelle des personnes ne peuvent poursuivre l'auteur d'un délit pour la perte de leurs droits conférés par un contrat conclu avec le propriétaire d'un bien, qu'elles ont subie en raison des dommages causés à ce bien par l'auteur du délit. Cette règle, je n'en doute pas, peut faire l'objet d'exceptions pour des raisons de principe claires et primordiales, mais, comme je l'indiquerai plus loin, je n'ai pu trouver aucune raison de soustraire le CN à l'application de cette règle générale en l'espèce.

Voilà, dans les grandes lignes, ce sur quoi porte la présente affaire. Il faut toutefois exposer les faits plus en détail.

Les faits

L'accident

Le pont ferroviaire de New Westminster, qui enjambe le fleuve Fraser entre Surrey et New Westminster, a été construit en 1904. Il comporte une voie ferrée simple. Il sert uniquement au trafic ferroviaire, c'est‑à‑dire au passage de trains de passagers et de marchandises, mais il comprend une travée tournante qui permet au trafic maritime d'utiliser la voie navigable.

Le 28 novembre 1987, le chaland Crown Forest No. 4, que le remorqueur Jervis Crown tirait dans un épais brouillard, a heurté le pont. Le Jervis Crown appartenait à Norsk Pacific Steamship Co. et à Norsk Pacific Marine Services Ltd. et était exploité par ces deux compagnies. L'accident a causé des dommages importants au pont qui a été fermé durant plusieurs semaines pour fins de réparations. Les appelants ont reconnu leur responsabilité pour négligence relativement à la collision elle‑même.

Durant la fermeture du pont, les quatre compagnies ferroviaires qui l'utilisaient ont dû dérouter leur trafic vers un autre pont situé plus en amont. Le transport des marchandises a accusé un retard ou ne s'est pas fait du tout. Cela a également eu des répercussions sur l'utilisation de la voie navigable et le transport des marchandises a été retardé ou s'est fait par route.

Cet accident a donné naissance à un certain nombre de poursuites judiciaires qui ont été réunies dans le jugement rendu par le juge Addy. Le ministère des Travaux publics ("TPC"), représentant la Reine du chef du Canada, a intenté une action en dommages‑intérêts, à titre de propriétaire du pont, contre Norsk et les propriétaires du chaland Crown Forest No. 4 et du remorqueur Westminster Chinook (un autre remorqueur qui aidait le Jervis Crown au moment de l'accident). Seule l'action intentée contre Norsk a réussi. Norsk a été tenue responsable envers TPC de tous les préjudices que la collision a causés à TPC. Cette décision n'a pas été portée en appel.

En plus de l'action intentée par le propriétaire, trois des quatre compagnies ferroviaires ont présenté une réclamation pour perte économique contre Norsk et les autres défendeurs. Le plus petit usager du réseau ferroviaire, Canadien Pacifique Ltée ("CP"), n'a pas participé au litige. Avant le procès, il a été convenu que le droit des deux autres compagnies ferroviaires, Burlington Northern Railway et B.C. Hydro and Power Authority Railway, d'être indemnisées d'une perte purement économique suivrait le sort de la réclamation du CN. Seule la réclamation du CN était donc directement en cause. Le juge de première instance a fait droit à la réclamation du CN contre Norsk et a rejeté sa réclamation contre les autres défendeurs. L'appel de Norsk a été rejeté par la Cour d'appel. Norsk a reçu l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour le 15 novembre 1990.

Une grande partie des plaidoiries écrites et orales présentées devant nous portaient sur la nature des rapports entre la demanderesse et le propriétaire du bien, d'une part, et entre la demanderesse et l'auteur du délit, d'autre part. J'expose donc assez en détail les faits relatifs à ces rapports. Je considère également que deux autres rapports présentent un certain intérêt: celui qui existe entre l'auteur du délit et le propriétaire du bien et celui qui existe entre la demanderesse et les autres demandeurs ou victimes possibles de l'accident. Ce dernier rapport sera examiné au cours de mon analyse.

Le rapport entre la demanderesse et le propriétaire du pont

Le pont ainsi que les rails qui le traversent et qui lui sont adjacents appartiennent entièrement à TPC. Quatre compagnies ferroviaires étaient, en vertu d'un contrat conclu avec TPC, autorisées à utiliser le pont. Les rails qui appartiennent à TPC sont reliés à des rails appartenant à trois des compagnies ferroviaires et situés sur les rives nord et sud du fleuve. Des quatre compagnies ferroviaires, le CN était le principal usager du pont: ses wagons de chemin de fer comptaient pour 85 à 86 pour 100 de ceux qui ont emprunté le pont en 1987. Il faisait traverser sur ce pont, en moyenne par jour, 32 convois totalisant 1 530 wagons.

Le CN utilise le pont de façon continue depuis 1915. Ce pont fait partie intégrante de la voie principale de la compagnie ferroviaire et relie, en fait, le terminus de Vancouver à la voie principale. C'est le seul lien direct entre les rails du CN situés sur la rive nord et ceux situés sur la rive sud du bras principal du fleuve Fraser. Le CN est propriétaire des terrains et des rails près du pont. Toutefois, le paragraphe 13 de la licence qui lui permet d'utiliser le pont confirme clairement les droits de propriété exclusive du Canada à l'égard du pont. Malgré l'existence des biens du CN situés des deux côtés du pont, le Canada a le droit de mettre fin au contrat de licence moyennant un préavis de trois ans. Le paragraphe 22 rejette expressément l'idée que le contrat accorde au CN un droit de tenure à bail sur le terrain. C'est le Canada qui établit le tarif unitaire imposé aux compagnies ferroviaires pour chaque traversée, en se fondant sur le principe du [traduction] "remboursement total au Canada de tous les frais d'exploitation et d'entretien du pont".

Les contrats de licence conclus avec les quatre compagnies ferroviaires sont identiques, sauf que le contrat du CN contient une clause supplémentaire, le paragraphe 10, qui est ainsi rédigée:

[traduction] 10. La compagnie ferroviaire convient:

a)que, dans les cas d'urgence (qui seront déterminés par le Canada) et à la demande du Canada, elle effectuera les réparations, modifications, transformations ou travaux d'entretien du pont, y compris, sans limiter la généralité de ce qui précède, les approches, les chevalets de bois, les superstructures d'acier (y compris la travée tournante) et le système de signalisation (y compris le mécanisme d'enclenchement), qui sont absolument nécessaires, de l'avis du Canada, pour l'exploitation sécuritaire et appropriée du pont (y compris toutes ses approches), et que le Canada remboursera à la compagnie ferroviaire les frais raisonnables de réparation, de modification, de transformation ou d'entretien en conformité avec les comptes présentés à l'occasion au Canada par la compagnie ferroviaire; À CONDITION TOUTEFOIS que ces réparations, modifications, transformations ou travaux d'entretien ne soient pas effectués avant que le Canada n'approuve un protocole d'entente exposant la nature des réparations, des modifications, des transformations ou de l'entretien requis, le détail des travaux à exécuter à cet égard et la base de calcul de leur paiement; et

b)qu'à la demande écrite du Canada, elle fournira à celui‑ci des services de consultation ou d'inspection relativement à la planification, à la conception et à la construction du pont; À CONDITION TOUTEFOIS que ces services de consultation ou d'inspection ne soient pas fournis avant que le Canada n'approuve un protocole d'entente exposant la nature de ces services ou inspections, le détail de ceux‑ci et la base de calcul de leur paiement; et

c)qu'à la demande écrite du Canada, elle effectuera les travaux d'entretien et de réparation requis du système de signalisation et du mécanisme d'enclenchement du pont; À CONDITION TOUTEFOIS que ces réparations ou travaux d'entretien ne soient pas effectués avant que le Canada n'approuve un protocole d'entente exposant la nature des réparations et de l'entretien requis, le détail des travaux à exécuter à cet égard et la base de calcul de leur paiement. [Je souligne.]

Le CN a donc convenu de fournir à TPC, sur une base contractuelle, les services de réparation et d'entretien, de consultation et d'inspection que TPC pourrait requérir. Aux termes du contrat, TPC autorise tous ces services à l'avance et les paie lorsqu'il en a besoin.

Le CN fournit également certains services spontanément. Des services de consultation sont fournis sans frais à TPC par un ingénieur à plein temps du CN. Les tâches de l'ingénieur consistent exclusivement à résoudre les problèmes qui surviennent à ce pont et à deux autres ponts ferroviaires avoisinants qui appartiennent au CN. Le CN assure périodiquement sans frais une inspection complète des poutres maîtresses, des longrines et autres parties métalliques du pont. Le wagon "Sperry" que le CN utilise pour l'inspection de ses propres rails situés de chaque côté du pont sert également à l'inspection des rails du pont lorsqu'il le traverse. Le CN fournit parfois des matériaux pour le pont. C'est ainsi qu'après la collision il a fourni gratuitement à TPC une grosse poutre pour remonter la travée tournante, ce qui a permis d'éviter la fermeture du pont pendant plusieurs jours. Lorsque le pont est fermé pour l'entretien habituel, l'heure et la durée de la fermeture sont négociées et convenues entre le CN et TPC.

Le trafic maritime commercial qui se fait sur le fleuve Fraser par la travée tournante est important et, depuis qu'il existe, le pont a été endommagé à maintes reprises par des navires qui sont entrés en collision avec lui. À l'exception des frais de réparation des dommages causés à sa structure, les fermetures du pont découlant de ces dommages et réparations ont causé des contretemps et des pertes aux compagnies ferroviaires, aux usagers du fleuve et aux industries qui en dépendent. TPC consigne ces incidents depuis 1950.

Les risques de collisions et leur réduction au minimum ont fait l'objet de nombreuses études qui ont abouti notamment aux rapports suivants:

[traduction]

a)Rapport de la Garde côtière canadienne sur la vulnérabilité des ponts dans les eaux canadiennes

b)Rapport sur la situation du pont ferroviaire du fleuve Fraser, présenté par le Comité de travail sur le pont du fleuve Fraser du Western Transportation Advisory Council (WESTAC) ‑ 1977

c)Première et deuxième phases du Rapport sur l'analyse des risques de collisions maritimes relativement au pont ferroviaire de New Westminster (C.‑B.), préparé par la société Crippen Consultants pour le compte de TPC ‑ 1984

d)Rapport sur l'étude de faisabilité des structures de guidage en vue de la réduction des dangers, préparé par la Direction maritime de TPC ‑ 1986.

La deuxième de ces études fait partie du dossier. Cette étude a été effectuée à la suite d'un accident survenu en 1975 dans lequel un chaland servant au transport du bois a été arraché de ses amarres par une violente tempête et poussé contre le pont, ce qui a entraîné la fermeture de celui‑ci pendant plus de quatre mois. L'étude, à laquelle le CN a participé activement, a été effectuée par un groupe de travail constitué de représentants de toutes les parties intéressées au pont. Le Comité a examiné un large éventail de problèmes et a conclu que les seuls problèmes importants étaient le risque assez élevé auquel étaient exposés les navires de pêche hauturière passant sous le pont et les dommages considérables qui pourraient découler d'une collision avec les piliers et la structure du pont. L'affaire Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147, concernait cependant un autre accident résultant d'une collision accidentelle d'un navire, au sujet duquel les mêmes compagnies ferroviaires qu'en l'espèce ont présenté essentiellement les mêmes réclamations pour perte causée par la fermeture du pont. L'indemnisation a été refusée.

À mon avis, tant les circonstances entourant l'accident que le contrat lui‑même indiquent que les parties ont effectivement tenu compte ou auraient dû tenir compte de la question de la répartition du risque de fermeture du pont à la suite de la collision d'un navire. En fait, le contrat de licence intervenu entre le CN et TPC en avril 1987, qui était en vigueur au moment de l'accident, faisait justement cela. Le contrat prévoit:

[traduction] 11. Le Canada peut en tout temps, en donnant à la compagnie ferroviaire un préavis écrit de sept jours, exiger que ladite compagnie ferroviaire arrête, reporte ou suspende complètement son utilisation du pont, tel que prévu dans la présente licence, lorsque, de l'avis du Canada, un tel arrêt, report ou suspension est nécessaire; À CONDITION QUE, dans les cas d'urgence déterminés par le Canada, celui‑ci puisse exiger que la compagnie ferroviaire, sans préavis écrit, arrête, reporte ou suspende immédiatement son utilisation du pont, mais que cet arrêt ou cette suspension ne se poursuive que tant et aussi longtemps que cela pourra être absolument nécessaire, de l'avis du Canada, et que la compagnie ferroviaire n'ait pas le droit de réclamer du Canada, à cet égard, une indemnité ou des dommages‑intérêts.

. . .

15. En cas de destruction complète ou partielle du pont ou de dommages causés à celui‑ci, le Ministre décidera aussitôt si le Canada a l'intention ou non de reconstruire, remplacer ou réparer le pont ou la partie endommagée du pont et donnera à la compagnie ferroviaire avis de son intention dans les 24 heures suivant la prise de sa décision; À CONDITION TOUTEFOIS que le Canada ne soit pas obligé de reconstruire, de remplacer ou de réparer le pont ou la partie endommagée du pont et que la compagnie ferroviaire n'ait pas le droit de réclamer du Canada, à cet égard, une indemnité ou des dommages‑intérêts (y compris, sans limiter la généralité de ce qui précède, toute indemnité ou tous dommages‑intérêts que la compagnie ferroviaire peut être tenue de payer à tout client, passager ou usager de la compagnie ferroviaire ou de ses services). Si le Canada choisit de ne pas reconstruire, remplacer ou réparer le pont ou la partie endommagée du pont, il sera loisible à la compagnie ferroviaire de révoquer la licence à compter de la date de la destruction ou des dommages et, au moment de cette révocation, tous les droits et privilèges y conférés prendront fin aussitôt et la compagnie ferroviaire n'aura aucun recours contre le Canada; À CONDITION DE PLUS que la compagnie ferroviaire verse aussitôt au Canada, jusqu'à la date de la révocation, toutes les sommes qui sont ou peuvent être dues au Canada jusqu'à la date de cette révocation. [Je souligne.]

Le rapport entre l'auteur du délit et la demanderesse

Avant l'accident, les propriétaires et exploitants du pont, du Jervis Crown, du Crown Forest No. 4 et du Westminster Chinook savaient que les dommages causés au pont entraîneraient des délais et le déroutement. Tous les défendeurs savaient parfaitement que le CN était le principal usager du pont. Le capitaine MacDonnell, le capitaine du Jervis Crown et les autres capitaines et marins qui travaillent sur le fleuve le désigne couramment comme le pont du CN. Le capitaine MacDonnell lui‑même connaissait bien le pont depuis plus de 40 ans et jusqu'à une certaine date après la collision, il croyait vraiment qu'il appartenait au CN.

Tous les défendeurs savaient que la cour de triage du CN située au port Mann‑Thornton, qui est la principale cour de triage de la grande région de Vancouver, se trouve à environ 1 mille ½ en amont du pont sur la rive sud du fleuve Fraser. Les défendeurs savaient qu'il n'y avait pas d'autre pont de chemin de fer sur le bras principal du fleuve, en aval du pont de Westminster et, comme le pont avait déjà été endommagé, ils savaient aussi qu'en cas de fermeture du pont pour cause de dommages, le CN devrait faire un détour par le pont du CP qui se trouve en amont du fleuve, entre Mission et Matsqui, et utiliser les voies ferrées du CP sur la rive nord du fleuve Fraser.

Le rapport entre le propriétaire du bien et l'auteur du délit

TPC a pris des mesures en vue de réparer le pont et a assumé les frais de ces réparations. En tant que propriétaire du bien, avons‑nous vu, TPC a été indemnisé en première instance de tous les dommages résultant de la collision par le remorqueur Jervis Crown et ses propriétaires, et ce jugement n'a pas été porté en appel. Comme je l'ai déjà mentionné, les contrats de licence intervenus entre TPC et les compagnies ferroviaires ne prévoyaient aucune indemnisation en cas d'interruption de service du pont. Comme il ne pouvait pas présenter de réclamation fondée sur son contrat, le CN a intenté la présente action en matière délictuelle contre Norsk et les autres défendeurs et a demandé à être indemnisé des frais engagés en raison de la fermeture du pont.

Les questions en litige

Il est important d'énoncer précisément, au départ ce qui est et ce qui n'est pas en litige dans le présent pourvoi. Il ne s'agit pas de savoir si les pertes économiques peuvent donner lieu à indemnisation en matière délictuelle, comme ma collègue le juge McLachlin semble le dire dans son analyse. Pour des raisons que j'examinerai plus loin, j'aurais cru évident qu'elles peuvent effectivement donner lieu à indemnisation dans certains cas. Et, bien que les parties ne s'accordent pas sur les points en litige, elles ne les ont pas formulés de cette façon dans les mémoires qu'elles ont présentés à notre Cour.

Les appelants (défendeurs) soutiennent qu'il s'agit, en l'espèce, de déterminer si une obligation de diligence peut prendre naissance entre A (ici les défendeurs) et C (ici la demanderesse CN), lorsque A cause, par négligence des dommages au bien de B (ici TPC) et qu'il en résulte pour C une rupture de contrat et, par voie de conséquence, une perte économique. Les appelants prétendent que la nature du rapport entre le CN et TPC est purement contractuelle et que cela règle l'affaire.

Le CN reconnaît qu'un droit découlant purement et simplement d'un contrat ne justifie pas l'indemnisation, mais il n'est pas d'accord avec les appelants pour dire que le préjudice subi était seulement une rupture de contrat. Son argumentation comporte essentiellement deux volets généraux qui se chevauchent dans une certaine mesure.

Le premier volet peut être désigné comme l'argument de l'existence de droits subsidiaires. Le CN allègue d'abord que son droit est plus qu'un simple droit découlant d'un contrat. À cette fin, il avance essentiellement deux arguments: premièrement, il a subi une perte d'usage transférée et, deuxièmement, il participe à une entreprise commune avec TPC. Ces arguments portent sur le rapport qui existe entre la demanderesse et le propriétaire du bien, c'est‑à‑dire entre le CN et TPC. Ils représentent une tentative d'éviter l'application de la règle interdisant l'indemnisation dans le cas de simples droits découlant d'un contrat.

Le deuxième volet général de l'argumentation du CN peut être désigné comme l'argument de l'"existence d'un rapport spécial". Il soutient ici que, même si la Cour rejette son argument fondé sur l'existence de droits subsidiaires et statue que son droit découle simplement d'un contrat, l'existence d'autres facteurs est suffisante pour qu'il y ait un rapport spécial avec l'auteur du délit et pour justifier l'indemnisation relativement à ses réclamations fondées sur un contrat. Il souligne notamment que le degré élevé de prévisibilité subjective et objective en l'espèce suffit pour qu'il y ait un rapport spécial entre Norsk et le CN, mais il invoque également d'autres facteurs. Ces arguments portent largement sur le rapport entre la demanderesse et l'auteur du délit, c'est‑à‑dire le rapport entre le CN et Norsk. Ils représentent une tentative de limiter l'application de la règle de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Les deux volets de l'argumentation du CN se chevauchent de sorte que les facteurs qui sous‑tendent son argument de l'existence de droits subsidiaires sont également parfois invoqués à l'appui de l'existence d'un rapport spécial ou, de façon plus générale, d'un lien étroit. Il fonde donc son argumentation sur les caractéristiques prétendument spéciales de son rapport avec le propriétaire du bien, d'une part, et avec l'auteur du délit, d'autre part. En revanche, les appelants considèrent de leur côté que le rapport entre le demandeur et le propriétaire du bien est de nature contractuelle et que cela règle l'affaire.

La partie I de l'analyse contenue dans les présents motifs de jugement examine l'argument des appelants et porte principalement sur le problème restreint de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. À mon avis, cette question a été liée inutilement à la question plus générale de la perte purement économique. La première partie des présents motifs retrace cette évolution et expose les raisons pour lesquelles cette question restreinte constitue un problème distinct.

La partie II porte sur les arguments du CN selon lesquels il possède davantage qu'un simple droit découlant d'un contrat. Je conclus que ce n'est pas le cas.

La partie III revient à la question de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Elle porte sur les diverses propositions qui ont été faites afin d'assouplir la règle de la démarcation très nette qui exclut l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat, y compris celles énoncées par mes collègues les juges McLachlin et Stevenson.

La partie IV porte sur la raison d'être de la règle d'exclusion. Je conclus qu'il n'y a pas lieu de modifier, tout au moins dans le contexte de la présente affaire, la règle de la démarcation très nette qui exclut l'indemnisation de la perte économique due à l'ingérence dans des rapports contractuels qui résulte du dommage matériel subi par un tiers. Je me dois de souligner au départ que cette conclusion ne constitue pas un rejet de l'indemnisation de la perte purement économique en général. Elle se limite, pour des raisons qui seront exposées plus loin, aux cas où le bien d'un tiers a été endommagé et où le droit du demandeur découle d'un contrat.

Analyse

Partie I: La nécessité de réorienter l'analyse sur la perte économique relationnelle découlant d'un contrat

Il est trompeur de formuler la question clé, en l'espèce, comme étant simple de savoir si "la perte purement économique peut donner lieu à indemnisation en matière délictuelle". Je ne doute pas que la perte purement économique puisse donner lieu à indemnisation dans certains cas. Toutefois, cela ne veut pas dire que tous les cas de perte économique peuvent faire l'objet de la même analyse: les affaires d'un genre ne sont pas nécessairement pertinentes dans le contexte de celles d'un autre genre. Cela ne veut pas dire non plus qu'on peut ignorer la série de questions de principe que le problème de la perte économique a contribué à soulever. En réalité, différents genres de situations de fait peuvent commander différentes manières d'aborder la perte économique et il me semble pour le moins malavisé de les analyser en bloc. Le professeur Feldthusen perçoit cinq catégories différentes de cas de perte économique qui font intervenir des considérations de principe différentes: voir Feldthusen, "Economic Loss in the Supreme Court of Canada: Yesterday and Tomorrow" (1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, aux pp. 357 et 358. Ce sont les catégories suivantes:

[traduction]

1.La responsabilité indépendante des autorités publiques légales;

2.La déclaration inexacte faite par négligence;

3.La prestation négligente d'un service;

4.La fourniture négligente de marchandises ou de structures de mauvaise qualité;

5.La perte économique relationnelle.

La présente affaire entre dans la cinquième catégorie qu'il mentionne. À mon avis, tant les principes que la jurisprudence justifient que l'on s'en tienne en l'espèce aux cas de perte du genre décrit dans cette catégorie.

Le professeur Feldthusen considère que la jurisprudence et de sérieuses raisons de principe justifient l'adoption d'une règle générale interdisant l'indemnisation de toute perte relationnelle, règle qu'il formule ainsi: [traduction] "L'indemnisation de la perte purement économique sera interdite en matière délictuelle lorsqu'elle résulte d'une lésion corporelle ou d'un dommage matériel subi par un tiers": voir Feldthusen, Economic Negligence (2e éd. 1989), à la p. 200. Cependant, il admet qu'une telle règle comporterait un certain nombre d'exceptions précises.

De façon générale, nous nous intéressons en l'espèce à la perte relationnelle résultant d'un dommage matériel et je n'ai pas à étudier la perte relationnelle découlant d'une lésion corporelle. Si nous passons alors à un examen de la catégorie de cas où le dommage initial est matériel, il appert que le contrat ne constitue pas le seul rapport qui puisse entraîner des pertes. Si le bien est une propriété publique, il se peut que les usagers ne soient pas obligés de passer un contrat pour l'utiliser. Ainsi les personnes qui utilisent régulièrement un pont ordinaire ou une autre installation entretenue par l'État n'ont pas le droit de le faire en vertu d'un contrat, mais elles peuvent néanmoins subir un préjudice du fait qu'elles doivent trouver d'autres trajets pour leur propre transport ou celui de leurs marchandises, et leurs fournisseurs ou leurs clients peuvent également subir un préjudice. Celles qui subissent un tel préjudice ne seront pas indemnisées normalement: voir Bethlehem Steel Corp. c. Administration de la voie maritime du Saint‑Laurent, [1978] 1 C.F. 464 (des demandes d'indemnisation de pertes de profits dues au retard pris par des navires après la destruction d'un pont et l'obstruction d'un canal ont été refusées, tout comme l'a été une demande d'indemnisation des frais supplémentaires d'expédition résultant du même accident); Star Village Tavern c. Nield (1976), 71 D.L.R. (3d) 439 (B.R. Man.) (on a refusé d'indemniser le propriétaire d'une taverne qui avait subi des pertes en raison de la fermeture d'un pont). Il est presque impensable d'imposer une telle responsabilité indéterminée aux auteurs de délits, ainsi qu'il ressort clairement de la jurisprudence. Les tribunaux ont également refusé l'indemnisation dans d'autres cas de perte économique relationnelle; voir, par exemple, Weller & Co. c. Foot & Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569, comme on l'explique dans S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W. J. Whittall and Son Ltd., [1971] 1 Q.B. 337, à la p. 342, et Spartan Steel & Alloys Ltd. c. Martin & Co. (Contractors) Ltd., [1973] Q.B. 27.

Lorsque le gouvernement peut poursuivre en tant que propriétaire (comme en l'espèce et dans la plupart des affaires relatives à un pont), je ne vois aucune raison de traiter l'affaire différemment, selon que l'utilisation se fonde sur un contrat ou non. À mon avis, les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat sont peut‑être le mieux conçus comme une variante de la perte relationnelle. Au moins sur le plan de l'issue du litige, les tribunaux paraissent généralement trancher de la même manière les différents types de cas de perte économique relationnelle. Comme nous le verrons, bon nombre des principes sous‑jacents sont les mêmes. Néanmoins, la plupart des décisions publiées concernent des demandes d'indemnisation de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, probablement parce que la plupart des autres paraissent évidentes. Afin d'éviter toute confusion possible sur le plan de la doctrine, je compte m'en tenir, autant que possible, à la seule perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Les principes

Les cas de perte relationnelle découlant d'un contrat possèdent un certain nombre de caractéristiques précises qui les différencient des autres cas de perte économique et certainement des autres cas de perte non relationnelle. La première caractéristique est qu'en pareils cas le droit d'action du propriétaire du bien incite déjà les défendeurs à faire preuve de diligence. L'effet dissuasif du droit de la responsabilité délictuelle, dans la mesure où il survit à l'avènement de l'assurance généralisée, existe déjà. En l'espèce, TPC a obtenu des dommages‑intérêts importants. Par conséquent, Norsk est déjà fortement incitée à faire preuve de diligence relativement au pont, car sa responsabilité envers le propriétaire du pont l'obligerait et l'a effectivement obligée à verser des dommages‑intérêts importants. Dans la plupart des cas de ce genre, la dissuasion ne saurait raisonnablement justifier l'imposition d'une responsabilité supplémentaire (à moins qu'il faille appliquer à tout prix une politique de pleine imputation de toutes les pertes résultant d'un accident à la partie qui aurait pu éviter l'accident).

C'est une différence cruciale par rapport aux autres genres de cas de perte économique. Le professeur Feldthusen souligne l'importance de ce premier aspect clé des cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, dans le passage suivant qui traite de la perte relationnelle en général ((1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, à la p. 377):

[traduction] . . . dans chacune des [quatre premières] catégories [mentionnées ci‑dessus], il s'agit de savoir si le droit relatif à la négligence s'applique ou non pour sanctionner la conduite négligente du défendeur. Les cas de perte relationnelle sont différents parce que le défendeur sera tenu responsable envers la personne qui a subi un préjudice physique. La question est de savoir si une responsabilité supplémentaire envers les tiers est justifiée. La meilleure analogie est de savoir non pas comment la demande d'indemnisation a été tranchée dans Hedley Byrne ou Rivtow Marine, mais comment une demande d'indemnisation supplémentaire présentée par le meilleur client des demanderesses dans chacune de ces affaires aurait réussi. [Je souligne.]

J'arrive maintenant à une deuxième distinction. Une règle stricte d'exclusion de la responsabilité dans ce domaine n'a pas nécessairement pour effet d'exclure l'indemnisation de la perte subie par le demandeur. Au contraire, elle ne fait que canaliser vers le propriétaire du bien la responsabilité potentielle envers le demandeur et le droit de se faire indemniser par l'auteur du délit. Le propriétaire du bien a le droit de se faire indemniser par l'auteur du délit, mais il peut également être responsable envers le demandeur en vertu d'un contrat. En l'espèce, le contrat de licence écartait expressément toute responsabilité, de sorte que la demanderesse ne peut se faire indemniser par TPC en vertu de ce contrat. Dans les contrats intervenus entre des parties avisées comme celles dont il est question ici, qui sont bien conseillées par des avocats, de telles exclusions de responsabilité résultent souvent de décisions établissant qui est le mieux en mesure de s'assurer contre le risque au moindre coût.

Une troisième distinction provient de ce que l'indemnisation parfaite de toute perte économique relationnelle découlant d'un contrat est presque toujours impossible en raison des effets d'enchaînement qui caractérisent ce genre de perte. Cet aspect a été reconnu comme crucial dès le départ. C'est dans ce sens que la solution des affaires de ce genre est nécessairement pragmatique. Quelle que soit la ligne de démarcation établie dans ce domaine, elle aura forcément pour effet d'exclure des personnes qui ont indéniablement subi un préjudice résultant de la faute de comportement de l'auteur du délit.

Dans d'autres genres de cas de perte économique, les effets d'enchaînement ne constituent pas toujours un sujet de préoccupation. Ainsi, des cas comme la présente affaire diffèrent considérablement de la situation qui se présentait dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, dans laquelle la société Rivtow était la seule victime du genre de préjudice pour lequel elle réclamait des dommages‑intérêts. L'indemnisation intégrale de tous ceux à qui est due une obligation de droit privé est également possible d'une façon réaliste dans la situation examinée dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Dans notre affaire, l'argument selon lequel il serait "injuste" de refuser l'indemnisation doit aussi confronter le fait que ce genre de cas donne inévitablement lieu au refus d'autres réclamations "justes".

Enfin, les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat surviennent le plus souvent à la suite d'un accident. Cela les distingue des affaires relatives à une perte économique découlant de la responsabilité du fabricant comme l'affaire Rivtow dans laquelle, par définition, il n'y a pas d'accident, et des affaires relatives à une déclaration inexacte faite par négligence, comme l'affaire Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465. Cet aspect est d'une importance fondamentale en ce qui concerne les critères de responsabilité fondés sur la prévisibilité d'un demandeur particulier ou d'une catégorie déterminée de demandeurs, que j'examinerai dans la partie III.

Compte tenu de ces différences importantes entre les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat et d'autres cas de perte purement économique, je conviens avec le professeur Feldthusen qu'[traduction] "il est peu, voire nullement, utile de généraliser sur la base du lien étroit à partir d'autres genres de cas de perte économique jusqu'aux cas de perte relationnelle" ((1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, à la p. 376). Il n'est pas nécessaire, aux fins de l'espèce, de classer de façon exhaustive par catégories les cas de perte économique. À mon avis, il y a, à tout le moins, une différence manifeste entre la perte économique dans trois genres de cas.

Dans le premier cas, où il y a ce qu'on a appelé la perte économique indirecte, la réclamation du demandeur vise une perte économique en plus de la lésion corporelle ou du dommage matériel qu'il a subi. En mettant l'accent sur la question de l'éloignement du dommage, les tribunaux ont établi des lignes directrices au sujet de la possibilité d'obtenir des dommages‑intérêts pour une perte économique dans ces cas‑là.

Dans le deuxième cas, la réclamation du demandeur vise une perte purement économique qui ne résulte pas d'un dommage matériel subi par un tiers. Le droit est en pleine évolution dans ce domaine. Compte tenu de l'analyse que je fais des questions posées en l'espèce, il n'est pas nécessaire que je dise beaucoup de choses sur ces cas. Toutefois, je doute que l'on puisse analyser ce groupe sous l'angle d'une seule règle. Dans l'extrait susmentionné, le professeur Feldthusen prétend que ce groupe peut encore être décomposé en quatre catégories distinctes. Il suffit de dire que j'endosse pleinement le rejet par notre Cour de l'interdiction générale de l'indemnisation de la perte purement économique dans les affaires Rivtow et Kamloops. Je soulignerais de nouveau la nécessité de tenir compte des caractéristiques particulières de chaque cas. Je conviens avec le juge McLachlin que l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398, ne représente pas l'état du droit en vigueur au Canada.

Il s'agit cependant, en l'espèce, d'un troisième genre de cas. La réclamation est fondée sur la perte économique relationnelle découlant d'un contrat subie par le demandeur à la suite d'un dommage causé au bien d'autrui.

La jurisprudence

La jurisprudence anglaise

Il est utile de retracer l'évolution de la prétendue règle interdisant l'indemnisation d'une perte purement économique, afin de situer dans son contexte l'argumentation soumise en l'espèce. Le débat a souvent été embrouillé par l'existence d'au moins deux versions différentes de la règle, l'une stricte et l'autre générale. Dans la jurisprudence américaine, les questions en litige ici ont parfois été abordées précisément selon le caractère général ou strict de la règle concernant la perte économique. La décision récente State of Louisiana c. M/V Testbank, 752 F.2d 1019 (1985), est particulièrement instructive à cet égard.

La règle de l'exclusion absolue de la perte économique dans des affaires comme Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453, a été formulée de façon stricte au départ. Selon sa formulation stricte, la règle exclut la responsabilité pour ingérence, par négligence, dans des rapports contractuels lorsque le bien d'un tiers a été endommagé et lorsque le préjudice causé aux rapports contractuels du demandeur résulte de ce dommage matériel. La règle s'applique donc pour empêcher l'indemnisation de la perte purement économique qu'un demandeur subit par suite d'un dommage matériel causé au propriétaire du bien, perte que j'ai qualifiée de perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

L'évolution de la règle stricte initiale est bien exposée dans l'affaire Candlewood Navigation Corp. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] A.C. 1, aux pp. 15 à 17, qui concernait une demande d'indemnisation pour perte économique présentée par un affréteur à temps. Comme il est important de bien comprendre cette évolution, je reproduis intégralement l'explication de lord Fraser of Tullybelton dans cette affaire:

[traduction] Il s'agit d'une question d'une importance fondamentale en droit maritime et dans le droit relatif à la négligence en général. Il existe au Royaume‑Uni une doctrine et une jurisprudence bien établies qui appuient la proposition selon laquelle un affréteur à temps ne saurait être indemnisé de la perte pécuniaire qu'il a subie en raison d'un dommage causé par un tiers au navire affrété. La raison en est que l'affréteur à temps ne possède ni droit de propriété ni droit de possession sur le navire affrété; le seul droit qu'il possède relativement au navire découle d'un contrat: voir Scrutton on Charterparties and Bills of Lading, 19e éd. (1984), p. 47. La proposition concernant l'affréteur à temps ne constitue donc qu'un exemple du principe plus général énoncé par le lord juge Scrutton dans l'arrêt Elliott Steam Tug Co. Ltd. c. Shipping Controller [1922] 1 K.B. 127, aux pp. 139 et 140:

"En common law, cette position ne suscite aucun doute. Dans le cas d'un dommage causé à un bien meuble, la common law n'admet pas qu'une personne qui possède des droits uniquement en vertu d'un contrat puisse se servir du bien meuble dans le but de réaliser des gains sans avoir un droit de possession ou de propriété sur ce bien meuble. Cette personne ne peut pas présenter de demande d'indemnisation pour un préjudice causé au droit qu'elle possède en vertu d'un contrat: voir, à ce sujet le jugement rendu par le juge Blackburn dans l'affaire Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875) L.R. 10 Q.B. 453, où un entrepreneur qui creusait un tunnel sous la propriété de K. a présenté une demande d'indemnisation contre l'auteur d'un dommage causé à la propriété de K., lequel dommage avait rendu son contrat moins rentable; on a jugé que l'entrepreneur n'avait pas le droit d'être indemnisé. C'est la raison pour laquelle les assureurs ne peuvent pas poursuivre directement l'auteur d'un dommage causé au bien qu'ils ont assuré, mais doivent poursuivre au nom de l'assuré, comme l'explique lord Penzance dans Simpson c. Thomson (1877) 3 App. Cas. 279, à la p. 289. C'est pour cette raison également que les affréteurs qui ont conclu une charte‑partie qui n'équivaut pas à une concession à bail ne poursuivent pas et ne peuvent pas poursuivre en Cour d'amirauté l'auteur d'un méfait qui a causé la perte par collision de leur navire affrété. Le même principe a été appliqué par le juge Hamilton dans l'arrêt Remorquage à hélice (Société anonyme) c. Bennetts, [1911] 1 K.B. 243, afin d'empêcher le propriétaire d'un remorqueur de poursuivre l'auteur du méfait qui avait causé la perte de son remorqueur, l'empêchant ainsi de profiter de son contrat de remorquage."

Le principe général a été énoncé dans Cattle c. Stockton Waterwoods Co., L.R. 10 Q.B. 453, une affaire qui n'avait rien à voir avec les navires ou le droit maritime. Les faits ont été suffisamment résumés pour les fins actuelles dans l'extrait des motifs du lord juge Scrutton dans l'affaire Elliott, que nous venons de citer. Le motif de la décision ressort du passage suivant tiré du jugement de la Cour du Banc de la Reine rédigé par le juge Blackburn, aux pp. 457 et 458, où, après avoir déclaré que la cour aurait été heureuse d'éviter de donner effet à la règle interdisant à l'entrepreneur de poursuivre, il a ajouté:

"Mais si nous le faisions, nous devrions établir un précédent pour dire que, dans une affaire comme Fletcher c. Rylands (1866) L.R. 1 Ex. 265, le défendeur serait exposé à des poursuites non seulement de la part du propriétaire de la mine inondée et de ceux de ses ouvriers dont les outils ou les vêtements ont été détruits, mais également de la part de tout ouvrier ou employé de la mine qui, à la suite de l'arrêt des opérations, a touché un salaire inférieur à celui qu'il aurait retiré sans cela. Et on pourrait suggérer de nombreuses affaires similaires auxquelles cela s'appliquerait. On peut avancer qu'il est juste que toutes ces personnes devraient être indemnisées pour pareilles pertes et que si la loi ne leur accorde aucun recours, elle est imparfaite. C'est peut‑être vrai. Mais, comme l'a souligné le juge Coleridge dans l'arrêt Lumley c. Gye (1853) 2 E. & B. 216, à la p. 252, les cours de justice ne devraient pas "prendre la liberté, dans la recherche de recours parfaitement complets pour tous les actes préjudiciables, d'outrepasser les limites que notre droit, selon une sage perception, à mon avis, de ses pouvoirs limités, s'est imposées, de réparer seulement les conséquences immédiates et directes d'actes préjudiciables. Nous sommes tout à fait d'accord avec cela. Aucun précédent n'a été cité à l'appui du droit du demandeur d'intenter une poursuite, et, à notre connaissance, il n'y en avait aucun qui aurait pu l'être."

Il ressort de cette citation que, dans l'affaire Cattle, la cour a considéré la règle comme étant une règle pragmatique dictée par la nécessité.

La même chose ressort même plus clairement de l'autre affaire fondamentale dans ce domaine du droit, Simpson & Co. c. Thomson (1877) 3 App. Cas. 279, qui était un appel écossais interjeté à la suite d'une collision entre deux navires appartenant au même propriétaire. La Chambre des lords a statué que les assureurs, qui avaient payé l'assurance due sur l'un des navires qui était perdu et qui n'était nullement à blâmer pour l'accident, n'avaient aucun droit d'action contre le propriétaire de l'autre navire qui était le seul à blâmer, parce qu'ils (les assureurs) n'avaient aucun droit d'action indépendant mais seulement le droit qu'ils auraient pu tenir du propriétaire du navire perdu dont ils occupaient la place. Il n'avait, en tant que propriétaire du navire innocent, aucun droit d'action contre lui‑même en tant que propriétaire du navire négligent. Lord Penzance a exposé plus en détail les raisons qui justifient la règle interdisant aux assureurs de poursuivre, aux pp. 289 et 290:

"Mais, dans leur plaidoirie devant vos Seigneuries, les avocats des intimés ont fondé leur argumentation sur un motif beaucoup plus général. Ils ont prétendu que les assureurs, en vertu de la police qu'ils ont conclue relativement au navire, avaient un intérêt dans la protection de celui‑ci, en ce sens que tout dommage ou préjudice qu'il subirait les concernerait indirectement en raison du contrat, et que cet intérêt était tel qu'il leur permettrait d'intenter une action en leur nom contre l'auteur du méfait. Cette proposition confirme virtuellement un principe que, à mon avis, vos Seigneuries feront bien de prendre en considération avec soin, car il se trouvera à avoir une application et une signification beaucoup plus larges que tout autre pouvant résulter d'un contrat d'assurance.

"Le principe en cause me semble être le suivant : lorsque l'auteur d'un méfait cause des dommages à un bien meuble, non seulement le propriétaire de ce bien meuble mais également tous ceux qui, par contrat avec le propriétaire, sont liés aux obligations dont l'exécution est devenue plus onéreuse ou qui ont obtenu pour eux‑mêmes des avantages qui sont rendus moins intéressants en raison des dommages causés au bien meuble, ont un droit d'action contre l'auteur du méfait bien qu'ils n'aient pas de droit de propriété immédiat ou réversif sur le bien meuble, ni aucun droit de possession en raison d'un contrat se rapportant au bien meuble lui‑même, comme au moyen d'un privilège ou d'une hypothèque.

"C'est là, à mon avis, le principe en jeu dans la prétention des intimés. Si c'était un principe solide, il semblerait s'ensuivre que, si, en raison de la négligence de l'auteur d'un méfait, il y a destruction de marchandises que leur propriétaire s'était engagé par contrat à livrer à un tiers, ce dernier ainsi que le propriétaire ont un droit d'action pour toute perte subie en raison de leur destruction.

