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25/02/1993 | CANADA | N°[1993]_1_R.C.S._497

Canada | Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497 (25 février 1993)


Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497

Great Lakes Towing Company Appelante

c.

Les propriétaires et exploitants du navire Rhône,

Vinalmar S.A. de Bâle (Suisse),

le navire Rhône Intimés

et

Le navire Peter A.B. Widener, les propriétaires

et exploitants du navire Peter A.B. Widener,

Seaway Towing Inc. et North Central Maritime

Corporation Intimés

et entre

Great Lakes Towing Company Appelante

c.

Le navire Peter A.B. Widener, les propriétaires

et exploitants du navir

e Peter A.B. Widener,

Seaway Towing Inc. et North Central Maritime

Corporation Intimés

Répertorié: Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le)

Nos d...

Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497

Great Lakes Towing Company Appelante

c.

Les propriétaires et exploitants du navire Rhône,

Vinalmar S.A. de Bâle (Suisse),

le navire Rhône Intimés

et

Le navire Peter A.B. Widener, les propriétaires

et exploitants du navire Peter A.B. Widener,

Seaway Towing Inc. et North Central Maritime

Corporation Intimés

et entre

Great Lakes Towing Company Appelante

c.

Le navire Peter A.B. Widener, les propriétaires

et exploitants du navire Peter A.B. Widener,

Seaway Towing Inc. et North Central Maritime

Corporation Intimés

Répertorié: Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le)

Nos du greffe: 21886, 21885.

1992: 26 mai; 1993: 25 février.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 185, 106 N.R. 113, 67 D.L.R. (4th) 646, qui a confirmé en partie un jugement du juge Denault (1988), 18 F.T.R. 81. Pourvois accueillis, les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes en partie.

Marc Nadon et George J. Pollack, pour l'appelante.

Edouard Baudry, pour les intimés.

//Le juge Iacobucci//

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci rendu par

Le juge Iacobucci — La Cour est appelée dans les présents pourvois à examiner les dispositions de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, qui permettent au propriétaire d'un navire de limiter sa responsabilité à l'égard des avaries causées à d'autres navires sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de la part dudit propriétaire. Plus précisément, notre Cour doit décider si l'appelante a le droit de limiter sa responsabilité pour la négligence dont son employé a fait preuve en dirigeant la navigation d'une flottille et, dans l'affirmative, quelle est l'unité de mesure appropriée aux fins de fixer l'étendue de la limitation.

I. Les faits

Le 7 novembre 1980, alors qu'il était amarré dans le port de Montréal, le navire Rhône, propriété de l'intimée Vinalmar S.A. («Vinalmar»), a été heurté par la péniche Peter A.B. Widener («Widener»). Le Rhône a subi, a‑t‑on convenu, pour 88 357,89 $ d'avaries, tandis que les avaries ont été évaluées à 49 200 $ dans le cas du Widener.

Le Widener, propriété de l'intimée North Central Maritime Corporation («North Central»), est une péniche dite «non propulsée» parce qu'elle doit se déplacer à l'aide de remorqueurs. Au moment de l'accident, le Widener, commandé par le capitaine Lyons, était tiré par quatre remorqueurs, dont deux, le South Carolina et l'Ohio, appartenaient à l'appelante Great Lakes Towing Company («Great Lakes»). Les deux autres, le Ste. Marie II et le Rival, appartenaient respectivement à l'intimée North Central et à McAllister Towing & Salvage Ltd.

Le remorquage du Widener avait été organisé au moyen d'un contrat oral intervenu entre North Central et Great Lakes, et il s'agissait de le remorquer de Duluth (Minnesota) jusqu'au port de Montréal. Le capitaine Kelch aux commandes du remorqueur Ohio de Great Lakes avait le commandement de fait de la flottille.

Le jour de la collision en cause, l'Ohio se trouvait en avant du Widener, le South Carolina et le Ste. Marie II, de chaque côté, et le Rival, en arrière. En raison d'erreurs de navigation commises par le capitaine Kelch relativement à la vitesse de navigation de la flottille et quant à l'endroit où ils ont contourné l'Île Ste‑Hélène et remonté le courant Ste‑Marie, le Widener a commencé à dévier au moment où la flottille entrait dans le port de Montréal. Les remorqueurs ont tenté une man{oe}uvre correctrice, mais l'appareil de remorquage de l'Ohio s'est détraqué et le Widener s'est mis à dériver vers le Rhône. En dépit des efforts déployés pour rectifier l'angle de dérive du Widener, celui‑ci est entré en collision avec le Rhône.

Cette mésaventure est à l'origine de deux actions en justice. Dans la première, la propriétaire du Rhône, l'intimée Vinalmar, a poursuivi, pour avoir endommagé son navire, tous ceux impliqués dans l'accident, soit la propriétaire de la péniche et les propriétaires des remorqueurs. Dans la seconde, la propriétaire du Widener, l'intimée North Central, a poursuivi l'appelante Great Lakes pour violation de son contrat de remorquage. Great Lakes a nié sa responsabilité dans les deux cas et a présenté des demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité conformément au par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Les deux actions ont été jointes aux fins de l'instruction. Dans celle intentée par la propriétaire du Rhône, le juge Denault a déclaré Great Lakes responsable à 80 pour 100 en raison de la négligence du South Carolina et de l'Ohio, et a fixé à 20 pour 100 la part de responsabilité de l'intimée North Central en raison de la négligence dont le capitaine Lyons, aux commandes du Widener, a fait preuve en ne jetant pas l'ancre afin d'arrêter la dérive du Widener vers le Rhône. Dans l'action intentée par North Central, le juge Denault a ordonné à Great Lakes de payer la totalité des dommages subis par le Widener. Quant aux demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité présentées dans les deux actions par Great Lakes, elles ont été rejetées.

Great Lakes a interjeté appel contre les deux décisions. North Central, propriétaire du Widener, a interjeté un appel incident contre l'imputation de faute au Widener par le juge de première instance. La Cour d'appel fédérale, bien que ne souscrivant pas à certaines conclusions du juge Denault, a néanmoins maintenu sa conclusion générale concernant la négligence et le partage de la responsabilité entre Great Lakes et North Central. Elle a convenu avec le juge Denault que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes, tout au moins quant à l'exécution des obligations qu'elle avait relativement au remorquage du Widener. Pour cette raison, elle a décidé que Great Lakes n'avait pas droit à une limitation de sa responsabilité puisque les avaries ne s'étaient pas produites «sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part».

Comme les deux pourvois devant notre Cour mettent en cause les mêmes parties et concernent les mêmes faits, les mêmes questions litigieuses et les mêmes motifs des juridictions inférieures, je me propose de statuer sur les deux au moyen d'une seule série de motifs. Dans les deux actions, Great Lakes conteste le rejet des demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité qu'elle a présentées en vertu du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada, en faisant valoir que le capitaine Kelch n'était pas une des âmes dirigeantes de la compagnie. Elle prétend donc qu'elle devrait avoir droit à une limitation de sa responsabilité, fondée sur la jauge du remorqueur Ohio. Cependant, les intimés prétendent que, si notre Cour statue que les juridictions inférieures ont commis une erreur en concluant que les avaries subies par le Widener et le Rhône ne se sont pas produites «sans qu'il y ait faute ou complicité réelle» de la part de Great Lakes, le par. 647(2) ne lui est d'aucune utilité ou, subsidiairement, que la responsabilité devrait être limitée en fonction de la jauge totale de ses remorqueurs l'Ohio et le South Carolina.

II. Les dispositions législatives pertinentes

Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9

647. . . .

(2) Le propriétaire d'un navire, immatriculé ou non au Canada, n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir:

. . .

d) avarie ou perte de biens, autres que ceux qui sont mentionnés à l'alinéa b), ou violation de tout droit

(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, le chargement, le transport ou le déchargement de sa cargaison, ou l'embarquement, le transport ou le débarquement de ses passagers, ou

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;

responsable des dommages‑intérêts au‑delà des montants suivants, savoir:

. . .

f) à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à 1,000 francs‑or pour chaque tonneau de jauge du navire.

649. (1) Les articles 647 et 648 s'étendent et s'appliquent

. . .

à toute personne agissant en qualité de capitaine ou à tout membre de l'équipage d'un navire et à tout employé du propriétaire ou de toute personne dont font mention les alinéas a) à c) lorsque l'un quelconque des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d) se produit, qu'il y ait ou non faute ou complicité réelle de leur part.

(2) Les limites que l'article 647 impose aux obligations de toutes les personnes dont la responsabilité est restreinte par l'article 647 et le paragraphe (1) du présent article, qui découlent d'une occasion distincte où est survenu l'un ou l'autre des événements mentionnés aux alinéas 647(2)a) à d), s'appliquent à l'ensemble desdites obligations encourues à cette occasion.

(Maintenant L.R.C. (1985), ch. S‑9, art. 575(1)d), f), et 577.)

III. Les juridictions inférieures

La Cour fédérale, Section de première instance (1988), 18 F.T.R. 81

Le juge Denault n'a pas eu de mal à conclure que le capitaine Kelch, en sa qualité de capitaine de l'Ohio, a fait preuve de négligence dans la conduite de la flottille. Kelch savait personnellement que le virage autour de l'Île Ste‑Hélène à l'entrée du port de Montréal serait difficile parce qu'il y avait connu des ennuis l'année précédente lors du remorquage d'un autre navire. Il savait que le courant était rapide à cet endroit et avait même convenu, la nuit précédente, avec le capitaine Lyons du Widener d'effectuer le virage à un endroit moins dangereux. En fait, il avait informé le capitaine Lloyd, vice‑président chargé des opérations de Great Lakes, de son intention de faire appel à un quatrième remorqueur (le Rival) pour l'aider à effectuer le virage, précisément en raison de son inquiétude face aux difficultés que présentait cette man{oe}uvre. Bien que le juge Denault n'ait pas critiqué Kelch en ce qui concerne la façon dont il avait disposé les remorqueurs, il a conclu qu'il avait fait preuve de négligence en leur faisant prendre le virage à toute vapeur et en leur laissant ainsi peu de puissance pour réagir aux déviations du bâtiment remorqué. Il a en outre conclu qu'il avait fait preuve de négligence en ne communiquant pas adéquatement avec les autres remorqueurs. À cet égard, le juge Denault a fait l'imputation suivante de faute (aux pp. 103 et 104):

Mais la plus grande part de responsabilité incombe nécessairement au remorqueur de tête, l'«Ohio», son capitaine et ses propriétaires. L'improvisation dont on a fait preuve dans l'organisation et au cours de ce voyage, l'empressement démontré par le capitaine Kelch pour entrer dans le port de Montréal, le manque de communication flagrant entre les capitaines tant avant de virer à la bouée de l'Île Ste‑Hélène que durant la remontée du fleuve, la décision de tourner à cet endroit, la vitesse de remontée, sont tous autant de facteurs qui ont contribué à rendre l'accident inévitable. Par ailleurs, le bris mécanique survenu à la remorque qui était l'objet d'une tension extrême ne peut servir à disculper les propriétaires du «Ohio» à l'égard du «Rhône».

Le juge Denault a également conclu que le South Carolina ne s'était pas acquitté de son obligation d'établir l'absence de faute de sa part. De plus, il a conclu que le capitaine du Widener avait fait preuve de négligence en ne communiquant pas avec l'Ohio au moment où l'accident allait se produire et en ne prenant pas l'initiative de jeter l'ancre de la péniche. Le juge Denault a imputé 80 pour 100 de la responsabilité à Great Lakes et 20 pour 100 à North Central.

Le juge Denault a ensuite examiné la question de la limitation de responsabilité en application du par. 647(2). Il a analysé l'organisation de Great Lakes et a conclu essentiellement que ses âmes dirigeantes étaient les capitaines Lloyd et Kelch, ainsi que Joseph White, qui était chargé de l'entretien et des réparations de la flotte de Great Lakes. Il a fait remarquer que la responsabilité des opérations incombait entièrement au capitaine Lloyd, mais que ce dernier avait délégué à Kelch une large part de la responsabilité relative au remorqueur Ohio. En particulier, il a observé que Kelch était responsable de tout ce qui se rapportait à la navigation de l'Ohio, et qu'il devait notamment fournir les cartes maritimes et veiller à ce que tout le matériel requis se trouve à bord du remorqueur. Il a également souligné que, de l'aveu même de Lloyd, Kelch faisait partie de la direction de la compagnie et se considérait lui‑même, de par ses nombreuses fonctions, comme un représentant de Great Lakes. En ce qui concerne le voyage en cause, le juge Denault a noté qu'à l'exception des mesures préliminaires prises par Lloyd, toutes les décisions en matière de navigation relevaient de Kelch. Par conséquent, même si ce dernier a demandé à Lloyd l'autorisation de retenir les services d'un quatrième remorqueur, le juge Denault a estimé qu'il s'agissait là d'une simple formalité relative aux aspects financiers de l'affaire. Il appartenait à Kelch de décider de retenir les services d'un remorqueur supplémentaire.

Le juge Denault a aussi conclu que la panne de l'appareil de remorquage devait être imputée à la négligence dont avait fait preuve Great Lakes dans l'entretien de son équipement. De plus, il a trouvé particulièrement inquiétant le fait que Lloyd n'ait pas été au courant de la décision de Kelch de prendre le commandement de la flottille et que, sur le plan pratique, il n'ait pas vérifié si des employés de Great Lakes assumeraient la responsabilité du commandement du remorqueur de tête dans une flottille. Il a donc conclu, à la p. 110:

Bref, même en prenant pour acquis que la défenderesse G.L.T. a réussi à prouver l'identité des personnes dont les actes les identifiaient aux actes de la compagnie, elle est loin d'avoir démontré que ces personnes ne sont pas coupables de faute ou de complicité au sens qu'il faut donner à ces mots, comme on l'a précisé dans l'affaire du «Kathy K». Au contraire, la preuve démontre que le capitaine Lloyd était celui dont les faits et gestes l'identifiaient davantage aux actes de la compagnie en ce qui concernait l'administration et la surveillance générale, et il ressort abondamment de son témoignage qu'il ignorait pratiquement tout de ce qui se passait à bord de ses remorqueurs durant ce voyage, s'en souciait fort peu et laissait toute la latitude voulue à ses capitaines. Quant au bris mécanique survenu à bord du «Ohio», le responsable de l'entretien Jos White, n'en a fourni aucune explication plausible. Enfin, le capitaine Kelch qui était responsable pour la compagnie non seulement de l'approvisionnement à bord des remorqueurs de la documentation nécessaire à un tel voyage, mais entre autres de l'embauche d'un quatrième remorqueur pour mener la barge à bon port, il a lamentablement failli à sa tâche en exerçant de façon négligente, à l'égard du «Rival», ses fonctions de dirigeant de la compagnie.

Le juge Denault a rejeté l'argument voulant que, puisque les erreurs du capitaine Kelch en étaient de navigation, il y avait lieu quand même d'appliquer les dispositions de la Loi relatives à la limitation de responsabilité. Il a conclu que, parce que Kelch remplissait des fonctions non liées à la navigation, comme celles consistant à fournir des cartes et à retenir les services de remorqueurs supplémentaires, ce dernier faisait partie de la direction de Great Lakes et qu'à ce titre, toute erreur commise en sa qualité de capitaine de remorqueur était celle de la compagnie. Le juge Denault a conclu, aux pp. 109 et 110:

Il importe peu qu'il ait agi de façon fautive en sa qualité de dirigeant de la compagnie comme capitaine de port ou que ses fautes soient attribuables à des erreurs de navigation en tant que maître du remorquage: il ne peut pour autant dissocier sa responsabilité face à la demanderesse. Si la même personne qui commet une faute de navigation est en même temps celle dont les actes l'identifient aux actes de la compagnie, et qu'en cette qualité, elle est aussi fautive, ses employeurs n'ont pas droit à la limite de responsabilité prévue à l'article 647.

