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27/08/1992 | CANADA | N°[1992]_2_R.C.S._858

Canada | R. c. Sims, [1992] 2 R.C.S. 858 (27 août 1992)


R. c. Sims, [1992] 2 R.C.S. 858

Michael Gary Sims Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Sims

No du greffe: 22443.

1992: 15 juin; 1992: 27 août.

Présents: Les juges Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 64 C.C.C. (3d) 403, qui a rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre sa déclaration de culpabilité prononcée relativement à une accusation de meurtre.

Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

David J. Martin et G. Delbigio, pour l'appelant.

Austin F. Cullen, pour ...

R. c. Sims, [1992] 2 R.C.S. 858

Michael Gary Sims Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Sims

No du greffe: 22443.

1992: 15 juin; 1992: 27 août.

Présents: Les juges Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 64 C.C.C. (3d) 403, qui a rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre sa déclaration de culpabilité prononcée relativement à une accusation de meurtre. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

David J. Martin et G. Delbigio, pour l'appelant.

Austin F. Cullen, pour l'intimée.

//Le juge McLachlin//

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge McLachlin — Il s'agit de déterminer, en l'espèce, si un juge devrait faire part de son opinion sur des questions de fait lorsqu'il exhorte un jury dans l'impasse à rendre un verdict.

Les faits

Le présent pourvoi fait suite au procès de Sims pour le meurtre d'une personne âgée, Flora Nelson, commis au cours d'une introduction par effraction dans la résidence de cette dernière à Victoria. En janvier 1987, après avoir procédé à une enquête, la police a conclu que Sims et un certain Norman Johnson étaient présents dans l'appartement de la victime le jour du meurtre et qu'il se pouvait que l'un d'eux, ou les deux à la fois, l'aient assassinée. En février 1987, les sergents Oakley et Ross se sont rendus à Toronto pour interroger l'appelant, alors détenu relativement à d'autres accusations portées en Ontario. Au cours de l'interrogatoire qui a suivi, Sims a fait certaines déclarations à la police.

Il a discuté, avec les agents, de la possibilité de plaider coupable à l'infraction moindre d'homicide involontaire coupable. Il a déclaré être malade et avoir besoin d'aide, et [traduction] "ne pouvoir continuer à faire du mal aux personnes âgées". Après avoir exprimé le souhait d'être transféré à Victoria afin de [traduction] "blanchir Norm", il a demandé à haute voix: [traduction] "si Norm n'avait vraiment rien à voir avec les coups, sa peine pourrait être différente?" Les interrogatoires ont entraîné une déclaration cruciale. Le sergent Ross a témoigné qu'en réponse à une remarque sur la loyauté digne d'éloges du père de Sims, l'appelant a déclaré: [traduction] "Toute la peine que j'ai causée [. . .], toutes les bêtises que j'ai commises, tuer une femme de 71 ans, c'est du joli."

Sims a été accusé de meurtre. Ses déclarations faites à la police, qu'on a jugées volontaires, ont été admises en preuve. À la barre, l'appelant a nié avoir commis le meurtre. Il a témoigné qu'en réalité, dans la partie cruciale de ses commentaires au sergent Ross, il avait dit: [traduction] "Toute la peine que j'ai causée [. . .], toutes les bêtises que j'ai commises, maintenant accusé d'avoir tué une femme de 71 ans, c'est du joli." (Je souligne.) Lors de son contre‑interrogatoire, le sergent Ross paraît avoir confirmé la version de l'appelant au sujet de la déclaration.

