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29/04/1993 | CANADA | N°[1993]_2_R.C.S._159

Canada | Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159 (29 avril 1993)


Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159

Vincent Hall Appelant

c.

Jean Hebert, également connu sous le nom

de Joseph Jean Claude Hebert Intimé

Répertorié: Hall c. Hebert

No du greffe: 22399.

1992: 6 octobre; 1993: 29 avril.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 201, 6 C.C.L.T. (2d) 294, 46 C.P.C. (2d) 192, 28 M.V.

R. (2d) 94, qui a accueilli un appel contre le jugement du juge Spencer (1989), 14 A.C.W.S. (3d) 102, avec des motifs su...

Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159

Vincent Hall Appelant

c.

Jean Hebert, également connu sous le nom

de Joseph Jean Claude Hebert Intimé

Répertorié: Hall c. Hebert

No du greffe: 22399.

1992: 6 octobre; 1993: 29 avril.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 201, 6 C.C.L.T. (2d) 294, 46 C.P.C. (2d) 192, 28 M.V.R. (2d) 94, qui a accueilli un appel contre le jugement du juge Spencer (1989), 14 A.C.W.S. (3d) 102, avec des motifs supplémentaires (1989), 15 A.C.W.S. (3d) 382. Pourvoi accueilli, le juge Sopinka est dissident.

Steven H. Heringa et Robert D. Kirkham, pour l'appelant.

James S. Carfra, c.r., et Dean P. J. Lawton, pour l'intimé.

Version française du jugement des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, McLachlin et Iacobucci rendu par

//Le juge McLachlin//

Le juge McLachlin — J'ai eu l'avantage de lire les motifs de mon collègue le juge Cory. Si je suis d'accord avec lui sur beaucoup de points, je ne puis partager certains aspects de ses motifs tant du point de vue de la théorie que de celui de la pratique.

La présente affaire revêt une grande importance. Notre Cour est appelée à se prononcer sur la question de savoir si, et le cas échéant, dans quelles circonstances et en vertu de quelle règle, les tribunaux peuvent empêcher un demandeur d'obtenir des dommages‑intérêts en matière délictuelle pour un préjudice subi par la faute d'autrui, parce que sa conduite contrevenait à des règles légales ou morales.

Selon mon collègue, la règle ex turpi causa non oritur actio «devrait être supprimée»: à la p. 000. À cette règle il substituerait le pouvoir judiciaire de rejeter des demandes à la lumière de considérations d'ordre public. Dans le cas d'une demande fondée sur la négligence, les tribunaux appliqueraient ces considérations à l'étape de la détermination de l'existence d'un droit d'action, c.‑à‑d. au moment d'établir si le demandeur bénéficie d'une obligation de diligence.

Ma première réserve a trait au fait qu'en dernière analyse, même s'il affirme explicitement le contraire, mon collègue ne précise pas clairement s'il supprimerait la règle ex turpi causa non oritur actio ou s'il se limiterait à en restreindre l'application aux seules situations où des considérations d'ordre public la rendent nécessaire. Le maintien de la substance de la règle, fût‑ce en vertu d'un autre critère, n'apporterait pas de changement important. Ma deuxième réserve naît de la proposition portant que les juges ont le pouvoir de refuser l'indemnisation d'un demandeur en matière délictuelle parce que celui‑ci ne bénéficierait pas d'une obligation de diligence du fait de sa conduite immorale ou illégale. Cette réserve est accentuée par l'absence de ligne directrice établissant clairement quand et pour quels motifs les juges pourraient exercer ce pouvoir draconien. Je crains qu'à défaut d'un fondement doctrinal ferme et d'un encadrement clair, ce pouvoir général de rejeter des actions pour des considérations d'ordre public ne suscite plus de problèmes que la règle controversée ex turpi causa non oritur actio. Ce serait échanger une étiquette contre une autre sans pour autant s'attaquer au problème fondamental. Que l'on se serve d'un nom latin démodé ou du concept de l'«ordre public» qui est à la mode aujourd'hui pour décrire le principe en vertu duquel les juges ont le pouvoir de refuser l'indemnisation du demandeur, le problème demeure le même: dans quelles circonstances la conduite immorale ou criminelle du demandeur devrait‑elle l'empêcher d'obtenir les dommages‑intérêts auxquels il aurait droit par ailleurs?