Examinant ensuite l'action intentée par North Central contre Great Lakes, le juge Denault a conclu que cette dernière avait manqué à son obligation contractuelle envers North Central et ne pouvait, pour les mêmes raisons que celles exposées ci‑dessus, limiter sa responsabilité découlant de ce manquement. Il a aussi conclu que la limitation de responsabilité énoncée dans le tarif publié de Great Lakes ne faisait pas partie du contrat entre les parties et il a donc refusé d'y donner effet. Le juge Denault a donc statué que North Central était en droit de se faire payer par Great Lakes le montant total des dommages que cette dernière avait causés au Widener.

La Cour d'appel fédérale, [1990] 3 C.F. 185

Le juge Hugessen, qui a rédigé les motifs de la cour, a examiné à tour de rôle les conclusions de négligence tirées à l'égard de chacun des trois navires en question. Dans le cas du capitaine Kelch de l'Ohio, il a confirmé la conclusion de négligence, faisant remarquer qu'elle était bien étayée par la preuve et que toute autre conclusion aurait été mauvaise. Il a également confirmé la conclusion tirée à l'encontre du Widener. Il a toutefois rejeté l'imputation de faute au South Carolina, en faisant remarquer que toute erreur commise par ce navire l'avait été en exécutant les ordres donnés par Kelch à bord de l'Ohio et ne résultait d'aucune négligence de la part des personnes chargées de sa navigation. Il a toutefois précisé que ce rejet n'influait nullement sur le partage de la responsabilité entre Great Lakes et North Central.

Quant à la question de la limitation de la responsabilité, le juge Hugessen n'a pas souscrit à la conclusion, par le juge de première instance, à l'existence d'une faute ou complicité réelle de la part du capitaine Lloyd en raison de la surveillance inadéquate qu'il aurait exercée sur le capitaine Kelch. Tout en convenant avec le juge de première instance qu'un propriétaire peut se rendre coupable de faute ou de complicité réelle par omission, il a souligné que, d'après la jurisprudence, ces omissions doivent constituer une violation de la norme d'un propriétaire de navire raisonnablement prudent et avoir un lien de causalité avec l'accident. S'appuyant sur les décisions The Lady Gwendolen, [1965] 1 Lloyd's Rep. 335 (C.A.), Grand Champion Tankers Ltd. c. Norpipe A/S (The Marion), [1984] 2 All E.R. 343 (H.L.), et Northern Fishing Co. (Hull), Ltd. c. Eddom (The Norman), [1960] 1 Lloyd's Rep. 1 (H.L.), le juge Hugessen a fait observer, aux pp. 212 et 213:

La comparaison de ces affaires avec les faits constatés en l'espèce par le juge de première instance est frappante. Rien n'indique en effet que le défaut de surveillance des propriétaires ait contribué de quelque façon, aussi éloignée soit‑elle, à l'accident. Les actes spécifiques de négligence qui ont été imputés au capitaine Kelch sont sans exception des questions ordinaires de navigation relevant de l'autorité et de la compétence normales du capitaine. Il n'y a pas la moindre preuve laissant croire qu'un propriétaire de navire prudent se serait personnellement préoccupé des détails de la navigation au point de donner à Kelch des instructions précises sur l'endroit où effectuer le virage de la flottille, la vitesse à laquelle affronter le courant Ste‑Marie ou encore la façon de communiquer avec les autres capitaines. [. . .] [I]l n'était pas raisonnablement probable de croire qu'une surveillance plus étroite et des rapports plus fréquents de la part des propriétaires au siège social de la compagnie à Cleveland, auraient modifié de façon importante les actions ou les décisions du capitaine Kelch au moment où il naviguait avec sa flottille dans le port de Montréal.

Le juge Hugessen a décidé en outre que c'est à tort que le juge Denault a conclu que Great Lakes s'était rendue coupable de faute ou de complicité réelle en raison de la surveillance qu'exerçait White sur la réparation et l'entretien de l'appareil de remorquage de l'Ohio. Malgré l'existence manifeste d'un lien de causalité entre la panne de cet appareil de remorquage et les dommages qui ont résultés, le juge Hugessen a conclu que le juge de première instance avait commis une erreur en imposant au propriétaire d'un navire une norme aussi sévère relativement au bon fonctionnement de son équipement. Il a souligné que les systèmes d'inspection et d'entretien de Great Lakes étaient «nombreux et sophistiqués» et qu'ils n'ont pas été jugés inadéquats ou défectueux. C'est pourquoi le juge Hugessen a fait observer que l'imputation de faute par le juge de première instance avait pour effet de transformer à tort le propriétaire d'un navire en assureur chaque fois qu'un accident résulte d'un bris d'équipement.

Le juge Hugessen a ensuite abordé la question de savoir si Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes. Citant l'arrêt Wishing Star Fishing Co. c. Le B.C. Baron, [1988] 2 C.F. 325 (C.A.), il a noté que, si Kelch était une âme dirigeante, le fait qu'il agissait également comme capitaine et que c'est en cette qualité qu'il a accompli ses actes négligents n'était pas pertinent. Le juge Hugessen a souligné que Kelch était plus qu'un capitaine ordinaire et qu'il avait, quant à la conduite de la flottille, des obligations et des responsabilités étendues. À cet égard, il s'est fondé sur les faits suivants pour conclure que Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes: (1) il était le maître de remorquage de la flottille et était investi du pouvoir de donner des ordres à tous les autres navires de la flottille; (2) sa nomination aux commandes de la flottille n'émanait pas et n'avait pas été faite à la connaissance de l'un de ses supérieurs chez Great Lakes; (3) dans certaines parties de la preuve, il est décrit comme faisant partie de la direction de la compagnie, comme employé salarié, comme expert en dépannage et comme responsable de l'entraînement des nouveaux capitaines, et (4) il s'occupait des documents pour toute la flotte de Great Lakes. Le juge Hugessen a reconnu que cette conclusion «se situe à la limite extrême de l'application de la doctrine de l'identification corporative» (p. 222), mais il a refusé de qualifier la conclusion du juge de première instance d'erreur manifeste et dominante au point de justifier l'intervention de la cour d'appel, compte tenu surtout du lourd fardeau qui incombe à Great Lakes d'établir son droit d'invoquer la limitation légale de responsabilité.

En ce qui concerne la responsabilité de Great Lakes à l'égard des dommages causés au Widener, le juge Hugessen a repoussé la tentative de Great Lakes de soulever la question de la négligence concourante ou contributive. Il a rejeté également son assertion que la clause de limitation de responsabilité contenue dans son tarif faisait partie du contrat intervenu entre les parties. Par conséquent, le juge Hugessen a rejeté l'appel principal et l'appel incident, sauf qu'il a radié du jugement de première instance l'imputation de faute au South Carolina.

IV. Les questions en litige

Ces pourvois soulèvent trois questions. Premièrement, le capitaine du remorqueur Ohio appartenant à l'appelante est‑il une âme dirigeante de cette dernière du fait qu'il a exercé un certain pouvoir discrétionnaire et qu'il a rempli, dans le cadre de son emploi, des fonctions non liées à la navigation? Deuxièmement, les dispositions relatives à la limitation de responsabilité figurant dans la Loi sur la marine marchande du Canada s'appliquent‑elles de manière à limiter la responsabilité d'un propriétaire de navire à l'égard des actes ou des omissions de son employé dans la conduite d'une flottille comprenant des navires appartenant à d'autres propriétaires? Troisièmement, dans l'hypothèse où l'appelante aurait le droit de limiter sa responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, de quels navires faut‑il tenir compte pour déterminer l'étendue de sa responsabilité?

V. Analyse

1.Le capitaine du remorqueur de l'appelante est‑il une âme dirigeante de celle‑ci?

L'appelante Great Lakes soutient que c'est à tort que le juge Hugessen a conclu qu'il y avait eu faute ou complicité réelle de sa part du fait que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de la compagnie, et qu'elle ne pouvait donc limiter sa responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada. Pour décider du bien‑fondé de cet argument, il me faut examiner brièvement aussi bien les principes généraux qui régissent la limitation de responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada que l'évolution de la théorie de l'identification à la personne morale, avant d'appliquer les principes pertinents aux faits de la présente affaire. À titre préliminaire, je crois qu'il importe de souligner que l'identification de certaines personnes au sein d'une société comme ses âmes dirigeantes est une question mixte de fait et de droit. Comme l'a fait remarquer lord Reid dans Tesco Supermarkets Ltd. c. Nattrass, [1972] A.C. 153 (H.L.), à la p. 170: [traduction] «Doit constituer un point de droit la question de savoir si, une fois les faits établis, une personne qui fait certaines choses particulières doit être considérée comme étant la compagnie ou simplement comme un préposé ou un mandataire de la compagnie.» La question de droit est celle de savoir quelles fonctions ou quels postes permettent de conclure à l'identification à la personne morale; la question de fait consiste à déterminer qui exerce ces fonctions ou occupe ces postes.

a)Les principes généraux de la limitation de responsabilité et de l'identification à la personne morale

Il est bien établi que dans une action en limitation de responsabilité intentée en vertu du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada, il incombe au propriétaire de navire qui demande la limitation de responsabilité de prouver l'absence totale de «faute ou [de] complicité réelle» de sa part. C'est là un lourd fardeau dont le propriétaire ne saurait s'acquitter en démontrant simplement que l'accident ne s'est pas produit uniquement ou principalement par sa faute: Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802, à la p. 819.

L'arrêt de principe anglo‑canadien qui explique le sens de l'expression «actual fault or privity» («faute ou complicité réelle») et son application à une personne morale propriétaire de navire est Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705 (H.L.), confirmant [1914] 1 K.B. 419 (C.A.). On a jugé que l'expression «actual fault or privity», dénotait un acte répréhensible accompli personnellement par le propriétaire d'un navire par opposition à une faute imputée découlant de la théorie respondeat superior. Pour reprendre les propos souvent cités du lord chancelier le vicomte Haldane, aux pp. 713 et 714:

[traduction] Il doit s'agir, selon une interprétation juste de cet article dans un cas comme celui dont nous sommes saisis, de la faute ou de la complicité, non seulement d'un préposé ou d'un mandataire dont la compagnie est responsable en vertu du précepte respondeat superior, mais d'une personne qui engage la responsabilité de la compagnie parce que son acte est l'acte de la compagnie elle‑même. Pour exonérer le propriétaire, il ne suffit pas que la faute soit celle d'un préposé; il faut de plus que ce ne soit pas la faute du propriétaire ou qu'il n'y ait pas contribué. J'estime que quiconque invoque cet article pour échapper aux conséquences normales de la maxime respondeat superior a la charge de faire cette preuve.

Dans Paterson Steamships, Ltd. c. Robin Hood Mills, Ltd. (The Thordoc) (1937), 58 Ll. L. Rep. 33 (C.P.), lord Roche a adopté, comme sens de l'expression «fault and privity» («faute et complicité») celui que lui ont attribué la Cour d'appel et la Chambre des lords dans Lennard's, précité. Il a en outre souligné que la faute ou la complicité d'un propriétaire de navire doit se rapporter à la cause de la perte ou de l'avarie en question. Voir aussi British Columbia Telephone Co. c. Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321, aux pp. 326 et 327, le juge Ritchie.

Par conséquent, dans le cas d'une compagnie ou personne morale propriétaire de navire, il est nécessaire d'examiner si les actes d'un individu en particulier, qui donnent naissance à la responsabilité, doivent être imputés à la compagnie elle‑même. Autrement dit, la question qui se pose est de savoir à quel niveau dans la hiérarchie d'une compagnie la faute d'une personne employée dans l'organisation doit être considérée comme la faute de la compagnie elle‑même. À cet égard, le lord chancelier le vicomte Haldane a décrit avec justesse la nature d'une compagnie ou personne morale dans l'extrait suivant de l'arrêt Lennard's, précité, à la p. 713:

[traduction] Vos Seigneuries, une compagnie est une abstraction. Dénuée de corps et d'esprit, sa volonté ne peut se manifester que par l'intermédiaire d'une personne qui, à certaines fins, peut être appelée un mandataire, mais qui est en réalité l'âme dirigeante de ladite compagnie, l'incarnation même de celle‑ci. Cette personne peut relever des actionnaires réunis en assemblée générale; dans d'autres cas, l'âme dirigeante peut être le conseil d'administration lui‑même, ou encore, comme cela arrive parfois, il se peut que les statuts de la compagnie en question attribuent à cette personne un pouvoir égal à celui du conseil d'administration et qu'elle soit nommée par l'assemblée générale de la compagnie, celle‑ci étant seule à pouvoir la destituer.

Dans H. L. Bolton (Engineering) Co. c. T. J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159, la Cour d'appel a comparé une personne morale au corps humain, et les personnes qui contrôlent ce que fait une compagnie (et qui sont donc son âme dirigeante) au cerveau d'un individu. Le lord juge Denning a rejeté l'argument voulant que seuls les actes accomplis à la suite d'une réunion du conseil d'administration d'une compagnie traduisent l'intention de cette dernière. Il a plutôt retenu le point de vue selon lequel l'intention d'une compagnie peut dans certains cas se manifester par l'intermédiaire de ses directeurs et de ses mandataires, selon la nature du point considéré et le rang occupé par ses personnes au sein de la compagnie. Le lord juge Denning fait remarquer, à la p. 172:

[traduction] Une compagnie peut être comparée à un corps humain de plusieurs façons. Elle possède un cerveau et un centre nerveux qui contrôle ce qu'elle fait. Elle a également des mains qui tiennent les outils et agissent conformément aux directives venant de ce centre. Certaines personnes au sein de la compagnie sont de simples préposés et mandataires qui ne sont rien de plus que des mains qui accomplissent le travail et dont on ne peut pas dire qu'elles en représentent l'âme ou l'esprit. D'autres sont des administrateurs et des gérants qui représentent l'âme dirigeante de la compagnie et qui ont la haute main sur son activité. L'état d'esprit de ces gérants est celui de la compagnie et est considéré juridiquement comme tel.

Dans l'affaire Tesco Supermarkets, précitée, la Chambre des lords s'est trouvée devant une situation où le directeur d'un magasin faisant partie d'une chaîne de supermarchés avait été jugé négligent dans la surveillance d'un employé qui avait mis en vente des marchandises dont le prix était irrégulièrement indiqué, commettant ainsi une infraction en matière de prix visée par la Trade Descriptions Act 1968 (R.‑U.), 1968, ch. 29. Les lords juges ont conclu que le simple fait que le directeur exerçait un pouvoir discrétionnaire limité dans l'exercice de ses fonctions n'en faisait pas une partie de l'âme dirigeante de la compagnie. Lord Morris of Borth‑y‑Gest affirme, aux pp. 180 et 181:

[traduction] Il a fallu créer un système dont on pouvait raisonnablement dire qu'il était conçu de manière à éviter la perpétration d'infractions. Il n'y a eu aucune délégation de l'obligation de prendre des précautions et de faire preuve de diligence. Aucune délégation de ce genre n'a été faite au directeur d'un magasin en particulier. Le directeur ne faisait pas office d'âme dirigeante de la compagnie. Ses fonctions de directeur d'un seul magasin n'emportaient pas gestion de la compagnie. C'était l'une des personnes dirigées. C'était un employé, mais il n'avait reçu aucune délégation de responsabilité de la compagnie. Il remplissait certaines fonctions résultant du fait que la compagnie prenait toutes les précautions raisonnables et faisait preuve de toute la diligence voulue. C'était une personne assujettie au contrôle de la compagnie. [. . .] Il constituait, pour ainsi dire, un rouage de la machine conçue: il ne lui appartenait pas de la concevoir.

