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19/11/1992 | CANADA | N°[1992]_3_R.C.S._665

Canada | R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665 (19 novembre 1992)


R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665

Le procureur général du Québec Appelant

c.

Edwin Pearson Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général de la Saskatchewan

et la Criminal Lawyers' Association Intervenants

Répertorié: R. c. Pearson

No du greffe: 22173.

1992: 28 mai; 1992: 19 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Iacobucci.

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1990] R.J.Q. 2438, 79 C.R. (3d) 90, 5 C.R.R. (2d) 164, 59 C.C.C. (3d) 406, qui a infirm...

R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665

Le procureur général du Québec Appelant

c.

Edwin Pearson Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général de la Saskatchewan

et la Criminal Lawyers' Association Intervenants

Répertorié: R. c. Pearson

No du greffe: 22173.

1992: 28 mai; 1992: 19 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1990] R.J.Q. 2438, 79 C.R. (3d) 90, 5 C.R.R. (2d) 164, 59 C.C.C. (3d) 406, qui a infirmé un jugement de la Cour supérieure, qui avait rejeté une demande de bref d'habeas corpus. Pourvoi accueilli, les juges La Forest et McLachlin sont dissidents.

Robert Marchi, pour l'appelant.

Christian Desrosiers, pour l'intimé.

Jacques Malb{oe}uf, c.r., pour l'intervenant le procureur général du Canada.

J. A. Ramsay, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

John Thomson Irvine, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Bruce Duncan et Aimée Gauthier, pour l'intervenante la Criminal Lawyers' Association.

//Le juge en chef Lamer//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka et Iacobucci rendu par

Le juge en chef Lamer — Le présent pourvoi a été débattu en même temps que le pourvoi R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 000. Ces deux pourvois portent sur la constitutionnalité des dispositions du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, relatives à la mise en liberté sous caution et, pour la première fois, notre Cour est appelée à étudier la portée du droit à la mise en liberté sous caution garanti à l'al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés.

I ‑ Les faits

L'intimé Edwin Pearson a été arrêté en septembre 1989 relativement à cinq chefs d'accusation de trafic de stupéfiants, infraction prévue à l'art. 4 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1. Une enquête pour cautionnement a eu lieu peu après son arrestation. La mise en liberté sous caution a été refusée et Pearson a été mis en détention jusqu'à son procès.

Peu après, à la suite d'une enquête préliminaire, Pearson a été renvoyé à son procès. À la fin de l'enquête préliminaire et conformément à l'al. 523(2)b) du Code criminel, Pearson a présenté au juge qui la présidait une demande de révision de l'ordonnance de détention provisoire, qui a été refusée.

Pearson a alors présenté une demande d'habeas corpus. Il a soutenu que l'al. 515(6)d) du Code criminel est inconstitutionnel et que, par conséquent, sa détention était illégale. La demande d'habeas corpus a été entendue par le juge Biron de la Cour supérieure du Québec le 17 novembre 1989. Au début de l'audience, le procureur général du Canada a obtenu l'autorisation d'intervenir et a demandé le rejet de la demande parce qu'il existait un autre recours, soit la révision de l'ordonnance de détention en conformité avec l'art. 520 du Code criminel. Le juge Biron a fait droit à la requête et rejeté la demande de Pearson.

Pearson a fait appel. Le 10 septembre 1990, la Cour d'appel du Québec a fait droit à l'appel, jugeant que l'habeas corpus était un recours approprié dans les circonstances et que l'al. 515(6)d) du Code criminel viole l'art. 9 et les al. 11d) et 11e) de la Charte: [1990] R.J.Q. 2438, 59 C.C.C. (3d) 406, 5 C.R.R. (2d) 164, 79 C.R. (3d) 90.

Le procureur général du Québec a porté la décision en appel devant notre Cour. Le procureur général du Canada, le procureur général de l'Ontario et le procureur général de la Saskatchewan sont intervenus pour appuyer la position du procureur général du Québec. La Criminal Lawyers' Association est intervenue pour appuyer celle de l'intimé.

II ‑ Dispositions législatives et constitutionnelles pertinentes

Le présent pourvoi met en cause la validité de l'al. 515(6)d) du Code criminel, qui est ainsi libellé:

515. . . .

(6) Nonobstant toute autre disposition du présent article, le juge de paix ordonne la détention sous garde du prévenu inculpé:

. . .

d) soit d'une infraction aux articles 4 ou 5 de la Loi sur les stupéfiants ou d'avoir comploté en vue de commettre une infraction à ces articles,

jusqu'à ce qu'il soit traité selon la loi à moins que celui‑ci, ayant eu la possibilité de le faire, ne fasse valoir l'absence de fondement de cette mesure; si le juge de paix ordonne la mise en liberté du prévenu, il porte au dossier les motifs de sa décision.

L'alinéa 515(6)d) est attaqué en vertu des art. 7 et 9 et des al. 11d) et 11e) de la Charte, qui sont ainsi libellés:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

9. Chacun a droit à la protection contre la détention ou l'emprisonnement arbitraires.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

e) de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable;

III ‑ Décisions des juridictions inférieures

Cour supérieure du Québec

Le juge Biron a statué que la demande d'habeas corpus était une demande déguisée de révision de l'ordonnance de détention provisoire de Pearson. Il a conclu que cette révision aurait dû être demandée en vertu de l'art. 520 du Code criminel et qu'il serait incongru de remettre Pearson en liberté du seul fait de l'inconstitutionnalité de l'al. 515(6)d). La révision visée à l'art. 520 permettrait de trancher la question constitutionnelle et de déterminer si, en l'absence de l'al. 515(6)d), le prévenu devrait être mis en liberté sous caution.

Le juge Biron a donc rejeté la demande, mais sous réserve expresse du droit de présenter, en la forme appropriée, une demande de révision.

Cour d'appel du Québec (les juges Rothman, Baudouin et Proulx)

Les motifs de la cour ont été rendus par le juge Proulx. Quant au recours à l'habeas corpus pour attaquer la constitutionnalité de l'al. 515(6)d), le juge Proulx a décidé que la demande de Pearson consistait véritablement en une demande de réparation prévue au par. 24(1) de la Charte et que, par conséquent, l'habeas corpus était superflu. Au surplus, il ressort de l'arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, que, dans le contexte constitutionnel, une demande d'habeas corpus valide ne saurait être rejetée simplement parce qu'il est possible d'exercer un autre recours. Le juge Proulx est en désaccord avec la conclusion du juge Biron selon laquelle il s'agissait d'une demande déguisée de révision de l'ordonnance de détention provisoire de Pearson. Une révision et une demande d'habeas corpus n'ont pas la même portée. Dans le cadre d'une révision, le requérant peut introduire une nouvelle preuve ou plaider l'erreur manifeste du juge dans son appréciation de la preuve. Une demande d'habeas corpus serait limitée à la question constitutionnelle. Le juge Proulx a décidé que Pearson ne pouvait pas être privé de son droit d'exercer ce recours.

Sur le fond de la demande, le juge Proulx a déterminé que le droit à la mise en liberté sous caution garanti à l'al. 11e) n'est pas absolu, mais limité par la notion de «juste cause». Il a étudié plusieurs définitions du terme «juste cause» et fait observer que la détention préventive entraîne de graves répercussions. Le juge Proulx a dit que la mise en liberté sous caution est un élément crucial de l'équité procédurale et un droit intimement lié aux droits garantis à l'art. 9 et à l'al. 11d). Dans ce contexte, il a statué que la «juste cause» doit consister en une restriction rationnelle, nécessaire, équitable et qui s'harmonise avec les autres garanties procédurales. Il a conclu que les motifs principal et secondaire de détention du prévenu, prévus au par. 515(10), constituent une juste cause pouvant justifier la privation de liberté.

Le juge Proulx a décidé qu'il est purement arbitraire et injuste de créer une exception au régime général de mise en liberté provisoire sans tenir compte de la nature du stupéfiant, de la gravité de l'infraction, de la probabilité de la déclaration de culpabilité, du degré de participation et de la situation présente et du passé de l'individu. Il n'y a aucun fondement rationnel qui puisse justifier d'assimiler la personne inculpée de possession aux fins de trafic d'une petite quantité de haschich et le récidiviste accusé de trafic de cocaïne. Cela est d'autant plus vrai qu'on ne réserve pas un traitement analogue à ceux qui commettent des crimes plus dangereux tels l'agression sexuelle, la violence conjugale et l'extorsion. Par surcroît, il n'est même pas nécessaire d'imposer le fardeau de la preuve au prévenu puisque le ministère public a la possibilité de s'opposer à la mise en liberté sous caution et de montrer que l'intérêt public exige la détention du prévenu.

Le juge Proulx a statué que l'al. 515(6)d) est incompatible avec la notion de juste cause parce qu'il prescrit qu'une personne inculpée de certaines infractions doit être détenue à moins qu'il y ait juste cause pour la remettre en liberté. Il a conclu en outre que la façon dont ce régime est appliqué, soit en fonction seulement de l'inculpation, est arbitraire et discriminatoire.

Traitant ensuite de l'al. 11d), le juge Proulx a dit que la présomption d'innocence s'applique à toutes les étapes de la procédure pénale et non pas uniquement à celle de la détermination de la responsabilité pénale. Il a ajouté qu'une règle générale qui prescrit la détention obligatoire du seul fait de l'inculpation empêche de traiter l'inculpé comme une personne qui est présumée innocente. La détention accroît la possibilité qu'il soit déclaré coupable. De plus, le juge Proulx a fait remarquer que l'al. 11d) protège le droit à un procès équitable et que les droits à un procès équitable et à une défense pleine et entière ne peuvent être sauvegardés sans que soit reconnu le droit à la mise en liberté sous caution.

Pour ce qui est des art. 7 et 9, le juge Proulx est d'avis que son analyse de l'al. 11e) met en lumière le caractère arbitraire de l'al. 515(6)d). Il en a conclu que l'al. 515(6)d) viole l'art. 9. Comme il a conclu qu'il y avait violation de l'art. 9 et des al. 11d) et 11e), il a estimé inutile d'analyser l'al. 515(6)d) au regard de l'art. 7.

En dernier lieu, le juge Proulx a examiné l'article premier. À son avis, l'al. 515(6)d) satisfait au premier volet du critère énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, mais non au deuxième. Il a conclu à l'absence de lien rationnel entre les moyens choisis et l'objectif visé. La disposition est discriminatoire et arbitraire, et il n'a pas été démontré que la détention provisoire favorise la répression du crime. Le juge Proulx a déterminé en outre que la restriction ne constitue pas une atteinte minimale aux droits garantis par la Charte. Le résultat recherché, soit la protection du public, peut être atteint si on utilise les mécanismes généraux prévus à l'art. 515. L'étude des systèmes, tant aux États‑Unis qu'en Angleterre, montre également qu'il n'est pas nécessaire de recourir à une mesure aussi arbitraire pour réaliser un objectif commun à des sociétés libres et démocratiques. Par conséquent, le juge Proulx a conclu que l'al. 515(6)d) ne pouvait se justifier aux termes de l'article premier.

En conséquence, la cour a fait droit à l'appel et déclaré que l'al. 515(6)d) viole l'art. 9 et les al. 11d) et 11e) de la Charte.

IV ‑ Les questions en litige

Les questions constitutionnelles qui suivent ont été formulées le 9 avril 1991:

1.L'alinéa 515(6)d) du Code criminel du Canada limite‑t‑il les droits garantis aux art. 7, 9 et aux al. 11d) et 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Dans l'affirmative, l'al. 515(6)d) du Code criminel du Canada est‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, tel que requis par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

V ‑ Analyse

A. L'habeas corpus

Avant d'examiner les questions constitutionnelles en l'espèce, il est nécessaire d'étudier une question préliminaire concernant la portée de l'habeas corpus. L'appelant soutient que l'habeas corpus est irrecevable dans le cas qui nous occupe parce qu'il existe un autre recours, soit une requête en révision de l'ordonnance de détention en conformité avec l'art. 520 du Code criminel. Certes, l'habeas corpus n'est pas, en général, un recours recevable contre un refus de mise en liberté sous caution, mais il l'est à mon avis dans les circonstances particulières de l'espèce.