"Mais si cela est vrai en ce qui concerne les dommages causés à des biens meubles, ce semblerait également vrai en ce qui concerne les lésions corporelles. La personne blessée par une voiture conduite de façon négligente a un droit d'action contre le propriétaire de cette voiture. On peut se demander si le médecin qui avait conclu un contrat en vue de le soigner et de lui fournir des médicaments pour un montant fixe durant l'année a également un droit d'action relativement aux frais supplémentaires qu'entraînent les soins et les médicaments qui lui sont nécessaires en raison de cet accident. Cependant, on ne peut nier que le médecin avait un intérêt dans la sécurité de son patient. De la même manière, un acteur ou un chanteur lié pour un certain temps à un directeur de théâtre est rendu inhabile en raison du méfait d'un tiers, qui entraîne une perte grave pour le directeur. Celui‑ci peut‑il être indemnisé de cette perte par l'auteur du méfait? Ces exemples pourraient être multipliés à l'infini, ce qui donnerait naissance à des droits d'action qui, dans nos sociétés modernes, où des contrats viennent chaque jour compliquer les rapports mutuels, pourraient être à la fois nombreux et nouveaux."

La décision Cattle, L.R. 10 Q.B. 453, et l'arrêt Simpson, 3 App. Cas. 279, tiennent tous deux depuis plus de cent ans et ont souvent été cités favorablement dans des arrêts subséquents, tant au Royaume‑Uni qu'ailleurs. Ils indiquent, de l'avis de leurs Seigneuries, que le motif valable de refuser un droit d'action à une personne qui a subi un préjudice économique à la suite d'un dommage causé au bien d'autrui est que, pour des raisons pratiques, il est considéré inopportun de faire droit à sa demande d'indemnisation. [Je souligne.]

Lord Fraser a jugé inutile de se reporter à tous les nombreux cas dans lesquels l'une ou chacune des deux affaires Cattle et Simpson & Co. c. Thomson (1877), 3 App. Cas. 279, a été citée, mais il a souligné le traitement favorable accordé à la règle stricte en Écosse, au Canada et aux États‑Unis.

Par la suite, au cours de la deuxième phase de son évolution, le champ d'application de la règle a été grandement élargi. Les observations du juge Mason dans l'arrêt Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227 (H.C.), nous éclairent en illustrant le passage de la règle stricte, examinée dans le passage ci‑dessus, à une règle plus générale (à la p. 269):

[traduction] Néanmoins, avant Hedley Byrne, la jurisprudence antérieure exerçait une forte influence et on semble avoir en général considéré que la perte financière qui n'était pas consécutive à un dommage matériel ne pouvait pas donner lieu à indemnisation. Dans la plupart des cas, le demandeur prétendait avoir subi une perte ou perdu un profit en vertu d'un contrat, parce que la conduite négligente du défendeur avait eu pour effet d'endommager ou de détruire le bien de l'autre partie contractante, ce qui avait mis fin au contrat ou l'avait rendu non rentable. Pourtant, on croyait que ces affaires établissaient un principe général ayant trait à l'indemnisation du préjudice purement économique. [Je souligne.]

Comme le fait remarquer le juge Mason, on disait que, selon sa formulation générale, la règle excluait toutes les réclamations, en matière de négligence, pour perte purement économique soit absolument soit subsidiairement, en l'absence de perte matérielle ou de perte due à une lésion corporelle subie par le demandeur en question. Le facteur crucial du dommage matériel causé à un tiers, qui existait dans les affaires anciennes, a été complètement éliminé de la scène. Ce qui est intéressant, c'est que la même évolution semble avoir eu lieu en ce qui concerne la décision dans l'affaire Robins Dry Dock & Repair Co. c. Flint, 275 U.S. 303 (1927), aux États‑Unis, ce que j'étudierai plus en profondeur plus loin. Il en est résulté que, jusqu'en 1963, on estimait généralement qu'il ne pouvait y avoir indemnisation de la perte purement économique.

La grande affaire Hedley Byrne c. Heller, précitée, a marqué le début d'une nouvelle phase de l'évolution du droit en matière de perte économique. Les lords juges se sont principalement intéressés au problème de la responsabilité résultant de paroles négligentes, plutôt qu'à la question de la perte économique elle‑même. Comme le fait observer Atiyah, les problèmes de la responsabilité en matière de renseignements inexacts fournis par négligence et le problème de la perte économique étaient devenus enchevêtrés avant l'arrêt Hedley Byrne, et vu que les deux problèmes se posaient de nouveau dans cette affaire, il n'est peut‑être pas surprenant que, dans les affaires subséquentes, on n'ait pas toujours complètement distingué les deux questions l'une de l'autre: voir Atiyah, "Negligence and Economic Loss" (1967), 83 L.Q. Rev. 248; voir également l'analyse de l'arrêt Hedley Byrne dans Stapleton, "Duty of Care and Economic Loss: A Wider Agenda" (1991), 107 L.Q. Rev. 249, aux pp. 259 à 261.

Dans l'affaire Hedley Byrne, seulement deux des juges, lord Hodson et lord Devlin, ont traité expressément de la question de la perte économique. Tous les deux ont rejeté la règle d'exclusion de portée générale. Il était clair que dorénavant la perte économique pourrait donner lieu à indemnisation au moins dans certaines circonstances. Avec l'arrêt Hedley Byrne comme guide, la règle générale a été de plus en plus contestée dans de diverses situations pendant cette troisième phase.

Beaucoup de décisions récentes en matière de perte économique ont abordé le problème de manière très générale. Elles ont examiné la question de savoir si nous devrions abandonner la règle générale complètement. On peut souligner de nombreux exemples d'interprétation large de la décision Cattle et des autres décisions antérieures: voir, par exemple, Abramovic c. Canadian Pacific Ltd. (1989), 69 O.R. (2d) 487, à la p. 492; Kamloops (Ville de) c. Nielsen, précité, à la p. 28. Ma collègue le juge McLachlin, pourrais‑je dire, donne pareille interprétation large à la décision Cattle, bien qu'elle admette que l'affaire porte sur des pertes relationnelles.

Il résulte de cette approche générale que les cas de perte économique relationnelle sont liés à d'autres genres de cas de perte économique qui soulèvent des questions de principe différentes. Cela mène à un examen approfondi de tous les genres de cas de perte économique afin de statuer sur la présente affaire. Le jugement de la Cour d'appel en l'espèce a été critiqué en raison de sa façon trop générale d'aborder la question de la perte purement économique. Le professeur Feldthusen (1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, écrit, à la p. 375:

[traduction] Cette approche en tir dispersé a principalement pour effet d'embrouiller l'état de la jurisprudence au sujet de la perte relationnelle et de donner à la place l'impression précise, mais largement inutile, que l'indemnisation de la perte économique est souvent permise en matière de négligence.

Dans la deuxième phase, les affaires tranchées selon les faits stricts de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat avaient été interprétées très largement afin d'exclure la responsabilité pour toute perte purement économique. Maintenant, a‑t‑on soutenu, le rejet de la règle générale dans des affaires comme Hedley Byrne et Rivtow devrait éliminer les particularités de la perte économique dans tous les cas. Aujourd'hui, le CN nous presse d'étendre cette méthode de manière à inclure les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

À mon avis, la jurisprudence justifie une façon spécifique d'aborder la question de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. La règle d'exclusion initiale a été conçue dans des affaires de ce genre et elle était alors formulée de façon stricte. De plus, la reconnaissance du fait que la décision Cattle énonce une règle stricte n'a jamais disparu complètement. Certains arrêts récents désignent la décision Cattle et les autres décisions anciennes comme établissant la règle stricte; voir les extraits des arrêts Candlewood, précité, Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785, à la p. 809, Murphy c. Brentwood District Council, précité, à la p. 485. Les arrêts qui formulent la question et en traitent selon la règle stricte l'ont généralement maintenue. La principale exception est l'arrêt Caltex que j'examinerai en profondeur plus loin.

Les arrêts de notre Cour

L'intimée, les tribunaux d'instance inférieure et le juge McLachlin s'appuient fortement sur les arrêts de notre Cour Rivtow et Kamloops. L'intimée soutient que ces arrêts réfutent l'existence d'une règle d'exclusion de portée générale. J'en conviens, mais, à mon avis, ces deux arrêts se situent dans la deuxième catégorie de cas de perte économique susmentionnés, dans lesquels la réclamation du demandeur vise une perte purement économique lorsque le défendeur n'a causé aucun dommage matériel à un tiers. Ils ne se rapportent pas directement à la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Rien dans ces arrêts n'indique que notre Cour a jugé peu judicieuse la règle stricte d'exclusion. Toutefois, j'estime que ces arrêts sont particulièrement importants dans le contexte de la présente affaire pour la façon dont on a abordé les questions de principe soulevées précisément dans l'affaire en cause.

Il ressort d'un examen de l'arrêt Rivtow que la préoccupation que suscite la responsabilité indéterminée n'est que l'une parmi plusieurs questions de principe qui se posent dans les cas de perte économique. Ce qui est tout particulièrement instructif dans l'arrêt Rivtow, ce ne sont pas les opinions incidentes générales au sujet du lien étroit dans les cas de perte économique, mais la façon dont les deux jugements analysent les considérations de principe qui sous‑tendent la règle d'exclusion. Parmi celles‑ci, la responsabilité indéterminée avait seulement une importance secondaire. La règle générale a été limitée et l'indemnisation de la perte économique maintenue seulement après un examen rigoureux des fonctions que remplissait la règle dans le genre d'affaire dont il était alors question.

Dans l'affaire Rivtow, la demanderesse (appelante) était l'affréteur en coque nue d'un chaland servant au transport du bois, le Rivtow Carrier, qui était muni de deux grues conçues et fabriquées par la première défenderesse, dont la deuxième défenderesse était le seul représentant et distributeur en Colombie‑Britannique. Aucune des défenderesses n'entretenait un rapport contractuel avec Rivtow: voir les faits exposés en cour d'appel (1972), 26 D.L.R. (3d) 559 (C.A.C.‑B.), à la p. 560. Le fabricant et le distributeur étaient devenus conscients de l'existence de vices de construction dans ce genre de grue dès 1963 et, à la fin de 1965, ils étaient certainement au courant de l'existence de nombreuses fissures dans les supports des grues. Ils savaient également que la demanderesse utilisait les grues pour charger des billes de bois, mais ils ne l'ont pas avertie du danger possible.

Le 16 septembre 1966, la grue située à l'arrière du Straits Logger, un autre chaland muni du même type de grue, s'est effondrée à cause d'une défaillance des supports arrière. Elle s'est détachée des supports avant, est tombée sur le pont et a rebondi dans l'océan, tuant ainsi le grutier. Le même jour, le Rivtow Carrier était sur le point de commencer le chargement de billes de bois à Kitimat. Après avoir entendu parler de l'accident du Straits Logger, on a donné au Rivtow Carrier l'ordre de rentrer à Vancouver sans chargement. Par conséquent, le chaland a dû être retiré du service pour subir des réparations durant la période de pointe de la saison de coupe du bois.

Rivtow a intenté une action pour perte d'usage du chaland pendant les réparations et pour les frais de réparation des grues. Le juge Ritchie, s'exprimant au nom des sept juges formant la majorité, a statué que les tribunaux d'instance inférieure avaient eu raison de rejeter la réclamation pour les réparations et la perte économique que l'appelante aurait de toute façon subie même si elle avait été dûment avertie. La Cour au complet a souscrit à la partie des motifs du juge Ritchie qui reconnaissait que le fabricant a l'obligation d'avertir des vices dangereux connus et a statué que le fabricant est responsable de la perte de gain supplémentaire causée par l'omission d'avertir promptement au cours d'une période creuse.

Deux juges, qui étaient dissidents en partie, auraient inclus dans la perte admissible les frais de réparation des grues pour le motif que la menace de préjudice physique devrait être traitée de la même façon que le préjudice physique réel. Le juge Laskin (à l'opinion duquel a souscrit le juge Hall) a exclu expressément la perte relationnelle générale découlant d'un contrat. Il a déclaré, aux pp. 1218 et 1219:

. . . la doctrine énoncée dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. Ltd. v. Heller & Partners Ltd., lequel a été considéré par cette Cour et appliqué dans d'autres Cours au Canada, montre que la perte économique ou pécuniaire n'est pas à l'extérieur du champ de la responsabilité pour négligence.

La présente affaire n'est pas du type Hedley Byrne, comme l'indiquent les motifs de mon collègue le Juge Ritchie, mais le recouvrement pour la perte économique seulement trouve néanmoins un appui dans la doctrine de la négligence. Il me semble que le principe de la responsabilité du fabricant pour négligence devrait également permettre ce recouvrement dans le cas où, comme en l'espèce, il y a menace de dommages physiques et le demandeur est dans la catégorie des personnes qui, peut‑on prévoir, sont ainsi menacées: voir Fleming, Law of Torts, 4e éd., 1971, pages 164‑5, 444‑5.

Appliquer pareil recouvrement dans la présente affaire ne conduira pas (traduction) "à une responsabilité pour un montant indéterminé pour un temps indéterminé à l'égard d'une catégorie indéterminée", pour emprunter une déclaration fréquemment citée du défunt juge Cardozo dans l'arrêt Ultramares Corp. v. Touche [255 N.Y. 170 (1931)], p. 179. Les considérations pragmatiques qui sont à la base de l'arrêt Cattle v. Stockton Waterworks Co. ne seront pas dévalorisées par l'imposition d'une responsabilité à Washington comme fabricant et concepteur négligent: cf. Fleming James, "Limitations on Liability for Economic Loss Caused by Negligence: A Pragmatic Appraisal", (1972), 12 Jo.S.P.T.L. 105. La responsabilité ne signifiera pas ici qu'elle doit aussi être imposée dans tous les cas de conduite négligente où il y a perte économique prévisible; un cas typique serait les réclamations faites par les employés pour perte de salaire lorsque l'usine de leur employeur a été endommagée et est fermée par suite de la négligence d'une autre personne. Dans la présente affaire, il s'agit d'une perte économique directe subie par une personne dont l'usage du produit de la défenderesse Washington était prévu, et non d'une perte économique indirecte subie par un tiers, par exemple, des personnes dont les billes ne pouvaient pas être chargées sur le chaland de l'appelante à cause du retrait du service de la grue défectueuse pour y effectuer des réparations. Il s'agit (je me répète) d'une perte économique résultant directement de l'évitement de dommages physiques menaçant la propriété de l'appelante sinon aussi de l'évitement de blessures aux personnes à son service. [Je souligne.]

Comme le précise ce passage, l'affaire Rivtow fait intervenir d'importantes considérations de principe. L'incursion dans la règle générale est soigneusement justifiée par des motifs de principe. Comme le fait remarquer le juge Laskin, à la p. 1222, "[i]l ne s'agit pas d'une affaire dans laquelle un produit fabriqué s'avère simplement défectueux (bref lorsqu'il n'a pas donné les résultats escomptés), mais plutôt d'une affaire dans laquelle, par suite du défaut, son usage comporte un risque prévisible de dommages physiques et dans laquelle le fait d'éviter prestement pareils dommages donne lieu à une perte économique". Selon le juge Laskin, les tribunaux doivent veiller à ne pas accorder de réparation fondée sur la responsabilité délictuelle pour des produits "sûrs mais de mauvaise qualité". Lorsque les produits ne sont pas sûrs, cependant, la responsabilité délictuelle peut jouer un rôle: la prévention de la menace de préjudice entraînant directement une perte économique ne devrait pas faire l'objet d'un traitement différent de celui dont fait l'objet la perte économique survenant après un préjudice. On s'est abstenu expressément de toucher à la règle stricte qui interdit l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

L'examen des questions de principe par les juges formant la majorité a mené à une incursion moins importante dans la règle d'exclusion de portée générale. Le juge Ritchie écrit, à la p. 1207:

La conclusion de M. le Juge Tysoe [en Cour d'appel de la Colombie‑Britannique dans la même affaire] était fondée en grande partie sur une série de précédents américains, l'arrêt Trans World Airlines Inc. v. Curtis‑Wright Corp. [148 N.Y.S. 2d 284 (1955)], en particulier, dans lequel on a indiqué que la responsabilité du coût de réparation du dommage subi par l'objet défectueux lui‑même, et de la perte économique découlant directement de la négligence, ressemble à la responsabilité en vertu d'une garantie explicite ou implicite de bon état, et que puisque son origine est contractuelle, un tiers au contrat ne peut la faire valoir contre le fabricant. C'était, je crois, pour ce motif que le savant juge de première instance a rejeté la réclamation de l'appelante pour réparations et pour la perte économique qu'elle aurait de toute manière subie même si l'avertissement approprié avait été donné. Je souscris à cette conclusion pour les mêmes motifs; mais, bien que cette conclusion exclue le recouvrement pour les dommages causés à l'objet et pour la perte économique découlant directement de la négligence et de la mauvaise conception imputables à Washington, elle n'exclut pas les dommages supplémentaires occasionnés par le manquement à l'obligation d'avertir contre le danger.

Le juge Ritchie a examiné expressément, aux pp. 1213 et 1214, si l'obligation en matière délictuelle qu'il a imposée aurait eu pour effet de perturber les rapports contractuels:

En l'espèce présente, on n'a pas avancé que la responsabilité devrait être basée sur une déclaration inexacte faite par négligence et, dans cette mesure, l'arrêt Hedley Byrne ne s'applique aucunement, Je m'y reporte uniquement pour indiquer l'avis de la Chambre des Lords selon lequel quand la responsabilité est basée sur la négligence, le recouvrement ne se limite pas aux dommages physiques mais s'étend aussi aux pertes économiques. L'affaire Hedley Byrne a récemment été jugée espèce différente par cette Cour dans l'arrêt J. Nunes Diamonds Ltd. c. Dominion Electric Protection Co. [[1972] R.C.S. 769], dans lequel le Juge Pigeon, parlant au nom de la majorité de la cour, a dit à la p. 777:

Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les relations entre les parties sont régies par un contrat, à moins qu'il soit possible de considérer que la négligence imputée constitue un délit civil indépendant n'ayant aucun rapport avec l'exécution du contrat . . . En l'espèce, c'est là un point particulièrement important, à cause des dispositions contractuelles relatives à la nature des obligations assumées et l'exclusion virtuelle de toute responsabilité en cas de défaut de les remplir.

En l'espèce présente, toutefois, je suis d'avis que l'omission d'avertir a été "un délit civil indépendant" n'ayant aucun rapport avec l'exécution d'un contrat exprès ou implicite.

Toutefois, comme, selon le juge Ritchie, l'omission d'avertir constituait un délit civil indépendant, il a considéré que la demanderesse devrait se faire indemniser de la perte économique découlant de l'inactivité du chaland durant la période qui a suivi le moment où les intimées ont appris l'existence des défectuosités.

La société intimée, le CN, a fait valoir que, dans le jugement rendu par le juge Ritchie dans l'affaire Rivtow, le lien étroit reposait sur la connaissance par les défenderesses de l'utilisation des grues par Rivtow et du danger possible qu'elles présentaient, et qu'une connaissance similaire de la part de Norsk devrait également engendrer un lien étroit en l'espèce. Cet argument ne reconnaît pas que la connaissance par les défenderesses dans Rivtow était pertinente en ce qui concernait une obligation particulière: l'obligation d'avertir. Comme elles savaient précisément que Rivtow était un usager, elles auraient pu l'avertir. Dans la présente affaire, Norsk n'a pas, à toutes fins utiles, eu la possibilité d'avertir le CN.

Dans aucuns des motifs de jugement de l'affaire Rivtow, la demanderesse n'est indemnisée pour la seule raison que le problème de l'indétermination est réglé. On propose plutôt des critères qui imposent logiquement des obligations particulières aux défendeurs (l'obligation d'avertir) ou qui spécifient un type particulier de préjudice causé aux demandeurs qui engendre des préoccupations particulières (la menace de préjudice physique engendrant des préoccupations en matière de sécurité). Le critère fondé sur la "menace d'un dommage physique" employé par le juge Laskin sert à distinguer parmi les demandeurs ceux qui se trouvaient dans une situation particulière relativement à un risque particulier. L'arrêt récent Murphy, précité, semble contester cette distinction pour le motif qu'elle est trop arbitraire. Cependant, je pense que le juge Laskin a raison de se soucier de la sécurité et de la prévention d'autres dommages. L'obligation d'avertir imposée par la Cour à la majorité sert à distinguer les défendeurs qui pouvaient et auraient dû avertir d'avec ceux qui ne le pouvaient pas. En outre, les deux jugements examinent expressément une autre question de principe: les conséquences de l'imposition d'une responsabilité délictuelle sur les rapports contractuels. De plus, les critères mis de l'avant ne donnent pas lieu à une responsabilité indéterminée, mais ce stade de l'analyse constitue en un certain sens une deuxième étape, après que l'imposition de la responsabilité a été justifiée pour des motifs qui distinguent légitimement des catégories particulières de demandeurs ou des catégories particulières de défendeurs.

Les critères proposés par le CN dans la présente affaire répondent uniquement au souci de la responsabilité indéterminée. L'intimée a énoncé 14 facteurs qui créent un "rapport spécial" rendant la présente affaire "exceptionnelle". Cela donnera sûrement à la cour la souplesse nécessaire pour distinguer les affaires à venir d'avec la présente. Mais on ne présente aucun argument expliquant pourquoi le caractère exceptionnel est pertinent pour dissuader les défendeurs d'adopter un comportement précis ou encore pour protéger un droit précis de la demanderesse qui soit de nature différente de celui du demandeur typique en vertu d'un contrat.

Le CN a soutenu que le passage tiré du jugement du juge Ritchie, aux pp. 1211 et 1212, exige une révision générale de la méthode à suivre, sur le plan du lien étroit, dans les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat. À mon avis, la meilleure façon d'interpréter la suggestion du juge Ritchie consiste à la considérer comme un appel à une analyse plus différenciée des cas de perte économique comme la méthode que je propose. Il a contesté à juste titre les interprétations larges données aux arrêts Cattle et Société anonyme de remorquage à hélice c. Bennetts, [1911] 1 K.B. 243. D'après les faits qui lui ont été soumis, il a conclu, à la p. 1212, que la règle générale "ne s'applique pas à une affaire dans laquelle la responsabilité découle du fait que le fabricant a acquiescé à l'usage continu d'un objet qu'il sait être devenu dangereux lorsque utilisé pour la fin à laquelle il est destiné, sans avertir l'usager connu de l'objet qui est étranger au contrat de vente". Il laisse entendre que les notions de lien étroit et d'éloignement qui avaient cours à l'époque où ont été rendus les arrêts Cattle et Société anonyme de remorquage à hélice c. Bennetts doivent être réévaluées à la lumière de l'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), mais il ne laisse pas entendre que ces arrêts sont mal fondés. Il s'agit bien d'une invitation à réexaminer la règle générale dans les diverses situations où elle a été appliquée après un examen minutieux des questions de principe soulevées dans chaque genre d'affaire.

Le juge MacGuigan de la Cour d'appel ([1990] 3 C.F. 114) a considéré que le jugement du juge Ritchie, tout en refusant l'indemnisation, était très général puisqu'il ouvrait la voie à l'indemnisation de la perte économique. Il écrit ceci, à la p. 151:

Malgré l'indemnité plus élevée qu'il aurait accordée, le juge Laskin se situe plus près de la règle d'exclusion que les juges formant la majorité parce qu'il retient la notion de dommage physique. Pour les juges formant la majorité, il semble que tout préjudice financier qui survient indépendamment d'un lien entre le demandeur et l'auteur de l'acte délictueux peut donner lieu à indemnisation s'il y a un "lien suffisamment étroit" entre les deux parties. De fait, le principe adopté par les juges formant la majorité est le corollaire de celui qui a été adopté par les juges formant la majorité dans l'arrêt Nunes Diamonds (J.) Ltd. c. Dominion Electric Protection Co., [1972] R.C.S. 769. Le juge Ritchie cite le juge Pigeon, qui déclare dans cette affaire‑là (à la page 777) que "Le critère de responsabilité délictuelle étudié dans l'affaire Hedley Byrne ne peut pas s'appliquer lorsque les relations entre les parties sont régies par un contrat".

Je ne suis pas certain de ce que le juge MacGuigan a voulu dire quand il a affirmé "tout préjudice financier qui survient indépendamment d'un lien [contractuel] entre le demandeur et l'auteur de l'acte délictueux peut donner lieu à indemnisation s'il y a un "lien suffisamment étroit" entre les deux parties". S'il a voulu dire qu'une méthode uniforme de type Hedley Byrne devrait régir tous les cas de perte économique autres que ceux qui prennent naissance entre des parties contractantes, je dois, en toute déférence, exprimer mon désaccord avec son interprétation du jugement du juge Ritchie. Dire que l'arrêt Hedley Byrne ne s'applique pas aux affaires qui prennent naissance entre parties contractantes ne revient pas à affirmer que la règle énoncée dans l'arrêt Hedley Byrne s'applique à toutes les affaires autres que celles qui prennent naissance entre parties contractantes.

Je passe maintenant à l'arrêt Kamloops, précité. Dans cette affaire, il s'agissait de savoir si une municipalité peut être tenue responsable de négligence pour ne pas avoir empêché la construction d'une maison reposant sur des fondations défectueuses par une personne qui l'a achetée sans être avisée de l'état des fondations ou de l'insuffisance de la surveillance municipale. L'indemnisation a finalement été accordée en se fondant sur des dispositions législatives. Dans son jugement, le juge MacGuigan a reconnu que, par conséquent, ni le dispositif ni les motifs ne se rapportent directement à l'affaire en cause. Néanmoins, il lui semblait que la portée et le ton de ce qu'a fait la Cour militaient effectivement contre une règle d'exclusion absolue. S'il faisait référence à une règle d'exclusion absolue de portée générale, je suis d'accord. Je ne puis admettre, cependant, que l'on puisse interpréter le jugement du juge Wilson comme contestant l'existence d'une règle stricte d'exclusion.

Le juge Wilson a, au nom de la majorité, examiné attentivement les affaires concernant l'indemnisation d'une perte purement économique, étant donné que la municipalité soutenait que la perte économique en l'espèce était analogue aux frais de réparation de la grue que la Cour à la majorité a refusés expressément dans l'affaire Rivtow. Le juge Wilson a reconnu, à la p. 33, que "cette Cour est liée par le jugement de la majorité dans l'arrêt Rivtow jusqu'à ce que la Cour siégeant au complet ait l'occasion de réétudier la question".

Elle a fait une distinction d'avec l'arrêt Rivtow pour au moins deux raisons: (1) dans l'affaire Rivtow, il s'agissait d'une action entre parties privées comparativement à une réclamation visant un organisme public, portant sur un manquement par l'organisme à une obligation de diligence qui relève du droit privé et qui découle d'une loi, (2) "il n'y a pas d'apparence de contrat en l'espèce comme il y en avait dans l'affaire Rivtow" (à la p. 34).

Le juge Wilson a reconnu le rôle clé des préoccupations que suscite l'interaction entre le délit et le contrat. Elle déclare, à la p. 34:

. . . je suis portée à croire que la responsabilité simultanée en matières contractuelle et délictuelle a joué un rôle important dans l'attitude restrictive adoptée par la majorité dans l'arrêt Rivtow et que, comme dans l'arrêt Hedley Byrne, il nous faudra attendre de voir dans quel sens ira l'évolution de la jurisprudence qui se développe autour de cette décision . . .

On peut noter que les deux facteurs distinctifs énoncés dans l'arrêt Rivtow sont présents en l'espèce.

Le jugement du juge Wilson s'accorde admirablement avec les questions de principe précises que soulèvent les cas de responsabilité d'un organisme public et qui sont très différentes de celles qui se posent en l'espèce. Il doit exister un certain nombre de facteurs clés pour conclure à la responsabilité: la loi doit créer une obligation de droit privé envers le demandeur parallèlement à l'obligation de droit public; la perte ne doit pas découler d'une décision de principe prise par l'organisme public dans l'exercice normal de son pouvoir discrétionnaire. Elle souligne tout particulièrement le fait que la perte économique ne donnera lieu à indemnisation que si, selon l'interprétation de la loi, il s'agit d'un type de perte que la loi vise à prévenir. Elle a également admis les raisons de principe de reconnaître l'existence de la responsabilité dans le passage suivant, à la p. 35:

Il me semble que l'indemnisation de la perte financière aux conditions qui précèdent répond à un certain nombre d'objectifs valables. Elle permet d'éviter l'intervention indue des cours dans les affaires des autorités publiques. Elle fournit un redressement lorsque le législateur l'a implicitement sanctionné et que la justice l'exige clairement. Elle impose aux autorités publiques une obligation suffisamment astreignante de réprimer l'exercice fautif et arbitraire des fonctions prévues par la loi. Pour ces motifs, je suis d'avis d'autoriser l'indemnisation de la perte financière en l'espèce. [Je souligne.]

Le fait de reconnaître une obligation aux autorités légales a pour effet bénéfique d'inciter en quelque sorte les autorités publiques à exercer correctement leurs fonctions légales; voir également Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259. En l'espèce, l'imposition d'une obligation n'a pas d'effets similaires.

Le CN affirme que, dans les arrêts B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228, Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466, et Kamloops, qui ont tous trait à une perte économique, on a eu recours au critère de la catégorie déterminée ou limitée. Il est vrai qu'en plus des facteurs qui viennent d'être mentionnés et qui servent à vérifier la responsabilité, le juge Wilson a établi, dans Kamloops, le critère de la catégorie limitée de demandeurs. À la page 35, elle déclare: "Le demandeur doit appartenir à la catégorie limitée des propriétaires ou occupants de la propriété au moment où le dommage se manifeste." Le critère de la catégorie de demandeurs n'est pas défini ici en fonction de la prévisibilité d'une catégorie limitée ou d'un demandeur particulier. Le critère est plutôt formulé de manière à protéger certains droits et non d'autres. Plus particulièrement, il exclut les auteurs de réclamations pour perte relationnelle découlant d'un contrat. L'indemnisation de la perte économique est limitée expressément aux propriétaires et aux occupants. Quant à la question de savoir si le critère de la catégorie limitée a du sens sur le plan des principes dans les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, nous l'aborderons plus loin. Il est sûrement utile de noter que, dans la seule affaire de perte économique qui a été soumise à notre Cour et qui comportait un accident, on a établi un critère de "catégorie limitée" qui excluait clairement et nettement tous les réclamants en vertu d'un contrat.

Mon interprétation des arrêts qui précèdent s'appuie également sur les motifs majoritaires du juge Estey dans l'affaire Hofstrand Farms, précitée. Dans cette affaire, une compagnie de messageries avait conclu un contrat avec la province de la Colombie‑Britannique pour livrer une enveloppe qui, à l'insu de cette compagnie, contenait une concession de Sa Majesté que le destinataire concerné devait absolument faire enregistrer avant une date précise. En raison de la négligence dont a fait preuve le service de messageries en ne livrant pas l'enveloppe à temps, Hofstrand Farms Ltd. a été reçue après cette date et le destinataire a intenté une poursuite contre le service de messageries. Le juge de première instance a conclu que le service de messageries n'avait aucune obligation envers le destinataire, mais la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique l'a jugé responsable. À son avis, le destinataire appartenait à une "catégorie limitée connue", susceptible d'être touchée par la négligence du service de messageries. Notre Cour a infirmé à l'unanimité cette décision. Dans le cadre de ses motifs, le juge Estey a souligné clairement les préoccupations de principe qui sous‑tendaient des arrêts comme Rivtow (qu'il a qualifié d'arrêt portant sur la responsabilité du fabricant) et Hedley Byrne et Kamloops (qu'il a considérés comme portant sur la confiance raisonnable concernant la prestation de services) et qui différaient de celles suscitées dans l'affaire dont il était saisi. Il estimait qu'il était souhaitable d'accorder un redressement lorsqu'on pouvait trouver des limites raisonnables et pratiques à la responsabilité dans les genres d'affaires mentionnées, et je ne doute nullement qu'il y en ait d'autres. En même temps, il a souligné qu'il fallait des limites clairement définies pour restreindre la responsabilité indéterminée. Mais, à l'exception des affaires qui pouvaient être assujetties à des limites pratiques, il a souligné qu'il était nécessaire d'avoir une règle claire et pragmatique interdisant la responsabilité indéterminée. Il déclare, à la p. 243:

Les tribunaux de notre pays continueront indubitablement de chercher des limites raisonnables et pratiques à la responsabilité d'un fournisseur négligent de produits manufacturés ou de services, à la responsabilité d'un entrepreneur négligent à l'égard d'engagements contractuels envers d'autres personnes, et à la responsabilité de personnes qui font de fausses déclarations par négligence. Dans cette recherche, les tribunaux veilleront à protéger la collectivité contre les dommages subis par suite d'une violation de l'obligation de "lien étroit". Mais en même temps, l'énoncé d'une limite précise de responsabilité, qui soit susceptible d'application pratique, doit refléter les réalités de la vie moderne, de sorte que les activités sociales et commerciales puissent se poursuivre sans être gênées par un fardeau qui importe plus que l'avantage que représente pour la collectivité le principe historique du lien étroit. [Je souligne.]

Somme toute, je considère que la jurisprudence et des raisons de principe justifient l'adoption d'une méthode qui met l'accent sur la question précise de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. De plus, le recours au droit comparé révèle que d'autres systèmes juridiques ont également identifié ces cas comme présentant des problèmes particuliers.

L'expérience américaine

Aux États‑Unis, les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat sont traités sous la rubrique de l'ingérence par négligence dans des rapports contractuels, une appellation moins barbare mais peut‑être moins exacte; voir Feldthusen, Economic Negligence, op. cit., à la p. 201.

La décision américaine qui fait autorité en la matière est l'arrêt Robins Dry Dock, précité. Dans cette affaire, l'affréteur à temps d'un navire a engagé des poursuites pour la perte de profits subie lorsque l'hélice du navire a été endommagée par négligence dans le bassin de radoub de la défenderesse. L'hélice a dû être remplacée, ce qui a prolongé de deux semaines la période de mise en cale sèche du navire. L'affréteur a engagé des poursuites pour la perte d'usage du navire pendant cette période. La Cour suprême a refusé l'indemnisation de l'affréteur. Le juge Holmes écrit ce qui suit, à la p. 309:

[traduction] . . . il n'est pas nécessaire de citer une source pour montrer qu'en général, au moins, le dommage matériel ou la lésion corporelle que subit une personne ne rendent pas l'auteur du délit responsable envers une autre personne simplement parce que la personne lésée était liée par un contrat avec cette autre personne qui n'était pas connue de l'auteur du délit . . . Le droit n'étend pas sa protection aussi loin.

Le juge Holmes s'est fondé notamment sur le vieil arrêt anglais Elliott Steam Tug Co. c. Shipping Controller, [1922] 1 K.B 127, mentionné dans l'extrait de l'arrêt Candlewood reproduit plus haut. Je ferai également remarquer ici que le fait que l'auteur du délit ne soit pas au courant du contrat n'est pas d'une importance capitale: tel que souligné à l'article 766C du Restatement of the Law, Second, Torts 2d, c'est plus probablement la nature du contrat lui‑même qui a amené les tribunaux à refuser la protection contre l'ingérence par négligence.

En émettant cette opinion, le juge Holmes n'a pas fait {oe}uvre de pionnier; il a appliqué un principe alors établi tant aux États‑Unis qu'en Angleterre, qui interdisait l'indemnisation pour atteinte par négligence à des droits découlant d'un contrat. Dans une remarquable évolution parallèle à celle du droit anglo‑canadien, l'arrêt Robins, qui excluait l'indemnisation dans le cas d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat, a été étendu à une théorie générale interdisant l'indemnisation d'une perte économique en l'absence d'un dommage matériel subi par le demandeur. Il y a eu un important courant doctrinal aux États‑Unis, au cours des années 20 et 30, principalement parmi les commentateurs, qui prônait l'indemnisation de la perte économique indirecte d'une manière qui la rapprocherait davantage du droit régissant le préjudice physique; voir James, "Limitations of Liability for Economic Loss Caused by Negligence: A Pragmatic Appraisal" (1972), 12 J.S.P.T.L. 105. Le fait que cette tendance ne se soit pas imposée prend une importance supplémentaire lorsqu'on la situe dans le contexte de la grande expansion du droit relatif à la négligence, survenue aux États‑Unis. L'arrêt Robins Dry Dock a lui‑même été rendu 11 ans après que l'opinion exprimée par le juge Cardozo, dans MacPherson c. Buick Motor Co., 217 N.Y. 382 (1916), eut fait éclater la théorie du lien de droit contractuel.

On a procédé à un réexamen rigoureux de la portée et du principe de l'arrêt Robins dans la décision récente State of Louisiana c. M/V Testbank, précitée. Dans cette affaire, la cour a considéré les arguments du courant doctrinal que j'ai mentionné et a fait remarquer, à la p. 1023, que [traduction] "[l]'incitation à abolir les restrictions apportées à l'indemnisation de la perte économique a perdu son appui et avait disparu au début des années 40". Dans l'affaire Testbank, deux navires étaient entrés en collision à l'embouchure du fleuve Mississippi. Une quantité considérable de produits chimiques toxiques s'était échappée de l'un des navires et, craignant une importante contamination, les autorités ont fermé l'embouchure à la navigation pendant une vingtaine de jours. La pêche, la prise des crevettes et d'autres activités connexes ont également été suspendues pendant une courte période dans un secteur environnant de près de 400 milles carrés. Quarante et une poursuites judiciaires ont été intentées et finalement réunies. Les demandeurs entraient dans un certain nombre de catégories passablement distinctes, notamment: pêcheurs commerciaux, pêcheurs sportifs, exploitants de marinas, boutiques d'appâts et d'articles de pêche, exploitants de gares de fret, restaurants, etc. La cour de première instance a rejeté toutes les demandes sauf celles des pêcheurs commerciaux. Une formation de la Court of Appeals a confirmé cette décision, mais, compte tenu de l'importance de la question, l'affaire a été instruite de nouveau par l'ensemble des 15 juges de la Fifth Circuit Court.

Dans les motifs du jugement, on a examiné à fond le droit américain pertinent. Ce qui frappe le plus dans ces motifs, c'est que les juges formant la majorité et ceux formant la minorité ont convenu que l'arrêt Robins est éminemment logique selon ses propres faits. Ils ne s'entendaient pas cependant sur la portée qu'avait, selon eux, la règle de l'arrêt Robins. Comme on le mentionne dans un style coloré, à la p. 1021, [traduction] "[l]e sens de l'arrêt Robins Dry Dock c. Flint . . . (le juge Holmes) est le drapeau que toutes les parties au présent litige cherchent à saisir." Les juges formant la majorité ont conclu que la règle de l'arrêt Robins devrait être maintenue dans sa version générale afin d'exclure toutes les demandes d'indemnisation d'une perte économique en l'absence de préjudice physique causé au demandeur. À la page 1021, ils déclarent:

[traduction] Après avoir entendu la plaidoirie et avoir examiné des dossiers supplémentaires approfondis, nous ne sommes pas convaincus que nous devrions laisser tomber l'atteinte physique à un droit de propriété comme condition préalable à l'indemnisation d'une perte économique. Au contraire, notre réexamen de l'historique et de l'objet principal de cette restriction pragmatique de la théorie de la prévisibilité accroît notre engagement à son égard. En fin de compte, nous concluons que, sans cette restriction, la prévisibilité perd beaucoup de sa capacité de fonctionner comme une règle de droit.

Dans des motifs concordant avec ceux des juges formant la majorité, le juge Garwood a souligné, à la p. 1035, que les formulations de la cause immédiate, de la prévisibilité et de l'éloignement du dommage ne suffisent pas à [traduction] "fournir à elles seules un guide adéquat pour établir une distinction, sur une base normative préalable à l'événement, entre les catégories d'affaires dans lesquelles l'indemnisation sera permise et celles dans lesquelles elle ne le sera pas" (je souligne).

Les juges formant la minorité n'étaient pas d'accord sur la portée de la règle de l'arrêt Robins et, par conséquent, sur son application aux faits de l'espèce. Essentiellement, ils considéraient que l'arrêt Robins excluait seulement l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Les juges formant la minorité ont reconnu les "raisons solides" qui sous‑tendent la formulation stricte de la règle de l'arrêt Robins et n'ont pas contesté son applicabilité là où la demande d'indemnisation tire son origine uniquement d'un contrat conclu avec la partie lésée (à la p. 1039):

[traduction] Les tribunaux reconnaissent qu'une fois qu'ils permettent à des parties liées par une série de contrats d'être indemnisées d'une perte économique, il devient presque impossible de fixer un point où s'arrêter.

Reconnaissant que l'indemnisation parfaite n'est pas possible parce que les pertes sont très dispersées, les juges formant la minorité ont accepté que le critère de la démarcation très nette énoncé dans l'arrêt Robins avait du bon sens. Il est remarquable que, dans l'arrêt Testbank, tant les juges formant la majorité que ceux formant la minorité ont admis l'existence et le principe de la règle d'exclusion en ce qui concerne la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Le point sur lequel les juges formant la minorité ne partageaient pas l'opinion de ceux formant la majorité, était l'extension de l'arrêt Robins de manière à exclure les auteurs de réclamations non fondées sur un contrat.

Comme je l'ai déjà mentionné, le Restatement of the Law, Second, Torts 2d, consacre son article 766C à la question stricte de l'ingérence par négligence dans un contrat ou dans des rapports contractuels éventuels. Dans ce commentaire, on souligne que, même si au fil des ans, il y a eu un certain nombre de cas où on a permis l'indemnisation, il n'y a aucune reconnaissance générale de l'existence d'une responsabilité pour ingérence par négligence dans un contrat existant ou dans un rapport contractuel éventuel. La règle énoncée dans le Restatement exclut inconditionnellement l'indemnisation de la perte purement économique qui découle de l'ingérence par négligence dans l'exécution par un tiers d'un contrat qu'il a conclu avec le demandeur, dans l'exécution de son propre contrat par le demandeur ou dans la formation par le demandeur de rapports contractuels éventuels.