Le 20 janvier 1988, à la clôture du procès, le juge a donné aux jurés des directives complètes et justes. Il a souligné qu'il leur appartenait, à eux seuls, de trancher toutes les questions de fait. Ils ont délibéré pendant toute la journée le lendemain jusqu'au jour suivant. De toute évidence, l'affaire leur causait des difficultés. Ils ont interrompu leurs délibérations à deux reprises pour demander la relecture de témoignages, d'abord celui d'un détenu et ensuite les parties du témoignage du sergent Ross portant sur les déclarations que l'appelant lui avaient faites à Toronto. Le 22 janvier à 21 h 04, le jury a fait savoir au tribunal qu'il était dans l'impasse. Après avoir rappelé le jury, le juge du procès l'a exhorté notamment en ces termes:

[traduction] Je dois également souligner que la minorité n'a pas à se rallier à la majorité. Je tiens seulement à vous rappeler qu'en tant que personnes raisonnables, vous pouvez revoir votre position et décider si, en votre âme et conscience, vous pouvez vous raviser de sorte qu'un verdict de culpabilité ou d'acquittement puisse être rendu dans ce procès.

D'autre part, si, conformément à votre serment, vous ne pouvez honnêtement vous résoudre à rallier votre opinion à celle de la majorité, et si vous ne pouvez convertir les autres jurés à votre propre point de vue, il est alors de votre devoir de maintenir votre opinion, et aucun verdict ne sera rendu.

Maintenant, il me semble qu'en l'espèce il s'agit de déterminer si Michael Sims était présent dans l'appartement de Flora Nelson au moment et à l'endroit indiqués dans l'acte d'accusation. Puisque les questions de preuve ne relèvent que de vous, comme je vous l'ai dit précédemment, et je vous le répète, je suis d'avis que si vous acceptez le témoignage du sergent Ross, le ministère public possède une très forte preuve. Si vous éprouvez un doute raisonnable sur l'ensemble de la preuve, l'accusé doit être alors acquitté.

Il n'en tient qu'à vous. Je ne puis que vous demander d'essayer de nouveau et d'écouter les arguments de vos collègues. [Je souligne.]

Le jury a poursuivi ses délibérations pendant une heure avant de se retirer. Le 23 janvier, à 9 h, il s'est réuni de nouveau et, à 9 h 59, il a prononcé un verdict de culpabilité.

Les jugements des tribunaux d'instance inférieure

La Cour d'appel (1991), 64 C.C.C. (3d) 403 a unanimement conclu que l'exposé du juge du procès au jury était plus que suffisant; pour reprendre les termes du juge Gibbs, [traduction] "[il] a examiné la preuve avec un soin minutieux et impartialité. Il a donné des directives claires et précises sur le droit . . ." (p. 418). Les motifs de la majorité, rendus par le juge Gibbs, et la dissidence formulée par le juge Lambert s'opposaient sur l'opportunité et l'effet possible de la déclaration d'opinion du juge du procès sur la force de la preuve du ministère public lorsqu'il a exhorté le jury à rendre un verdict.

La cour à la majorité a conclu que toute décision sur l'opportunité ou l'effet préjudiciable de la déclaration contestée doit être prise en fonction du contexte de l'ensemble de l'exhortation, de l'exposé du juge au jury et du témoignage sur lequel portait la déclaration d'opinion attaquée; [traduction] "on ne saurait trancher la question à partir de 17 mots extraits d'un exposé et d'une exhortation qui, au total, ont duré au‑delà de trois heures . . ." (p. 418). Le juge Gibbs a conclu que les membres du jury [traduction] "n'auraient jamais pu avoir des doutes ni se méprendre sur la nature de leur devoir ou de leur rôle crucial dans ce processus" (p. 419). Le juge Gibbs a également jugé que les événements qui ont suivi l'exhortation étaient importants pour déterminer si l'appelant avait subi un préjudice. Établissant une distinction d'avec l'arrêt R. c. Palmer, [1970] 3 C.C.C. 402 (C.A.C.‑B.), où un verdict a été prononcé 15 minutes après une exhortation contestée, il a conclu que les délibérations tenues pendant une heure et la réflexion faite au cours de la nuit, suivie d'une autre heure de délibérations, dissipaient toute crainte que le jury ait été influencé d'une manière préjudiciable par l'opinion du juge du procès sur la force de la preuve du ministère public.