La possibilité de recourir à l'habeas corpus en l'espèce est étroitement liée à la nature de la demande. Il s'agit en effet d'une demande de nature constitutionnelle. De plus, c'est une demande d'un type particulier. L'intimé demande deux réparations prévues par la Constitution. Premièrement, il veut faire déclarer que l'al. 515(6)d) du Code criminel contrevient à la Charte et que, par conséquent, il est inopérant en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Deuxièmement, il demande une réparation en vertu du par. 24(1), savoir une nouvelle enquête pour cautionnement qui soit tenue selon des critères constitutionnellement valides. L'intimé présente donc une contestation fondée sur l'art. 52, jointe à une demande de réparation prévue au par. 24(1).

Dans l'arrêt R. c. Gamble, précité, le juge Wilson a étudié la portée de l'habeas corpus à titre de réparation fondée sur la Charte. Elle a jugé que l'habeas corpus est une réparation souple que l'on doit appliquer en tenant compte de l'objet visé de façon à ce que soient entendues les demandes fondées sur la Charte. Elle dit, à la p. 638:

En général, les personnes qui demandent une réparation fondée sur la Charte doivent, je crois, jouir d'un degré raisonnable de latitude dans la formulation de leurs demandes de redressement, compte tenu des intérêts que les droits garantis par la Charte qu'ils invoquent visent à protéger.

En outre, elle déclare, à la p. 640:

. . . il est compréhensible que les tribunaux ne se soient pas, en général, astreints à des catégories ou à des définitions limitées de l'examen juridictionnel lorsque la liberté du sujet était en cause. Je pense que cette tendance doit être maintenue lorsqu'on demande un habeas corpus à titre de réparation fondée sur la Charte et que des distinctions devenues obscures, formalistes, artificielles et qui plus est ne tiennent aucun compte de l'objet visé, devraient être rejetées.

Ainsi, l'arrêt Gamble vise avant tout à ce que les demandes fondées sur la Charte soient entendues. Les distinctions juridiques formalistes qui limitent le pouvoir des tribunaux de connaître de demandes fondées sur la Charte doivent être rejetées.

Pour la plupart des contestations du refus d'accorder une mise en liberté sous caution, l'habeas corpus ne constitue pas le recours approprié. Dans le cas d'une demande de révision de l'ordonnance de détention en conformité avec l'art. 520, toutes les circonstances pertinentes par rapport à la décision sont soumises au tribunal: voir, par exemple, l'art. 15 des Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec, Chambre criminelle, qui exige un affidavit exposant les renseignements détaillés dont a besoin le tribunal qui entend la demande de révision prévue à l'art. 520. D'ordinaire, cette preuve n'est pas soumise au tribunal saisi d'une demande d'habeas corpus, ce qui rend impossible une juste appréciation de l'ordonnance de détention provisoire.

Toutefois, quand le refus d'accorder une mise en liberté sous caution est contesté au moyen d'une demande fondée sur l'art. 52 combinée à une demande de réparation prévue au par. 24(1), l'habeas corpus est un recours approprié. Le tribunal peut trancher la demande fondée sur la Constitution sans entendre de preuve au sujet de la situation particulière du requérant. S'il fait droit à la demande, le tribunal peut ordonner qu'une nouvelle enquête pour cautionnement soit tenue conformément à des critères valides sur le plan constitutionnel. Compte tenu de ces circonstances, je suis d'avis que refuser de connaître de la demande de l'intimé simplement parce qu'il existe un autre recours serait adopter justement le type de distinctions devenues obscures, artificielles, formalistes et qui ne tiennent aucun compte de l'objet visé, que le juge Wilson a rejetées dans l'arrêt Gamble. La demande de l'intimé fondée sur la Charte doit être entendue. La qualification du recours ne doit pas influer sur le devoir du tribunal de statuer sur la demande. Rejeter cette demande pour la seule raison qu'elle est formulée comme une demande d'habeas corpus serait trop formaliste et ce serait donner la prééminence à la forme sur le fond.

Mises à part les circonstances extraordinaires de l'espèce, l'habeas corpus n'est pas une recours valable en cas de refus de mise en liberté sous caution. Comme l'a fait remarquer le juge Wilson dans l'arrêt Gamble, à la p. 642, «[a]ux termes du par. 24(1) de la Charte, les tribunaux ne devraient pas permettre que les demandes d'habeas corpus servent à contourner la procédure d'appel appropriée». Dans le contexte de la mise en liberté sous caution, la révision prévue à l'art. 520 est la «procédure d'appel appropriée» qui ne doit pas être contournée au moyen de l'habeas corpus. Ce point de vue est conforme à la conclusion du juge McIntyre dans l'arrêt Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863, à la p. 959, selon laquelle les demandes fondées sur la Charte suivent la procédure normale établie et ne créent pas de droit à un appel interlocutoire. Dans l'arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, aux pp. 638 et 639, la Cour a également fait observer qu'il n'était pas souhaitable qu'il y ait des appels interlocutoires de décisions sur des recours fondés sur la Charte. Permettre qu'on ait recours, de façon générale, à l'habeas corpus pour demander la révision de l'ordonnance de détention créerait précisément ce type d'appel interlocutoire (voir le par. 784(3) du Code criminel, qui prévoit un appel du refus de l'habeas corpus).

Selon le juge Cory, qui a rendu l'arrêt Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385, on doit prendre garde de ne pas créer en matière d'habeas corpus de système parallèle coûteux et lourd, faisant double emploi avec le système de l'examen judiciaire (à la p. 1418):

Il est nécessaire d'ajouter un commentaire. Comme je l'ai dit clairement déjà, la prolongation de la détention d'un délinquant dangereux condamné en vertu des dispositions constitutionnellement valides du Code criminel ne violera l'art. 12 de la Charte que si la Commission nationale des libérations conditionnelles commet une erreur dans l'exécution de son rôle vital d'adapter les peines d'une durée indéterminée à la situation du délinquant. Cette adaptation se fait par l'application des critères énoncés au par. 16(1) de la Loi sur la libération conditionnelle. Puisque toute erreur qui peut être commise se produit au cours du processus même d'examen des demandes de libération conditionnelle, la contestation d'une décision de la Commission nationale des libérations conditionnelles doit se faire sous forme de demande d'examen judiciaire et non par voie de demande d'habeas corpus. Nous aurions tort d'approuver la création d'un système parallèle coûteux et lourd de contestation des décisions de la Commission des libérations conditionnelles.

De la même façon, puisque toute erreur conduisant au refus de mise en liberté sous caution se produit au cours du processus normal de révision de l'ordonnance de détention, la contestation du refus de la mise en liberté doit être faite au moyen d'une demande de révision en conformité avec l'art. 520 plutôt que d'une demande d'habeas corpus. De même que l'habeas corpus ne doit pas devenir un système parallèle coûteux et lourd d'examen des demandes de libération conditionnelle, il ne doit pas non plus devenir un système parallèle coûteux et lourd de révision des ordonnances de détention.

Dans la plupart des cas, l'habeas corpus n'est pas un recours contre le refus de la mise en liberté sous caution. Toutefois, vu les circonstances exceptionnelles de l'espèce, il était loisible à l'intimé de libeller sa demande fondée sur la Charte comme une demande d'habeas corpus. Cette demande fondée sur la Charte doit être entendue.

B. Validité de l'al. 515(6)d)

(1)L'article 7 et l'al. 11d): justice fondamentale et présomption d'innocence

Le présomption d'innocence a été qualifiée de [traduction] «fil d'or» qui illumine la trame du droit pénal (voir Woolmington c. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C. 462 (H.L.), à la p. 481). Elle est aussi le trait commun qui lie les divers éléments du présent pourvoi, lequel porte sur la validité de l'al. 515(6)d) du Code criminel au regard des art. 7 et 9 et des al. 11d) et 11e) de la Charte. Chacune de ces questions se rattache à un principe unique, soit la présomption d'innocence.

Comme je l'ai fait remarquer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 512, «[l]es articles 8 à 14 [de la Charte] visent des atteintes spécifiques au "droit" à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, qui contreviennent aux principes de justice fondamentale et qui, en tant que telles, violent l'art. 7. Ils constituent donc des illustrations du sens, en droit pénal ou criminel, de l'expression "principes de justice fondamentale"». Adoptant cette opinion, notre Cour a décidé que la présomption d'innocence, «[b]ien qu'elle soit expressément garantie par l'al. 11d) de la Charte, [. . .] relève et fait partie intégrante de la garantie générale du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, contenue à l'art. 7 de la Charte»: R. c. Oakes, précité, le juge en chef Dickson, à la p. 119.

L'alinéa 11d) de la Charte énonce la présomption d'innocence dans le contexte de son application au procès de l'inculpé. Comme je l'ai fait observer dans l'arrêt Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350, à la p. 357:

L'alinéa 11d) impose à la poursuite le fardeau de démontrer la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable ainsi que de présenter sa preuve contre l'accusé avant que celui‑ci n'ait besoin de répondre, soit en témoignant soit en citant d'autres témoins.

Cette application de la présomption d'innocence au procès, où il est question de la culpabilité de l'inculpé, n'épuise pas à mon sens le champ d'application de la présomption d'innocence dans le processus pénal en tant que principe de justice fondamentale. La présomption d'innocence, en tant que principe de fond de justice fondamentale, «a pour effet de sauvegarder la liberté fondamentale et la dignité humaine de toute personne que l'État accuse d'une conduite criminelle»: Oakes, précité, à la p. 119. À mon avis, la présomption d'innocence est un principe qui anime toutes les composantes du processus de justice pénale. Le fait que son application au procès concerne strictement la preuve et sa présentation, en conformité avec l'al. 11d) de la Charte, n'amoindrit aucunement le principe de justice fondamentale plus général selon lequel toute atteinte projetée au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité doit avoir comme point de départ que la personne inculpée ou soupçonnée d'une infraction est présumée innocente.

Bien entendu, cela ne signifie pas qu'aucune atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n'est possible tant que la culpabilité n'a pas été établie hors de tout doute raisonnable par le poursuivant au procès. Comme je l'ai fait remarquer dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 512, «[l]'expression "principes de justice fondamentale" constitue non pas un droit, mais un modificatif du droit de ne pas se voir porter atteinte à sa vie, à sa liberté et à la sécurité de sa personne; son rôle est d'établir les paramètres de ce droit.» Les exemples d'atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont contraires aux principes de justice fondamentale, énoncés aux art. 8 à 14 de la Charte, tendent à étayer cette conclusion. À l'article 8 il est question de fouilles, perquisitions ou saisies abusives, à l'art. 9, de détention arbitraire et à l'al. 11e), du droit de ne pas être privé «sans juste cause» d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable. Chacun de ces exemples particuliers permet de conclure que certaines atteintes à la liberté et à la sécurité de la personne peuvent être conformes aux principes de justice fondamentale si elles sont fondées sur des motifs raisonnables, plutôt que seulement après que la culpabilité ait été établie hors de tout doute raisonnable. Comme notre Cour, à la majorité (le juge La Forest), l'a fait observer dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 361:

Il est également clair que les exigences de la justice fondamentale ne sont pas immuables; elles varient selon le contexte dans lequel on les invoque. Ainsi, certaines garanties en matière de procédure pourraient être requises par la Constitution dans une situation donnée et ne pas l'être dans une autre.

Cela est vrai en ce qui a trait à la présomption d'innocence en tant que principe de fond de la justice fondamentale dans le cadre de l'art. 7 de la Charte. Certes, la présomption est omniprésente dans le processus pénal, mais ses exigences particulières varient selon le contexte dans lequel elle est appliquée.

