La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/01/1993 | CANADA | N°[1993]_1_R.C.S._212

Canada | R. c. MacKenzie, [1993] 1 R.C.S. 212 (21 janvier 1993)


R. c. MacKenzie, [1993] 1 R.C.S. 212

John Alexander MacKenzie Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. MacKenzie

No du greffe: 22423.

1992: 3 avril; 1993: 21 janvier.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier, McLachlin et Stevenson*.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1991), 103 N.S.R. (2d) 91, 282 A.P.R. 91, 64 C.C.C. (3d) 336, qui a accueilli un appel du ministè

re public contre l'acquittement de l'accusé relativement à des accusations de meurtre au premier degré. Pourvoi accu...

R. c. MacKenzie, [1993] 1 R.C.S. 212

John Alexander MacKenzie Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. MacKenzie

No du greffe: 22423.

1992: 3 avril; 1993: 21 janvier.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Gonthier, McLachlin et Stevenson*.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, Section d'appel (1991), 103 N.S.R. (2d) 91, 282 A.P.R. 91, 64 C.C.C. (3d) 336, qui a accueilli un appel du ministère public contre l'acquittement de l'accusé relativement à des accusations de meurtre au premier degré. Pourvoi accueilli.

Joel E. Pink, c.r., et Donald C. Murray, pour l'appelant.

Robert C. Hagell et Denise Smith, pour l'intimée.

//Le juge en chef Lamer//

Version française des motifs rendus par

Le juge en chef Lamer — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge La Forest dans le présent pourvoi et je souscris, pour l'essentiel, à son analyse des questions soumises à la Cour et à la conclusion à laquelle il arrive. Je dois toutefois ajouter quelques commentaires qui découlent de mon adhésion aux motifs du juge Wilson dans l'arrêt R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345. Avec le recul, il m'apparaît qu'il existe une certaine confusion à l'égard de deux aspects de ce domaine du droit: (i) la distinction essentielle, au cours des délibérations du jury, entre les faits et la preuve des faits et (ii) le rapport entre la crédibilité et la norme de preuve en matière criminelle.

La distinction entre les faits et la preuve

À mon avis, il est essentiel de distinguer le rôle des «faits» de celui de la «preuve des faits» dans un procès criminel; la non‑application de cette distinction fondamentale a perturbé le débat sur cette question. Voir, par exemple, les propos de R. Eggleston, Evidence, Proof and Probability (2e éd. 1983), qui, à la p. 122, introduit la notion de [traduction] «faits qui ne sont pas établis avec certitude» pour ensuite conclure avec celle de la [traduction] «preuve» qui n'est pas prise en considération, et affirmer que la nécessité d'établir un élément de preuve hors de tout doute raisonnable rend inutile toute l'étape de la corroboration. Comme je le dis plus loin, un élément de preuve incertain peut être corroboré par un autre élément, même incertain; par contre, un fait incertain ne peut être corroboré par un autre fait incertain ou en être déduit. De nombreuses analyses à ce sujet utilisent les termes «fait» et «élément de preuve» sans distinction, et donc erronément. Il est incontestable que le jury doit toujours tenir compte de l'ensemble de la preuve avant de rendre un verdict et qu'il ne peut en examiner les divers éléments de façon isolée. En effet, un élément de preuve incertain en lui‑même peut néanmoins être corroboré ou autrement étayé par un autre élément, et le jury doit toujours apprécier l'ensemble de la preuve dans cette optique. Par conséquent, il est erroné de dire que le jury «rejette» un élément de preuve au cours de ses délibérations. Tous les éléments de preuve doivent être pris en considération.

Toutefois, le jury peut et doit décider si l'ensemble de la preuve établit, hors de tout doute raisonnable, tous les faits essentiels à une déclaration de culpabilité. Cette démarche doit nécessairement se faire par étape, et, comme le juge La Forest, je crois qu'il est irréaliste de penser que le jury rendra son verdict sous l'effet d'une «révélation soudaine». Dans l'arrêt Morin, le juge Wilson dit (à la p. 378) qu'au cours des délibérations du jury relatives à la preuve de la poursuite, «un fait exposé oralement par un témoin [doit être] évalué par le jury dans le contexte de toute la preuve et rejeté s'il n'a pas été prouvé hors de tout doute raisonnable». Par conséquent, bien que le jury ne rejette jamais un élément de preuve, il peut et doit décider d'accepter ou de rejeter les affirmations de fait émanant de cet élément de preuve avant de les utiliser pour appuyer ou pour déduire d'autres affirmations de fait en vue de rendre son verdict. Le jury ne peut s'appuyer sur de telles affirmations pour déclarer l'accusé coupable que si elles sont établies hors de tout doute raisonnable par la preuve. Les faits qui n'ont pas été ainsi établis ne peuvent servir à corroborer ou à étayer d'autres faits incertains. Une norme inférieure ferait en sorte qu'une déclaration de culpabilité puisse être fondée sur des faits qui ne sont que pures conjectures.

Dans mes directives au jury, particulièrement dans les cas où la preuve du ministère public était circonstancielle, j'ai souvent eu recours à l'analogie avec le filet du pêcheur. La preuve produite au cours du procès par le ministère public vise à établir des affirmations de fait. Une fois établis, ces faits peuvent permettre d'en déduire d'autres. De cette manière, les affirmations de fait établies s'entrelacent et forment un filet d'affirmations. Si, non établie hors de tout doute raisonnable, une affirmation de fait n'est que probable ou vraisemblable, elle ne peut être utilisée pour déduire d'autres faits. L'entrelacement des affirmations de fait est ainsi rompu, ce qui crée un trou dans le filet. Un filet troué, si petit que soit le trou, n'est d'aucune utilité puisqu'il subsiste une affirmation de fait déterminante qui n'est pas conciliable seulement avec la culpabilité de l'accusé. Ainsi, un fait qui n'a pas été établi hors de tout doute raisonnable ne peut entrer en jeu dans la décision du jury de déclarer l'accusé coupable, que ce fait soit utilisé pour conclure à l'existence d'un élément essentiel de l'infraction ou pour déduire d'autres faits.

Par conséquent, bien qu'il soit erroné de dire aux jurés de «rejeter» un élément de preuve, c'est exposer le droit correctement de leur dire de rejeter des affirmations de fait que la preuve du ministère public n'a pas établies hors de tout doute raisonnable.

Le rapport entre la crédibilité et la norme de preuve

Il est également important de comprendre le rapport entre l'appréciation de la crédibilité par le jury et la norme de preuve en matière criminelle lorsque les versions des témoins de la poursuite et de ceux de la défense sont contradictoires. Le juge du procès est nettement dans l'erreur s'il invite dans de telles circonstances les membres du jury à accepter la version la plus vraisemblable, la plus persuasive ou la plus crédible. À l'instar de tous les faits sur lesquels une déclaration de culpabilité doit être fondée, les affirmations de fait émanant des témoins de la poursuite doivent être établies hors de tout doute raisonnable par ces témoignages ainsi que par les autres éléments de preuve. Si le jury ne croit pas, hors de tout doute raisonnable, la version des témoins de la poursuite, ou une partie de celle‑ci, cette version ne peut justifier une déclaration de culpabilité de l'accusé, même si les jurés ne croient pas la version contradictoire de la défense. Il est fort possible que les deux versions soient fausses, et l'accusé a droit au bénéfice du doute à l'égard de la crédibilité de tout témoin. C'est la conclusion que j'ai tirée dans l'arrêt Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570, dans l'extrait cité par le juge La Forest à la p. 27 de ses motifs.

En l'espèce, toutefois, le juge du procès n'a commis aucune erreur en invitant les membres du jury à «rejeter» l'affirmation de fait dans l'une des deux déclarations, dépendant de celle à laquelle ils ajoutaient foi, parce que les deux émanaient de l'accusé et que, comme le dit le juge La Forest, elles ne pouvaient pas logiquement coexister. Les jurés n'avaient qu'une seule décision à prendre concernant la crédibilité. S'ils croyaient le témoignage disculpatoire de l'accusé au procès, ils ne pouvaient avoir ajouté foi à sa déclaration inculpatoire faite à la police. Il y a toutefois lieu de rappeler que l'accusé n'a jamais l'obligation d'établir sa version des événements hors de tout doute raisonnable; cette norme ne s'applique qu'au ministère public. Pour sa part, l'accusé n'a qu'à soulever un doute raisonnable à l'aide de sa preuve, même lorsque le fardeau de présentation lui incombe; voir R. c. Proudlock, [1979] 1 R.C.S. 525.

Ces commentaires formulés, je suis d'avis de résoudre le pourvoi dans le même sens que le juge La Forest.

Version française du jugement des juges La Forest, Gonthier et McLachlin rendu par

//Le juge La Forest//

Le juge La Forest — L'appelant, John Alexander MacKenzie, a été accusé d'avoir assassiné trois de ses voisins à l'aube du 24 juin 1989. À son procès, le jury a conclu à la non‑culpabilité. L'acquittement a été infirmé en appel et on a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Dans le pourvoi qu'il a formé de plein droit devant notre Cour, l'appelant demande le rétablissement du verdict d'acquittement.

Au moment du procès, l'appelant était âgé de 47 ans. C'était un alcoolique. En 1985, après avoir vécu 25 ans à Toronto, il est retourné dans son village natal dans le comté rural d'Antigonish, en Nouvelle‑Écosse. Il a acheté un terrain à Beech Hill et, en 1988, y a installé une maison mobile dont il a fait sa résidence. Les trois victimes, John Boucher, Joseph Deon et Edmund Deon, étaient les voisins de l'appelant. Chacun d'eux possédait une maison sur la route de Beech Hill, à moins d'un kilomètre de la propriété de l'appelant. Les Deon étaient deux frères, bons amis de Boucher.

Pour une raison quelconque, les Deon et Boucher s'étaient apparemment engagés contre l'appelant dans une campagne concertée de harcèlement, qui a débuté dès l'installation de ce dernier à Beech Hill et a duré jusqu'à leur mort. Ce harcèlement confinait au terrorisme: ses auteurs avaient causé des dommages répétés aux biens de l'appelant, tué ses animaux, criblé de balles sa boîte aux lettres, et menacé à maintes reprises de lui tirer une balle ou de faire sauter sa remorque.

Les Deon et Boucher ont été tués par balle à l'aube du samedi 24 juin 1989. Boucher a été abattu de trois balles dans sa cour, Edmund Deon a été atteint de sept projectiles dans sa chambre à coucher, tandis que Joseph Deon a reçu deux décharges au volant de sa camionnette stationnée dans son entrée. Toutes les balles provenaient du revolver calibre .22 de l'appelant. Le lendemain, la police a retrouvé le revolver dans le puits de l'appelant, ainsi qu'une de ses paires de chaussures.