Dans sa dissidence, le juge Lambert a tenu compte du contexte dans lequel les mots attaqués ont été prononcés et, particulièrement, du fait que l'opinion du juge du procès a été exprimée à un jury qui délibérait depuis deux jours, et il y a vu une ingérence possible dans le rôle du jury (aux pp. 408 à 410):

[traduction] À mon avis, il faut absolument conclure qu'à ce moment [lorsque le jury a indiqué qu'il était dans une impasse], au moins un membre du jury croyait que la preuve autre que le témoignage du sergent Ross n'était pas suffisante en soi pour justifier un verdict de culpabilité contre Sims, et que le témoignage du sergent Ross sur ce qu'avait dit Sims, joint au reste de la preuve, n'était pas suffisant pour établir la culpabilité de Sims hors de tout doute raisonnable.

. . .

Bref, le juge du procès avait, en réalité, déplacé le n{oe}ud de la décision du jury de la question difficile de la valeur à attribuer au témoignage du sergent Ross sur ce qu'avait dit Sims, à la simple question de savoir si le sergent Ross disait la vérité.

. . .

À mon avis, le délai écoulé entre le moment où le juge du procès a souligné la preuve très forte du ministère public et celui où le jury a rendu son verdict représentait à peu près le temps qui aurait été nécessaire aux membres du jury en faveur d'un verdict de culpabilité pour souligner aux tenants d'un verdict d'acquittement que le juge du procès avait exprimé son opinion et que, selon cette opinion, ils devaient déclarer Sims coupable, à moins d'être disposés à dire qu'ils n'ajoutaient pas foi aux propos du sergent Ross.

Les questions en litige

Le présent pourvoi soulève deux questions fondamentales:

(1) Quelle règle régit l'opinion sur les faits qu'un juge du procès donne à un jury dans l'impasse, au cours d'une exhortation?

(2) En l'espèce, l'exhortation a‑t‑elle enfreint cette règle?

Analyse

(1)La règle régissant les déclarations d'opinion sur des questions de fait à un jury dans l'impasse

J'ai conclu que la règle applicable est la suivante: au cours d'une exhortation à un jury dans l'impasse, le juge du procès ne doit pas donner son opinion sur les faits, sauf dans la mesure où le jury a manifesté un besoin d'aide sur un point particulier. Je tire cette conclusion pour les motifs suivants.

Il est incontesté que le juge du procès peut exprimer son opinion sur des questions de fait au cours de son exposé au jury: Boulet c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 332, et R. E. Salhany, Canadian Criminal Procedure (5e éd. 1989), aux pp. 291 et 292. Cela soulève une question préliminaire: l'exhortation à un jury dans l'impasse doit‑elle être perçue comme une continuation de l'exposé ou des considérations différentes s'appliquent-elles?

À mon avis, l'exhortation à un jury dans l'impasse et l'exposé au jury sont génériquement différents. Ils sont semblables en ce qu'ils visent tous deux à permettre au jury de rendre un verdict juste. Mais ils diffèrent sur le plan de l'objet plus précis qu'ils poursuivent. L'exhortation vise à faire comprendre aux jurés qu'il est nécessaire d'écouter les opinions exprimées par chacun d'eux et d'en tenir compte afin d'éviter qu'un désaccord naisse de perceptions de la preuve inébranlables et rigides que l'un ou l'autre d'entre eux peut avoir formées. L'exhortation ne vise pas à laisser entendre au jury qu'une opinion de la preuve peut‑être préférable à une autre, ni qu'il y a lieu de tirer une conclusion plutôt qu'une autre à partir de la preuve. En d'autres termes, l'exhortation est axée sur le processus de délibération qui caractérise le système du jury. Une partie essentielle de ce processus consiste à écouter les opinions d'autrui et à les prendre en considération. Il permet de changer des opinions personnelles de sorte que le verdict représente plus qu'un simple vote; il représente l'opinion réfléchie de jurés qui ont écouté les idées de chacun et les ont considérées. C'est sur ce processus que l'exhortation devrait se concentrer. À cet égard, elle diffère de l'exposé qui vise principalement à offrir conseils et assistance au jury sur les questions de droit et leur rapport avec les faits dont le jury est le seul juge.