Lorsqu'il s'agit de déterminer le contenu précis du principe de fond dans un contexte particulier, les exemples donnés dans la Charte elle‑même, aux art. 8 à 14, nous éclairent, tout comme d'ailleurs les «préceptes fondamentaux de la politique en matière pénale qui animent la pratique législative et judiciaire au Canada et dans d'autres ressorts de common law» (R. c. Lyons, précité, à la p. 327).

Les exemples sont légion des manières dont les diverses étapes du processus pénal se sont adaptées au principe fondamental selon lequel l'innocence présumée de l'inculpé ou du suspect est le point de départ de toute atteinte projetée à sa vie, à sa liberté ou à la sécurité de sa personne. En général, celui qui veut déposer une dénonciation doit avoir des motifs raisonnables de croire qu'une infraction a été commise: voir, par exemple, l'art. 504 du Code criminel. Le juge de paix qui reçoit la dénonciation doit, avant de décerner une sommation ou un mandat, s'assurer qu'on a démontré qu'il est justifié de le faire: voir, par exemple, le par. 507(1) du Code criminel. Pour l'essentiel, on peut en dire autant du pouvoir de mettre en état d'arrestation. En règle générale, un agent de la paix doit avoir des motifs raisonnables pour arrêter une personne. Pour ordonner qu'un échantillon d'haleine soit fourni, en vertu du par. 254(3) du Code, il faut avoir des motifs raisonnables, et un mandat de perquisition ne doit être décerné que s'il existe des motifs raisonnables: par. 487(1). Chacun de ces cas peut être considéré comme un exemple de la portée large, mais souple, de la présomption d'innocence en tant que principe de justice fondamentale aux termes de l'art. 7 de la Charte. Le principe n'exige pas nécessairement de preuve quelconque hors de tout doute raisonnable, parce que l'étape en cause du processus ne comporte pas de détermination de la culpabilité. Ce qui sera requis précisément dépend des préceptes fondamentaux de notre système juridique illustrés par les droits spécifiques garantis dans la Charte, des principes fondamentaux de politique pénale qui ressortent de «l'analyse de la nature, des sources, de la raison d'être et du rôle essentiel de ce principe dans le processus judiciaire et dans notre système juridique à l'époque en cause»: Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., précité, à la p. 513.

L'interaction de l'art. 7 et de l'al. 11d) est également bien illustrée à l'étape de la détermination de la peine dans le processus pénal. On peut soutenir que la présomption d'innocence énoncée à l'al. 11d) ne s'applique pas au moment de la détermination de la peine à l'issue du procès. Toutefois, il est clairement établi en droit que, si le ministère public fait valoir, quant à la peine, des circonstances aggravantes qui sont contestées, il doit en faire la preuve hors de tout doute raisonnable: R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368. Dans cet arrêt, la Cour a cité et approuvé, à la p. 415, le passage qui suit, tiré de J. A. Olah, «Sentencing: The Last Frontier of the Criminal Law» (1980), 16 C.R. (3d) 97, à la p. 121:

[traduction] . . . parce que le processus de sentence constitue le danger ultime pour une personne aux prises avec la justice, il est juste et raisonnable qu'on lui accorde la protection de la règle du doute raisonnable à ce stade critique de la procédure.

Bien que la Charte n'ait évidemment pas été invoquée dans l'affaire Gardiner, le problème qui devait y être résolu peut facilement être reposé dans l'optique de l'art. 7 et de l'al. 11d) de la Charte. Alors que la présomption d'innocence telle qu'énoncée spécifiquement à l'al. 11d) ne vise peut‑être pas la question de la norme de preuve applicable aux circonstances aggravantes contestées au moment de la détermination de la peine, le principe de fond plus général qui sous‑tend l'art. 7 vise presque certainement cette question. Dans l'application particulière du droit, on tiendrait compte des conséquences graves auxquelles il est fait allusion dans l'extrait d'Olah cité par notre Cour dans l'arrêt Gardiner.

Un autre exemple possible de la présomption d'innocence en tant que principe de justice fondamentale peut être tiré du contexte de l'outrage civil. Il se peut, naturellement, qu'une personne qui fait l'objet d'une poursuite pour outrage civil soit un «inculpé» au sens de l'art. 11 de la Charte. Mais même dans le cas contraire, je serais enclin à admettre l'argument selon lequel la présomption d'innocence, qui exige la preuve hors de tout doute raisonnable, s'appliquerait à titre de principe de justice fondamentale en vertu de l'art. 7 de la Charte. Ce point de vue serait compatible avec la pratique tant en droit civil (voir, par exemple, Imperial Oil Ltd. c. Tanguay, [1971] C.A. 109) qu'en common law (voir, par exemple, Dean c. Dean, [1987] 1 F.L.R. 517 (C.A. Angl.)).

Je dois ajouter qu'en donnant ces divers exemples fournis notamment par la loi, je ne décide pas que l'un ou l'autre d'entre eux correspond exactement ou entièrement aux préceptes de la présomption d'innocence en tant que principe de justice fondamentale en vertu de l'art. 7 de la Charte. Je cite ces exemples seulement pour illustrer l'omniprésence du principe de fond général dans le processus pénal et pour bien souligner que l'al. 11d), quoiqu'il s'applique spécifiquement au procès, n'épuise pas le principe de justice fondamentale plus général qui est consacré à l'art. 7.

L'effet de la présomption d'innocence au procès est inscrit à l'al. 11d). Une abondante jurisprudence a donné au droit garanti à l'al. 11d) un sens très spécifique, à savoir un droit qui est violé si une déclaration de culpabilité peut être prononcée en dépit de l'existence d'un doute raisonnable. Dans l'arrêt Oakes, précité, à la p. 132, le juge en chef Dickson fait ainsi l'analyse de l'al. 11d):

Je crois que, d'une manière générale, on doit conclure qu'une disposition qui oblige un accusé à démontrer selon la prépondérance des probabilités l'inexistence d'un fait présumé qui constitue un élément important de l'infraction en question, porte atteinte à la présomption d'innocence de l'al. 11d). S'il incombe à l'accusé de réfuter selon la prépondérance des probabilités un élément essentiel d'une infraction, une déclaration de culpabilité pourrait être prononcée en dépit de l'existence d'un doute raisonnable. [Je souligne.]

Après l'arrêt Oakes, cette interprétation de l'al. 11d) a été reprise dans les arrêts R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636, à la p. 655; R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3; R. c. Chaulk, [1990] 2 R.C.S. 1303, aux pp. 1330 et 1331, et R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, aux pp. 196 et 197. Ainsi, l'al. 11d) a pour effet de créer une règle de procédure et de preuve applicable au procès: le ministère public doit prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cette règle de procédure et de preuve n'est pas applicable à l'étape de la mise en liberté sous caution, étape du processus pénal à laquelle la culpabilité ou l'innocence du prévenu n'est pas déterminée et où aucune peine n'est imposée. Par conséquent, l'al. 515(6)d) ne porte pas atteinte à l'al. 11d).

Je suis d'avis que l'al. 11d) n'épuise pas le champ d'application de la présomption d'innocence en tant que principe de justice fondamentale en vertu de l'art. 7.

Toutefois, en l'espèce, je suis aussi d'avis qu'il convient d'examiner la contestation fondée sur la Charte au regard de l'al. 11e) et non de l'art. 7. L'alinéa 11e) offre une «garantie très précise» qui vise justement la plainte de l'intimé. Comme je le dis dans l'arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la p. 310:

L'appelant invoque l'al. 11d) et l'art. 7 de la Charte. Toutefois, quelques mots sur l'argument relatif à l'art. 7 suffiront. Dans le Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, notre Cour a décidé que les art. 8 à 14 de la Charte, qui énoncent les «garanties juridiques», représentent des exemples précis d'application des principes fondamentaux d'équité sur lesquels se fonde notre système juridique, que l'art. 7 a érigés en norme constitutionnelle minimale. Par conséquent, dans le contexte où l'appelant met en doute l'indépendance de la cour martiale générale qui l'a jugé, l'art. 7 n'offre pas plus de protection que la garantie très précise de l'al. 11d). Je ne veux pas que l'on pense que j'affirme, par là, que les droits garantis par les art. 8 à 14 de la Charte sont les seuls garantis par l'art. 7, ou qu'il n'existe aucun cas où l'art. 7 accordera une protection plus large que ces articles combinés. En l'espèce, toutefois, l'appelant s'est plaint d'une atteinte précise qui relève directement de l'al. 11d); par conséquent, sa thèse n'est pas renforcée par son argument qui repose sur la formulation plus générale de l'art. 7.

De ce point de vue, les al. 11d) et 11e) sont des droits parallèles. L'alinéa 11e) consacre l'effet de la présomption d'innocence à l'étape de la mise en liberté sous caution dans le processus pénal. L'alinéa 11d) fait la même chose à l'étape du procès. Les deux alinéas définissent le contenu procédural de la présomption d'innocence aux étapes de la mise en liberté sous caution et du procès et en constituent à la fois le champ d'application et la limite à ces deux étapes. Le droit primordial d'être présumé innocent que garantit l'art. 7 est applicable tant à l'étape de la mise en liberté sous caution qu'à celle du procès, en ce sens qu'il crée une règle de droit portant que l'inculpé est présumé innocent jusqu'à ce que sa culpabilité ait été établie, mais il n'englobe pas d'autre règle de procédure que celles que comprennent les al. 11d) et 11e). Par conséquent, l'al. 515(6)d) ne viole pas l'art. 7 sauf s'il ne remplit pas les exigences de l'al. 11e) sur le plan de la procédure.

(2) L'alinéa 11e)

(i) La portée du droit

Notre Cour n'a jamais été appelée à définir la portée du droit contenu à l'al. 11e). Quelques remarques préliminaires au sujet de cet alinéa s'imposent donc.

L'alinéa 11e) garantit le droit de tout inculpé «de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable». À mon avis, cet alinéa comprend deux éléments distincts, savoir le droit à «un cautionnement raisonnable» et le droit de ne pas être privé d'une mise en liberté «sans juste cause». Cette distinction est moins nette dans la version anglaise du texte constitutionnel: «not to be denied reasonable bail without just cause». Le libellé français montre que deux droits séparés sont reconnus, savoir le droit «de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté» et le droit de voir cette mise en liberté «assortie d'un cautionnement raisonnable».

Le terme «cautionnement raisonnable» se rapporte aux conditions de la mise en liberté. Ainsi, le montant du cautionnement et les restrictions dont est assortie la mise en liberté de l'inculpé doivent être «raisonnables». Le terme «juste cause» concerne le droit d'obtenir une mise en liberté. Par conséquent, la mise en liberté ne doit pas être refusée sauf s'il existe une «juste cause». Sous cet aspect, l'al. 11e) assujettit à des normes constitutionnelles les motifs pour lesquels la mise en liberté peut être accordée ou refusée.

Le dualisme de l'al. 11e) peut être mis en contraste avec la disposition comparable aux États‑Unis. Dans ce pays, la clause relative au cautionnement dans le Huitième amendement dit seulement que [traduction] «[d]es cautions excessives ne seront pas exigées». Certes, ce libellé se rapporte nettement aux conditions du cautionnement, mais la question de savoir s'il crée aussi un droit à la mise en liberté a été l'objet d'un large débat: voir les arrêts Stack c. Boyle, 342 U.S. 1 (1951), à la p. 4; Carlson c. Landon, 342 U.S. 524 (1952), à la p. 545; United States c. Edwards, 430 A.2d 1321 (D.C. 1981), aux pp. 1325, 1326, 1329 et 1330, certiorari refusé 455 U.S. 1022 (1982), et United States c. Salerno, 481 U.S. 739 (1987), aux pp. 752 à 755, ainsi que D. B. Verrilli Jr., «The Eight Amendment and the

Right to Bail: Historical Perspectives» (1982), 82 Colum. L. Rev. 328. Au Canada, la portée de l'al. 11e) ne suscite pas de doutes comparables. L'alinéa 11e) crée un droit général qui garantit tant le droit d'obtenir une mise en liberté que le droit de voir cette mise en liberté assortie de conditions raisonnables.