Certains commentateurs ont laissé entendre que, dans leur analyse, les lords juges ont trop insisté sur la forme au détriment de la fonction: I. A. Muir, «Tesco Supermarkets, Corporate Liability and Fault» (1973), 5 N.Z.U. L. Rev. 357, à la p. 365. Glanville Williams affirme dans son Textbook of Criminal Law (2e éd. 1983), à la p. 973:

[traduction] Dans le cas de crimes qui nécessitent la mens rea, il importe peu que le nombre de personnes qui peuvent incriminer la compagnie soit limité puisque les objectifs de dissuasion sont généralement le mieux atteints en poursuivant les responsables. C'est dans le cas des infractions de négligence que la limitation de responsabilité imposée dans Tesco s'avère le plus préjudiciable. Le fait qu'il n'y ait pas lieu de tenir une compagnie responsable d'une infraction de négligence commise par le directeur de l'une de ses succursales, qui, après tout, représente la compagnie dans la localité concernée, constitue une grave lacune du droit.

Un autre commentateur dit de l'arrêt Tesco Supermarkets et des décisions qui l'ont suivi qu'ils traduisent un [traduction] «recul socialement injustifiable» qui ne saurait constituer un moyen efficace de dissuader d'adopter une conduite criminelle les sociétés multinationales dotées de structures de gestion complexes: E. G. Ewaschuk, «Corporate Criminal Liability and Related Matters» dans (1975), 29 C.R.N.S. 44, aux pp. 52 et 53.

Notre Cour a examiné la question de l'identification à la personne morale dans Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662, où le juge Estey a conclu que, pour que la responsabilité criminelle d'une personne morale soit engagée en vertu de la théorie de «l'identification», il faut que l'employé qui a commis l'infraction soit ««l'incarnation», «l'organe vital», «l'alter ego» ou «l'âme dirigeante» de la compagnie employeur» (p. 682). Toutefois il a également reconnu qu'il peut exister plus d'une âme dirigeante et a souligné qu'il peut y avoir «délégation et [. . .] sous‑délégation du pouvoir central» et «division et [. . .] sous‑division des centres nerveux». À cet égard, le juge Estey fournit, à la p. 693, les indications suivantes quant à qui peut être considéré comme l'âme dirigeante d'une personne morale, tout en exprimant des doutes quant à savoir s'il convient d'appliquer, dans le contexte canadien, la conclusion précise à laquelle on est arrivé dans l'arrêt Tesco Supermarkets, précité:

La doctrine de l'identification réunit le conseil d'administration, le directeur général, le directeur, le gérant et n'importe quelle autre personne ayant reçu une délégation du conseil d'administration à qui est déléguée l'autorité directrice de la compagnie, et la conduite de l'une quelconque des entités ainsi réunies est alors imputée à ladite compagnie. [. . . U]ne compagnie peut avoir plus d'une âme dirigeante. C'est particulièrement le cas dans un pays comme le Canada où les activités d'une compagnie s'exercent souvent sur une vaste étendue géographique. Les compagnies de transport, par exemple, doivent nécessairement fonctionner par la délégation et la sous‑délégation du pouvoir central; par la division et la sous‑division des centres nerveux; et par la décentralisation par délégation des organes directeurs de l'entreprise. Il se peut que la règle de l'identification appliquée dans l'arrêt Tesco, précité, ne corresponde pas à la réalité canadienne, quelque appropriés que nous puissions juger les principes abstraits de droit énoncés dans cet arrêt‑là.

Comme le démontrent les motifs du juge Estey, il faut se demander surtout si l'individu en cause s'est vu déléguer, dans le cadre de ses propres pouvoirs, l'«autorité directrice» de la compagnie. Selon mon interprétation, le juge Estey veut dire par là qu'il faut décider si le pouvoir discrétionnaire conféré à un employé constitue une délégation expresse ou implicite de l'autorité directrice pour concevoir les politiques de la compagnie et en surveiller la mise en {oe}uvre plutôt que pour simplement les mettre à exécution. En d'autres termes, les tribunaux doivent examiner qui a été investi du pouvoir décisionnel dans un champ d'activité pertinent de la compagnie.

La négligence dont fait preuve le capitaine d'un navire dans l'exercice de ses fonctions de navigation ne constitue pas une faute ou complicité réelle de la part de la personne morale propriétaire de navire. Les tribunaux ont considéré les capitaines comme les «mains» d'une compagnie de transport maritime. Il est évident que, s'il en était autrement, le droit d'une personne morale propriétaire de navire de limiter sa responsabilité serait presque illusoire. Cela dit, toutefois, les tribunaux ont cessé de permettre aux propriétaires de navires de se dérober à toute responsabilité en matière de navigation en laissant tout à la discrétion de leurs capitaines. Si, dans le passé, un propriétaire de navire a pu s'acquitter de sa responsabilité en démontrant simplement qu'il a nommé un capitaine compétent, il ressort clairement maintenant d'un certain nombre de décisions qu'un propriétaire de navires a une obligation générale de surveiller adéquatement la navigation de ses navires: voir, par exemple, les arrêts Grand Champion Tankers, précité, et Continental Bank of Canada c. Riedel International Inc. (1991), 78 D.L.R. (4th) 232 (C.A.F.).

Dans de tels cas, il s'agit principalement de déterminer si un propriétaire de navire a agi en propriétaire ordinaire et raisonnable de navire dans la gestion et le contrôle de ses activités de transport maritime (par ex., dans la sélection de son équipage et dans la surveillance de la navigation de ses navires): The Lady Gwendolen, précité, et The Garden City, [1982] 2 Lloyd's Rep. 382 (Q.B. (Adm. Ct.)). Les tribunaux ont en outre appliqué un critère de «probabilité raisonnable» pour déterminer si l'exercice d'une fonction particulière par un propriétaire de navire aurait permis d'éviter le préjudice en question. Par exemple, dans l'arrêt Marpole Towing, précité, le juge Ritchie a accepté que le dommage résultant de la navigation négligente d'un navire ne donne pas naissance à une faute ou à une complicité réelle de la part du propriétaire du navire lorsque ce dernier n'aurait pas pu prévoir l'erreur de navigation commise par le capitaine du remorqueur.

La question dont notre Cour se trouve saisie n'est toutefois pas de savoir si Great Lakes a manqué à son obligation de surveiller et de diriger convenablement ses navires, mais plutôt de savoir si les fautes du capitaine Kelch sont essentiellement des fautes réelles de Great Lakes en raison du poste qu'il occupait dans la hiérarchie de l'appelante. À ce propos, il convient de noter l'observation que fait le juge Hugessen, à la p. 213, selon laquelle «si Kelch était véritablement une âme dirigeante de la compagnie, le fait qu'il agissait également comme capitaine et que c'est en cette qualité qu'il avait commis sa négligence n'est pas pertinent»: voir aussi Wishing Star Fishing, précité, et Société anonyme des minerais c. Grant Trading Inc. (The Ert Stefanie), [1989] 1 Lloyd's Rep. 349 (C.A.). L'appelante n'a pas contesté cette proposition devant notre Cour et, vu la conclusion à laquelle je suis arrivé, il ne m'est pas nécessaire de m'étendre là‑dessus.

b) L'application de ces principes à la présente affaire

Le capitaine Kelch était certes aux commandes de l'Ohio au moment de l'abordage. Comme je l'ai déjà souligné, les erreurs de navigation commises par le capitaine d'un navire, dans l'exercice de ses fonctions, ne donnent pas naissance en soi à une faute ou à une complicité réelle de la part du propriétaire du navire si ce dernier n'a pas commis de manquement, ayant un lien causal avec les avaries qui ont résulté, à l'obligation qu'il avait de surveiller la conduite et la navigation de son navire. On allègue cependant que le capitaine Kelch remplissait pour son employeur des fonctions exceptionnelles qui en faisaient non seulement un capitaine, mais aussi, qui plus est, une âme dirigeante de Great Lakes, de sorte que sa faute était celle de la compagnie. En particulier, les juridictions inférieures ont souligné que Kelch était le commandant de fait de la flottille et qu'en cette qualité il a donné des directives aux autres navires de la flottille et pouvait choisir de recourir à des remorqueurs supplémentaires s'il le jugeait nécessaire pour naviguer en toute sécurité. On a mentionné en outre le fait que Kelch était décrit comme faisant partie de la direction de la compagnie, comme un employé salarié, comme capitaine de flotte, comme un expert en dépannage et comme responsable de l'entraînement des nouveaux capitaines. Les juridictions inférieures ont aussi attaché de l'importance au fait que c'était à Kelch qu'incombait la tâche de veiller à ce que les documents de tous les remorqueurs de la flotte de Great Lakes soient en ordre.

En toute déférence, je ne puis souscrire à la conclusion des juridictions inférieures selon laquelle le capitaine Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes. À mon avis, de par ses faits, la présente affaire se situe non pas simplement «à la limite extrême de l'application de la doctrine de l'identification corporative», mais en dehors de cette limite.

Bien que le capitaine Kelch ait été décrit comme faisant partie de la «direction» de Great Lakes et comme étant un expert en dépannage au sein de celle‑ci (le juge Hugessen, à la p. 221; le capitaine Lloyd, preuve, audience du 15 septembre 1987, transcription, à la p. 49; et le capitaine Kelch, commission rogatoire, dossier d'appel, ann. I, vol. 3, à la p. 291), il faut aller au‑delà de ces étiquettes et examiner les responsabilités et les fonctions du capitaine Kelch dans la hiérarchie de Great Lakes en les comparant à celles des capitaines de navires en haute mer. À cet égard, il se dégage nettement de l'ensemble de la preuve que le capitaine Kelch était essentiellement un capitaine de port placé sous la surveillance et les ordres du capitaine Lloyd. Il n'y a rien d'étonnant à ce que, compte tenu de ses vingt‑cinq années d'expérience, le capitaine Kelch se soit vu attribuer des responsabilités supplémentaires consistant notamment à entraîner les nouveaux capitaines de remorqueurs, à aider à résoudre les problèmes qui se présentent à l'occasion, et à s'occuper des documents de la flotte de Great Lakes. J'estime toutefois que ces tâches supplémentaires ne traduisent pas une délégation au capitaine Kelch de l'autorité directrice en matière de gestion et de surveillance de la flotte de Great Lakes. C'était toujours le capitaine Lloyd qui était investi de cette autorité, comme l'indique d'ailleurs la preuve.

Par exemple, le capitaine Kelch a décrit ainsi son rôle et celui du capitaine Lloyd chez Great Lakes:

[traduction]

Q.Lorsque vous avez cessé de travailler chez Great Lakes, vous étiez capitaine de flotte n'est‑ce pas?

R.Capitaine de port ou quelque chose du genre.

Q.Quelles étaient vos fonctions?

. . .

R.Homme à tout faire . . . Croyez‑moi, j'étais l'homme à tout faire, plus ou moins un expert en dépannage. Je pouvais communiquer assez bien avec les syndicats, vous savez, sans blague.

. . .

Q.On a parlé de Chick Lloyd. Qui est‑il au juste?

. . .

R.C'est maintenant lui l'homme à tout faire. Il était à l'époque directeur des opérations. Il était vice‑président.

Q.Il était vice‑président et directeur des opérations. En quoi consistaient alors ses fonctions?

R.Bien, il pouvait fixer les prix de remorquage. Ceux qui voulaient un remorquage ou un remorqueur précis, ou quoi que ce soit du genre, s'adressaient à lui.

Q.Était‑il chargé du choix de l'équipage des remorqueurs?

R.Eh bien, d'une certaine manière. C'est‑à‑dire qu'il y avait bien des gens qui, s'il ne les voulait pas à bord, restaient là. C'est lui en réalité qui dirigeait l'ensemble des opérations maritimes, voyez‑vous.

Q.Je suppose donc qu'il était votre surveillant?

R.Mon surveillant, mon surveillant immédiat, oui.

Q.C'est à lui seul que vous rendiez compte?

R.À peu près. Je n'ai jamais eu à rendre compte à personne d'autre, à moins, bien entendu, que vous ne comptiez le répartiteur. En fait, j'étais sous les ordres de Chick Lloyd. Je faisais — toutes les sales besognes qu'il me collait, je les faisais.

(Le capitaine Kelch, commission rogatoire, dossier d'appel, ann. I, vol. 3, aux pp. 404 à 406; voir aussi pp. 299 et 411.)

En ce qui concerne le rôle du capitaine Kelch comme maître de remorquage de la flottille, on a produit en première instance des éléments de preuve établissant qu'il n'y avait rien d'exceptionnel à ce que le capitaine du remorqueur de tête fasse office de commandant de flottille (le capitaine Lyons, preuve, audience du 15 septembre 1987, transcription, aux pp. 130 et 131). Veiller à retenir les services de remorqueurs supplémentaires faisait également partie des fonctions liées à la navigation. Même si le capitaine Kelch n'avait pas besoin d'une autorisation pour retenir les services d'un quatrième remorqueur, il rendait souvent compte de ses actes au capitaine Lloyd (le juge Denault, à la p. 107). Le large pouvoir qu'il détenait en matière de navigation n'était pas inhabituel dans le métier. Il convient de se rappeler à ce propos que, par nécessité et par tradition, le pouvoir discrétionnaire d'un capitaine dans l'exercice de ses fonctions est large et englobe généralement tous les actes qui sont usuels et nécessaires pour l'utilisation d'un navire: Grant c. Norway (1851), 20 L.J.C.P. 93, à la p. 98. Le pouvoir discrétionnaire du capitaine en matière de navigation découle non pas de la délégation du pouvoir central, mais bien de la tradition et de la nécessité. De par la nature même de l'industrie du transport maritime, le capitaine d'un navire peut difficilement demander des directives pour régler des problèmes courants de navigation. À cet égard, l'appelante fait valoir, avec justesse selon moi, que ce serait rendre presque inopérantes les dispositions relatives à la limitation de responsabilité contenues dans la Loi sur la marine marchande du Canada que de conclure que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes, en raison du pouvoir en matière de navigation qu'il possédait pendant qu'il était en mer.

Il est à noter que la complexité de la gestion des compagnies de transport maritime n'est pas une nouveauté dont ne tenaient pas compte les formulations antérieures de la théorie de l'identification à la personne morale. Si on garde à l'esprit les observations du juge Estey dans Canadian Dredge & Dock, précité, on ne peut vraiment affirmer que le pouvoir en matière de navigation dont jouissait le capitaine Kelch constitue le genre de délégation qui conférait l'«autorité directrice» relative à la gestion des navires de Great Lakes. C'est la nature même de la navigation qui exige que le capitaine détienne un pouvoir discrétionnaire lui permettant de réagir à tous les changements de temps, de marées et à d'autres problèmes de navigation. Il ne découle pas de cette délégation nécessaire que le capitaine se trouve par le fait même investi du plein pouvoir discrétionnaire d'agir sans les conseils de surveillants à l'égard des questions de politique générale de la personne morale, de manière à pouvoir dire qu'on lui a délégué un pouvoir de gestion. On ne saurait davantage prétendre qu'un capitaine n'est assujetti à aucun contrôle ni à aucune directive de la part des personnes qui, chez Great Lakes, sont chargées de la surveillance et de la gestion de sa flotte (savoir le capitaine Lloyd). Il se peut que le capitaine Lloyd ait relâché sa surveillance du capitaine Kelch, mais il n'en demeure pas moins que ce dernier était essentiellement un préposé de Great Lakes.