Non seulement l'exposé et l'exhortation ont‑ils un objet différent; mais encore le moment où ils surviennent confère à chacun une dynamique différente. L'exposé est prononcé avant les délibérations du jury. Il établit les paramètres généraux dont le jury devrait tenir compte dans ses délibérations ultérieures. Vu que ces délibérations ne sont pas encore commencées, le risque d'ingérence dans leur cours est nul. Il en est tout autrement de l'exhortation à un jury dans l'impasse. Des discussions ont eu lieu, généralement depuis un certain temps. De ces discussions ont émané divers points de vue. On peut présumer que les tenants d'une opinion ont cherché à convaincre les tenants de l'opinion contraire de la justesse de leur point de vue, et vice versa. La dynamique des délibérations exige que les jurés règlent leurs différends entre eux. C'est une dynamique délicate qui risque d'être bouleversée par une déclaration d'opinion du juge sur une question de fait. L'intervention du juge du procès devient plus problématique en raison du fait que les motifs de ce dernier ne sont pas divulgués aux jurés et ne sont donc pas sujets à examen et à contestation. Bref, l'opinion du juge devient alors partie du processus de délibération, mais d'une façon qui va à l'encontre de la notion d'examen et de discussion qui sous‑tend le verdict du jury.

Compte tenu de l'objet et de la dynamique différents qui sous‑tendent l'exposé et l'exhortation à un jury dans l'impasse, il n'est pas étonnant de constater que les tribunaux qui ont étudié la question prennent très au sérieux l'expression par le juge d'une opinion à l'étape de l'exhortation. Le fait qu'aucune affaire semblable à l'espèce n'ait déjà été soumise à la Cour donne à entendre qu'au cours d'une exhortation, le juge du procès donne rarement, voire jamais, au jury son opinion sur la preuve. Ces commentaires du juge, qui doivent se situer dans les limites légitimes d'une exhortation, portent sur la question de savoir si le juge du procès réprime ou gêne le droit du jury de délibérer tout à fait librement, plutôt que sur celle de savoir si le juge du procès a, d'une manière quelconque influencé à tort l'opinion du jury sur une question de fond. On juge habituellement que le droit de l'accusé à un procès équitable est lésé lorsque les remarques d'un juge indiquaient aux jurés qu'ils "devraient être" unanimes ou que les membres de la minorité devraient se rallier à l'opinion de la majorité. Implicitement, toutefois, la jurisprudence souligne l'énorme danger que représente le commentaire fait à un jury lors d'une exhortation, comparativement à celui fait lors d'un exposé.

Dans l'arrêt R. c. Littlejohn and Tirabasso (1978), 41 C.C.C. (2d) 161, à la p. 168, le juge Martin affirme, au nom de la Cour d'appel de l'Ontario:

[traduction] Il est bien établi que lorsqu'il exhorte le jury à en venir à un accord, le juge du procès doit éviter d'utiliser un langage coercitif qui constitue un empiétement sur le droit du jury de délibérer tout à fait librement, sans subir des pressions extérieures: voir R. c. McKenna (1960), 44 Cr. App. R. 63. Le juge du procès doit également éviter d'utiliser un langage susceptible de faire comprendre à un juré qu'en dépit de ses propres doutes, qu'il éprouve sincèrement, il a néanmoins le droit de céder et de se rallier à la majorité de ses collègues dans le but de réaliser l'unanimité: voir R. c. Davey (1960), 45 Cr. App. R. 11.

Pour décider si la limite a été franchie entre ce qui est permis à titre de simple exhortation et ce qui est interdit parce que coercitif, il faut considérer toute la suite des événements qui ont abouti à la directive attaquée.