Au cours des six semaines qui ont précédé les meurtres, l'appelant a beaucoup bu. Le 12 juin, deux semaines avant la fusillade, il avait remarqué la disparition d'un de ses veaux. Soupçonnant ses voisins, il a pris son revolver et s'en est allé trouver Boucher et sa femme Lorraine chez eux. Ceux‑ci ont réussi à le calmer et Mme Boucher l'a reconduit chez lui. Au procès, l'appelant a déclaré que Lorraine Boucher lui a alors pris son revolver, qu'il n'avait plus revu depuis. Mme Boucher n'a pas témoigné sur ce point. Plus tard au cours de la soirée, l'appelant a décidé d'aller voir Edmund Deon à propos du veau. Ne trouvant pas son revolver, il a pris avec lui une carabine .303. Au cours de la discussion qui a suivi, l'appelant a déchargé la carabine dans le plancher de la maison de Deon. Le lendemain, arrêté par la GRC, l'appelant a été détenu pour la nuit et sa carabine a été confisquée.

Le 23 juin, l'appelant a passé la plus grande partie de la journée à boire dans sa maison mobile en compagnie de son beau‑frère, William Cogger, consommant environ 21 bières. Boucher leur a rendu visite pendant environ une heure au cours de la soirée, il a bu au moins une bière et est parti sans qu'il y ait eu de dispute ou d'incident. Vers 23 h, l'appelant et Cogger sont allés se coucher. À un certain moment au cours de la nuit, ils ont été réveillés par un bruit à la porte. Cogger a témoigné qu'il a entendu l'appelant demander [traduction] «Qui est là?», qu'une voix a répondu et que l'appelant a dit: [traduction] «Je dors. Allez‑vous en. Je retourne me coucher». Cogger n'a plus rien entendu et s'est rendormi. L'appelant a témoigné que le visiteur était Joseph Deon.

À 4 h 17, Daniel Girrior, un autre voisin sur la route de Beech Hill, a été réveillé par trois coups de feu. Comme la chose n'était pas rare dans cette région la nuit, Girrior s'est rendormi. William Cogger s'est réveillé à 4 h 45 et a trouvé l'appelant assis tout habillé à une table. D'après son témoignage, l'appelant a alors dit qu'il avait eu les [traduction] «trois fils de putes la nuit dernière». Cogger lui a dit: [traduction] «Dis‑moi que ce n'est pas la vérité», ce à quoi l'appelant a répondu: [traduction] «Non, mon frère, ce n'est pas vrai». L'appelant a poursuivi en disant qu'il allait mettre son arme dans le puits et il est sorti de la maison. À son retour, il a parlé de se débarrasser de ses souliers. À 4 h 58, Daniel Girrior a entendu trois coups de feu, puis, deux minutes après, trois autres coups de feu.

Au procès, l'appelant a déclaré s'être rendormi après la visite matinale de Boucher. Tout ce qu'il se rappelle ensuite, c'est de s'être réveillé sur le plancher avec l'idée qu'il avait vu les corps des Deon et de Boucher sur la route de Beech Hill. Il avait l'impression d'avoir rêvé et il a raconté son rêve à Cogger. Il a été étonné d'apercevoir son revolver sur la table puisqu'il ne l'avait pas vu depuis que Lorraine Boucher le lui avait enlevé deux semaines auparavant. L'appelant ne se rappelait pas avoir tué les Deon et Boucher ni avoir jeté le revolver et ses souliers dans le puits.

L'appelant et Cogger ont passé le reste de la journée du 24 juin à boire. Vers les 21 h, l'appelant a été arrêté par la GRC. S'étant aperçus de son état d'ébriété, les policiers n'ont pas tenté de l'interroger. On lui a donné à manger et à 23 h 30 on l'a écroué pour la nuit.

Le lendemain matin, après le petit déjeuner, l'appelant a été amené pour interrogatoire devant deux policiers. L'ayant informé de son droit de garder le silence et d'avoir recours à l'assistance d'un avocat, les policiers lui ont dit qu'ils avaient des raisons de croire qu'il avait mis son arme et ses souliers dans son puits, et qu'il avait été vu auparavant à la maison de Boucher. Ils ont demandé à l'appelant sa version de l'histoire et celui‑ci a fait volontairement une déclaration incriminante à propos des meurtres. L'un des policiers, qui prenait des notes depuis une dizaine de minutes, a proposé que la déclaration soit prise formellement par écrit. C'est à ce moment que l'appelant a demandé l'assistance d'un avocat, à la suite de quoi les policiers lui ont dit qu'il n'y aurait plus de questions. Les policiers l'ont alors laissé seul pour qu'il appelle sa s{oe}ur et lui demande de contacter un avocat. À leur retour, il y a eu une pause de plusieurs minutes au cours de laquelle rien n'a été dit. L'accusé s'est ensuite engagé dans une déclaration plus détaillée et explicite. Cette seconde déclaration a été exclue par le juge du procès parce qu'elle avait été faite après que l'appelant eut exercé son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat.

Lors du procès, l'appelant a déclaré que, dans sa «confession» aux policiers, il n'avait fait en réalité que reconstituer les meurtres d'après la connaissance indirecte qu'il en avait acquise d'autres voisins au cours de la journée qu'il avait passé à boire après la fusillade. Il n'a que peu de souvenirs des déclarations qu'il a faites aux policiers, si ce n'est qu'il avait alors [traduction] «la pire gueule de bois de [s]a vie».

Dans son exposé au jury d'une durée de quatre heures, le juge MacIntosh a donné des directives sur le droit relatif aux moyens de défense de provocation et d'ivresse, ainsi que sur les quatre verdicts possibles sur chacun des chefs d'accusation de meurtre: non coupable, coupable de meurtre au premier degré, de meurtre au deuxième degré ou d'homicide involontaire coupable. Il leur a également donné une directive sur la manière d'évaluer la contradiction entre les déclarations de l'appelant aux policiers et son témoignage au procès. Voici un extrait de cette directive:

[traduction] Rappelons que l'accusé affirme qu'il ne se souvient pas du tout de ce qui s'est passé, que les déclarations qu'il a faites provenaient de ce qu'il avait entendu dire par d'autres. Si vous décidez d'accepter ce témoignage en totalité ou en partie, vous devrez l'examiner à la lumière des autres éléments de preuve que vous déciderez d'accepter. Vous devez, bien entendu, rendre votre verdict d'après l'ensemble des éléments de preuve que vous jugez dignes de foi. L'accusé étant un témoin, vous pouvez accepter son témoignage antérieur, à savoir la déclaration que la police ‑ que le ministère public allègue qu'il a faite à la police. Vous pouvez l'accepter comme établissant véritablement ce qui s'est passé («il» étant la personne accusée) par opposition à ce qu'il a dit en cour. Cela est impossible dans le cas d'un témoin ordinaire, mais dans le cas d'un accusé, vous êtes libres d'accepter soit ce qu'il a dit dans la déclaration, soit ce qu'il a dit en cour. Si vous estimez que c'est son témoignage au procès qui représente la vérité, ou si vous avez un doute raisonnable à ce sujet, vous rejetterez entièrement la déclaration antérieure. [Je souligne.]

La Section d'appel de la Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse, à la majorité, a jugé que le passage souligné constituait une directive erronée déterminante en ce qu'elle a pu amener les jurés à croire qu'ils devaient examiner la confession de l'appelant séparément des autres éléments de preuve.

Après deux heures de délibérations, le jury a demandé qu'on lui relise les témoignages de William Cogger, Lorraine Boucher et Daniel Girrior. À la suite de quoi il a délibéré pendant une journée et demie puis a rendu un verdict de non‑culpabilité quant à tous les chefs d'accusation.

Les jugements

Le ministère public a interjeté appel de l'acquittement en faisant valoir au total onze moyens. Seulement deux d'entre eux ont sérieusement été pris en considération par la Section d'appel, savoir que le juge MacIntosh a commis une erreur (1) en excluant la seconde déclaration extrajudiciaire de l'appelant aux policiers, et (2) en disant au jury de rejeter entièrement la première déclaration extrajudiciaire de l'appelant aux policiers si son témoignage au procès soulevait un doute raisonnable à son sujet. L'appel a été accueilli pour le second motif: voir (1991), 103 N.S.R. (2d) 91. Les juges Chipman et Hart ont rédigé des opinions distinctes pour la majorité, le juge Freeman étant dissident.

Sur la première question, le juge Chipman a passé en revue la jurisprudence pertinente en matière de droit de l'accusé d'avoir recours à l'assistance d'un avocat et de garder le silence. Il conclut que les policiers n'ont rien à se reprocher en l'espèce. Suivant son raisonnement, l'obligation qu'impose la Charte canadienne des droits et libertés aux policiers ne va pas jusqu'à exiger qu'ils cessent d'écouter les déclarations non sollicitées qu'un détenu peut faire après avoir demandé de recourir à l'assistance d'un avocat. À ce titre, le juge Chipman conclut que le juge du procès a commis une erreur en excluant la déclaration. Cependant, il conclut également que l'admission de la déclaration n'aurait pas nécessairement influé sur le verdict du jury parce que la première déclaration, d'importance cruciale, lui avait été soumise. Tout en convenant que le juge du procès a commis une erreur en excluant la seconde déclaration, le juge Hart se dit d'avis quant à lui que l'exclusion a pu influencer substantiellement les délibérations du jury. Aussi aurait‑il ordonné la tenue d'un nouveau procès pour ce motif. Quant au juge Freeman, il estime, contrairement à ses collègues, que le juge du procès a eu raison d'exclure la déclaration. En définitive, l'appel du ministère public sur ce premier moyen a été rejeté.

Sur la seconde question, après avoir passé en revue l'exposé au jury, et cité les arrêts R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, R. c. Minhas (1986), 29 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1987] 2 R.C.S. viii, et Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570, le juge Chipman conclut ainsi, aux pp. 109 et 110:

[traduction] À la lecture de l'ensemble de l'exposé du juge du procès, je crains, tout comme le juge Sopinka dans l'arrêt Morin, que la directive de considérer la preuve dans son ensemble n'ait pas suffit à corriger l'impression que les jurés ont pu avoir qu'ils devaient examiner la preuve du ministère public relative à la confession isolément, sans prendre en considération l'ensemble de la preuve pour décider si elle établissait la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Il me semble qu'il s'agit là essentiellement de la même erreur que celle commise dans l'affaire Morin.

De plus, cette erreur était suffisamment grave pour qu'on ne puisse dire que si elle n'avait pas existé, le résultat aurait nécessairement été le même. Comme l'a dit le juge Sopinka dans l'arrêt Morin, précité, l'exposé sur la charge de la preuve présente au jury une des règles du jeu les plus fondamentales. La confession constituait sans nul doute une pièce décisive de la preuve du ministère public. Sans elle, un doute raisonnable pouvait facilement se former dans l'esprit des jurés. Mais devant cette confession, on voit mal comment il serait possible d'avoir un doute raisonnable, du moins quant à une certaine culpabilité. On peut donc affirmer, avec un degré raisonnable de certitude, que le résultat a pu être modifié par la directive erronée relative à la confession. Il y a lieu d'accueillir l'appel et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

Le juge Hart souscrit à l'opinion du juge Chipman quant au caractère erronée de la directive. Il estime qu'elle a permis au jury d'appliquer la doctrine du doute raisonnable à des parties plutôt qu'à l'ensemble de la preuve, et que l'exposé global n'a pas remédié à ce vice.

