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09/07/1992 | CANADA | N°[1992]_2_R.C.S._663

Canada | R. c. Deruelle, [1992] 2 R.C.S. 663 (9 juillet 1992)


R. c. Deruelle, [1992] 2 R.C.S. 663

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Joseph Leon Deruelle Intimé

Répertorié: R. c. Deruelle

No du greffe: 22305.

1992: 1er mai; 1992: 9 juillet.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Stevenson*.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1990), 100 N.S.R. (2d) 423, 272 A.P.R. 423, 62 C.C.C. (3d) 44, 27 M.V.R. (2d)

266, qui a rejeté l'appel interjeté par le ministère public contre le rejet, par le juge Campbell de la Cour provinci...

R. c. Deruelle, [1992] 2 R.C.S. 663

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Joseph Leon Deruelle Intimé

Répertorié: R. c. Deruelle

No du greffe: 22305.

1992: 1er mai; 1992: 9 juillet.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Stevenson*.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1990), 100 N.S.R. (2d) 423, 272 A.P.R. 423, 62 C.C.C. (3d) 44, 27 M.V.R. (2d) 266, qui a rejeté l'appel interjeté par le ministère public contre le rejet, par le juge Campbell de la Cour provinciale, de l'accusation, portée contre l'accusé, d'avoir refusé d'obtempérer à l'ordre de fournir un échantillon de sang. Pourvoi accueilli.

Kenneth W. F. Fiske et Denise C. Smith, pour l'appelante.

Patricia A. Fricker et Allan F. Nicholson, pour l'intimé.

//Le juge La Forest//

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge La Forest — Ce pourvoi porte sur le sens du délai dans lequel les policiers doivent ordonner à une personne de se soumettre à l'éthylomètre en vertu du par. 254(3) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Ce paragraphe dispose:

254. . . .

(3) L'agent de la paix qui a des motifs raisonnables de croire qu'une personne est en train de commettre, ou a commis au cours des deux heures précédentes, par suite d'absorption d'alcool, une infraction à l'article 253 peut lui ordonner immédiatement ou dès que possible de lui fournir immédiatement ou dès que possible les échantillons suivants:

a) soit les échantillons d'haleine qui de l'avis d'un technicien qualifié sont nécessaires à une analyse convenable pour permettre de déterminer son alcoolémie;

b) soit les échantillons de sang suivant le paragraphe (4), qui, de l'avis d'un technicien ou d'un médecin qualifiés sont nécessaires à l'analyse convenable pour permettre de déterminer son alcoolémie, dans le cas où l'agent de la paix a des motifs raisonnables de croire qu'à cause de l'état physique de cette personne, une de ces conditions se présente:

(i) celle‑ci peut être de l'avis d'un technicien qualifié, incapable de fournir un échantillon d'haleine,

(ii) le prélèvement d'un échantillon d'haleine ne serait pas facilement réalisable.

Aux fins de prélever les échantillons de sang ou d'haleine, l'agent de la paix peut ordonner à cette personne de le suivre. [Je souligne.]

Comme on le voit, le par. 254(3) exige que les policiers agissent dans les deux heures suivant la perpétration de l'infraction de conduite avec facultés affaiblies dont on soupçonne l'existence, mais les tribunaux d'instance inférieure ont envisagé différemment la question de savoir lequel, de deux événements, doit se produire pendant cet intervalle. L'une des interprétations veut que l'ordre de se soumettre à l'éthylomètre soit donné dans les deux heures de la perpétration de l'infraction. D'après l'autre interprétation, il suffit que les policiers aient des motifs de croire qu'une personne a commis l'infraction de conduite avec facultés affaiblies au cours des deux heures précédentes. Selon ce dernier point de vue, les policiers pourraient donner, l'ordre lui‑même après l'expiration du délai de deux heures. Telle est la question qu'il nous faut trancher dans ce pourvoi.