Le dualisme de l'al. 11e) exige une interprétation libérale de l'expression «mise en liberté assortie d'un cautionnement». Si cet alinéa garantit le droit d'obtenir une mise en liberté assortie de conditions raisonnables, alors il doit se rapporter à toutes les formes de ce qu'on appelle la «mise en liberté provisoire» dans le Code criminel. En langage courant, le mot «cautionnement» concerne parfois la somme d'argent ou les valeurs prescrites par le tribunal, que le prévenu est tenu de déposer comme condition de sa mise en liberté. Ne donner au mot «cautionnement» que ce sens restreint rendrait l'al. 11e) inefficace parce que la mise en liberté de la plupart des prévenus est assortie de conditions moins rigoureuses. Afin que la garantie contenue à l'al. 11e) soit plus efficace, le sens de «mise en liberté assortie d'un cautionnement» doit s'étendre à toutes les formes de mise en liberté provisoire.

Ma conclusion au sujet de la signification de l'expression «mise en liberté assortie d'un cautionnement» m'amène à faire une remarque d'ordre terminologique. Dans les présents motifs, «cautionnement» (ou «caution») s'entend au sens de l'al. 11e). Ainsi, toute mention de l'un ou l'autre de ces termes concerne la mise en liberté provisoire en général, et non une forme particulière de mise en liberté provisoire.

La plupart des dispositions actuelles du Code criminel en matière de mise en liberté provisoire ont été édictées par la Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37. Cette loi a établi le droit fondamental à une mise en liberté sous caution. La mise en liberté doit être accordée sauf si le poursuivant fait valoir des motifs justifiant la détention avant le procès. Dans l'arrêt R. c. Bray (1983), 2 C.C.C. (3d) 325 (C.A. Ont.), à la p. 328, le juge Martin a qualifié la Loi sur la réforme du cautionnement de [traduction] «système libéral et éclairé de mise en liberté avant le procès». Selon moi, l'al. 11e) transforme le droit fondamental affirmé par ce système libéral et éclairé en un droit constitutionnel. L'alinéa 11e) crée un droit fondamental à une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable sauf s'il existe une juste cause justifiant le refus de l'accorder.

Il faut replacer l'al. 515(6)d) dans son contexte. En général, l'inculpé qui comparaît devant un juge de paix doit, sauf s'il plaide coupable, être mis en liberté pourvu qu'il remette une promesse sans condition. Toutefois, le ministère public a la possibilité de faire valoir des motifs justifiant la détention ou justifiant de rendre une autre ordonnance: par. 515(1). La détention du prévenu peut être justifiée pour le motif principal que «sa détention est nécessaire pour assurer sa présence au tribunal» ou pour le motif secondaire que «sa détention est nécessaire dans l'intérêt public ou pour la protection ou la sécurité du public . . .»: al. 515(10)a) et b).

Aux termes de l'al. 515(6)d), si le prévenu est inculpé d'une infraction à l'art. 4 (trafic ou possession en vue du trafic) ou à l'art. 5 (importation et exportation) de la Loi sur les stupéfiants ou d'avoir comploté en vue de perpétrer l'une de ces infractions, le juge de paix doit ordonner sa détention. Le prévenu doit cependant avoir la possibilité de faire valoir l'absence de fondement de cette mesure eu égard aux motifs principal et secondaire précités.

Comme dans le cas des autres ordonnances rendues en vertu des par. 515(2), (5), (7) ou (8), l'ordonnance visée au par. (6) est susceptible de révision par un juge à tout moment avant le procès et, en fait, des révisions successives sont possibles s'il s'est écoulé entre chacune un intervalle de 30 jours: voir les par. 520(1) et (8). En outre, la loi prévoit un autre mécanisme de révision lorsque le procès n'est pas commencé dans les 90 jours suivant la mise en détention du prévenu: voir le par. 525(1). Le juge qui préside l'audition doit décider s'il y a eu délai anormal: voir le par. 525(3). Quant aux infractions prévues aux art. 4 et 5 de la Loi sur les stupéfiants, le prévenu a le droit de choisir une enquête préliminaire, au cours de laquelle le juge de paix décidera s'il existe une preuve relativement à chaque élément de l'inculpation. En cas de libération du prévenu, l'ordonnance de détention prend fin elle aussi. Même si le prévenu est renvoyé pour subir son procès, le juge de paix peut annuler l'ordonnance de détention qui a été rendue: voir le par. 523(2).

C'est dans le cadre de ces remarques générales concernant la nature de l'al. 11e) et le contexte du processus de mise en liberté sous caution que j'étudierai maintenant la validité de l'al. 515(6)d).

(ii)L'alinéa 515(6)d) prive‑t‑il le prévenu d'une mise en liberté sous caution?

Afin de décider si l'al. 515(6)d) porte atteinte à l'al. 11e), il faut tout d'abord déterminer si l'al. 515(6)d) a effectivement pour effet de priver le prévenu d'une mise en liberté sous caution. L'appelant et les procureurs généraux intervenants soutiennent que tel n'est pas le cas, mais que l'alinéa oblige simplement le prévenu à faire valoir l'absence de fondement de l'ordonnance de détention, étant donné les circonstances de l'affaire. Je ne saurais souscrire à ce point de vue.

L'alinéa 515(6)d) est une exception au droit fondamental à la mise en liberté sous caution que consacre l'al. 11e). Au lieu d'obliger le poursuivant à faire valoir des motifs justifiant la détention préventive, il oblige le prévenu à faire valoir des motifs justifiant l'absence de fondement de cette détention. À mon avis, le simple fait qu'il y ait dérogation au droit fondamental à la mise en liberté sous caution suffit pour nous amener à conclure à la privation de la mise en liberté sous caution au regard de l'al. 11e) et à conclure que cette privation, pour être justifiée sur le plan constitutionnel, doit reposer sur une «juste cause». Au surplus, le libellé même de l'al. 515(6)d) établit qu'il a pour effet de refuser la mise en liberté sous caution dans certaines circonstances. L'alinéa 515(6)d) dispose que, dans certaines circonstances, «le juge de paix ordonne la détention sous garde du prévenu». Ce libellé rend obligatoire le refus de la mise en liberté sous caution. Un tel libellé ne permet pas d'accepter l'argument selon lequel l'al. 515(6)d) ne constitue pas un refus de mise en liberté sous caution.

Vu que l'al. 515(6)d) entraîne la privation de la liberté sous caution dans certaines circonstances, il est donc nécessaire de décider si cette privation repose sur une juste cause.

(iii)L'alinéa 515(6)d) fournit‑il une juste cause pour le refus de la mise en liberté sous caution?

Certes, l'al. 515(6)d) constitue un refus de mise en liberté sous caution dans certaines circonstances, mais ce refus repose à mon sens sur une juste cause et ce, pour deux raisons. Premièrement, la mise en liberté sous caution n'est refusée que dans certains cas bien précis. Deuxièmement, le refus s'impose pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et on n'y recourt pas à des fins extérieures à ce système. L'alinéa 515(6)d) a pour effet d'établir un ensemble de règles spéciales en matière de mise en liberté sous caution dans les cas où le processus normal en cette matière ne peut pas bien fonctionner. À mon avis, ces règles spéciales reposent sur une juste cause.

Les cas dans lesquels la mise en liberté sous caution est refusée en vertu de l'al. 515(6)d) sont bien circonscrits. L'alinéa 515(6)d) ne vise qu'un très petit nombre d'infractions qui se rapportent toutes à la distribution de stupéfiants. En outre, l'al. 515(6)d) ne prive pas d'une mise en liberté sous caution tous les prévenus inculpés de telles infractions, mais n'en prive que ceux qui ne peuvent pas faire valoir l'absence de fondement de la détention eu égard aux motifs principal ou secondaire spécifiés. La portée limitée de la privation de liberté sous caution en vertu de l'al. 515(6)d) est essentielle pour sa validité aux fins de l'al. 11e). Le droit fondamental inscrit à l'al. 11e) ne peut pas être écarté par une exception large ou de portée étendue.

Les infractions énumérées à l'al. 515(6)d) présentent des particularités qui justifient un traitement différent dans le processus de la mise en liberté sous caution. Ces particularités sont relevées par le Groupe de travail sur la lutte contre la drogue, Rapport du groupe de travail sur la lutte contre la drogue (1990). Aux pages 18 et 19, on y lit que le trafic de stupéfiants constitue généralement une forme de crime organisé:

Au Québec, le trafic de drogues est généralement sous le contrôle de membres du crime organisé qui assurent la distribution dans toutes les régions. Bénéficiant d'organisations bien structurées, leur capacité à financer des transactions importantes leur permet d'importer de grandes quantités de drogues, souvent même sous le couvert d'entreprises légitimes. Depuis quelque temps, ils investissent et mettent en commun leurs ressources afin d'optimiser le rendement financier des mises de fonds; ces cartels vont jusqu'à planifier une forme d'assurance‑risque leur permettant de répartir entre eux les pertes subies lors des saisies policières. À la fois importateurs, grossistes et détaillants, ces organisations peuvent vendre à la tonne, au kilo et même au gramme via les points de vente qu'ils contrôlent; elles sont particulièrement actives dans le trafic du cannabis et de l'héroïne. Les trafiquants appartenant à cette catégorie sont d'origines variées; mais depuis 1985, les arrestations de ressortissants étrangers qui entretiennent des liens avec les pays producteurs se sont multipliées. Ces ramifications internationales permettent en effet au crime organisé d'agir tant dans les pays producteurs que dans les pays consommateurs et, à cet égard, on ne peut ignorer l'existence de liens entre la mafia de Montréal et celles de certains pays d'Amérique du Sud. [En caractères gras dans l'original.]

À la p. 21, on fait aussi remarquer que le trafic de la drogue est parfois considéré à tort comme étant de nature moins grave que des crimes nettement plus violents:

Contrairement aux vols qualifiés, aux agressions sexuelles, aux meurtres, le trafic de drogues est souvent considéré, à tort, comme un crime sans violence; d'où une certaine tolérance à l'endroit des trafiquants qui donnent l'illusion de gens d'affaires anonymes, dissimulés parmi ceux dont le commerce est légal. Une telle impression est cependant loin de la réalité si l'on considère les luttes féroces pour le contrôle de territoires et les actions violentes pour se procurer l'argent nécessaire à l'achat de drogues; si l'on songe également aux sévices personnels et aux drames sociaux qui s'en suivent. [En caractères gras dans l'original.]

À la p. 24, on fait observer que les crimes concernant les stupéfiants font augmenter le taux général de criminalité:

La drogue est responsable de 70 % à 80 % des incarcérations; crimes découlant de l'application des lois sur les drogues (possession, trafic); crimes commis sous l'influence de l'alcool ou des autres drogues (viols, violence, homicides); crimes commis pour se procurer des drogues (vols, prostitution).

Les particularités exceptionnelles des infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) semblent indiquer qu'elles sont perpétrées dans un contexte très différent de celui de la plupart des autres crimes. La majorité des infractions ne sont pas commises systématiquement. Par contre, le trafic des stupéfiants est une activité systématique, pratiquée d'ordinaire dans un cadre commercial très sophistiqué. Il s'agit souvent une entreprise et d'un mode de vie. C'est une activité très lucrative, ce qui pousse fortement le contrevenant à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution. Vu ces circonstances, le processus normal d'arrestation et de mise en liberté sous caution ne sera normalement pas efficace pour mettre un terme à l'activité criminelle. Il faut des règles spéciales pour établir un système de mise en liberté sous caution qui maintient le droit du prévenu à être mis en liberté provisoire tout en décourageant la poursuite de l'activité criminelle.