Dans l'arrêt R. c. Palmer, précité, à la p. 412, le juge Bull affirme ceci, au nom de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique:

[traduction] Il ressort clairement de la nature et de l'objet mêmes de toutes les exhortations à réaliser l'unanimité qui sont faites à un jury qu'elles sont très délicates et que le juge du procès doit prendre le plus grand soin d'éviter qu'une telle critique, toujours latente, ne survienne. Il est très rare que le juge du procès tente intentionnellement d'influencer un jury d'une manière quelconque, et on ne pourrait certainement pas laisser entendre le moindrement qu'en l'espèce, le juge du procès ne s'est pas contenté d'essayer, de façon juste et impartiale, d'amener le jury à s'attaquer aux problèmes qu'il s'est engagé sous serment à résoudre. Toutefois, pareilles exhortations, peu importe leur ton et leur objet bienveillants, doivent être néanmoins étudiées avec le plus grand soin afin d'assurer qu'il n'en a résulté aucun préjudice pour l'accusé. Cela est peut‑être particulièrement vrai dans les cas où, comme en l'espèce, une exhortation à rendre un verdict, après plusieurs heures de désaccord manifeste, est suivie de très près d'un verdict de culpabilité.

Le système du jury impose une lourde responsabilité aux membres du jury. On demande à des personnes de prendre de graves décisions influant sur les droits et libertés de leurs pairs. C'est un fardeau qui peut tourmenter énormément certains. Même si une impasse peut traduire un désaccord impartial parmi les membres du jury, elle peut également parfois résulter de l'incapacité ou du refus du jury ou de certains de ses membres d'accepter que le sort d'un de leurs pairs soit entre leurs mains. L'exhortation du juge du procès vient rappeler aux jurés qu'ils sont tenus, de par leur serment, de s'acquitter de la lourde responsabilité qui leur a été imposée au nom de la société. Si le juge exprime une opinion sur ce point, cela peut fournir à des jurés inquiets un moyen facile de se soustraire à leurs responsabilités. Ils peuvent s'accrocher à l'opinion du juge du procès et, de ce fait, en arriver à un verdict sans vraiment avoir délibéré et être convaincus de la culpabilité de l'accusé. À ce stade, le juge du procès doit encourager ces jurés à se fier à leur propre jugement.

Je conclus que les dangers liés à l'opinion sur des questions de fait qu'un juge du procès donne à un jury dans l'impasse, au cours d'une exhortation, peuvent être si préjudiciables au droit de l'accusé à un procès équitable que les juges, en règle générale, devraient se garder d'exprimer de tels commentaires. Il existe peut‑être une exception si le jury demande l'opinion du juge ou s'il est apparent, compte tenu de ses questions, qu'il a besoin de plus de précisions. Même alors, le juge devrait prendre soin de donner l'opinion demandée d'une façon pondérée et juste qui ne fera pas osciller d'un côté ou de l'autre le processus décisionnel auquel le jury prend part.

(2) Application de la règle à la présente affaire

En exhortant le jury à rendre un verdict, le juge du procès a exprimé son opinion selon laquelle [traduction] "si vous acceptez le témoignage du sergent Ross, le ministère public possède une très forte preuve." Il s'agit là d'une déclaration d'opinion ferme sur la preuve.

On soutient que la déclaration est conditionnelle ("si vous acceptez le témoignage . . .") et qu'elle n'enjoint pas au jury d'accepter ou de rejeter le témoignage. Mais cet argument n'est pas pertinent. Le danger de la déclaration réside non pas dans l'effet qu'elle pourrait avoir sur l'acceptation ou le rejet du témoignage par le jury, mais dans la conclusion qu'elle invite le jury à tirer du témoignage. Le dossier ne révèle aucune question sérieuse de crédibilité; dans son contre‑interrogatoire, le sergent Ross s'est dit d'accord avec la version de l'accusé concernant les déclarations qu'il avait faites à la police. La difficulté se situe plutôt dans les conclusions qui devraient être tirées de ces déclarations. Aucune des déclarations que l'accusé aurait faites ne constituait un aveu manifeste de culpabilité. Par exemple, on pourrait conclure de la déclaration concernant le meurtre ou l'accusation de meurtre d'une femme de 71 ans, qu'il y a culpabilité, ou on pourrait simplement considérer cela que comme l'expression d'une crainte au sujet de l'accusation. C'était le choix de la conclusion et non la crédibilité qui constituait la question cruciale. En mentionnant que si le jury acceptait le témoignage du sergent, le ministère public possédait une très forte preuve, le juge du procès apportait son soutien à un verdict de culpabilité. Comme l'a dit le juge Lambert de la Cour d'appel, le juge du procès laissait entendre qu'à moins que le jury n'ajoute pas foi aux propos du sergent Ross, Sims était coupable.