Les faits

L'intimé, Joseph Leon Deruelle, était au volant de sa voiture lorsqu'un accident mettant en cause son seul véhicule est survenu à 3 h 30, le 27 octobre 1989, à Framboise, au Cap‑Breton (Nouvelle‑Écosse). L'agent Watson de la GRC, qui enquêtait sur cet accident, a estimé que l'intimé avait les facultés affaiblies par l'alcool. Ce dernier, ayant été légèrement blessé lors de l'accident, a été transporté par ambulance au Sydney City Hospital. L'agent Watson a alors téléphoné au détachement de la GRC de Sydney pour signaler l'accident à un certain agent Smith, à 5 h 20. Watson a informé Smith que, selon lui, le conducteur de la voiture avait les facultés affaiblies par l'alcool.

L'agent Smith s'est rendu à l'hôpital en vue d'obtenir un échantillon d'haleine ou de sang de l'intimé. À son arrivée à 5 h 26, il a découvert que l'intimé avait disparu. On l'a retrouvé à 5 h 45, assis dans un vestibule entre deux portes verrouillées. À 5 h 54, après avoir consulté un médecin, l'agent Smith a informé l'intimé de son droit de recourir aux services d'un avocat et lui a ordonné de fournir un échantillon de sang. L'intimé, ayant refusé d'obtempérer à l'ordre donné, a fait l'objet d'une accusation fondée sur le par. 254(5) du Code criminel.

Lors du procès en Cour provinciale de la Nouvelle‑Écosse, le ministère public a fait comparaître un seul témoin, l'agent Smith. L'intimé n'a présenté aucune preuve. Le juge Campbell de la Cour provinciale a rejeté l'accusation parce qu'à son avis le par. 254(3) du Code criminel exige que l'ordre de fournir un échantillon de sang soit donné dans les deux heures suivant le moment où l'infraction de conduite avec facultés affaiblies a été commise. L'appel interjeté devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel, a été rejeté, le juge Macdonald étant dissident: (1990), 100 N.S.R. (2d) 423, 272 A.P.R. 423, 62 C.C.C. (3d) 44, 27 M.V.R. (2d) 266 (ci‑après cité au N.S.R.). L'autorisation de pourvoi devant notre Cour a été accordée le 13 juin 1991: [1991] 1 R.C.S. xiii.

L'historique des procédures judiciaires

Les faits de l'affaire n'ont pas été contestés au procès. En conséquence, le juge Campbell a estimé que la question dont il était saisi se limitait à décider si le délai de deux heures fixé au par. 254(3) se rapportait au moment où l'agent de la paix a des motifs de croire qu'une infraction de conduite avec facultés affaiblies a été commise, ou encore au moment où le suspect est sommé de fournir un échantillon d'haleine ou de sang.

Suivant la décision de la Cour suprême de l'Île‑du‑Prince‑Édouard R. c. Willis (1974), 5 Nfld. & P.E.I.R. 398, le juge Campbell a conclu que l'ordre devait être donné dans les deux heures de l'infraction de conduite avec facultés affaiblies. En l'espèce, vu que l'ordre avait été donné plus de deux heures après l'accident de l'intimé, l'accusation a été rejetée.

Suite à l'appel interjeté devant la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel, le juge Freeman a rédigé les motifs principaux de la majorité. Il a estimé que le [traduction] "sens clair" et la "simple logique" du par. 254(3) exigent que le délai de deux heures soit lié à l'ordre des policiers. Ses motifs sont résumés dans le passage suivant, aux pp. 425 et 426:

[traduction] Il faut donner aux termes du par. 254(3) leur sens clair et ordinaire. Aux fins de la présente question, les mots clés quant à l'ordre donné en vertu de l'art. 254 sont: "l'agent de la paix qui a des motifs . . . de croire . . . peut . . . ordonner . . ."