En toute déférence, je crois que les juridictions inférieures ont trop insisté sur l'importance de la subdélégation en l'espèce. Le facteur clé qui permet de distinguer les âmes dirigeantes des employés ordinaires est la capacité d'exercer un pouvoir décisionnel sur les questions de politique générale de la personne morale, plutôt que le simple fait de mettre en {oe}uvre ces politiques dans un cadre opérationnel, que ce soit au siège social ou en mer. Même s'il ne fait pas de doute que le capitaine Kelch détenait en matière de navigation un certain pouvoir décisionnel qui découlait de son rôle de capitaine du remorqueur Ohio, et qu'il s'est vu attribuer d'importantes fonctions sur le plan des opérations, c'est un autre que lui qui était investi de l'autorité directrice relative à la gestion et l'exploitation des remorqueurs de Great Lakes. Je suis donc d'avis que les juridictions inférieures ont commis une erreur en statuant que le capitaine Kelch faisait partie de l'âme dirigeante de Great Lakes. Par conséquent, la collision entre le Rhône et le Widener s'est produite sans faute ou complicité réelle de la part de Great Lakes.

2.Le paragraphe 647(2) s'applique‑t‑il de manière à limiter la responsabilité de Great Lakes relativement aux erreurs commises dans la navigation d'autres navires de la flottille qui ne lui appartenaient pas?

Comme j'estime que les juridictions inférieures ont commis une erreur en concluant que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes, il faut étudier le moyen subsidiaire des intimés selon lequel le par. 647(2) ne s'applique pas de manière à limiter la responsabilité de Great Lakes résultant du commandement exercé par le capitaine Kelch sur d'autres navires de la flottille qui n'appartenaient pas à cette compagnie. Pour en faciliter la consultation, je reproduis de nouveau l'al. 647(2)d):

647. . . .

(2) Le propriétaire d'un navire [. . .] n'est pas, lorsque l'un quelconque des événements suivants se produit sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part, savoir: . . .

d) avarie ou perte de biens . . .

(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire, [. . .] ou

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;

Les intimés soutiennent que le capitaine Kelch a fait preuve de négligence dans la navigation non seulement de l'Ohio mais aussi du Ste. Marie II, du Rival et du Widener. En conséquence, font‑ils valoir, Great Lakes ne saurait limiter sa responsabilité aux termes du sous‑al. 647(2)d)(i). Suivant cette disposition, le propriétaire d'un navire ne peut limiter sa responsabilité qu'à l'égard des avaries causées par la navigation ou la conduite de ses propres navires. Les intimés font valoir que, puisqu'on allègue que la collision a été causée par les actes ou les omissions du capitaine Kelch dans la navigation de navires qui n'appartenaient pas à Great Lakes, l'appelante ne saurait invoquer cette disposition pour limiter sa responsabilité. Les intimés soutiennent en outre que le sous‑al. 647(2)d)(ii) ne devrait pas être interprété comme s'appliquant en l'espèce puisque cela obligerait alors notre Cour à admettre que tout acte ou toute omission du capitaine Kelch à bord de l'Ohio seraient assujettis à une responsabilité limitée, peu importe que cet acte ou cette omission se rapporte ou non à l'exploitation de ce navire. Les intimés soulignent à ce propos que les directives données par le capitaine Kelch se rapportaient non seulement à l'exploitation de l'Ohio, mais aussi à la navigation globale de la flottille.

Un argument analogue a été étudié et rejeté à l'unanimité par la Cour d'appel dans l'affaire The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429, où les propriétaires d'un remorqueur ont intenté une action visant à limiter, en vertu de la disposition anglaise correspondant au par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada, leur responsabilité à l'égard d'une collision survenue entre une péniche tirée par le remorqueur, et un troisième navire. Le remorqueur et la péniche appartenaient à des propriétaires différents. Les avocats du troisième navire ont fait valoir que les propriétaires du remorqueur n'avaient pas le droit de limiter leur responsabilité. Ils ont fait valoir que c'était en raison de la mauvaise navigation du remorqueur et de la péniche que la collision s'était produite et que, par conséquent, la Loi ne pouvait être invoquée avec succès, ni avant ni après la modification qu'elle avait subie en 1958. La partie pertinente de la loi antérieure à 1958 prévoyait que les [traduction] «propriétaires d'un navire» pouvaient limiter leur responsabilité à l'égard des avaries causées à un autre navire [traduction] «en raison de la mauvaise navigation du navire». On a donc fait valoir qu'étant donné que la collision avait été causée en raison de la mauvaise navigation non seulement du remorqueur, mais aussi de la péniche remorquée, le propriétaire du remorqueur ne pouvait demander à bénéficier de la limitation de responsabilité prévue par la Loi.

Le maître des rôles lord Denning, qui a rédigé les motifs de la cour, a rejeté cet argument pour deux motifs distincts. Il a d'abord souligné que la disposition législative obligeait les tribunaux à prendre en considération la cause de l'avarie. D'après lui, la cause véritable de l'avarie est la mauvaise navigation du remorqueur et non du bâtiment remorqué, du moins dans le cas où les deux bâtiments appartiennent à des propriétaires différents et où il n'y a négligence que de la part des personnes à bord du remorqueur. Dans ces circonstances, la loi s'appliquerait incontestablement pour limiter la responsabilité du propriétaire du remorqueur. Il a formulé le raisonnement suivant, à la p. 436:

[traduction] On peut bien dire que les propriétaires du remorqueur se sont rendus coupables de «mauvaise navigation» de la péniche en ce sens que c'étaient eux qui contrôlaient ses déplacements sur l'eau. Mais l'article exige que l'on tienne compte aussi de la cause de l'avarie. C'est ce qui ressort clairement de l'expression «en raison de». Et dans un cas où il y a négligence de la part des personnes à bord du remorqueur, mais non de la part de celles à bord de la péniche, la cause de l'avarie est en réalité la mauvaise navigation du remorqueur et non la mauvaise navigation de la péniche. C'est le remorqueur qui est à l'origine de tout le problème. En tout cas, c'est sous cet angle que ces affaires ont été considérées dans le passé [. . .] Cette conclusion doit reposer sur l'hypothèse selon laquelle l'avarie s'est produite «en raison de la mauvaise navigation» du remorqueur et non «en raison de la mauvaise navigation» du bâtiment remorqué.

Lord Denning a conclu ensuite que, de toute façon, l'argument selon lequel le droit des propriétaires du remorqueur de limiter leur responsabilité tenait à ce qu'ils soient également propriétaires de la péniche tombait par suite de la modification apportée à la Loi en 1958. Cette modification a élargi la portée de la responsabilité limitée de manière à ce qu'elle englobe toute avarie causée à des biens [traduction] «par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire». Appliquant cette disposition législative aux faits de l'affaire, lord Denning fait remarquer ce qui suit, à la p. 437:

[traduction] Si les personnes se trouvant à bord du remorqueur font preuve de négligence alors que tel n'est pas le cas des personnes à bord du bâtiment remorqué, et que ce dernier entre en collision avec un autre navire, les dommages résultent alors clairement de «l'acte ou de l'omission d'une personne à bord du remorqueur». Si l'on insérait les mots appropriés dans l'article tel qu'il est maintenant modifié, il serait ainsi libellé: «Les propriétaires d'un remorqueur ne sont pas, lorsque les dommages résultent de l'acte ou de l'omission d'une personne se trouvant à son bord, responsables de ces dommages» au‑delà d'un montant calculé en fonction de la jauge du remorqueur. Ainsi formulé, l'article semble clairement viser le cas où les personnes à bord du remorqueur sont négligentes alors que celles se trouvant à bord du bâtiment remorqué ne le sont pas. Il en ressort que les propriétaires d'un remorqueur peuvent limiter leur responsabilité suivant la jauge de leur navire.

Les intimés en l'espèce soutiennent que les ordres du capitaine Kelch d'effectuer le virage à la bouée marquant l'entrée de la voie maritime et de naviguer à toute vapeur une fois le virage effectué visaient non seulement les remorqueurs de Great Lakes, mais aussi le Rival et le Ste. Marie II. Ils prétendent donc que ces actes du capitaine Kelch, qui, selon les conclusions expresses des juridictions inférieures, ont causé l'accident en cause, se rapportaient à la navigation de navires n'appartenant pas à Great Lakes, de sorte que cette dernière ne pouvait pas invoquer le sous‑al. 647(2)d)(i). Les intimés font valoir en outre qu'il se dégage implicitement des motifs et des conclusions du juge de première instance que l'omission du capitaine Kelch d'ordonner de jeter l'ancre du Widener a contribué à causer la collision. À cet égard, les intimés soutiennent que la présente instance peut être distinguée des affaires comme Robertson c. Owners of the Ship Maple Prince, [1955] R.C. de l'É. 225 (dans lesquelles il a été décidé que, lorsqu'un remorqueur et un bâtiment remorqué appartiennent à des propriétaires différents, un accident résultant de la navigation du bâtiment remorqué devrait être imputé au remorqueur), puisque le capitaine Kelch était en mesure de diriger le Widener sans avoir recours au Ohio.

Même si l'on admet, aux fins de la discussion, que la cause de la collision doit être imputée à la façon dont le capitaine Kelch a dirigé non seulement l'Ohio, mais aussi les autres navires de la flottille qui n'appartenaient pas à Great Lakes, l'argument des intimés échoue néanmoins devant les termes clairs du sous‑al. 647(2)d)(ii). Aux termes de cette disposition, Great Lakes, en qualité de propriétaire de l'Ohio, peut limiter sa responsabilité à l'égard des avaries causées à un autre navire par «quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord [de ce] navire». Par conséquent, Great Lakes peut limiter sa responsabilité étant donné que la cause de la collision consistait en des actes ou en des omissions du capitaine Kelch à bord de l'Ohio.

Interpréter ainsi le par. 647(2) de manière à limiter la responsabilité de l'appelante est conforme non seulement aux termes clairs de la Loi, mais aussi à l'objet qui sous‑tend ce paragraphe, qui est de dissiper la menace que la responsabilité illimitée représente pour un propriétaire de navire. Il y a lieu à ce propos de se rappeler le rôle de la responsabilité limitée des propriétaires de navires dans la création des entreprises modernes de transport maritime et pour ce qui est de faciliter l'obtention d'assurances: voir Marpole Towing, précité, à la p. 338, The Garden City, précité, à la p. 398, et Christopher Hill, Maritime Law (3e éd. 1989), à la p. 242. Comme on l'a souvent fait remarquer, ces dispositions en matière de limitation de responsabilité tirent leur origine de la volonté de favoriser le commerce et les échanges internationaux en accordant aux propriétaires de navires une protection contre toutes les conséquences, pouvant aller jusqu'à une responsabilité pécuniaire ruineuse, d'actes de navigation sur lesquels ils n'ont personnellement aucun contrôle.

Un certain nombre de commentateurs se sont certes interrogés sur la nécessité de maintenir la responsabilité limitée en notre ère de personnes morales et de marchés d'assurances établis: par exemple, Grant Gilmore et Charles L. Black, The Law of Admiralty (2e éd. 1975), à la p. 822. Toutefois, la question de savoir si ce régime tient compte des réalités modernes en est une de principe qui doit être tranchée par le Parlement et non pas par les tribunaux, dont la tâche consiste à interpréter l'intention du Parlement et à la mettre à exécution. Je tiens pour pertinente à cet égard l'observation suivante de lord Denning dans l'arrêt The Bramley Moore, précité, à la p. 437:

[traduction] Le principe sous‑tendant la limitation de la responsabilité est que l'auteur de la faute devrait être tenu responsable suivant au plus la valeur de son navire. Un petit remorqueur a une valeur moindre et devrait ainsi encourir un degré moindre de responsabilité, même s'il prend en remorque un gros navire de ligne et cause d'importants dommages. Je conviens que cette règle n'est pas particulièrement juste, mais la limitation de responsabilité n'est pas une question de justice. C'est une règle dictée par l'intérêt public qui puise son origine dans l'histoire et qui se justifie par son utilité.

Par conséquent, quoi qu'en disent les intimés dans leur moyen subsidiaire, rien n'empêche Great Lakes de limiter sa responsabilité en vertu du par. 647(2).

3.Au cas où Great Lakes aurait le droit de limiter sa responsabilité en vertu du par. 647(2), convient‑il aux fins de ce paragraphe de fixer la limitation en fonction de la jauge du remorqueur Ohio seulement, ou bien en fonction de la jauge totale des remorqueurs Ohio et South Carolina?

Great Lakes fait valoir que, si on juge qu'elle peut limiter sa responsabilité en vertu du par. 647(2), cette limitation devrait se borner à la jauge du remorqueur Ohio. Les intimés soutiennent toutefois que la limitation devrait être établie en fonction de la jauge totale des deux remorqueurs de l'appelante, soit l'Ohio et le South Carolina. Ils prétendent que la collision a résulté en partie de la navigation de ces deux remorqueurs par le même employé de l'appelante. Ils prétendent donc que la responsabilité devrait se calculer selon la jauge totale de la [traduction] «masse fautive». Aux termes de la Loi sur la marine marchande du Canada, la responsabilité du propriétaire d'un navire peut être limitée en fonction de la jauge de son navire dont la navigation ou la conduite a causé l'avarie ou à bord duquel ont eu lieu les actes ou les omissions reprochés qui engagent la responsabilité. Cependant, la jurisprudence anglo‑canadienne concernant la limitation de la responsabilité pour les collisions impliquant des remorqueurs et des bâtiments remorqués révèle une certaine divergence d'opinions sur la question de savoir lesquels des navires d'un propriétaire doivent être pris en considération pour déterminer l'étendue de la responsabilité de ce dernier. Cela étant, il convient d'examiner brièvement la jurisprudence avant de formuler ma conclusion sur ce point.

Dans les premières décisions anglaises, on a accepté que, si le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire, les erreurs de navigation commises par les employés de ce dernier, lorsqu'ils sont à bord du remorqueur, constituent également des erreurs dans la navigation du bâtiment remorqué, qui engagent ainsi la responsabilité du propriétaire en sa double qualité de propriétaire du remorqueur et de propriétaire du bâtiment remorqué: The Ran; The Graygarth, [1922] P. 80 (C.A.), The Harlow, [1922] P. 175 (Adm.), et The Freden (1950), 83 Ll. L. Rep. 427 (Adm.). C'était donc en fonction à la fois du remorqueur et du bâtiment remorqué que devait se fixer la limitation.