Dans sa dissidence, le juge Freeman convient que la formulation de l'exposé du juge au jury pouvait laisser croire à une directive erronée, mais il estime qu'aucune erreur ne justifie en l'occurrence la tenue d'un nouveau procès. Voici l'analyse qu'il fait, aux pp. 133 à 135:

[traduction] Au pire, la partie de l'exposé en cause, contrebalancée par la directive de prendre en considération l'ensemble de la preuve, n'est pas à ce point claire qu'elle ait pu inciter les jurés à faire abstraction de leur bon sens et à exclure prématurément un élément de preuve aussi important que la déclaration. Le bon sens commanderait en effet, dans l'hypothèse où l'on accepte comme plausible la véracité de la déclaration, que celle‑ci reste un élément des délibérations et qu'elle ne soit rejetée comme ne représentant pas la description exacte des événements que lorsque, au vu de l'ensemble de la preuve, y compris la déclaration, les jurés ne sont pas convaincus hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'intimé.

. . .

Si l'on présumait qu'à la suite de l'exposé du juge MacIntosh, les jurés ont cru de leur devoir d'appliquer la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable à la déclaration comme s'il s'agissait d'un élément isolé des autres éléments de preuve, comment auraient‑ils pu procéder? Ils ne pouvaient rejeter la déclaration isolément que si elle soulevait en soi un doute raisonnable, si elle contenait des contradictions ou des incohérences susceptibles de faire naître un doute raisonnable. Or la déclaration ne comporte aucun défaut interne de ce genre. Elle devait donc être examinée à la lumière des autres éléments de preuve.

. . .

Dans leur examen de la véracité du témoignage [de l'appelant] quant à la déclaration, le jury devait, suivant les directives reçues, prendre en considération l'existence de corroboration, les circonstances et l'état de l'accusé. En d'autres termes, la directive l'incitait à examiner la déclaration avec l'ensemble de la preuve. L'exposé ne serait contestable que dans la mesure où on aurait dit au jury de rejeter la déclaration avant d'avoir pu faire cet examen. Or, on voit mal comment le jury aurait pu prendre la déclaration en considération si ce n'est dans le contexte de tous les autres éléments de preuve. Elle ne se prêtait pas à un examen totalement ou partiellement isolé.

En conséquence, le juge Freeman aurait rejeté ce moyen d'appel.

Questions en litige

1.Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit en donnant comme directive au jury de rejeter entièrement la déclaration extrajudiciaire inculpatoire de l'appelant si son témoignage au procès soulevait un doute raisonnable à son sujet?

2.Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur de droit en excluant de la preuve certaines déclarations faites par l'appelant aux policiers?

3.Les juges formant la majorité à la cour d'appel ont‑ils commis une erreur de droit en concluant que le verdict aurait pu être différent, usurpant ainsi la fonction du jury?

Analyse

Chacune des trois questions en litige a fait l'objet d'une argumentation écrite présentée à notre Cour, mais à l'ouverture de l'audience, l'avocat de l'appelant a renoncé à la deuxième question concernant l'exclusion de la seconde déclaration de l'appelant aux policiers. Cette renonciation a créé certaines difficultés de procédure pour l'intimée, question que j'aborderai brièvement avant d'examiner les autres questions ayant trait à l'exposé au jury.

La déclaration exclue

Le ministère public a, à l'instance inférieure, remporté une victoire partielle sur la question de la confession exclue: les juges formant la majorité ont conclu que le juge du procès avait commis une erreur en excluant cette déclaration, mais seul le juge Hart aurait ordonné la tenue d'un nouveau procès pour ce motif. Devant notre Cour, l'appelant s'est pourvu uniquement sur le premier point de droit, faisant valoir que le juge du procès n'avait pas commis d'erreur. Je présume que l'appel sur ce point visait à rendre la déclaration irrecevable à un nouveau procès dans l'éventualité où notre Cour confirmerait la décision de la juridiction inférieure sur la nécessité d'un tel procès. Quoi qu'il en soit, comme je l'ai dit précédemment, l'appelant a finalement abandonné ce moyen d'appel. Au cours de l'audience, le ministère public a demandé à notre Cour d'adopter la position minoritaire du juge Hart en faveur de la tenue d'un nouveau procès en raison de l'exclusion de la déclaration. Le Juge en chef a fait remarquer que le ministère public n'avait pas interjeté de pourvoi incident sur ce point, ce qu'il n'était d'ailleurs pas habilité à faire. La Cour a donc refusé d'entendre ses prétentions sur cette question.

Notre refus d'entendre le ministère public sur ce point était fondé sur la portée limitée des appels que celui‑ci peut, aux termes du par. 693(1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, interjeter devant notre Cour:

693. (1) Lorsqu'un jugement d'une cour d'appel annule une déclaration de culpabilité par suite d'un appel interjeté aux termes de l'article 675 ou rejette un appel interjeté aux termes de l'alinéa 676(1)a), b) ou c) ou du paragraphe 676(3), le procureur général peut interjeter appel devant la Cour suprême du Canada:

a) sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d'appel est dissident;

b) sur toute question de droit, si l'autorisation d'appel est accordée par la Cour suprême du Canada. [Je souligne]

Le problème du ministère public en l'espèce est que la cour d'appel a accueilli l'appel qu'il avait interjeté, bien que sur une question différente de celle qu'il a tenté de faire valoir devant nous. C'est la victoire globale qu'il a remportée devant la juridiction inférieure qui empêche le ministère public de se pourvoir, en appel ou en appel incident, devant notre Cour.

Notre Cour a récemment examiné une question semblable dans l'arrêt R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449. Dans cette affaire, le juge du procès avait ordonné l'arrêt des procédures dans une affaire de drogue parce qu'il y avait eu provocation policière. En appel, le ministère public a demandé que l'ordonnance d'arrêt soit infirmée et qu'y soient substituées des déclarations de culpabilité contre l'accusé. L'appel a été accueilli en partie: la Cour d'appel a levé l'arrêt, tout en ordonnant la tenue d'un nouveau procès au lieu d'inscrire des déclarations de culpabilité. L'accusé a formé un pourvoi et, bien que le ministère public n'ait pas formé de pourvoi incident, celui‑ci a fait valoir non seulement que la levée de l'arrêt devait être confirmée, mais aussi que nous devions imposer les déclarations de culpabilité que la Cour d'appel avait refusé d'inscrire. Au nom de la majorité, le juge en chef Lamer a rejeté les prétentions du ministère public sur ce dernier point. Il estimait que l'art. 693 du Code ne s'applique pas lorsque l'appel du ministère public a été accueilli. De plus, s'appuyant sur l'arrêt Guillemette c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 356, le juge en chef Lamer a jugé que notre Cour n'a compétence pour modifier la décision d'une cour d'appel (en vertu de l'art. 695 du Code) que lorsque le ministère public a validement formé un pourvoi devant elle. Il conclut ainsi, à la p. 466:

En l'absence donc d'un pourvoi du ministère public, notre Cour n'a pas compétence pour accueillir sa requête en modification de l'ordonnance prononcée à l'instance inférieure. Conclure autrement serait permettre au ministère public de se pourvoir devant nous alors que cette faculté ne lui est accordée ni par le Code criminel ni par la Loi sur la Cour suprême. Le ministère public n'est pas, de par la loi, habilité à se pourvoir devant notre Cour contre une décision qui a accueilli l'appel qu'il avait interjeté d'un verdict d'acquittement ou d'un arrêt des procédures, mais qui lui a donné moins que ce qui avait été demandé. Par conséquent, il n'existe aucune disposition législative qui permettrait au ministère public de se pourvoir contre l'arrêt de la Cour d'appel. Sans droit d'appel prévu par la loi, il n'y a pas de droit d'appel. [Souligné dans l'original.]

À mon avis, ce raisonnement s'applique directement en l'espèce. Comme dans Barnes, une cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public, empêchant ainsi tout pourvoi ou pourvoi incident de ce dernier devant notre Cour. La subdivision des moyens d'appel n'aide pas le ministère public à cet égard: la décision défavorable d'une cour d'appel sur un point de droit est compensée par le succès du ministère public sur d'autres moyens.

En définitive, l'appelant ayant abandonné le second motif d'appel, il n'y a pas lieu que notre Cour examine la décision de la Section d'appel quant à l'exclusion de la seconde déclaration de l'accusé.

L'exposé au jury

J'en viens maintenant au premier motif d'appel, qui a trait à l'exposé au jury relativement à la première déclaration que l'accusé a faite aux policiers. Les trois juges de la Section d'appel ont tous conclu que la directive était jusqu'à un certain point viciée en ce qu'elle avait pu laisser croire aux jurés qu'ils étaient tenus d'examiner la déclaration extrajudiciaire séparément de l'ensemble de la preuve. La majorité a conclu que cette erreur justifiait la tenue d'un nouveau procès, mais le juge Freeman, dissident, estimait que les autres éléments de l'exposé y avaient remédié. Avant d'examiner l'exposé et ces jugements en détail, il convient de passer en revue l'arrêt R. c. Morin, précité, puisqu'il occupe une large place dans le débat à l'instance inférieure ainsi qu'en notre Cour.

Dans l'arrêt Morin, notre Cour a conclu qu'un exposé sera erroné s'il laisse croire au jury qu'il doit examiner la preuve élément par élément en regard de la norme de preuve en matière criminelle. La Cour à la majorité a estimé qu'il est également erroné de dire aux jurés de procéder à leurs délibérations en deux étapes, de sorte que certains éléments étant écartés dès l'étape initiale de recherche des faits, la détermination de la culpabilité ou de l'innocence ne soit fondée que sur les éléments de preuve restants. L'exposé au jury dans cette affaire, reproduit dans les motifs de la majorité, à la p. 355, commence par la directive générale suivante:

[traduction] Vous n'êtes pas tenus d'accepter une partie quelconque de la déposition d'un témoin seulement parce qu'elle n'a pas été niée. Si vous avez un doute raisonnable quant à un témoignage, vous accorderez à l'accusé le bénéfice du doute à cet égard. Ayant décidé quel témoignage vous estimez digne de foi, vous l'examinerez dans son ensemble, évidemment, pour arriver à votre verdict. [Soulignement ajouté par le juge Sopinka.]