L'expression "a des motifs de croire" est au présent. À mon avis, cela signifie que ces motifs de croire doivent subsister au moins jusqu'à ce que l'ordre ait été donné. Rien dans le paragraphe ne laisse entendre que des motifs de croire qu'on avait antérieurement puissent être mis en attente et leurs effets gelés temporairement jusqu'à ce qu'ils puissent être utilisés. La continuité des motifs de croire est, à mon sens, une condition préalable à la validité de l'ordre. Le paragraphe 254(3) est silencieux quant au moment où il peut y avoir formation des motifs de croire de l'agent de la paix. Son économie est telle que la mention de la formation des motifs de croire est inutile. S'il y a motifs de croire, au sens du par. 254(3), au moment de l'ordre, il importe peu de savoir à quel moment antérieur ces motifs de croire ont pris naissance, pourvu que l'ordre soit donné "immédiatement ou dès que possible" après leur formation. L'essentiel est que les motifs raisonnables de croire existent au moment même où l'ordre est donné; il doit s'agir des motifs de croire que la personne à qui cet ordre est adressé "est en train de commettre, ou a commis au cours des deux heures précédentes, par suite d'absorption d'alcool, une infraction à l'article 253".

Le juge Freeman a conclu que les motifs de croire de l'agent Smith avaient pris fin à 5 h 30 et que l'ordre donné après ce moment était hors délai.

En examinant la jurisprudence sur cet aspect du par. 254(3), le juge Freeman a reconnu que d'autres cours d'appel avaient, dans des opinions incidentes, laissé entendre que l'événement pertinent était celui de la formation des motifs de croire des policiers: voir R. c. Pavel (1989), 53 C.C.C. (3d) 296 (C.A. Ont.); R. c. Hitchner (1989), 13 M.V.R. (2d) 37 (C.A. Alb.). Il a toutefois préféré l'interprétation opposée qui a été énoncée dans les arrêts R. c. Willis, précité, et R. c. Goodyear (1988), 70 Nfld. & P.E.I.R. 256 (C.S.T.‑N., 1re inst.).

Dans de brefs motifs concordants, le juge Jones a quant à lui mis l'accent sur l'ensemble du régime d'éthylométrie plutôt que sur le texte du paragraphe en cause. À son avis, le délai de deux heures fixé aux art. 256 et 258 du Code détermine le sens du délai prescrit au par. 254(3). Il déclare à ce sujet, à la p. 429:

[traduction] Le législateur a manifestement attaché de l'importance à ces délais et a voulu subordonner l'admission d'un échantillon en preuve à la stricte observance des dispositions. Il aurait été simple de prévoir, dans les dispositions subséquentes que lorsqu'un échantillon est prélevé conformément à un ordre donné en vertu du par. 254(3), les résultats des analyses sont admissibles en preuve.

Comme il est question dans ces dispositions du moment de l'infraction, cela me porte à conclure que l'ordre donné en vertu du par. 254(3) se rapporte au moment de l'infraction.

Le juge Jones a préféré un lien avec le moment où l'ordre est donné parce qu'il en résulte un critère objectif aux fins de l'application du par. 254(3), ce qui est à son avis préférable au critère subjectif que l'on obtient lorsque l'événement pertinent est la formation des motifs de croire du policier. Enfin, il a souscrit à l'opinion du juge Freeman selon laquelle toute ambiguïté dans cette disposition pénale devait profiter à l'accusé.

Dans sa dissidence, le juge Macdonald a soutenu que la seule façon possible d'interpréter ce paragraphe était de lier le délai à la formation des motifs de croire du policier. Il a donné l'exemple du policier qui a des motifs de croire à la suite d'un ouï‑dire, mais qui ne peut joindre le conducteur pour lui donner un ordre dans le délai de deux heures. À son avis, la disposition a été conçue pour faciliter le travail des policiers en pareil cas, en exigeant seulement qu'ils aient des motifs de croire dans les deux heures de l'infraction. Il a trouvé des appuis à son interprétation dans les arrêts Hitchner et Pavel, ainsi que dans les observations du juge en chef Culliton de la Saskatchewan, dans l'arrêt R. c. Hamm (1973), 15 C.C.C. (2d) 32 (C.A. Sask.).

Le juge Macdonald a rejeté l'argument de son collègue le juge Jones selon lequel le sens du par. 254(3) doit être déterminé en fonction de l'art. 258. À son avis, il ressortait de l'ensemble du régime d'éthylométrie que les art. 254 et 258 ont des objets distincts et qu'il n'y a pas lieu de les interpréter en incorporant les termes de ce dernier dans le premier. Il a conclu que l'art. 258 n'est qu'une disposition en matière de preuve et rien de plus; il permet aux policiers de bénéficier d'une procédure abrégée sous la forme d'une présomption lorsque l'échantillon d'haleine ou de sang est prélevé dans les deux heures. Vu que l'échantillon prélevé après deux heures demeurait admissible, le délai de deux heures prévu à l'art. 258 n'avait pas à équivaloir au délai plus souple du par. 254(3). Le juge Macdonald aurait en conséquence accueilli l'appel.