Un autre caractère particulier des infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) est le danger marqué que le prévenu se soustraie à la justice. Assurer la comparution du prévenu au procès est le but principal de tout système de mise en liberté provisoire, et le système doit être organisé de manière à réduire au minimum le risque que le prévenu s'esquive au lieu de comparaître au procès. Dans le cas de la plupart des infractions, le risque que le prévenu s'esquive est minime. Il n'est pas facile d'échapper à la justice. Le prévenu doit demeurer un fugitif le reste de ses jours. Il doit fuir dans un autre pays qui n'a pas conclu de traité d'extradition avec le Canada (ou dont le traité d'extradition ne vise pas l'infraction qui lui est reprochée). Ou encore il doit continuellement se cacher. Dans un cas comme dans l'autre, cela coûte cher. Et cela n'est possible que s'il est très riche ou s'il appartient à une organisation qui peut l'aider dans sa tâche difficile de se soustraire à la justice. La plupart des prévenus ne sont ni riches ni membres d'organisations sophistiquées. Les importateurs et les trafiquants de drogue ont toutefois accès à des sommes considérables et à des organisations sophistiquées qui peuvent les aider à fuir la justice. Il y a donc un risque important que ces criminels s'esquivent avant leur procès.

Il semble que l'on ne dispose au Canada d'aucune preuve relative au risque que les prévenus inculpés d'infractions concernant les stupéfiants s'esquivent. Toutefois, aux États‑Unis et en Australie des preuves montrent qu'il y a un danger particulier que les prévenus inculpés d'infractions concernant les stupéfiants s'esquivent après avoir été mis en liberté sous caution. Aux États‑Unis, un rapport du Sénat intitulé Report of the Committee on the Judiciary on the Comprehensive Crime Control Act of 1983 (1983), à la p. 20, traite du problème des prévenus inculpés d'infractions relatives à la drogue qui s'esquivent pendant qu'ils sont en liberté sous caution:

[traduction] Au surplus, le Comité a entendu des témoins qui ont affirmé que le nombre de personnes inculpées d'infractions graves en matière de drogue qui se soustraient à la justice est particulièrement élevé. Étant donné que le trafic de la drogue est une activité très lucrative et que les trafiquants de drogue entretiennent souvent des rapports étroits avec des pays d'où proviennent les drogues les plus dangereuses, ces personnes disposent à l'étranger à la fois de ressources et de contacts qui leur permettent de s'y enfuir assez facilement pour échapper à la justice et à de longues peines d'emprisonnement. Même la possibilité de la perte de cautionnements de centaines de milliers de dollars s'est révélée inefficace pour assurer la comparution d'importants trafiquants de drogue. [Renvoi omis.]

En Australie, dans Australian Royal Commission of Inquiry into Drugs (1980), le juge E. S. Williams fait mention de ce risque, à la p. B222:

[traduction] Des policiers de nombre d'États ont témoigné qu'ils ont souvent été frustrés dans leurs tentatives pour appliquer les lois sur la drogue par des prévenus qui s'esquivent pendant qu'ils sont en liberté sous caution. On a souvent souligné que l'expérience a montré que le nombre de personnes inculpées d'infractions graves en matière de drogue qui se soustraient à la justice est proportionnellement plus élevé que celui des prévenus inculpés de tout autre type de crime, et que le montant du cautionnement ou de la garantie fixé par le tribunal est souvent extrêmement insuffisant en comparaison des gains que rapporte le trafic de la drogue sur une grande échelle.

Bien entendu, ces sources ne fournissent pas de preuve directe de la situation au Canada et aucun procureur général n'a présenté de preuve devant notre Cour ni devant les tribunaux d'instance inférieure. Toutefois, étant donné les ramifications internationales du commerce de la drogue et le fait que les États‑Unis et l'Australie sont deux sociétés qui ressemblent beaucoup à la nôtre, la preuve puisée dans ces sociétés fournit un fondement raisonnable pour conclure que les infractions graves concernant les stupéfiants posent des difficultés particulières pour le processus de mise en liberté sous caution.

En Cour d'appel, le juge Proulx a exprimé son inquiétude au sujet de la portée de l'al. 515(6)d). Il estime qu'il est inéquitable de traiter sur un pied d'égalité la personne qui distribue quelques cigarettes de marijuana et celle qui dirige un réseau sophistiqué de trafiquants de cocaïne. Ses inquiétudes sont légitimes. La portée de la Loi sur les stupéfiants est très large. Les substances définies comme des «stupéfiants» énumérées à l'annexe de la Loi comprennent des drogues dures et des drogues douces. En outre, la notion de «trafic» a une extension très large. Selon la définition de l'art. 2 de la Loi sur les stupéfiants, «faire le trafic» s'entend du fait de «fabriquer, vendre, donner, administrer, transporter, expédier, livrer ou distribuer» un stupéfiant ou encore de proposer l'une de ces opérations. L'infraction consistant à faire le trafic peut même être commise par celui qui donne un stupéfiant à un ami en le chargeant de le garder: voir l'arrêt R. c. Lauze (1980), 17 C.R. (3d) 90 (C.A. Qué.). Ainsi, l'al. 515(6)d) vise non seulement les trafiquants de drogue endurcis, mais encore le «menu fretin», et même le «consommateur généreux» qui partage une seule cigarette de marijuana durant une réception.

Bien que je croie que les inquiétudes du juge Proulx au sujet de la portée de l'al. 515(6)d) sont légitimes, elles ne sauraient à mon sens nous amener à conclure que cet alinéa viole l'al. 11e). Le «menu fretin» et le «consommateur généreux» n'auront normalement aucune difficulté à faire valoir le bien‑fondé de leur mise en liberté sous caution. Cette situation diffère de celle de l'arrêt R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, dans lequel une disposition de portée trop générale ne permettait pas de traitement différent selon la gravité de l'infraction. En effet, tous les accusés déclarés coupables devaient être punis d'un emprisonnement minimal de sept ans. L'alinéa 515(6)d) n'impose pas le refus de la mise en liberté sous caution dans tous les cas et, par conséquent, autorise un traitement différent en fonction de la gravité de l'infraction. Par surcroît, le fardeau qu'il impose est raisonnable, en ce sens qu'il oblige le prévenu à fournir des renseignements qu'il est le plus apte à fournir. Si une personne inculpée de trafic ou d'importation appartient au «menu fretin» ou est un «consommateur généreux», alors elle est la mieux placée pour montrer à l'enquête pour cautionnement qu'elle ne fait pas partie d'une organisation criminelle qui fait le trafic de stupéfiants.

Les particularités uniques des infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) semblent indiquer que les règles spéciales en matière de mise en liberté sous caution qu'il crée sont nécessaires pour établir un système qui ne sera pas subverti par la poursuite d'une activité criminelle et par des prévenus qui s'esquivent. Les infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) sont perpétrées dans des contextes où l'activité criminelle aura tendance à se poursuivre après l'arrestation et la mise en liberté sous caution, et elles créent les circonstances dans lesquelles les contrevenants sont en mesure de se soustraire à la justice. Les règles spéciales en matière de mise en liberté sous caution créées par l'al. 515(6)d) luttent contre ces problèmes en obligeant le prévenu à montrer qu'ils ne se produiront pas.

Les règles spéciales de mise en liberté sous caution énoncées à l'al. 515(6)d) n'ont pas de fins extérieures au système de mise en liberté sous caution; elles ne font qu'établir un système efficace au regard d'infractions déterminées pour lesquelles le système normal de mise en liberté sous caution permettrait la poursuite d'une activité criminelle et un risque intolérable que le prévenu s'esquive. La portée de ces règles est peu étendue et soigneusement conçue pour mettre en place un système efficace de mise en liberté sous caution. Je conclus donc que la dérogation au droit fondamental garanti à l'al. 11e) et le refus de la mise en liberté sous caution dans certains cas, qu'autorise l'al. 515(6)d), reposent sur une juste cause. En conséquence, je conclus que l'al. 515(6)d) ne viole pas l'al. 11e).

(3) L'article 9

L'argument de l'intimé selon lequel l'al. 515(6)d) viole l'art. 9 de la Charte peut être examiné très brièvement. Il n'y a aucun doute que l'al. 515(6)d) prévoit la «détention» de personnes au sens de l'art. 9 de la Charte. La seule question à trancher est de savoir si ces personnes sont détenues de façon «arbitraire». Le juge Le Dain a étudié le sens du mot «arbitraire» dans l'arrêt R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621. Il a décidé, à la p. 633, qu'un contrôle routier ponctuel des véhicules automobiles par un policier constituait une détention arbitraire au sens de l'art. 9 parce que «[l]a sélection était laissée à l'entière discrétion de l'agent de police. Un pouvoir discrétionnaire est arbitraire s'il n'y a pas de critère, exprès ou tacite, qui en régit l'exercice.» La détention est donc arbitraire si elle découle de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire non structuré.

À mon avis, la détention prévue à l'al. 515(6)d) n'est pas arbitraire dans ce sens. Cet alinéa établit un processus soumis à des normes fixes, lequel n'est aucunement discrétionnaire. Des conditions précises pour la mise en liberté sous caution sont énoncées. La nature hautement structurée des critères prévus à l'al. 515(6)d) contraste vivement avec le fait d'être détenu tout à fait au hasard que l'on a jugé contraire à l'art. 9 dans les arrêts Hufsky, précité, R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257, et R. c. Wilson, [1990] 1 R.C.S. 1291. Au surplus, le processus de mise en liberté sous caution est assujetti à des garanties très strictes sur le plan de la procédure (voir l'art. 516 et les al. 518(1)b) et 523(2)b)), et il est sujet à révision par une cour supérieure (voir les art. 520 et 521).

En conséquence, je conclus que l'al. 515(6)d) ne viole pas l'art. 9.

(4) L'article premier

Les parties et les intervenants ont argumenté abondamment sur l'application de l'article premier. Étant donné que j'ai conclu à l'absence de violation des art. 7 et 9 et des al. 11d) et 11e), il n'est pas nécessaire d'examiner l'article premier, car la seconde question constitutionnelle ne se pose pas.

Je suis d'avis que l'al. 515(6)d) ne va pas à l'encontre des art. 7 et 9 et des al. 11d) et 11e) de la Charte dans la mesure où il oblige l'intimé, dans les circonstances précisées à l'al. 515(6)d), à faire valoir l'absence de fondement de sa détention. Le pourvoi est accueilli, l'ordonnance de la Cour d'appel est annulée et la demande de bref d'habeas corpus est rejetée.

Toutefois, dans l'arrêt R. c. Morales, précité, qui est rendu en même temps que le présent arrêt, notre Cour a décidé que les mots «dans l'intérêt public ou» employés à l'al. 515(10)b) du Code criminel vont à l'encontre de l'al. 11e) de la Charte et sont donc inopérants. Dans cette mesure, le motif secondaire de détention a été modifié et, partant, l'un des motifs au regard desquels l'intimé devait faire valoir l'absence de fondement de sa détention, conformément à l'al. 515(6)d). Par conséquent, bien qu'il soit fait droit au pourvoi de l'appelant quant à l'al. 515(6)d), normalement une ordonnance aurait été rendue conformément au par. 686(8) du Code criminel et l'intimé, suite à la décision rendue dans l'arrêt Morales, aurait eu droit à une autre enquête pour cautionnement au cours de laquelle il aurait eu la possibilité de faire valoir l'absence de fondement de sa détention au regard des motifs énoncés à l'al. 515(10)a) et à l'al. 515(10)b) modifié par l'arrêt Morales de notre Cour. Toutefois, comme l'intimé a depuis été jugé, déclaré coupable et condamné, cette ordonnance serait inopérante puisque la question de sa liberté est devenue théorique.