Les systèmes de droit civil

Comme mes collègues ont également justifié leurs conclusions en faisant appel au droit comparé et notamment à leur compréhension de l'expérience du droit civil, j'estime nécessaire d'analyser jusqu'à un certain point cette expérience. Je dirai d'abord qu'elle ne me semble pas fournir aux opinions de mes collègues un fondement aussi solide qu'ils le voudraient bien.

Il est indéniable que des affaires comme la présente ne sont pas considérées dans tous les systèmes juridiques comme présentant des problèmes particuliers. Certains systèmes de droit civil n'appliquent aucune règle particulière aux cas de perte purement économique ou de perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Les opinions de mes collègues, dans la présente affaire, se fondent tout particulièrement sur le droit français et le droit québécois. L'argument tiré du droit français et du droit québécois concerne véritablement l'argument de l'avalanche de poursuites. Comme ces systèmes permettent l'indemnisation de la perte purement économique sans pour autant s'effondrer, selon cet argument, nous ne devrions pas nous laisser dissuader par des arguments fondés sur une avalanche de poursuites; voir Jutras, "Civil Law and Pure Economic Loss: What Are We Missing?" (1986-87), 12 Can. Bus. L.J. 295, à la p. 310. À mon avis, la base de comparaison pertinente est la perte économique relationnelle découlant d'un contrat et non la question générale de la perte purement économique. Considérer le droit comparé sur le plan général de la "perte économique" ne nous aide pas selon moi. J'ai déjà expliqué pourquoi je pense que les affaires réunies sous la rubrique de la perte économique méritent une analyse plus poussée. Il faut utiliser le même processus de limitation de la question lorsque l'on recourt au droit comparé. Le système juridique de chaque société fait face essentiellement aux mêmes problèmes et les règles par des moyens complètement différents, quoiqu'il obtienne souvent des résultats similaires; voir Zweigert et Kötz, Introduction to Comparative Law, Volume 1 -- The Framework (2e éd. 1987), à la p. 31. Quoique certains de ces systèmes n'aient pas retenu la notion de "perte économique" comme facteur limitatif, en général ils n'ont pas admis les demandes d'indemnisation du genre de celles présentées en l'espèce.

Deuxièmement, la méthode française et québécoise comporte l'application des mêmes critères à une affaire de ce genre qu'à toute autre réclamation en matière délictuelle. Bien que certains auteurs de doctrine soutiennent que la common law devrait changer radicalement d'orientation et mettre l'accent sur le lien de causalité comme facteur limitatif (voir Tetley, "Damages and Economic Loss in Marine Collision: Controlling the Floodgates" (1991), 22 J. Mar. Law & Com. 539, à la p. 584), cela ne m'apparaît pas être une option souhaitable. Notre critère actuel du lien de causalité suffisant, à savoir la prévisibilité, ne suffit manifestement pas à lui seul à contrôler la responsabilité. Le critère du caractère direct a été rejeté dans Overseas Tankship (U.K.) Ltd. v. Morts Dock & Engineering Co. (The Wagon Mound), [1961] A.C. 388, pour déterminer s'il y avait éloignement et il ne me semble pas avoir une grande valeur prophétique: voir S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W.J. Whittall and Son Ltd., précité, à la p. 343.

Il ressort d'un examen attentif du droit français en la matière que le problème de l'avalanche de poursuites est résolu par l'utilisation d'un certain nombre de mécanismes de contrôle, de sorte que la responsabilité est très rare. La doctrine française relative au délit traite de la question du "dommage par ricochet" en ce qui a trait d'abord à l'exigence que le préjudice subi ait un "caractère personnel"; voir Viney, "Les obligations: La responsabilité: conditions" (1982), dans Ghestin, Traité de droit civil, nos 288 et suiv. Il ne fait pas de doute qu'en général le droit français permet des indemnités généreuses pour le dommage par ricochet: voir Viney, au no 309. Toutefois, en ce qui concerne les personnes qui étaient liées par contrat avec la victime initiale, Viney écrit ce qui suit, au no 312:

Les tribunaux sont parfois saisis de demandes présentées soit par un client, un fournisseur ou un créancier quelconque, soit par un associé, un salarié ou l'employeur de la victime initiale, lorsque le décès de celui‑ci met en péril leurs intérêts. Dans l'ensemble pourtant les tribunaux sont restés jusqu'à présent très réservés à l'égard de ces prétentions, notamment de celles qui émanent d'un créancier, d'un employeur ou d'un associé. Mais on peut penser, en revanche, qu'une solution plus libérale pourrait prévaloir au profit des salariés que le décès de l'employeur contraint au chômage.

La position du droit français n'est d'ailleurs pas plus sévère, à cet égard, que celle des droits étrangers qui refusent très généralement de prendre en considération ce type de dommage par ricochet. [Je souligne.]

La distinction du cas de l'employé n'est pas justifiée de façon précise, mais la raison la plus évidente de distinguer ce cas particulier est sûrement que l'employé est celui qui est le moins en mesure de se protéger des conséquences de l'accident. Quant aux simples "créanciers" d'une première victime comme le CN, l'indemnisation leur est généralement refusée. L'affaire jugée en 1975 par la Cour de cassation qui a laissé en suspens la question de l'indemnisation du créancier dont le débiteur était décédé à la suite de la faute du défendeur, Cass. civ. 2e, 25 juin 1975, Bull. II no 195, est finalement revenue devant cette cour en 1979: voir Cass. civ. 2e, 21 février 1979, Bougues‑Montès, J.C.P. 1979, IV, 145. La conclusion selon laquelle les dommages étaient indirects et ne pouvaient donc pas donner lieu à indemnisation était, ainsi que l'a fait remarquer Durry, justifiée en partie par le fait que le prêteur aurait dû se protéger au moyen d'un contrat en exigeant que son débiteur souscrive une assurance sur la vie; voir "Obligations et contrats spéciaux" (1979), 77 Rev. trim. dr. civ. 610. Larroumet qualifie l'indemnisation en pareils cas (autres que celui des contrats conclus intuitus personae) d'"hypothèse d'école" et fait remarquer qu'"on a bien du mal à en trouver dans la jurisprudence"; voir Bordeaux, 17 mai 1977, D.1978, I.R. 34, note Larroumet.

Les affaires dans lesquelles l'indemnisation d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat a été accordée à la suite d'un dommage matériel causé à un tiers sont même plus rares. Certes, ces affaires sont également assujetties au même cadre d'analyse fondamental. Toutefois, la Cour de cassation exerce son contrôle sur les décisions des tribunaux d'instance inférieure relativement à la causalité; voir Starck, Droit civil: Obligations: 1. Responsabilité délictuelle (3e éd. 1988), par Roland et Boyer, au no 851. L'indemnisation est rarement permise. Durry décrit ainsi l'état du droit en la matière, dans "Obligations et contrats spéciaux" (1976), 74 Rev. trim. dr. civ. 132, à la p. 134:

Le dommage matériel par ricochet de qui n'est ni parent, ni allié, ni fiancé, ni concubin de la victime immédiate obéit à une dialectique bien connue: réparable dans son principe, il est, en fait, rarement réparé.

L'examen comparatif du droit français et du droit anglais en la matière que fait Markesinis (Markesinis, "La politique jurisprudentielle et la réparation du préjudice économique en Angleterre: une approche comparative", [1983] Rev. int. dr. comp. 31, aux pp. 44 et 45), souligne également la similitude remarquable du résultat malgré les méthodes d'analyse différentes:

La première chose à remarquer est que les juges français sont parfaitement conscients de ces dangers. Il y a presque cinquante ans, le Tribunal civil de Bordeaux ne laissait déjà apparaître aucun doute sur cette question lorsqu'il précisait "qu'étendre le droit à des dommages‑intérêts à tous ceux qui, à un degré quelconque, pourraient éprouver un préjudice matériel ou moral du fait d'un quasi‑délit, aboutirait à créer un désordre social à quoi ne doit jamais aboutir l'application de la loi" . . . Ce qui est donc particulier dans ce jugement, c'est qu'il exprime ouvertement la philosophie de nombreuses décisions qui ont suivi et qui, bien qu'elles admettent théoriquement la possibilité d'une compensation, ont dans de nombreux cas, sinon dans tous, abouti à un refus du droit à l'action dans la pratique. Par conséquent, ce qui est intéressant à noter dans ces cas, c'est l'étude de la méthode utilisée pour atteindre le résultat que le droit anglais obtient d'une manière rigide applicable de manière générale.

Une variété de dispositions "causales", qui parfois semble faire double emploi, ont été habilement (sinon quelquefois arbitrairement) utilisées pour atteindre ce résultat. Dans certains cas, on dit que la victime a assumé le risque; dans d'autres cas, que le préjudice subi n'est qu'indirect; dans d'autres encore, qu'il n'est qu'hypothétique et non pas certain. Mais dans tous les cas, la possibilité de dédommagement est théoriquement reconnue. [Je souligne.]

L'indemnisation a été permise dans quelques cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Le premier cas est celui où le contrat dans lequel il y a ingérence est intuitus personae, c'est‑à‑dire qu'il s'agit d'un contrat de services personnels dans lequel l'individu particulier ne peut pas être remplacé. Dans une affaire, un club de soccer a obtenu l'indemnisation des dommages survenus à la suite du décès d'un joueur vedette; voir Cour d'appel de Colmar (Ch. détachée à Metz), 20 avril 1955, D.1956.723 (Football Club de Metz c. Wiroth). Même ici, cependant, le droit n'est pas certain: on a refusé d'indemniser un directeur d'opéra pour la perte résultant d'une blessure causée au ténor principal: voir Cass. civ. 2e, 14 novembre 1958, G.P. 1959.1.31 (Demeyer c. Camerlo). Dans une procédure préliminaire en première instance, on a accordé une indemnité à des employés réduits au chômage à cause de l'auteur d'un délit qui avait causé des dommages à leur salon de coiffure: voir Trib. gr. inst. Nanterre, 22 octobre 1975, G.P. 1976.1.392 (Brunet c. Rico et Caisse mutuelle d'assurance et de prévoyance).

L'arrêt Marcailloux c. R.A.T.V.M., Cass. civ. 2e, 28 avril 1965, D.S. 1965.777, cité par le juge McLachlin, concernait un accident de la circulation qui avait causé un embouteillage. La personne qui a causé l'accident a été tenue de verser la somme de 39 francs à titre de dommages‑intérêts à la société de transports en commun locale pour la perte de recettes due au retard occasionné à la circulation de ses véhicules. On ne voit pas clairement ce qui distingue cette demande d'indemnisation d'avec les autres demandes d'indemnisation possibles relatives à un embouteillage. La note du professeur Esmein, dans l'affaire Marcailloux, fait remarquer que la qualification d'un dommage particulier comme étant direct ou indirect, loin d'être un examen fondé sur les faits, est simplement l'énoncé d'une conclusion au sujet de l'indemnisation; à cet égard, elle joue un rôle analogue à la notion du lien étroit dans notre droit: voir note sous Cass. civ. 2e, 28 avril 1965, D.S. 1965.777.

Au Québec, l'interprétation large du mot "autrui" à l'art. 1053 du Code civil du Bas-Canada mentionnée par le juge McLachlin a eu pour effet de faire porter l'analyse sur le plan de la causalité: voir Baudouin, La responsabilité civile délictuelle (3e éd. 1990), au no 177. Baudouin reconnaît qu'il est difficile de généraliser quand vient le temps de déterminer le caractère direct d'un dommage, mais il considère qu'une tendance semble se dégager en faveur de l'exclusion de la responsabilité, op. cit., au no 354:

Le problème de déterminer ce que constitue un dommage "direct" est complexe et là encore il serait présomptueux de vouloir généraliser. Toutefois, une tendance semble se dégager. Les tribunaux ne reconnaissent pas le préjudice qui puise sa source immédiate non dans la faute elle‑même, mais dans un autre préjudice déjà causé par la faute. En d'autres termes, est indirect le dommage issu du dommage, le dommage par ricochet, le dommage au "second degré".

Cependant, comme le reconnaît l'auteur, il s'agit tout au plus d'une tendance. Il note en outre que les tribunaux québécois ont eu tendance à considérer la causalité comme une question de fait: op. cit., au no 349. Cela constituerait une différence importante avec le régime français. Toutefois, l'auteur fait observer que, dans l'arrêt Morin c. Blais, [1977] 1 R.C.S. 570, notre Cour a jugé que la question de la causalité constituait une question de droit. L'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat a été permise dans quelques cas au Québec. Des employeurs ont pu se faire indemniser de la perte des services de leurs employés.

À mon avis, l'expérience française et québécoise reste peu concluante. Bien que, théoriquement, les affaires ne soient assujetties à aucune condition spéciale d'indemnisation, les cas où il y a eu indemnisation d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat sont peu nombreux. Vu la rareté de ces cas, il y a eu peu d'analyse doctrinale des questions soulevées et, vu la concision des motifs, il est difficile d'analyser le fondement des décisions rendues. Quoique le droit français n'établisse pas d'interdiction absolue, il vient tout près d'établir une interdiction de fait en recourant aux doubles exigences du caractère direct et de la preuve de causalité. Le nombre de cas où l'indemnisation a été permise est très peu élevé si l'on considère que des pertes relationnelles résultent de presque tous les accidents qui causent un dommage matériel dans le domaine commercial.

De plus, on se donne beaucoup de mal pour établir les raisons de distinguer les réclamations couronnées de succès d'avec les autres réclamations pour perte relationnelle. Dans l'analyse doctrinale qui existe, on semble à la fois se rendre compte de la possibilité d'une responsabilité sans limite et être conscient que l'indemnisation est généralement refusée. La doctrine attire également l'attention sur des facteurs qui jouent dans l'examen du caractère direct et de la causalité et qui auraient pour effet d'exclure la réclamation du CN, lesquels facteurs comprennent notamment la nature intuitus personae du rapport contractuel et l'incapacité du demandeur de se protéger au moyen d'un contrat ou autrement. J'aurai l'occasion d'examiner ces facteurs plus loin.

En outre, les civilistes ont fait remarquer que le droit français et le droit québécois n'insistent pas sur les problèmes soulevés par la nature des droits particuliers qui sont protégés; voir Jutras, loc. cit., aux pp. 295 et 296 et aux pp. 310 et 311. Dans les systèmes de droit civil tels que le système allemand qui, contrairement au système français, ont accordé une grande importance aux problèmes que pose la nature des différents droits protégés (voir Limpens, Kruithof et Meinertzhagen-Limpens, "Liability for One's Own Act", dans International Encyclopedia of Comparative Law, vol. XI, ch. 2, IV.), l'indemnisation n'est pas permise dans le cas des demandes d'indemnisation d'une perte relationnelle découlant d'un contrat, qui sont fondées sur le genre de dommages; voir Markesinis, A Comparative Introduction to the German Law of Torts (2e éd. 1990), aux pp. 39 et suiv. D'autres systèmes de droit civil possèdent des règles strictes d'exclusion. La Suisse exclut apparemment le dommage par ricochet, en permettant seulement l'indemnisation d'une perte découlant d'un décès causé illégalement; voir Herbots, "Le "Duty of Care" et le dommage purement financier en droit comparé", [1985] Rev. dr. int. et dr. comp. 7, à la p. 32.

Quelles conclusions peut‑on tirer du droit civil? Premièrement, je pense qu'on s'entend généralement pour dire que les cas de perte économique ne peuvent pas simplement faire l'objet de la même analyse que ceux mettant en cause d'autres genres de dommages: voir Atiyah, loc. cit., à la p. 270. Personne ne propose, après tout, que nous modifiions les règles adoptées dans l'arrêt Hedley Byrne pour appliquer un critère Donoghue uniforme dans les cas de perte économique.

Il reste l'argument selon lequel l'expérience française et québécoise donne un démenti au problème de l'avalanche de poursuites dans ce domaine. À mon avis, ce n'est tout simplement pas confirmé. Tout d'abord, comme le souligne Markesinis, les juges français sont profondément conscients de la possibilité d'une responsabilité illimitée. Ils recourent à différents moyens d'analyse pour aboutir sensiblement au même résultat.

On peut naturellement essayer de répondre à l'argument fondé sur l'avalanche de poursuites en prétendant que l'indemnisation d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat restera exceptionnelle même si la règle d'exclusion est assouplie. C'est peut‑être le maximum que l'on puisse tirer de l'expérience du droit civil: le remplacement d'une règle d'exclusion par ce qui équivaut de très près à une interdiction de fait ne fera pas en sorte que beaucoup d'actions seront intentées. Toutefois, contrairement aux règles de droit civil dans ces domaines, les mécanismes de contrôle traditionnels de notre droit de la responsabilité civile délictuelle ont été élaborés de manière à traiter des dommages qui, de par leur nature, sont généralement limités.

Je m'intéresse principalement à l'opportunité relative de tenter de tracer une ligne de démarcation à l'intérieur de la catégorie des réclamants en vertu d'un contrat par opposition à l'opportunité d'établir la distinction à partir de la nature du droit en cause. Je m'intéresse tout particulièrement à la nature et à la maniabilité des critères utilisés pour distinguer les réclamations valides. À mon avis, toute incursion dans la règle d'exclusion devrait être soigneusement justifiée par des raisons de principe. À cet égard, je ne trouve aucune théorie mise de l'avant soit en France soit au Québec qui nous aiderait à établir des distinctions parmi les réclamants en vertu d'un contrat, qui soient fondées sur des raisons de principe valables; voir l'analyse que le juge Mayrand de la Cour d'appel fait des difficultés rencontrées lorsqu'il s'agit de déterminer le caractère direct du dommage dans le cas des "victimes par ricochet" dans J.E. Construction Inc. c. General Motors du Canada Ltée, [1985] C.A. 275, aux pp. 278 et 279.

Dans la mesure où l'indemnisation a été accordée, l'incapacité de la doctrine d'élucider les caractéristiques qui mènent à l'indemnisation ou à la conclusion au caractère direct d'un dommage contredit l'idée que l'indemnisation dans quelques affaires de cette nature permettra une explication après coup que la cour est incapable de formuler préalablement. Je ne partage pas la confiance du juge McLachlin que le renvoi de cette question à la common law pour trancher les affaires en fonction de l'existence d'un lien étroit aboutira à la formation graduelle de catégories d'indemnisation qui auront du sens sur le plan des principes, et rien dans l'expérience du droit civil en matière de conclusions à l'existence du caractère direct du dommage n'augmente ma confiance à cet égard: voir Herbots, loc. cit., à la p. 21.

La règle stricte d'exclusion établit une distinction entre les réclamations fondées sur un droit de propriété et celles fondées sur un contrat et exclut ces dernières dans les cas de dommage matériel. Ce critère de la démarcation très nette a, dans le passé, été étendu au champ plus vaste de la perte purement économique; dans ce champ plus vaste, il est en régression dans un certain nombre de domaines. À mon avis, la présente affaire saisit la cour du problème suivant: la cour doit‑elle éliminer le critère de la démarcation très nette dans le domaine restreint de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat en faveur d'un critère qui établira une distinction de façon différente, cette fois parmi la catégorie de réclamants en vertu d'un contrat, entre ceux qui méritent d'être indemnisés et ceux qui ne le méritent pas? Dans l'affirmative, quels critères devraient régir l'indemnisation?

Avant de poursuivre sur la question de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat, il faut examiner une autre série d'arguments avancés par l'intimée.

Partie II: Les théories des droits subsidiaires

Introduction

Le CN allègue que sa demande d'indemnisation ne repose pas sur un simple droit découlant d'un contrat. Il cherche à éviter l'application de la règle stricte d'exclusion en prétendant qu'il possède des droits subsidiaires qui le différencient du réclamant ordinaire en vertu d'un contrat. Il n'essaie pas de se prévaloir d'une exception de longue date à la règle d'exclusion énoncée dans l'arrêt Simpson & Co. c. Thomson, précité, à la p. 290, qui concerne des affaires permettant l'indemnisation d'un demandeur ayant un droit de propriété ou de possession. Si le CN pouvait soutenir que son droit sur le pont était analogue au droit que l'affréteur en coque nue a sur le navire affrété, il pourrait obtenir des dommages‑intérêts puisque, vis‑à‑vis des tiers, il serait le propriétaire temporaire du pont; voir Scrutton on Charterparties and Bills of Lading (19e éd. 1984), aux pp. 47 à 52; Baumwoll Manufactur von Carl Scheibler c. Furness, [1893] A.C. 8 (H.L.); The "Father Thames", [1979] 2 Lloyd's Rep. 364. Habituellement, le droit d'un affréteur en coque nue supplante complètement le droit du propriétaire du navire, même en ce qui concerne le droit d'agir pour la réparation de dommages matériels: voir Candlewood, précité, à la p. 18. Par exemple, dans l'arrêt Rivtow, la demanderesse était un affréteur en coque nue. Aucun argument ne visait à contester le droit de Rivtow.

Le contrat de licence du CN ne lui confère aucun droit de propriété ou de possession. Cet état de choses n'était sûrement pas totalement fortuit, compte tenu du fait que l'existence d'un tel droit était un facteur important dans l'affaire Gypsum Carrier. Le contrat intervenu entre le CN et TPC n'établit aucun droit de propriété ou de possession sur le pont, et le CN n'a pas tenté de soutenir que son contrat ressemblait à celui d'un affréteur en coque nue.

Incapable de soutenir qu'il avait un droit de possession sur le pont, le CN, nous l'avons vu, a avancé essentiellement deux arguments selon lesquels le droit qu'il possède est davantage qu'un simple droit de nature contractuelle. Premièrement, dit‑il, il a subi une perte d'usage transférée. Deuxièmement, maintient‑il, il participe à une entreprise commune avec TPC. Ces arguments sont axés sur le rapport existant entre la demanderesse et le propriétaire du bien, c.‑à‑d. entre le CN et TPC.

Théories de la perte transférée

Le CN formule son argumentation de deux façons différentes en ce qui concerne la perte transférée. Premièrement, il avance que [traduction] "T.P.C. a subi à l'origine une perte matérielle résultant des dommages causés au pont, mais qu'en vertu des contrats qu'il a conclus avec les compagnies ferroviaires, tous les frais seront assumés en fin de compte par ces compagnies et, en grande partie, par le C.N." De la même façon, il prétend que TPC [traduction] "a agi à la manière d'un fiduciaire" en mettant le pont à la disposition des compagnies ferroviaires et tout particulièrement du C.N. La deuxième manière dont il formule son argument relatif à la perte transférée consiste notamment à faire valoir que donner gain de cause au CN en l'espèce n'aurait pas pour effet d'élargir la responsabilité des défendeurs au‑delà de celle à laquelle ils s'exposeraient normalement envers le propriétaire d'un bien commercial. Je vais examiner ces arguments à tour de rôle.

Selon le premier argument de l'intimée, si je comprends bien, le contrat prévoit que les frais de l'accident seront transmis presque automatiquement aux usagers éventuels. La réclamation du CN diffère donc de la réclamation typique pour perte relationnelle découlant d'un contrat.

Je ne trouve pas cet argument convaincant. Les tarifs ne sont pas fixés après que tous les frais ont été établis. Le Canada fixe unilatéralement le tarif pour chaque période de trois ans de la licence qui suit la période initiale de trois ans, à la lumière du principe, énoncé dans le préambule, [traduction] "du remboursement total au Canada de tous les frais d'exploitation et d'entretien du pont" (voir l'alinéa E du préambule du contrat de licence). Après chaque renouvellement du contrat, la compagnie ferroviaire jouit d'un tarif unitaire garanti pendant trois ans. Le CN risque moins de se voir transmettre les frais engagés par le propriétaire du bien que le consommateur typique qui se voit souvent transmettre les frais engagés presque immédiatement. Pour que des frais de ce genre soient transmis au CN, le tarif unitaire en vigueur doit prendre fin et le CN doit décider de renouveler le contrat pour une autre période de trois ans.

Deuxièmement, il faut noter que TPC a obtenu des dommages‑intérêts en tant que propriétaire du bien dans la présente affaire. Vu que TPC a été indemnisé intégralement, aucuns frais découlant des dommages matériels en l'espèce ne seront transmis à quelqu'un d'autre, même à l'avenir. La seule perte transférée dans la présente affaire était une perte d'usage.

Troisièmement, la véritable raison pour laquelle les frais liés à la perte d'usage paraissent avoir été transmis en l'espèce n'a rien à voir avec une quelconque caractéristique spéciale du CN ou du contrat de licence. Cela découle plutôt du fait que TPC exploite le pont à des fins non lucratives. TPC a effectivement subi une perte de sa capacité de toucher des redevances; sa politique d'établissement des prix est telle que la valeur économique de sa perte d'usage est nulle. Dans la plupart des cas, le propriétaire d'un bien meuble rentable qui est endommagé par l'auteur d'un délit subira une perte d'usage sous la forme d'une réduction des versements provenant des usagers. En l'espèce, la perte du droit d'usage paraît entièrement transférée uniquement parce que TPC n'utilise pas le pont pour en tirer un profit de sorte qu'il ne subit aucune perte financière due à l'interruption du versement de droits de passage. La politique de tarification de TPC, qui en l'occurrence est particulièrement avantageuse pour le CN et les autres usagers aux dépens des contribuables canadiens, ne signifie pas que la perte d'usage transférée en l'espèce est plus grande que dans le cas typique.

Quatrièmement, la structure de péage n'étaye pas la thèse du "rapport exceptionnel" puisque toutes les compagnies ferroviaires se trouvent sur un pied d'égalité en ce qui concerne ce facteur. La perte d'usage dans la présente affaire s'étendait à l'origine aux quatre compagnies ferroviaires. Une vaste gamme de personnes et de compagnies ont sans doute été touchées par l'impossibilité d'utiliser le pont. Il se peut bien, par exemple, que les gens qui avaient conclu des contrats pour le transport ferroviaire de leurs marchandises aient vu ce transport de leurs marchandises retardé. La personne qui assumerait éventuellement cette perte serait déterminée par les dispositions du contrat de transport.

Comme les appelants le suggèrent à juste titre, le contrat conclu par le CN, pour l'utilisation partagée du pont, ne le plaçait pas dans une meilleure position pour se faire indemniser de sa perte qu'un affréteur à temps qui passe un contrat pour l'usage exclusif d'un navire. L'indemnisation a été refusée régulièrement dans les affaires d'affréteurs à temps: voir Konstantinidis c. World Tankers Corp. (The World Harmony), [1967] P. 341, à la p. 362.

Les caractéristiques exceptionnelles de la structure de péage ne sont pas de nature à justifier l'existence d'un autre droit protégé par la loi en plus du droit que le contrat confère à la demanderesse. À plus forte raison, elles ne permettent pas non plus de qualifier TPC de fiduciaire.

La deuxième manière dont l'intimée formule son argument de la perte d'usage consiste notamment à faire valoir que donner gain de cause au CN en l'espèce n'aurait pas pour effet d'élargir la responsabilité des défendeurs au‑delà de celle à laquelle ils s'exposeraient normalement envers le propriétaire d'un bien commercial. En l'espèce, l'intimée soutient essentiellement que la responsabilité des défendeurs ne devrait pas être réduite uniquement parce qu'ils ont eu la chance de heurter un pont utilisé par des compagnies ferroviaires. Si TPC, c.‑à‑d. le propriétaire, avait été l'usager du pont, il aurait pu être indemnisé de la perte de profits liés à l'interruption de l'usage du pont à titre de perte économique indirecte.

Une variante de l'argument de la perte transférée invoqué par l'intimée a été rejetée dans l'affaire Candlewood, précitée, où les faits étaient plus favorables à la partie demanderesse qu'en l'espèce. Dans cette affaire, le navire Ibaraki Maru a été endommagé lors d'une collision avec le Mineral Transporter qui appartenait à la défenderesse. La négligence du Mineral Transporter a été prouvée. Les réparations que devait subir l'Ibaraki Maru ont été retardées pendant plusieurs semaines à cause d'un conflit ouvrier.

L'affréteur à temps et partie demanderesse dans l'instance ("l'affréteur à temps") était également propriétaire de l'Ibaraki Maru. À titre de propriétaire, il avait loué le navire selon un affrètement coque nue à la deuxième demanderesse ("l'affréteur en coque nue") et, au moyen d'un affrètement à temps portant la même date, l'affréteur en coque nue l'avait reloué au propriétaire selon un affrètement à temps. L'affréteur en coque nue avait un droit de propriété ou de possession et pouvait intenter une action pour dommages matériels et pour perte économique indirecte. Aux termes du contrat d'affrètement coque nue, l'affréteur était tenu envers le propriétaire d'assumer les frais de réparation résultant de la collision. Il a payé ce montant au propriétaire et a obtenu de l'auteur du délit des dommages‑intérêts correspondant à ce montant. Aux termes de l'affrètement à temps, le loyer quotidien payable durant l'affrètement à temps a été réduit, pendant que le navire était en réparation, à environ un quart du tarif quotidien normal. L'affréteur en coque nue a également obtenu le remboursement des montants nécessaires pour suppléer aux versements réduits. Ces conclusions n'ont pas été contestées devant le Conseil privé où l'affaire a porté principalement sur les droits d'indemnisation de l'affréteur à temps.

L'affréteur à temps a réclamé le montant du loyer qu'il avait payé pendant que le navire était inutilisable et les profits qu'il avait perdus pendant cette période. Comme premier argument, il a soutenu que son droit de réversion en tant que propriétaire suffisait à justifier l'indemnisation. Les lords juges ont rejeté cette prétention pour le motif que la réclamation visait les pertes qu'il avait subies en tant qu'affréteur à temps (à la p. 18). Comme deuxième argument, l'affréteur à temps a avancé que, s'il avait subi la perte d'usage en sa qualité de propriétaire, il aurait eu droit au remboursement de la totalité des frais de réparation des dommages résultant de la collision et également de la totalité des profits perdus pendant que le navire était hors service. Vu que le navire était assujetti à l'affrètement coque nue et à l'affrètement à temps, la perte a été répartie entre les affréteurs en coque nue (à titre de propriétaires cédants) et les affréteurs à temps, mais la perte était la même et aurait dû donner lieu à indemnisation pour la partie qui l'a subie. La cour a apparemment forcé les premiers demandeurs à pousser leur argument jusqu'à sa conclusion logique: s'il y avait eu une chaîne de sous‑affréteurs et de sous‑sous‑affréteurs, chaque maillon de la chaîne aurait eu le droit d'être indemnisé de sa propre perte. Lord Fraser of Tullybelton a rejeté l'argument pour les raisons suivantes, à la p. 19:

[traduction] On peut se demander, et M. Gleeson l'a effectivement fait pour la forme, pourquoi l'auteur du méfait éviterait d'assumer la part de la perte dont il est responsable simplement parce que la perte est répartie entre deux victimes. Une réponse a été fournie par le juge Holmes, dans Robins Dry Dock & Repair Co. c. Flint, 275 U.S. 303, où il a dit, à la p. 309:

"la justice ne permet pas d'imputer au requérant [l'auteur du méfait] la valeur totale de la perte d'usage à moins que quelqu'un n'ait un droit d'action à cet égard contre le requérant" (italiques ajoutés.)

Si l'affrètement coque nue et l'affrètement à temps sont reconnus comme des contrats valides et exécutoires, il ne saurait être juste de ne pas en tenir compte ou de traiter les réclamations de parties à ces contrats comme si ces derniers n'existaient pas. Une autre réponse, peut‑être moins technique, serait de dire que l'argument, s'il est admis, aurait des conséquences considérables qui iraient à l'encontre du principe reconnu en droit. Si cette exception à la règle interdisant l'indemnisation des personnes qui ont simplement un rapport contractuel avec la partie lésée était admise, il semble n'y avoir aucune raison pour laquelle les contrats sous forme d'affrètements à temps devraient être traités de façon différente à cet égard des autres contrats conclus entre le propriétaire ou le propriétaire cédant d'un navire et d'autres parties. Dans le cas fréquent où le navire endommagé est assujetti à une chaîne de sous‑affrètements et de sous‑sous‑affrètements conclus à des dates différentes, certains des affrètements peuvent être rentables pour l'affréteur bien que les taux respectifs de profit puissent être différents, et certains affrètements peuvent entraîner une perte pour l'affréteur. Doit‑on s'attendre à ce que le sous‑affréteur qui est libéré en totalité ou en partie d'un affrètement entraînant une perte contribue au fonds des dommages‑intérêts afin de dégager d'autant l'auteur du méfait? Cela serait surprenant, mais malgré tout il semble que ce soit la conséquence logique du fait de traiter les dommages‑intérêts comme un fonds qui peut être divisé entre ceux qui ont subi une perte en proportion de leur perte. Et s'il faut admettre les réclamations pour perte économique présentées par des sous‑affréteurs, pourquoi ne pas admettre également les réclamations présentées par toute personne ayant un droit découlant d'un contrat sur toutes les marchandises transportées dans le navire endommagé et par tout passager voyageant sur celui‑ci, qui subit une perte économique en raison du retard attribuable à la collision? Cela donnerait lieu à un nouveau champ de responsabilité extrêmement étendu. Leurs Seigneuries rejettent donc cet argument.

Lord Fraser a également fait remarquer que cet argument avait beaucoup de poids dans cette affaire parce que la totalité de la perte d'usage était subie par seulement deux des parties. En l'espèce, la perte d'usage a été subie à l'origine par les quatre compagnies ferroviaires seulement. Toutefois, si la théorie de l'indemnisation est fondée sur le principe de la perte d'usage transférée, il n'y a aucune raison de limiter l'indemnisation à des affaires de ce genre. Il est évident que tous les usagers d'un pont endommagé subissent une perte d'usage du pont, et les dommages causés aux ponts, contrairement aux dommages causés à un seul navire, sont très susceptibles d'entraîner une perte pour un grand nombre de personnes. Les difficultés d'évaluation, d'identification et de répartition des dommages subis engendreraient une incertitude et une complexité excessives dans les actions en dommages‑intérêts et auraient ainsi pour effet de surcharger les tribunaux. Il y aurait un risque élevé d'indemnisation en double. Il ne serait pas pratique d'établir un fonds pour l'indemnisation de toutes ces pertes dans chaque cas de perte transférée.

Dans l'affaire Candlewood, comme je l'ai mentionné, les faits étaient plus favorables à la demanderesse que ce n'est le cas en l'espèce. L'affréteur à temps était également le véritable propriétaire. Il a subi exactement le même genre de dommages que subirait le propriétaire. Il était le seul usager tandis que le CN n'est que l'un de quatre usagers du pont. L'intimée a essayé d'établir une distinction d'avec l'arrêt Candlewood pour un certain nombre de raisons. Elle a d'abord allégué que l'affréteur à temps possédait simplement des droits découlant d'un contrat. Si l'affréteur à temps qui subit toute la perte d'usage possède simplement des droits découlant d'un contrat, je ne puis concevoir comment une compagnie comme le CN, qui subit simplement une perte d'usage partielle, a quelque chose de plus. Deuxièmement, l'intimée affirme que l'affréteur à temps essayait de se faire indemniser de la perte de profits alors qu'elle essaie de se faire rembourser les pertes subies. Cette prétention suppose une interprétation erronée de l'affaire: l'affréteur à temps réclamait des dommages‑intérêts tant pour le montant du loyer payé pendant que le navire n'était pas utilisable que pour la perte de profits. Sa demande de remboursement des pertes subies a été rejetée, tout comme l'a été sa demande d'indemnisation des profits perdus.

Le CN a également essayé d'établir une distinction d'avec cette affaire pour le motif que les défendeurs ne connaissaient pas l'identité de l'affréteur ou encore ne savaient pas que le navire avait même été affrété et que la demanderesse ne possédait aucune propriété adjacente sur laquelle il y avait eu empiétement en raison de l'acte négligent; en somme, il n'existait aucun rapport spécial. Je traiterai ces arguments dans la partie III consacrée à la question du rapport spécial.

Habituellement, l'affréteur à temps subit exactement le même genre de dommages qu'aurait subis le propriétaire. Cela donne un poids particulier à l'argument de la perte transférée dans ce contexte. La valeur d'usage du navire se limite aux frais d'affrètement et aux profits tirés du transport. Le défendeur ne s'exposerait pas à une responsabilité différente de celle à laquelle il s'attendrait ordinairement; voir Feldthusen, Economic Negligence, op. cit., à la p. 234. C'est cette similitude qui explique pourquoi, dans certains cas aux États‑Unis, la règle interdisant l'indemnisation d'un affréteur à temps a été parfois assouplie. Dans l'affaire Venore Transportation Co. c. M/V Struma, 583 F.2d 708 (1978), l'affréteur à temps devait continuer de payer le loyer prévu dans l'affrètement durant les réparations. Le tribunal a conclu que l'affréteur à temps pouvait être indemnisé de la perte du loyer prévu dans l'affrètement mais non des profits perdus, aux pp. 710 et 711:

[traduction] . . . le paiement de la perte d'usage du navire endommagé est un poste d'indemnisation conventionnel, et le fait que la charte‑partie a transféré le risque de perte d'usage du propriétaire à l'affréteur à temps ne devrait pas éteindre le droit à l'indemnisation d'un poste traditionnel de dommages. [Je souligne.]

Je ne suis pas sûr qu'il soit souhaitable d'étendre ainsi l'indemnisation à un genre de dommages dont le propriétaire serait normalement indemnisé. Je suis toutefois certain qu'il ne serait pas pratique d'étendre l'indemnisation à tout ce dont le propriétaire pourrait être indemnisé.

Accepter une indemnisation générale de la perte transférée, comme le propose ici la demanderesse, aurait pour effet de donner au demandeur le droit d'être indemnisé dans toutes les affaires ayant trait à des contrats d'utilisation du bien d'une autre partie. S'il y a extension de la perte d'usage de manière à inclure les frais engagés pour trouver d'autres sources en vue de tirer les mêmes profits, on va bien au‑delà de ce qui est normalement payable au propriétaire dans les affaires de nature commerciale quoique, de l'aveu de tous, ils pourraient être payables au propriétaire.

Les affaires où il y a une véritable perte transférée concernent une réclamation qui est essentiellement une demande d'indemnisation d'un dommage matériel dont le propriétaire lui‑même aurait été indemnisé si la perte n'avait pas été subie par le demandeur en raison de leur contrat. Pour qu'il y ait véritable perte transférée, il faut qu'il y ait eu transmission du risque de dommage matériel, comme dans le cas des marchandises endommagées durant le transport après que le risque (mais non le bien) a été transmis à l'acheteur. Dans un tel cas, à moins qu'un droit d'action ne soit conféré à l'acheteur, le transporteur ne sera responsable envers aucune des parties: ni envers le vendeur parce qu'il n'a subi aucune perte, ni envers l'acheteur qui ne possède aucun droit protégé; voir Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 164 et 165.

Même dans ce genre d'affaire, l'indemnisation a été refusée dans l'arrêt récent de la Chambre des lords Leigh and Sillavan Ltd. Co. c. Aliakmon Shipping Co., précité, essentiellement pour le motif que le droit des contrats fournissait une protection suffisante dans les circonstances de cette affaire. C'est seulement la variante particulière du contrat que les acheteurs ont conclu qui les privait de leur droit d'action ordinaire.

L'espèce n'est pas un cas de véritable perte transférée. TPC a été indemnisé pour le dommage matériel qu'il a subi. La perte transférée dont on réclame l'indemnisation en l'espèce ne concerne donc pas la réclamation pour dommage matériel. La réclamation vise plutôt la perte d'usage transférée ou la perte économique transférée.

Dans ces circonstances, je ne vois pas comment l'intimée a subi une perte transférée de nature à créer un droit subsidiaire protégé s'ajoutant à son droit découlant du contrat.

Entreprise commune ou conjointe

À la page 167, le juge MacGuigan se reporte à la conclusion du juge de première instance selon laquelle l'indemnisation est justifiée par "le rôle que joue le CN en fournissant des matériaux et des services d'inspection et de consultation pour le pont, ainsi que l'utilisation prépondérante du pont par le CN, fait qui est admis même dans les négociations périodiques en vue de la fermeture pour l'entretien habituel". Le CN soutient que ces conclusions font intervenir les cas d'"entreprise commune": voir Morrison Steamship Co. v. Greystoke Castle (Cargo Owners) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265, Aktieselskabet Cuzco c. The Sucarseco, 294 U.S. 394 (1935).

Je ne suis pas d'accord. À mon avis, les appelants ont raison de soutenir qu'il n'y a aucune entreprise commune en l'espèce. Les parties ont convenu que le pont était possédé, exploité et entretenu par TPC. TPC était, en vertu du contrat conclu avec les compagnies ferroviaires, tenu d'exploiter et d'entretenir le pont.

L'usage prépondérant du pont par le CN et sa participation aux négociations relatives à la fermeture du pont ne justifient pas une conclusion à l'existence d'une entreprise commune. Je ne puis voir aucune raison de permettre l'indemnisation en me fondant simplement sur le statut de client principal de la demanderesse. Il ne fait aucun doute que beaucoup de prestataires de services consultent leurs principaux clients en ce qui concerne la planification des interruptions nécessaires de fourniture de services afin d'en minimiser les effets. Bien qu'il s'agisse sûrement d'une bonne pratique commerciale, elle ne permet pas de conclure à l'existence d'une entreprise commune.

Le CN prétend également que le paragraphe 10 de son contrat de licence (précité), conjugué au fait qu'il fournit les matériaux nécessaires aux réparations, suffit pour qu'il y ait "entreprise commune" entre lui‑même et TPC. À mon avis, cette disposition est loin de suffire pour créer un autre droit. Bien que ce paragraphe prévoie effectivement que le CN effectuera les réparations d'urgence, il prévoit aussi que le Canada devra donner son approbation préalable et rembourser les frais raisonnables. Les services de consultation, les inspections, l'entretien et les réparations sont assujettis à un régime similaire. Ces dispositions prévoient simplement l'établissement de rapports contractuels supplémentaires entre le CN et TPC. Le CN est à la fois un fournisseur de TPC et une partie à un contrat pour la fourniture de services par TPC. Aucune des clauses ne prévoit une quelconque responsabilité conjointe pour les pertes matérielles. Il serait étrange que l'usager d'un pont puisse fonder une réclamation pour perte découlant d'un contrat sur le fait qu'il se trouvait par hasard à être également la compagnie engagée pour réparer le pont à l'occasion.