Les tribunaux canadiens ont adopté une position analogue. Dans Owners of the M.S. Pacific Express c. The Tug Salvage Princess, [1949] R.C. de l'É. 230, la cour s'est appuyée sur les décisions The Ran et The Harlow pour conclure que, lorsqu'un remorqueur et un bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire, la responsabilité sera limitée selon la jauge totale des deux, même si l'on peut dire que la négligence ne peut être imputée qu'au remorqueur. Le juge Sidney Smith (juge de district en amirauté) fait observer, aux pp. 234 et 235:

[traduction] Mais pour ce faire, ils doivent tenir compte de la jauge de ceux de leurs navires qui, soit par la collision comme telle, soit par leur élan, ont pu contribuer à causer l'avarie. La responsabilité doit s'évaluer en fonction de la jauge totale de la masse fautive. Voilà ce qui découle, je crois, de la décision The Ran; The Graygarth, précitée, d'après l'explication qu'on en donne dans la décision Harlow, précitée. En l'espèce, la jauge en question doit être celle du remorqueur plus celle de la péniche, car, pour modifier légèrement les termes utilisés par les demandeurs dans leur argument, «le remorqueur et la péniche‑derrick étaient attachés ensemble de manière à former une seule entité pendant toute la période en cause; il s'agissait donc en fait d'un seul navire, d'un seul propriétaire, d'un seul capitaine et d'un seul groupe d'employés de ce propriétaire».

Toutefois, dans la décision Maple Prince, précitée, le juge Sidney Smith a fait une distinction entre les cas où le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent à des propriétaires différents et ceux dans lesquels ils appartiennent au même propriétaire. Dans cette affaire, la cour a statué qu'un propriétaire de remorqueur pouvait limiter en fonction de la jauge du seul remorqueur sa responsabilité à l'égard d'une collision entre le bâtiment remorqué et un troisième navire parce que, contrairement à la situation qui se présentait dans l'affaire Pacific Express, précitée, le remorqueur et le bâtiment remorqué n'appartenaient pas à la même personne. Le juge Sidney Smith fait remarquer, à la p. 228:

[traduction] Je crois que, si l'on donne aux décisions en matière de limitation de responsabilité leur plein effet, il en ressort que les navires dont il faut tenir compte pour déterminer la responsabilité en fonction de la jauge sont les navires du défendeur qui sont «coupables» de la collision [. . .] Lorsque les péniches n'appartiennent pas au propriétaire du remorqueur, elles ne sont pas «coupables» et ne doivent donc pas être prises en considération.

Notre Cour a été saisie de cette question dans l'affaire Monarch Towing & Trading Co. c. British Columbia Cement Co., [1957] R.C.S. 816. Monarch était propriétaire du remorqueur et avait affrété un chaland sans équipage qui a échoué et coulé au cours du voyage. Le propriétaire du chaland a poursuivi la propriétaire du remorqueur. Celle‑ci, ayant reconnu qu'il y avait eu négligence, a intenté une action en limitation de sa responsabilité. Aux fins de l'application des dispositions en matière de limitation de la responsabilité, le terme «propriétaire» était défini de manière à comprendre le «locataire ou l'affréteur responsable de la navigation de tout bâtiment». Par conséquent, Monarch était réputée propriétaire à la fois du remorqueur et du chaland. En cherchant à limiter sa responsabilité, elle a fait valoir qu'il convenait de n'évaluer sa responsabilité qu'en fonction de la jauge du remorqueur puisque c'est à bord de celui‑ci que la négligence avait en fait eu lieu. Notre Cour a rejeté cet argument et a décidé que la responsabilité devait être appréciée en fonction de la jauge totale des deux bateaux.

Le juge en chef Kerwin, aux motifs duquel les juges Taschereau et Cartwright ont souscrit, a estimé que, comme Monarch était propriétaire des deux bateaux aux fins de la Loi sur la marine marchande du Canada et qu'en outre le bâtiment remorqué n'était pas un navire «innocent», il fallait tenir compte de la jauge des deux. Il a conclu à la négligence à la fois du chaland et du remorqueur du fait que l'échouement du chaland avait été causé par les personnes aux commandes du remorqueur, qui étaient toutes les deux employées de Monarch et également responsables de la navigation du chaland. Dans ces circonstances, on a jugé que l'affaire pouvait être distinguée de l'affaire Maple Prince, précitée. Le juge Locke est arrivé à la même conclusion sans toutefois la motiver. Le juge Rand, aux motifs duquel le juge Cartwright a également souscrit, a fait observer que la responsabilité dans cette affaire était à la fois contractuelle et délictuelle. Cela étant, il a interprété le terme «navire», qui figurait alors à l'art. 657 de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1952, ch. 29, comme englobant un remorqueur et le bâtiment qu'il remorque en exécution d'un contrat. Il a fait remarquer que l'issue aurait été identique s'il s'était agi d'une action délictuelle, concluant que, puisque les deux bateaux appartenaient à Monarch, la négligence dont ses mandataires avaient fait preuve dans la navigation du remorqueur était également imputable à la navigation du chaland, ce qui entraînait aussi la négligence de celui‑ci. On a jugé que le chaland était un [traduction] «intermédiaire coupable» assimilable à la péniche dont il était question dans l'affaire The Ran, précitée. Le juge Rand a dit, à la p. 822:

[traduction] Lorsqu'un même propriétaire possède deux navires dont la mauvaise conduite commune a entraîné une collision qui a causé l'endommagement des marchandises d'un expéditeur transportées à bord de l'un de ces navires, la responsabilité du propriétaire est liée à la faute conjointe de chacun de ses navires, c'est‑à‑dire que ceux‑ci sont réputés constituer deux sources de responsabilité, deux intermédiaires distincts comprenant des employés différents du même employeur, dont chacun fait naître une responsabilité et relève de la limitation prévue à l'art. 657. [Référence omise.]

Quand, cependant, la question de la responsabilité limitée a de nouveau été soumise à la Cour d'appel d'Angleterre dans l'affaire The Bramley Moore, précitée, lord Denning s'est ouvertement interrogé sur l'importance d'avoir un propriétaire commun pour déterminer le degré de responsabilité d'un propriétaire de navire. Selon lui, lorsque les personnes à bord d'un remorqueur font preuve de négligence, et non celles à bord du bâtiment remorqué, la cause de l'avarie est la mauvaise navigation du remorqueur et non du bâtiment qu'il tire. C'est le remorqueur qui est à l'origine de tout le problème. À cet égard, lord Denning a mis en doute la décision rendue dans l'affaire The Ran, précitée. Il ne voyait pas la pertinence du propriétaire commun et a conclu qu'il n'existait [traduction] «aucune justification logique» de cette exception particulière qui permet d'évaluer la responsabilité en fonction de la jauge totale du remorqueur et du bâtiment remorqué lorsqu'ils ont un propriétaire commun. À son avis, ce n'est que dans le cas où il y a négligence de la part des personnes à bord du remorqueur et du bâtiment remorqué et où l'avarie résulte de la négligence commune des deux bateaux qu'il convient de fonder sur la jauge totale du remorqueur et du bâtiment remorqué la responsabilité du propriétaire commun de ces deux bateaux: voir The Harlow, précitée. Il importe de souligner que les observations de lord Denning concernant le propriétaire commun étaient purement incidentes puisque le remorqueur et le bâtiment remorqué dont il était alors question n'appartenaient pas au même propriétaire.

Les observations incidentes de lord Denning ont été suivies à contrec{oe}ur dans l'affaire London Dredging Co. c. Greater London Council (The Sir Joseph Rawlinson), [1972] 2 Lloyd's Rep. 437 (Q.B. (Adm. Ct.)). La cour était appelée à déterminer en fonction de quoi les propriétaires d'un remorqueur et d'un bâtiment remorqué pouvaient limiter leur responsabilité à l'égard d'une collision causée par la négligence des personnes à bord du remorqueur, sans qu'il n'y ait eu aucune négligence de la part de qui que ce soit à bord du bâtiment remorqué. Comme le remorqueur et la péniche appartenaient à la même personne, l'intimé a soutenu que la limitation devait être établie en fonction de la jauge totale des deux bateaux. Le juge Kerr a exprimé une grande sympathie pour le point de vue selon lequel le propriétaire d'un remorqueur, dont la péniche était également impliquée dans l'accident, devrait avoir à payer une somme liée aux deux bateaux. Se sentant toutefois lié par le critère de la [traduction] «négligence causale» énoncé par lord Denning, il a conclu que la responsabilité doit être limitée en fonction de la jauge du remorqueur seulement. En conséquence, il a rejeté l'argument des intimés voulant que la disposition anglaise équivalente à notre sous‑al. 647(2)d)(i) exige que la responsabilité soit limitée en fonction de la jauge à la fois du remorqueur et du bâtiment remorqué, affirmant ceci, à la p. 445:

[traduction] D'abord il y a le passage de lord Denning, qui a rédigé l'arrêt unanime de la Cour d'appel, traitant de l'effet de la causalité. [. . .] Il me semble que, d'après ce passage, la seule négligence causale, qui est celle dont il faut tenir compte, doit dans des cas comme celui qui nous occupe être considérée comme une négligence dans la navigation du remorqueur et non pas dans la navigation du bâtiment remorqué ni dans la navigation des deux. Par conséquent, bien qu'il paraisse encore être exact de dire qu'une personne qui fait preuve de négligence dans la navigation d'un remorqueur qui tire quelque chose peut faire preuve de négligence dans la navigation à la fois du remorqueur et du bâtiment remorqué, surtout lorsque les avaries sont causées en totalité ou, comme c'est le cas en l'espèce, en partie par le bâtiment remorqué, il me semble découler de l'arrêt de la Cour d'appel que la négligence causale doit dans ce genre de cas être considérée comme une négligence dans la navigation du remorqueur seulement. J'estime en outre que si c'est bien ainsi qu'il faut interpréter la disposition législative antérieure à 1958, alors on ne saurait affirmer que la loi de 1958 y a changé quoi que ce soit. [En italique dans l'original.]

Compte tenu des décisions The Bramley Moore, précitée, et The Sir Joseph Rawlinson, on doit maintenant tenir pour établi en jurisprudence anglaise qu'il est sans importance, aux fins de l'application des dispositions de la Loi relatives à la limitation de responsabilité, que le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire: L. J. Kovats dans The Law of Tugs and Towage (1980), à la p. 172, et Hill, op. cit., à la p. 260. Indépendamment de la propriété, la responsabilité est limitée en fonction du navire qui est jugé négligent.

Quoique la jurisprudence anglaise ait expressément mis en doute la justesse d'une conclusion à la responsabilité du propriétaire d'un remorqueur et d'un bâtiment remorqué, fondée sur la jauge totale des deux bateaux, notre Cour, quand elle s'est trouvée de nouveau saisie de cette question dans l'affaire Kathy K, précitée, a évalué, en fonction de la jauge des deux bateaux, la responsabilité du propriétaire commun d'un remorqueur et d'un bâtiment remorqué à l'égard de la navigation négligente du remorqueur. Sans préciser davantage, notre Cour a simplement dit convenir avec le juge de première instance que la responsabilité devait être fondée sur la jauge totale de la masse fautive (c.‑à‑d. le remorqueur et le bâtiment remorqué). En première instance, [1972] C.F. 585, le juge Heald (maintenant juge de la Cour d'appel fédérale) s'est fondé sur les décisions Pacific Express et Monarch Towing, précitées, pour tirer cette conclusion. Dans l'affaire Kathy K, précitée, ni l'une ni l'autre cour ne s'est référée à l'arrêt The Bramley Moore, précité, ou à la décision The Sir Joseph Rawlinson, précitée.

Il n'est pas étonnant que Great Lakes soutienne que notre Cour devrait suivre l'exemple anglais et fixer l'étendue de sa responsabilité uniquement en fonction de la jauge de l'Ohio. Les intimés soulignent, par contre, que, d'après la jurisprudence de notre Cour, la responsabilité doit se calculer selon la jauge totale des navires de Great Lakes formant la «masse fautive», soit les remorqueurs Ohio et South Carolina. Les intimés invoquent également l'arrêt The Alvah H. Boushell, 38 F.2d 980 (4th Cir. 1930), pour appuyer leur point de vue. Le passage pertinent sur lequel se fondent les intimés figure à la p. 982:

[traduction] En l'espèce, la compagnie de remorquage s'est engagée contractuellement à remorquer un navire jusqu'à une destination déterminée, ce qui a nécessité le recours à deux de ses remorqueurs. Le navire a donc été pris en charge et placé sous le contrôle des remorqueurs, et ce, sous la direction précise du capitaine de l'un des remorqueurs. Ce capitaine a assumé le commandement du navire et des remorqueurs. Alors que la flottille naviguait, en exécution du contrat de remorquage, sous les ordres du capitaine, qui commandait depuis le pont du navire comme à l'accoutumée, il y a eu une collision par suite d'une faute commise dans la navigation du bâtiment remorqué dont la compagnie de remorquage avait ainsi donné le commandement audit capitaine de l'un des remorqueurs. Dans de telles circonstances, les deux remorqueurs sont responsables des dommages résultant de la collision, surtout lorsque, comme l'a conclu en l'espèce la cour de première instance, ce qui ne semble pas très sérieusement contesté, les deux participaient à l'opération en question et que la collision a été causée par la faute des deux. Le capitaine du Boushell, qui avait ainsi le contrôle de cette opération, était en réalité, dans les circonstances, capitaine des deux navires et les deux remorqueurs constituaient l'unité devant être retenue pour justifier une limitation de responsabilité.

Bien que, dans cette affaire, la cour ait statué que le propriétaire des deux remorqueurs devait accepter que les deux entrent en ligne de compte pour limiter sa responsabilité, contrairement à ce que laissent entendre les intimés, je n'interprète pas cet arrêt comme établissant qu'un remorqueur irréprochable qui est sous les ordres du remorqueur de tête doit également être inclus pour déterminer l'étendue de la responsabilité d'un propriétaire de navire. À mon sens, les termes généraux employés dans cet arrêt devraient être interprétés en fonction du fait que les deux remorqueurs ont été jugés fautifs par le juge de première instance. La Circuit Court a rejeté l'argument selon lequel la collision était survenue sans aucune faute de la part du remorqueur subordonné, puisque c'était le remorqueur de tête qui dirigeait l'opération de remorquage. Au contraire, la Circuit Court a souligné qu'au moment de la collision le remorqueur subordonné était le seul des deux remorqueurs qui pouvait encore aider à éviter cette collision. La responsabilité a également été imputée au remorqueur de tête en raison de l'obligation qui lui incombait de prendre les précautions voulues pour protéger et diriger en toute sécurité les bâtiments placés sous son contrôle. Il s'agit donc d'un cas qui peut être distingué d'avec la présente affaire où un seul des remorqueurs a en fait été jugé fautif. Les intimés n'ont contesté devant notre Cour ni la conclusion du juge Hugessen à l'absence de faute de la part du South Carolina ni son assertion que la preuve non contredite au dossier, quant aux agissements du South Carolina, était «entièrement disculpatoire» (p. 200).

Les opinions des tribunaux canadiens et des tribunaux anglais diffèrent manifestement quant à l'interprétation de ce qui est essentiellement la même disposition législative. Les intimés cherchent à faire appliquer à la présente affaire le principe de la masse fautive formulé dans le contexte des affaires mettant en cause des remorqueurs et des bâtiments remorqués. Toutefois, comme j'estime que le principe existant de la masse fautive permet également de rejeter l'argument des intimés, je ne crois pas qu'il soit nécessaire ou approprié aux fins du présent pourvoi de régler cette divergence d'opinions entre les tribunaux canadiens et anglais.