VI ‑ Dispositif

L'habeas corpus est un recours approprié dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce. L'appelant n'a donc pas gain de cause quant à son premier moyen d'appel. L'alinéa 515(6)d) du Code criminel ne viole pas les art. 7 et 9 ni l'al. 11d) de la Charte. Imposer au prévenu la charge de faire valoir l'absence de fondement de sa détention dans les circonstances énoncées à l'al. 515(6)d) ne viole pas l'al. 11e) de la Charte. L'appelant a donc gain de cause quant à son second moyen d'appel. Par conséquent, le pourvoi est accueilli et la demande d'habeas corpus est rejetée. Comme il a été décidé dans l'arrêt Morales, un aspect du motif secondaire justifiant la détention, au regard duquel la charge incombait au prévenu, est inopérant. Mais, pour les motifs qui précèdent, il n'y aura pas d'ordonnance en vue d'une nouvelle enquête pour cautionnement. Voici la réponse qui est donnée aux questions constitutionnelles:

1.L'alinéa 515(6)d) du Code criminel du Canada limite‑t‑il les droits garantis aux art. 7, 9 et aux al. 11d) et 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Quant aux art. 7 et 9 et à l'al. 11d), la réponse est négative. Quant à l'al. 11e), la réponse est affirmative, mais seulement dans la mesure où cet alinéa se rapporte à la partie de l'al. 515(10)b) que notre Cour a déclaré inopérante dans l'arrêt R. c. Morales (rendu aujourd'hui).

2.Dans l'affirmative, l'al. 515(6)d) du Code criminel du Canada est‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, tel que requis par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Cette question ne se pose pas.

//Le juge La Forest//

Version française des motifs rendus par

Le juge La Forest (dissident) -- Comme le juge McLachlin, je considère, pour les motifs qu'elle donne, que l'al. 515(6)d) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, viole l'al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés et n'est pas sauvegardé par l'article premier. Pour ces motifs, je suis d'avis de trancher le pourvoi de la manière qu'elle propose, et il n'est donc pas nécessaire de traiter des autres dispositions de la Charte.

//Le juge Gonthier//

Version française des motifs des juges L'Heureux-Dubé et Gonthier rendus par

Le juge Gonthier -- Je souscris aux motifs du Juge en chef, sous réserve toutefois de mes motifs dans l'arrêt R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 000, dans lequel je conclus que le critère de l'intérêt public à l'al. 515(10)b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, n'est pas inconstitutionnel. J'ai également certaines réserves quant à la façon dont le Juge en chef traite la présomption d'innocence, en tant que valeur intégrale protégée par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, dans le contexte des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution du Code criminel. À mon avis, l'analyse qui mène à la décision sur cette question doit comporter une étude et une pondération du droit de l'accusé à la mise en liberté assortie d'un cautionnement, d'une part, et des circonstances prévues au par. 515(10) qui peuvent justifier le refus de la mise en liberté sous caution, d'autre part. Le droit à la liberté n'est qu'un facteur quoique important à prendre en considération, mais d'autres peuvent avoir prépondérance sur lui.

Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi quant au second motif et de rejeter la demande d'habeas corpus. Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes:

1.L'alinéa 515(6)d) du Code criminel du Canada limite‑t‑il les droits garantis aux art. 7, 9 et aux al. 11d) et 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

2.Dans l'affirmative, l'al. 515(6)d) du Code criminel du Canada est‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, tel que requis par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

//Le juge McLachlin//

Version française des motifs rendus par

Le juge McLachlin (dissidente) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du Juge en chef. J'y souscris, sauf à la conclusion à laquelle il arrive que l'al. 515(6)d) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, ne porte pas atteinte au droit constitutionnel «de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable» que garantit l'al. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés. Je partage la préoccupation de la Cour d'appel suivant laquelle l'al. 515(6)d) n'établit pas de distinction entre le trafiquant de drogue commercial sur une grande échelle et le trafiquant de drogue «à la petite semaine». Si l'al. 515(6)d) ne visait que le trafiquant organisé sur une grande échelle, il pourrait y avoir une juste cause pour refuser une mise en liberté sous caution aux personnes qui font partie de ce groupe. Toutefois, selon les termes de l'article, il peut être utilisé pour refuser la mise en liberté sous caution à des personnes lorsqu'il n'y a aucune raison ou «juste cause» de la leur refuser. Et lorsqu'une personne est privée de liberté sous caution sans juste cause, il y a violation de l'al. 11e) de la Charte selon ses propres termes.

L'alinéa 515(6)d) prive de liberté sous caution toutes les personnes inculpées d'une infraction à l'art. 4 ou 5 de la Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, ou de complot en vue de perpétrer une telle infraction, qui ne peuvent faire valoir l'absence de fondement de cette mesure. Comme le souligne le juge en chef Lamer dans ses motifs (à la p. 000), le refus de la mise en liberté sous caution dans certaines circonstances «ne permet pas d'accepter l'argument selon lequel l'al. 515(6)d) ne constitue pas un refus de mise en liberté sous caution». Par conséquent, le fait que l'alinéa ne fasse que soulever la possibilité d'une privation de liberté sous caution, par opposition à une obligation, n'empêche pas en soi, qu'il soit inconstitutionnel. Le simple fait qu'il soit possible de refuser la mise en liberté sous caution «sans juste cause» suffit à faire annuler l'alinéa.

Comme le reconnaît le Juge en chef, l'article a une très grande portée. Premièrement, il s'applique à quiconque commet les infractions visées. Deuxièmement, les infractions sont très larges. Elles visent quiconque fait le trafic d'une drogue, peu importe la quantité de celle‑ci ou les circonstances du trafic. De plus, la notion de «trafic» a une extension très large. Par conséquent, l'al. 515(6)d) vise non seulement les trafiquants de drogue sur une grande échelle mais également l'ami qui partage une cigarette de marijuana à une réception ou la donne à un ami en le chargeant de la garder. Tout trafic est répugnant et peut donc être puni en droit pénal. Toutefois, lorsque la question porte sur le refus de la mise en liberté sous caution d'une personne, les dangers différents liés aux divers types de trafic peuvent nécessiter un traitement différent.

Je suis d'accord avec mon collègue qu'il peut y avoir une «juste cause» pour priver de liberté sous caution les personnes inculpées de trafic grave, sur une grande échelle ou de nature commerciale. Toutefois, avec les plus grands égards, il me semble que les motifs qu'il invoque à l'appui de sa conclusion ne s'appliquent pas aux autres trafiquants. Il fait état de deux motifs. Premièrement, le trafiquant serait plus susceptible que les personnes accusées d'autres infractions de continuer à se comporter de manière criminelle pendant la période qui précède son procès s'il est mis en liberté. Deuxièmement, le trafiquant serait plus susceptible que les personnes accusées d'autres infractions de s'esquiver et de ne pas se présenter à son procès.

Ces distinctions ne s'appliquent qu'à une seule catégorie de personnes visées par l'al. 515(6)d) — le trafiquant commercial organisé. Examinons d'abord l'argument selon lequel le trafiquant serait plus susceptible que ceux qui sont accusés d'autres infractions de poursuivre ses activités criminelles lorsqu'il attend son procès. Mon collègue appuie cette conclusion par les remarques suivantes (à la p. 000):

La majorité des infractions ne sont pas commises systématiquement. Par contre, le trafic des stupéfiants est une activité systématique, pratiquée d'ordinaire dans un cadre commercial très sophistiqué. [. . .] C'est une activité très lucrative, le contrevenant étant fortement poussé à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution.

Ces remarques s'appliquent à une personne engagée dans le trafic commercial organisé de drogues. Elles ne s'appliquent pas aux autres. Une grande partie du trafic n'a rien à voir avec la notion de profit ou d'argent. Le profit n'est pas un élément requis de l'infraction: voir R. c. Drysdelle (1978), 41 C.C.C. (2d) 238 (C.A.N.‑B.). La promotion de la distribution future ne l'est pas non plus: voir R. c. Larson (1972), 6 C.C.C. (2d) 145 (C.A.C.‑B.). Les montants engagés peuvent être minimes; il n'est pas nécessaire qu'il y ait échange d'argent. Bref, il est possible que le trafiquant «à la petite semaine» ne soit pas motivé par l'argent ou le profit ni qu'il agisse dans un «cadre commercial très sophistiqué». L'argument présenté par mon collègue ne s'applique pas à un trafiquant de ce genre.

Le second argument porte qu'il existe un «danger marqué» que le prévenu inculpé de l'infraction de trafic s'esquive et ne comparaisse pas au procès. Mon collègue appuie cette conclusion de la manière suivante (à la p. 000):

Les importateurs et les trafiquants de drogue ont [. . .] accès à des sommes considérables et à des organisations sophistiquées qui peuvent les aider à fuir la justice. Il y a donc un risque important que ces criminels s'esquivent avant leur procès.

Encore une fois le même problème se pose. Ce ne sont pas tous les accusés privés de liberté sous caution aux termes de l'al. 515(6)d) qui s'inscrivent dans la catégorie des barons de la drogue prospères; ils ne disposent pas tous d'organisations internationales prêtes à les aider à quitter le pays. Le consommateur occasionnel qui donne une cigarette de marijuana à un ami en est un exemple évident. Mais même dans le monde de la drogue à l'échelle commerciale, il est loin d'être évident que ceux qui sont accusés de trafic sont plus susceptibles de s'esquiver que ceux qui sont accusés d'autres infractions. Les personnes accusées de trafic occupent souvent un rang inférieur dans la hiérarchie de l'organisation et permettent rarement de remonter jusqu'aux dirigeants. Le professeur Carrigan dans Crime and Punishment in Canada: A History (1991), se fondant sur un rapport de la G.R.C., Rapport annuel national sur les drogues 1987/88, dit (à la p. 196):

[traduction] Les réseaux du commerce de la drogue sont complexes et il est difficile pour la police de les infiltrer. Au sommet de la hiérarchie se trouvent les associations internationales qui achètent le produit brut et s'occupent de le traiter et de le transporter. Les approvisionnements sont livrés à des bandes à travers le pays qui ont elles aussi un réseau de revendeurs. Ces derniers se font quelquefois arrêter mais il s'est avéré extrêmement difficile d'atteindre les dirigeants et d'arrêter la distribution des stupéfiants.

Par conséquent, il est loin d'être évident que la majorité de ceux qui sont arrêtés pour trafic de drogue organisé disposent de sommes d'argent importantes ou d'organisations qui les aideront à s'esquiver. Le revendeur dans la rue qui se trouve au bas de la hiérarchie et qui est le plus susceptible de se faire arrêter ne peut espérer que le baron de la drogue au sommet de la hiérarchie prenne le risque de lui faire quitter le pays.

Mon collègue cite des études américaine et australienne, aux pp. 000 et 000 de ses motifs, à l'appui de la conclusion que la fuite est un problème important parmi ceux qui sont accusés de trafic de drogue. Toutefois, les conclusions fondées sur ces études visent uniquement le commerce de la drogue «important», «grave» et «sur une grande échelle».

Selon un rapport du Sénat des États‑Unis, Report of the Committee on the Judiciary on the Comprehensive Crime Control Act of 1983 (1983):

[traduction] . . . le nombre de personnes inculpées d'infractions graves en matière de drogue qui se soustraient à la justice est particulièrement élevé. [. . .] Même la possibilité de la perte de cautionnements de centaines de milliers de dollars s'est révélée inefficace pour assurer la comparution d'importants trafiquants de drogue. [Je souligne.]

Une commission d'enquête australienne est arrivée à des conclusions semblables:

[traduction] On a souvent souligné que l'expérience a montré que le nombre de personnes inculpées d'infractions graves en matière de drogue qui se soustraient à la justice est proportionnellement plus élevé que celui des prévenus inculpés de tout autre type de crime, et que le montant du cautionnement ou de la garantie fixé par le tribunal est souvent extrêmement insuffisant en comparaison des gains que rapporte le trafic de la drogue sur une grande échelle. [Je souligne.]