Il n'y a aucune raison de conclure à l'existence d'une entreprise commune qui équivaille au rapport existant entre le navire et la cargaison dans une affaire d'avarie commune. Dans les cas d'entreprise commune, A, le navire, a subi des dommages qui peuvent donner lieu à une demande d'indemnisation contre C, l'auteur du méfait. B est tenu de payer sa part de la perte subie par A et il cherche à récupérer ce montant auprès de l'auteur du méfait: voir The Greystoke Castle, précité, à la p. 304, lord Simonds (dissident). Dans l'affaire The Sucarseco, précitée, la Cour suprême des États‑Unis a pris en considération une réclamation présentée, à la suite d'une collision, par les propriétaires d'une cargaison indemne contre le navire qui ne la transportait pas. Les propriétaires de la cargaison réclamaient des dommages‑intérêts selon le montant de leur contribution à l'avarie commune. En faisant droit à la réclamation, le juge en chef Hughes a pris soin de distinguer l'affaire dont il était saisi d'avec une réclamation générale fondée sur un contrat (aux pp. 404 et 405):

[traduction] Il ne s'agit pas ici d'une tentative, en raison de "lésions corporelles ou d'un dommage matériel causés à une personne", de rendre l'auteur du délit responsable envers une autre personne "simplement parce que la personne lésée était liée par contrat avec cette autre personne qui n'était pas connue de l'auteur du méfait." Voir Robins Dry Dock & Repair Co. c. Flint, 275 U.S. 303, 309; Elliott Steam Tug Co. c. Shipping Controller [1922] 1 K. B. 127, 139, 142; The Federal No. 2, 21 F. (2d) 313. En l'espèce, la cargaison ainsi que le navire ont été mis en péril. Ce péril était dû en partie à la négligence du navire contre lequel la réclamation a été présentée. Le fait qu'en vertu de la "clause Jason" le navire et la cargaison assument leurs parts proportionnelles des frais ne donne à Sucarseco aucun motif de prétendre que les frais eux‑mêmes, ou la part que la cargaison assume, n'ont pas été occasionnés directement par le délit. Compte tenu de la nature des contributions à l'avarie commune et de l'événement qui les a rendues nécessaires, le fait qu'elles ont été faites en vertu de la stipulation contenue dans la "clause Jason" ne constitue pas plus un moyen de défense opposable à Sucarseco que le fait que la cargaison était placée à bord en vertu d'un contrat relatif à son transport. [Je souligne.]

Antérieurement dans ses motifs, le juge en chef avait souligné que la clause Jason [traduction] "ne change nullement les caractéristiques essentielles des contributions à l'avarie commune" (à la p. 402). En plus des autres distinctions concernant l'affaire en cause, la clause contractuelle dans ces affaires sert essentiellement à réaffirmer l'application d'un régime juridique spécial.

L'arrêt The Greystoke Castle, précité, ressemble beaucoup à l'arrêt américain The Sucarseco sur lequel la Chambre des lords s'est effectivement fondée. Il concerne la règle de l'avarie commune et peut se distinguer facilement de la présente affaire. Je restreindrais l'opinion incidente de lord Roche à la p. 280, aux cas d'avarie commune et d'entreprise commune définis strictement: voir Murphy c. Brentwood District Council, précité, à la p. 460, lord Keith. À tout le moins, il existe une exigence que les dépenses soient engagées pour éviter ou atténuer la menace de lésions corporelles ou de dommage matériel qui résulte de la négligence du défendeur; voir Fleming, op. cit., à la p. 164.

Ces affaires comportent la prise, dans l'intérêt de tous, de décisions discrétionnaires qui répartissent disproportionnellement le coût parmi ceux qui tirent profit de la décision en cause. Pour reprendre les termes du juge en chef Hughes dans l'arrêt The Sucarseco, précité, aux pp. 402 et 403: [traduction] "Il doit encore apparaître que des sacrifices volontaires et fructueux ont été faits ou que des dépenses extraordinaires ont été engagées pour le compte de ceux qui sont intéressés dans l'entreprise afin d'éviter un péril commun imminent, et qu'il en a résulté un bénéfice pour l'entreprise sur laquelle repose à juste titre la charge de ces sacrifices et de ces dépenses." À mon avis, ces cas d'avarie commune ne s'appliquent pas aux faits de l'espèce. Il n'y avait aucun péril commun imminent. Le CN n'était pas tenu de payer sa part de la perte subie par TPC. La perte est survenue exactement là où le contrat intervenu entre le CN et TPC l'a attribuée. Il ne saurait suffire que les pertes aient été subies par les deux parties, car c'est toujours le cas dans ce genre de situation.

En ce qui concerne les contributions volontaires du CN à l'entretien du pont, qui constituent le principal aspect extra‑contractuel du rapport entre la demanderesse et le propriétaire du bien en l'espèce, il faudrait se rappeler que le CN et les autres compagnies ferroviaires payaient un prix peu élevé aux termes du contrat, qui suffisait simplement à permettre à TPC de rentrer dans ses frais. En retour, les obligations de réparer que le contrat imposait à TPC n'étaient pas particulièrement strictes. En cas de destruction totale ou partielle du pont ou de tout dommage causé à celui‑ci, la décision de le remplacer ou de le réparer était laissée à l'entière discrétion du Canada. Le Canada n'était nullement tenu de reconstruire, de remplacer ou de réparer le pont et la compagnie ferroviaire n'était pas autorisée à réclamer une indemnité ou des dommages‑intérêts. Aucun délai n'était fixé pour effectuer les réparations. Il était donc parfaitement logique, sur le plan commercial, que le CN inspecte et répare volontairement le pont à l'occasion dans son propre intérêt, étant donné particulièrement qu'il devait, de toute façon, conserver la main‑d'{oe}uvre et le matériel nécessaires pour réparer ses propres ponts dans la région. Le CN a pu fournir certains services d'entretien quand cela lui convenait, mais on ne saurait dire que le CN exploite et entretient le pont. La compagnie ferroviaire n'était nullement tenue de fournir quelque service sans rémunération. Elle n'était pas tenue non plus de contribuer financièrement de quelque manière à l'indemnisation des pertes subies par TPC. Les contributions volontaires du CN sont insuffisantes pour qu'il y ait entreprise commune.

Je ne vois pas très bien comment la Cour va procéder pour établir l'existence d'une entreprise commune autrement qu'en prenant en considération le rapport contractuel qui existe entre la demanderesse et le propriétaire du bien. Le juge McLachlin considère que la preuve présentée en l'espèce est suffisante pour établir l'existence d'une entreprise commune. En toute déférence, je ne puis être d'accord. On ne relève aucun signe traditionnel de l'existence d'une entreprise commune que ce soit dans un contrat ou en dehors d'un contrat. Il n'existait aucune entité juridique tenant d'une société en nom collectif. Il n'y avait aucune entreprise commune de nature commerciale. Il n'y avait aucune obligation de partager les profits et les pertes. À mon avis, lorsque le rapport contractuel ou extra‑contractuel qui existe entre les parties exclut toute forme de responsabilité ou contribution conjointe possible dans les cas de perte de ce genre, on ne saurait conclure à l'existence d'une entreprise commune dans ce contexte.

En conclusion, je ne trouve pas convaincants les arguments de l'intimée selon lesquels elle possédait plus qu'un simple droit découlant d'un contrat. Le droit du CN d'utiliser le pont trouve son unique source dans le contrat. Le contrat indique toute la portée des droits du CN: sans le contrat, le CN commettrait une violation de propriété en empruntant le pont. Il a eu la sagesse de ne pas alléguer l'existence d'un droit de possession quelconque. Sa perte transférée ne réside que dans le transfert d'une perte d'usage et constitue un cas d'indemnisation moins impérieux que la perte subie par un affréteur à temps. La présente affaire ne porte pas sur une entreprise commune telle qu'il en existe dans les cas de contributions à l'avarie commune. Par conséquent, je ne puis admettre le principe d'indemnisation énoncé par le juge McLachlin selon lequel l'indemnisation en l'espèce vise à permettre "au demandeur dont la position, à toutes fins pratiques, vis‑à‑vis de l'auteur du délit, ne saurait être distinguée de celle du propriétaire des biens endommagés, de recouvrer ce que le véritable propriétaire aurait pu recouvrer".

Toutefois, les dommages‑intérêts obtenus par le CN devant les tribunaux d'instance inférieure n'étaient pas fondés sur un droit différent de celui du réclamant typique en vertu d'un contrat; ils se fondaient plutôt sur l'existence d'un lien plus étroit en ce qui concernait le même droit. Je propose donc de revenir à la question de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. J'examinerai d'abord les diverses propositions visant à assouplir la règle de la démarcation très nette. J'étudierai ensuite le principe qui sous‑tend cette règle à la lumière de ces propositions.

Partie III: Les critères proposés

Le CN soutient que, même si nous rejetons son argument fondé sur les "droits subsidiaires" et concluons que le droit qu'il possède découle simplement d'un contrat, l'existence d'autres facteurs suffit pour qu'il ait un rapport spécial avec l'auteur du délit et pour justifier qu'on fasse droit à ses réclamations fondées sur un contrat dans la présente affaire. Il attire notamment l'attention sur le fait que le degré élevé de prévisibilité subjective et objective en l'espèce suffit pour qu'il y ait un rapport spécial entre Norsk et le CN, mais d'autres facteurs sont également invoqués. L'intimée ne nie pas l'existence de la règle énoncée dans l'arrêt Cattle. Cependant, elle prétend que le principe établi dans cet arrêt prévoit simplement que la simple interruption de l'exercice des droits découlant d'un contrat sans plus est insuffisante pour justifier l'indemnisation. Ces arguments représentent une tentative en vue de limiter l'application de la règle d'exclusion de l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Ma collègue le juge McLachlin a énoncé les critères applicables à la recherche d'une réponse à la question qui se pose en l'espèce. En bref, elle souligne qu'il faut fixer des limites à la responsabilité, que ces limites doivent être raisonnablement claires et que la règle doit répondre à des considérations de principe et d'équité. Elle admet également qu'il est probablement impossible de parvenir à une seule règle qui soit applicable à tous les cas de perte économique. Je suis d'accord avec elle sur ces points, mais je considère qu'un certain nombre d'aspects supplémentaires sont pertinents quant au choix d'une règle dans ce domaine.

Premièrement, en ce qui concerne la nécessité de fixer des limites à la responsabilité, il est important de souligner que la justice parfaite n'est pas possible dans ce domaine; il est impossible d'indemniser toute personne qui subit une perte en raison des rapports contractuels qu'elle a avec le propriétaire du bien. Certaines pertes, qui sont sans doute dues à la négligence d'un défendeur, ne feront pas l'objet d'une indemnisation. Le défi consiste alors à proposer une règle qui départage le mieux possible les gagnants des perdants.

Un bon critère devrait établir une distinction logique entre les demandeurs possibles qui ont tous été lésés par la négligence des défendeurs. La règle proposée par la demanderesse devrait offrir une raison convaincante et pratique de distinguer sa réclamation d'avec les autres réclamations, fondées sur un contrat ou sur un autre intérêt juridique, qui doivent être rejetées. Les victimes dont les réclamations doivent être rejetées doivent percevoir un minimum de justice dans le jugement rendu. À mon avis, aucune des théories qui comportent l'acceptation de la réclamation du CN mais qui aboutiraient au rejet des réclamations des autres compagnies ferroviaires ne peut être considérée comme juste de ce point de vue.

Le critère applicable à l'indemnisation d'une perte économique, à l'égard de droits découlant d'un contrat, causée par un dommage matériel subi par une autre partie devrait refléter les caractéristiques de ce genre de litige, décrites par Feldthusen dans Economic Négligence, op. cit., aux pp. 207 et 208:

[traduction] Les défendeurs dans ce genre d'affaire sont habituellement non pas des auteurs de méfait odieux, mais plutôt des individus et des entreprises engagés dans des activités sociales courantes et utiles. Il en est de même des demandeurs auxquels un préjudice est causé par inadvertance en raison de certaines conséquences malencontreuses et souvent inévitables de la vie moderne. Peu de questions morales, sociales ou symboliques importantes sont en jeu. Dans cette affaire entre toutes, il faudrait prendre au sérieux la suggestion des économistes selon laquelle le droit devrait concevoir des règles qui permettent que les activités parfois incompatibles des demandeurs et des défendeurs se poursuivent au plus bas coût possible pour la société. Cela inclut les règles qui encouragent les deux parties à prendre des mesures rentables de prévention des accidents. Quant aux accidents inévitables qui restent, cette approche laisse entendre que la perte devrait être assumée par la partie qui peut s'assurer contre elle au coût le moins élevé.

Cette description est pertinente en l'espèce. Une bonne règle devrait donc inciter quelque peu les deux parties à agir d'une manière rationnelle sur le plan économique afin de réduire le coût total des accidents.

Il va sans dire que la règle doit également surmonter le problème de l'indétermination. On laisse souvent entendre que c'est le seul problème que doit surmonter la règle. Cela était peut‑être naturel compte tenu de l'importance de risque de responsabilité indéterminée qui existe dans les affaires de déclaration inexacte faite par négligence et du fait que la percée permettant l'indemnisation de la perte économique ait eu lieu dans Hedley Byrne. Toutefois, cette confusion entre les deux problèmes tendait à obscurcir les diverses questions soulevées dans différents genres d'affaires de perte économique. Si la principale raison qui sous‑tend la règle d'exclusion de portée générale applicable à la perte purement économique est la préoccupation relative à la responsabilité indéterminée, la règle d'exclusion peut alors être facilement écartée en faveur d'un critère plus direct où il s'agirait de déterminer si la responsabilité serait indéterminée. La preuve présentée par la demanderesse en l'espèce repose essentiellement sur cette proposition et il soumet à notre Cour toute une gamme de distinctions de fait qui, d'après lui, répondent à la préoccupation exprimée au sujet de la responsabilité indéterminée. Comme l'indique l'analyse ci‑dessus, je ne suis pas d'accord avec cette méthode; une règle dans ce domaine devrait faire davantage que simplement exclure la responsabilité indéterminée. Cependant, dans les cas de perte économique découlant d'un contrat, la règle proposée doit certainement surmonter ce problème.

Que faut‑il alors pour qu'une responsabilité en particulier soit déterminée? La première question cruciale est de savoir si la responsabilité doit être déterminée avant ou après l'accident. Il importe de souligner que, comme la plupart des réclamations de cette nature se présentent dans le domaine commercial, la certitude requise devrait exister avant que l'accident ne survienne. Une compagnie comme le CN devrait pouvoir consulter des conseillers juridiques et obtenir des avis raisonnablement clairs en ce qui concerne l'indemnisation possible dans le cas d'un accident aussi courant que la collision d'un navire avec un pont. Une compagnie comme Burlington Northern Railway devrait pouvoir le faire également. Qui plus est, lorsque c'est l'inverse qui se produit, le CN devrait également pouvoir obtenir de conseillers juridiques des conseils assez clairs sur sa responsabilité possible dans un cas où un train déraille et endommage une usine. L'évaluation d'une telle responsabilité constitue naturellement un aspect clé de la fixation du prix de l'assurance pour les auteurs de délits éventuels. En vertu de la règle d'exclusion, la responsabilité est déterminée avant l'accident; à moins que le contrat ne soit de nature à créer une entreprise commune ou un droit de possession, toutes les parties savent qu'il n'y aura pas d'indemnisation de l'atteinte à ces droits découlant d'un contrat.

Le deuxième point important est qu'on ne s'oppose pas simplement à un grand nombre de réclamations puisqu'un accident peut blesser un grand nombre de gens ou causer des dommages matériels considérables. Mais dans les cas de préjudice physique, le nombre possible de réclamations de première victime est habituellement prévisible même s'il est élevé. Aspect plus important encore, il est rare que des réclamations pour préjudice physique se multiplient par des effets d'enchaînement; les lésions corporelles causées à une personne entraînent rarement des lésions corporelles chez d'autres par enchaînement: voir Stapleton, op. cit., à la p. 255. De tels effets d'enchaînement constituent au contraire l'essence même de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. On s'inquiète de ce que le nombre de réclamations soit indéterminé et qu'il soit donc difficile et coûteux de s'assurer contre ce risque.

Un troisième facteur important est le fait que chaque réclamation est indéterminée. L'indemnisation des attentes en matière contractuelle exige qu'on procède à une analyse afin de déterminer qui a essuyé la perte. Qu'arriverait‑il si le CN transmettait effectivement à ses clients toute augmentation des frais engagés en raison de l'impossibilité d'utiliser le pont? Le refus d'aborder cette question pourrait engendrer un cas de responsabilité délictuelle très coûteux qui entraînerait l'indemnisation d'une partie qui n'a subi aucune perte. Dans une chaîne de contrats à plusieurs maillons, il devient très difficile d'analyser les effets économiques d'un accident sur un maillon donné de la chaîne. Un problème connexe se pose en ce qui concerne les réclamations fausses ou exagérées; voir l'arrêt Spartan Steel, précité.

Le problème que soulève la présente affaire, du point de vue de l'indétermination, est qu'il est question d'un type d'accident fort susceptible d'engendrer une multitude de réclamations. Il arrive ainsi que, suivant les faits de la présente affaire, le nombre de parties lésées soit peu élevé. Le fait que Norsk a eu la chance de heurter un pont dont le nombre d'usagers était peu élevé ne rend pas moins indéterminée sa responsabilité possible à l'égard de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Sa responsabilité après l'accident est naturellement déterminée; mais lorsque les auteurs de délits éventuels veulent s'assurer, ni eux ni leur compagnie d'assurances ne savent d'avance quel pont sera endommagé. Il semble étrange d'établir une série de règles applicables aux auteurs de délits par négligence qui heurtent des ponts achalandés — la responsabilité d'une perte économique est écartée pour cause d'indétermination — et une série différente de règles applicables à ceux qui heurtent des ponts dont les usagers sont peu nombreux.

Je passe maintenant à l'analyse des règles proposées. Le principal arrêt dans le Commonwealth qui permet l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat est l'arrêt Caltex, précité. Cette affaire concernait une raffinerie de pétrole et un pipeline appartenant à la compagnie Australian Oil Refinery ("AOR"); le pipeline en cause servait à transporter le pétrole jusqu'à un terminal appartenant à la demanderesse Caltex. Pendant le transport du pétrole au moyen du pipeline entre la raffinerie et le terminal de Caltex, un dragueur a endommagé le pipeline par négligence. AOR a été indemnisée de sa perte en tant que propriétaire du pipeline.

Selon les modalités du contrat liant Caltex et AOR, le pétrole dans le pipeline appartenait à Caltex mais était sous la responsabilité d'AOR. Caltex a intenté une action contre le dragueur et ses propriétaires pour la perte économique découlant des dommages causés, plus précisément pour les dépenses qu'elle avait dû engager pour prendre des mesures afin de continuer d'approvisionner son terminal par bateau ou par route. L'une des questions dont la cour était saisie était de savoir si la demanderesse pouvait être indemnisée de la perte économique subie à la suite de dommages causés par négligence au bien d'un tiers. Bien que les cinq juges aient statué que le droit à l'indemnisation d'une perte économique doit reposer sur quelque chose de plus que la simple prévisibilité, ils ont tous convenu que la demanderesse devait obtenir gain de cause. Cependant, chacun a suggéré une façon différente d'aborder le critère qui devait être appliqué. Je vais examiner les diverses règles proposées sous les rubriques inscrites ci‑après.

Prévisibilité d'un demandeur particulier ou d'une catégorie déterminée de demandeurs

Le CN a insisté grandement sur le niveau indubitablement élevé de connaissance subjective et objective des défendeurs que le CN en tant que compagnie particulière subirait une perte. Mon collègue le juge Stevenson invoque ce facteur comme principal motif pour conclure à la responsabilité dans la présente affaire. Il ne fait pas de doute que Norsk savait et aurait dû savoir que le CN subirait une perte. En effet, il ressort des faits que le capitaine du remorqueur pensait que le CN subirait une perte encore plus grande que celle qu'il a subie, car il croyait à tort que le pont lui appartenait. Toutefois, je ne puis voir l'importance de cette "prévision excessive" sur le plan des principes.

Premièrement, le point de vue subjectif des défendeurs en ce qui concerne la propriété du pont ne suffit évidemment pas à justifier une réclamation. Il va sans dire, qu'une telle erreur n'annule pas l'obligation des défendeurs en ce qui concerne le véritable propriétaire du bien. Pourquoi devrait‑elle avoir pour effet de créer de nouvelles obligations en l'absence d'un droit protégé? Il reste vrai cependant que Norsk pouvait raisonnablement prévoir qu'un demandeur précis, le CN, subirait une perte en tant qu'auteur d'une réclamation fondée sur un contrat. Ce facteur devrait‑il distinguer le CN d'avec d'autres auteurs de réclamations fondées sur un contrat?

Dans l'arrêt Caltex, deux juges ont proposé des versions d'une règle exigeant un demandeur particulier, dont l'une au moins permettrait l'indemnisation en l'espèce. Le juge Mason a adopté, en tant que règle générale applicable à tous les cas de perte purement économique, la règle dite du demandeur connu. [traduction] "Un défendeur", dit‑il, à la p. 274, "sera alors responsable du préjudice économique résultant de sa conduite négligente lorsqu'il peut raisonnablement prévoir qu'une personne en particulier, par opposition à une catégorie générale de personnes, subira une perte financière du fait de sa conduite". Le juge Gibbs a également incorporé la règle du demandeur connu dans son analyse comme étant une condition nécessaire mais non suffisante de la responsabilité (à la p. 245). D'après lui, l'existence d'une entreprise commune ou d'une proximité physique peut jouer un rôle de soutien, mais elle n'est ni nécessaire ni suffisante. La règle de la catégorie déterminée, quant à elle, permettrait l'indemnisation lorsque le défendeur sait ou a le moyen de savoir qu'il y a un nombre déterminé de personnes susceptibles d'être touchées par sa négligence.

Dans l'arrêt Candlewood, précité, à la p. 24, la Chambre des lords a rejeté en ces termes la règle exigeant un demandeur particulier et celle exigeant une catégorie déterminée de demandeurs:

[traduction] Leurs Seigneuries ont examiné soigneusement les motifs du jugement dans l'affaire Caltex, 136 C.L.R. 529. En ce qui concerne les motifs exprimés par les juges Gibbs et Mason, leurs Seigneuries ont de la difficulté à concevoir comment faire la distinction entre un demandeur pris individuellement et un demandeur en tant que membre d'une catégorie indéterminée. Le critère peut difficilement être celui de savoir si le nom du demandeur était connu de l'auteur du méfait. Il ne semble pas logique non plus que le critère dépende du fait que le demandeur soit un simple particulier. En outre, pourquoi faudrait‑il faire une distinction à cette fin entre une affaire où l'auteur du méfait sait (ou a le moyen de savoir) qu'il y a un nombre déterminé de personnes susceptibles d'être touchées par sa négligence qu'il peut identifier soit par leur nom soit d'une autre façon (par exemple comme étant les propriétaires d'usines ou d'hôtels déterminés) et qui peuvent donc être considérées comme une catégorie déterminée, et une affaire où l'auteur du méfait sait seulement qu'il y a plusieurs personnes, dont il ne connaît pas le nombre exact, qu'il ne pouvait pas identifier en totalité ou en partie par leur nom ou autrement, et qui peuvent donc être considérées comme une catégorie indéterminée? De plus, l'argument en faveur d'une catégorie déterminée semble dépendre en grande partie de l'opinion selon laquelle la catégorie ne comprendrait normalement que quelques individus. Mais cela serait‑il différent si la catégorie, bien que déterminée, était vaste? Supposons, par exemple, que la catégorie comprenait tous les élèves d'une école donnée. Si c'était une maternelle de seulement six élèves, ils pourraient être considérés comme formant une catégorie déterminée, même si leurs noms n'étaient pas connus de l'auteur du méfait. S'il s'agissait d'une grande école d'environ mille élèves, on pourrait laisser entendre qu'ils ne constituaient pas une catégorie déterminée. Mais il n'est pas facile de voir une distinction de principe simplement parce que le nombre de réclamants possibles est plus élevé dans un cas que dans l'autre. Sauf en ce qui concerne les cas de renseignements inexacts fournis par négligence, qui n'intéressent pas leurs Seigneuries en l'espèce, celles‑ci ne considèrent pas qu'il est pratique, par rapport à une catégorie déterminée, de trouver un mécanisme de contrôle satisfaisant qui pourrait s'appliquer de façon à donner des résultats d'une certitude raisonnable.

Dans l'arrêt Kamloops, précité, le juge Wilson a également mis en doute l'à‑propos de la règle exigeant un demandeur particulier. Aux pages 30 et 31, elle affirme:

Il est clair que les juges Gibbs et Jacobs, et peut‑être aussi le juge Stephen, cherchaient un moyen de permettre l'indemnisation d'une perte purement financière tout en évitant les inconvénients de l'application de la règle de la prévisibilité raisonnable, savoir l'imposition d'une responsabilité indéterminée envers une catégorie indéterminée de demandeurs. Comme solution ils ont choisi de limiter la prévisibilité à des personnes précises plutôt qu'aux membres d'une catégorie de personnes. Je ne suis cependant pas certaine que leur exception résout le problème. Elle peut rendre déterminée la catégorie de personnes mais ne garantit pas qu'elle sera limitée.

Tant l'opinion unanime exprimée par lord Fraser of Tullybelton que l'opinion majoritaire du juge Wilson soulignaient les difficultés pratiques que soulève l'application d'une telle règle. Je conviens que les difficultés pratiques que soulève l'application d'une telle règle sont à tout le moins considérables.

À mon avis, il existe également des problèmes au niveau des principes. En l'absence de toute intention malveillante de la part du défendeur, jusqu'à quel point est‑il important que le défendeur ait su que ce demandeur particulier subirait un préjudice? Selon moi, son seul rôle est de limiter la responsabilité. La règle exigeant un demandeur particulier ou une catégorie de demandeurs ou encore l'existence d'un rapport spécial joue un rôle de principe très différent et plus focalisé dans le contexte des affaires de déclaration inexacte faite par négligence où elle a été utilisée: voir Hedley Byrne, précité, Candler c. Crane, Christmas & Co., [1951] 2 K.B. 164. Le professeur Feldthusen fait observer ce qui suit au sujet du rôle de cette règle dans ces affaires ((1991), 17 Can. Bus. L.J. 356, aux pp. 376 et 377):

[traduction] . . . l'obligation de diligence découle d'un rapport commercial entre les parties qui existait avant l'acte négligent et qui est indépendant de cet acte. Les critères de l'endossement de la responsabilité ou de l'obligation découlant de l'existence d'un rapport spécial et le critère de l'éloignement d'une catégorie limitée connue ont été conçus pour traiter la négligence propre aux affaires. Le défendeur prend un engagement transactionnel réfléchi envers un tiers qui touche (et qui vise probablement à toucher) le demandeur. Le défendeur envisage des conseils ou des services et leurs conséquences sur la transaction. Il est assez logique de parler de parties considérées comme étant à risque à partir de la transaction envisagée. La visée essentielle du droit régissant les déclarations inexactes et les services est de restreindre la responsabilité au contexte d'une transaction spécifique et prévue. On peut décrire cela en termes de lien étroit, mais c'est une utilisation du principe du lien étroit qui n'est pas la même que dans un cas de perte relationnelle. [Je souligne.]

Dans ces affaires, le défendeur fait une déclaration volontairement. Il est logique d'imposer au défendeur l'obligation de se demander qui pourrait être touché, puisque le défendeur a l'occasion de réfléchir à cette question avant de faire la déclaration: voir l'arrêt Haig c. Bamford, précité.

Il est question ici d'un accident. Il n'y avait aucune intention de toucher le demandeur; les répercussions sur celui‑ci découlent simplement de l'accident. On ne peut pas dire que Norsk envisageait un acte particulier de négligence, un demandeur particulier ou une perte particulière dans le sens où le ferait un directeur de banque qui fournit des renseignements financiers. La connaissance du demandeur particulier sert uniquement à éliminer la "responsabilité indéterminée": elle fonctionne arbitrairement tant pour départager les défendeurs que pour départager les demandeurs.

Dans le contexte d'un accident, ce critère n'a donc aucun lien avec la faute ou avec un manque de diligence; personne ne prétend que le droit de la responsabilité délictuelle devrait s'efforcer de protéger les ponts dont les usagers sont très connus encore plus que les ponts dont les usagers sont anonymes, ou que les défendeurs qui endommagent des ponts dont les usagers sont très connus sont plus coupables que les autres. Son seul rôle est de distinguer un demandeur d'un autre et de "résoudre" ainsi le problème de l'indétermination, rôle qui pourrait être joué aussi efficacement par une règle fondée sur la couleur des trains du CN.

Permettre de distinguer le CN des autres victimes en vertu d'un contrat parce qu'il était particulièrement prévisible qu'il serait une victime aurait pour effet, à mon avis, de créer une règle injuste à cause de sa nature purement arbitraire. Cela ne permet pas de discerner les victimes qui méritent particulièrement d'être indemnisées ou encore les auteurs de délits particulièrement négligents. Son seul rôle est de réduire à un petit groupe la catégorie des réclamants, ce que toute autre distinction factuelle permettrait aussi bien de faire. En outre, le critère aurait pour effet d'accorder l'indemnisation aux parties les moins méritantes. Il accorderait beaucoup d'importance à la notoriété, importance pour laquelle je ne puis trouver aucune justification juridique ou sociale, étant donné particulièrement que ces personnes risquent fort d'être celles qui sont les mieux placées pour mesurer le risque et de s'y soustraire par contrat ou par assurance.

La prévision par le défendeur de la nature précise de la perte du demandeur

Le deuxième facteur mis de l'avant pour justifier l'existence d'un lien étroit est que Norsk a prévu la nature précise de la perte subie par le CN. L'argument fondé sur la prévisibilité de la nature précise de la perte justifierait vraisemblablement l'indemnisation des trois compagnies ferroviaires, de sorte que cela sied plutôt mal avec la réclamation du CN fondée par ailleurs sur son unicité. Il est aussi nettement insuffisant pour limiter à lui seul les dommages indéterminés, puisque, même s'il y avait des milliers d'usagers du pont, la nature précise des pertes subies serait prévisible pour tous les usagers. Dans presque toutes les affaires de ce genre, le défendeur sait que la "nature précise de la perte" sera précisément la perte d'usage du bien qu'il aura endommagé.

De plus, l'auteur du délit ne connaît pas vraiment la nature précise de la perte, puisque la répartition de la perte dépendra principalement des modalités du contrat passé entre le demandeur et le propriétaire du bien et de celles d'autres contrats passés entre le demandeur et les autres parties. Il est certain que Norsk savait que l'utilisation du pont par le CN serait interrompue. Ce qui est moins évident et, en fait, assez douteux, c'est de savoir si Norsk était au courant de la répartition du risque d'interruption de la circulation sur le pont dans le contrat intervenu entre le CN et TPC.

Il n'est donc pas correct de dire que, parce que Norsk savait qu'il y aurait interruption de l'utilisation du pont par le CN, elle connaissait la "nature précise de la perte" que subirait le CN. La nature précise de la perte et, en fait, la question de savoir si une perte a vraiment été subie résulteraient de la répartition contractuelle du risque, dont Norsk ne serait normalement pas au courant. Dans bien des cas de perte relationnelle découlant d'un contrat, la gamme des droits contractuels est plus étendue et plus complexe.

Proximité physique

Le troisième facteur qui, dit‑on, justifie l'existence d'un lien étroit est la proximité physique entre le bien du CN et le lieu de l'accident. Le bien du CN est relié étroitement au pont des deux côtés du fleuve et le pont fait partie intégrante de son réseau ferroviaire. Le CN s'appuie ici principalement sur les motifs du juge Jacobs dans l'affaire Caltex. Le juge Jacobs y a reconnu que, lorsque la perte du demandeur résulte seulement d'un rapport contractuel avec un tiers, l'indemnisation est refusée (à la p. 279). Toutefois, il a conclu, à la p. 279, que, si le préjudice résulte de [traduction] "l'effet physique sur la personne ou le bien du demandeur, il ne sera pas irréparable simplement parce qu'il constitue une perte économique". À la page 278, le juge a défini l'effet physique, en dehors de la lésion corporelle ou du dommage matériel, comme un acte ou une omission qui a pour effet d'immobiliser une personne ou d'empêcher le déplacement ou l'exploitation d'un bien. Dans cette affaire, l'effet physique était l'immobilisation ou l'écoulement du pétrole brut dans le pipeline.

Le CN ne satisfait pas, à mon avis, à ce critère de l'effet physique, même si celui‑ci était adopté. Ses trains n'ont certainement pas été immobilisés. Ses terrains n'ont pas été endommagés et il est irrationnel de dire qu'ils sont immobilisés. En l'absence d'un tel "effet physique", la proximité physique du bien ne saurait constituer un droit subsidiaire potentiel. Comme les appelants le soulignent à juste titre, les autres compagnies ferroviaires ont subi des dommages identiques même si elles ne possédaient pas un bien situé près du lieu de l'accident.

L'application de ce critère aboutirait également à des dommages‑intérêts minimum même si on y satisfaisait. Le juge Jacobs décrit les dommages‑intérêts qui découlent de son critère comme se limitant à ceux qui résultent de l'effet physique. Dans l'affaire Caltex, la quantification du préjudice a été concédée. Aucune enquête n'a été requise pour déterminer si tout le pétrole brut pour lequel on avait du prendre des mesures de rechange était [traduction] "déjà près du lieu de l'incident au moment où celui‑ci est survenu". En l'espèce toutefois, les dommages selon ce critère, ne pourraient probablement donner lieu à indemnisation qu'en ce qui concerne les trains qui étaient "près" du pont lorsque le chaland l'a heurté. La question de savoir à quelle distance ils devraient être donne lieu à des conjectures.

Ma collègue le juge McLachlin a adopté un facteur de proximité géographique comme l'un des éléments de son analyse du lien étroit. En toute déférence, je ne puis discerner aucune importance, en principe, dans le fait qu'un demandeur particulier possède un bien situé près du lieu d'un accident.

Lien étroit

La quatrième méthode adoptée par l'intimée est plus générale et vise à trancher les cas de perte économique en fonction de l'existence d'un lien étroit. À cette fin, elle met de l'avant non seulement les trois facteurs susmentionnés relatifs à son rapport avec Norsk mais également les aspects de son rapport avec TPC que j'ai examinés, c.‑à‑d. l'entreprise commune alléguée et la perte transférée. En fait, elle fournit à la Cour une longue liste de facteurs qui, selon elle, créent le lien étroit nécessaire en l'espèce.

Dans l'affaire Caltex, le juge Stephen a adopté cette méthode. Ma collègue le juge McLachlin s'appuie également sur cette méthode. Je conviens avec le juge Stevenson que la notion de lien étroit n'est pas susceptible de fournir une justification, fondée sur des principes, qui permette de définir l'étendue de la responsabilité, pour les motifs qu'il a exprimés (à la p. 17). Comme il le fait remarquer, elle exprime un résultat plutôt qu'un principe.

L'argument tiré de la moralité

Dans l'opinion qu'il exprime à la p. 255 de l'arrêt Caltex, le juge Stephen rejette la règle d'exclusion, car elle possède la [traduction] "la qualité peu attrayante d'être tout à fait indifférente à l'énormité du manque de diligence de l'auteur du méfait, dans son exclusion de la perte économique non indirecte". Dans la même veine, le juge McLachlin, à la p. 000, critique l'argument fondé sur la répartition contractuelle du risque pour le motif qu'il "ne tient pas compte du rôle historique central que joue la faute personnelle dans notre notion de négligence ou de "délit", et de l'effet que cela peut avoir dans la répression de la conduite négligente et ainsi dans la limitation du préjudice causé à des parties innocentes qui ne sont pas toutes de grandes entreprises capables de tirer le maximum de leur situation financière". En toute déférence, la responsabilité dans ce domaine particulier ne devrait pas s'établir en fonction de la perception qu'a le tribunal de l'étendue de la faute morale du défendeur.

La responsabilité résulte très souvent du fait d'autrui dans des cas comme la présente affaire. La responsabilité du fait d'autrui n'est pas fondée sur le manquement à une obligation personnelle de l'employeur, mais sur le délit de son employé qui lui est imputé; voir Fleming, op. cit. à la p. 341. Comme Fleming le fait remarquer, [traduction] "[l]a responsabilité du fait d'autrui . . . est caractérisée par le fait qu'elle ne se fonde ni sur la conduite du défendeur lui‑même ni même sur le manquement par celui‑ci à sa propre obligation". Il devient donc irréaliste dans ce contexte de mesurer la responsabilité d'après le degré de faute de l'auteur du délit.

Deuxièmement, dans la mesure où cette préoccupation de la faute est liée à la dissuasion, l'effet dissuasif du droit de la responsabilité délictuelle se fait déjà sentir en raison de l'action délictuelle intentée par le propriétaire du bien. À mon avis, les affaires telles que l'espèce ne doivent pas être tranchées en fonction de la faute personnelle. Elles concernent plutôt l'effort en vue de prévenir les accidents et de répartir les pertes d'une manière raisonnable et efficace.

L'argument du CN

Naturellement, le CN reconnaît qu'il faut tracer une ligne de démarcation et qu'il ne peut y avoir indemnisation de toutes les pertes. Cependant, il suggère que la ligne de démarcation se situe quelque part de l'autre côté de son indemnisation. Il propose que, même si sa propre réclamation fondée sur un contrat devait être accueillie à l'instar d'autres réclamations du même genre, la Cour devrait tracer de nouveau une ligne de démarcation très nette excluant tous les demandeurs qui n'ont pas de lien contractuel avec la victime propriétaire du bien. En particulier, quelles que soient les circonstances relatives à la prévisibilité et les autres théories traditionnelles en matière de responsabilité délictuelle, les cocontractants du CN [traduction] "ne peuvent sûrement pas se faire indemniser" en raison de l'absence d'un lien contractuel direct avec TPC. Je ne vois pas très bien pourquoi le fait de tracer ainsi une nouvelle ligne de démarcation très nette autour des réclamants potentiels constitue une bien meilleure solution.

Partie IV: Analyse approfondie du lien étroit dans les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat

Le problème crucial que posent les diverses formulations du critère du lien étroit examinées jusqu'ici réside dans le fait qu'elles abordent la question strictement du point de vue du défendeur. La négligence du défendeur le place en situation de responsabilité envers le monde entier. Toutefois, s'il peut prouver que sa responsabilité serait indéterminée, il peut‑être excusé. À mon avis, compte tenu du fondement éminemment pragmatique des décisions sur la responsabilité dans ce domaine, il faut examiner la situation et du défendeur et du demandeur dans ce genre de cas. En particulier, la capacité du demandeur de prévoir le dommage particulier et d'y parer est un facteur clé dans l'analyse du lien étroit.

La légitimité de ce genre d'examen

D'après moi, il est légitime de se demander quelle partie est la mieux en mesure d'assumer la perte dans ce genre d'affaire. Ce mot doit être défini. Pour déterminer quelle partie est la mieux en mesure d'assumer la perte, il faut essentiellement se demander laquelle est la mieux en mesure de prévoir la fréquence et la gravité de la perte économique du CN en cas de dommages causés à des ponts, et de planifier en conséquence. L'analyse de la capacité d'assumer la perte est axée sur la façon dont les parties traitent les accidents que le droit de la responsabilité délictuelle n'a pas réussi à empêcher, plutôt que sur la façon dont elles préviennent les accidents.

Il y a lieu d'établir une distinction entre la question de savoir quelle partie est la mieux en mesure d'assumer la perte et celle de savoir quelle partie est la mieux en mesure d'éviter que l'accident ne se produise. L'analyse des questions se rapportant à la dissuasion ou à l'évitement de tout accident soulève la question de la capacité relative des parties d'agir d'une façon qui réduira le risque que le genre d'accident en question se produise, et elle est généralement reconnue comme pertinente dans le droit de la responsabilité délictuelle. À mon avis, l'analyse de la capacité d'assumer la perte est particulièrement utile pour déterminer s'il y a lien étroit dans le contexte des affaires de perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Le droit de la responsabilité délictuelle n'a pas accordé, en général, beaucoup d'importance à l'analyse de la capacité d'assumer la perte. Ce genre de méthode ne convient évidemment pas aux cas de lésions corporelles. Dans les affaires relatives à des dommages matériels mettant en jeu la responsabilité primaire de l'auteur du délit, les tribunaux se sont souvent davantage préoccupés à juste titre de garantir la dissuasion en imputant la responsabilité à la partie qui était la mieux en mesure d'éviter que l'accident ne se produise. De nos jours, la dissuasion peut être difficile à réaliser au moyen du droit de la responsabilité délictuelle; néanmoins, imputer la responsabilité à l'auteur du préjudice permet de rattacher légitimement le coût des accidents aux activités qui les provoquent. Dans bien des cas, le transfert de la perte à la personne qui est la mieux en mesure de l'assumer se heurte de plein fouet à la puissante objection selon laquelle elle n'est pas en même temps la mieux en mesure d'éviter le risque de perte. Lorsque l'affaire porte sur la question de savoir si cette partie sera tenue responsable ou non, la préoccupation de dissuader l'emporte sur celle de la capacité d'assumer la perte. Ainsi, dans les affaires portant sur la responsabilité primaire des accidents, le droit de la responsabilité délictuelle a donné la priorité à la prévention des accidents en exigeant de ceux qui causent des accidents qu'ils paient pour les dommages qu'ils causent ou, plus vraisemblablement, qu'ils s'assurent contre l'éventualité de tels dommages.