On soutient que, prises dans leur contexte, les déclarations que l'appelant avait faites au sergent Ross à Toronto démontraient clairement sa culpabilité, de sorte que le commentaire du juge du procès était justifié. Pour les motifs que je viens d'exposer, je ne saurais être d'accord.

On prétend qu'en exprimant son opinion, le juge du procès n'a pu causer un préjudice puisque dans ses déclarations répétées aux jurés, dont l'une reliée à cette déclaration même, il a mentionné que les questions de preuve ne relevaient que d'eux. De tels rappels n'écartent pas la possibilité que la déclaration d'opinion du juge ait pu amener le jury à trancher une question de preuve dans un sens plutôt que dans l'autre.

Enfin, on fait valoir qu'il ressort du fait que le jury a délibéré pendant presque deux heures après l'exhortation, qu'il n'a pas été influencé par le commentaire du juge. Je souscris à la conclusion du juge Lambert à cet égard (à la p. 410):

[traduction] À mon avis, le délai écoulé entre le moment où le juge du procès a souligné la preuve très forte du ministère public et celui où le jury a rendu son verdict représentait à peu près le temps qui aurait été nécessaire aux membres du jury en faveur d'un verdict de culpabilité pour souligner aux tenants d'un verdict d'acquittement que le juge du procès avait exprimé son opinion et que, selon cette opinion, ils devaient déclarer Sims coupable, à moins d'être disposés à dire qu'ils n'ajoutaient pas foi aux propos du sergent Ross.

Bref, je suis convaincu que la déclaration d'opinion portant sur la conclusion à tirer du témoignage du sergent Ross a bien pu influer sur le déroulement des délibérations et donc sur le verdict, au détriment de l'accusé. Cela est d'autant plus vrai que le juge du procès ne s'en est pas tenu à des termes neutres; l'emploi de l'expression "très forte preuve" pouvait faire croire aux membres du jury qu'il y avait peu de doute dans l'esprit du juge du procès quant à la conclusion qu'ils devraient tirer de la preuve. Je souscris à l'opinion du juge Lambert sur la norme applicable dans un cas semblable et à sa conclusion à cet égard (à la p. 410):

[traduction] Il s'agit de déterminer s'il est possible que les propos du juge du procès aient persuadé un juré de se rallier à la majorité même s'il n'était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé.

Je crois que cela a pu se produire ici.

Conclusion

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'ordonner un nouveau procès.

Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné.

Procureur de l'appelant: David J. Martin, Vancouver.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, New Westminster.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 2 R.C.S. 858 ?
Date de la décision : 27/08/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné

Analyses

Droit criminel - Jury - Délibérations - Jury dans l'impasse - Exhortation à rendre un verdict - Le juge du procès devrait‑il faire part de son opinion sur des questions de fait lorsqu'il exhorte un jury dans l'impasse à rendre un verdict? - Le jury a‑t‑il été influencé d'une manière préjudiciable par l'opinion du juge du procès sur la force de la preuve du ministère public?.