En fait, le droit des États‑Unis et de l'Australie, contrairement à celui du Canada, établit une distinction entre le trafic important et celui qui l'est moins. Aux États‑Unis, l'Anti‑Drug Abuse Act of 1986, Pub. L. No. 99‑570, 100 Stat. 3207 (1986), et l'Anti‑Drug Abuse Act of 1988, Pub. L. No. 100‑690, 102 Stat. 4181 (1988), adoptées après le rapport du comité judiciaire, visent les importants trafiquants de drogue parce que les crimes fédéraux en matière de trafic de drogue sont classés sur le fondement de la quantité. La loi équivalente du commonwealth australien classe également les crimes sur le fondement de la [traduction] «quantité pour le trafic» (par exemple, 2 grammes de cocaïne) par opposition à la [traduction] «quantité pour le commerce» (par exemple, 2 kg de cocaïne). Au Canada, par contre, il n'y a qu'une seule notion de trafic. Avec égards, il ne convient pas d'appliquer des conclusions fondées sur des infractions importantes en matière de drogue aux États‑Unis et en Australie à tous les genres de trafics, importants et mineurs, au Canada.

Quelque légitimes que puissent être les arguments fondés sur la récidive et sur la fuite avant le procès relativement aux niveaux supérieurs et mieux organisés de trafic de drogue, je conclus qu'ils ne permettent pas de priver de liberté sous caution les nombreux autres trafiquants visés par l'al. 515(6)d).

Mon collègue répond à ces préoccupations, exposées de façon éloquente par le juge Proulx de la Cour d'appel, par un dernier argument: les personnes qu'il n'y a aucune raison spéciale de détenir avant le procès seront en mesure de convaincre le juge qu'elles ne font pas partie d'une organisation, et ainsi la mise en liberté sous caution ne leur sera pas en fait injustement refusée. Il soutient, à la p. 000, que de tels contrevenants

n'auront normalement aucune difficulté à faire valoir le bien‑fondé de leur mise en liberté sous caution. [. . .] Si une personne inculpée de trafic ou d'importation appartient au «menu fretin» ou est un «consommateur généreux», alors elle est la mieux placée pour montrer à l'enquête pour cautionnement qu'elle ne fait pas partie d'une organisation criminelle qui fait le trafic de stupéfiants.

Le premier problème que pose cette proposition est qu'il est loin d'être clair qu'une personne accusée d'une infraction moins importante en matière de trafic sera en mesure de convaincre le juge qu'elle n'est pas liée à une organisation impliquée dans le trafic de la drogue. Cet argument exigerait que l'accusé, présumé innocent, démontre la proposition négative qu'il ne fait pas partie d'une organisation criminelle. Ces organisations, contrairement aux syndicats et aux organismes de services, ne distribuent pas de listes de leurs membres. Comment une personne peut‑elle prouver qu'elle n'est pas membre d'une telle organisation?

Deuxièmement, l'argument ne parle pas de l'agent inférieur d'une grande organisation qui fait du trafic sur une échelle commerciale. Il est possible que le revendeur dans la rue, bien que criminellement responsable, ne constitue pas un risque spécial de récidive ou de fuite avant le procès. Toutefois, il peut être incapable de démontrer qu'il n'a aucun lien avec le crime organisé. Il n'y a pas de juste cause pour priver un accusé de liberté sous caution dans un tel cas; pourtant la mise en liberté peut très bien être refusée sur le fondement du critère que propose mon collègue.

Bref, il me semble évident, malgré les arguments contraires, que l'al. 515(6)d) puisse très bien priver des personnes de liberté sous caution en l'absence d'une «juste cause». L'alinéa 11e) de la Charte prévoit que tout inculpé a le droit de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement. Il en découle nécessairement que l'al. 515(6)d) viole l'al. 11e) de la Charte.

Si l'al. 515(6)d) viole l'al. 11e) de la Charte, il doit être radié en application de l'article premier et de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 à moins que sa «justification puisse se démontrer» dans une société libre et démocratique. Pour satisfaire à ce critère, une règle de droit doit viser un objectif d'une importance considérable et ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire pour l'atteindre. Je tiens pour acquis que l'al. 515(6)d) vise à éviter que l'accusé récidive ou s'esquive. Ce sont des objectifs importants. Le problème est que l'al. 515(6)d) va plus loin que ce qui est nécessaire pour les atteindre. Comme je l'ai mentionné précédemment, il n'y a aucune raison de conclure que les petits trafiquants et les trafiquants occasionnels constituent une menace particulière de récidive ou de fuite avant leur procès. Par conséquent, la violation de leur droit constitutionnel à une mise en liberté sous caution en l'absence d'une «juste cause» ne sert nullement à promouvoir les objectifs de l'alinéa. D'autres ressorts, comme les États‑Unis et l'Australie, établissent des distinctions entre trafic important et moins important. Le Canada, sans aucune raison apparente, ne fait pas cette distinction. On peut espérer que le législateur examinera de nouveau la question et envisagera de ne priver les accusés de liberté sous caution que dans les cas où cela pourra être justifié. Toutefois, pour le moment, je fais mienne l'opinion de la Cour d'appel que la justification de l'al. 515(6)d) ne peut être démontrée et que, par conséquent, celui‑ci est inopérant aux termes de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Par conséquent, je suis d'avis de rejeter le pourvoi. Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes:

1.L'alinéa 515(6)d) du Code criminel du Canada limite‑t‑il les droits garantis aux art. 7, 9 et aux al. 11d) et 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Pour ce qui est des art. 7, 9 et de l'al. 11d), la réponse est non. Quant à l'al. 11e), la réponse est oui.

2.Dans l'affirmative, l'al. 515(6)d), du Code criminel du Canada est‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, tel que requis par l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

Pourvoi accueilli, les juges La Forest et McLachlin sont dissidents.

Procureur de l'appelant: Robert Marchi, Montréal.

Procureurs de l'intimé: Desrosiers, Provost, Taillefer, Groulx, Turcotte & Associés, Montréal.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: Darryl Bogdasavich, Regina.

Procureurs de la Canadian Lawyers' Association: Duncan, Fava & Schermbrucker, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1992] 3 R.C.S. 665 ?
Date de la décision : 19/11/1992
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la demande d'habeas corpus est rejetée

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Réparation - Habeas corpus - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Constitutionnalité des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution contestées par le prévenu - L'habeas corpus est-il un recours approprié? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 24(1) - Loi constitutionnelle de 1982, art. 52 - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d), 520.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit à la mise en liberté sous caution - Inversion du fardeau de la preuve - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Disposition du Code criminel exigeant du prévenu qu'il fasse valoir l'absence de fondement de la détention dans l'attente de son procès - Cette disposition viole‑t‑elle l'art. 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés? -- Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d), 515(10)b).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Présomption d'innocence - Droit à la mise en liberté sous caution - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Disposition du Code criminel exigeant du prévenu qu'il fasse valoir l'absence de fondement de la détention dans l'attente de son procès - Cette disposition viole‑t‑elle l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Présomption d'innocence - Inversion du fardeau de la preuve - Mise en liberté sous caution - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Disposition du Code criminel exigeant du prévenu qu'il fasse valoir l'absence de fondement de la détention dans l'attente de son procès - Cette disposition viole‑t‑elle l'art. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Détention arbitraire - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Disposition du Code criminel exigeant du prévenu qu'il fasse valoir l'absence de fondement de la détention dans l'attente de son procès - Le prévenu a‑t‑il été détenu arbitrairement? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 9 - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d).

Droit criminel - Mise en liberté provisoire - Ordonnance de détention - Prévenu inculpé de trafic de stupéfiants -- Mise en liberté sous caution refusée - Disposition du Code criminel exigeant du prévenu qu'il fasse valoir l'absence de fondement de la détention dans l'attente de son procès - Cette disposition viole‑t-elle les art. 7, 9, 11d) ou 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 515(6)d), 515(10)b).

Le prévenu a été inculpé relativement à cinq chefs d'accusation de trafic de stupéfiants, infraction prévue à l'art. 4 de la Loi sur les stupéfiants, et il a été mis en détention jusqu'à son procès. À l'enquête préliminaire, le prévenu a été renvoyé à son procès et le juge a refusé la demande, présentée en vertu de l'al. 523(2)b) du Code criminel, de révision du refus de la mise en liberté sous caution. Le prévenu a alors présenté une demande d'habeas corpus, soutenant que l'al. 515(6)d) du Code est inconstitutionnel et que, par conséquent, sa détention était illégale. Cette disposition prévoit que le juge ordonne la détention sous garde jusqu'au procès du prévenu inculpé d'une infraction aux art. 4 ou 5 de la Loi sur les stupéfiants, ou de complot, en vue de commettre une de ces infractions, à moins qu'il ne fasse valoir l'absence de fondement de cette mesure. Le juge de la Cour supérieure a rejeté la demande du prévenu parce qu'il existait un autre recours, soit la révision de l'ordonnance de détention en conformité avec l'art. 520 du Code. La Cour d'appel a fait droit à l'appel du prévenu, jugeant que l'habeas corpus était un recours approprié dans les circonstances et que l'al. 515(6)d) du Code viole l'art. 9 et les al. 11d) et 11e) de la Charte canadienne des droits et libertés et n'est pas justifié en vertu de l'article premier. La cour n'a pas estimé utile d'analyser l'al. 515(6)d) au regard de l'art. 7 de la Charte.

Arrêt (les juges La Forest et McLachlin sont dissidents): Le pourvoi est accueilli et la demande d'habeas corpus est rejetée.

(1) L'habeas corpus

Dans les circonstances particulières de l'espèce, l'habeas corpus est un recours recevable contre un refus de mise en liberté sous caution. La demande du prévenu est un type particulier de demande de nature constitutionnelle. Il cherche (1) à faire déclarer que l'al. 515(6)d) du Code contrevient à la Charte et que, par conséquent, il est inopérant en vertu de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, et (2) à obtenir une réparation en vertu du par. 24(1) de la Charte, savoir une nouvelle enquête pour cautionnement qui soit tenue selon des critères constitutionnellement valides. Quand le refus d'accorder une mise en liberté sous caution est contesté au moyen d'une demande fondée sur l'art. 52 combinée à une demande de réparation prévue au par. 24(1), l'habeas corpus est un recours approprié. Le tribunal peut trancher la demande fondée sur la Constitution sans entendre de preuve au sujet de la situation particulière du requérant. S'il fait droit à la demande, le tribunal peut ordonner la tenue d'une nouvelle enquête pour cautionnement. Dans ces circonstances, une demande d'habeas corpus ne saurait être rejetée simplement parce qu'il est possible d'exercer un autre recours. Les distinctions juridiques formalistes qui limitent le pouvoir des tribunaux de connaître de demandes fondées sur la Charte doivent être rejetées. Cependant, mises à part les circonstances extraordinaires de l'espèce, l'habeas corpus n'est pas une recours valable en cas de refus de mise en liberté sous caution. Aux termes du par. 24(1) de la Charte, les tribunaux ne devraient pas permettre que les demandes d'habeas corpus servent à contourner la procédure d'appel appropriée. En général, la contestation du refus de la mise en liberté sous caution doit être faite au moyen d'une demande de révision en conformité avec l'art. 520 du Code.

(2) La validité de l'al. 515(6)d) du Code criminel

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka et Iacobucci: L'alinéa 515(6)d) ne va pas à l'encontre des art. 7 et 9 et des al. 11d) et 11e) de la Charte dans la mesure où il oblige le prévenu à faire valoir l'absence de fondement de sa détention.