Il importe de souligner que la jurisprudence sur cette question n'est jamais allée jusqu'à exiger que tous les navires d'une flottille qui appartiennent au propriétaire visé entrent en ligne de compte pour déterminer l'étendue de la responsabilité de ce propriétaire de navire: The Harlow, The Freden et Maple Prince, précitées. Le paragraphe 647(2) vise à limiter la responsabilité à l'égard d'erreurs de navigation uniquement en fonction de la jauge des navires qui auraient causé l'avarie. Outre le navire responsable de la navigation générale d'une flottille, seuls les navires du même propriétaire qui ont matériellement causé ou contribué à causer l'avarie peuvent entrer en ligne de compte pour limiter la responsabilité: Pacific Express et Monarch Towing, précitées. Le South Carolina, je le répète, a été dégagé de toute faute en l'espèce. Seuls l'Ohio et le Widener ont été jugés négligents. Par ailleurs, il ne ressort pas des constatations des juridictions inférieures que le South Carolina a contribué de quelque manière à la collision, si ce n'est en suivant les directives du capitaine Kelch relatives à l'endroit du virage et à sa vitesse de navigation. En d'autres termes, le South Carolina n'a d'aucune manière contribué matériellement à la collision. Les avaries causées au Widener et au Rhône se seraient produites indépendamment du rôle joué par le South Carolina. Compte tenu de ces faits, le South Carolina ne saurait être considéré comme un navire «coupable» ni comme faisant partie de la «masse fautive».

À mon avis, ce serait sortir les principes de la causalité du cadre qui leur est propre que de déclarer partie de la «masse fautive» un navire qui n'a pas matériellement causé les avaries en question et qui n'était pas responsable de la navigation du navire qui les a effectivement causées matériellement. Bien qu'il puisse paraître injuste de limiter à un seul navire la responsabilité d'un propriétaire de navire qui en possède un deuxième susceptible de servir au dédommagement de la perte du demandeur, il faut se rappeler, comme l'a souligné le lord Denning dans l'arrêt The Bramley Moore, précité, que la raison d'être de la limitation de responsabilité repose sur des préoccupations d'ordre public et non pas nécessairement sur des considérations de justice. Comme je l'ai déjà dit, ces dispositions en matière de limitation de responsabilité visent généralement à favoriser les échanges et le commerce maritime internationaux en accordant aux propriétaires de navires la protection de la responsabilité limitée. Selon moi, il serait contraire à l'objet de ces dispositions en matière de limitation de responsabilité si l'on tenait compte, pour limiter la responsabilité, d'un remorqueur d'appoint qui n'a lui‑même commis aucune faute ni rien fait d'autre pour causer matériellement l'avarie en question. J'estime en conséquence que la responsabilité doit se limiter à la jauge de l'Ohio.

V. Dispositif

Les deux pourvois sont accueillis et l'arrêt de la Cour d'appel fédérale est infirmé en ce qui a trait à l'incapacité de Great Lakes de limiter sa responsabilité aux termes du par. 647(2) (maintenant le par. 575(1)) de la Loi sur la marine marchande du Canada. L'unité de mesure appropriée pour fixer l'étendue de la limitation de la responsabilité aux fins du par. 647(2) devrait être le remorqueur Ohio. Conformément au par. 649(2), la responsabilité de l'appelante relativement à la totalité des pertes et des avaries résultant de la collision du Rhône et du Widener se limite dans les deux actions à la jauge de l'Ohio. L'appelante a droit à ses dépens dans notre Cour. Étant donné toutefois qu'elle a contesté la conclusion des juridictions inférieures quant à sa responsabilité et puisque cette conclusion a été maintenue en appel, l'appelante n'a droit qu'à la moitié de ses dépens dans les cours d'instance inférieure.

//Le juge McLachlin/

Version française des motifs des juges L'Heureux-Dubé et McLachlin JJ. rendus par

Le juge McLachlin (dissidente en partie) — J'ai pris connaissance des motifs du juge Iacobucci et je suis d'accord pour l'essentiel avec ceux‑ci, sauf sur un point. Je conviens que la limitation de responsabilité prévue au par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S-9, s'applique au présent pourvoi. À l'instar de mon collègue, je suis d'avis de rejeter l'argument selon lequel l'appelante ne peut demander à bénéficier de la limitation de responsabilité parce que le capitaine Kelch était son âme dirigeante. Je rejetterais également l'argument selon lequel la limitation de responsabilité ne s'applique pas lorsque certains navires d'une flottille n'appartiennent pas à la partie responsable en droit d'un accident maritime.

La seule autre question à trancher est de savoir quels navires doivent être pris en considération pour déterminer l'étendue de la responsabilité. En toute déférence, je ne partage pas l'opinion de mon collègue sur ce point. À mon avis, le texte de la disposition en cause, la jurisprudence, la raison d'être de la limitation de responsabilité et les conséquences pratiques des autres décisions nous amènent tous à conclure que, pour déterminer l'étendue de la responsabilité, il y a lieu de tenir compte des deux remorqueurs appartenant à l'appelante, c'est‑à‑dire l'Ohio et le South Carolina.

La limitation de responsabilité est formulée ainsi. Pourvu qu'elle s'applique, le propriétaire n'est pas:

647. . . .

responsable des dommages‑intérêts au‑delà des montants suivants, savoir:

. . .

f) à l'égard de toute avarie ou perte de biens ou de toute violation des droits dont fait mention l'alinéa d), un montant global équivalant à 1,000 francs‑or pour chaque tonneau de jauge du navire. [Je souligne.]

L'expression «du navire» renvoie au début du par. 647(2), qui accorde la limitation au «propriétaire d'un navire . . .» Il s'agit de savoir ce qui, aux fins du présent pourvoi, constitue ce «navire». L'alinéa 647(2)d) contient une autre limitation qui peut influer sur le sens de l'expression «du navire». L'avarie ou la perte de biens doit être causée:

(i) par l'acte ou l'omission de toute personne, qu'elle soit ou non à bord du navire, dans la navigation ou la conduite du navire [. . .] ou

(ii) par quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord du navire;

Deux des quatre remorqueurs qui tiraient la péniche Widener, soit l'Ohio et le South Carolina, appartenaient à l'appelante. Tous les remorqueurs fonctionnaient en tandem. L'Ohio se trouvait en avant du Widener, le Rival était derrière le Widener, et le South Carolina et le Ste. Marie II étaient placés respectivement à tribord et à bâbord du Widener. Le capitaine Kelch, qui était à bord de l'Ohio, avait le commandement de fait du remorquage de la flottille. Ce sont les erreurs de navigation du capitaine, conjuguées à un bris de l'appareil de remorquage de l'Ohio, qui ont entraîné la collision. Dans ses conclusions, le juge de première instance met l'accent sur deux erreurs de navigation commises par le capitaine Kelch: (1) il a fait prendre aux remorqueurs le virage en question à toute vapeur, et (2) il n'a pas communiqué avec les capitaines à bord des différents remorqueurs. À la suite de ces erreurs, les remorqueurs n'ont pas pu réagir adéquatement aux déviations du bâtiment remorqué et la péniche qu'ils tiraient est entrée en collision avec un autre navire, le Rhône.

Il s'agit de savoir si la responsabilité de l'appelante est limitée en fonction de la jauge de l'Ohio ou si la jauge des deux navires appartenant à l'appelante, soit l'Ohio et le South Carolina, devrait servir de base de calcul de la responsabilité maximale de l'appelante selon l'art. 647. L'appelante prétend qu'il y a lieu de tenir compte de la jauge de l'Ohio seulement, puisque c'est de ce navire qu'a émané la négligence du capitaine Kelch sur le plan de la navigation. Cela entraînerait une responsabilité moindre que si l'on tenait compte de la jauge totale des deux navires, comme le font valoir les intimés.

Mon collègue le juge Iacobucci conclut, en faveur de l'appelante, qu'il y a lieu de tenir compte seulement de la jauge de l'Ohio pour déterminer le montant de la limitation. Suivant le principe qu'il applique, si je comprends bien, seul un navire qui est «coupable», ou qui a contribué indépendamment à la collision, peut être considéré comme un «navire» aux fins de la limitation de responsabilité prévue à l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada. Appliquant ce principe, il conclut en réalité que le South Carolina n'était pas un navire «coupable» et le qualifie de «remorqueur d'appoint qui n'a lui‑même commis aucune faute ni rien fait d'autre pour causer matériellement l'avarie en question» (p. 000). Cela l'amène à conclure qu'il n'y a pas lieu de tenir compte du South Carolina pour déterminer le montant de la limitation de responsabilité selon l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

En toute déférence, je ne puis souscrire à l'énoncé que fait mon collègue du principe applicable ni à la conclusion en découlant, selon laquelle le South Carolina était un navire «innocent». Ces différences m'amènent à conclure qu'il y a lieu de tenir compte des deux navires pour déterminer le montant de la limitation de responsabilité selon l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada.

Il s'agit essentiellement d'une question d'interprétation législative. Selon la jurisprudence et la doctrine, il existe deux courants d'interprétation différents qui, pour des motifs de commodité, peuvent être désignés comme la méthode canadienne et la méthode anglaise révisée. D'après moi, la jurisprudence peut se résumer de la façon suivante.

Au cours de la première partie du présent siècle, la jurisprudence canadienne et la jurisprudence anglaise ont adopté uniformément le point de vue selon lequel, lorsque deux navires appartenant au même propriétaire étaient impliqués dans un accident découlant des erreurs de navigation commises par les employés du propriétaire, il fallait tenir compte de la jauge des deux navires aux fins de limiter la responsabilité du propriétaire: The Ran; The Graygarth, [1922] P. 80 (C.A.); Owners of the M.S. Pacific Express c. The Tug Salvage Princess, [1949] R.C. de l'É. 230; Monarch Towing & Trading Co. c. British Columbia Cement Co., [1957] R.C.S. 816.

En 1963, dans des observations incidentes formulées dans l'arrêt The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429 (C.A.), où un remorqueur et un bâtiment remorqué appartenaient à des propriétaires différents, le maître des rôles lord Denning a dit que, même si le bâtiment remorqué avait appartenu à la même compagnie que le remorqueur, la limitation de responsabilité aurait été fondée sur le remorqueur seulement, puisque c'était le seul navire «négligent». C'est à contrec{oe}ur qu'on a adopté cette méthode fondée sur la faute dans l'arrêt London Dredging Co. c. Greater London Council (The Sir Joseph Rawlinson), [1972] 2 Lloyd's Rep. 437 (Q.B. (Adm. Ct.)). Ces deux arrêts représentent ce que j'ai appelé la règle anglaise révisée.

Notre Cour a confirmé la méthode traditionnelle de la «jauge totale» en 1975, après le désaccord des tribunaux anglais, sans toutefois mentionner les arrêts anglais: Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802.

Lorsque les deux navires impliqués sont un remorqueur et une péniche appartenant au même propriétaire, les deux courants de doctrine et de jurisprudence donnent manifestement des résultats divergents. Selon la conception canadienne de la «jauge totale», l'erreur de navigation se rapporte aux deux navires et les deux servent donc de base de calcul de la jauge pertinente relativement à la limitation de responsabilité. Selon la conception anglaise révisée, seul le remorqueur peut être considéré comme fautif, et, aux fins de la limitation de responsabilité, on s'en tient à la jauge du remorqueur. Le même résultat semblerait s'ensuivre dans un cas comme la présente affaire, où deux remorqueurs appartenant au même propriétaire sont impliqués dans un accident causé par la négligence de l'employé du propriétaire. Suivant la méthode canadienne, on prendrait en considération la «jauge totale» des deux remorqueurs. Selon la conception anglaise révisée, on pourrait soutenir que seule la jauge du ou des remorqueurs fautifs serait prise en considération.

La jurisprudence américaine vient appuyer le recours à la méthode canadienne de la «jauge totale» lorsque deux ou plusieurs remorqueurs appartenant au même propriétaire sont touchés par la même négligence en matière de navigation. Mon collègue le juge Iacobucci laisse entendre que l'on peut faire une distinction d'avec l'arrêt américain The Alvah H. Boushell, 38 F.2d 980 (4th Cir. 1930), et que les termes généraux utilisés par la Circuit Court of Appeals constituaient une observation incidente. C'est possible. Mais il reste que les observations de la cour sur l'utilisation de la jauge combinée des deux remorqueurs sous le commandement de la même personne, pour calculer la limite de responsabilité, reviennent à exposer de nouveau la position du droit maritime américain sur cette question. En outre, il existe un autre arrêt américain qui se rapporte presque directement aux faits de l'espèce. Dans The Bordentown, 40 F. 682 (S.D.N.Y. 1889), les services de deux remorqueurs appartenant au même propriétaire avaient été retenus pour tirer une flottille de chalands au moment où la plupart des chalands ont été perdus dans une forte tempête. Le Bordentown a été tenu responsable en raison de la décision du maître de remorquage, qui se trouvait à bord du Bordentown, de tenter de traverser un plan d'eau à découvert malgré les vents dangereux et l'état de la mer. La cour a ensuite statué que, pour évaluer la limite de responsabilité applicable, il fallait tenir compte à la fois du Bordentown et du deuxième remorqueur, le Winnie, déclarant, à la p. 687:

[traduction] Il n'y a pas de doute que le Bordentown fait partie des navires que, selon la Loi, il faut retenir dans un cas comme la présente affaire. Le maître de remorquage se trouvait à son bord pendant tout ce temps‑là et dirigeait la navigation de tous les bâtiments concernés. Je ne doute pas qu'il faille inclure également le Winnie. Au moment où a été commise la faute du maître de remorquage, le Winnie participait autant au remorquage que le Bordentown et était aussi sous le commandement de la même personne. Il appartenait aux mêmes propriétaires, et du début à la fin, il procédait, pour le compte des propriétaires, au remorquage des autres bâtiments, exactement comme le faisait le Bordentown. Il importait peu de savoir à bord de quel remorqueur se trouvait le maître de remorquage à l'époque considérée ou à partir de quel bâtiment étaient donnés ses ordres. Tant en ce qui concernait les propriétaires des remorqueurs qu'en ce qui concernait les propriétaires des bâtiments remorqués, le Bordentown et le Winnie constituaient en fait un seul navire pendant le remorquage jusqu'à Kills.

Voir également The Anthracite, 168 F. 693 (2d Cir. 1909), certiorari refusé 214 U.S. 522 (1909), et Walter W. Jones, «Flotilla or Several Vessels of Same Owner as Liable Under Federal Statute Providing for Limitation of Shipowner's Liability (46 USC § 183(a))» (1971), 9 A.L.R. Fed. 768.

J'hésite à m'écarter de la méthode établie au Canada à moins qu'elle ne soit manifestement erronée. J'hésite doublement à cause des motifs plutôt faibles invoqués à l'appui du changement. Comme je l'ai déjà mentionné dans les présents motifs, les propos tenus par lord Denning dans l'arrêt The Bramley Moore au sujet d'un remorqueur et d'un bâtiment remorqué appartenant au même propriétaire constituaient des observations incidentes. Qui plus est, un examen attentif de ses motifs de jugement révèle ce qui constitue, à mon avis, une faiblesse fondamentale de son analyse sur ce point. À la page 436, lord Denning dit:

[traduction] Je ne vois aucune raison logique d'établir une distinction entre les affaires où le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire et celles où ils appartiennent à des propriétaires différents.

Mais, en fait, on peut trouver une «raison logique» d'établir cette distinction à la page suivante des motifs de lord Denning, où il déclare (dans un passage également cité dans les motifs de mon collègue):

[traduction] Le principe sous‑tendant la limitation de la responsabilité est que l'auteur de la faute devrait être tenu responsable suivant au plus la valeur de son navire. Un petit remorqueur a une valeur moindre et devrait ainsi encourir un degré moindre de responsabilité, même s'il prend en remorque un gros navire de ligne et cause d'importants dommages.