Cependant, l'examen de la capacité d'assumer la perte n'est pas tout à fait absent de la jurisprudence et il a été de plus en plus admis dans la jurisprudence récente. Dans l'arrêt Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., précité, à la p. 819, lord Brandon s'est fondé sur le fait que le demandeur disposait d'un moyen adéquat de protection dans le contrat en refusant toute responsabilité. Dans un article récent, loc.cit., aux pp. 270 et 271, Stapleton a proposé une formulation qui me semble résumer cet aspect de cette affaire et qui peut bien s'appliquer de manière plus générale, comme le laisse entendre l'auteur, dans les cas de perte économique. Elle écrit:

[traduction] La force de cet argument négligé [selon lequel le demandeur disposait d'un moyen adéquat de protection] réside dans le fait qu'il ne dépend pas d'une proposition sophistique au sujet de l'endroit où le "principe" ou le précédent a, dans le passé, tracé la limite de la responsabilité délictuelle. C'est un argument qui explique où, selon un principe clair et explicite, cette limite devrait être tracée. Alors, dans notre examen des cas où il y a lieu de reconnaître une obligation en matière délictuelle en ce qui a trait à la perte économique, nous pourrions placer à côté de la condition nécessaire (mais non suffisante) de l'absence de problèmes d'avalanche de poursuites ou de la possibilité de les contrôler, une deuxième condition nécessaire mais non suffisante: savoir que le demandeur ne s'était pas protégé contre le risque de perte économique et qu'on ne pouvait pas raisonnablement s'attendre à ce qu'il le fasse.

Dans l'arrêt Smith c. Bush, [1990] 1 A.C. 831 (H.L.), la Chambre des lords, en permettant l'indemnisation dans une affaire où une personne avait acheté un bien défectueux en se fiant à la compétence d'un conseiller professionnel, s'est demandé si la demanderesse aurait pu se protéger au moyen d'un contrat. Incitée par l'Unfair Contract Terms Act 1977, 1977 (R.-U.), ch. 50, la Chambre a reconnu expressément la difficulté que les acheteurs de petites maisons ont à se payer une deuxième visite d'expert. La question de l'indétermination est devenue par le fait même moins préoccupante, vu que l'étendue de la responsabilité a été limitée à un sous‑ensemble vulnérable et pertinent d'acquéreurs de propriétés — ceux qui achètent des habitations modestes; voir Stapleton, loc. cit., aux pp. 278 et 279. En outre, comme je l'ai mentionné en ce qui concerne le droit comparé, dans les systèmes qui, en théorie, permettent l'indemnisation de la perte économique relationnelle, l'indemnisation a apparemment été refusée dans certains cas où le demandeur avait des moyens suffisants de se protéger.

Nos tribunaux ont de plus en plus abordé ouvertement le problème de l'assurance comme l'une de ces questions de principe. Dans l'arrêt Lamb c. Camden London Borough Council, [1981] Q.B. 625 (C.A.), aux pp. 637 et 638, le maître des rôles Denning écrit ceci:

[traduction] Pour des raisons de principe plus générales, j'ajouterais ceci: les actes criminels en l'espèce — vol et dommages causés dans l'intention de nuire — sont habituellement couverts par l'assurance. Par ce moyen, le risque de perte est réparti dans toute la société. Il ne repose pas trop lourdement sur les épaules d'une seule personne. Les assureurs perçoivent la prime afin de couvrir justement ce genre de risque et ne devraient pas pouvoir, par subrogation, le transmettre à d'autres . . . Il est courant, de nos jours, que les tribunaux, lorsqu'ils examinent une question de principe, tiennent compte de l'assurance. Elle a joué un rôle prépondérant dans Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] A.C. 827. La Chambre des lords a cru manifestement que le risque d'incendie devrait être assumé par les assureurs contre les incendies qui ont reçu la pleine prime pour le risque d'incendie — et non par les assureurs de Securicor qui avaient reçu seulement une prime minime. Cela, également, était une décision de principe. . . .

Ainsi en l'espèce, il me semble que, si Mme Lamb était assurée contre les dommages à sa maison et contre le vol, les assureurs devraient rembourser la perte. Si elle n'était pas assurée, tant pis pour elle.

Voir également Fleming, op. cit., aux pp. 202 et à la p. 224.

Dans l'arrêt Caltex, les juges ont nié implicitement ou explicitement l'importance des considérations en matière d'assurance pour résoudre la question pragmatique de savoir où tracer la ligne de démarcation dans ce genre d'affaire. Quatre des cinq juges n'ont absolument pas tenu compte des questions d'assurance. Le juge Stephen refuse expressément de reconnaître à la cour tout rôle à cet égard. Selon lui, la tâche des tribunaux consiste toujours à déterminer qui doit essuyer la perte et non pas à répartir la perte; si cela doit changer, selon lui, c'est au législateur qu'il incombe d'agir directement et non pas aux tribunaux (à la p. 265).

En toute déférence, je ne suis pas d'accord avec le juge Stephen pour dire que la prise en considération de l'assurance fait passer la tâche des tribunaux de l'attribution de la perte à sa répartition. Les considérations en matière d'assurance ne représentent que l'un des éléments d'une analyse de la question de savoir à qui il convient d'attribuer la perte, dans une affaire où toute solution est nécessairement pragmatique. Bon nombre des extensions de la responsabilité délictuelle qui sont survenues au cours des 50 dernières années auraient été inconcevables en l'absence de l'assurance. Dans un grand nombre d'affaires, on s'est reporté à des considérations en matière d'assurance pour justifier l'extension de la responsabilité: voir, par exemple, le juge Laskin dans l'arrêt Rivtow, précité, à la p. 1221. Refuser, comme le fait le juge Stephen, que l'assurance soit ouvertement prise en considération parce que ce serait une "action judiciaire voilée" est paradoxal, puisque ce qu'on propose, c'est de rendre publiques les considérations en matière d'assurance plutôt que de simplement formuler des conclusions fondées sur le lien étroit. Fleming constate l'inquiétude du juge Stephen que la nouvelle dimension de principe puisse sembler se rapporter davantage au pouvoir législatif qu'au pouvoir judiciaire, mais il répond, correctement à mon avis, que [traduction] "le changement de perspective est dicté par des changements externes inévitables, et les ignorer reviendrait à manquer délibérément de clairvoyance et à aller à l'encontre du but recherché": voir Fleming, op. cit., à la p. 11. Je conviens avec mes collègues les juges McLachlin et Stevenson que la question de l'assurance mérite d'être considérée en pareils cas; cependant, je ne suis pas d'accord avec eux quant à sa pertinence.

Dans le contexte de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat, les préoccupations de principe quant à la partie qui est la mieux en mesure d'assumer la perte revêtent une importance particulière pour trois raisons. Premièrement, les préoccupations de principe relatives à la dissuasion et au désir de faire supporter le coût des accidents par ceux qui profitent des activités qui les provoquent sont généralement tout au moins dissipées en grande partie par la responsabilité primaire de l'auteur du délit envers le propriétaire du bien. Dans les affaires où le dommage matériel est minime, il pourrait être logique d'imposer une responsabilité supplémentaire pour des motifs de dissuasion; toutefois, ce n'est pas le cas en l'espèce et je mets expressément cette question de côté.

Deuxièmement, ces considérations peuvent être évoquées vu que le droit, dans son état actuel, refuse l'indemnisation; plutôt que risquer d'entraîner un résultat révolutionnaire, cette méthode ne fait qu'énoncer un autre principe qui sous‑tend une règle bien établie. Dans certains domaines du droit, un examen de la capacité relative d'assumer la perte pourrait conduire à des arguments en faveur de modifications fondamentales du droit, qu'il incombe davantage au législateur d'apporter. En l'espèce, cependant, de telles considérations servent seulement à établir une nouvelle justification, ou peut‑être plus exactement, à exprimer expressément un principe sous‑jacent d'une règle qui existe depuis longtemps dans un domaine du droit où l'importance des questions de principe est maintenant clairement reconnue. Dans l'évolution du droit de la responsabilité délictuelle, les tribunaux n'ont pas répugné à modifier leur façon d'analyser les cas et n'ont pas attendu que la législature les invite à le faire. Il est difficile d'imaginer une loi qui exigerait désormais que les tribunaux tiennent compte de telles questions.

Enfin, dans ce domaine, le problème crucial demeure la limitation de la responsabilité. Tous reconnaissent que l'indemnisation en pareils cas doit rester exceptionnelle, ne serait‑ce que du fait que le nombre potentiel de réclamations de ce genre est quasi illimité. Dans ces circonstances, un seuil d'indemnisation beaucoup plus élevé est, à mon avis, entièrement justifié. Dans d'autres domaines du droit de la responsabilité délictuelle, où on a eu tendance à étendre la responsabilité, il est inconcevable d'imposer une obligation au demandeur. Dans ce domaine, cependant, il y a un besoin primordial de contrôle strict de la responsabilité potentielle.

J'estime que, pour ces raisons, il est légitime d'examiner expressément la capacité du demandeur d'assumer le risque de perte dans ce genre d'affaire.

Si on passe alors à l'application de ces critères à la présente affaire, il est relativement simple de déterminer quelle partie est mieux en mesure d'assumer la perte. Il n'y a pas de doute que le CN est mieux en mesure que Norsk d'assumer la perte. Premièrement, compte tenu de l'abondance des renseignements disponibles quant au risque d'interruption de la circulation sur le pont et de la longue utilisation du pont par le CN, ce dernier était probablement au moins aussi qualifié pour évaluer ce risque. Cet aspect me semble clair compte tenu des faits.

Deuxièmement, le CN serait manifestement mieux en mesure que TPC d'évaluer les coûts éventuels, sur le plan de ses propres opérations, de l'impossibilité d'utiliser le pont. Le CN sait exactement quelle utilisation il fait des différents ponts qu'empruntent ses trains. Il sait également quelles sont les solutions de rechange en cas d'impossibilité d'utiliser un pont. Norsk est, naturellement, très mal placée pour évaluer l'utilisation que diverses personnes et compagnies font des ponts qui enjambent les cours d'eau sur lesquels naviguent ses remorqueurs. Elle est également mal placée pour évaluer les frais possibles que l'interruption de la circulation sur le pont entraînera pour ces usagers. Contrairement au premier facteur qui dépend en grande partie des faits de chaque affaire, ce facteur tend à favoriser énormément le défendeur dans presque tous les cas de ce genre.

Troisièmement, le CN était mieux en mesure de se prémunir contre les conséquences de ces pertes. Cet aspect mérite une analyse plus approfondie. Il est difficile d'imaginer un groupe de demandeurs plus avisés que les usagers de ponts ferroviaires. Ces parties ont accès à toute la gamme des protections possibles: l'assurance commerciale de première partie ou l'autoassurance, les contrats conclus avec le propriétaire du pont et les clients de la compagnie ferroviaire.

Assurance

Ma collègue le juge McLachlin rejette l'idée que les considérations en matière d'assurance justifient une dénégation de responsabilité et elle s'appuie sur un article de Bishop: voir Bishop, "Economic Loss in Tort" (1982), 2 Oxf. J. Legal Studies 1. Bishop soutient que l'argument de l'assurance doit surmonter deux difficultés dans le contexte de la perte économique. Premièrement, il déclare que l'élimination de l'indemnisation de la perte économique contribuerait à réduire l'incitation à faire preuve de diligence. En toute déférence, je ne trouve pas cet argument convaincant dans le contexte des affaires de perte économique relationnelle, puisque la responsabilité primaire de l'auteur du délit envers le propriétaire du pont est amplement suffisante pour inciter à faire preuve de diligence. Il s'agit, comme je l'ai mentionné précédemment, de l'une des caractéristiques clés qui justifie que l'on traite séparément les affaires de perte économique relationnelle.

Selon le deuxième argument de Bishop, l'assurance n'est pas disponible à un coût raisonnable. Il fait valoir notamment qu'il n'existe pas d'assurance contre la perte de profits. Les compagnies d'assurances refusent, comme on peut facilement le comprendre, d'assurer la rentabilité. Toutefois, telle n'est pas la question en l'espèce. L'action du CN n'est pas en indemnisation de la perte de profits, mais plutôt en indemnisation des coûts occasionnés par l'impossibilité dans laquelle il se trouvait d'utiliser le pont. Ce risque est analogue à une interruption des affaires. Beaucoup d'entreprises possèdent une assurance contre les interruptions causées par des facteurs autres qu'une rupture de contrat: voir Waddams, The Law of Damages (2e éd. 1991), à {SS} 14.330. Même si l'assurance n'est pas disponible sur le marché, le CN est très bien placé pour s'assurer lui‑même.

Il n'y a pas de doute que, dans certains cas, une entreprise touchée n'aura pas souscrit d'assurance. Cependant, comme James l'a fait remarquer, si le milieu des affaires admet une règle de non‑responsabilité pour les pertes économiques indirectes sans l'obtention d'une couverture d'assurance contre elles par une méthode relativement peu onéreuse, ce fait semble au moins indiquer que ces pertes ne présentent pas un problème social suffisamment grave pour justifier le coût qu'entraînerait pour la société leur indemnisation au moyen de la méthode la plus onéreuse de son arsenal — la responsabilité fondée sur la faute: voir James, op. cit., à la p. 114. En d'autres termes, si le milieu des affaires est assuré, il n'y a alors aucune raison de transférer à prix élevé la perte d'une compagnie d'assurances à une autre. Si le milieu des affaires n'est pas assuré, cela indique que d'autres moyens de défrayer ces pertes sont considérés comme supérieurs à une assurance et que le problème n'est pas si grave.

Il va sans dire que les conclusions sur le marché des assurances sont quelque peu sujettes à révision, et, comme le souligne Atiyah, il conviendrait que les avocats s'informent des questions fondamentales d'assurabilité dans les nouvelles affaires de responsabilité délictuelle et veillent à ce que les tribunaux en soient également informés; voir Atiyah, "Note: Economic Loss in the United States" (1985), 5 Oxf. J. Legal Studies 485. Toutefois, l'opinion va certainement dans le sens que l'assurance de première partie est un moyen moins coûteux et plus efficace de se protéger contre les pertes que l'assurance‑responsabilité, particulièrement lorsque le montant de la responsabilité est incertain: voir Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] A.C. 827, à la p. 851; Smillie, "Negligence and Economic Loss" (1982), 32 U.T.L.J. 231, aux pp. 240 à 242; James, op. cit., aux pp. 113 à 116. À mon avis, la charge de prouver le contraire doit incomber à ceux qui feraient renverser par les tribunaux une règle qui interdit depuis longtemps l'indemnisation.

Contrat

Je conviens avec le juge McLachlin que, dans bien des cas, la répartition contractuelle du risque ne justifie pas le refus d'accorder une indemnité. L'inégalité du pouvoir de négociation est, en fait, une seule parmi un certain nombre de raisons pour lesquelles le contrat ne peut pas constituer une véritable solution de rechange dans une affaire donnée. Dans bien des cas, il n'est pas possible de se protéger des pertes économiques au moyen d'un contrat. Dans les cas d'interruptions de services publics, ils sont alors souvent assurés par un fournisseur monopoliste selon des contrats d'adhésion. Tout transfert du risque du consommateur à la compagnie de services publics peut même être interdit par la loi. Les contrats en question dans ces affaires n'ont du contrat que le nom. Ou encore une fois, le risque qui se concrétise peut être si inhabituel que les parties ne l'ont jamais envisagé. Quoiqu'il puisse exister d'autres raisons de nier la responsabilité, dans tous ces cas l'argument tiré de la répartition contractuelle du risque n'est pas convaincant.

Dans la présente affaire, cependant, il l'est. Les faits en l'espèce établissent que toutes les parties étaient bien au courant du risque d'impossibilité d'utiliser le pont. Le CN savait ce qu'il faisait. Le pont en question avait été endommagé à un certain nombre de reprises auparavant et diverses études du problème avaient été effectuées. Le CN a participé activement à au moins une de ces études. Le CN était même au courant de la règle juridique traditionnelle; comme je l'ai mentionné, il a présenté une réclamation très similaire pour impossibilité d'utiliser le pont dans des circonstances analogues en 1973 et l'indemnisation a alors été refusée.

Le risque d'impossibilité d'utiliser le pont aurait pu être assumé par TPC qui a également un droit d'action en matière délictuelle. Les pertes économiques des usagers du pont en vertu d'un contrat auraient alors vraisemblablement fait l'objet d'une indemnisation en vertu du contrat. Le propriétaire du bien peut se faire indemniser de ces pertes par l'auteur du délit sous réserve des principes limitatifs des dommages‑intérêts en matière de responsabilité délictuelle. Si TPC s'est engagé par contrat à fournir les services du pont et ne peut pas le faire à cause de la négligence du remorqueur et qu'il doit, en conséquence, verser des dommages‑intérêts, il peut se faire rembourser ces dommages‑intérêts par le propriétaire du remorqueur: voir Fleming, op. cit., à la p. 226. La responsabilité, dans le cas d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat, est canalisée plutôt que niée.

Dans bien des cas, les parties contractantes ne veulent pas garantir l'exécution du contrat; la répartition contractuelle du risque en l'espèce est probablement typique en ce sens que le risque est attribué à la victime potentielle d'une interruption des services, qui bénéficie d'un prix moins élevé et qui est la mieux placée pour prendre d'autres mesures pour remédier à une interruption accidentelle des bénéfices contractuels. Il est révélateur qu'un tel arrangement soit si fréquent malgré le fait qu'en vertu du droit actuel il empêche l'indemnisation par la partie contractante. Il est doublement révélateur qu'un tel arrangement ait existé en l'espèce malgré le fait qu'une réclamation identique du CN ait été refusée en 1973.

La capacité du CN de se protéger par contrat ne se limite pas à son contrat avec le propriétaire du bien. Le CN peut également se protéger jusqu'à un certain point au moyen des arrangements contractuels qu'il prend avec ses clients, ses fournisseurs et d'autres parties. Il peut planifier d'avance ce qu'il fera en cas de non‑disponibilité du bien en question. Refuser l'indemnisation incitera toutes les parties à agir de façons qui se conjugueront pour minimiser les répercussions des pertes lorsqu'elles se produiront, tout en continuant de fournir au remorqueur l'incitation nécessaire pour qu'il prenne des mesures afin d'éviter de causer des accidents en premier lieu.

À mon avis, le refus d'accorder une indemnité en l'espèce est justifié compte tenu de la capacité nettement supérieure du CN d'assumer les risques selon les faits de la présente affaire.

Avant de laisser la question de la capacité du CN de se protéger, il faudrait noter que la règle proposée par mes collègues continuera d'exiger des parties telles que le CN qu'elles se protègent puisqu'elles ne sauront jamais avant l'accident donné si elles feront partie de la catégorie déterminée. Il est pour le moins difficile de prédire si un pont ferroviaire en particulier sera mis hors d'usage par quelqu'un qui connaît votre nom. Subsidiairement, il est difficile de savoir si, parmi les nombreux ponts susceptibles d'être endommagés, celui qui le sera est proche de votre propriété. Par conséquent, la compagnie ferroviaire prudente n'aura d'autre choix que de souscrire une assurance. Le coût de cette assurance reflétera probablement la valeur que la compagnie d'assurances accorde à la possibilité qu'elle a de se faire rembourser par l'auteur du délit.

Permettre l'indemnisation aurait également pour effet crucial d'obliger les défendeurs, dans la situation de Norsk, à s'assurer contre le risque de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, car il est évident qu'ils ne sauront jamais d'avance si les ponts endommagés par leurs remorqueurs seront utilisés par des demandeurs dont ils connaissent le nom ou qui possèdent des biens dans les environs. Les principaux bénéficiaires de la règle proposée par mes collègues seraient les compagnies d'assurances qui profiteraient de l'existence d'un risque nouveau et très incertain contre lequel les compagnies susceptibles de causer des dommages matériels devraient s'assurer.

Les règles proposées par mes collègues exigeront donc que les deux parties s'assurent à un coût social supplémentaire élevé. Le seul gain en sera une légère diminution des frais d'assurance de première partie pour le demandeur de manière à tenir compte de la possibilité que la compagnie d'assurances se fasse rembourser par l'auteur du délit en vertu de la nouvelle théorie.

Il faudrait noter une autre difficulté pratique. Dans les affaires où l'auteur du délit n'est pas assuré ou n'est pas suffisamment assuré en ce qui concerne la demande initiale d'indemnisation des dommages matériels ou des lésions corporelles ou la demande d'indemnisation de la perte relationnelle, ou les deux à la fois, il se posera de graves problèmes relativement à la primauté d'un type de demande sur l'autre. Par exemple, si l'auteur du délit est tenu de verser 500 000 $ pour une réclamation pour lésions corporelles et 500 000 $ relativement à des réclamations pour pertes relationnelles mais que la valeur totale de ses biens et de son assurance couvre seulement la moitié de ce montant, l'indemnité réelle pour les lésions corporelles sera probablement réduite de moitié afin de permettre l'indemnisation relativement à une réclamation pour perte relationnelle qui, comme il a déjà été indiqué, comportera souvent l'indemnisation d'une compagnie d'assurances par subrogation; voir Feldthusen, Economic Negligence, op. cit., à la p. 207.

Conclusion

L'état actuel du droit concernant la perte économique relationnelle découlant d'un contrat, qui canalise les réclamations vers le propriétaire du bien, ne m'apparaît pas insatisfaisant au moins dans le domaine commercial mettant en jeu des parties avisées. Je ne sais pas très bien non plus si les tribunaux devraient consacrer beaucoup de temps à établir une distinction entre, d'une part, les victimes d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat qui ont un lien étroit avec l'auteur du délit et, d'autre part, celles qui n'en ont pas.

Il ne fait aucun doute que l'issue des affaires de ce genre, sous le régime de la règle d'exclusion, dépend des modalités du contrat. Cela fonctionne de deux façons: soit que le contrat crée un droit de possession ou une entreprise commune, soit qu'il prévoie le paiement d'une indemnité par le propriétaire du bien. La question à résoudre est la suivante: est‑il plus arbitraire, injuste ou irréaliste de permettre au contrat de déterminer si le demandeur a l'intérêt requis et, en conséquence, qui subira la perte, plutôt que d'employer un des différents critères susmentionnés?

Les arguments à l'encontre de l'indemnisation en l'espèce peuvent se résumer ainsi. Premièrement, les arguments en faveur de l'indemnisation sont faibles. Il n'est pas nécessaire d'imposer une responsabilité pour garantir que les auteurs de délits comme Norsk soient dissuadés d'endommager des ponts. La dissuasion accrue qui découlerait de l'imposition de la responsabilité supplémentaire demandée en l'espèce n'aurait probablement pas beaucoup d'effet sur le comportement des auteurs de délits éventuels. La seule fin à laquelle l'indemnisation peut servir en l'espèce et dont parle le juge McLachlin à la p. 000 est de "permettre au demandeur dont la position, à toutes fins pratiques, vis‑à‑vis de l'auteur du délit, ne saurait être distinguée de celle du propriétaire des biens endommagés, de recouvrer ce que le véritable propriétaire aurait pu recouvrer". À mon avis, l'argument selon lequel on ne peut pas établir de distinction entre le CN et le propriétaire ne peut pas surmonter le fait que le CN ne remplit pas les conditions requises en vertu de la jurisprudence bien établie qui prévoit l'indemnisation de la partie contractante lorsqu'elle possède, en fait, un droit de propriété ou de possession. Le droit que possède le CN découle simplement d'un contrat.

Le CN soutient que la limitation de l'indemnisation au propriétaire ou à la personne en possession du bien a un fondement pragmatique et non logique, et par conséquent il est illogique en soi d'exiger une justification logique pour une exception à une règle pragmatique qui, dans un cas particulier, entraîne une injustice. À mon avis, les arrêts tels que Rivtow et Kamloops qui ont permis l'indemnisation d'une perte purement économique ont établi des critères qui fournissent effectivement des justifications logiques des exceptions qu'ils établissent à une règle pragmatique.

L'argument selon lequel Norsk était fautif et le CN innocent et selon lequel la faute devrait justifier l'indemnisation n'est pas non plus convaincant en l'espèce. La faute seule ne saurait justifier l'indemnisation dans ce domaine car certains des réclamants qui ont subi un préjudice verront leurs réclamations rejetées. Puisque, dans ce genre de situation, la cour est obligée d'établir une ligne de démarcation parmi ceux à qui l'auteur du délit, qui était indéniablement fautif, a indéniablement causé un préjudice, le recours à la faute présume de la réponse. Les défendeurs étaient également fautifs relativement aux autres réclamations qui seront refusées. Le CN est incapable de prouver l'existence d'un préjudice spécial qui serait différent de celui qu'ont subi les autres réclamants potentiels en vertu d'un contrat. Aucune des distinctions de fait que la compagnie met de l'avant ne se rapporte à la faute du défendeur.

Le deuxième groupe de raisons est axée sur les faiblesses des règles proposées qui permettraient l'indemnisation. Les règles qui permettraient l'indemnisation ne satisfont pas aux critères qu'une règle devrait respecter dans ce domaine. La notion de "rapport spécial" n'est pas applicable aux affaires où il est question d'un accident. Aucun des faits avancés par le CN comme indiquant l'existence de son rapport spécial n'a, en principe, d'autre utilité que d'essayer de régler, après le fait, le problème de la responsabilité indéterminée. La règle du demandeur particulier empêcherait probablement l'indemnisation des autres compagnies ferroviaires qui ont subi des pertes identiques à celles subies par le CN. Si l'application de la règle était élargie de façon à viser une catégorie prévisible de demandeurs tels que les usagers du pont ferroviaire, cela reviendrait simplement à reformuler l'exigence générale que le demandeur soit prévisible et l'indemnisation serait permise, que le nombre d'usagers du pont s'élève à quatre ou à quatre mille. Le critère du lien étroit n'a pratiquement aucune valeur prophétique; il reste impossible de dire si ce critère mènerait à l'indemnisation des autres compagnies ferroviaires en l'espèce, sans parler de son application dans les autres affaires.

Enfin, il y a les raisons étayant la règle d'exclusion. Il va sans dire qu'elles sont essentiellement pragmatiques, comme on l'a reconnu dès le départ dans les affaires de ce genre. Premièrement, le refus d'accorder une indemnité a pour effet d'inciter toutes les parties à agir de façon à minimiser les pertes globales, ce qui constitue un but légitime et souhaitable du droit de la responsabilité délictuelle dans ce domaine. Deuxièmement, le refus d'accorder une indemnité permet qu'une seule des parties possède une assurance et non les deux. Troisièmement, il en résultera une grande économie des ressources judiciaires qui pourront être utilisées dans des causes portant sur des questions plus urgentes. La tâche difficile de tracer la ligne de démarcation est au moins remplie rapidement sans que l'on procède à un long examen factuel des différentes considérations qui justifient l'existence d'un lien étroit. Le droit à l'indemnisation peut très souvent être déterminé à la lecture même du contrat. Quatrièmement, elle élimine les difficiles problèmes du partage des ressources limitées d'un défendeur impécunieux entre les réclamations pour perte relationnelle et celles pour dommages directs. Cinquièmement, la règle traditionnelle est certaine et, quoiqu'à l'instar de toute solution pragmatique, les cas limites puissent causer des problèmes, les exceptions à la règle dans les affaires relatives à des entreprises communes, à des contributions à l'avarie commune et à des droits de possession ou de propriété sont raisonnablement bien définies et délimitées. À mon avis, la présente affaire ne constitue même pas un cas limite à cet égard, puisque le CN ne possède aucun droit de propriété quelconque. Cette certitude a pour conséquence que les parties contractantes peuvent être certaines quant à savoir où se situera la perte relative à la non‑disponibilité du bien en l'absence de tout arrangement contractuel.

J'ajoute une dernière considération. Il s'agit en l'espèce d'une affaire de droit maritime qui, dans une large mesure, constitue un système international. La règle d'exclusion dite de la démarcation très nette interdisant l'indemnisation est en vigueur depuis près d'un siècle dans ce système et continue d'être observée par les grandes nations commerçantes, notamment la Grande‑Bretagne et les États‑Unis. En prenant des mesures pour répartir les risques dans les affaires essentiellement maritimes, ceux qui {oe}uvrent dans les domaines de la navigation et de l'expédition par eau devraient, le plus possible, être régis par une règle uniforme, de manière à pouvoir planifier à l'avance contre des éventualités, que ce soit au moyen d'un contrat ou d'une assurance.

À mon avis, pour justifier l'indemnisation en pareils cas, le demandeur devrait non seulement, tout au moins, tenir compte efficacement de la préoccupation relative à l'indétermination, mais aussi démontrer qu'il ne disposait d'aucun autre moyen de protection suffisant. Il peut également se révéler nécessaire de tenir compte d'autres préoccupations. À tout le moins, l'exigence que le demandeur n'ait eu aucun moyen commercialement raisonnable de se protéger est un ajout important à ce qui reste une enquête après coup conceptuellement difficile sur la "nature déterminée" de la victime et du préjudice particuliers, du point de vue du défendeur.

Il n'est pas nécessaire, dans le contexte de la présente affaire, de savoir s'il y a lieu de permettre l'indemnisation dans les cas où ces deux obstacles sont surmontés. Il se peut que les particuliers et les petites entreprises soient incapables de se protéger efficacement et utilement. Dans certaines affaires, il va sans dire, la perte économique relationnelle découlant d'un contrat peut se présenter sous une forme différente, comme sous celle d'une perte de salaire, et, on ne saurait dire que l'omission de se protéger contre cette perte au moyen d'une assurance de première partie mène à une inférence que la perte n'est pas importante sur le plan social. En pareils cas, cependant, le problème de l'indétermination est souvent très aigu. Si le nombre potentiel de demandeurs particuliers est élevé, l'indemnisation sera refusée pour cause d'"indétermination", même lorsque les demandeurs n'ont pas vraiment eu la capacité de se protéger. Lorsque le demandeur satisfait aux critères de l'indétermination, ce sera souvent quelqu'un d'avisé. L'argument selon lequel l'indemnisation devrait être refusée à ceux qui auraient pu se protéger ne justifie pas en soi l'établissement d'une ligne de démarcation très nette. Il complète plutôt l'analyse de l'indétermination. Il laisse entendre que ceux qui sont le plus susceptibles de franchir la barrière de l'indétermination sont ceux qui ont la capacité de se protéger et il met en doute l'à‑propos d'une règle ayant pour effet de permettre l'indemnisation à ce seul groupe de réclamants en vertu d'un contrat plutôt que de refuser l'indemnisation à tous.

La règle d'exclusion n'est pas attrayante en soi. Elle exclut l'indemnisation de gens qui ont indéniablement subi des pertes à la suite d'un accident. Elle entraîne également des résultats quelque peu arbitraires mais en général prévisibles dans des cas limites. Les résultats en ce qui concerne les affréteurs à temps peuvent être "capricieux", mais les affréteurs à temps connaissent leurs droits et obligations dès le départ et peuvent agir en conséquence. La règle ne devient défendable que lorsqu'on réalise que l'indemnisation intégrale est impossible, que l'indemnisation va effectivement être refusée en ce qui concerne la grande majorité de ces réclamations, peu importe la règle que nous adoptions, et que la règle d'exclusion est mise en parallèle avec les autres solutions possibles. À mon avis, il convient de ne pas y toucher dans le contexte de la présente affaire.

Je dois ajouter quelques mots au sujet de la proposition du juge McLachlin selon laquelle la différence essentielle entre sa méthode et la mienne réside dans la souplesse qui caractérise la sienne. Elle interprète ma méthode comme prévoyant que l'indemnisation dépend exclusivement des modalités du contrat formel intervenu entre le demandeur et le propriétaire du bien en cause. Elle considère qu'une méthode fondée sur les modalités du contrat implique une "catégorisation stricte qui nie la possibilité d'indemnisation dans les nouvelles affaires qui peuvent ne pas satisfaire au critère de la catégorie" (p. 000), un problème qui serait évité par l'emploi du critère, qu'elle énonce, de l'existence d'un lien étroit.

Je ne perçois pas la différence essentielle entre nos deux méthodes, comme étant celle qui existe entre la certitude et la souplesse. À mon avis, la différence clé est entre une souplesse fondée sur des principes, qui respecte une règle générale en l'absence de raisons de principe d'exclure son application, et l'arbitraire. Parmi les facteurs de principe examinés dans les présents motifs qui pourraient justifier l'assouplissement de la règle, il y a la capacité du demandeur de se protéger et le montant des dommages matériels causés par l'auteur du délit avec ses répercussions concomitantes sur la question de la dissuasion. Je n'ai pas jugé nécessaire d'étudier le rôle précis de ces facteurs en l'espèce, étant donné que le CN était tout à fait capable de se protéger et que les dommages matériels subis étaient suffisants pour qu'il y ait dissuasion. Reste en suspens la question de savoir si de tels facteurs fourniraient effectivement des critères pratiques suffisants pour prévoir l'indemnisation malgré les arguments solides, fondés sur la certitude et d'autres facteurs, en faveur du maintien de la règle d'exclusion en vigueur depuis longtemps. J'en suis venu à la conclusion qu'en l'absence de tous ces facteurs, il n'y a aucune raison de toucher à la règle.

Ainsi, je ne dis pas que le droit à l'indemnisation, dans tous les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat, dépend exclusivement des modalités du contrat. Je ferai plutôt remarquer que tel est le sens de la règle d'exclusion et que les dérogations à cette règle devraient se justifier par des raisons de principe défendables. La Cour devrait faire plus que de simplement établir une règle permettant aux juges de trancher à leur gré les litiges. Tel est, selon moi, l'effet de la méthode proposée par ma collègue.

Dispositif

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rejeter l'action en dommages‑intérêts.

Version française du jugement des juges L'Heureux-Dubé, Cory et McLachlin rendu par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin — Il s'agit en l'espèce de savoir si la personne qui passe un contrat pour l'utilisation du bien d'une autre personne peut poursuivre la personne qui a endommagé ce bien pour les pertes découlant de son incapacité d'utiliser le bien pendant les réparations. Les pertes purement économiques comme celles‑ci peuvent‑elles donner lieu à indemnisation? Ou bien le droit à l'indemnisation en matière délictuelle se limite‑t‑il aux cas où le demandeur peut prouver que son bien a été endommagé ou que lui‑même a été blessé?

Les faits

L'accident à l'origine de la présente instance s'est produit près de l'embouchure du fleuve Fraser en Colombie‑Britannique. Un remorqueur appartenant aux appelantes Norsk Pacific Steamship Co. et Norsk Pacific Marine Services Ltd. a heurté par négligence un pont ferroviaire de Travaux publics Canada ("TPC"). Un certain nombre de compagnies ferroviaires, dont la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada ("CN"), avaient conclu des contrats avec TPC pour l'utilisation du pont. Le CN était le principal usager du pont (86 pour cent de l'utilisation totale), connu dans la région sous le nom de "pont du CN". Ce pont relie le terminus de Vancouver à la voie principale et constitue le seul lien direct entre les rails du CN situés sur la rive nord et ceux situés sur la rive sud du Fraser.

Le CN possède des biens (terrains et rails) près du pont. Lorsque le pont est fermé à des fins d'entretien, le moment et la durée des travaux se négocient entre TPC et le CN. Les appelants savaient que ce pont était essentiel aux opérations du CN puisqu'il n'y avait aucun autre pont ferroviaire dans la région. En fait, le pont avait déjà dû être fermé à cause d'un accident et les appelants connaissaient donc les conséquences d'une telle fermeture pour le CN.

À la suite de l'accident impliquant le remorqueur des appelantes, il a fallu plusieurs semaines pour réparer le pont. Le CN et les autres compagnies ferroviaires ont dû dérouter leur trafic. Cela a entraîné une augmentation de leurs frais d'opération et, sans doute, une réduction du volume des marchandises transportées.

Les compagnies ferroviaires ont poursuivi les propriétaires et les exploitants du remorqueur pour les frais supplémentaires découlant de la fermeture du pont.

Les jugements des tribunaux d'instance inférieure

Le juge Addy de première instance, (1989), 26 F.T.R. 81, a statué que les demanderesses pouvaient être indemnisées. Il a conclu que, même si la règle qui avait jadis exclu l'indemnisation d'une telle perte n'existait plus au Canada, toute perte économique ne peut pas pour autant faire l'objet d'une indemnisation en matière délictuelle. Il a refusé de formuler une règle pour déterminer quand la perte purement économique peut donner lieu à indemnisation, mais il a proposé trois facteurs qui pourraient conditionner l'indemnisation d'une telle perte:

(1) la connaissance de la personne précise qui est susceptible de subir un préjudice (par opposition à une catégorie de personnes);

(2) la prévisibilité de la nature précise de la perte, et

(3) l'existence d'un lien suffisamment étroit entre l'acte commis et le préjudice subi pour permettre objectivement de conclure que l'auteur du délit est "moralement tenu" de dédommager la victime.

Le juge Addy a estimé que ces conditions étaient remplies. Le CN était l'usager connu du pont et la nature précise de la perte était prévisible, car pareille situation s'était produite auparavant. En outre, le lien entre le chemin de fer et le pont était suffisamment étroit, tant sur le plan matériel que sur celui de l'utilisation.

La Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 114, a confirmé la conclusion que la perte pouvait donner lieu à indemnisation. L'ancienne règle d'exclusion n'avait plus cours. Selon le juge MacGuigan (à l'opinion duquel a souscrit le juge Heald) et le juge Stone, les seules conditions préalables à l'indemnisation sont l'existence d'un lien suffisamment étroit et la prévisibilité raisonnable de la perte.

Analyse

En l'espèce, la Cour doit examiner carrément la question controversée de la mesure dans laquelle la perte purement économique peut donner lieu à indemnisation en matière délictuelle en common law. Je me propose d'étudier à tour de rôle (1) la nature du problème, (2) la façon dont le problème a été abordé par différentes juridictions, (3) l'approche qui devrait être adoptée dans les provinces canadiennes de common law et (4) l'application de l'approche indiquée aux faits de la présente affaire.

1. La nature du problème

Une proposition fondamentale sous‑tend le droit en matière de responsabilité délictuelle: la personne qui, par sa faute, cause un préjudice à autrui peut en être tenue responsable. Lorsque cette faute est la négligence, l'obligation s'étend à toutes les personnes auxquelles l'auteur du délit peut de façon prévisible causer un préjudice: Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.). C'est une proposition très large. On s'est vite rendu compte qu'il faudrait limiter l'indemnisation pour des raisons pratiques générales. Comme le mentionne le juge Cardozo dans la décision Ultramares Corporation c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), à la p. 444, il fallait établir des limites afin d'éviter [traduction] "une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée".

La recherche d'un mécanisme de limitation fondé sur un principe n'a pas donné les résultats escomptés. Le droit a commencé par limiter l'indemnisation aux cas où l'auteur du délit avait causé un dommage matériel ou une lésion corporelle au demandeur: Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453. Dans cette affaire, le tribunal a refusé l'indemnisation des [traduction] "pertes relationnelles" consécutives au dommage causé par négligence aux biens d'une autre personne. Seule la personne qui est blessée ou dont les biens sont endommagés peut obtenir une indemnisation en matière délictuelle. Cette règle a été suivie durant des décennies en Angleterre et ailleurs au sein du Commonwealth.

Bien que le critère du préjudice physique ait permis d'éviter le spectre des dommages‑intérêts illimités, il avait le défaut de priver arbitrairement et, dans certains cas, on pourrait dire injustement, des demandeurs d'une indemnisation qu'ils auraient méritée. Pourquoi, s'est‑on demandé, le droit à l'indemnisation d'une perte économique devrait‑il dépendre de la question de savoir si le demandeur a subi un dommage matériel, si infime soit‑il? Pourquoi le demandeur qui attend qu'une machine défectueuse brise et cause une lésion corporelle ou un dommage matériel pourrait‑il être indemnisé, tandis que celui qui, par mesure de prudence, fait réparer la machine avant que ne survienne un dommage matériel ou une lésion corporelle ne pourrait pas obtenir réparation? Y a‑t‑il vraiment une différence générale entre la perte résultant de la réparation d'un dommage matériel et celle résultant d'une perte d'utilisation dans un contexte commercial où la seule véritable perte en est une de profit? Bien qu'on puisse soutenir que la lésion corporelle mérite davantage en soi de faire l'objet d'une indemnisation que la perte économique, tout particulièrement lorsque celle‑ci n'est pas associée à un préjudice physique (voir Feldthusen, Economic Negligence (2e éd. 1989), aux pp. 8 à 14), cela n'explique pas pourquoi le droit ne devrait pas permettre l'indemnisation de la perte économique lorsque la justice l'exige ni comment on peut établir une distinction entre le dommage matériel et les pertes économiques dans bien des cas. On ne peut pas établir de distinction entre quelqu'un qui investit dans un pont dans le but de l'utiliser et quelqu'un qui loue un pont dans le but de l'utiliser. En cas de perte du pont, les deux personnes perdront quelque chose de valeur: l'usage du pont.

Comme on pouvait s'y attendre, les tribunaux ont commencé à permettre l'indemnisation de la perte purement économique lorsqu'ils ont estimé que cela était juste. Toutefois, sauf en ce qui concerne les dommages‑intérêts pour le crédit accordé à une déclaration inexacte faite par négligence, l'évolution du droit sur ce point ne s'est faite ni de façon uniforme ni sans controverse. Le présent pourvoi soulève à nouveau la question dans le contexte canadien.

Il n'est pas facile de répondre à la question de l'indemnisation de la perte économique découlant d'une négligence, comme l'atteste l'évolution incertaine des affaires concernées. D'une part, la jurisprudence des trois dernières décennies indique que les juges estiment de nouveau que, dans certains cas, outre le préjudice physique et la confiance, la perte économique devrait donner lieu à indemnisation pour négligence. D'autre part, il y a la crainte de déclencher une avalanche d'actions en responsabilité.

Il vaut la peine de mentionner au départ certaines propositions générales qui ont souvent été exprimées et qui peuvent servir de jalons dans notre recherche d'une réponse à la question difficile dont nous sommes saisis.

Premièrement, il est nécessaire de fixer certaines limites à la responsabilité virtuellement illimitée, qui en théorie, peut découler de la négligence; les défendeurs éventuels doivent pouvoir évaluer la portée du risque qu'ils courent et il convient de décourager les procès futiles. Dans les arrêts Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, et Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, on reconnaît la nécessité d'avoir un mécanisme de limitation.