Question en litige

Dans ce pourvoi, il s'agit donc simplement de déterminer si le délai de deux heures prévu au par. 254(3) du Code criminel s'applique à l'ordre de fournir un échantillon d'haleine ou de sang, ou encore à la formation, chez l'agent de la paix, de motifs raisonnables de croire qu'une personne est en train de commettre ou a commis, par suite d'absorption d'alcool, une infraction à l'art. 253 du Code.

Analyse

À mon avis, il y a lieu d'interpréter le par. 254(3) comme exigeant simplement que l'agent de la paix ait des motifs de croire qu'un suspect a commis une infraction de conduite avec facultés affaiblies dans les deux heures précédentes. L'ordre fondé sur ces motifs de croire doit être donné immédiatement ou dès que possible, mais il se peut que le délai de deux heures soit alors expiré. Cette interprétation trouve appui tant dans le texte du paragraphe que dans le régime général d'éthylométrie du Code criminel. Il s'ensuit que je partage largement l'opinion dissidente du juge Macdonald.

En Cour d'appel, le juge Freeman a conclu que, d'après le [traduction] "sens clair" du par. 254(3), la formation des motifs de croire et l'ordre en résultant doivent coïncider, c'est‑à‑dire qu'au moment où l'ordre est donné, les motifs de croire de l'agent doivent avoir été fraîchement formés. Je ne suis pas de cet avis. Le langage du paragraphe ne décrit pas un événement unique. Il se divise plutôt en deux modes temporels, à commencer par le présent et le passé: "L'agent de la paix qui a des motifs . . . de croire qu'une personne est en train de commettre, ou a commis au cours des deux heures précédentes . . . une infraction à l'article 253 . . . [peut donner un ordre]". (Je souligne.) L'emploi de ces temps doit être mis en parallèle avec l'emploi du présent et du futur pour désigner le moment de donner l'ordre: "peut lui ordonner immédiatement ou dès que possible". (Je souligne.) À mon avis, les temps passé et futur ne sont pas liés par le texte de la disposition. Les motifs de croire et l'ordre peuvent coïncider (c'est‑à‑dire lorsque l'ordre est donné "immédiatement"), mais il est faux de prétendre qu'ils doivent coïncider.

Au‑delà du texte de la disposition, le régime d'éthylométrie du Code vise à assurer que le prélèvement des échantillons d'haleine ou de sang soit effectué le plus rapidement possible après l'infraction alléguée de conduite avec facultés affaiblies. Cet objectif prédominant est atteint au moyen de divers mécanismes établis dans des dispositions précises du Code. Bien que l'objectif général soit le même dans l'ensemble du régime, les buts précis de chaque mécanisme sont différents. À ce titre, le fait que les dispositions constituent un "régime" ne commande pas une interprétation unitaire qui soit contraire au texte de chaque disposition particulière. Le délai de deux heures prescrit au par. 254(3) contribue à atteindre l'objectif du régime en forçant les policiers à faire rapidement enquête et à prélever les échantillons dès que possible. On peut distinguer cet objectif précis, qui se rattache à l'admissibilité de l'échantillon en preuve, de l'objectif visé par le délai fixé dans la disposition qui établit une présomption, l'al. 258(1)c). Cet alinéa permet aux policiers de recourir à une procédure abrégée, mais à la condition que l'échantillon d'haleine ou de sang ait été prélevé dans les deux heures de l'infraction alléguée. À ce titre, il a trait à la qualité de la preuve obtenue par la police plutôt qu'à son admissibilité.