L'alinéa 11d) de la Charte crée une règle de procédure et de preuve applicable au procès: le ministère public doit prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Cet alinéa n'est pas applicable à l'étape de la mise en liberté sous caution, étape du processus pénal à laquelle la culpabilité ou l'innocence du prévenu n'est pas déterminée et où aucune peine n'est infligée. Toutefois, l'al. 11d) n'épuise pas le champ d'application de la présomption d'innocence en tant que principe de justice fondamentale en vertu de l'art. 7 de la Charte. La présomption d'innocence à l'art. 7 s'applique à toutes les étapes du processus pénal et ses exigences particulières varient selon le contexte dans lequel elle est appliquée. Toutefois, en l'espèce, il convient d'examiner la contestation fondée sur la Charte au regard de l'al. 11e) et non de l'art. 7. L'alinéa 11e) offre une «garantie très précise» qui vise justement la plainte de l'accusé. Le droit primordial d'être présumé innocent que garantit l'art. 7 à l'étape de la mise en liberté sous caution n'englobe pas d'autre règle de procédure que celles que comprend l'al. 11e).

L'alinéa 11e) crée un droit général qui garantit tant le droit d'obtenir une mise en liberté que le droit de voir cette mise en liberté assortie de conditions raisonnables. Le sens de «mise en liberté assortie d'un cautionnement» doit s'étendre à toutes les formes de mise en liberté provisoire. Bien que l'al. 515(6)d) oblige le prévenu à faire valoir l'absence de fondement de sa détention, le privant ainsi du droit fondamental garanti à l'al. 11e) de se voir mis en liberté sous caution sauf si le poursuivant fait valoir que la détention avant le procès est justifiée, il offre une «juste cause» de refuser la mise en liberté sous caution dans certaines circonstances et ne constitue donc pas une violation de l'al. 11e). Premièrement, la mise en liberté sous caution ne doit être refusée que dans certains cas bien précis. Deuxièmement, le refus doit s'imposer pour favoriser le bon fonctionnement du système de mise en liberté sous caution et on ne doit pas y recourir à des fins extérieures à ce système. L'alinéa 515(6)d) ne vise qu'un très petit nombre d'infractions qui se rapportent toutes à la distribution de stupéfiants et il ne prive d'une mise en liberté sous caution que les prévenus inculpés de telles infractions qui ne peuvent pas faire valoir l'absence de fondement de la détention eu égard aux motifs spécifiés aux al. 515(10)a) et b) du Code. Les règles spéciales de mise en liberté sous caution énoncées à l'al. 515(6)d) ne font qu'établir un système efficace au regard d'infractions déterminées pour lesquelles le système normal de mise en liberté sous caution permettrait la poursuite d'une activité criminelle et un risque intolérable que le prévenu s'esquive. En raison de leurs particularités exceptionnelles, les infractions qui font l'objet de l'al. 515(6)d) sont généralement perpétrées dans un contexte très différent de celui de la plupart des autres crimes. Le trafic des stupéfiants est une activité systématique, pratiquée d'ordinaire dans un cadre commercial très sophistiqué et lucratif, ce qui pousse fortement le contrevenant à poursuivre son activité criminelle même après son arrestation et sa mise en liberté sous caution. Il y également le danger marqué que le prévenu se soustraie à la justice. Les importateurs et les trafiquants de drogue ont accès à des sommes considérables et à des organisations sophistiquées qui peuvent les aider à fuir la justice. Les règles spéciales en matière de mise en liberté sous caution créées par l'al. 515(6)d) luttent contre les problèmes de récidive et de fuite avant le procès en obligeant le prévenu à montrer qu'ils ne se produiront pas. La portée de ces règles est donc soigneusement conçue pour mettre en place un système efficace de mise en liberté sous caution. L'alinéa 515(6)d) vise aussi les trafiquants «à la petite semaine», mais ceux‑ci n'auront normalement aucune difficulté à faire valoir le bien‑fondé de leur mise en liberté sous caution. L'alinéa 515(6)d) autorise un traitement différent selon la gravité de l'infraction. Par surcroît, le fardeau qu'il impose est raisonnable, en ce sens qu'il oblige le prévenu à fournir des renseignements qu'il est le plus apte à fournir.

Bien que l'al. 515(6)d) prévoie la «détention» de personnes au sens de l'art. 9 de la Charte, ces personnes ne sont pas détenues de façon «arbitraire». La détention en vertu de l'al. 515(6)d) ne découle pas de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire non structuré. Des conditions précises pour la mise en liberté sous caution y sont énoncées. Au surplus, le processus de mise en liberté sous caution est assujetti à des garanties très strictes sur le plan de la procédure et il est sujet à révision par une cour supérieure.

Normalement une ordonnance pour une autre enquête pour cautionnement aurait été rendue conformément au par. 686(8) du Code criminel et l'accusé aurait eu la possibilité de faire valoir l'absence de fondement de sa détention au regard des motifs énoncés au par. 515(10), y compris l'al. 515(10)b) modifié par l'arrêt Morales de notre Cour. Toutefois, comme l'accusé a déjà été jugé, déclaré coupable et condamné, cette ordonnance serait inopérante puisque la question de sa liberté est devenue théorique.

Les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier: Les motifs du Juge en chef sont acceptés sous réserve des motifs du juge Gonthier dans l'arrêt Morales, dans lequel il conclut que le critère de l'intérêt public à l'al. 515(10)b) du Code n'est pas inconstitutionnel, et sous certaines réserves quant à la façon dont le Juge en chef traite la présomption d'innocence, en tant que valeur intégrale protégée par l'art. 7 de la Charte, dans le contexte des dispositions relatives à la mise en liberté sous caution du Code. L'analyse qui mène à la décision sur cette question doit comporter une étude et une pondération du droit de l'accusé à la mise en liberté assortie d'un cautionnement, d'une part, et des circonstances prévues au par. 515(10) qui peuvent justifier le refus de la mise en liberté sous caution, d'autre part. Le droit à la liberté n'est qu'un facteur quoique important à prendre en considération, mais d'autres peuvent avoir prépondérance sur lui.

Le juge McLachlin (dissidente): Les motifs du Juge en chef sont acceptés, sauf en ce qui concerne la conclusion à laquelle il arrive que l'al. 515(6)d) du Code ne porte pas atteinte à l'al. 11e) de la Charte. L'alinéa 515(6)d) refuse la mise en liberté sous caution à toutes les personnes inculpées d'une infraction aux art. 4 ou 5 de la Loi sur les stupéfiants qui ne peuvent faire valoir l'absence de fondement de la détention. Cet alinéa n'établit pas de distinction entre le trafiquant de drogue commercial sur une grande échelle et le trafiquant de drogue «à la petite semaine», et sa vaste portée peut être utilisée pour refuser la mise en liberté sous caution à des personnes lorsqu'il n'y a aucune raison ou «juste cause» de la leur refuser. Le risque que l'accusé poursuive ses activités criminelles lorsqu'il attend son procès ou qu'il s'esquive et ne comparaisse pas au procès peut constituer une «juste cause» pour priver de liberté sous caution les personnes inculpées de trafic grave, sur une grande échelle ou de nature commerciale, mais ces motifs ne s'appliquent pas aux autres trafiquants. Lorsqu'une personne est privée de liberté sous caution sans juste cause, il y a violation de l'al. 11e) de la Charte. Le simple fait qu'il soit possible de refuser la mise en liberté sous caution «sans juste cause» suffit à faire annuler l'al. 515(6)d).

L'alinéa 515(6)d) du Code ne peut être justifié en vertu de l'article premier de la Charte. Bien que les objectifs législatifs d'empêcher que l'accusé récidive ou s'esquive soient suffisamment importants pour justifier la violation d'un droit constitutionnel, l'al. 515(6)d) va plus loin que ce qui est nécessaire pour les atteindre. Il n'y a aucune raison de conclure que les petits trafiquants et les trafiquants occasionnels constituent une menace particulière de récidive ou de fuite avant leur procès. L'alinéa 515(6)d) est en conséquence inopérant aux termes de l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Le juge La Forest (dissident): Pour les motifs donnés par le juge McLachlin, l'al. 515(6)d) du Code viole l'al. 11e) de la Charte et n'est pas justifié en vertu de l'article premier. Il n'est pas nécessaire de traiter des autres dispositions de la Charte.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Pearson

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts appliqués: R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 000
R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595
R. c. Hufsky, [1988] 1 R.C.S. 621
arrêts mentionnés: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
Steele c. Établissement Mountain, [1990] 2 R.C.S. 1385
Woolmington c. Director of Public Prosecutions, [1935] A.C. 462
Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486
Dubois c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 350
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Gardiner, [1982] 2 R.C.S. 368
Imperial Oil Ltd. c. Tanguay, [1971] C.A. 109
Dean c. Dean, [1987] 1 F.L.R. 517
R. c. Vaillancourt, [1987] 2 R.C.S. 636
R. c. Whyte, [1988] 2 R.C.S. 3
R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303
R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154
R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259
Stack c. Boyle, 342 U.S. 1 (1951)
Carlson c. Landon, 342 U.S. 524 (1952)
United States c. Edwards, 430 A.2d 1321 (1981), certiorari refusé 455 U.S. 1022 (1982)
United States c. Salerno, 481 U.S. 739 (1987)
R. c. Bray (1983), 2 C.C.C. (3d) 325
R. c. Lauze (1980), 17 C.R. (3d) 90
R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045
R. c. Ladouceur, [1990] 1 R.C.S. 1257
R. c. Wilson, [1990] 1 R.C.S. 1291.
Citée par le juge Gonthier
Arrêt mentionné: R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 000.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
R. c. Drysdelle (1978), 41 C.C.C. (2d) 238
R. c. Larson (1972), 6 C.C.C. (2d) 145.
Lois et règlements cités
Anti‑Drug Abuse Act of 1986, Pub. L. No. 99‑570, 100 Stat. 3207 (1986).
Anti‑Drug Abuse Act of 1988, Pub. L. No. 100‑690, 102 Stat. 4181 (1988).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 8, 9, 11d), e), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 , art. 254(3) [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 36], 487(1) [mod. idem, art. 68], 504, 507(1) [idem, art. 78], 515(1) [abr. & rempl. idem, art. 83], 515(2) [mod. idem, art. 186 (Ann. IV, no 7)], 515(5), 515(6)d), 515(7), 515(8), 515(10)a), 515(10)b), 516, 518(1)b), 520(1) [abr. & rempl. idem, art. 86], 520(8), 521, 523(2)b) [idem, art. 89], 525(1) [mod. idem, art. 90], 525(3), 686(8), 784(3).
Constitution des États‑Unis, Huitième amendement.
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52.
Loi sur la réforme du cautionnement, S.C. 1970‑71‑72, ch. 37.
Loi sur les stupéfiants, L.R.C. (1985), ch. N‑1, art. 2 «faire le trafic», 4, 5.
Règles de pratique de la Cour supérieure du Québec, Chambre criminelle, TR/74‑53, art. 15 [mod. TR/89‑52].
Doctrine citée
Australie. Parliament of the Commonwealth of Australia. Report of the Australian Royal Commission of Inquiry into Drugs, Book B. Canberra: A.G.P.S., 1980.
Carrigan, D. Owen. Crime and Punishment in Canada: A History. Toronto: McClelland & Stewart, 1991.
Olah, John A. "Sentencing: The Last Frontier of the Criminal Law" (1980), 16 C.R. (3d) 97.
Québec. Groupe de travail sur la lutte contre la drogue. Rapport du groupe de travail sur la lutte contre la drogue. Québec: Publications du Québec, 1990.
United States. Senate. Judiciary Committee. Report No. 98‑225, Comprehensive Crime Control Act, 1983, 98th Cong., 1st Sess. Report of the Committee on the Judiciary on S. 1762. Washington: U.S.G.P.O., 1983.
Verrilli Jr., Donald B. "The Eighth Amendment and the Right to Bail: Historical Perspectives" (1982), 82 Colum. L. Rev. 328.

Proposition de citation de la décision: R. c. Pearson, [1992] 3 R.C.S. 665 (19 novembre 1992)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1992-11-19;.1992..3.r.c.s..665 ?
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