Un peu plus loin, le juge du procès a dit que la doctrine du doute raisonnable ne s'appliquait pas individuellement à chacun des éléments de preuve, mais plutôt à l'ensemble de la cause et à «tout l'ensemble de la preuve». Toutefois, il a ensuite donné une série de directives sur des éléments particuliers de la preuve, chacune donnant à penser que la norme en matière criminelle devait s'appliquer, isolément, à chaque élément. Ainsi, en ce qui concerne la preuve relative aux cheveux et aux fibres, le juge du procès a dit:

[traduction] Il me semble que cette preuve ne fait pas plus que démontrer que Christine a pu se trouver dans l'auto Honda et que l'accusé a pu se trouver sur les lieux du meurtre et, évidemment, ce n'est pas là une preuve hors de tout doute raisonnable.

Au nom de la majorité, le juge Sopinka a conclu que, dans son ensemble, l'exposé a induit le jury en erreur. Il dit, à la p. 356:

Suivant mon interprétation de l'ensemble de l'exposé, un jury aurait vraisemblablement conclu qu'en examinant la preuve il devait accorder à l'accusé le bénéfice du doute à l'égard de toute preuve. Ce processus d'examen et d'élimination aurait eu lieu à l'étape de la «recherche des faits» pour reprendre l'expression de l'appelant. L'ensemble de la preuve que le jury devait examiner pour établir la culpabilité ou l'innocence était ce qui avait résisté à l'étape de la «recherche des faits». Il n'y a aucune autre façon d'interpréter le premier extrait de l'exposé. [Souligné dans l'original.]

Le juge Sopinka a rejeté l'argument selon lequel la deuxième directive du juge du procès avait corrigé l'impression erronée laissée par la première (à la p. 356):

Le deuxième extrait mentionne «l'ensemble de la cause» et «tout l'ensemble de la preuve». Comme on avait déjà dit au jury que «l'ensemble» sur lequel le verdict devait être fondé était la preuve qui avait été acceptée, je ne suis pas convaincu qu'il ait interprété ce passage comme une correction. Il a très bien pu supposer que la définition antérieure de «l'ensemble» continuait de s'appliquer. Au mieux, du point de vue de l'appelant, il y aurait eu confusion dans l'esprit du jury. Les passages subséquents de l'exposé montrent ce que signifie le premier extrait et confirment que les éléments de preuve doivent être examinés en fonction de la norme en matière criminelle.

Ainsi, l'erreur justifiant l'infirmation dans l'affaire Morin a résulté de l'effet combiné de deux directives erronées. La première a consisté à dire au jury qu'il devait apprécier isolément chaque élément de preuve, ce qui a été aggravé par la directive de diviser les délibérations en deux étapes. Le juge Sopinka a finalement conclu, à la p. 358:

Il est très possible que ces directives erronées aient amené le jury à examiner de façon fragmentée des éléments de preuve qui étaient décisifs pour la poursuite. Pris isolément ou comparés au témoignage de l'accusé sans l'appui d'autres témoignages, plusieurs de ces éléments de preuve auraient pu être écartés parce qu'ils ne résistaient pas au test. Lorsque le jury est arrivé à l'examen de la preuve de la poursuite prise dans son ensemble, il se peut qu'il n'en soit pas resté grand‑chose. On ne peut en être certain, mais c'est très vraisemblable et l'exposé constituait donc une directive erronée aux conséquences sérieuses.

Ces conclusions de l'arrêt Morin à l'esprit, j'en viens maintenant à l'exposé fait au jury en l'espèce.

Dans son argumentation devant notre Cour, l'intimée a attiré l'attention sur un passage particulier de l'exposé où l'on a dit aux membres du jury de [traduction] «rejeter entièrement» la déclaration de l'accusé aux policiers s'ils avaient un doute raisonnable à son sujet. Cette phrase semble le seul grief réel de l'intimée, bien que son attaque porte aussi sur d'autres passages, que j'examinerai également.

L'exposé a duré plus de quatre heures, entrecoupées de deux brèves pauses. Le juge MacIntosh a divisé son allocution de la manière suivante: principes généraux régissant le procès criminel, principes particuliers en matière de meurtre, thèses du ministère public et de la défense, revue de la preuve et remarques à cet égard et enfin, directives générales sur les verdicts possibles. On trouvera ci‑après les parties pertinentes de l'exposé dont, pour plus de commodité, j'ai marqué les paragraphes de A à G. Les passages contestés sont soulignés.

D'entrée de jeu, le juge du procès a expliqué la notion de preuve hors de tout doute raisonnable:

[A] [traduction] L'accusé a droit au bénéfice du doute raisonnable sur l'ensemble de l'affaire à l'égard de chaque chef d'accusation, de même que sur chacune des questions en cause dans cette affaire. Si, après avoir examiné l'ensemble de l'affaire et les arguments présentés pour le compte de l'accusé, vous avez un doute raisonnable quant à sa culpabilité, vous devez lui donner le bénéfice de ce doute et l'acquitter.

Le juge a abordé ensuite la question du témoignage de l'accusé:

[B] [traduction] Dans la présente affaire, l'accusé a témoigné lui‑même, de sorte qu'il est dans la même position que tout autre témoin pour ce qui est de sa crédibilité. Je vous dirai bientôt comment apprécier les témoignages mais, pour le moment, disons simplement que si vous croyez l'accusé, si vous croyez qu'il n'a pas commis l'infraction ou qu'il manque certains éléments essentiels de l'infraction que je vous expliquerai plus tard, ou si le témoignage de l'accusé, pris isolément ou en regard de tous les autres éléments de la preuve, soulève dans votre esprit un doute raisonnable, vous devez alors l'acquitter. Mais si, après examen de l'ensemble de la preuve, de l'argumentation des avocats, vous êtes convaincus que la culpabilité de l'accusé a été établie hors de tout doute raisonnable, il est alors de votre devoir de le déclarer coupable.

L'avocat de l'intimée fait valoir qu'en disant au jury, au paragraphe A, de donner à l'accusé le bénéfice du doute raisonnable [traduction] «sur chacune des questions en cause dans cette affaire», le juge a aggravé les erreurs présumées qui ont suivi. Je ne suis pas d'accord. Il est en effet tout à fait correct de dire que l'accusé a le bénéfice du doute sur chacune des «questions en cause», ce qui renvoie à la charge incombant à la poursuite de prouver chacun des éléments de l'infraction reprochée.

Le juge MacIntosh a ensuite résumé les facteurs à prendre en considération dans l'appréciation des témoignages, soulignant que le jury n'était pas tenu d'accepter les dires des témoins. Puis, il a passé en revue le droit en matière d'accusation de meurtre et ses infractions incluses, après quoi il a expliqué de quelle manière le jury devait examiner les déclarations de l'accusé aux policiers, partie de l'exposé à laquelle le ministère public s'oppose. Il s'est exprimé ainsi:

[C] [traduction] Déclarations de l'accusé: Vous avez entendu des témoignages — les témoignages du sergent Peebles et de l'agent Cleary à propos de déclarations que l'accusé leur a faites le 25 juin. Le fait qu'il y ait des témoignages à ce sujet, au sujet de cette — de ces déclarations ne signifie pas qu'elles ont été faites ou qu'elles étaient vraies. C'est à vous qu'il appartient d'en décider. C'est à vous qu'il appartient de décider si les déclarations ont été faites et, si vous avez un doute raisonnable quant à savoir si une déclaration particulière a été faite en tout ou en partie, vous devez la rejeter entièrement ou rejeter les parties dont vous doutez raisonnablement qu'elles aient été faites. Si vous concluez que les déclarations ont été faites, vous pouvez y ajouter foi entièrement, en croire une partie seulement, ou vous pouvez les rejeter entièrement. Vous êtes les seuls juges de la question de savoir si une déclaration qui aurait été faite par l'accusé non sous serment constitue en tout ou en partie une reconnaissance par l'accusé de la véracité des questions qui y sont abordées.

[D] Afin de décider si la déclaration de l'accusé est véridique en tout ou en partie, vous pouvez considérer les éléments suivants, savoir s'il y a eu corroboration par un témoignage indépendant de parties importantes de la déclaration, les circonstances ayant conduit à cette déclaration et dans lesquelles elle a été faite et l'état dans lequel se trouvait l'accusé à ce moment. Les déclarations n'ont pas été faites sous serment, mais vous pouvez accepter les parties qui, suivant votre jugement, constituent une reconnaissance par l'accusé de la véracité des faits qui y sont relatés.

[E] Rappelons que l'accusé affirme qu'il ne se souvient pas du tout de ce qui s'est passé, que les déclarations qu'il a faites provenaient de ce qu'il avait entendu dire par d'autres. Si vous décidez d'accepter ce témoignage en totalité ou en partie, vous devrez l'examiner à la lumière des autres éléments de preuve que vous déciderez d'accepter. Vous devez, bien entendu, rendre votre verdict d'après l'ensemble des éléments de preuve que vous jugez dignes de foi. L'accusé étant un témoin, vous pouvez accepter son témoignage antérieur, à savoir la déclaration que la police ‑ que le ministère public allègue qu'il a faite à la police. Vous pouvez l'accepter comme établissant véritablement ce qui s'est passé («il» étant la personne accusée) par opposition à ce qu'il a dit en cour. Cela est impossible dans le cas d'un témoin ordinaire, mais dans le cas d'un accusé, vous êtes libres d'accepter soit ce qu'il a dit dans la déclaration, soit ce qu'il a dit en cour. Si vous estimez que c'est son témoignage au procès qui représente la vérité, ou si vous avez un doute raisonnable à ce sujet, vous rejetterez entièrement la déclaration antérieure. [Je souligne.]

Toutes ces directives ont été données dans la première partie de l'exposé du jury. Vers la fin, le juge du procès, qui passait en revue la preuve, a rappelé la déclaration de l'accusé à la police en ajoutant le commentaire suivant:

[F] [traduction] Rappelez‑vous ce que je vous ai dit à propos des déclarations faites par un accusé et quant à la manière de les examiner. Vous connaissez les circonstances qui les ont entourées et vous disposez d'éléments de preuve quant à l'état de l'accusé à ce moment. À mon avis — (mais c'est à vous de juger) il me semble que le sergent Peebles et l'agent Cleary ont donné des témoignages honnêtes.

[G] Vous vous souviendrez que l'accusé affirme avoir fait la déclaration que je viens de vous lire à partir ce qu'il avait entendu dire par d'autres. C'est à vous de décider si cela est vrai ou non. Examinez la déclaration et demandez‑vous si les renseignements qu'elle contient auraient tous pu être obtenus d'autres personnes ou s'il fallait qu'ils viennent de l'accusé lui‑même.

C'est là la dernière partie pertinente de l'exposé au jury.