L'avocate de l'intimé a fait valoir que le par. 254(3) vise à empêcher que des échantillons d'haleine ou de sang prélevés longtemps après le fait soient utilisés en preuve et qu'à ce titre, il doit être interprété comme exigeant que l'ordre soit donné dans les deux heures. Cet argument sert plutôt à brouiller les pistes car ni l'ordre ni la formation de motifs de croire n'influe sur le moment de prélever l'échantillon. Il est plutôt seulement nécessaire que l'échantillon soit prélevé dès que possible après que l'ordre a été donné. En d'autres termes, même si l'ordre est donné dans les deux heures, il peut dans certains cas s'écouler un long délai avant qu'il ne soit matériellement possible de prélever l'échantillon. À ce titre, un échantillon "périmé" sera tout de même admis en preuve quelle que soit l'interprétation du par. 254(3) qui sera retenue dans ce pourvoi. Il va sans dire que cela ne règle pas la question puisqu'une autre disposition, l'al. 258(1)c), régira l'utilisation, au procès, de l'élément de preuve constitué par l'échantillon.

La prémisse inexacte voulant que l'al. 258(1)c) régisse la question de l'admissibilité est au c{oe}ur de la méthode d'interprétation du juge Jones de la Cour d'appel. Cette méthode a été proposée pour la première fois par le juge Barry dans l'arrêt Goodyear, précité, et a été soulignée par l'avocate de l'intimé au cours du présent pourvoi. Le juge Macdonald y a répondu de manière pertinente dans ses motifs de dissidence, aux pp. 432 et 433:

[traduction] Parce que l'alcool est transformé par le métabolisme de l'organisme humain, le résultat de l'analyse d'un échantillon d'haleine ou de sang ne mesure pas réellement l'alcoolémie de l'accusé au moment où il aurait commis l'infraction alléguée. Aux termes des al. 258(1)c) et d), le ministère public bénéficie d'une procédure abrégée sous la forme d'une présomption que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée était identique au résultat de l'analyse de son haleine ou de son sang. Grâce à cette présomption, le ministère public n'a pas à produire de témoins experts afin de déterminer le taux d'alcoolémie réel au moment où l'infraction alléguée a été commise, en fonction des résultats des analyses des échantillons de sang ou d'haleine. Pour se prévaloir de cette présomption, la poursuite doit établir notamment que les échantillons d'haleine ou de sang n'ont pas été prélevés plus de deux heures après la perpétration de l'infraction alléguée.

Lorsque, comme en l'espèce, l'échantillon d'haleine ou de sang est prélevé plus de deux heures après la perpétration de l'infraction alléguée, le ministère public perd le bénéfice de la présomption, mais rien de plus, pourvu que l'agent qui a exigé les échantillons d'haleine ou de sang ait eu des motifs de croire que l'accusé avait, dans les deux heures précédentes, commis une infraction de conduite avec facultés affaiblies.

Suivant le point de vue que le juge Barry adopte à la p. 261 de l'arrêt R. c. Goodyear, précité, le délai de deux heures prescrit par l'actuel par. 254(3) du Code est le même que celui fixé par l'actuel al. 258(1)c). En d'autres termes, le juge Barry interprète le par. 254(3) comme exigeant que les motifs de croire soient formés, que l'ordre soit donné et que les échantillons d'haleine ou de sang soient prélevés dans les deux heures de la perpétration de l'infraction alléguée. Je souscris à l'opinion exprimée dans l'affaire R. c. Pavel, précitée, suivant laquelle une telle interprétation ne peut raisonnablement être donnée au par. 254(3).

Je ne considère pas que les dispositions établissant une présomption (al. 253(1)c) et d)), qui sont purement relatives à la preuve, renvoient aux dispositions de fond du par. 254(3) du Code de manière à exiger non seulement que les motifs requis de croire soient formés dans les deux heures de l'infraction alléguée, mais encore que l'ordre de fournir un échantillon d'haleine ou de sang, sinon le prélèvement lui‑même, se fassent aussi à l'intérieur de ce délai.