Deuxièmement, les limites devraient être assez claires. Selon les commentateurs, il faut une certitude telle que les entreprises commerciales aient une idée du risque qui doit être assumé et par qui. Voir, par exemple, Smith, Liability in Negligence (1984), à la p. 166, Winfield and Jolowicz on Tort (13e éd. 1989), à la p. 86, et Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), aux pp. 162 et suiv.

Troisièmement, comme lord Denning le fait remarquer, à la p. 36 de l'arrêt Spartan Steel & Alloys Ltd. c. Martin & Co. (Contractors) Ltd., [1973] Q.B. 27 (C.A.), [traduction] "Au fond [. . .] la question de l'indemnisation de la perte économique en est une de principe." Il s'agit non seulement d'une question de doctrine juridique, mais également de savoir dans quelle catégorie, du point de vue de l'équité individuelle et de la politique économique, la perte devrait entrer en fin de compte.

Enfin, étant donné l'état actuel du dossier, il n'est probablement pas possible d'arriver à un critère simple et unique d'indemnisation dans toutes les circonstances disparates où la perte économique est prévisible et devrait donner lieu à indemnisation: voir les motifs du lord juge Oliver dans l'arrêt Leigh and Sillivan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1985] Q.B. 350, et ceux du juge Wilson dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, précité.

Après cet exposé général du problème, je vais passer à une analyse plus approfondie de la recherche d'un principe limitant le droit d'obtenir, dans différents ressorts, des dommages‑intérêts pour la perte économique résultant d'un délit.

2. Limitation de l'indemnisation de la perte économique — Étude comparative

Un résumé de la façon dont divers tribunaux ont, dans différents ressorts, traité ce problème nous donne une idée tant de la nature du problème que des solutions possibles.

a) Royaume‑Uni

La règle classique d'exclusion énoncée dans la décision Cattle c. Stockton Waterworks limitait l'indemnisation de la perte économique aux cas où le demandeur avait subi un préjudice physique. Cette règle a été abolie afin de permettre l'indemnisation de la perte purement économique dans une action pour renseignement inexact fourni par négligence, dans l'affaire Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.). L'exception était rattachée à la notion de confiance. Lorsque le défendeur a fourni par négligence un renseignement inexact dont il aurait dû prévoir que d'autres personnes s'y fieraient, et lorsque le demandeur s'y est fié et a subi une perte financière, le demandeur a le droit d'être indemnisé de cette perte même s'il n'a subi aucun préjudice physique. Cette exception est maintenant profondément enracinée dans le droit en matière de responsabilité délictuelle.

Au cours des deux décennies suivantes, divers tribunaux ont essayé d'élargir le champ des exceptions à la règle d'exclusion. Par exemple, on en a étendu l'application aux actions en responsabilité du fabricant dans l'arrêt Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520 (H.L.). Pareille exception a été permise en droit maritime lorsque le demandeur pouvait être considéré, en raison de son contrat, comme participant à une [traduction] "entreprise commune" avec le propriétaire des biens endommagés: Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Carge Owners) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265. Ces affaires ont abouti à l'opinion incidente de lord Wilberforce dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), selon laquelle l'indemnisation ne devrait pas dépendre de la catégorie d'affaire, mais devrait avoir lieu chaque fois que sont remplies deux conditions générales: (1) la prévisibilité et l'existence d'un lien suffisamment étroit entre l'acte négligent et la perte, et (2) l'absence de considérations requérant une limitation de responsabilité.

La Chambre des lords s'est détournée récemment de l'arrêt Anns et est revenue à l'ancienne proposition voulant que la perte économique ne puisse donner lieu à indemnisation fondée sur la négligence que dans le cas où le demandeur a subi un préjudice physique ou dans celui où il y a eu confiance au sens de l'affaire Hedley Byrne: Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398. Les raisons mentionnées à la p. 472 de l'arrêt Murphy en faveur du retour à la règle stricte mettent l'accent sur l'absence de toute [traduction] "théorie cohérente et fondée sur la logique" ou d'un mécanisme permettant d'éviter le spectre de la responsabilité illimitée, une absence, selon lord Keith, ayant pour effet [traduction] "de placer le droit relatif à la négligence dans un état de confusion défiant toute analyse rationnelle". La seule façon d'éviter ce résultat, d'après leurs Seigneuries, était de remettre la règle dans l'état où elle se trouvait antérieurement, c'est‑à‑dire d'en refaire une règle stricte, voir même arbitraire.

b) Australie

En Australie, l'indemnisation en cas de négligence ne se limite pas aux cas où l'on a prouvé l'existence d'un préjudice physique causé aux biens, à la personne ou lié à la confiance du demandeur. Dans l'arrêt Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227, la Haute Cour de l'Australie a accordé un dédommagement pour la perte économique causée par négligence en l'absence de tout préjudice physique subi par la demanderesse. Bien que le juge Gibbs ait fondé sa décision sur les circonstances spéciales de l'affaire, les juges Stephen, Mason, Jacobs et Murphy ont statué qu'en Australie il est possible de se faire indemniser de la perte économique qui n'est pas liée à la confiance en l'absence de tout préjudice physique.

c) États‑Unis

La méthode la plus répandue aux États‑Unis a été qualifiée de [traduction] "pragmatique"; voir Tetley, "Damages and Economic Loss in Marine Collision: Controlling the Floodgates" (1991), 22 J. Mar. Law and Com. 539, à la p. 575. Les tribunaux continuent d'être dominés par la crainte du juge Cardozo de causer une avalanche de poursuites et demeurent peu disposés à accorder des dommages‑intérêts pour la perte purement économique. Des dommages‑intérêts de ce genre ont parfois été accordés, cependant, dans trois catégories d'affaires:

(1) les affaires où la perte économique est étroitement liée au préjudice physique, par exemple, Domar Ocean Transportation Ltd. c. M/V Andrew Martin, 754 F.2d 616 (5th Cir. 1985), où l'on a considéré qu'un remorqueur faisait partie intégrante d'un chaland ayant subi des dommages matériels, ce qui permettait l'indemnisation de la perte économique résultant de la perte d'usage du remorqueur; et l'affaire Amoco Transport Co. c. S/S Mason Lykes, 768 F.2d 659 (5th Cir. 1985), où le propriétaire d'une cargaison a été indemnisé d'un préjudice non physique résultant de dommages matériels accessoires causés à un navire. Cela peut être considéré comme l'équivalent de l'exception de l'"entreprise commune" que l'on trouve au Royaume‑Uni;

(2) les affaires de pollution comme Union Oil Co. c. Oppen, 501 F.2d. 558 (9th Cir. 1974), où, pour des raisons d'ordre public, des pêcheurs commerciaux et d'autres personnes lésées par la pollution ont été indemnisés d'une perte économique;

(3) certaines affaires de responsabilité du fabricant, au moins lorsque le produit défectueux engendre un risque déraisonnable de préjudice à l'égard de personnes ou de biens et qu'un tel risque se concrétise: voir East River Steamship Corp. c. Delaval Turbine Inc., 752 F.2d 903 (3d Cir. 1985), confirmé par 476 U.S. 858 (1986).

d) Juridictions de droit civil

Les juridictions de droit civil de la France et du Québec ne font pas de distinction entre le préjudice physique et le préjudice économique. Elles ne fondent pas non plus la responsabilité sur des notions de confiance. Toute perte, de quelque genre qu'elle soit, peut donner lieu à indemnisation chaque fois qu'on prouve l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien causal direct et immédiat entre les deux. Ainsi la perte purement économique peut donner lieu à indemnisation. Par exemple, il a été jugé en France qu'une compagnie d'autobus pouvait se faire indemniser des pertes de revenu de la personne en tort dans un accident d'automobile qui avait causé un embouteillage: Cass. civ. 2e, 28 avril 1965, D.S. 1965.777 (Marcailloux c. R.A.T.V.M.); et il a été statué au Québec qu'un aviculteur pouvait se faire indemniser des profits perdus à la suite d'une négligence qui a entraîné la chute d'un poteau d'électricité qui, à son tour, a causé une panne d'électricité: Joly c. Ferme Ré‑Mi Inc., [1974] C.A. 523.

Au Québec, l'art. 1053 C.c.B.‑C. stipule: "Toute personne capable de discerner le bien du mal, est responsable du dommage causé par sa faute à autrui, soit par son fait, soit par imprudence, négligence ou inhabileté." Notre Cour n'a établi aucune limite quant aux parties qui sont indemnisables en cas de délit; elle a considéré que le mot "autrui" comprend toutes les personnes qui subissent une perte, y compris une perte économique, découlant directement de la faute du défendeur: Regent Taxi c. Congrégation des petits frères de Marie, dits frères maristes, [1929] R.C.S. 650, et Hôpital Notre‑Dame c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605.

Cela ne veut pas dire que le droit civil n'impose aucune limite à l'indemnisation de la perte économique. Le mécanisme de contrôle qui permet d'éviter le préjudice illimité en droit civil réside non pas dans le genre de préjudice subi mais dans la question de savoir si, dans les faits, le préjudice est une conséquence directe, certaine et immédiate de la négligence. Il semble que cela a permis d'éviter les réclamations futiles et la menace de responsabilité illimitée. Tetley, précité, à la p. 584, conclut ainsi:

[traduction] L'application rigoureuse de ce solide cadre théorique à l'analyse des actions en dommages‑intérêts de tout genre en droit civil semble faire en sorte que la "perte économique" (pour utiliser l'expression de la common law) donne lieu à indemnisation dans à peu près les mêmes genres d'affaires que dans les ressorts de common law, sans que s'ensuive vraiment en pratique la responsabilité "indéterminée" tant redoutée dans ces derniers ressorts.

e) Canada — Les juridictions de common law

Les juges canadiens ont tôt fait de manifester leur scepticisme quant à la possibilité de limiter les dommages‑intérêts en cas de négligence aux cas de préjudice physique causé au demandeur ou aux cas où il y a eu confiance. En 1974, c'est‑à‑dire quatre ans avant que ne soit rendu l'arrêt anglais Anns c. Merton London Borough Council, précité, qui a fait date, notre Cour a permis l'indemnisation de la perte purement économique dans l'affaire Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, précité. Il n'y avait pas eu véritablement de préjudice physique. Le juge Ritchie, s'exprimant au nom de la Cour à la majorité, a accordé des dommages‑intérêts pour la perte d'usage d'une grue défectueuse pendant qu'elle était en réparation pour le motif que la perte était la conséquence "immédiate" du manquement à l'obligation d'avertir. Le juge Laskin, dissident en partie, aurait accordé en outre l'indemnisation des frais de réparation de la grue parce que ces réparations étaient nécessaires pour éviter le préjudice prévisible découlant de l'effondrement de la grue, même s'il n'était encore survenu aucun préjudice physique.

Au cours des années suivantes, notre Cour a jugé, à maintes reprises, dans des cas appropriés, que la perte économique peut donner lieu à indemnisation en matière délictuelle en l'absence de préjudice causé à la personne ou aux biens du demandeur: Agnew‑Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer‑Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, à la p. 252, Kamloops (Ville de) c. Nielsen, précité, et B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228, à la p. 239. Elle a de plus confirmé à maintes reprises le critère de la responsabilité délictuelle adopté dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, précité.

Dans l'affaire Kamloops (Ville de) c. Nielsen, précitée, notre Cour a statué que l'acquéreur d'une maison mal construite en raison de la négligence de la municipalité défenderesse pouvait être indemnisé de sa perte financière en l'absence de tout préjudice physique, confirmant ainsi le critère de non‑exclusion énoncé dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council. Elle a confirmé que les réclamations pour perte économique en raison d'une négligence ne se limitent pas aux cas où le demandeur a subi un préjudice physique ni à ceux où il y a eu confiance. Pour déterminer quand une telle responsabilité prend naissance, il ne s'agit pas tant de trouver une formule unique et universelle que d'identifier les critères liés aux réclamations valides. La Cour, saisie de la même question que celle sur laquelle nous devons nous prononcer en l'espèce, à savoir si l'indemnisation de la perte économique devrait être permise dans une nouvelle catégorie d'affaire, a adopté une démarche à la fois doctrinale et pratique, en se demandant (1) s'il existait une relation découlant d'une obligation suffisante pour justifier l'indemnisation, et (2) si l'extension de l'indemnisation est souhaitable du point de vue pratique, c'est‑à‑dire sert‑elle des fins utiles ou, par contre, a‑t‑elle pour effet de déclencher une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité illimitée?

La dérogation au Canada à la règle stricte d'exclusion n'a pas entraîné une avalanche de poursuites pour perte purement économique. Bien qu'on y ait reconnu que la perte purement économique pouvait donner lieu à indemnisation, bon nombre d'actions, au cours des années qui ont suivi, ont échoué en raison de l'absence d'éléments de preuve satisfaisants: voir MacMillan Bloedel Ltd. c. Foundation Company of Canada Ltd., [1977] 2 W.W.R. 717 (C.S. C.‑B.); Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147; Star Village Tavern c. Nield (1976), 71 D.L.R. (3d) 439 (B.R. Man.); B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., précité.

f) Résultats de l'analyse comparative

Il ressort de l'analyse comparative ci‑dessus que, dans certains cas, il y aurait lieu d'accorder des dommages‑intérêts pour perte économique lorsque le demandeur n'a subi aucun préjudice physique et ne s'est pas fié au sens de l'arrêt Hedley Byrne. Les juridictions de droit civil, loin d'exclure une telle indemnisation, exigent qu'elle soit accordée quand le préjudice est direct et certain. Les juridictions de common law sont parties d'une règle stricte excluant la plupart des pertes purement économiques, mais elles se sont trouvées dans une situation où les juges ont, en agissant cas par cas, persisté à accorder des dommages‑intérêts pour perte économique en dehors des catégories prévues. Même aux États‑Unis, où la crainte d'une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité illimitée a dominé le plus, les tribunaux ont dû faire des exceptions dans l'intérêt de la justice. Il reste qu'il se présente des cas, autres que ceux qui sont visés par l'ancienne règle d'exclusion, où il est manifestement juste et équitable de permettre l'indemnisation de la perte économique. Dans de tels cas, les tribunaux s'efforceront d'accorder un dédommagement, pourvu qu'ils soient convaincus que l'affaire n'ouvrira pas la porte à une pléthore de réclamations où le demandeur ne mérite pas d'être indemnisé. Ils refuseront d'accepter une injustice simplement au nom du respect de l'ordre doctrinal qui a motivé l'arrêt Murphy. C'est dans la meilleure tradition du droit relatif à la négligence, dont l'historique révèle un refus catégorique d'être limité par des formules et des règles arbitraires là où la justice commande le contraire. C'est la tradition à laquelle notre Cour s'est ralliée en affirmant, dans l'arrêt Kamloops, que l'on devrait chercher à concevoir non pas une règle universelle mais des catégories où l'indemnisation de la perte économique est justifiable sur une base individuelle.

S'il ressort d'une analyse comparative que la perte économique devrait donner lieu à indemnisation dans certains cas auxquels ne s'applique pas la règle classique d'exclusion, il en ressort également qu'il est universellement admis qu'il faut imposer une certaine limite à cette indemnisation. Permettre l'indemnisation de toute perte économique liée à un acte négligent reviendrait à soumettre les défendeurs éventuels à une responsabilité qui est non seulement injuste, mais qui peut les empêcher de faire des affaires.

Il faut donc chercher une formule juridique qui permettra l'indemnisation de la perte économique dans des cas appropriés, tout en excluant les réclamations futiles et sans rapport immédiat. Une étude comparative de la jurisprudence indique que cela peut se faire de diverses façons. En droit civil, le critère fondé sur l'existence d'un lien direct semble fournir des limites adéquates. En common law, il y a deux approches: la solution de la "règle exhaustive" représentée par l'arrêt Murphy et la méthode progressive adoptée dans l'arrêt Kamloops. J'examinerai maintenant laquelle de ces deux approches devrait l'emporter.

3.L'approche qui devrait être adoptée pour indemniser la perte purement économique

a) Considérations doctrinales

L'arrêt Murphy souligne un point important. Il ne suffit pas qu'une règle de droit soit défendable sur les plans moral et économique. Elle devrait, en outre, fournir un principe logique sur lequel les individus pourraient fonder leur conduite et à partir duquel les tribunaux pourraient trancher les affaires à venir. L'historique du problème dans divers ressorts démontre qu'il faut manifestement permettre l'indemnisation de la perte économique découlant d'une négligence dans certains cas où les critères du préjudice physique et de la confiance ne s'appliquent pas. Par contre, dans un système juridique juste et fonctionnel, on ne saurait accepter que toute perte économique liée à une négligence devrait donner lieu à indemnisation. Les juges semblent en mesure de discerner, lorsqu'ils les voient, les cas où le demandeur mérite d'être indemnisé. La difficulté réside dans la formulation d'une règle qui explique pourquoi les juges permettent l'indemnisation de la perte économique dans certains cas et non dans d'autres cas.

Pareilles difficultés ne sont pas nouvelles en common law. C'était la conviction profonde du juge Oliver Wendell Holmes que la common law réside le plus essentiellement non pas dans un ensemble de principes rationnels mais dans les décisions des tribunaux. La doctrine a pour tâche d'identifier les facteurs qui unissent les différentes applications en vue de formuler les principes qui en émergent, tout en reconnaissant que les formulations logiques absolues ne sont peut‑être pas possibles ou pratiques dans tous les cas.

Les arrêts Murphy de la Chambre des lords et Kamloops de notre Cour illustrent deux façons différentes d'aborder le problème de la définition des paramètres juridiques des règles de common law. Dans l'arrêt Murphy, la Chambre des lords semble avoir adopté le point de vue selon lequel il faut une règle qui traite le problème de façon exhaustive et définitive. Le critère du préjudice physique causé à la personne et aux biens du demandeur, complété par l'exception de la confiance, fournit une telle règle. L'approche adoptée dans l'affaire Anns, consistant à rejeter les catégories arbitraires et à examiner, en général, les nouveaux cas au fur et à mesure qu'ils se présentent, ne fournit pas une telle règle. L'arrêt Anns a donc été rejeté et on est revenu à la règle stricte mais précise du préjudice physique et de la confiance.

L'approche adoptée par notre Cour dans l'arrêt Kamloops est tout à fait différente. La Cour n'a pas tenté de formuler une règle exhaustive prévoyant dans quels cas on pourrait obtenir des dommages‑intérêts pour la perte purement économique découlant d'une négligence. Elle est partie du principe selon lequel l'indemnisation de la perte purement économique n'est possible que dans certains cas seulement. L'arrêt Rivtow avait tout au moins établi cela. Mais elle en est venue à dire que l'affaire dont elle était saisie différait de l'affaire Rivtow. Elle a alors entrepris d'examiner si, dans la catégorie d'affaires dont elle était saisie (négligence de la part d'autorités publiques causant un préjudice financier à des tiers), l'indemnisation devrait être permise. D'une part, la Cour, par l'entremise du juge Wilson, a décidé que les circonstances imposaient aux défendeurs une obligation de diligence envers le demandeur et que permettre l'indemnisation répondrait à "un certain nombre d'objectifs valables". D'autre part, la Cour était convaincue que permettre l'indemnisation, dans cette affaire, n'aurait pas pour effet de déclencher une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité indéterminée. L'indemnisation a donc été permise. L'approche de la Cour dans l'arrêt Kamloops est résumée ainsi par Irvine dans "Case Comment: Kamloops v. Nielsen" (1984), 29 C.C.L.T. 185, à la p. 190:

[traduction] Dans son identification de la bête noire qu'est la responsabilité indéterminée, dans son rejet apparent de toute recherche inutile d'une formule universelle d'admission ou d'exclusion des actions pour perte économique, dans son empressement à chercher, dans chaque cas, des facteurs qui servent en soi à nier la perspective d'une avalanche d'actions en responsabilité, ce jugement semble se situer dans le courant dominant de la pensée moderne constructive sur la question . . .

J'estime qu'il faut préférer la méthode progressive de l'arrêt Kamloops à l'insistance sur la précision logique de l'arrêt Murphy. Elle est plus compatible avec la nature progressive de la common law. Cette méthode permet d'accorder une réparation dans des situations nouvelles où elle est méritée. Enfin, elle est sensible au danger de la responsabilité illimitée.

Mais de quoi, peut‑on se demander, les tribunaux s'inspireront‑ils à l'avenir? La réponse est la suivante: des règles émergeront au fur et à mesure que les tribunaux reconnaîtront de nouvelles catégories d'affaires où l'indemnisation de la perte économique est possible. C'est ce qui s'est produit dans l'affaire Hedley Byrne. Jusque‑là, il était admis qu'il ne pouvait pas y avoir d'indemnisation d'une perte économique résultant d'un renseignement inexact fourni par négligence. Le tribunal a jugé qu'il pouvait y avoir indemnisation et a énoncé des conditions (confiance) qui limiteraient les actions et permettraient d'éviter le spectre de l'avalanche de poursuites. Cette décision s'est transformée en une règle d'application générale qui a fonctionné sans difficulté et a permis d'améliorer l'administration de la justice depuis lors.

D'autres catégories d'exceptions ont été établies au Canada: la perte économique peut donner lieu à indemnisation en l'absence de préjudice physique lorsqu'il y a une obligation d'avertir (Rivtow) et que des fonctionnaires doivent remplir des fonctions prévues par la loi (Kamloops). Je n'insinue pas que l'un ou l'autre arrêt a mené à des difficultés d'application. Aux États‑Unis, il est reconnu que la perte purement économique peut donner lieu à indemnisation dans certains cas d'"entreprise commune" et dans le cas de dommages à l'environnement qui nuisent aux moyens d'existence de quelqu'un. Encore une fois, on pourrait dire que ces extensions de l'indemnisation peuvent s'appliquer sans trop de difficultés.

Si cette approche est suivie, comme elle l'a été jusqu'à maintenant au Canada, de nouvelles catégories d'affaires prendront naissance à l'occasion. Il ne sera pas sûr que la perte économique peut donner lieu à indemnisation dans ces catégories tant que les tribunaux ne se seront pas prononcés à leur sujet. Pendant ce temps, le droit sera peut‑être incertain dans un domaine restreint de la négligence. Une telle incertitude est toutefois inhérente à la common law en général. C'est le prix que doit payer la common law pour sa souplesse, pour sa capacité de s'adapter à un monde en évolution. Si l'expérience passée est utile, c'est un prix que nous devrions payer volontiers, pourvu que les limites de l'incertitude demeurent raisonnables.

Il ressort de ce qui précède qu'il y a lieu de confirmer la façon progressive d'aborder le problème de la détermination des limites de l'indemnisation de la perte purement économique, que notre Cour a adoptée dans l'arrêt Kamloops. Lorsque prennent naissance de nouvelles catégories d'actions, le tribunal devrait examiner la question d'abord du point de vue doctrinal de l'obligation et du lien étroit, ainsi que du point de vue pratique des objets poursuivis et des dangers liés à l'extension de l'indemnisation recherchée.

L'examen de la doctrine soulève des considérations que la jurisprudence a abordées traditionnellement sous la notion du lien étroit. Le lien étroit peut être utilement considéré non pas tellement comme un critère en soi, mais comme une notion large qui peut inclure différentes catégories d'affaires comportant différents facteurs. Dans l'arrêt Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1, aux pp. 55 et 56, le juge Deane décrit ainsi le lien étroit dans un passage cité par le juge MacGuigan à la p. 165 de l'arrêt de la cour d'appel:

[traduction] L'existence nécessaire d'un lien étroit concerne le rapport entre les parties dans la mesure où il a trait à l'acte ou à l'omission prétendument négligente du défendeur et au préjudice ou au dommage subi par le demandeur. Elle implique la notion d'étroitesse du lien et comprend la proximité physique (dans l'espace et le temps) entre la personne ou les biens du demandeur et la personne ou les biens du défendeur, un lien étroit circonstanciel comme des rapports prépondérants entre employeur et employé ou entre un professionnel et son client et ce qui peut (peut‑être pas strictement) être mentionné comme un lien étroit de causalité au sens d'étroitesse de la relation de cause à effet entre l'acte ou le comportement particulier et le préjudice ou dommage subi. Cela peut refléter une assumation par l'une des parties de la responsabilité de prendre soin d'éviter ou de prévenir le dommage ou le préjudice à la personne ou aux biens d'une autre ou la croyance de l'une des parties qu'une telle prudence sera montrée par l'autre dans des cas où l'autre partie était ou aurait dû être au courant de cette croyance. La nature et l'importance relative des facteurs qui sont déterminants pour une question de lien étroit sont susceptibles de varier dans les diverses catégories d'affaires. Cela ne veut pas dire qu'on peut trancher la question en se reportant aux notions particulières de justice ou de morale ou que c'est une façon appropriée de traiter la nécessité d'un lien étroit comme une question de fait qui se résoudrait simplement en se reportant au rapport existant entre le demandeur et le défendeur dans les circonstances particulières. L'existence nécessaire d'un lien étroit sert de pierre de touche pour reconnaître les catégories d'affaires dans lesquelles la common law statuera qu'une partie bénéficiera d'une obligation de prudence. Étant donné les circonstances générales d'une affaire dans un domaine nouveau ou en pleine évolution du droit relatif à la négligence, la question de savoir si une ou des combinaisons de facteurs, le cas échéant, satisferont à la nécessité de l'existence d'un lien étroit est une question de droit qui doit être tranchée en recourant aux processus de raisonnement, d'induction et de déduction sur le plan juridique. Par ailleurs, l'identification du contenu de cette nécessité dans un tel domaine ne doit pas être séparée en apparence ou effectivement des notions de ce qui est "juste et raisonnable" . . .

On peut formuler le problème ainsi: avant que le droit n'impose une responsabilité, il doit exister un lien entre le comportement du défendeur et la perte subie par le demandeur qui fait qu'il est juste que le défendeur indemnise le demandeur. En matière contractuelle, il y a le lien contractuel. En matière fiduciaire, c'est l'obligation fiduciaire qui établit le lien nécessaire. En matière délictuelle, la notion équivalente est le lien étroit. Le lien étroit peut revêtir diverses formes — qu'il s'agisse de proximité physique, circonstancielle, causale ou présumée — qui servent à identifier les catégories d'affaires dans lesquelles il existe une responsabilité.

Sous cet angle, la notion du lien étroit peut être considérée comme une expression générale qui vise un certain nombre de circonstances disparates dans lesquelles le rapport existant entre les parties est si étroit qu'il est juste et raisonnable de permettre l'indemnisation en matière délictuelle. La complexité et la diversité des circonstances dans lesquelles la responsabilité délictuelle peut prendre naissance ne permettent pas d'identifier un critère unique qui puisse servir de marque universelle de la responsabilité. On trouvera le sens de "lien étroit" en examinant plutôt les circonstances dans lesquelles on a conclu à son existence et en déterminant si l'affaire en cause est semblable au point de justifier une conclusion similaire.

En résumé, je suis d'avis que la jurisprudence laisse entendre que la perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu'en plus d'une négligence et d'une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l'acte négligent et la perte subie. Le lien étroit est la notion déterminante qui permet d'éviter le spectre de la responsabilité illimitée. On peut établir l'existence d'un lien étroit au moyen de toute une gamme de facteurs, selon la nature de l'affaire. Jusqu'à maintenant, on a conclu à l'existence d'un lien suffisamment étroit dans le cas de renseignements inexacts fournis par négligence où il y a promesse et confiance corrélative (Hedley Byrne), où il y a une obligation d'avertir (Rivtow) et où une loi impose à une municipalité une responsabilité envers les propriétaires et les occupants d'un bien‑fonds (Kamloops). Mais ces catégories ne sont pas limitatives. Comme davantage d'affaires sont jugées, nous pouvons nous attendre à une autre définition des facteurs qui engendrent la responsabilité pour perte purement économique dans des catégories particulières d'affaires. Pour déterminer s'il faudrait étendre la responsabilité à une nouvelle situation, les tribunaux tiendront compte des facteurs qui se rapportent traditionnellement à l'existence d'un lien étroit comme le rapport qui existe entre les parties, la proximité physique, les obligations présumées ou imposées et le lien étroit de causalité. Et ils insisteront sur des facteurs spéciaux suffisants pour éviter l'imposition d'une responsabilité indéterminée et déraisonnable. Il en résultera une façon fondée sur des principes et, en même temps, souple d'aborder la responsabilité délictuelle pour la perte purement économique. Cette façon de procéder permettra l'indemnisation lorsque celle‑ci est justifiée, tout en excluant la responsabilité indéterminée et inopportune, et elle permettra également l'évolution cohérente du droit en conformité avec l'approche amorcée en Angleterre par l'arrêt Hedley Byrne et suivie au Canada dans les arrêts Rivtow, Kamloops et Hofstrand.

J'ajoute les observations suivantes au sujet du lien étroit. La règle d'exclusion absolue adoptée dans l'arrêt Stockton et confirmée dans l'arrêt Murphy (sous réserve de l'arrêt Hedley Byrne) peut elle‑même être considérée comme un signe de l'existence d'un lien étroit. Lorsqu'il y a lésion corporelle ou dommage matériel, on pose en principe l'existence d'un lien étroit pour le motif que, si on est assez près de quelqu'un ou de quelque chose pour lui causer une lésion corporelle ou un dommage matériel, on est assez proche pour être considéré comme légalement responsable des conséquences qui s'ensuivent. La lésion corporelle a l'avantage d'être un signe clair et simple de l'existence d'un lien étroit. Le problème se pose lorsqu'elle est considérée comme le seul signe de l'existence d'un lien étroit. Comme la jurisprudence le démontre amplement, le lien étroit nécessaire pour établir équitablement une responsabilité légale en matière délictuelle peut bien prendre naissance dans des circonstances où il n'y a aucun préjudice physique.

Considérée sous cet angle, l'existence d'un lien étroit peut être considérée comme équivalant à l'exigence en droit civil que les dommages soient directs et certains. L'existence d'un lien étroit, comme l'exigence de caractère direct, pose en principe l'existence d'un rapport étroit entre l'acte négligent et la perte en résultant. Les pertes éloignées qui découlent de rapports connexes ne sauraient donner lieu à indemnisation.

Dans nombre d'affaires examinées plus haut, les juges ont mis l'accent sur le rapport entre l'auteur du délit et le demandeur comme signe de l'existence d'un lien étroit, ce qui se rapproche beaucoup de l'analyse de la prévisibilité inhérente à toutes les actions pour négligence. Dans l'affaire classique Hedley Byrne, l'analyse de la confiance était axée sur le lien entre la partie qui avait fourni le renseignement inexact par négligence et la partie lésée, c'est‑à‑dire ce demandeur est‑il une partie dont l'auteur du délit aurait dû raisonnablement prévoir qu'elle se fierait à sa déclaration? Les jugements des tribunaux d'instance inférieure ont insisté sur le rapport qui existe entre l'auteur du délit Norsk et le demandeur le CN tant dans le cadre qu'en dehors de leur examen de l'existence d'un lien étroit. L'analyse plus complète et, selon moi, objective du lien étroit exige du tribunal qu'il examine tous les facteurs liant l'acte négligent à la perte; cela inclut non seulement le rapport qui existe entre les parties mais encore toutes les formes de lien étroit ‑ des signes physiques, circonstanciels, causals ou présumés de proximité. Bien qu'il ne soit pas possible de définir en détail ce qui satisfera aux conditions de l'existence d'un lien étroit ou direct, on peut trouver des précisions car des types de rapports ou de situations sont définis où existe le degré de proximité nécessaire entre la négligence et la perte.

Bien que l'existence d'un lien étroit soit essentielle pour établir le droit à l'indemnisation de la perte purement économique en matière délictuelle, elle n'indique pas toujours qu'il y a responsabilité. C'est une condition nécessaire mais pas nécessairement suffisante de la responsabilité. Tout en reconnaissant que l'existence d'un lien étroit est elle‑même une question de principe, l'approche adoptée dans l'arrêt Kamloops (qui correspond au deuxième volet de l'arrêt Anns) exige que la Cour se demande quelles fins seraient servies si on permettait l'indemnisation et s'il y a d'autres considérations de principe qui exigent une limitation de la responsabilité. Cela permet aux tribunaux de rejeter la responsabilité pour perte purement économique lorsqu'il y a lieu de le faire pour des raisons de principe dont il n'a pas été tenu compte dans l'analyse du lien étroit.

Je conclus que, du point de vue doctrinal, notre Cour devrait continuer dans la direction fixée dans l'arrêt Kamloops plutôt que de revenir à la règle stricte d'exclusion comme l'a fait la Chambre des lords dans l'arrêt Murphy.

b) Considérations pratiques

Y a‑t‑il des raisons pratiques pour lesquelles l'indemnisation de la perte économique devrait se limiter aux cas où le demandeur a subi un dommage matériel ou une lésion corporelle ou s'est fié à une déclaration inexacte faite par négligence? L'extension de l'indemnisation de la perte économique à d'autres situations entraînera‑t‑elle une avalanche d'actions en responsabilité, se révelera‑t‑elle incertaine au point de ne pas être réalisable ou aura‑t‑elle des répercussions économiques néfastes? Il est difficile de répondre à ces questions, mais il peut être utile de regarder ce qui s'est produit là où la règle a été élargie et d'examiner le bien‑fondé des arguments économiques avancés à l'appui de la limitation de l'indemnisation.

1) La preuve découlant de l'analyse comparative

La perspective historique comparée apporte peu d'appui à la nécessité d'avoir une règle qui limite l'indemnisation de la perte économique aux cas où le demandeur a subi un préjudice physique ou s'est fié à un renseignement inexact fourni par négligence. Le droit civil au Canada et à l'étranger semble bien fonctionner sans qu'on recoure à une règle de ce genre. Dans les juridictions de common law au Canada, où la possibilité d'obtenir des dommages‑intérêts pour la perte purement économique a été acceptée durant une décennie et demie, les deux spectres de l'indemnisation illimitée et du caractère irréalisable découlant de l'incertitude ne se sont pas concrétisés. Et dans la mesure où l'indemnisation de la perte purement économique a été permise aux États‑Unis, elle semble non pas avoir entraîné des conséquences néfastes, mais plutôt avoir répondu à la demande, de la part du public, d'une justice si essentielle au maintien de la vitalité du droit relatif à la négligence.

2) Théorie économique

Les arguments avancés sous cette rubrique partent de la prémisse qu'un certain genre de perte devrait être considéré non pas sous l'angle de la faute, mais plutôt comme la conséquence plus ou moins inévitable d'une activité souhaitable mais dangereuse (ou "risquée") en soi. On soutient que, si l'on envisage cette activité ainsi, il peut bien être juste de répartir ses coûts entre tous ceux qui en bénéficient et inversement injuste de l'imposer aux individus qui (en admettant que l'erreur humaine soit une conséquence inévitable de l'activité humaine) sont considérés comme les instruments "irréprochables" qui causent cette perte. Cette façon de gérer les pertes a été qualifiée différemment de [traduction] "collectivisation des pertes" ou de "répartition des pertes": voir Fleming, dans The Law of Torts, op. cit., aux pp. 8 et 9. On pourrait soutenir que cela équivaut à un rejet ou à un adoucissement de la notion de la faute personnelle sur laquelle est fondé notre droit relatif à la négligence (ainsi que le droit civil en matière délictuelle).

Trois arguments sont avancés: (1) l'argument de l'assurance, (2) l'argument de la répartition des pertes, et (3) l'argument de la "répartition contractuelle du risque". À mon avis, aucun d'eux n'établit que l'extension de l'indemnisation accordée par les tribunaux en l'espèce est injuste ou inefficace.

Selon l'argument de l'assurance, le demandeur est mieux placé pour prédire la perte économique consécutive à un accident et, de ce fait, plus en mesure de s'assurer à bon marché contre cette éventualité. Du point de vue macro‑économique, il en résultera une économie globale. L'argument repose toutefois sur un certain nombre d'hypothèses contestables. Comme le dit Bishop dans "Economic Loss in Tort" (1982), 2 Oxf. J. Legal Studies 1, à la p. 2:

[traduction] On dit que la victime, même lorsqu'elle subit d'importantes pertes, est en mesure de s'assurer à meilleur marché lorsqu'il s'agit de pertes financières. Cet argument se heurte à deux difficultés. En premier lieu, la restriction qu'impose la common law en matière d'indemnisation de la perte financière réduit l'incitation des auteurs de délit à faire preuve de diligence. Par exemple, il coûte moins cher à un constructeur de creuser sans vérifier préalablement la présence de conduites de gaz ou de câbles électriques. À long terme, cette diligence moindre fera augmenter le nombre d'accidents. Donc, si l'argument de l'assurance doit être maintenu, la victime doit non seulement être en mesure de s'assurer à meilleur marché, mais elle doit l'être par une marge si grande qu'elle justifie la multiplication des préjudices et leur aggravation. En second lieu, il semble douteux que la victime ou l'auteur du délit puisse, en fait, s'assurer à un prix raisonnable sur les marchés réels de l'assurance. Il existe bien une assurance société ou contre les pertes d'exploitation, mais il n'existe aucune assurance générale contre la perte de profit — un type d'assurance qui subirait le contre‑coup des problèmes de risques moraux extrêmes. Le prix du marché de l'assurance inclura toujours certains frais d'administration. La plupart des entreprises jugeront le prix trop élevé pour en justifier l'achat. Habituellement, la seule assurance possible sera l'autoassurance. Pourquoi devrions‑nous présumer que les victimes le font mieux que les auteurs de délit?

Suivant la justification fondée sur la répartition des pertes, il est préférable pour le bien‑être économique de la société de répartir le risque entre un grand nombre de parties plutôt que de le faire assumer par l'auteur du délit. Encore une fois, cet argument se fonde sur des hypothèses contestables. Je cite à nouveau Bishop, loc. cit., à la p. 2:

[traduction] [Cet argument] est une variante de l'argument de l'assurance. L'auteur du délit, par exemple une petite entreprise de construction, pourrait facilement être acculé à la faillite par des réclamations comme celles résultant d'une panne d'électricité. En pareils cas, dit‑on, il est préférable que les victimes subissent une multitude de petites pertes plutôt que de faire supporter une grosse perte à l'auteur du délit. En tant que catégorie, les victimes sont les autoassureurs naturels de la perte. Pour l'auteur du délit, s'assurer représenterait une opération onéreuse. Il en est peut‑être ainsi, mais deux points militent contre cet argument. D'abord, il n'est pas seulement question de justice ou de répartition efficace des risques. Lorsqu'on répartit les pertes en dégageant l'auteur du délit de toute responsabilité, on peut s'attendre à une augmentation des accidents et, partant, des pertes. Ensuite, il est possible que les pertes subies par certaines victimes soient non pas mineures, mais majeures.

De toute façon, le raisonnement de la répartition des pertes ne saurait justifier les nombreuses affaires où il n'y a qu'une seule victime. [En italique dans l'original.]

Un troisième argument est axé sur la capacité des personnes qui risquent de subir une perte économique résultant de dommages causés aux biens d'autrui de répartir le risque dans les contrats qu'elles passent effectivement avec les propriétaires des biens. Le droit relatif à la négligence n'a rien à voir avec l'indemnisation de ces personnes, soutient‑on, car il est beaucoup plus sensé pour elles, sur le plan économique, de prévoir la possibilité d'endommagement du pont en négociant une condition selon laquelle, advenant un bris, le propriétaire du pont les dédommagera. L'argument, appliqué aux faits de l'espèce, est le suivant: le locataire (CN) négocierait une indemnisation en cas de dommages causés au pont; toute augmentation du loyer, le cas échéant, serait fondée sur les estimations découlant des renseignements obtenus directement des parties qui subiront la perte; en cas de dommages causés au pont par la négligence d'un tiers, le locataire (CN) demanderait en vertu du contrat qu'il a conclu avec le locateur (TPC), une indemnité selon le montant négocié; le locateur pourrait, en tant que partie subissant un préjudice physique, se tourner contre l'auteur du délit (Norsk) et lui demander de l'indemniser des pertes économiques subséquentes qui comportent le montant qu'il a dû payer, en vertu de son contrat, au locataire (CN). Une telle perte est raisonnablement prévisible et est visée par l'exception reconnue qui s'applique à l'indemnisation de la perte économique lorsque survient également un préjudice physique. De cette façon, les pertes économiques relationnelles sont "canalisées" plutôt que refusées.

Les tenants de cette position font valoir que la confirmation par les tribunaux d'une règle selon laquelle l'indemnisation de la perte économique se limite aux cas où le demandeur a subi une lésion corporelle ou un dommage matériel, ou s'est fié au sens de l'arrêt Hedley Byrne, indiquera de façon claire aux gens d'affaires qu'ils doivent planifier leurs affaires en conséquence. Selon cet argument, la Cour peut présumer que, si le CN n'a pas prévu par contrat cette indemnisation, a) le CN paie moins cher pour son bail, b) le CN n'a pas jugé que le risque d'impossibilité d'utiliser le pont était suffisamment important pour négocier une telle indemnisation (ou, subsidiairement, pour s'assurer lui‑même), ou c) le CN n'a pas agi de façon raisonnable et a été lui‑même négligent dans l'organisation de ses affaires. À ce titre, l'exclusion de toute indemnisation du CN est justifiée.

L'argument de la "répartition contractuelle du risque" repose sur un certain nombre d'hypothèses importantes mais contestables. Premièrement, on y présume que toutes les personnes ou entreprises commerciales organisent leurs affaires conformément aux règles de l'efficacité économique, en assignant la responsabilité à "celui qui se soustrait aux risques les moins coûteux". Deuxièmement, on y présume que toutes les parties à une opération partagent un pouvoir de négociation égal qui entraînera la répartition réelle du risque. On ne considère pas que certaines parties qui contrôlent la situation (par exemple, les propriétaires d'un pont indispensable) peuvent refuser l'indemnisation des pertes résultant de la négligence de ceux sur lesquels ils n'exercent aucun contrôle, ou qu'elles peuvent demander une prime tellement exorbitante pour cette indemnisation qu'il serait plus rentable pour la victime innocente de s'assurer elle‑même. Troisièmement, cet argument ne tient pas compte du rôle historique central que joue la faute personnelle dans notre notion de négligence ou de "délit", et de l'effet que cela peut avoir dans la répression de la conduite négligente et ainsi dans la limitation du préjudice causé à des parties innocentes qui ne sont pas toutes de grandes entreprises capables de tirer le maximum de leur situation financière. Vu l'incertitude de ces prémisses, il est loin d'être clair que la Cour devrait refuser l'indemnisation de la perte purement économique sur la base d'arguments fondés sur la répartition du risque.