Ainsi qu'il appert du soulignement, trois passages comportent, selon l'intimée, des erreurs justifiant l'infirmation du jugement bien que, comme je l'ai souligné précédemment, l'avocat ait fait porter principalement son attaque sur la dernière phrase du paragraphe E. Je vais examiner en détail chacun de ces passages, mais il importe de faire dès le départ certaines observations générales à propos de l'exposé. D'abord, il me semble que cet exposé se distingue aisément de celui en cause dans l'arrêt Morin. Dans cette affaire, le juge du procès avait dit au jury d'examiner séparément chaque élément de la preuve, erreur qu'il avait alourdie en l'invitant à procéder à ses délibérations en deux étapes. Ces erreurs avaient été aggravées par des directives répétées sur des éléments particuliers de la preuve, toutes invitant à une analyse fragmentée et étant muettes quant à la nécessité d'examiner ces éléments de preuve en regard de tous les autres éléments. En l'espèce, aucune directive générale n'invite à appliquer la norme de preuve en matière criminelle à des éléments de preuve pris isolément. L'accent est certes mis sur un élément de la preuve ‑ la déclaration de l'appelant à la police ‑ mais la directive pertinente est prudemment formulée pour tenir compte de tous les autres éléments en preuve en l'occurrence. Chaque fois qu'il est question de la déclaration de l'appelant, le juge du procès prend en effet soin de se référer à [traduction] «l'ensemble de la preuve». Dans l'affaire Morin par contre, ce lien n'avait jamais été fait dans le cas des directives portant sur des points précis de la preuve. Dans la présente espèce enfin, le jury n'est pas invité à diviser ses délibérations en deux étapes. Certes, il est question, dans la première partie du paragraphe E, de rendre un verdict «d'après l'ensemble des éléments de preuve que vous jugez dignes de foi», mais on n'y parle pas d'un processus en deux étapes. Le choix des mots est peut‑être malheureux, mais je ne crois pas que cette remarque incidente ait pu induire le jury en erreur.

Contrairement à l'affaire Morin, il n'y avait pratiquement aucune chance, en l'espèce, pour que le jury ait l'impression que l'expression «l'ensemble de la preuve» ne désignait que l'ensemble des éléments fragmentés dont la preuve avait déjà été établie hors de tout doute raisonnable. L'avocat de l'appelant a souligné que le juge du procès avait, à quatorze reprises, averti le jury d'examiner la preuve dans son ensemble. Ces avertissements, donnés avant, pendant et après les extraits précités de l'exposé, tendent fortement à exclure toute possibilité que les jurés aient pu mal concevoir leur rôle. Je note également que le ministère public n'a pas trouvé à redire au moment même de l'exposé. Ce fait ne revêt certes pas une importance majeure, mais il laisse supposer que l'exposé ne contenait aucune erreur manifeste.

En guise de dernière remarque d'ordre général, il importe de ne pas oublier quelle était, dans les passages contestés, l'intention du juge MacIntosh. Une des questions clés de l'affaire était la contradiction entre la déclaration extrajudiciaire de l'accusé et son témoignage au procès, et le juge du procès était justifié, en passant en revue la preuve, de faire des suggestions quant à la façon d'apprécier une question d'une telle importance; voir l'arrêt Morin, à la p. 361. Le juge MacIntosh a invité le jury à s'attarder aux deux déclarations, soulignant qu'en toute logique les deux ne pouvaient coexister. À mon avis, le fait qu'il ait dit que l'une d'elles devait être «rejetée», tout en soulignant la nécessité de tenir compte de tous les autres éléments de preuve, n'a d'aucune façon porté préjudice au ministère public.

J'en viens maintenant au premier et au troisième passages attaqués de l'exposé au jury. Parlant de la déclaration de l'accusé, le juge du procès a dit aux jurés, au paragraphe C, qu'ils devaient la rejeter s'ils avaient un doute raisonnable quant à la question de savoir si elle avait été faite. Il est revenu sur ce point au paragraphe E pour ce qui est du contenu de la première déclaration, invitant à nouveau le jury à rejeter la déclaration s'ils avaient un doute raisonnable quant à sa véracité. Le juge Chipman de la Section d'appel a estimé que ce dernier passage était contestable et il a également formulé des préoccupations quant au passage du paragraphe C.

Le juge Chipman a fait observer que le paragraphe C était pratiquement identique à la directive qu'a désapprouvée la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. Minhas, précité, et qu'on retrouve à la p. 209:

[traduction] Toutefois, c'est à vous qu'il appartient de décider, dans chaque cas, si les déclarations alléguées de l'accusée ont réellement été faites à la police ou à Vijay Gupta ou à Nishi Gupta. Si vous avez un doute raisonnable quant à savoir si une déclaration particulière sur laquelle le ministère public s'appuie a été faite en tout ou en partie, vous devez alors la rejeter entièrement ou rejeter les parties à propos desquelles vous avez un doute raisonnable. Si vous êtes convaincus que la déclaration a été faite, il vous appartient alors de décider si elle équivaut à un aveu de culpabilité de la part de l'accusée.

Commentant cette directive, le juge Martin a dit, à la p. 210:

[traduction] À mon avis, la directive voulant qu'il faut que le jury soit convaincu hors de tout doute raisonnable que les déclarations alléguées de l'appelante ont réellement été faites par elle, et qu'elles constituent un aveu de culpabilité, était plus favorable à l'appelante que la directive légalement permise. Le jury doit, d'après l'ensemble de la preuve, être convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusée pour pouvoir la déclarer coupable. Si, à la fin, le jury entretient un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusée, il doit l'acquitter. L'exigence d'une preuve hors de tout doute raisonnable ne s'applique pas, cependant, à chaque élément individuel de la preuve à charge . . . [En italique dans l'original.]

L'arrêt Minhas a été rendu avant l'arrêt Morin, mais l'exposé du droit qu'y fait le juge Martin est largement compatible avec la manière dont notre Cour a abordé la question dans Morin. C'est à n'en pas douter à juste titre que le juge Martin a souligné la nécessité d'examiner l'ensemble de la preuve pour décider de la culpabilité de l'accusé hors de tout doute raisonnable. Il appert que, dans Minhas, aucune directive ne venait parallèlement préciser que la décision de rejeter un élément de preuve ne pouvait être prise qu'à la lumière de l'ensemble de la preuve. À ce titre, le juge Martin a légitimement conclu que l'exposé en cause était erroné. En l'espèce, toutefois, les paragraphes C et E contestés doivent être lus en parallèle avec le paragraphe D dans lequel le juge MacIntosh donne au jury des directives explicites quant à la façon d'apprécier les déclarations contradictoires de l'accusé à la lumière de l'ensemble de la preuve: il devait en effet prendre en considération l'existence de «corroboration par un témoignage indépendant», les «circonstances ayant conduit» à la première déclaration, ainsi que «l'état dans lequel se trouvait l'accusé». De façon à bien insister sur ce point, le juge du procès y revient aux paragraphes F et G où il aborde pour la dernière fois la question du témoignage contradictoire de l'accusé. Là encore, une autre directive invite à examiner la déclaration de l'appelant à la lumière des autres éléments mis en preuve au procès.

À mon avis, il est acceptable pour le juge présidant un procès d'attirer l'attention du jury sur les questions fondamentales qu'il devra examiner. S'il n'est peut‑être pas opportun de l'inviter à compartimenter ses délibérations, il est par contre irréaliste de considérer la décision du jury comme une révélation soudaine quant à la culpabilité ou à l'innocence; c'est au contraire dans une démarche réfléchie d'évaluation de la preuve qui leur a été présentée que les jurés s'engagent. En l'espèce, le jury a délibéré pendant deux jours aux termes d'un procès qui a duré plus de trois semaines. Empêcher les jurés de rejeter des éléments de preuve au cours de ce processus équivaut à imposer à leur mandat une contrainte artificielle. Cela dit, le juge du procès devrait observer la plus grande prudence en avisant le jury de la possibilité de «rejeter» certains éléments de preuve. S'il s'aventure dans cette voie, il doit le faire de façon complète, c'est‑à‑dire qu'il doit souligner que la décision de rejeter un élément ne doit pas être prise isolément, que chaque élément de preuve ne doit pas être apprécié individuellement.

À mon avis, reconnaître au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de donner une directive sur le «rejet» d'une preuve ne constitue pas une exception ou une modification par rapport à la désapprobation que notre Cour a manifestée relativement au processus d'appréciation de la preuve en deux étapes. C'est simplement reconnaître comment se déroulent, en réalité, les délibérations d'un jury, savoir que sur des questions importantes de preuve, il peut avoir besoin de conseils sur la façon d'accomplir sa tâche. Comme en l'espèce, où la déclaration que l'accusé a faite au procès est aux antipodes d'une déclaration extrajudiciaire antérieure, si le jury croit la déclaration faite au procès, ou qu'il subsiste dans son esprit un doute raisonnable à son sujet, il doit alors rejeter la déclaration extrajudiciaire; l'accusé doit recevoir le bénéfice du doute. Pour arriver à cette conclusion, le jury doit, naturellement, prendre en considération la preuve dans son ensemble.

À ce stade, j'aimerais souligner que le «rejet» d'un élément de preuve par le jury porte sur la véracité de cette preuve, et non sur son admissibilité, question qui relève bien sûr entièrement de la compétence du juge présidant le procès. Sur ce point, le juge Freeman de la Section d'appel a apporté un commentaire pertinent, à la p. 133:

[traduction] La question que soulève l'exposé du juge MacIntosh a trait à l'utilisation qu'il fait du mot «rejeter» lorsqu'il parle d'un doute raisonnable quant à la déclaration. Si «rejeter» équivalait en l'occurrence à «exclure», cela pourrait susciter des problèmes. Toutefois, le jury devait savoir qu'il ne pouvait exclure d'éléments de preuve parce qu'on lui avait dit de rendre son verdict d'après l'ensemble de la preuve. Au sens ordinaire, «rejeter» signifie refuser d'accepter et, si l'on en juge par l'exposé dans son ensemble, rien ne permet de conclure que le jury aurait pu l'interpréter autrement. Dans cet esprit, si le jury a compris qu'il devait refuser d'accepter la déclaration comme preuve des événements qu'elle relate tant qu'il n'était pas convaincu de la culpabilité de l'accusé d'après l'ensemble de la preuve, y compris la déclaration, je ne vois aucune difficulté.

Ainsi, le «rejet» d'une preuve au cours des délibérations du jury n'enclenche pas un processus en deux étapes.

Les déclarations contradictoires de l'accusé étaient un élément clé du procès en l'espèce et le juge était autorisé à donner au jury certains conseils sur la façon d'aborder ces contradictions dans la preuve. Logiquement, les deux versions étaient inconciliables, et le conseil de rejeter l'une d'elles était une façon de trancher le dilemme. Lorsqu'un juge s'engage dans ce genre de directive, le tribunal d'examen aura une double préoccupation: (1) les jurés doivent savoir que leur travail ne consiste pas à choisir la version la plus crédible, mais à accorder le bénéfice du doute à la version la plus favorable à l'accusé; et (2) les deux versions ne peuvent être simplement confrontées l'une à l'autre, de façon isolée, elles doivent au contraire être appréciées à la lumière de l'ensemble des autres éléments de preuve.