Comme le laisse entendre le juge Macdonald, il est maintenant bien établi en droit que le défaut de se conformer aux dispositions de l'art. 258 prive le ministère public du bénéfice de la présomption qu'il renferme, mais sans plus. La preuve obtenue demeure admissible: voir R. c. May (1971), 16 C.R.N.S. 392 (C.S. Alb.); R. c. Hamm, précité; R. c. Burnison (1979), 70 C.C.C. (2d) 38 (C.A. Ont.). Notre Cour a fait remarquer cela à l'audience et l'avocate de l'intimé en a convenu. Je souligne cependant que, dans Breathalyzer Law in Canada (3e éd. 1986), aux pp. 12‑40 à 12‑49, McLeod, Takach et Segal laissent entendre que cette proposition peut toujours faire l'objet de discussions. À mon avis, cependant, l'analyse de la Cour d'appel de la Saskatchewan dans l'arrêt Hamm a réglé la question il y a quelques années.

Au cours de l'audition de ce pourvoi, l'avocate de l'intimé a reconnu que l'al. 258(1)c) ne régit pas la question de l'admissibilité. De ce fait, son argumentation relative au régime d'éthylométrie se ramenait à ceci: le régime s'attache à prévoir un délai de deux heures et ce délai devrait donc s'appliquer à l'ordre donné par le policier. Il s'agit là, cependant, d'un lien beaucoup trop ténu pour influer sur l'interprétation de la disposition en question. L'objet du par. 254(3) ne dépend pas du rattachement du délai à l'ordre donné. Peu importe que l'événement-limite soit les motifs de croire ou l'ordre donné, l'exigence prépondérante du paragraphe est que l'échantillon soit prélevé dès que possible. Ainsi, les deux interprétations examinées dans ce pourvoi obligeront les policiers à faire preuve de célérité. Celle que préconise l'intimé serait toutefois injuste pour les policiers dans certaines circonstances.

Le juge Macdonald donne, à la p. 433, un exemple patent de situation où le paragraphe peut s'appliquer de manière injuste pour les policiers:

[traduction] Dans certaines circonstances, bien que l'agent de la paix forme les motifs de croire requis par le par. 254(3) dans les deux heures de l'infraction alléguée, il se peut qu'il soit dans l'impossibilité de donner l'ordre de fournir un échantillon d'haleine ou de sang à l'intérieur de ce délai. Vu que les motifs de croire requis peuvent être formés à la suite d'un ouï‑dire, il peut arriver que l'agent forme ces motifs de croire à une certaine distance de l'endroit où se trouve l'auteur de l'infraction alléguée. Il se peut qu'il lui faille un temps considérable pour rejoindre cette personne et lui ordonner de fournir un échantillon d'haleine ou de sang. C'est peut‑être en partie pour cette raison que le Parlement a jugé bon de prévoir que l'ordre de fournir un échantillon d'haleine ou de sang soit donné immédiatement après que les motifs de croire requis aient été formés ou, s'il ne pouvait être donné immédiatement, qu'il le soit "dès que possible".

Un autre exemple est celui du cas où le policier qui enquête sur une infraction de conduite avec facultés affaiblies découvre que le conducteur a fui les lieux de l'accident ou a disparu. En interrogeant des témoins et en examinant les lieux, le policier peut avoir des motifs raisonnables de croire que les facultés du conducteur étaient affaiblies. Cependant, il lui sera impossible de donner un ordre avant de retrouver le conducteur. Cela risque de prendre plus de deux heures, ce qui n'empêchera pas l'échantillon d'haleine prélevé après ce délai de demeurer pertinent. Si l'ordre doit être l'événement-limite, ces échantillons d'haleine pertinents seront alors injustement exclus de la preuve.

La jurisprudence citée par les parties n'est que de peu d'utilité pour trancher le présent pourvoi. Dans la plupart des cas, les jugements, qu'ils penchent en faveur d'une thèse ou de l'autre, ne justifient pas l'interprétation donnée au paragraphe. L'arrêt Goodyear est l'exception, quoique le raisonnement qu'on y trouve soit fautif, tel que démontré précédemment. L'intimé a attaché une importance considérable à des mentions du délai de deux heures que notre Cour a faites antérieurement. Ces mentions se trouvent dans les motifs du juge Le Dain dans les arrêts R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613, et R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640, qui portent sur le droit à l'assistance d'un avocat en matière d'éthylomètres et d'alcootests. On a cité notamment le passage suivant de l'arrêt Thomsen, à la p. 651:

Dans les motifs de jugement que nous avons rédigés dans l'affaire Therens, le juge Estey et moi‑même, en comparant les par. 234.1(1) et 235(1) [maintenant le par. 254(3)], avons également attaché de l'importance au fait que le législateur a choisi d'utiliser l'expression "sur‑le‑champ" sans plus au par. 234.1(1), mais l'expression "sur‑le‑champ ou dès que possible" au par. 235(1). En fin de compte, toutefois, c'est le délai de deux heures imparti par le par. 237(1) [maintenant le par. 258(1)] pour pratiquer l'éthylométrie qui a été interprété comme accordant la possibilité de communiquer avec un avocat avant d'obtempérer à une sommation faite en vertu du par. 235(1). [Je souligne.]

L'intimé soutient que cela rattache d'une certaine manière le délai de deux heures à l'ordre donné. Toutefois, si j'ai bien saisi les motifs du juge Le Dain, celui‑ci voulait simplement illustrer le fait qu'en temps normal, les policiers disposent de près de deux heures pour compléter l'éthylométrie et bénéficier de la présomption établie par l'art. 258 et que, dans cet intervalle, il est raisonnable d'autoriser le conducteur à communiquer avec son avocat. Je ne vois rien dans ses observations qui laisse entendre que l'ordre doit, en droit, être donné dans le délai de deux heures.

Suivant la Cour d'appel à la majorité, toute ambiguïté dans une disposition pénale doit profiter à l'accusé. C'est exactement le point de vue que j'ai adopté au sujet d'une autre partie du par. 254(3) dans les motifs que j'ai rédigés dans l'affaire R. c. Green, [1992] 1 R.C.S. 614. À mon avis cependant, la même ambiguïté n'existe pas en l'espèce. Le paragraphe 254(3) n'est peut‑être pas un modèle de clarté, mais dans le cas qui nous occupe l'intention du législateur est suffisamment claire pour qu'il ne soit pas nécessaire de recourir à ce précepte de l'interprétation législative.

Pour ces motifs, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler l'ordonnance de la Section d'appel de la Cour suprême, de substituer une déclaration de culpabilité à l'acquittement prononcé en première instance et de renvoyer l'affaire à la Cour provinciale pour l'imposition d'une peine.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelante: Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

Procureurs de l'intimé: Patricia A. Fricker et Allan F. Nicholson, Sydney.

* Le juge Stevenson n'a pas pris part au jugement.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 2 R.C.S. 663 ?
Date de la décision : 09/07/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel ‑ Véhicules à moteur - Ordre de fournir un échantillon d'haleine ou de sang - Délai - L'ordre doit‑il être donné dans les deux heures de la perpétration de l'infraction? ‑ Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 254(3).

L'accusé était au volant de sa voiture lorsqu'un accident mettant en cause son seul véhicule est survenu à 3 h 30. Étant donné qu'il avait été légèrement blessé lors de l'accident, il a été transporté par ambulance à l'hôpital. Le policier enquêteur a signalé l'accident à un autre agent à 5 h 20, l'informant que, selon lui, le conducteur de la voiture avait les facultés affaiblies par l'alcool. Le deuxième agent s'est rendu à l'hôpital à 5 h 26 en vue d'obtenir un échantillon d'haleine ou de sang de l'accusé. L'accusé avait disparu et on l'a retrouvé à 5 h 45. À 5 h 54, après avoir consulté un médecin, l'agent a informé l'accusé de son droit de recourir aux services d'un avocat et lui a ordonné de fournir un échantillon de sang. L'accusé, ayant refusé de fournir cet échantillon, a été inculpé de refus d'obtempérer à un ordre donné en vertu du par. 254(5) du Code criminel. Aux termes du par. 254(3), "[l]'agent de la paix qui a des motifs . . . de croire qu'une personne est en train de commettre, ou a commis au cours des deux heures précédentes, . . . une infraction à l'article 253 peut lui ordonner immédiatement ou dès que possible de lui fournir" un échantillon d'haleine ou de sang. Le juge du procès a rejeté l'accusation parce qu'à son avis le par. 254(3) exige que l'ordre de fournir un échantillon de sang soit donné dans les deux heures suivant le moment où l'infraction de conduite avec facultés affaiblies a été commise. La Cour d'appel, dans un arrêt majoritaire, a rejeté l'appel du ministère public. Le présent pourvoi vise à déterminer si les policiers doivent donner l'ordre de se soumettre à l'éthylomètre dans les deux heures de la perpétration de l'infraction ou s'il suffit qu'ils aient des motifs de croire qu'une personne a commis l'infraction de conduite avec facultés affaiblies au cours des deux heures précédentes.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