Ce raisonnement ne s'applique pas lorsque le propriétaire du remorqueur est également propriétaire du bâtiment remorqué, comme le fait remarquer le juge Kerr dans l'arrêt The Sir Joseph Rawlinson, aux pp. 440 et 441:

[traduction] Troisièmement, Me Thomas a fait valoir qu'il n'y a rien d'anormal en soi à ce qu'on établisse une distinction entre les affaires où le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire et celles où ils appartiennent à des propriétaires différents. Il a soutenu que, lorsqu'un propriétaire emploie (pour utiliser un terme neutre) plus d'un de ses navires dans des circonstances où plus d'un d'entre eux est impliqué dans la même collision, il n'y a alors rien d'anormal à ce que sa responsabilité soit plus grande que si un seul de ses navires avait été impliqué.

Là encore, il me semble que Me Thomas a raison en principe. La disposition est fondée sur la jauge d'un navire qui est censée refléter sa valeur et ses dimensions, de sorte qu'il s'ensuit que plus la jauge est importante, plus la responsabilité limitée potentielle est grande. Il me semble donc qu'il n'y a rien d'anormal à ce que, si deux navires appartenant au même propriétaire sont impliqués dans une collision, celui-ci encoure une plus grande responsabilité, quoique limitée, que si un seul de ses navires est impliqué.

Quoique le juge Kerr ait statué en fin de compte que, dans cette affaire, il fallait calculer la limite de responsabilité en fonction de la jauge du remorqueur seulement, il a précisé que, s'il ne s'était pas estimé lié par les observations incidentes de lord Denning dans l'arrêt The Bramley Moore, il aurait statué qu'il fallait calculer la limite de responsabilité en fonction de la jauge totale du remorqueur et du bâtiment remorqué. Il dit, à la p. 446:

[traduction] Je ne suis pas convaincu, sans qu'il soit nécessaire de conjecturer à ce sujet, que, si les tribunaux avaient été saisis de la présente affaire avant que la Cour d'appel ne rende l'arrêt The Bramley Moore avec le raisonnement qu'il comporte, la position juridique, à laquelle j'estime être maintenant confronté en notre cour, aurait été la même. Je statue en l'espèce en faveur de la partie demanderesse parce que je me considère lié par ce qui a été dit dans l'arrêt The Bramley Moore et parce que j'estime qu'il ne s'agit plus d'une res integra devant notre cour. N'eût été cet arrêt, je me serais prononcé en faveur des parties défenderesses en raison des arguments de Me Thomas . . .

Malgré les origines discutables de la méthode anglaise révisée, il n'en reste pas moins que, si la méthode adoptée jusqu'ici dans notre pays est incompatible avec le texte de l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada ou est moins susceptible d'atteindre l'objectif de cet article que la méthode anglaise révisée, la révision de la règle applicable dans notre pays peut être justifiée. Il nous faut donc examiner avec un certain soin le texte de l'article et les répercussions des autres interprétations.

Cela m'amène à la question de savoir si l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada est compatible avec la conception canadienne traditionnelle selon laquelle, si un remorqueur et un bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire, il faut tenir compte des deux pour établir la responsabilité maximale dans le cas d'un accident impliquant le bâtiment remorqué et causé par l'erreur de navigation de ceux qui se trouvaient à bord du remorqueur. À mon avis, il est compatible. Les mots «du navire» utilisés à l'al. 647(2)f), qui régit la limitation de responsabilité, nous renvoient aux premiers mots du par. 647(2), «[l]e propriétaire d'un navire». Le sous‑alinéa (2)d)(i) s'applique lorsqu'il y a avarie ou perte de biens causée par une personne «dans la navigation ou la conduite du navire», «qu'elle soit ou non à bord du navire». Il n'est pas nécessaire ici que le navire lui‑même ait été «négligent», ni que le navigateur négligent ait été à bord du navire qui est utilisé pour déterminer la limitation de responsabilité. Tout ce qu'il faut, c'est qu'il y ait eu un acte ou une omission relativement à la navigation ou à la conduite d'un navire. Ce langage est assez général pour comprendre la mauvaise conduite d'un bâtiment remorqué et vient ainsi appuyer la position adoptée depuis longtemps au Canada selon laquelle il faut tenir compte de la jauge du remorqueur et du bâtiment remorqué pour déterminer la limitation de responsabilité lorsqu'un accident résulte d'une erreur de navigation.

Le sous‑alinéa 647(2)d)(i) prévoit clairement que, lorsque des erreurs de navigation ont été commises, il importe peu que l'employé négligent ait été ou non à bord du navire utilisé comme base de calcul de la limitation de responsabilité. À mon sens, le sous‑al. 647(2)d)(ii) traite des erreurs qui ne sont pas énumérées au sous‑al. 647(2)d)(i); c'est dans ces cas‑là seulement que l'employé négligent doit être à bord du navire.

Lorsque l'avarie est causée par suite de la négligence dont on a fait preuve dans la navigation de l'ensemble d'une flottille, il est douteux qu'il soit approprié de dire que la négligence est imputable seulement au remorqueur de tête et non pas également à tout autre remorqueur de la flottille qui appartient au propriétaire du remorqueur de tête. Le raisonnement qui sous‑tend la méthode canadienne traditionnelle s'applique tout autant à deux remorqueurs appartenant au même propriétaire qu'à un remorqueur et à un bâtiment remorqué appartenant au même propriétaire, comme le démontre l'arrêt The Bordentown. La faute de la mauvaise navigation d'une flottille ne saurait réalistement se limiter à un seul navire; en fait, elle touche tous les navires qui contribuent à diriger la péniche. Que le navigateur se trouve sur l'un ou l'autre navire est d'importance secondaire; l'essentiel, c'est la directive qui a amené les différents navires à agir comme ils l'ont fait. En réalité, les erreurs de navigation commises en l'espèce ont amené tous les remorqueurs, y compris le South Carolina, à déplacer la péniche trop rapidement. Ce mouvement, accentué par le bris mécanique survenu sur l'Ohio, a entraîné la collision. Il ne me semble donc pas exact de dire que le South Carolina n'a pas contribué matériellement à la collision et à la perte.

L'examen de l'objet de l'art. 647 de la Loi sur la marine marchande du Canada vient également étayer la méthode canadienne traditionnelle qui consiste à tenir compte de la jauge totale concernée du propriétaire responsable de l'accident pour déterminer la limitation de responsabilité. L'adoption de limitations légales de la responsabilité des propriétaires de navires, y compris la limitation prévue dans la Loi sur la marine marchande du Canada, vise en principe à promouvoir le transport maritime en limitant les risques éventuels de ruine auxquels les propriétaires de navires seraient exposés sans cela. La limite de responsabilité en droit anglais était, à l'origine, la valeur du navire plus la valeur des frais de transport touchés durant le voyage. Pour un certain nombre de raisons, dont les difficultés pratiques d'évaluer chaque navire pris individuellement, la base du calcul de la limite de responsabilité a été changée par la suite en une valeur fixe par tonneau du navire — qui est naturellement la base du calcul de la limite de responsabilité selon la Loi sur la marine marchande du Canada. Voir R. G. Marsden, The Law of Collisions at Sea (11e éd. 1961), aux pp. 131 à 134, et J. J. Donovan, «The Origins and Development of Limitation of Shipowners' Liability» (1979), 53 Tul. L. Rev. 999. Selon l'une ou l'autre méthode, la responsabilité éventuelle du propriétaire d'un navire est limitée à une valeur fondée sur l'actif que le propriétaire du navire a affecté à l'opération en question.

Lorsque le propriétaire possède plus d'un navire participant à l'opération, l'actif consacré à cette opération ne se limite pas à un seul des navires, comme, par exemple, le remorqueur de tête en l'espèce, mais il les englobe tous. L'actif du propriétaire utilisé dans l'opération étant plus élevé, le montant de la limitation devrait être proportionnellement plus élevé, si on veut respecter l'objet de l'article. La raison d'être de la limitation n'a rien à voir avec le navire sur lequel le maître de remorquage d'une flottille peut se trouver physiquement pendant la prise de décisions relatives à la navigation et touchant l'ensemble de la flottille. De plus, c'est souvent le hasard qui détermine sur quel navire se trouve l'officier de navigation. Y a‑t‑il lieu de réduire la responsabilité du propriétaire parce que le navigateur se trouvait sur un petit remorqueur plutôt que sur une grande péniche?

Les répercussions pratiques des autres interprétations sur la conduite à adopter dans le secteur du transport maritime viennent également appuyer la position traditionnelle canadienne. Si je ne m'abuse, la règle adoptée par le juge Iacobucci peut avoir un effet dissuasif sur la conduite sécuritaire des flottilles. On a laissé entendre qu'une flottille comme celle en cause ici se dirige mieux du pont du navire qui est remorqué, soit le Widener. Habituellement, la jauge d'une péniche est beaucoup plus importante que celle d'un remorqueur. Une règle fondant la limitation sur la jauge du navire [traduction] «qui dirige l'opération» signifierait qu'une compagnie qui a choisi de placer son navigateur sur la péniche courrait le risque d'une responsabilité plus grande en cas d'accident. Ainsi, même si c'était l'endroit le plus sûr pour le navigateur, il serait peut‑être plus prudent pour la compagnie de remorquage d'insister pour qu'il agisse à partir du plus petit navire qu'elle possède dans la flottille plutôt qu'à partir de la péniche. Par ailleurs, selon la règle qui a pendant longtemps représenté le droit applicable au Canada, la limitation de la responsabilité de la compagnie de remorquage serait la même indépendamment du navire à partir duquel le navigateur dirige la flottille. On ne décourage donc pas le choix du navire le plus sûr.

En outre, l'exclusion de la jauge du bâtiment remorqué aux fins de déterminer la limite de responsabilité du propriétaire lorsque le remorqueur et le bâtiment remorqué appartiennent au même propriétaire peut conduire à la situation absurde où le propriétaire d'un navire peut effectivement réduire la limitation de responsabilité applicable en changeant le mode de propulsion du navire. Si le navire se déplace par ses propres moyens, la limite de responsabilité applicable, si ce navire cause des dommages dans une collision, sera fondée sur la jauge du navire. Mais si le navire est transformé en péniche non propulsée, et ensuite propulsé par un remorqueur, la position anglaise révisée, si on la suivait, entraînerait une limite de responsabilité fondée sur la jauge du remorqueur beaucoup plus petit. Pourquoi le fait qu'un navire soit mû par ses propres moteurs ou par un remorqueur appartenant à la même partie qui est propriétaire du navire devrait‑il changer quelque chose à la limite de responsabilité applicable?

Finalement en ce qui concerne ce point, il ne faudrait pas non plus oublier que l'art. 647 est une disposition d'exception, qui déroge aux droits ordinaires d'obtenir des dommages‑intérêts en cas de négligence causant des dommages à autrui. À moins qu'il ne soit clair que la limitation devrait être ramenée à une partie de l'actif du propriétaire impliqué dans la collision, il me semble que tout l'actif devrait être pris en considération; les tribunaux devraient déroger aux droits ordinaires d'obtenir des dommages‑intérêts seulement dans la mesure où le texte et l'objet de la disposition l'exigent clairement.

Pour tous ces motifs, j'estime qu'il y a lieu de confirmer la règle canadienne traditionnelle, de sorte que, dans les cas où il y a erreur de navigation touchant la conduite d'une flottille, tous les navires appartenant à la partie responsable de l'erreur qui sont touchés par l'erreur, peu importe qu'ils soient impliqués directement dans l'accident ou qu'ils y aient contribué, devraient être pris en considération pour déterminer la responsabilité maximale de cette partie.

Dispositif

Je suis d'avis d'accueillir les deux pourvois et d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel fédérale en ce qui a trait à l'incapacité de l'appelante de limiter sa responsabilité aux termes du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Je suis d'avis de conclure que l'étendue de la limitation devrait être déterminée en fonction de la jauge totale de l'Ohio et du South Carolina. Compte tenu du succès partagé que les parties ont connu dans les présents pourvois et dans le déroulement global de la présente instance, je suis d'avis d'ordonner que chaque partie assume ses propres dépens devant notre Cour et devant les tribunaux d'instance inférieure.

Pourvois accueillis, les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes en partie.

Procureurs de l'appelante: Martineau Walker, Montréal.

Procureurs des intimés: Lavery, de Billy, Montréal.


Sens de l'arrêt : Les pourvois sont accueillis. L'arrêt de la Cour d'appel fédérale est infirmé en ce qui a trait à l'incapacité de Great Lakes de limiter sa responsabilité aux termes du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. L'unité de mesure appropriée pour fixer l'étendue de la limitation de responsabilité aux fins du par. 647(2) est le remorqueur Ohio

Analyses

Droit maritime - Collision - Limitation de responsabilité - Faute ou complicité réelle - Identification à la personne morale - Erreur de navigation commise par le capitaine du remorqueur de tête, qui avait le commandement d'une flottille, à l'origine d'une collision entre la péniche remorquée et un navire amarré - La personne morale propriétaire du remorqueur a‑t‑elle le droit de limiter sa responsabilité? - La faute du capitaine du remorqueur est‑elle celle de la personne morale? - Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, art. 647(2).

Droit maritime - Collision - Limitation de responsabilité - Unité de mesure appropriée pour fixer l'étendue de la limitation - Erreur de navigation commise par le capitaine du remorqueur de tête, qui avait le commandement d'une flottille, à l'origine d'une collision entre la péniche remorquée et un navire amarré - Navires de la flottille appartenant à des propriétaires différents - Les dispositions en matière de limitation de responsabilité que contient la Loi sur la marine marchande du Canada peuvent‑elles s'appliquer pour limiter la responsabilité du propriétaire du remorqueur de tête? - Dans l'affirmative, doit-on tenir compte de tous les navires de la flottille appartenant au propriétaire pour déterminer l'étendue de la responsabilité? - Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, art. 647(2).

Alors qu'il était amarré dans le port de Montréal, le navire Rhône a été heurté par la péniche Widener. Tous deux ont subi des avaries. Au moment de la collision, le Widener était tiré par quatre remorqueurs. L'Ohio se trouvait en avant du Widener, le South Carolina et le Ste. Marie II, de chaque côté, et le Rival, en arrière. Deux seulement des quatre remorqueurs, le South Carolina et l'Ohio, appartenaient à Great Lakes. Le capitaine Kelch, à bord du remorqueur Ohio, avait le commandement de fait de la flottille. Ce sont ses erreurs de navigation, conjuguées à un bris de l'appareil de remorquage de l'Ohio, qui ont entraîné la collision.