La première préoccupation est illustrée dans l'arrêt de notre Cour Nadeau c. La Reine, précité. Dans cette affaire, on avait présenté deux versions contradictoires des événements ayant conduit à un meurtre: l'une par l'accusé, l'autre par un témoin à charge. Le juge a dit au jury qu'il devait choisir entre les deux versions, ajoutant ce qui suit, reproduit à la p. 572:

Je veux simplement vous dire que dans la recherche du choix que vous allez faire, vous devez avoir un objectif principal: c'est de choisir la version la plus probante, la plus claire . . .

Vous devez vous rappeler que l'accusé, ayant le bénéfice du doute sur l'ensemble de la preuve, s'il arrivait que vous en arriviez à la conclusion que les deux (2) versions sont également concordantes, sont également valables, vous devrez accorder -‑ vous devrez retenir la version qui est la plus favorable à l'accusé. [Soulignement ajouté par le juge Lamer.]

Au nom de la Cour, le juge Lamer, maintenant juge en chef, a commenté cette directive dans les termes suivants, aux pp. 572 et 573:

Avec respect, cette directive est erronée. L'accusé bénéficie du doute raisonnable au départ, et non pas seulement si «les deux (2) versions sont également concordantes, sont également valables». Les jurés ne sont pas limités à choisir entre deux versions. Ce n'est pas parce qu'ils ne croiraient pas l'accusé qu'ils seraient pour autant limités à agréer la version de Landry. Les jurés ne peuvent retenir sa version, ou portion de celle‑ci, que s'ils sont, en regard de toute la preuve, satisfaits hors de tout doute raisonnable que les événements se sont passés comme tels; à défaut de quoi, et à moins qu'un fait ne soit prouvé hors de tout doute raisonnable, l'accusé a droit à la détermination de fait qui lui est la plus favorable, en autant, bien sûr, qu'elle repose sur une preuve au dossier et n'est pas pure spéculation.

Bien que désapprouvant l'exposé formulé dans cette affaire, le juge Lamer appuie l'idée qu'un jury puisse être invité à «rejeter» une preuve inculpatoire contraire aux déclarations de l'accusé si, en regard de toute la preuve, le jury a un doute raisonnable à ce sujet. La directive donnée en l'espèce au jury est un reflet exact du droit tel qu'il est établi dans l'arrêt Nadeau: la version des événements de l'accusé a droit au bénéfice du doute à l'encontre d'une version contradictoire, à la condition que la comparaison soit dûment faite en regard de l'ensemble de la preuve.

La double préoccupation du tribunal d'examen a été évoquée en ces termes par le juge Sopinka dans l'arrêt Morin, aux pp. 361 et 362:

Bien que l'exposé puisse contenir et contienne souvent de nombreuses suggestions utiles pour apprécier la preuve, comme observer le comportement, tenir compte de l'intérêt du témoin et ainsi de suite, le droit n'impose qu'une seule exigence fondamentale: pendant les délibérations, le jury ou un autre juge des faits doit examiner la preuve comme un tout et décider si la poursuite a établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable. . .

La raison d'être des jurys est qu'on a voulu que ce soit des profanes et non des avocats qui décident des faits. Introduire dans le processus des règles juridiques artificielles relativement à l'activité humaine naturelle de délibération et de décision tendrait à diminuer la valeur du système de jury. Par conséquent, c'est à tort qu'un juge du procès impose des règles supplémentaires pour l'appréciation de la preuve. De fait, il est imprudent de tenter d'entrer dans le détail de l'exigence fondamentale mentionnée précédemment. Je ferais deux exceptions. On devrait dire au jury que les faits ne doivent pas être examinés séparément et isolément en regard de la norme en matière criminelle. . .

La seconde exception est que, lorsqu'il se pose des questions de crédibilité entre la preuve à charge et à décharge, il convient de donner au jury une directive comme celle proposée par le juge Morden dans l'arrêt Challice, [infra]. Dans une situation comme celle‑là, il y a un danger que le jury puisse conclure qu'il s'agit simplement de savoir quelle partie il doit croire. La directive proposée lui signale que, si la preuve à décharge le laisse dans un état de doute une fois qu'il l'a examinée dans le contexte de l'ensemble de la preuve, il doit alors prononcer un acquittement.

La directive à laquelle le juge Sopinka faisait allusion se retrouve dans l'arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario R. c. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546, à la p. 557:

[traduction] Naturellement, le jury doit examiner attentivement les questions de crédibilité au cours de ses délibérations sur le verdict et les jurés peuvent avoir des opinions divergentes à l'égard de différents éléments de preuve: acceptation complète, rejet complet ou quelque chose entre les deux. Une façon efficace et souhaitable de reconnaître cette partie nécessaire du processus et de la présenter au jury d'une manière qui convient exactement à son devoir relativement au fardeau et à la norme de preuve, consiste à dire au jury qu'il n'est pas nécessaire qu'il croie la preuve à décharge sur une question fondamentale, mais qu'il suffit que, considérée dans le contexte de toute la preuve, elle le laisse dans un état de doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé...

Il me semble que le juge MacIntosh a procédé exactement de la même façon que dans l'arrêt Challice, et qu'une telle directive était appropriée en l'espèce. Cela ressort manifestement de l'utilisation que fait le juge Sopinka de l'arrêt Challice dans l'arrêt Morin. Dans cette affaire, certaines déclarations extrajudiciaires de l'accusé ont été présentées en preuve contre lui, et celui‑ci a présenté au procès une version contradictoire du sens de ses déclarations (comme c'est précisément le cas en l'espèce). C'est en faisant allusion à ce problème que le juge Sopinka a admis, à la p. 357, qu'un jury devrait recevoir une directive semblable à celle en cause dans l'affaire Challice «lorsque la crédibilité de la preuve à décharge est en cause». Or, c'est précisément la situation à laquelle le jury était confronté en l'espèce et, pour les motifs exposés par le juge Sopinka dans l'arrêt Morin, l'exposé du juge MacIntosh était tout à fait approprié.

L'arrêt Morin établit qu'il est acceptable, voire souhaitable que le juge du procès attire l'attention du jury sur des questions fondamentales, ainsi que sur le fardeau de la preuve s'appliquant dans chaque cas; voir aussi R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652, aux pp. 700 et 701. À mon avis, c'est exactement ce que le juge du procès a fait en l'espèce. Comme le juge Freeman de la Section d'appel l'a fait observer à la p. 134, [traduction] «. . . en tenant les propos précités, sans parler de l'ensemble de ses directives, le juge MacIntosh n'aurait pas laissé le jury dans un état d'esprit différent que s'il avait repris les mots utilisés par le juge Lamer dans l'arrêt Nadeau».

J'en viens maintenant au dernier passage contesté, soit la première partie du paragraphe E. Si, a dit le juge du procès aux jurés, vous acceptez la déclaration de l'accusé à la police, [traduction], «vous devrez l'examiner à la lumière des autres éléments de preuve que vous déciderez d'accepter. Vous devez, bien entendu, rendre votre verdict d'après l'ensemble des éléments de preuve que vous jugez dignes de foi». On pourrait soutenir que ce passage rappelle la directive relative aux deux étapes qui était en cause dans l'affaire Morin mais, à mon avis, l'énoncé en l'espèce a un effet très différent. Pris isolément, ce passage peut être considéré comme un énoncé erroné du droit: il donne à penser que la détermination de la culpabilité devrait être fondée uniquement sur certains éléments de preuve pré‑sélectionnés. Dans son contexte, toutefois, je ne crois pas que ce passage ait pu induire le jury en erreur. Il ne faut pas oublier que la directive analogue dans l'affaire Morin allait de pair avec la directive erronée qui invitait à faire de la preuve une analyse fragmentée. Dans la présente affaire en revanche, le passage fait suite à la directive, au paragraphe D, d'examiner l'ensemble de la preuve pour prendre une décision. Le juré à qui l'on vient de dire de vérifier s'il y a corroboration de la déclaration de l'accusé par d'autres éléments de preuve n'aurait pu interpréter le paragraphe E comme l'invitant à s'engager dans un processus en deux étapes — les deux notions sont inconciliables.

Je disposerai brièvement des autres arguments avancés par l'avocat de l'intimée. Il soutient d'abord que le juge MacIntosh a négligé de dire explicitement au jury de ne pas analyser isolément chaque élément de preuve, ce qui a aggravé l'effet de ses directives erronées. Sur ce point, j'ai déjà cité les remarques du juge Sopinka dans l'arrêt Morin, à la p. 362, suivant lesquelles «[o]n devrait dire au jury que les faits ne doivent pas être examinés séparément et isolément en regard de la norme en matière criminelle». Je n'y vois pas toutefois une formule invariable qu'il faudrait reprendre mot à mot dans tous les exposés au jury. Il suffit plutôt que les jurés comprennent qu'ils doivent examiner la preuve dans son ensemble, et non élément par élément. En l'espèce, les directives du juge MacIntosh ont fait ressortir ce point très clairement, et sont précisément dans le sens proposé par le juge Sopinka.

L'intimée soutient également que la «compartimentation» de l'exposé au jury a aggravé l'erreur présumée du juge du procès. C'est‑à‑dire qu'en consacrant une partie distincte de l'exposé aux «[d]éclarations de l'accusé», le juge du procès a renforcé l'impression que cet élément de preuve devait faire l'objet d'une analyse distincte. Je ne puis souscrire à cet argument. J'avoue que je ne vois pas comment il est possible de présenter à un jury un exposé de quatre heures sans le compartimenter. De fait, il me semble qu'un exposé bien structuré et bien organisé ne peut que favoriser la compréhension du jury.

Au cours de l'argumentation orale, l'intimée a soulevé deux autres points qu'à mon avis l'appelant a réussi à réfuter en réplique. L'intimée a d'abord fait valoir que toute erreur, si minime soit‑elle, dans la directive concernant les déclarations de l'accusé était fatale pour le ministère public parce que c'était là «toute la preuve» à charge. L'avocat de l'appelant a répliqué qu'on avait présenté toute une série d'éléments de preuve circonstancielle établissant que le tueur était l'accusé, en plus de l'aveu de celui‑ci à William Cogger, qui, s'ils étaient jugés dignes de foi, tendaient à faire de l'accusé le meurtrier. Compte tenu de ces autres éléments de preuve, il est certainement exagéré d'affirmer que «toute la preuve» du ministère public reposait sur la déclaration de l'accusé à la police.

L'intimée fait valoir également que le juge MacIntosh a commis une erreur en disant aux jurés, au paragraphe C, qu'il leur appartenait même de déterminer si la déclaration à la police avait bien été faite. Elle prétend que le voir‑dire, au terme duquel la déclaration a été jugée volontaire et donc admissible, a réglé la question de savoir si la déclaration avait été faite et qu'en conséquence, cette question n'aurait pas dû être soumise au jury. Sur ce point, l'appelant a répondu en citant l'arrêt R. c. Gauthier, [1977] 1 R.C.S. 441, dans lequel notre Cour a conclu qu'il appartient au jury, après un voir‑dire, de décider si une confession a réellement été faite. À mon avis, cela dispose de l'argument de l'intimée.