3) Résumé des considérations pratiques

Je conclus qu'il n'a pas été démontré que l'approche énoncée par notre Cour dans l'arrêt Kamloops menace d'engendrer une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité indéterminée, qu'elle mène à une trop grande incertitude ou qu'elle entraîne une répartition financière injuste ou inefficace des ressources. Au contraire, on pourrait soutenir que l'approche adoptée dans l'arrêt Kamloops tient compte de ces préoccupations. De plus, si, en suivant cette approche, les tribunaux étendaient trop la responsabilité, il serait loisible aux législatures du pays d'imposer des limites. Il n'y a aucune raison pratique et évidente à ce stade‑ci pour que les tribunaux reviennent à la rigidité d'une règle qui n'admet jamais l'indemnisation de la perte économique sauf lorsque le demandeur a subi un dommage matériel ou une lésion corporelle ou s'est fié à une déclaration inexacte faite par négligence.

4. Application à la présente affaire

Le demandeur le CN a subi une perte économique en étant privé de son droit contractuel d'utiliser le pont endommagé suite à la négligence des défendeurs. Si on applique l'approche adoptée dans l'arrêt Kamloops, son droit à l'indemnisation dépend de la question de savoir (1) s'il peut prouver l'existence d'un lien suffisamment étroit et (2) si l'extension de l'indemnisation à ce type de perte est souhaitable du point de vue pratique.

Il s'agit d'abord de savoir si la preuve soumise en l'espèce démontre l'existence du lien étroit nécessaire pour établir la responsabilité. La présente affaire ne tombe dans aucune des catégories où, jusqu'à maintenant, on a conclu à l'existence d'un lien étroit et d'une responsabilité. Nous devons donc examiner de nouveau la question.

On a proposé un certain nombre de facteurs pour conclure à l'existence du lien étroit nécessaire. On peut s'attacher au fait que les dommages causés au pont ont engendré le danger de causer un préjudice physique aux biens du CN. Les biens du CN — ses trains — empruntaient souvent le pont et risquaient d'être endommagés par un accident impliquant le pont. Le fait qu'ils aient été endommagés ou non est sans rapport avec la question de l'existence d'un lien étroit. Ce qui importe, c'est que ce danger indique un degré de proximité qui a habituellement été retenu pour établir l'existence du lien étroit nécessaire pour établir la responsabilité délictuelle pour perte purement économique. Cependant, fonder la décision sur ce critère reviendrait à entériner la position minoritaire des juges Laskin et Hall dans l'arrêt Rivtow, selon laquelle le danger de préjudice physique est suffisant pour établir la responsabilité. Je souligne que la restriction, par la majorité, de l'indemnisation de la perte économique aux cas où il y avait obligation d'avertir a été mise en doute. Dans l'arrêt Kamloops, le juge Wilson a fait observer que le problème de la responsabilité concurrente en matières contractuelle et délictuelle a peut‑être joué un rôle important dans l'opinion majoritaire de l'affaire Rivtow et (à la p. 34) que, "comme dans l'arrêt Hedley Byrne, il nous faudra attendre de voir dans quel sens ira l'évolution de la jurisprudence qui se développe autour de cette décision". Le juge MacGuigan de la Cour d'appel fédérale dit, à la p. 166: "Selon ce que j'ai pu observer, les tribunaux trouveront toujours un lien suffisamment étroit lorsqu'il y a un danger physique à l'égard des biens du demandeur." Il n'est toutefois pas nécessaire d'aborder cette question en l'espèce vu que d'autres facteurs montrent clairement l'existence du lien étroit nécessaire.

En plus de mettre l'accent sur l'existence d'un rapport entre l'appelante Norsk et le CN, qui constitue en soi un signe important de l'existence d'un lien étroit, le juge de première instance a fondé sa conclusion à l'existence d'un lien suffisamment étroit sur un certain nombre de facteurs liés au rapport existant entre le CN et le bien endommagé, le pont, dont le fait que les biens du CN avaient un lien étroit avec le pont, que les biens du CN ne pouvaient pas être utilisés sans le lien que constituait le pont qui faisait partie intégrante de son réseau ferroviaire, et le fait que le CN fournissait des matériaux et des services d'inspection et de consultation pour le pont et qu'il en était le principal usager, ce qui était admis dans les négociations périodiques entourant la fermeture du pont.

Le juge MacGuigan résume ainsi, à la p. 167, les conclusions du juge de première instance sur l'existence d'un lien étroit:

De fait, le juge de première instance a conclu que le CN était assimilé de si près à TPC qu'il était vraiment dans le champ raisonnable de risque des appelants au moment de l'accident. Cela constitue, me semble‑t‑il, un lien suffisamment étroit: pour utiliser les mots du juge Deane, c'est un lien étroit à la fois matériel et circonstanciel.

Une telle qualification fait entrer la situation dans la catégorie des "entreprises communes" ou "conjointes" dans laquelle l'indemnisation de la perte purement économique a jusqu'ici été admise dans les affaires de droit maritime au Royaume‑Uni (The Greystoke Castle, précité) et aux États‑Unis (Amoco Transport, précité). Le raisonnement, comme je le redoute, est que, lorsque les opérations du demandeur sont liées de si près à celles de la partie subissant un préjudice à ses biens (qui, parce qu'ils sont endommagés, occasionnent la perte du demandeur) qu'il peut être considéré comme participant à une entreprise commune avec le propriétaire des biens, le demandeur peut se faire indemniser de la perte économique même s'il n'a subi aucun dommage matériel. Refuser l'indemnisation en pareilles circonstances reviendrait à la refuser à une personne qui, à toutes fins pratiques, se trouve dans la même situation que si elle était propriétaire des biens endommagés.

Quant à la deuxième question, il s'agit de savoir si l'extension de l'indemnisation à ce genre de perte est souhaitable du point de vue pratique. L'indemnisation vise à permettre au demandeur dont la position, à toutes fins pratiques, vis‑à‑vis de l'auteur du délit, ne saurait être distinguée de celle du propriétaire des biens endommagés, de recouvrer ce que le véritable propriétaire aurait pu recouvrer. Cela est juste et permet d'éviter un résultat anormal. L'indemnisation de la perte économique dans la présente affaire n'entraîne pas non plus une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité illimitée. On est en présence d'une catégorie limitée. Elle a été appliquée en Angleterre et aux États‑Unis sans difficulté apparente. Elle ne comprend pas les usagers occasionnels des biens ou ceux qui sont touchés de façon secondaire et accessoire par les dommages causés aux biens. Les auteurs possibles de délit peuvent évaluer d'avance l'étendue de leur responsabilité. Cela n'empêche pas les entreprises de s'autoassurer ou de conclure un contrat d'indemnisation, et elles ne sont pas "pénalisées" non plus si elles ne le font pas. Enfin, on n'encourage pas les actions futiles.

Je conclus qu'en l'espèce, comme dans l'affaire Kamloops, on a prouvé l'existence de l'obligation et du lien étroit requis, que le fait de permettre l'indemnisation sert des fins valables et que l'indemnisation n'entraînera pas une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité illimitée. Dans ces circonstances, il y a lieu de permettre l'indemnisation.

En toute déférence pour les jugements de mes collègues, j'ajoute les observations suivantes. En ce qui concerne les motifs de mon collègue le juge Stevenson, je ne suis pas d'avis, à l'instar du juge La Forest, d'accepter comme telles la règle du "demandeur connu" ou celle de la "catégorie déterminée" qui, pour reprendre l'expression du juge La Forest, accorde beaucoup d'importance à la notoriété. Quant aux motifs du juge La Forest, nous sommes d'accord que la méthode générale et souple énoncée dans l'arrêt Anns régit le droit à l'indemnisation d'une perte économique en matière de responsabilité délictuelle. Nous convenons également que le droit en matière de responsabilité délictuelle ne permet pas l'indemnisation de toute perte économique. Nous convenons en outre que, lorsque le demandeur prouve l'existence d'une entreprise commune avec le propriétaire du bien endommagé, il devrait pouvoir se faire indemniser de la perte économique subie. Là où nous sommes en désaccord, en dernière analyse, c'est au sujet du critère applicable pour déterminer s'il y a entreprise commune.

Le juge La Forest dit que le droit à l'indemnisation dans des affaires telles que l'espèce dépend exclusivement des modalités du contrat formel intervenu entre le demandeur et le propriétaire du bien. Si le contrat crée un droit de possession ou une entreprise commune ou, s'il prévoit l'indemnisation par le propriétaire du bien, le demandeur peut se faire indemniser par l'auteur du délit qui endommage le bien et cause une perte économique. Selon moi, la doctrine et la jurisprudence qui ont étudié les répercussions d'une entreprise commune entre le demandeur et le propriétaire du bien endommagé ne se limitent pas aux modalités formelles du contrat. Je préfère un critère plus souple qui permette au juge du procès de prendre en considération tous les facteurs pertinents au rapport qui existe entre eux. Les modalités du contrat constituent un facteur important pour déterminer si une perte économique peut donner lieu à indemnisation. Mais il se peut que le contrat ne révèle qu'une fraction de ce qui s'est passé entre les parties. S'il ressort de la preuve que, compte tenu de l'ensemble du rapport qui existe entre le propriétaire du bien endommagé et le demandeur, ce dernier doit être considéré comme participant à une entreprise commune (ou une notion qui lui ressemble) avec le propriétaire du bien, de sorte qu'en toute justice ses droits à l'égard des tiers devraient être les mêmes que ceux du propriétaire, je suis alors d'avis de ne pas intervenir. En l'espèce comme ailleurs dans le droit en matière de responsabilité délictuelle, il s'agit de savoir où se trouve le juste milieu entre la certitude et la souplesse. Je suis persuadée, en me fondant sur l'évolution jusqu'ici du droit applicable à l'indemnisation de la perte économique, qu'il faut rejeter la catégorisation stricte qui nie la possibilité d'une indemnisation dans les nouvelles affaires qui peuvent ne pas satisfaire au critère fondé sur la catégorie.

Sur le plan des principes, je partage le souci du juge La Forest d'éviter l'indemnisation qui augmente le coût du règlement d'une perte donnée et je conviens de l'importance des considérations qu'il soulève quant à la répartition contractuelle du risque. Bien qu'elles soient importantes, je ne crois pas que ces considérations soient exclusivement déterminantes à cet égard. Pour les raisons exposées précédemment, les arguments de principe à l'encontre de l'indemnisation ne sont pas concluants, tout particulièrement quand on examine l'affaire sur une base individuelle. En général, plus la portée de la responsabilité délictuelle est limitée, moins le coût de l'assurance‑responsabilité est élevé. Mais cela ne répond pas à toute la question. Il se peut que l'élimination de toute responsabilité délictuelle en cas d'accident soit la meilleure solution du point de vue économique, vu que l'assurance contre les accidents coûte moins cher que l'assurance‑responsabilité. Mais pour des raisons de principe, le droit rejette pareille conclusion.

Je conviens aussi que les gens devraient en général pouvoir prévoir quand ils pourront se faire indemniser d'une perte économique par des tiers, de façon à pouvoir déterminer à l'avance comment organiser leurs affaires, c'est‑à‑dire s'ils doivent souscrire une assurance contre les accidents ou non. Mon opinion est que le critère que je propose permet cela dans une large mesure, tout en permettant l'évolution du droit; au moins, s'il n'existe aucun lien physique, matériel ou circonstanciel entre les activités du demandeur et le bien endommagé, l'indemnisation ne saurait être présumée, et il y aurait lieu de souscrire une assurance contre les accidents. Je doute qu'on puisse prévoir davantage sur le plan pratique. Est‑il vraiment réaliste de laisser entendre, comme le fait le juge La Forest, qu'une société commerciale va décider de souscrire ou non une assurance en fonction de ce que prévoit un contrat précis conclu avec le propriétaire d'un bien précis? Une compagnie comme le CN a une foule de contrats à prendre en considération quand vient le temps de décider si elle va s'assurer contre les pertes résultant d'un accident. Certains satisferont aux critères énoncés par le juge La Forest, d'autres non. Je soupçonne que de telles décisions en matière d'assurance sont davantage susceptibles de dépendre plus globalement de la question de savoir s'il existe un risque élevé de perte dans les activités qui ne peuvent pas donner lieu à indemnisation au moyen de poursuites contre des tiers. En outre, aucun demandeur ne peut être sûr d'être indemnisé de sa perte, même si la loi permet l'indemnisation; il peut arriver, par exemple, que la partie fautive soit insolvable ou ne soit pas assurée. S'il existe un doute au sujet de l'une ou l'autre de ces questions, la société prudente souscrira une assurance contre les accidents. La prévisibilité se révèle donc une question plus complexe que l'examen d'un contrat précis.

En fin de compte, je conclus qu'un critère applicable à l'indemnisation d'une perte économique en dehors de situations qui ressemblent à l'affaire Hedley Byrne — qu'ils s'agisse ou non d'une perte économique relationnelle découlant d'un contrat — devrait être suffisamment souple pour tenir compte de la complexité des affaires et permettre la reconnaissance de nouvelles situations où, en toute justice, une responsabilité devrait être imposée, quand de telles situations se présentent. En toute déférence, il me semble qu'un critère qui se limite aux modalités du contrat formel intervenu entre le propriétaire du bien endommagé et la personne qui subit une perte économique à la suite de ce dommage ne peut pas satisfaire à ces objectifs.

Dispositif

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs rendus par

//Le juge Stevenson//

Le juge Stevenson — J'ai pris connaissance des motifs de jugement de ma collègue le juge McLachlin et, bien que je sois d'accord avec sa conclusion, je parviens à ce résultat grâce à une analyse et à une qualification quelque peu différentes.

Question en litige

Les appelants ont ainsi formulé la question en litige:

[traduction] Lorsque A cause, par négligence, des dommages au bien de B et qu'il en résulte pour C une rupture de contrat et, par voie de conséquence, une perte économique:

(i)Le droit reconnaît‑il l'existence d'un lien suffisamment étroit entre A et C pour donner naissance à une obligation de diligence dont la violation engage la responsabilité?

(ii)Dans l'affirmative, le lien étroit requis existe‑t‑il, en l'espèce, entre la compagnie ferroviaire et le remorqueur?

La règle générale d'exclusion

Il me faut d'abord préciser que la règle selon laquelle la perte purement économique ne peut donner lieu à indemnisation dans une action pour négligence n'est pas acceptée au Canada. Une bonne partie de la jurisprudence et de la doctrine qui ont traité de cette question est examinée dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 114, et je ne compte pas la revoir au complet.

Je souscris aux propos de notre Cour dans l'arrêt Agnew‑Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer‑Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221, où le juge Pigeon écrit, à la p. 252:

Il est maintenant établi, par l'arrêt de cette Cour Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works que le recouvrement de la perte économique causée par la négligence est admis même sans recouvrement pour dommages matériels.

De même, dans l'arrêt B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228, le juge Estey écrit, à la p. 239:

. . . en principe, un défendeur pouvait encourir une responsabilité délictuelle pour des préjudices financiers qui ne résultent aucunement de dommages ou de préjudices matériels connexes.

Notons également que la Cour a accordé l'indemnisation d'une perte purement économique dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.

Bien que la règle générale d'exclusion ait été réaffirmée avec force en Angleterre dans l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398 (H.L.), je ne vois pas pourquoi nous devrions faire de même. L'examen de la jurisprudence qui traite de cette règle me convainc que la règle générale d'exclusion ne repose sur aucun fondement satisfaisant et qu'il nous faut, au lieu d'appliquer une règle générale indéfendable, analyser les considérations de principe qui ont entraîné son application au genre d'affaire dont nous sommes saisis, soit une demande d'indemnisation pour perte économique où le demandeur n'a subi aucun dommage matériel ni aucune lésion corporelle.

On fait souvent remonter l'origine de la règle générale d'exclusion à la décision Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453. Dans cette affaire, le demandeur s'était engagé, par contrat, à percer un tunnel moyennant une somme forfaitaire, mais le défendeur, un tiers, a causé par négligence l'inondation du tunnel, faisant ainsi augmenter les coûts d'exécution du contrat. L'indemnisation a été refusée non seulement en raison de la nature purement économique du préjudice causé, mais encore parce que la perte était une "perte relationnelle" découlant de dommages causés par négligence aux biens d'un tiers.

C'est dans l'arrêt Simpson & Co. c. Thomson (1877), 3 App. Cas. 279 (H.L), qu'on a, pour la première fois, affirmé expressément qu'il ne saurait y avoir indemnisation d'une perte économique s'il n'y a pas eu également perte matérielle. Dans cette affaire, une compagnie d'assurances réclamait l'indemnisation de la perte économique qu'elle avait subie. Lord Penzance affirme, à la p. 290, au sujet des demandes d'indemnisation de pertes purement économiques, que

[traduction] [p]areils cas pourraient se multiplier à l'infini et donner naissance à des droits d'action qui, dans les sociétés modernes où les contrats viennent accroître chaque jour la complexité des relations mutuelles, risquent d'être fort nombreux et inédits.

. . .

[Une action peut être intentée seulement] au nom et donc, sur le plan du droit, pour le compte de celui qui jouissait d'un certain droit de propriété ou de possession sur le bien endommagé.

L'élargissement de l'obligation de diligence

La règle générale d'exclusion a été suivie fidèlement pendant plusieurs années. Puis est venu l'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), si bien connu qu'il n'y a pas lieu de le résumer. Cette affaire ne traitait pas comme telle de la perte purement économique, mais les principes généraux qui y sont formulés quant aux conditions d'existence d'une obligation de diligence ont influencé tout le droit relatif à la négligence. En fait, on pourrait décrire la règle d'exclusion comme le simple refus de reconnaître l'existence d'une obligation de diligence en cas de perte purement économique. Dans l'affaire Donoghue, la Chambre des lords était également saisie d'une situation où traditionnellement, en l'absence de contrat, il n'y avait pas d'obligation de diligence. La Chambre des lords a énoncé les principes à suivre pour établir l'existence d'une obligation de diligence. Lord Atkin affirme, à la p. 580:

[traduction] Il faut apporter un soin raisonnable pour éviter des actes ou omissions dont on peut raisonnablement prévoir qu'ils sont susceptibles de léser son prochain. Qui alors est mon prochain en droit? La réponse semble être: les personnes qui sont touchées de si près et si directement par mon acte que je devrais raisonnablement prévoir qu'elles seront ainsi touchées lorsque je réfléchis aux actes ou omissions qui sont mis en question.

La Chambre des lords a ainsi conclu à l'existence d'une obligation là où traditionnellement il n'en existait pas.

"Exception" à la règle d'exclusion: les renseignements inexacts fournis par négligence

Dans l'arrêt Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465 (H.L.), la défenderesse avait fourni par négligence à une banque un renseignement inexact quant à la solvabilité d'une certaine société. La banque avait transmis ce renseignement à la demanderesse qui s'y était fiée et avait subi une perte financière. Fait intéressant à noter, l'affaire a été rejetée en raison d'une stipulation d'exonération que contenait une lettre envoyée à la banque. Néanmoins, les lords juges ont, dans une longue opinion incidente, reconnu le droit à l'indemnisation des pertes purement économiques résultant d'un renseignement inexact fourni par négligence.

À la page 536, lord Pearce a invoqué l'arrêt Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owner) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265 (H.L.), à l'appui de la proposition que [traduction] "la seule perte économique, non fondée sur un dommage physique ou matériel, peut donner naissance à une cause d'action".

Autres "exceptions" directes

Les exceptions sont devenues de plus en plus fréquentes. J'examinerai d'abord les exceptions à la règle d'exclusion elle‑même que j'appellerai les exceptions directes (pour une liste d'un bon nombre de ces exceptions, voir Chambers, "Economic Loss", dans Finn, Essays on Torts (1989), p. 43). J'examinerai ensuite les exceptions indirectes qui constituent un moyen de contourner la règle sans créer expressément une nouvelle exception.

L'une des exceptions directes a trait à la négligence dans la prestation d'un service (Feldthusen, Economic Negligence (2e éd. 1989), à la p. 129). On la retrouve dans l'arrêt Ross c. Caunters, [1980] Ch. 297. Dans cette affaire, un avocat avait fait preuve de négligence dans la rédaction d'un testament, de sorte que la demanderesse avait perdu une partie de son héritage, subissant ainsi une perte purement économique. On a reconnu que la demanderesse avait droit à un dédommagement.

Une autre exception concerne les produits défectueux. Prenons le cas d'un produit défectueux qui n'a encore causé aucun préjudice physique, mais qui en causera éventuellement. Le coût de la réparation constitue en réalité une perte purement économique et il n'y a pas eu de lésion corporelle. Mais selon certains commentateurs, [traduction] "[l]a perte économique en matière de responsabilité du fabricant est un type différent de perte purement économique" (Fedlthusen, op. cit., à la p. 170) parce qu'elle ne saurait être distinguée du préjudice physique possible. La question sera souvent régie par des textes législatifs, mais en common law, l'exception pourrait s'appeler "l'exception du risque imminent".

On pourrait soutenir qu'un exemple de cette dernière exception se retrouve dans l'opinion du juge Laskin, plus tard Juge en chef, dans l'arrêt Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189, aux pp. 1216 et suiv. La demanderesse avait affrété une grue aux fins de l'exploitation de son entreprise forestière. Les défenderesses savaient que la grue nécessitait des réparations, mais elles avaient caché ce fait jusqu'à ce qu'elles n'aient d'autre choix que de rompre leur silence: une grue semblable appartenant à quelqu'un d'autre s'était effondrée, tuant une personne. Si la demanderesse avait été au courant de la défectuosité, elle aurait fait réparer la grue à un moment opportun plutôt qu'au plus fort de la saison de coupe. La demanderesse a réclamé les profits perdus en raison de l'arrêt de ses activités, en plus du coût des réparations apportées à la grue. Le juge Laskin écrit, à la p. 1218:

La présente affaire n'est pas du type Hedley Byrne, [. . .] mais le recouvrement pour la perte économique seulement trouve néanmoins un appui dans la doctrine de la négligence. Il me semble que le principe de la responsabilité du fabricant pour négligence devrait également permettre ce recouvrement dans le cas où, comme en l'espèce, il y a menace de dommages physiques et le demandeur est dans la catégorie des personnes qui, peut‑on prévoir, sont ainsi menacées . . .

Le juge Laskin était dissident sur ce point. Au nom de la majorité, le juge Ritchie a rétabli la décision du juge de première instance qui accordait l'indemnisation de la perte de profits en raison d'une obligation d'avertir, mais qui rejetait le coût des réparations. Bien qu'il ne soit pas allé aussi loin que le juge Laskin, et on peut se demander pourquoi, le juge Ritchie écrit, au nom de la majorité, à la p. 1215:

Je me rends bien compte que je n'ai pas fait état de tous les précédents pertinents ayant trait au recouvrement pour perte économique dans pareilles circonstances, mais je suis convaincu qu'en l'espèce présente il y avait une proximité de rapport donnant naissance à une obligation d'avertir et que les dommages‑intérêts adjugés par le savant juge de première instance étaient recouvrables à titre d'indemnité pour le résultat direct et démontrablement prévisible de la violation de cette obligation. Puisqu'il en est ainsi, je ne crois pas qu'il soit nécessaire de suivre le sentier parfois tortueux qui mène à la formulation d'une "décision de ligne de conduite".

Tant les juges majoritaires que le juge dissident, dans l'arrêt Rivtow, semblaient disposés à reconnaître la possibilité d'obtenir l'indemnisation des pertes purement économiques. La plupart des commentateurs ont reconnu que l'opinion majoritaire, dans l'arrêt Rivtow, introduit une autre exception à la règle d'exclusion et certains ont soutenu qu'une seconde exception est introduite par le juge dissident. La première exception veut qu'en matière de responsabilité du fabricant, il soit possible d'obtenir l'indemnisation d'une perte purement économique limitée à la perte de profits, lorsque celle‑ci résulte d'un manquement à l'obligation d'avertir des vices connus d'un produit.

La seconde exception, plus douteuse car fondée sur la dissidence du juge Laskin, veut qu'il soit possible d'obtenir un dédommagement pour le coût des réparations -- une perte purement économique -- lorsqu'il y a risque de dommage matériel ou de lésion corporelle. Lord Wilberforce a mentionné cette "exception" dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), à la p. 760.

La raison d'être de la règle

Dans l'arrêt Kamloops, précité, le juge Wilson a remis ainsi en question la nécessité de la règle d'exclusion (aux pp. 28 et 29):

Comment, se demande‑t‑on, expliquer aux demandeurs lésés le traitement différent que réserve le droit aux pertes matérielles et aux pertes financières dues aux actes fautifs d'un défendeur? Dans un cas, on est indemnisé par l'auteur du dommage alors que, dans l'autre, il faut assumer la perte soi‑même. Est‑il logique d'autoriser l'indemnisation d'une perte financière pour des paroles fautives et non pour des actes fautifs? En quoi diffèrent‑ils sensiblement? Si la perte financière est raisonnablement prévisible comme conséquence d'actes fautifs, ne devrait‑elle pas donner lieu à indemnisation tout comme les blessures ou les dommages matériels raisonnablement prévisibles? La crainte exprimée par le juge en chef Cardozo d'une responsabilité indéterminée envers une catégorie indéterminée devrait‑elle empêcher l'indemnisation d'un demandeur bien déterminé pour un montant précis? Une considération de politique qui entraîne une injustice évidente dans certains genres de causes peut‑elle être valable? Y a‑t‑il un raisonnement quelconque qui permette d'éviter l'injustice dans des cas précis et, en même temps, de parer à la crainte exprimée par le juge en chef Cardozo?

Certains font valoir qu'il existe une distinction fondamentale entre le préjudice physique (lésion corporelle et dommage matériel) et la perte purement économique, et que cette dernière ne mérite pas la même indemnisation. Le professeur Feldthusen a tenté de faire valoir cela dans Economic Negligence, op. cit., aux pp. 8 à 14, mais il ne m'a pas convaincu. Bien que je sois disposé à reconnaître que l'être humain est plus important que les biens ou les chances perdues de réaliser des profits, je ne vois pas comment on peut faire une distinction entre les pertes matérielles et les pertes économiques.

D'aucuns justifient la règle en invoquant des principes d'assurance et de répartition des pertes. Le juge McLachlin répond à cette prétention.

La vraie raison d'être de la règle m'apparaît évidente. Le juge en chef Cardozo l'a énoncée éloquemment dans l'arrêt Ultramares Corporation c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), à la p. 444, où il a dit craindre de donner ouverture à [traduction] "une responsabilité pour un montant indéterminé, pour un temps indéterminé et envers une catégorie indéterminée". À mon avis, c'est là un critère général approprié pour déterminer l'existence de pertes relationnelles, mais ce n'est pas une raison pour rejeter en bloc l'indemnisation des pertes économiques. Je reviendrai plus loin sur le problème des pertes relationnelles.

De nombreux juges, avocats et juristes semblent s'inquiéter énormément de ce qui se passerait si on abolissait la règle d'exclusion interdisant l'indemnisation de la perte purement économique. Les pires scénarios sont évoqués: tout le monde ferait faillite, personne ne pourrait plus faire d'affaires et les coûts des assurances seraient astronomiques. Il y aurait avalanche de poursuites et notre système juridique s'effondrerait. Je ne partage pas ces craintes.

Premièrement, j'ai examiné de nombreuses exceptions à la règle d'exclusion qui en ont effectivement écarté l'application dans un grand nombre de domaines. Or, a‑t‑on vu se produire l'une des conséquences catastrophiques appréhendées?

Deuxièmement, la responsabilité en matière de lésions corporelles peut être extrêmement lourde. La responsabilité pour dommage matériel peut aussi représenter des dizaines de millions de dollars. Les déversements de pétrole et autres catastrophes écologiques peuvent causer des lésions corporelles et des dommages matériels très importants. Or personne n'affirme que les auteurs de ces délits devrait échapper à toute responsabilité. Pourquoi l'ampleur possible de la responsabilité pour perte économique aurait‑elle pour effet d'empêcher l'indemnisation alors qu'elle n'a pas cet effet dans le cas de dommages matériels et de lésions corporelles? Si notre système juridique est en mesure de régler les cas de lésions corporelles et de dommages matériels désastreux, il devrait être en mesure de le faire dans le cas d'un préjudice économique désastreux.

Troisièmement, notre Cour a l'avantage d'être le tribunal d'appel de dernier ressort dans un pays qui compte deux traditions juridiques: la common law anglaise et le droit civil français. Ces deux traditions juridiques sont indépendantes et ne devraient pas être confondues. Les concepts et les solutions que l'on trouve dans l'une ne devraient pas être imposés à l'autre. Mais cela ne signifie pas pour autant que le droit comparé n'a pas sa place au niveau de notre Cour. L'affaire dont nous sommes saisis est un bon exemple de la mesure dans laquelle le droit comparé peut être utile.

On ne trouve, en droit civil québécois et en droit civil français, aucune règle catégorique qui interdise l'indemnisation de la perte purement économique (voir Jutras, "Civil Law and Pure Economic Loss: What Are We Missing?" (1986-87), 12 Can. Bus. L.J. 295; Tetley, "Damages and Economic Loss in Marine Collision: Controlling the Floodgates" (1991), 22 J. Mar. Law & Com. 539; Herbots, "Le "duty of care" et le dommage purement financier en droit comparé", [1985] Rev. dr. int. et dr. comp. 7; soulignons qu'une telle règle existe dans la tradition civiliste allemande: Markesinis, A Comparative Introduction to the German Law of Torts (2e éd. 1990) aux pp. 37 et suiv.). Or, le système civiliste français fonctionne bien, s'assurer n'a rien d'impossible et les affaires se font comme partout ailleurs dans le monde. En raison de l'expérience qu'elle possède en droit civil, notre Cour ne saurait être effrayée par des scénarios apocalyptiques sur ce qui se passerait suite à l'abolition de la règle interdisant l'indemnisation de la perte purement économique.

En définitive, je conclus qu'il n'existe au Canada aucune règle générale d'exclusion qui interdise l'indemnisation de la perte purement économique dans une action pour négligence. Cela ne signifie pas, toutefois, que toutes les pertes économiques peuvent donner lieu à indemnisation dans une action pour négligence. Il existe des raisons de principe d'empêcher l'indemnisation de certains types de pertes économiques.

Les pertes relationnelles

Cela me ramène à la décision Cattle c. Stockton, précitée, sur laquelle est fondée la règle de la perte relationnelle. Comme les appelants le soulignent à juste titre, cette décision rejette la possibilité d'obtenir l'indemnisation des "pertes relationnelles" résultant du dommage causé par négligence à la propriété d'autrui. Limiter l'indemnisation au propriétaire et possesseur commande une certaine retenue. Comme le soulignent les appelants, il s'agit d'une décision charnière. Voir Candlewood Navigation Corp. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] A.C. 1 (C.P.), à la p. 25, Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785 (H.L.), et Murphy, précité. L'arrêt Candlewood fonde les exceptions sur des considérations pratiques. Notre Cour ayant adopté l'analyse proposée dans l'arrêt Anns, comme elle l'a fait dans l'arrêt Kamloops, les exceptions à l'indemnisation doivent être fondées sur quelque politique acceptable.

Tout comme dans l'affaire Cattle c. Stockton, la perte subie en l'espèce est une perte relationnelle. Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), traite des pertes relationnelles, aux pp. 162 et suiv. Il définit les pertes relationnelles comme étant celles qui résultent non pas directement d'un préjudice, mais plutôt d'un rapport avec la partie lésée. Les pertes relationnelles résultent habituellement d'un dommage causé à la propriété d'autrui. Fleming souligne qu'en droit [traduction] "l'opposition la plus tenace" à l'indemnisation de la perte économique en matière délictuelle s'est manifestée dans les cas de perte relationnelle. La réticence à permettre l'indemnisation de ces pertes est illustrée dans de nombreuses affaires, telles que les affaires Cattle c. Stockton, Simpson & Co. c. Thomson, précitées, Société anonyme de remorquage à hélice c. Bennetts, [1911] 1 K.B. 243, et Weller & Co. c. Foot & Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569. Selon Fleming, la réticence du droit à permettre l'indemnisation des pertes relationnelles ne s'explique pas par le simple fait qu'il s'agit de pertes purement économiques, mais plutôt par la crainte que l'indemnisation des pertes relationnelles soit abusive, étant donné que la plupart des accidents ont des répercussions sur l'ensemble des personnes avec qui la partie lésée est associée.

En d'autres termes, la réticence à permettre l'indemnisation des pertes relationnelles résulte de la possibilité qu'il y ait responsabilité indéterminée. On craint non pas qu'il y ait responsabilité illimitée ("l'avalanche de poursuites"), mais plutôt responsabilité indéterminée: le juge en chef Cardozo craignait qu'il y ait responsabilité "indéterminée"et non pas responsabilité "illimitée". Les tribunaux instruisent déjà des affaires de responsabilité massive dans lesquelles des lésions corporelles ou des dommages matériels ont été causés et ils peuvent également le faire dans les cas de préjudice purement économique. Toutefois, il serait abusif d'exposer les défendeurs à une responsabilité indéterminée. Ceux‑ci ne devraient pas être responsables de toutes les conséquences de leurs actes, même s'ils sont négligents. Les défendeurs devraient être responsables envers ceux auxquels ils causent directement un préjudice, mais pas envers tous ceux qui sont touchés en raison d'un rapport quelconque avec la partie lésée. Nous devons tous jusqu'à un certain point assumer le risque que des personnes avec lesquelles nous sommes associés subissent éventuellement un préjudice. Cette responsabilité commence là où celle du défendeur pourrait devenir indéterminée. Pour des raisons de principe et des raisons d'équité à l'égard des défendeurs, le droit doit refuser l'indemnisation des pertes économiques qui engendrent la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Les appelants reconnaissent que ce raisonnement pratique est à l'origine de cette limitation lorsqu'ils invoquent la jurisprudence américaine sur le sujet, de sorte que la question dont nous sommes saisis est purement une question de principe.

Les pertes relationnelles engendrent habituellement la possibilité d'une responsabilité indéterminée. C'est pourquoi l'indemnisation des pertes relationnelles est exceptionnelle. Dans l'arrêt Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227 (H.C.), l'indemnisation du préjudice causé à l'intérêt relationnel est considérée comme exceptionnelle. En l'espèce, l'intimée reconnaît également la nature exceptionnelle de l'indemnisation des pertes relationnelles (mémoire de l'intimée, p. 6, au par. 1.1). Pour des raisons de principe, une certaine limite doit être imposée à l'indemnisation des pertes relationnelles si on veut éviter la responsabilité indéterminée. La nécessité d'une limite quelconque est reconnue dans les arrêts Rivtow et Kamloops. Les commentateurs reconnaissent aussi généralement la nécessité d'une limite et parlent aussi du besoin de certitude des entreprises commerciales qui doivent être en mesure d'évaluer jusqu'à un certain point quel est le risque et qui l'assumera. Voir, par exemple, Smith, Liability in Negligence (1984), à la p. 166, Winfield and Jolowicz on Tort (13e éd. 1989), à la p. 86, ainsi que Fleming, op. cit., aux pp. 162 et suiv. De plus, il est clair que le droit civil a développé une certaine forme de limitation en recourant aux notions de prévisibilité, quoique Jutras, loc. cit., laisse entendre que le droit civil est peut‑être allé trop loin en permettant l'indemnisation de la perte purement économique qui n'est pas reliée à un préjudice causé à un droit de propriété (à la p. 311). Toutefois, hormis le danger de la responsabilité indéterminée, il n'y a aucune raison d'interdire en principe l'indemnisation des pertes relationnelles.

La limite de responsabilité

Où tracer la ligne de démarcation? La décision des tribunaux d'instance inférieure s'explique dans une large mesure, par l'application de la théorie du lien étroit. Cette notion fuyante est tour à tour adoptée et rejetée par les auteurs de commentaires sur le droit relatif à la négligence. Elle semble avoir joué un rôle secondaire dans l'arrêt Anns, mais un rôle de premier plan dans l'arrêt Murphy. Elle fait l'objet d'une rubrique distincte dans certains commentaires, sa mention est omise dans l'index d'autres, sauf dans le contexte de l'éloignement du dommage. J'ai des réserves quant à l'utilisation du "lien étroit" comme critère. À mon avis, la notion du lien étroit exprime une conclusion, un jugement, un résultat plutôt qu'un principe. Si une perte n'est pas immédiate, on peut dire qu'elle est trop éloignée. Je suis impressionné par les critiques qu'ont formulées à cet égard des commentateurs tels que McHugh, "Neighbourhood, Proximity and Reliance", dans Finn, op. cit., aux pp. 36 et 37, et des juges comme le juge Brennan dans l'arrêt San Sebastian Pty. Ltd. c. Minister Administering the Environmental Planning and Assessment Act 1979 (1986), 162 C.L.R. 340 (H.C. de l'Aust.), à la p. 368. La notion du lien étroit n'est pas susceptible de fournir une justification, fondée sur des principes, qui permette de définir l'étendue quant à la question de la responsabilité.

Plutôt donc que de m'appuyer sur l'expression "lien étroit" qui figure dans les jugements visés par le pourvoi, je préfère reprendre l'analyse que fait le juge Mason, à la p. 274 de l'arrêt Caltex, précité, et aborder la raison de refuser l'indemnisation des pertes économiques résultant d'un dommage matériel, savoir [traduction] "la crainte d'une responsabilité indéterminée". Un défendeur sera alors responsable du préjudice économique dû à sa négligence s'il pouvait raisonnablement prévoir qu'une personne en particulier, par opposition à une catégorie générale de personnes, subirait une perte financière du fait de sa conduite.

Dans l'arrêt Anns, lord Wilberforce a formulé, aux pp. 751 et 752, une théorie générale de la responsabilité délictuelle fondée sur un critère à deux étapes. Dans un premier temps, une obligation prima facie de diligence est établie par la prévisibilité raisonnable du préjudice. Dans un deuxième temps, cette obligation prima facie de diligence est réfutée ou voit sa portée réduite par des considérations de principe. Dans l'arrêt Kamloops, notre Cour a accepté la notion de responsabilité délictuelle formulée dans l'arrêt Anns. Selon le juge Wilson qui a énoncé le critère de l'arrêt Anns dans l'affaire Kamloops (aux pp. 10 et 11), il faut se poser deux questions pour déterminer s'il existe une obligation de diligence:

1)y a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties [. . .] pour que [le défendeur ait] pu raisonnablement prévoir que [son] manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,

2)existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

Bien que la Chambre des lords, dans l'arrêt Murphy, ait expressément infirmé l'arrêt Anns, notre Cour ne devrait pas, à mon avis, s'écarter de la formulation générale de l'obligation de diligence qu'elle a acceptée dans l'arrêt Kamloops.

Il faut définir l'étendue en tenant compte des considérations de principe qui sous‑tendent le besoin de limiter l'indemnisation des pertes relationnelles. Il n'y a pas de raison de principe d'empêcher l'indemnisation de la plupart des pertes relationnelles s'il n'y a pas de danger de responsabilité indéterminée. Un tel danger n'existe pas, et il n'y a donc aucune raison de principe de refuser l'indemnisation, lorsque le défendeur sait effectivement ou devrait savoir qu'une ou des personnes en particulier, par opposition à une catégorie générale ou indéterminée de personnes, est ou sont susceptibles de subir une forme prévisible de perte du fait de sa négligence. Pour des motifs de commodité, on peut appeler cela l'exception du "demandeur connu" à la règle habituelle voulant qu'il ne puisse y avoir indemnisation des pertes relationnelles pour cette raison de principe qu'il pourrait en résulter une responsabilité indéterminée.

Lorsque le demandeur est connu, la portée de la responsabilité ne peut devenir indéterminée. Sa portée demeure, au contraire, limitée et déterminée. Le juge de première instance a admis que, lorsque le demandeur est connu, la portée de l'indemnisation est restreinte et il a mentionné, comme l'un des motifs de permettre l'indemnisation, le fait que les appelants savaient effectivement que leur négligence causerait un dommage à l'intimée (1989), 26 F.T.R. 81, à la p. 100). Dans l'arrêt Candler c. Crane, Christmas & Co., [1951] 2 K.B. 164 (C.A.), le lord juge Denning, tel était alors son titre, a fait valoir, dans une opinion dissidente approuvée par la Chambre des lords dans l'arrêt Hedley Byrne, que, dans le cas d'un renseignement inexact fourni par négligence, la limitation de la responsabilité au demandeur connu constituerait une protection suffisante contre l'imposition d'une responsabilité indéterminée. Le lord juge Denning a reconnu l'existence d'une obligation de diligence lorsqu'il y a renseignement inexact fourni par négligence, mais il a [traduction] "confiné l'obligation aux cas où le comptable prépare ses états de compte et fait son rapport pour la gouverne de la personne intéressée à l'opération en cause" (p. 183). Il a souligné que cette analyse était suffisante pour régler le litige dont il était saisi, mais il a expressément laissé en suspens la possibilité qu'il existe une obligation de diligence envers une catégorie particulière de personnes, par opposition à une personne en particulier. Toutefois, le lord juge Denning a exclu la possibilité d'élargir le champ de la responsabilité en général, parce que cela engendrerait la responsabilité indéterminée que craignait le juge en chef Cardozo.