La propriétaire du Rhône a poursuivi les propriétaires de la péniche et des remorqueurs pour avoir endommagé son navire et North Central, la propriétaire de la péniche, a poursuivi Great Lakes pour violation de son contrat de remorquage. Great Lakes a nié sa responsabilité dans les deux cas et a présenté des demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité conformément au par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Dans l'action intentée par la propriétaire du Rhône devant la Section de première instance de la Cour fédérale, le juge de première instance a déclaré Great Lakes responsable à 80 pour 100 en raison de la négligence du South Carolina et de l'Ohio, et a fixé à 20 pour 100 la part de responsabilité de North Central en raison de la négligence dont le capitaine du Widener a fait preuve en ne jetant pas l'ancre afin d'arrêter la dérive du Widener vers le Rhône. Dans l'action intentée par North Central, le juge de première instance a ordonné à Great Lakes de payer la totalité des dommages subis par le Widener. Quant aux demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité présentées dans les deux actions par Great Lakes, elles ont été rejetées. Great Lakes a interjeté appel contre les deux décisions. North Central a également interjeté un appel incident contre l'imputation de faute au Widener par le juge de première instance. La Cour d'appel fédérale a confirmé la conclusion de négligence tirée à l'encontre du capitaine Kelch de l'Ohio et à l'encontre du Widener, mais elle a rejeté l'imputation de faute au South Carolina, en faisant remarquer que toute erreur commise par ce navire l'avait été en exécutant les ordres donnés par le capitaine Kelch à bord de l'Ohio et ne résultait d'aucune négligence de la part des personnes chargées de sa navigation. La cour a néanmoins maintenu la conclusion générale du juge de première instance concernant la négligence et le partage de la responsabilité entre Great Lakes et North Central. La cour a aussi convenu avec le juge de première instance que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de Great Lakes, tout au moins quant à l'exécution des obligations qu'elle avait relativement au remorquage du Widener. Pour cette raison, elle a décidé que Great Lakes n'avait pas droit à une limitation de sa responsabilité puisque les avaries ne s'étaient pas produites «sans qu'il y ait faute ou complicité réelle de sa part».

Devant notre Cour, Great Lakes conteste le rejet des demandes reconventionnelles de limitation de responsabilité qu'elle a présentées en vertu du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Ces pourvois soulèvent trois questions: (1) Le capitaine du remorqueur Ohio appartenant à Great Lakes est‑il une âme dirigeante de cette dernière du fait qu'il a exercé un certain pouvoir discrétionnaire et qu'il a rempli, dans le cadre de son emploi, des fonctions non liées à la navigation? (2) Le paragraphe 647(2) s'applique‑t‑il de manière à limiter la responsabilité de Great Lakes relativement aux erreurs commises dans la navigation d'autres navires de la flottille qui ne lui appartenaient pas? (3) Dans l'hypothèse où Great Lakes aurait le droit de limiter sa responsabilité en vertu de la Loi sur la marine marchande du Canada, de quels navires faut‑il tenir compte pour déterminer l'étendue de sa responsabilité?

Arrêt (les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin sont dissidentes en partie): Les pourvois sont accueillis. L'arrêt de la Cour d'appel fédérale est infirmé en ce qui a trait à l'incapacité de Great Lakes de limiter sa responsabilité aux termes du par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. L'unité de mesure appropriée pour fixer l'étendue de la limitation de responsabilité aux fins du par. 647(2) est le remorqueur Ohio.

Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci: La collision entre le Rhône et le Widener s'est produite sans faute ou complicité réelle de la part de Great Lakes. Même si le capitaine Kelch était aux commandes de l'Ohio au moment de l'abordage, les erreurs de navigation commises par le capitaine d'un navire, dans l'exercice de ses fonctions, ne donnent pas naissance en soi à une faute ou à une complicité réelle de la part du propriétaire du navire si ce dernier n'a pas commis de manquement, ayant un lien causal avec les avaries qui ont résulté, à l'obligation qu'il avait de surveiller la conduite et la navigation de son navire. De plus, il n'y avait aucune faute ou complicité réelle de la part de Great Lakes du fait que le capitaine Kelch était une âme dirigeante de la compagnie. Le facteur clé qui permet de distinguer les âmes dirigeantes des employés ordinaires est la capacité d'exercer un pouvoir décisionnel sur les questions de politique générale de la personne morale, plutôt que le simple fait de mettre en {oe}uvre ces politiques dans un cadre opérationnel, que ce soit au siège social ou à l'étranger. Même s'il ne fait aucun doute que le capitaine Kelch détenait en matière de navigation un certain pouvoir décisionnel qui découlait de son rôle de capitaine du remorqueur Ohio, et qu'il s'est vu attribuer d'importantes fonctions sur le plan des opérations, il n'était pas investi de l'autorité directrice relative à la conduite et à l'exploitation des remorqueurs de Great Lakes. Il se dégage nettement de l'ensemble de la preuve que le capitaine Kelch était essentiellement un capitaine de port placé sous la surveillance et sous les ordres de quelqu'un d'autre. En raison de sa grande expérience, le capitaine Kelch s'est vu attribuer des responsabilités supplémentaires, dont des fonctions non liées à la navigation. Cependant, ces responsabilités supplémentaires n'indiquent pas qu'on lui a délégué l'autorité directrice en matière de gestion et de surveillance de la flotte de Great Lakes. C'était toujours son supérieur qui était investi de cette autorité. Il se peut que le supérieur du capitaine Kelch ait relâché sa surveillance de ce dernier, mais il n'en demeure pas moins que le capitaine Kelch était essentiellement un préposé de Great Lakes. Enfin, il n'y avait rien d'exceptionnel à ce que le capitaine du remorqueur de tête fasse office de commandant de flottille. Veiller à retenir les services de remorqueurs supplémentaires faisait également partie des fonctions liées à la navigation. En fait, le large pouvoir que détenait le capitaine Kelch en matière de navigation n'était pas inhabituel dans le métier. Le pouvoir discrétionnaire d'un capitaine dans l'exercice de ses fonctions est large et englobe généralement tous les actes qui sont usuels et nécessaires pour l'utilisation d'un navire. Le pouvoir discrétionnaire du capitaine en matière de navigation découle non pas de la délégation du pouvoir central, mais bien de la tradition et de la nécessité.

Le paragraphe 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada est applicable pour limiter la responsabilité de Great Lakes. Aux termes du sous‑al. 647(2)d)(ii), le propriétaire d'un navire peut limiter sa responsabilité à l'égard des avaries causées à un autre navire par «quelque autre acte ou omission de la part d'une personne à bord [de ce] navire». Great Lakes, en sa qualité de propriétaire de l'Ohio, peut donc limiter sa responsabilité étant donné que la cause de la collision consistait en des actes ou en des omissions du capitaine Kelch à bord de l'Ohio. Interpréter ainsi le par. 647(2) de manière à limiter la responsabilité de Great Lakes est conforme non seulement aux termes clairs de la Loi, mais aussi à l'objet qui sous‑tend ce paragraphe, qui est de dissiper la menace que la responsabilité illimitée représente pour un propriétaire de navire.

Il n'est pas nécessaire que tous les navires d'une flottille qui appartiennent au propriétaire visé entrent en ligne de compte pour déterminer l'étendue de la responsabilité de ce propriétaire de navire. Le paragraphe 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada vise à limiter la responsabilité à l'égard d'erreurs de navigation uniquement en fonction de la jauge des navires qui auraient causé l'avarie. Outre le navire responsable de la navigation générale d'une flottille, seuls les navires du même propriétaire qui ont matériellement causé ou contribué à causer l'avarie peuvent entrer en ligne de compte pour limiter la responsabilité. En l'espèce, l'unité de mesure appropriée pour fixer l'étendue de la limitation de responsabilité en vertu du par. 647(2) est la jauge du remorqueur Ohio seulement. Le South Carolina a été dégagé de toute faute. Seuls l'Ohio et le Widener ont été jugés négligents. Il ne ressort pas des constatations des juridictions inférieures que le South Carolina a d'aucune manière contribué matériellement à la collision. Les avaries causées au Widener et au Rhône se seraient produites indépendamment du rôle joué par le South Carolina. Compte tenu de ces faits, le South Carolina ne saurait être considéré comme un navire «coupable» ni comme faisant partie de la «masse fautive». Ce serait sortir les principes de la causalité du cadre qui leur est propre que de déclarer partie de la «masse fautive» un navire qui n'a pas matériellement causé les avaries en question et qui n'était pas responsable de la navigation du navire qui les a effectivement causées matériellement.

Les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin (dissidentes en partie): Il y a lieu de tenir compte et de l'Ohio et du South Carolina pour déterminer le montant de la limitation de responsabilité selon le par. 647(2) de la Loi sur la marine marchande du Canada. Dans les cas où il y a erreur de navigation touchant la conduite d'une flottille, tous les navires appartenant à la partie responsable de l'erreur qui sont touchés par cette erreur, peu importe qu'ils soient impliqués directement dans l'accident ou qu'ils y aient contribué, devraient être pris en considération pour déterminer la responsabilité maximale de cette partie.

Cette conclusion s'accorde avec la méthode canadienne traditionnelle de la «jauge totale», qui est compatible avec le texte et l'objet du par. 647(2). Le sous‑alinéa 647(2)d)(i) n'exige pas que le navire lui‑même ait été «négligent», ni que le navigateur négligent ait été à bord du navire qui est utilisé pour déterminer la limitation de responsabilité. Tout ce qu'il faut, c'est qu'il y ait eu un acte ou une omission relativement à la navigation ou à la conduite d'un navire. Ce langage est assez général pour comprendre la mauvaise conduite d'un bâtiment remorqué et vient ainsi appuyer la position canadienne selon laquelle, dans le contexte de la présente affaire, il y a lieu de tenir compte de la jauge des deux remorqueurs de Great Lakes pour déterminer la limitation de responsabilité. La faute de la mauvaise navigation d'une flottille ne saurait réalistement se limiter à un seul navire, étant donné qu'elle touche tous les navires qui contribuent à diriger la péniche. Que le navigateur se trouve sur l'un ou l'autre navire est d'importance secondaire; l'essentiel, c'est la directive qui a amené les différents navires à agir comme ils l'ont fait. Les erreurs de navigation commises en l'espèce ont amené tous les remorqueurs, y compris le South Carolina, à déplacer la péniche trop rapidement. Ce mouvement, accentué par le bris mécanique survenu sur l'Ohio, a entraîné la collision. Le South Carolina a donc contribué matériellement à la collision et à la perte. Enfin, l'adoption de limitations légales de la responsabilité des propriétaires de navires, y compris la limitation prévue dans la Loi sur la marine marchande du Canada, vise en principe à promouvoir le transport maritime en limitant les risques éventuels de ruine auxquels les propriétaires de navires seraient exposés sans cela. La responsabilité éventuelle du propriétaire d'un navire est limitée à une valeur fondée sur l'actif que le propriétaire du navire a affecté à l'opération en question. L'actif du propriétaire utilisé dans l'opération étant plus élevé, le montant de la limitation devrait être proportionnellement plus élevé, si on veut respecter l'objet de l'article.

Le paragraphe 647(2) est une disposition d'exception, qui déroge aux droits ordinaires d'obtenir des dommages‑intérêts en cas de négligence causant des dommages à autrui. À moins qu'il ne soit clair que la limitation devrait être ramenée à une partie de l'actif du propriétaire impliqué dans la collision, tout l'actif devrait être pris en considération; les tribunaux devraient déroger aux droits ordinaires d'obtenir des dommages‑intérêts seulement dans la mesure où le texte et l'objet de la disposition l'exigent clairement.


Parties
Demandeurs : Rhône (Le)
Défendeurs : Peter A.B. Widener (Le)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Iacobucci
Arrêts examinés: London Dredging Co. c. Greater London Council (The Sir Joseph Rawlinson), [1972] 2 Lloyd's Rep. 437
The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429
Stein c. Le navire «Kathy K», [1976] 2 R.C.S. 802
The Ran
The Graygarth, [1922] P. 80
The Harlow, [1922] P. 175
The Freden (1950), 83 Ll. L. Rep. 427
Owners of the M.S. Pacific Express c. The Tug Salvage Princess, [1949] R.C. de l'É. 230
Monarch Towing & Trading Co. c. British Columbia Cement Co., [1957] R.C.S. 816
distinction d'avec l'arrêt: The Alvah H. Boushell, 38 F.2d 980 (1930)
arrêts mentionnés: The Lady Gwendolen, [1965] 1 Lloyd's Rep. 335
Grand Champion Tankers Ltd. c. Norpipe A/S (The Marion), [1984] 2 All E.R. 343
Northern Fishing Co. (Hull) Ltd. c. Eddom (The Norman), [1960] 1 Lloyd's Rep. 1
Wishing Star Fishing Co. c. Le B.C. Baron, [1988] 2 C.F. 325
Tesco Supermarkets Ltd. c. Nattrass, [1972] A.C. 153
Lennard's Carrying Co. c. Asiatic Petroleum Co., [1915] A.C. 705 (H.L.), conf. [1914] 1 K.B. 419 (C.A.)
Paterson Steamships, Ltd. c. Robin Hood Mills, Ltd. (The Thordoc) (1937), 58 Ll. L. Rep. 33
British Columbia Telephone Co. c. Marpole Towing Ltd., [1971] R.C.S. 321
H. L. Bolton (Engineering) Co. c. T. J. Graham & Sons Ltd., [1957] 1 Q.B. 159
Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662
Continental Bank of Canada c. Riedel International Inc. (1991), 78 D.L.R. (4th) 232
The Garden City, [1982] 2 Lloyd's Rep. 382
Société anonyme des minerais c. Grant Trading Inc. (The Ert Stefanie), [1989] 1 Lloyd's Rep. 349
Grant c. Norway (1851), 20 L.J.C.P. 93
Robertson c. Owners of the Ship Maple Prince, [1955] R.C. de l'É. 225.
Citée par le juge McLachlin (dissidente en partie)
The Ran
The Graygarth, [1922] P. 80
Owners of the M.S. Pacific Express c. The Tug Salvage Princess, [1949] R.C. de l'É. 230
Monarch Towing & Trading Co. c. British Columbia Cement Co., [1957] R.C.S. 816
The Bramley Moore, [1963] 2 Lloyd's Rep. 429
London Dredging Co. c. Greater London Council (The Sir Joseph Rawlinson), [1972] 2 Lloyd's Rep. 437
The Alvah H. Boushell, 38 F.2d 980 (1930)
The Bordentown, 40 F. 682 (1889)
The Anthracite, 168 F. 693 (1909), certiorari refusé, 214 U.S. 522 (1909).
Lois et règlements cités
Loi sur la marine marchande du Canada, S.R.C. 1970, ch. S‑9, art. 647(2), 649.
Loi sur la marine marchande du Canada, L.R.C. (1985), ch. S‑9, art. 575(1), 577.
Doctrine citée
Donovan, James J. «The Origins and Development of Limitation of Shipowners' Liability» (1979), 53 Tul. L. Rev. 999.
Ewaschuk, E. G. «Corporate Criminal Liability and Related Matters» (1975), 29 C.R.N.S. 44.
Gilmore, Grant, and Charles L. Black, Jr. The Law of Admiralty, 2nd ed. Mineola, N.Y.: Foundation Press, 1975.
Hill, Christopher Julius Starforth. Maritime Law, 3rd ed. London: Lloyd's of London Press, 1989.
Jones, Walter W. «Flotilla or Several Vessels of Same Owner as Liable Under Federal Statute Providing for Limitation of Shipowner's Liability (46 USC § 183(a))» (1971), 9 A.L.R. Fed. 768.
Kovats, L. J. The Law of Tugs and Towage. Chichester: Rose, 1980.
Marsden, Reginald G. The Law of Collisions at Sea, 11th ed. By Kenneth C. McGuffie. London: Stevens & Sons, 1961.
Muir, I. A. «Tesco Supermarkets, Corporate Liability and Fault» (1973), 5 N.Z.U. L. Rev. 357.
Williams, Glanville. Textbook of Criminal Law, 2nd ed. London: Stevens & Sons, 1983.

Proposition de citation de la décision: Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497 (25 février 1993)


Origine de la décision
Date de la décision : 25/02/1993
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1993] 1 R.C.S. 497 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-02-25;.1993..1.r.c.s..497 ?
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