En résumé, aucun des trois passages attaqués, pris dans leur contexte, ne contient de directives erronées. À supposer que j'aie tort et qu'au moins l'un de ces passages constitue une erreur de droit, j'estime alors qu'une telle erreur a été corrigée par le reste de l'exposé. Comme je l'ai souligné, le jury a été invité à environ quatorze reprises à examiner la preuve dans son ensemble. Le juge MacIntosh a aussi explicitement dit au jury d'évaluer les déclarations de l'accusé à la lumière des autres éléments de preuve qui leur ont été présentés. Je ne puis croire que les directives isolées en cause, entourées comme elles l'étaient par une série d'énoncés contraires, auraient pu amener le jury à s'engager dans le processus vicié d'examen de la preuve élément par élément. Comme on l'a dit dans l'arrêt R. c. Demeter (1975), 25 C.C.C. (2d) 417, à la p. 436, il n'existera [traduction] «probablement jamais d'exposé parfait ou irréprochable aux yeux d'un avocat se livrant à un travail monacal d'exégèse». En termes simples, l'exposé au jury doit être considéré dans son ensemble, en tenant compte de la lourde charge qui incombe au ministère public de prouver que le verdict du jury a pu être influencé par le passage attaqué: Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277. Dans ce contexte, il m'apparaît clairement que l'exposé du juge MacIntosh, considéré dans son ensemble, n'a pas induit le jury en erreur.

Le critère d'examen

Comme troisième moyen, l'appelant soutient que la juridiction inférieure a commis une erreur en concluant que le verdict du jury [traduction] «aurait pu être différent» si celui‑ci avait reçu des directives appropriées. Si je ne m'abuse, l'avocat de l'appelant fait ici valoir deux arguments distincts. En premier lieu, il prétend que la Section d'appel a appliqué, à tort, une norme d'examen assouplie de façon à pouvoir corriger un verdict qui lui paraissait déraisonnable. En second lieu, il soutient que, logiquement, les jurés n'auraient pas rendu un verdict différent même s'ils avaient accepté la déclaration extrajudiciaire de l'accusé à la police. Étant donné mes conclusions sur le premier moyen d'appel, il n'est pas strictement nécessaire d'examiner les arguments de l'appelant sur ces questions, mais je vais les passer en revue parce qu'ils ont été pleinement débattus devant nous.

Le critère en regard duquel doit être examiné le pourvoi interjeté, aux termes du par. 686(4) du Code criminel, par le ministère public à l'encontre d'un acquittement a été établi par notre Cour dans l'arrêt Vézeau c. La Reine, précité. Les juges formant la majorité ont formulé ainsi le critère, à la p. 292:

Dans la présente affaire, par conséquent, il incombait au ministère public, pour obtenir un nouveau procès, de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le juge du procès avait correctement donné ses directives au jury.

Le juge Dickson, dissident, paraît avoir formulé le critère en des termes plus stricts, aux pp. 282 et 283:

. . . pour qu'un nouveau procès soit ordonné, le ministère public doit convaincre la cour que le jury aurait très probablement déclaré l'accusé coupable si les mots attaqués n'avaient pas été prononcés.

Il n'est pas clair, d'après l'arrêt Vézeau, que ces distinctions soient importantes, et je ne voudrais pas trop insister sur ce point. Il est manifeste, toutefois, que la formulation utilisée par le juge Dickson rendrait la tâche du ministère public plus difficile — il aurait à démontrer que le verdict du jury aurait été différent, au lieu de simplement établir qu'il aurait pu ne pas être le même, suivant l'expression des juges formant la majorité. Quoi qu'il en soit, c'est l'opinion majoritaire qui représente aujourd'hui le droit, comme le juge Sopinka l'a dit clairement dans l'arrêt Morin, à la p. 374:

L'étendue de la charge qui incombe à la poursuite quand elle en appelle d'un acquittement a été établie dans l'arrêt Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277. La poursuite a l'obligation de convaincre la Cour que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même si le jury avait reçu des directives appropriées.

Je reconnais volontiers que cette charge est lourde et que la poursuite doit convaincre la cour avec un degré raisonnable de certitude. Un accusé qui a déjà été acquitté une fois ne devrait pas être renvoyé à un nouveau procès s'il n'est pas évident que l'erreur qui entache le premier procès était telle qu'il y a un degré raisonnable de certitude qu'elle a bien pu influer sur le résultat. Tout critère plus strict exigerait qu'une cour d'appel prédise avec certitude ce qui s'est passé dans la salle de délibérations, ce qu'elle ne peut faire.

Le temps n'a pas consacré le critère plus strict formulé par le juge Dickson.

Dans son argumentation orale, l'appelant a contesté le passage où le juge Chipman, après avoir conclu que la directive était erronée, ajoute à la p. 110:

[traduction] De plus, cette erreur était suffisamment grave pour qu'on ne puisse dire que si elle n'avait pas existé, le résultat aurait nécessairement été le même. Comme l'a dit le juge Sopinka dans l'arrêt Morin, précité, l'exposé sur la charge de la preuve présente au jury une des règles du jeu les plus fondamentales. La confession constituait sans nul doute une pièce décisive de la preuve du ministère public. Sans elle, un doute raisonnable pouvait facilement se former dans l'esprit des jurés. Mais devant cette confession, on voit mal comment il serait possible d'avoir un doute raisonnable, du moins quant à une certaine culpabilité. On peut donc affirmer, avec un degré raisonnable de certitude, que le résultat a pu être modifié par la directive erronée relative à la confession. Il y a lieu d'accueillir l'appel et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès. [Je souligne.]

L'appelant soutient que ces énoncés traduisent un allégement de la charge incombant au ministère public. Paraphrasant le passage souligné, l'avocat y voit seulement l'exigence que la poursuite établisse que le verdict «aurait pu être différent», laissant ainsi entendre qu'il s'agit là, en soi, d'une norme insuffisante. Je ne suis pas d'accord. Dire que le verdict «aurait pu être différent» me semble simplement être l'inverse de dire qu'il «n'aurait pas nécessairement été le même», et formuler la norme de cette façon ne signifie évidemment pas un allégement quelconque du fardeau incombant à la poursuite. Soulignons que le premier des énoncés contestés du juge Chipman est pratiquement la réplique de la formulation subsidiaire utilisée par la majorité dans l'arrêt Vézeau, précité, à la p. 291. Il s'agit tout simplement de façons différentes de dire la même chose. À ce titre, je dois rejeter la prétention de l'appelant selon laquelle la juridiction inférieure a mal formulé la norme d'examen en appel.

La seconde prétention de l'appelant est que les jurés disposaient d'éléments de preuve suffisants pour acquitter l'accusé même en l'absence d'un doute raisonnable quant à sa déclaration extrajudiciaire. En d'autres termes, même si l'on ajoutait foi à la confession de l'appelant, d'autres éléments de preuve présentés au procès suffisaient à soulever un doute raisonnable dans l'esprit des jurés. L'appelant cite en particulier les lacunes de la preuve circonstancielle présentée par la poursuite. Il allègue que le jury aurait dû l'acquitter en raison d'un doute raisonnable quant à l'identification du meurtrier, et que ce doute aurait pu naître uniquement de la faiblesse de la preuve circonstancielle reliant l'accusé aux meurtres. Encore là, je suis en désaccord.

La prétention de l'avocat trahit un certain excès de confiance dans la solidité de la preuve qu'il a présentée au procès. Pour l'essentiel, la défense a fait valoir que les coups de feu entendus avant et après le moment où l'accusé était avec William Cogger constituaient en quelque sorte un alibi pour l'accusé. Ce moyen se fonde sur les présomptions suivantes, savoir que les coups entendus par Daniel Girrior émanaient de l'arme du meurtrier, que celui‑ci a bien remarqué et s'est rappelé avec exactitude le moment où ces coups ont été tirés, et que William Cogger se souvenait du moment exact où il a parlé avec l'accusé pendant le déroulement de ces événements. À mon avis, il s'agit de présomptions importantes, et je n'ai pas, comme l'appelant, la certitude que le doute raisonnable du jury découlait vraisemblablement de cette seule thèse de la défense. Il semble plus probable que l'acquittement était fondé sur une combinaison de doutes à l'égard tant de la déclaration extrajudiciaire de l'accusé que de la preuve circonstancielle de la poursuite. Si le jury a été induit en erreur par les directives du juge, il est donc tout à fait possible que son verdict ait pu être différent. Le raisonnement des juges formant la majorité à l'instance inférieure ne peut être attaqué sous cet aspect.

À l'instar de la poursuite et des juridictions inférieures, l'appelant fait des conjectures sur ce qu'a été la réaction réelle du jury aux directives attaquées du juge du procès. Le jury a délibéré pendant deux jours, mais dès le début de ses délibérations, il a demandé à réentendre les témoignages de Daniel Girrior, William Cogger et Lorraine Boucher. Naturellement, il est impossible de savoir pourquoi le jury a demandé ces témoignages. Cependant, les agissements des jurés sont à tout le moins compatibles avec l'hypothèse voulant qu'ils aient fait exactement ce que le juge du procès leur avait dit de faire — s'efforcer de vérifier la véracité de la confession à l'aide de témoignages indépendants. Le point commun entre les trois témoins dont on a fait rejouer la déposition est que leurs témoignages sont à la base même de la thèse de la défense voulant que l'accusé n'ait pas pu tirer tous les coups. Selon Cogger, l'appelant était chez lui entre les séries de coups entendus par Girrior, et Mme Boucher a affirmé avoir entendu un coup de feu entre 3 h 30 et 4 h. Les jurés ont pu ainsi comparer certains détails de la confession de l'appelant — le nombre de coups qu'il a tirés — avec les dépositions des témoins. Peut‑être aussi s'intéressaient‑ils à l'aveu que l'appelant a fait à Cogger d'avoir tué les hommes.

Selon la thèse de la poursuite, si les jurés ont demandé à réentendre ces témoignages c'est qu'ils ont commencé par examiner la confession isolément, qu'ils ont donné à l'accusé le bénéfice du doute puis accepté les explications qu'il a fournies au procès, le tout dans les deux premières heures de leurs délibérations. C'est alors qu'ils en seraient venus aux autres éléments de preuve, portant en particulier leur attention sur la thèse de la défense. Sans la confession (qu'ils avaient déjà rejetée), la thèse de la défense semblait plausible, d'où l'acquittement.

On le voit, la chronologie des délibérations du jury se prête à bien des interprétations. Ces thèses n'apportent rien, et n'aident pas à décider si le verdict aurait nécessairement été le même si la directive que l'on prétend erronée n'avait pas été donnée. Pour les motifs susmentionnés, si les directives du juge avaient induit le jury en erreur (ce qui n'a pas été le cas à mon avis), force serait de conclure sur ce troisième moyen que le verdict n'aurait pas nécessairement été le même et, sur ce point, je souscris à l'opinion de la juridiction inférieure.