L'accusé a été inculpé du meurtre d'une dame âgée. Au procès, le ministère public s'est grandement appuyé sur les déclarations que l'accusé a faites à la police alors qu'il était détenu relativement à d'autres accusations. En particulier, un policier a témoigné qu'en réponse à une remarque sur la loyauté du père de l'accusé, ce dernier a déclaré: "Toute la peine que j'ai causée . . ., tuer une femme de 71 ans, c'est du joli." Toutefois, lors de son contre‑interrogatoire, le policier paraît avoir confirmé la version de l'accusé

selon laquelle il a plutôt dit: "maintenant accusé d'avoir tué une femme de 71 ans, c'est du joli." À la clôture du procès, le juge a donné des directives aux jurés. Ils ont délibéré pendant deux jours, interrompant leurs délibérations à deux reprises pour demander la relecture de témoignages, dont les parties du témoignage du policier portant sur les déclarations de l'accusé. À 21 h 04, le deuxième jour, le jury a fait savoir au tribunal qu'il était dans l'impasse. Le juge du procès a fait un bref exposé et, vers la fin, il a dit au jury: "Puisque les questions de preuve ne relèvent que de vous, . . . je suis d'avis que si vous acceptez le témoignage du [policier], le ministère public possède une très forte preuve. Si vous éprouvez un doute raisonnable sur l'ensemble de la preuve, l'accusé doit être alors acquitté. Il n'en tient qu'à vous." Le jury a poursuivi ses délibérations pendant une heure avant de se retirer. À 9 h, le lendemain, il s'est réuni de nouveau et, à 9 h 59, il a prononcé un verdict de culpabilité. La Cour d'appel à la majorité a confirmé la déclaration de culpabilité, concluant que le jury n'avait pas été influencé d'une manière préjudiciable par l'opinion du juge du procès sur la force de la preuve du ministère public. Le présent pourvoi vise à déterminer si le juge du procès devrait faire part de son opinion sur des questions de fait lorsqu'il exhorte un jury dans l'impasse à rendre un verdict.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et un nouveau procès est ordonné.

Les dangers liés à l'opinion sur des questions de fait qu'un juge du procès donne à un jury dans l'impasse, au cours d'une exhortation, peuvent être si préjudiciables au droit de l'accusé à un procès équitable que les juges, en règle générale, devraient se garder d'exprimer de tels commentaires. Il existe peut‑être une exception si le jury demande l'opinion du juge ou s'il est apparent, compte tenu de ses questions, qu'il a besoin de plus de précisions. Même alors, le juge devrait prendre soin de donner l'opinion demandée d'une façon pondérée et juste qui ne fera pas osciller d'un côté ou de l'autre le processus décisionnel auquel le jury prend part.

En exhortant ici le jury à rendre un verdict, le juge du procès a exprimé son opinion selon laquelle "si vous acceptez le témoignage du [policier], le ministère public possède une très forte preuve". Cette déclaration d'opinion portant sur la conclusion à tirer du témoignage du policier a bien pu influer sur le déroulement des délibérations et donc sur le verdict, au détriment de l'accusé. Aucune des déclarations que l'accusé aurait faites ne constituait un aveu manifeste de culpabilité. C'était le choix de la conclusion à tirer de ces déclarations qui constituait la question cruciale et l'emploi par le juge du procès de l'expression "très forte preuve" pouvait faire croire aux membres du jury qu'il y avait peu de doute dans son esprit quant à la conclusion qu'ils devraient tirer de la preuve. Il est donc possible que les propos du juge du procès aient persuadé un juré de se rallier à la majorité même s'il n'était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé. Le rappel par le juge du procès que les questions de preuve ne relevaient que du jury n'écarte pas la possibilité que la déclaration d'opinion du juge ait pu amener le jury à trancher une question de preuve dans un sens plutôt que dans l'autre. Il ne ressort pas du fait que le jury a délibéré pendant presque deux heures après l'exhortation qu'il n'a pas été influencé par le commentaire du juge.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Sims

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: R. c. Palmer, [1970] 3 C.C.C. 402
Boulet c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 332
R. c. Littlejohn and Tirabasso (1978), 41 C.C.C. (2d) 161.
Doctrine citée
Salhany, Roger E. Canadian Criminal Procedure, 5th ed. Aurora, Ont.: Canada Law Book Inc., 1989.

Proposition de citation de la décision: R. c. Sims, [1992] 2 R.C.S. 858 (27 août 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-08-27;.1992..2.r.c.s..858 ?
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