Les juges Gibbs et Mason ont également suivi la méthode du demandeur connu dans l'arrêt Caltex. Tout en continuant de reconnaître l'existence d'une règle générale d'exclusion interdisant l'indemnisation de la perte purement économique, le juge Gibbs conclurait à l'existence d'une exception lorsqu'il existe une obligation de diligence et que le défendeur sait ou est en mesure de savoir qu'en tant qu'individu, et non en tant que membre d'une catégorie indéterminée de personnes, le demandeur subira une perte du fait de sa négligence. Le juge Mason a abordé la règle d'exclusion sous un angle différent, mais il est arrivé essentiellement à la même conclusion. Il a décidé que les limites à l'indemnisation de la perte économique devraient être reliées au principal facteur qui empêche la reconnaissance d'une obligation générale de diligence, à savoir la crainte d'une responsabilité indéterminée. Le juge Mason exigerait qu'il soit raisonnablement prévisible qu'une personne en particulier, plutôt qu'une catégorie générale de personnes, subira une perte économique du fait de la négligence. Les opinions des juges Gibbs et Mason ont été approuvées et appliquées dans l'arrêt Ross c. Caunters, précité. On y a statué que l'indemnisation n'était possible que si le défendeur savait ou aurait dû savoir que sa négligence causerait un préjudice au demandeur en tant qu'individu et non simplement en tant que membre d'une catégorie indéterminée de personnes.

Cependant, la méthode du demandeur connu n'a pas fait l'unanimité. Elle a été mise en doute dans l'arrêt Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520 (H.L.), aux pp. 532 et 533, et a été expressément désavouée dans l'arrêt Candlewood, précité, sauf en ce qui concerne les actions pour renseignement inexact fourni par négligence. Dans Candlewood, on a estimé que la méthode du demandeur connu ne permettrait pas de créer, avec une certitude raisonnable, un mécanisme de contrôle satisfaisant.

Je ne puis souscrire à cette conclusion. Bien que la règle du demandeur connu ne constitue peut‑être pas une limite définitive appropriée à l'indemnisation de la perte économique relationnelle, il semblerait que cette règle dissipe à tout le moins la menace de responsabilité indéterminée. L'efficacité de la règle du demandeur connu peut être démontrée si on compare les arrêts Ross c. Caunters et Clarke c. Bruce Lance & Co., [1988] 1 All E.R. 364 (C.A.). Dans l'arrêt Ross, la cour a reconnu qu'un avocat est responsable envers un légataire déçu, lorsque la négligence dont il a fait preuve dans la préparation d'un testament a pour effet d'invalider le legs. Dans l'arrêt Clarke, le tribunal a jugé qu'en conseillant un testateur, l'avocat n'a pas d'obligation de diligence envers l'ensemble des légataires susceptibles d'être touchés par les actes du testateur. L'existence d'une obligation de diligence envers l'ensemble des légataires engendrerait la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Dans l'arrêt Clarke, le tribunal a conclu à l'inexistence d'une obligation de diligence parce qu'on ne peut s'attendre à ce que l'avocat [traduction] "considère le demandeur comme une personne susceptible d'être touchée par un manque de diligence" (p. 369). Ainsi, la règle du demandeur connu a été utilisée, dans l'arrêt Ross, pour permettre l'indemnisation lorsqu'il n'y a pas de danger de responsabilité indéterminée et, dans l'arrêt Clarke, pour refuser l'indemnisation devant un tel danger.

Il n'est pas nécessaire, aux fins du présent pourvoi, de déterminer avec précision la limite de l'indemnisation des pertes relationnelles. Cette question fait l'objet d'une controverse jurisprudentielle depuis de nombreuses années et il peut s'avérer impossible de formuler une limite précise. Néanmoins, la méthode du demandeur connu fournit un bon motif d'écarter la règle d'exclusion de la perte relationnelle. Il n'y a pas de danger de responsabilité indéterminée lorsque le défendeur sait effectivement ou devrait savoir qu'un demandeur identifiable, par opposition à une catégorie générale ou indéterminée de personnes, est susceptible de subir une perte du fait de sa négligence. Il n'existe, par conséquent, aucune raison de principe d'exclure l'indemnisation d'une telle perte relationnelle. Il se peut qu'il y ait d'autres exceptions. Par exemple, on pourrait peut‑être permettre l'indemnisation à une catégorie particulière connue de demandeurs plutôt qu'à un demandeur individuel connu, sans engendrer la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Il devrait y avoir indemnisation des pertes relationnelles dans tous les cas où il n'y a pas lieu, en principe, de se préoccuper de la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Or, on peut affirmer à tout le moins que cette préoccupation n'existe pas lorsque le défendeur sait ou devrait savoir que le demandeur particulier est susceptible de subir un préjudice.

Dispositif

Dans cette perspective, la question qui se pose en l'espèce devient la suivante: cette conséquence prévisible de la navigation fautive peut‑elle, en principe, donner lieu à dédommagement? Plus précisément, y a‑t‑il un danger de responsabilité indéterminée? D'une part, il est légitime de vouloir s'assurer que les pertes ne soient pas disproportionnées à la négligence. D'autre part, il y a le principe selon lequel celui qui agit de façon négligente devrait être appelé à indemniser la partie innocente.

Les appelants ne nient pas le caractère prévisible de la perte subie par l'intimée ni la présence des autres éléments habituellement nécessaires à l'établissement de la responsabilité pour négligence. Celui qui navigue près d'un pont sera ordinairement conscient que le dommage causé à la structure du pont causera aussi un préjudice à ceux qui l'utilisent. Pour reprendre la question de lord Atkins, les défendeurs en l'espèce auraient‑ils dû prévoir que la demanderesse subirait un préjudice? Aurait‑on dû prévoir qu'un demandeur de cette catégorie, un usager connu du pont, c'est‑à‑dire une personne ayant un droit contractuel d'utiliser le pont, subirait un préjudice? La réponse est affirmative.

Sous cet angle, il devient un peu plus facile de statuer sur la présente affaire étant donné qu'il est difficile de déceler une raison de principe d'exclure la responsabilité. La perte était identifiable, la victime était identifiable et le dommage, presque inévitable. Les défendeurs auraient dû savoir que la demanderesse subirait une perte économique du fait de leur négligence. En réalité, ils savaient effectivement qu'une telle perte surviendrait. Ils savaient même précisément comment la demanderesse serait lésée. Devrions‑nous refuser l'indemnisation en pareil cas? La responsabilité ne serait aucunement disproportionnée à la négligence. Il n'y a pas de danger de responsabilité indéterminée.

La demanderesse se fonde ici sur le manquement à une obligation de diligence envers des biens. Elle n'invoque aucun devoir de protéger ses rapports contractuels, ce qui soulèverait la question, examinée dans la décision Cattle c. Stockton elle‑même, des obligations et des droits y relatifs dans de telles situations. Son argumentation repose sur la reconnaissance de la nécessité de limiter la catégorie des demandeurs: voir les arrêts Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466, à la p. 483, et Kamloops, précité, à la p. 35. Il n'est donc pas nécessaire, aux fins de l'espèce, de déterminer si l'atteinte aux obligations contractuelles peut donner lieu à une obligation de diligence en matière délictuelle.

La question qui se pose en l'espèce peut se ramener à celle‑ci: qui assume le risque de perte? Est‑ce la demanderesse, qui n'a aucun droit de propriété identifiable, ou les défendeurs qui doivent avoir prévu que la demanderesse subirait une perte d'usage? Des considérations de principe ou pratiques pourraient justifier un examen de la question du caractère assurable, mais cela nécessiterait des études empiriques dont nous ne disposons pas en l'espèce. Il s'agit d'un des rares cas où les organismes chargés de la réforme du droit n'ont pas fait d'études susceptibles de nous aider à déterminer qui est le mieux en mesure d'assumer ou de faire assumer le risque. Dans une affaire comme celle qui nous occupe, nous pourrions nous demander qui, des transporteurs ou des conducteurs de chaland, doit assumer le risque -- les utilisateurs ou les consommateurs d'un produit ou de l'autre?

À mon avis, l'équipage du remorqueur a prévu et aurait dû prévoir que la demanderesse subirait un préjudice. La perte économique qu'elle a subie était prévisible et nullement indéterminée ou incertaine. Sa nature et sa portée étaient presque prévisibles. Les défendeurs ont effectivement prévu que la demanderesse subirait un préjudice. Vu les faits de l'espèce, je ne vois aucune raison de principe d'écarter la responsabilité.

En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens, les juges La Forest, Sopinka et Iacobucci sont dissidents.

Procureurs des appelants: Campney & Murphy, Vancouver.

Procureurs de l'intimée: McEwen, Schmitt & Co., Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 1 R.C.S. 1021 ?
Date de la décision : 30/04/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence -- Perte économique - Dommages causés par un chaland à un pont ferroviaire appartenant à l'État - Pont utilisé par des compagnies ferroviaires en vertu d'un contrat - Défendeurs tenus de verser des dommages‑intérêts au propriétaire du pont - Impossibilité pour les compagnies ferroviaires de se faire indemniser de leurs pertes économiques par le propriétaire du pont - Les défendeurs sont‑ils responsables de la perte économique subie par les compagnies ferroviaires qui utilisent le pont?.

Un chaland qu'un remorqueur de Norsk tirait sur le fleuve Fraser, dans un épais brouillard, a heurté le pont ferroviaire de New Westminster et a causé des dommages importants qui ont entraîné la fermeture du pont pendant plusieurs semaines. Les appelants ont reconnu leur responsabilité pour négligence relativement à la collision survenue. Le pont appartenait à Travaux publics Canada (TPC) et était utilisé par quatre compagnies ferroviaires, dont le CN.

Le pont faisait partie de la voie principale du CN et reliait les rails et les terrains du CN situés à chaque extrémité de celui‑ci. L'utilisation du pont par les compagnies ferroviaires était régie par un contrat qui prévoyait expressément que le pont demeurait la propriété exclusive de TPC et écartait explicitement toute possibilité pour le CN d'obtenir un droit de tenure à bail. L'exploitation du pont était fondée sur le principe du remboursement intégral des frais d'exploitation et d'entretien, et non sur celui de la rentabilité. De plus, le CN a consenti à fournir à TPC, sur une base contractuelle, les services de réparation, d'entretien, de consultation et d'inspection que TPC pourrait requérir. TPC devait autoriser tous ces services et les payer lorsqu'il en avait besoin. Le CN fournissait également certains services spontanément.

TPC a payé pour faire réparer le pont et a obtenu, en première instance, l'indemnisation de tous les dommages résultant de la collision. Les contrats de licence passés entre TPC et les compagnies ferroviaires ne prévoyaient, toutefois, aucune indemnisation en cas d'impossibilité d'utiliser le pont. Ne disposant d'aucun recours fondé sur le contrat, le CN a intenté contre Norsk et les autres défendeurs la présente action délictuelle visant le paiement des frais réels occasionnés par la fermeture du pont.

Avant le procès, il a été convenu que deux des compagnies ferroviaires conserveraient ou perdraient le droit de se faire indemniser d'une perte purement économique, selon l'issue de l'action du CN. Le juge de première instance a fait droit à l'action du CN contre Norsk et l'a rejetée dans la mesure où elle visait les autres défendeurs. L'appel interjeté par Norsk à la Cour d'appel a été rejeté.

Il s'agit en l'espèce de déterminer si la perte économique et, notamment, la "perte économique relationnelle découlant d'un contrat" peuvent donner lieu à indemnisation en matière délictuelle.

Arrêt (les juges La Forest, Sopinka et Iacobucci sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges L'Heureux‑Dubé, Cory et McLachlin: La perte purement économique peut, à première vue, donner lieu à indemnisation lorsqu'en plus d'une négligence et d'une perte prévisible, il existe un lien suffisamment étroit entre l'acte négligent et la perte subie. Le lien étroit est la notion déterminante qui permet d'éviter le spectre de la responsabilité illimitée. On peut établir l'existence d'un lien étroit au moyen de toute une gamme de facteurs, selon la nature de l'affaire. Les catégories ne sont pas limitatives et on trouvera une autre définition des facteurs qui engendrent la responsabilité pour perte purement économique au fur et à mesure qu'un plus grand nombre d'affaires seront jugées. Pour déterminer s'il y a lieu d'étendre la responsabilité à une nouvelle situation, les tribunaux devraient tenir compte des facteurs qui se rapportent traditionnellement à l'existence d'un lien étroit comme le rapport qui existe entre les parties, la proximité physique, les obligations présumées ou imposées et le lien étroit de causalité. Il doit y avoir des facteurs spéciaux suffisants pour éviter l'imposition d'une responsabilité indéterminée et déraisonnable. Il en résulterait une façon fondée sur des principes et, en même temps, souple d'aborder la responsabilité délictuelle pour la perte purement économique. Grâce à cette façon de procéder, l'indemnisation serait permise lorsque justifiée, tout en excluant la responsabilité indéterminée et inopportune, et l'évolution cohérente du droit sera alors possible.

En effet, la règle d'exclusion absolue pourrait être considérée comme un signe de l'existence d'un lien étroit, conformément à l'approche amorcée en Angleterre par l'arrêt Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd. et suivie au Canada dans les arrêts Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, Kamloops (Ville de) c. Nielson et B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd. Lorsqu'il y a lésion corporelle ou dommage matériel, on pose en principe l'existence d'un lien étroit pour le motif que, si on est assez près de quelqu'un ou de quelque chose pour lui causer une lésion corporelle ou un dommage matériel, on est assez proche pour être considéré comme légalement responsable des conséquences qui s'ensuivent. Ce n'est toutefois pas le seul signe de l'existence d'un lien étroit. Le lien étroit nécessaire pour établir équitablement une responsabilité légale en matière délictuelle peut prendre naissance dans des circonstances où il n'y a aucun préjudice physique.

L'analyse plus complète et objective du lien étroit exige du tribunal qu'il examine tous les facteurs liant l'acte négligent à la perte, ce qui inclut non seulement le rapport qui existe entre les parties mais encore toutes les formes de lien étroit ‑- des signes physiques, circonstanciels, causals ou présumés de proximité. Bien qu'il ne soit pas possible de définir en détail ce qui satisfera aux conditions de l'existence d'un lien étroit ou direct, on peut trouver des précisions car des types de rapports ou de situations sont définis, dans lesquels existe le degré de proximité nécessaire entre la négligence et la perte.

Bien que l'existence d'un lien étroit soit essentielle pour établir le droit à l'indemnisation de la perte purement économique en matière délictuelle, elle n'indique pas toujours qu'il y a responsabilité. L'approche adoptée dans l'arrêt Kamloops (qui correspond au deuxième volet de l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council) exige que la cour se demande quelles fins seraient servies si on permettait l'indemnisation et s'il y a d'autres considérations de principe qui exigent une limitation de la responsabilité. La responsabilité pour perte purement économique peut donc être rejetée lorsqu'il y a lieu de le faire pour des raisons de principe dont il n'a pas été tenu compte dans l'analyse du lien étroit.

L'approche énoncée dans l'arrêt Kamloops ne menace pas d'engendrer une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité indéterminée, de mener à une trop grande incertitude ou d'entraîner une répartition financière injuste ou inefficace des ressources. Au contraire, elle tient compte de ces préoccupations. De plus, les législatures peuvent imposer des limites si, en suivant cette approche, les tribunaux étendent trop la responsabilité. Si on se base sur l'examen des questions de l'assurance, de la répartition des pertes et de la répartition contractuelle du risque, soulevées à l'encontre de la responsabilité en l'espèce, il n'y a aucune raison pratique pour que les tribunaux reviennent à une règle rigide comme, par exemple, une règle qui n'admet jamais l'indemnisation de la perte économique sauf lorsque le demandeur a subi un dommage matériel ou une lésion corporelle ou s'est fié à une déclaration inexacte faite par négligence.

Le CN a subi une perte économique en étant privé de son droit contractuel d'utiliser le pont endommagé suite à la négligence des défendeurs. Son droit à l'indemnisation dépend de la question de savoir (1) s'il peut prouver l'existence d'un lien suffisamment étroit et (2) si l'extension de l'indemnisation à ce type de perte est souhaitable du point de vue pratique.

En l'espèce, il fallait examiner de nouveau la question du lien étroit. L'affaire ne tombait dans aucune des catégories où on avait déjà conclu à l'existence d'un lien étroit et d'une responsabilité.

En plus de mettre l'accent sur l'existence d'un rapport entre Norsk et le CN, qui constitue en soi un signe important de l'existence d'un lien étroit, le juge de première instance a fondé sa conclusion à l'existence d'un lien suffisamment étroit sur un certain nombre de facteurs liés au rapport existant entre le CN et le bien endommagé, le pont, dont le fait que les biens du CN avaient un lien étroit avec le pont, que les biens du CN ne pouvaient pas être utilisés sans le lien que constituait le pont qui faisait partie intégrante de son réseau ferroviaire, et le fait que le CN fournissait des matériaux et des services d'inspection et de consultation pour le pont et qu'il en était le principal usager, ce qui était admis dans les négociations périodiques entourant la fermeture du pont.

L'indemnisation de la perte purement économique a été admise en ce qui concerne la catégorie des "entreprises communes" ou "conjointes". Refuser l'indemnisation en pareilles circonstances reviendrait à la refuser à une personne qui, à toutes fins pratiques, se trouve dans la même situation que si elle était propriétaire du bien endommagé. En l'espèce, les opérations du CN sont liées de si près à l'exploitation du pont endommagé de TPC que l'existence du lien étroit nécessaire est établie.

Du point de vue pratique, l'extension de l'indemnisation à ce genre de perte est souhaitable. L'indemnisation permet au demandeur dont la position, à toutes fins pratiques, vis‑à‑vis de l'auteur du délit, ne saurait être distinguée de celle du propriétaire du bien endommagé, de recouvrer ce que le véritable propriétaire aurait pu recouvrer. Cela est juste et permet d'éviter un résultat anormal. L'indemnisation de la perte économique dans la présente affaire n'entraîne pas une avalanche de poursuites découlant de l'existence d'une responsabilité illimitée; on est en présence d'une catégorie limitée où les auteurs de délit éventuels peuvent évaluer d'avance l'étendue de leur responsabilité.

Le juge Stevenson: Bien qu'il n'existe au Canada aucune règle générale d'exclusion qui interdise l'indemnisation de la perte purement économique dans une action pour négligence, il existe des raisons de principe acceptables d'empêcher l'indemnisation de certains types de pertes économiques. Pour des raisons de principe et des raisons d'équité à l'égard des défendeurs, le droit doit refuser l'indemnisation des pertes économiques qui engendrent la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Les pertes relationnelles engendrent habituellement la possibilité d'une responsabilité indéterminée et c'est pourquoi l'indemnisation de ces pertes est exceptionnelle. Toutefois, hormis le danger de la responsabilité indéterminée, il n'y a aucune raison d'interdire en principe l'indemnisation des pertes relationnelles. Il devrait donc y avoir indemnisation des pertes relationnelles dans tous les cas où il n'y a pas lieu, en principe, de se préoccuper de la possibilité d'une responsabilité indéterminée. Il n'y a pas de danger de responsabilité indéterminée lorsque le défendeur sait effectivement ou devrait savoir qu'une ou des personnes en particulier, par opposition à une catégorie générale ou indéterminée de personnes, est ou sont susceptibles de subir une forme prévisible de perte du fait de sa négligence. Lorsque le demandeur est connu, la portée de la responsabilité ne peut devenir indéterminée. Bien que la règle du demandeur connu ne constitue peut‑être pas une limite définitive appropriée à l'indemnisation de la perte économique relationnelle, elle fournit un bon motif d'écarter la règle d'exclusion de la perte relationnelle. Il se peut qu'il y ait d'autres exceptions. La notion du lien étroit n'est pas susceptible de fournir une justification, fondée sur des principes, qui permette de définir l'étendue de la responsabilité.

Il n'y a, d'après les faits de l'espèce, aucune raison de principe d'écarter la responsabilité. Les appelants ne nient pas le caractère prévisible de la perte subie par l'intimée ni la présence des autres éléments habituellement nécessaires à l'établissement de la responsabilité pour négligence. Celui qui navigue près d'un pont est ordinairement conscient que le dommage causé à la structure du pont causera aussi un préjudice à ceux qui l'utilisent. La perte et la victime étaient identifiables et le dommage, presque inévitable. Les appelants auraient dû savoir, et ils le savaient effectivement, que l'intimée subirait une perte économique du fait de leur négligence. La responsabilité ne serait aucunement disproportionnée à la négligence. Il n'y a pas danger de responsabilité indéterminée.

Les juges La Forest, Sopinka et Iacobucci (dissidents): Il y a au moins trois genres de cas de perte économique en matière délictuelle. Dans le premier cas, il y a la perte économique indirecte. Dans ce cas, la réclamation du demandeur vise la perte économique engendrée par une lésion corporelle ou un dommage matériel subi par le demandeur. Dans le deuxième cas où la perte peut être qualifiée de perte économique non relationnelle, la réclamation du demandeur vise une perte purement économique non liée à une lésion corporelle ou à un dommage matériel subi par le demandeur lui-même ou par un tiers. Il est douteux que cette catégorie puisse être analysée sous l'angle d'une seule règle. Dans le troisième cas, celui dont il est question ici, la réclamation est fondée sur la perte économique relationnelle subie par le demandeur en raison d'un dommage causé au bien d'autrui.

Ainsi, il ne s'agit pas, en l'espèce, de déterminer si les pertes économiques peuvent donner lieu à indemnisation en matière délictuelle, puisqu'elles peuvent effectivement donner lieu à indemnisation dans certains cas. Il s'agit plutôt de déterminer si la personne (A) qui passe un contrat pour l'utilisation d'un bien appartenant à une autre personne (B) peut poursuivre la personne qui endommage ce bien pour les pertes découlant de l'incapacité de A d'utiliser le bien pendant qu'il est en réparation. Ce genre de perte peut être qualifié de perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Tant des raisons de principe que la jurisprudence justifient d'aborder de manière différente les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat. En principe, les cas de perte économique découlant d'un contrat comportent un certain nombre de caractéristiques précises qui les différencient d'autres cas de perte purement économique. Premièrement, le droit d'action du propriétaire du bien incite déjà les défendeurs à faire preuve de diligence. La dissuasion ne saurait raisonnablement justifier l'imposition d'une responsabilité supplémentaire. Deuxièmement, une règle stricte d'exclusion de la responsabilité n'exclut pas nécessairement l'indemnisation de la perte subie par le demandeur. Au contraire, elle ne fait que canaliser vers le propriétaire du bien la responsabilité potentielle envers le demandeur et le droit de se faire indemniser par l'auteur du délit. Troisièmement, l'indemnisation parfaite en pareils cas est presque toujours impossible en raison des effets d'enchaînement qui caractérisent la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Ces effets sont souvent absents dans d'autres cas de perte économique. C'est dans ce sens que la solution des affaires de ce genre est nécessairement pragmatique: la cour est obligée, dans ce genre de situation, d'établir une ligne de démarcation parmi les personnes à qui l'auteur du délit, qui était indéniablement fautif, a indéniablement causé un préjudice. Quatrièmement, les cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat surviennent habituellement à la suite d'un accident; c'est là un aspect qui revêt une importance fondamentale en ce qui concerne les critères de responsabilité fondés sur la prévisibilité d'un demandeur particulier ou d'une catégorie déterminée de demandeurs.

Sur le plan de la jurisprudence, l'existence de deux versions différentes d'une règle d'exclusion interdisant l'indemnisation des pertes purement économiques a embrouillé la question de l'indemnisation de la perte purement économique en matière délictuelle. Selon sa formulation stricte, la règle exclut la responsabilité pour ingérence par négligence dans des rapports contractuels lorsque le bien d'un tiers a été endommagé et lorsque le préjudice causé aux rapports contractuels du demandeur résulte de ce dommage matériel. C'est en ces termes que la règle a été formulée au départ dans la décision Cattle c. Stockton Waterworks Co. et dans d'autres affaires anciennes, tel que souligné dans l'arrêt récent Candlewood Navigation Corp. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter). Par la suite, le champ d'application de la règle d'exclusion a été élargi et elle était censée exclure toutes les réclamations, en matière de négligence, pour perte purement économique. Cette règle générale a été rejetée dans Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd. ce qui a marqué le début d'une troisième phase de l'évolution du droit en matière de perte économique. Beaucoup de décisions récentes en matière de perte économique ont abordé le problème de manière très générale. Elles ont examiné la question de savoir si nous devrions abandonner la règle générale complètement. Cette méthode générale sème la confusion car les affaires relatives à une perte économique relationnelle sont inutilement liées à d'autres genres d'affaires de perte économique qui soulèvent des questions de principe différentes. La jurisprudence et les principes justifient l'adoption d'une façon spécifique d'aborder la question de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Les arrêts de notre Cour, sur lesquels se fonde l'intimée, ne constituent pas des cas de perte économique relationnelle découlant d'un contrat; ils comportent d'autres types de réclamations fondées sur une perte économique qui soulèvent des questions de principe différentes. Il n'y a pas de doute que les arrêts de notre Cour Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works et Kamloops (Ville de) c. Nielsen réfutent l'existence d'une règle d'exclusion de portée générale au Canada, et que l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council ne représente pas l'état du droit en vigueur au Canada. Cependant, rien dans Rivtow ou Kamloops n'indique que notre Cour a jugé peu judicieuse la règle stricte d'exclusion.

Tout en reconnaissant l'existence de la règle stricte énoncée dans Cattle, l'intimée a d'abord cherché à éviter l'application de cette règle en soutenant que le droit qu'elle possédait était plus qu'un simple droit découlant d'un contrat. Elle a ensuite cherché à limiter l'application de la règle de la décision Cattle en prétendant que même si le CN ne possédait qu'un droit découlant d'un contrat, l'existence d'autres facteurs est suffisante pour qu'il y ait un rapport spécial avec l'auteur du délit et pour justifier l'indemnisation relative à ses réclamations fondées sur un contrat. Ces arguments ont été examinés à tour de rôle.

Les arguments du CN selon lesquels la règle stricte ne devrait pas s'appliquer ici parce qu'il possédait davantage qu'un droit découlant d'un contrat ne sont pas convaincants. Premièrement, le CN n'a pas subi de "perte d'usage transférée" qui soit différente de celle subie par le réclamant typique en vertu d'un contrat. L'argument voulant que donner gain de cause au CN en l'espèce n'aurait pas pour effet d'élargir la responsabilité des défendeurs au-delà de celle à laquelle ils s'exposeraient normalement envers le propriétaire d'un bien commercial (étant donné que le propriétaire aurait pu percevoir des dommages‑intérêts pour perte d'usage) n'est pas convaincant. Un argument semblable a été rejeté dans l'affaire Candlewood où les faits étaient plus favorables à la demanderesse. L'adoption d'un principe de la "perte d'usage transférée" dans des cas de ce genre engendrerait de grandes incertitudes en matière d'évaluation, d'identification et de répartition des dommages. Deuxièmement, l'exception de l'entreprise commune ou conjointe à l'application de la règle stricte d'exclusion ne s'appliquait pas au CN. L'usage prépondérant du pont par le CN et l'entente contractuelle qu'il avait conclue pour fournir à TPC des services de réparation lorsque ceux-ci seraient requis et payés par TPC, ne suffisaient pas pour qu'il y ait entreprise commune. Les cas d'entreprise commune impliquent l'existence d'une situation où B est tenu de payer sa part de la perte subie par A, en vertu des règles de l'avarie commune, et où il cherche à récupérer ce montant auprès de C, l'auteur du méfait. Ils comportent également la prise, dans l'intérêt de tous, de décisions discrétionnaires qui répartissent disproportionnellement le coût parmi ceux qui tirent profit de la décision en cause. Il n'y avait pas de péril commun imminent en l'espèce et le CN n'était pas tenu de payer sa part de la perte de TPC. Les contributions volontaires du CN à l'entretien du pont étaient également insuffisantes pour qu'il y ait entreprise commune.

Quant au second volet de l'argument du CN, il était nécessaire d'énoncer les critères auxquels doit satisfaire une règle dans ce domaine, avant d'examiner les diverses propositions qui ont été faites dans le but d'assouplir la règle de la démarcation très nette qui exclut l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. On s'est dit généralement d'accord avec les critères applicables à l'établissement d'une règle en la matière, qui ont été énoncés par le juge McLachlin: la responsabilité doit être limitée; les limites doivent être clairement définies; des considérations de principe et d'équité doivent entrer en ligne de compte. Un certain nombre d'autres aspects sont aussi pertinents pour choisir une règle dans ce domaine. On laisse souvent entendre que le seul problème que doit surmonter la règle est celui de l'indétermination. Cela était peut-être naturel compte tenu de l'importance du risque de responsabilité indéterminée qui existe dans les affaires de déclaration inexacte faite par négligence et du fait que la percée de l'indemnisation de la perte économique ait eu lieu dans Hedley Byrne. Toutefois, la confusion qui s'est ensuivie entre le problème de la responsabilité indéterminée et les cas de perte économique en général tend à obscurcir les diverses questions soulevées dans différents genres d'affaires de perte économique. Bien qu'une règle dans le domaine de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat doive sûrement surmonter le problème de l'indétermination, pareille règle devrait faire davantage que simplement exclure la responsabilité indéterminée. Le critère applicable à l'indemnisation de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat devrait également refléter les caractéristiques de ce genre de litige. La règle devrait encourager les deux parties à agir de manière à réduire les pertes globales.

Il va sans dire que la règle doit également surmonter le problème de l'indétermination. Que faut-il alors pour qu'une responsabilité en particulier soit déterminée? Premièrement, dans ce domaine, la certitude requise devrait exister avant que l'accident ne survienne. Deuxièmement, on ne s'inquiète pas simplement du risque qu'il y ait un grand nombre de réclamations puisqu'un accident peut blesser un grand nombre de gens ou causer des dommages matériels considérables. On s'inquiète plutôt de ce que le nombre de réclamations soit indéterminé et qu'il soit donc difficile et coûteux de s'assurer contre ce risque. Dans les cas de préjudice physique, le nombre possible de réclamations de première victime est habituellement prévisible même s'il est élevé. Aspect plus important encore, il est rare que des réclamations pour préjudice physique se multiplient par des effets d'enchaînement. En revanche, de tels effets d'enchaînement constituent l'essence même de la perte économique relationnelle découlant d'un contrat. Un troisième facteur important est le fait que chaque réclamation est indéterminée. Permettre l'indemnisation des attentes en matière contractuelle exigerait qu'on procède à une analyse afin de déterminer qui a essuyé la perte. Le problème que soulève la présente affaire, du point de vue de l'indétermination, est qu'il est question d'un type d'accident fort susceptible d'engendrer une multitude de réclamations.

Les règles proposées qui permettraient l'indemnisation ne satisfont pas aux critères qu'une règle devrait respecter dans ce domaine. Premièrement, la règle exigeant un "demandeur en particulier" ou une "catégorie déterminée de demandeurs" a été rejetée dans Candlewood. Bien qu'elle soit utile dans les affaires de déclaration inexacte faite par négligence, elle n'a rien à voir avec le degré de faute du défendeur ou avec le bien-fondé de la réclamation du demandeur dans le contexte d'un accident. Deuxièmement, la prévision de la nature précise de la perte du demandeur ne suffit pas; dans presque toutes les affaires de ce genre, le défendeur sait que la perte subie sera précisément la perte d'usage du bien endommagé. Troisièmement, même s'il devait être adopté, le critère des "effets physiques" formulé par le juge Jacobs dans Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" n'est pas rempli. Les autres compagnies ferroviaires ont subi des dommages identiques même si elles ne possédaient pas un bien situé près du lieu de l'accident. Le fait qu'un demandeur en particulier possède un bien situé près du lieu d'un accident n'a, en principe, aucune importance. Quatrièmement, pour les motifs exposés par le juge Stevenson, la notion du lien étroit n'est pas susceptible de fournir une justification, fondée sur des principes, qui permette de définir l'étendue de la responsabilité. Elle exprime un résultat plutôt qu'un principe. Cinquièmement, la responsabilité dans ce domaine ne devrait pas s'établir en fonction de la perception qu'a le tribunal de l'étendue de la faute morale du défendeur. Dans ce genre d'affaires, la responsabilité résulte très souvent du fait d'autrui. La responsabilité du fait d'autrui est caractérisée par le fait qu'elle ne se fonde ni sur la conduite du défendeur ni même sur le manquement par celui-ci à sa propre obligation. En outre, dans la mesure où cette préoccupation de la faute est liée à la dissuasion, l'effet dissuasif du droit en matière de responsabilité délictuelle se fait déjà sentir en raison de l'action délictuelle intentée par le propriétaire du bien. Sixièmement, la proposition par le CN de tracer une nouvelle ligne de démarcation très nette qui exclurait tous les cocontractants du CN ne semble pas constituer une solution sensiblement meilleure que la règle traditionnelle.

Le problème crucial que posent les diverses formulations du critère du lien étroit examinées jusqu'ici réside dans le fait qu'elles abordent la question strictement du point de vue du défendeur. Compte tenu du fondement éminemment pragmatique des décisions sur la responsabilité dans ce domaine, il faut examiner la situation du défendeur et du demandeur dans ce genre de cas. En particulier, la capacité du demandeur de prévoir le dommage particulier et d'y parer est un facteur clé dans l'analyse du lien étroit.

Il est légitime de se demander quelle partie est la mieux en mesure d'assumer la perte dans ce genre d'affaire, et ce, pour trois raisons: les préoccupations de principe relatives à la dissuasion et au désir de faire supporter le coût des accidents par ceux qui profitent des activités qui les provoquent sont généralement tout au moins dissipées en grande partie par la responsabilité primaire de l'auteur du délit envers le propriétaire du bien; cette méthode ne fait qu'énoncer un autre principe qui sous-tend une règle bien établie; dans ce domaine, le problème crucial demeure la limitation de la responsabilité et un seuil d'indemnisation beaucoup plus élevé est entièrement justifié.

Dans l'analyse de la capacité d'assumer la perte, il faut notamment se demander quelle partie est la mieux en mesure de prévoir la fréquence et la gravité de la perte économique du CN en cas de dommages causés à des ponts, et de planifier en conséquence. Il n'y a pas de doute que le CN était mieux en mesure que Norsk d'assumer la perte. Premièrement, compte tenu de l'abondance des renseignements disponibles quant au risque d'interruption de la circulation sur le pont et de la longue utilisation du pont par le CN, il est probable que ce dernier était au moins aussi qualifié que Norsk pour évaluer ce risque. Deuxièmement, il est évident que le CN était mieux en mesure que Norsk d'évaluer les coûts éventuels, sur le plan de ses opérations, de l'impossibilité d'utiliser le pont. Troisièmement, le CN était mieux en mesure de se prémunir contre les conséquences de ces pertes en souscrivant une assurance commerciale de première partie ou en s'assurant lui‑même, ou encore en passant un contrat avec le propriétaire du pont et les clients du CN. Même si l'indemnisation était permise en l'espèce, il serait encore nécessaire que des parties comme le CN se protègent elle-mêmes. Permettre l'indemnisation aurait pour effet crucial d'obliger également les défendeurs, dans la situation de Norsk, à s'assurer contre le risque de perte économique relationnelle découlant d'un contrat.

Pour justifier l'indemnisation en pareils cas, le demandeur devrait non seulement, tout au moins, tenir compte effectivement de la préoccupation exprimée au sujet de l'indétermination, mais aussi démontrer qu'il ne disposait d'aucun autre moyen de protection adéquat. Il peut également se révéler nécessaire de tenir compte d'autres préoccupations. Il n'est pas nécessaire, dans le contexte de la présente affaire, de savoir s'il y a lieu de permettre l'indemnisation dans les cas où ces deux obstacles sont surmontés. La règle d'exclusion n'est pas attrayante en soi. Cette règle ne devient défendable que lorsqu'on réalise que l'indemnisation intégrale est impossible, que l'indemnisation va effectivement être refusée en ce qui concerne la grande majorité de ces réclamations, peu importe la règle que nous adoptions, et que la règle d'exclusion est mise en parallèle avec les autres solutions possibles. Il convient de ne pas y toucher dans le contexte de la présente affaire.


Parties
Demandeurs : Cie des chemins de fer nationaux du Canada
Défendeurs : Norsk Pacific Steamship Co.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêts appliqués: Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
arrêts examinés: Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227
arrêt non suivi: Murphy c. Brentwood District Council, [199l] 1 A.C. 398
arrêts mentionnés: Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Ultramares Corporation c. Touche, 174 N.E. 441 (1931)
Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453
Spartan Steel & Alloys Ltd. c. Martin & Co. (Contractors) Ltd., [1973] Q.B. 27
Leigh and Sillivan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1985] Q.B. 350
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
Junior Books c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520
Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owners) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265
Domar Ocean Transportation Ltd. c. M/V Andrew Martin, 754 F.2d 616 (1985)
Amoco Transport Co. c. S/S Mason Lykes, 768 F.2d 659 (1985)
Union Oil Co. c. Oppen, 501 F.2d 558 (1974)
East River Steamship Corp. c. Delaval Turbine Inc., 752 F.2d 903 (1985), conf. par 476 U.S. 858 (1986)
Cass. civ. 2e, 28 avril 1965, D.S. 1965.777 (Marcailloux c. R.A.T.V.M.)
Joly c. Ferme Ré‑Mi Inc., [1974] C.A. 523
Regent Taxi c. Congrégation des petits frères de Marie, dits frères maristes, [1929] R.C.S. 650
Hôpital Notre‑Dame c. Laurent, [1978] 1 R.C.S. 605
Agnew‑Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer‑Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221
B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [l986] 1 R.C.S. 228
MacMillan Bloedel Ltd. c. Foundation Company of Canada Ltd., [1977] 2 W.W.R. 717
Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147
Star Village Tavern c. Nield (1976), 71 D.L.R. (3d) 439
Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1.
Citée par le juge Stevenson
Arrêts approuvés: Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227
Ross c. Caunters, [1980] Ch. 297
arrêts non suivis: Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398
Candlewood Navigation Corp. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] A.C. 1
Junior Books Ltd. c. Veitchi Co., [1983] 1 A.C. 520
arrêts mentionnés: Agnew‑Surpass Shoe Stores Ltd. c. Cummer‑Yonge Investments Ltd., [1976] 2 R.C.S. 221
B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453
Simpson & Co. c. Thomson (1877), 3 App. Cas. 279
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owners) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265
Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works, [1974] R.C.S. 1189
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Ultramares Corporation c. Touche, 174 N.E. 441 (1931)
Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785
Société anonyme de remorquage à hélice c. Bennetts, [1911] 1 K.B. 243
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San Sebastian Pty. Ltd. c. Minister Administering the Environmental Planning and Assessment Act 1979 (1986), 162 C.L.R. 340
Candler c. Crane, Christmas & Co., [1951] 2 K.B. 164
Clarke c. Bruce Lance & Co., [1988] 1 All E.R. 364
Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466.
Citée par le juge La Forest (dissident)
Gypsum Carrier Inc. c. La Reine, [1978] 1 C.F. 147
Bethlehem Steel Corp. c. Administration de la voie maritime du Saint-Laurent, [1978] 1 C.F. 464
Star Village Tavern c. Nield (1976), 71 D.L.R. (3d) 439
Weller & Co. c. Foot & Mouth Disease Research Institute, [1966] 1 Q.B. 569
S.C.M. (United Kingdom) Ltd. c. W. J. Whittall and Son Ltd., [1971] 1 Q.B. 337
Spartan Steel & Alloys Ltd. c. Martin & Co. (Contractors) Ltd., [1973] Q.B. 27
Rivtow Marine Ltd. c. Washington Iron Works (1972), 26 D.L.R. (3d) 559 inf. [1974] R.C.S. 1189
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Hedley Byrne & Co. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465
Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398
State of Louisiana c. M/V Testbank, 752 F.2d 1019 (1985)
Cattle c. Stockton Waterworks Co. (1875), L.R. 10 Q.B. 453
Candlewood Navigation Corp. c. Mitsui O.S.K. Lines Ltd. (The Mineral Transporter), [1986] A.C. 1
Simpson & Co. c. Thomson (1877), 3 App. Cas. 279
Caltex Oil (Aust.) Pty. Ltd. c. The Dredge "Willemstad" (1976), 11 A.L.R. 227
Robins Dry Dock & Repair Co. c. Flint, 275 U.S. 303 (1927)
Abramovic c. Canadian Pacific Ltd. (1989), 69 O.R. (2d) 487
Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785
Société anonyme de remorquage à hélice c. Bennetts, [1911] 1 K.B. 243
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259
B.D.C. Ltd. c. Hofstrand Farms Ltd., [1986] 1 R.C.S. 228
Haig c. Bamford, [1977] 1 R.C.S. 466
Elliott Steam Tug Co. c. Shipping Controller, [1922] 1 K.B. 127
MacPherson c. Buick Motor Co., 217 N.Y. 382 (1916)
Overseas Tankship (U.K.) Ltd. c. Morts Dock & Engineering Co. (The Wagon Mound), [1961] A.C. 388
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Cour d'appel de Colmar (Ch. détachée à Metz), 20 avril 1955, D.1956.723 (Football Club de Metz c. Wiroth)
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J. E. Construction Inc. c. General Motors du Canada Ltée, [1985] C.A. 275
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The "Father Thames", [1979] 2 Lloyd's Rep. 364
Konstantinidis c. World Tankers Corp. (The World Harmony), [1967] P. 341
Venore Transportation Co. c. M/V Struma, 583 F.2d 708 (1978)
Morrison Steamship Co. c. Greystoke Castle (Cargo Owners) (The Greystoke Castle), [1947] A.C. 265
Aktieselskabet Cuzco c. The Sucarseco, 294 U.S. 394 (1935)
Candler c. Crane, Christmas & Co., [1951] 2 K.B 164
Smith c. Bush, [1990] 1 A.C. 831
Lamb c. Camden London Borough Council, [1981] Q.B. 625
Photo Production Ltd. c. Securicor Transport Ltd., [1980] A.C. 827.
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Proposition de citation de la décision: Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021 (30 avril 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-04-30;.1992..1.r.c.s..1021 ?
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