Dispositif

En définitive, étant donné que, pour l'essentiel, l'exposé au jury ne contenait aucune erreur en substance et qu'il n'a pas induit les jurés en erreur, il y a lieu d'accueillir le pourvoi et de rétablir l'acquittement.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelant: Stewart McKelvey Stirling Scales, Halifax.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.

* Le juge Stevenson n'a pas pris part au jugement.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'acquittement rétabli

Analyses

Droit criminel - Preuve - Exposé au jury - Déclaration incriminante de l'accusé à la police - Affirmation de l'accusé au procès que sa «confession» était en réalité une reconstitution d'après une connaissance indirecte - Directive du juge aux membres du jury de rejeter la déclaration de l'accusé aux policiers s'ils avaient un doute raisonnable à son sujet - L'exposé a‑t‑il induit le jury en erreur?.

Droit criminel - Appels à la Cour suprême du Canada - Appels du ministère public - Abandon d'un des moyens d'appel de l'accusé - Refus de la Cour d'entendre les arguments du ministère public sur le point puisque celui‑ci n'a pas interjeté d'appel incident - Ministère public empêché d'interjeter un appel incident à cause de sa victoire globale devant la juridiction inférieure - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 693(1).

Droit criminel - Appels - Appel d'un acquittement -- Norme d'examen en appel - La Cour d'appel n'a pas mal formulé la norme en exigeant seulement que le ministère public établisse que le verdict du jury aurait pu être différent s'il avait reçu des directives appropriées.

L'accusé a été arrêté et inculpé du meurtre de trois de ses voisins tués par balles provenant de son revolver. Il a fait volontairement une déclaration incriminante à propos des meurtres puis, après avoir demandé l'assistance d'un avocat, il s'est engagé dans une déclaration plus détaillée et explicite. Cette seconde déclaration a été exclue par le juge du procès parce qu'elle avait été faite après que l'appelant eut exercé son droit d'avoir recours à l'assistance d'un avocat. Lors du procès, l'accusé a déclaré que, dans sa «confession» aux policiers, il n'avait fait en réalité que reconstituer les meurtres d'après la connaissance indirecte qu'il en avait acquise d'autres voisins au cours de la journée qu'il avait passée à boire après la fusillade. Le juge du procès a donné au jury une directive sur la manière d'évaluer la contradiction entre les déclarations de l'appelant aux policiers et son témoignage au procès. Il lui a notamment dit de «rejeter entièrement» la déclaration de l'accusé à la police s'il avait un doute raisonnable à son sujet. Il a également dit aux membres du jury que s'ils acceptaient la déclaration de l'accusé, «vous devrez l'examiner à la lumière des autres éléments de preuve que vous déciderez d'accepter». Le jury a rendu un verdict de non‑culpabilité quant à tous les chefs d'accusation. La Cour d'appel, à la majorité, a infirmé l'acquittement et ordonné la tenue d'un nouveau procès. La majorité a conclu à l'existence d'une directive erronée déterminante du juge du procès en ce qu'une partie de l'exposé a pu amener les jurés à croire qu'ils devaient examiner la confession de l'accusé séparément des autres éléments de preuve.

L'appel de l'accusé en notre Cour soulève les questions de savoir (1) si le juge du procès a commis une erreur en donnant comme directive au jury de rejeter entièrement la déclaration extrajudiciaire inculpatoire de l'accusé si son témoignage au procès soulevait un doute raisonnable à son sujet; (2) si le juge du procès a commis une erreur en excluant de la preuve la seconde déclaration de l'accusé aux policiers, et (3) si la cour d'appel, a la majorité, a commis une erreur en concluant que le verdict aurait pu être différent, usurpant ainsi la fonction du jury? A l'audience, l'accusé a renoncé à la deuxième question concernant l'exclusion de sa seconde déclaration aux policiers, et le ministère public a alors demandé à la Cour d'adopter une position en faveur de la tenue d'un nouveau procès à cause de l'exclusion de la déclaration, mais la Cour a refusé d'entendre ses prétentions sur ce point.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et l'acquittement rétabli.

Les juges La Forest, Gonthier et McLachlin: Quant à la première question des directives au jury, l'exposé du juge du procès, considéré dans son ensemble, n'a pas induit le jury en erreur. Dans R. c. Morin, notre Cour a conclu qu'un exposé sera erroné s'il laisse croire aux jurés qu'ils doivent examiner la preuve élément par élément en regard de la norme de preuve en matière criminelle ou s'il leur dit de procéder à leurs délibérations en deux étapes, de sorte que certains éléments étant écartés dès l'étape initiale de recherche des faits, la détermination de la culpabilité ou de l'innocence ne soit fondée que sur les éléments de preuve restants. En l'espèce, aucune directive générale n'invite à appliquer la norme de preuve en matière criminelle à des éléments de preuve pris isolément. L'accent est certes mis sur un élément de la preuve, savoir la déclaration de l'appelant à la police, mais la directive pertinente est prudemment formulée pour tenir compte de tous les autres éléments en preuve en l'occurrence. L'exposé n'invite pas le jury à diviser ses délibérations en deux étapes, et il n'y avait pratiquement aucune chance pour que le jury ait l'impression que l'expression «l'ensemble de la preuve» ne désignait que l'ensemble des éléments fragmentés dont la preuve avait déjà été établie hors de tout doute raisonnable.

Une des questions clés de l'affaire était la contradiction entre la déclaration extrajudiciaire de l'accusé et son témoignage au procès, et le juge était autorisé à donner au jury certains conseils sur la façon d'aborder ces contradictions dans la preuve. Logiquement, les deux versions étaient inconciliables et le fait que le juge ait dit que l'une d'elles devait être «rejetée», tout en soulignant la nécessité de tenir compte de tous les autres éléments de preuve, n'a d'aucune façon porté préjudice au ministère public. La directive donnée au jury est un reflet exact du principe que notre Cour a énoncé dans l'arrêt Nadeau, savoir que la version des événements de l'accusé a droit au bénéfice du doute à l'encontre d'une version contradictoire, à la condition que la comparaison soit dûment faite en regard de l'ensemble de la preuve. Il est acceptable, voire souhaitable que le juge du procès attire l'attention du jury sur des questions fondamentales, ainsi que sur le fardeau de la preuve s'appliquant dans chaque cas.

Bien que la déclaration «vous devrez l'examiner à la lumière des autres éléments de preuve que vous déciderez d'accepter», prise isolément, puisse être considérée comme un énoncé erroné du droit, vu qu'elle donne à penser que la détermination de la culpabilité devrait être fondée uniquement sur certains éléments de preuve pré‑sélectionnés, dans son contexte, elle n'aurait pas pu induire le jury en erreur. Cette déclaration suit la directive du juge du procès d'examiner l'ensemble de la preuve pour prendre une décision et ne pouvait donc pas être interprétée comme une invitation à s'engager dans un processus en deux étapes. Par conséquent, la directive au jury est conforme à la règle énoncée dans l'arrêt Morin et n'était pas erronée.

Quant à la deuxième question, à laquelle a renoncé l'accusé, le ministère public n'a pas interjeté de pourvoi incident, ce qu'il n'était d'ailleurs pas habilité à faire vu sa victoire globale devant la juridiction inférieure. En vertu du par. 693(1) du Code criminel, le ministère public peut interjeter appel devant notre Cour seulement lorsque la cour d'appel a annulé une déclaration de culpabilité ou rejeté un appel du ministère public. En l'espèce, la cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public, bien que sur une question différente.

Quant à la troisième question, la cour d'appel n'a pas mal formulé la norme d'examen en appel en exigent seulement que la poursuite établisse que le verdict aurait pu être différent si le jury avait reçu des directives appropriées. Dire que le verdict «aurait pu être différent» est simplement l'inverse de dire qu'il «n'aurait pas nécessairement été le même», et ce critère est donc compatible avec le critère établi par notre Cour, à la majorité, dans l'arrêt Vézeau, qui représente le droit en vigueur aujourd'hui.

Le juge en chef Lamer: Les motifs du juge La Forest sont acceptés pour l'essentiel. Bien qu'il soit erroné de dire aux jurés de «rejeter» un élément de preuve, c'est exposer le droit correctement de leur dire de rejeter des affirmations de fait que la preuve du ministère public n'a pas établies hors de tout doute raisonnable. Le jury ne rejette jamais un élément de preuve, mais il peut et doit décider d'accepter ou de rejeter les affirmations de fait émanant de cet élément de preuve avant de les utiliser pour appuyer ou pour déduire d'autres affirmations de fait en vue de rendre son verdict. Le jury ne peut s'appuyer sur de telles affirmations pour déclarer l'accusé coupable que si elles sont établies hors de tout doute raisonnable par la preuve. Les faits qui ne sont pas ainsi établis ne peuvent servir à corroborer ou à étayer d'autres faits incertains. En l'espèce, le juge du procès n'a commis aucune erreur en invitant les membres du jury à «rejeter» l'affirmation de fait dans l'une des deux déclarations, dépendant de celle à laquelle ils ajoutaient foi, parce que les deux émanaient de l'accusé et qu'elles ne pouvaient pas logiquement coexister. Les jurés n'avaient qu'une seule décision à prendre concernant la crédibilité. S'ils croyaient le témoignage disculpatoire de l'accusé au procès, ils ne pouvaient avoir ajouté foi à sa déclaration inculpatoire faite à la police. L'accusé n'a jamais l'obligation d'établir sa version des événements hors de tout doute raisonnable; il n'a qu'à soulever un doute raisonnable à l'aide de sa preuve, même lorsque le fardeau de présentation lui incombe.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : MacKenzie

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge La Forest
Arrêts examinés: R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345
R. c. Minhas (1986), 29 C.C.C. (3d) 193 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi refusée, [1987] 2 R.C.S. viii
Vézeau c. La Reine, [1977] 2 R.C.S. 277
arrêts mentionnés: Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570
R. c. Barnes, [1991] 1 R.C.S. 449
Guillemette c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 356
R. c. Challice (1979), 45 C.C.C. (2d) 546
R. c. Thatcher, [1987] 1 R.C.S. 652
R. c. Gauthier, [1977] 1 R.C.S. 441
R. c. Demeter (1975), 25 C.C.C. (2d) 417.
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts mentionnés: R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345
Nadeau c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 570
R. c. Proudlock, [1979] 1 R.C.S. 525.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 686(4), 693 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 146
mod. ch. 34 (3e suppl.), art. 12].
Doctrine citée
Eggleston, Sir Richard. Evidence, Proof and Probability, 2nd ed. London: Weidenfeld and Nicolson, 1983.

Proposition de citation de la décision: R. c. MacKenzie, [1993] 1 R.C.S. 212 (21 janvier 1993)


Origine de la décision
Date de la décision : 21/01/1993
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1993] 1 R.C.S. 212 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-01-21;.1993..1.r.c.s..212 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award