Il y a lieu d'interpréter le par. 254(3) comme exigeant simplement que l'agent de la paix ait des motifs de croire qu'un suspect a commis une infraction de conduite avec facultés affaiblies dans les deux heures précédentes. L'ordre fondé sur ces motifs de croire doit être donné immédiatement ou dès que possible, mais il se peut que le délai de deux heures soit alors expiré. La formation des motifs de croire et l'ordre en résultant n'ont pas à coïncider. Le langage du paragraphe ne décrit pas un événement unique, mais il se divise plutôt en deux modes temporels. L'emploi du présent et du passé pour désigner la formation des motifs de croire ("a des motifs . . . de croire qu'une personne est en train de commettre, ou a commis au cours des deux heures précédentes") doit être mis en parallèle avec l'emploi du présent et du futur pour désigner le moment de donner l'ordre ("peut lui ordonner immédiatement ou dès que possible").

Cette interprétation trouve appui dans le régime général d'éthylométrie du Code criminel qui vise à assurer que le prélèvement des échantillons d'haleine ou de sang soit effectué le plus rapidement possible après l'infraction alléguée de conduite avec facultés affaiblies. Le délai de deux heures prescrit au par. 254(3) contribue à atteindre l'objectif du régime en forçant les policiers à faire rapidement enquête et à prélever les échantillons dès que possible. On peut distinguer cet objectif précis, qui se rattache à l'admissibilité de l'échantillon en preuve, de l'objectif visé par le délai prescrit dans la disposition qui établit une présomption, l'al. 258(1)c), qui permet aux policiers de recourir à une procédure abrégée, mais à la condition que l'échantillon d'haleine ou de sang ait été prélevé dans les deux heures de l'infraction alléguée. Lorsque, comme en l'espèce, l'échantillon d'haleine ou de sang est prélevé plus de deux heures après la perpétration de l'infraction alléguée, le ministère public perd le bénéfice de la présomption, mais rien de plus. La preuve obtenue demeure admissible, pourvu que l'agent qui a exigé les échantillons d'haleine ou de sang ait eu des motifs de croire que l'accusé avait, dans les deux heures précédentes, commis une infraction de conduite avec facultés affaiblies.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Deruelle

Références :

Jurisprudence
Arrêts non suivis: R. c. Willis (1974), 5 Nfld. & P.E.I.R. 398
R. c. Goodyear (1988), 70 Nfld. & P.E.I.R. 256
arrêts mentionnés: R. c. Pavel (1989), 53 C.C.C. (3d) 296
R. c. Hitchner (1989), 13 M.V.R. (2d) 37
R. c. Hamm (1973), 15 C.C.C. (2d) 32
R. c. May (1971), 16 C.R.N.S. 392
R. c. Burnison (1979), 70 C.C.C. (2d) 38
R. c. Therens, [1985] 1 R.C.S. 613
R. c. Thomsen, [1988] 1 R.C.S. 640
R. c. Green, [1992] 1 R.C.S. 614.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 36], art. 253 [abr. & rempl. ch. 32 (4e suppl.), art. 59], 254(3), (5), 256, 258(1)c).
Doctrine citée
McLeod, Roderick M., John D. Takach and Murray D. Segal. Breathalyzer Law in Canada, vol. 2, 3rd ed. Toronto: Carswell, 1986.

Proposition de citation de la décision: R. c. Deruelle, [1992] 2 R.C.S. 663 (9 juillet 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-07-09;.1992..2.r.c.s..663 ?
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