À mon avis, les tribunaux ne devraient pouvoir empêcher l'indemnisation en matière délictuelle du fait de la conduite immorale ou illégale du demandeur que dans des circonstances très limitées. Selon moi, ce pouvoir est fondé sur le devoir qu'ont les tribunaux de préserver l'intégrité du système juridique, et il ne peut être exercé que lorsque cette préoccupation est en cause. Elle est en cause lorsque l'attribution de dommages‑intérêts dans une poursuite civile aurait pour effet de permettre à une personne de tirer profit de sa conduite illégale ou fautive, ou de faire en sorte qu'elle échappe à une sanction pénale ou qu'elle bénéficie d'une réduction de cette sanction. Le principe commun à tous ces cas est que le droit refuse de donner d'une main ce qu'il retire de l'autre. Il s'ensuit que, en règle générale, le principe ex turpi causa ne peut s'appliquer en matière délictuelle pour motiver le refus de faire droit à une demande de dommages‑intérêts pour lésions corporelles puisque les actions en responsabilité délictuelle sont généralement fondées sur une demande de dédommagement et qu'elles ne visent pas l'obtention de dommages‑intérêts à titre de profit d'actions illégales ou immorales. Quant à la forme que devrait prendre ce pouvoir, j'estime peu utile et susceptible d'entraîner de grandes difficultés l'affirmation selon laquelle cette question doit être tranchée dans le cadre de l'obligation de diligence. Enfin, je ne vois aucun mal à utiliser l'étiquette traditionnelle ex turpi causa non oritur actio, pourvu que les conditions qui en régissent l'application soient énoncées clairement.

Ces conclusions se fondent sur l'examen du recours traditionnel à ce pouvoir de refuser l'indemnisation en raison d'une conduite immorale ou illégale, et sur les considérations doctrinales qui sous‑tendent ce pouvoir. J'examinerai d'abord le rôle que peut jouer un pouvoir judiciaire de refuser l'indemnisation en matière délictuelle en raison de la conduite immorale ou illégale du demandeur. Comme je l'ai déjà indiqué, ma conclusion sera qu'il y a un rôle, mais que celui‑ci est limité. Une fois précisée la nature de cette limite, je déterminerai si la meilleure façon d'appliquer cette règle limitative est de l'employer comme moyen de défense à une cause d'action établie ou comme élément permettant de réfuter une obligation de diligence.

I.Le recours traditionnel au pouvoir de refuser l'indemnisation en raison d'une conduite immorale ou illégale

a)Le motif sous‑jacent — L'intégrité du processus judiciaire

Le pouvoir exprimé par la maxime ex turpi causa non oritur actio tire sa source de l'insistance des tribunaux pour que le processus judiciaire ne serve pas à des fins abusives ou illégales. Dans son article intitulé «Comment: Illegality of Plaintiff's Conduct as a Defence» (1969), 47 R. du B. can. 89, le professeur Gibson écrit, à la p. 89:

[traduction] Peu de gens trouveraient à redire à la proposition portant que celui qui assassine sa riche tante ne devrait pas pouvoir toucher, comme bénéficiaire, le produit de sa police d'assurance‑vie, ou qu'il ne serait pas loisible aux deux voleurs qui ne s'entendent pas sur la répartition de leur butin de saisir un tribunal de leur différend. C'est pour éviter des abus aussi flagrants que les tribunaux anglais ont élaboré le principe énoncé par la maxime: ex turpi causa non oritur actio — le droit d'action ne naît pas d'une cause indigne. [Je souligne.]

Le recours à la règle ex turpi causa pour empêcher l'abus et le mauvais usage du processus judiciaire est bien établi en droit des contrats et en droit des assurances, où il pose peu de problèmes. On ne peut en dire autant de son application en matière délictuelle. Dans le présent pourvoi, notre Cour est appelée pour la première fois à se prononcer définitivement sur le rôle que devrait jouer le principe ex turpi causa en matière délictuelle. À l'examen de la jurisprudence, le mieux que l'on puisse dire est que le principe ex turpi causa appliqué au droit de la responsabilité délictuelle a connu des hauts et des bas, au Canada comme à l'étranger. Les tribunaux de l'Australie et du Royaume‑Uni ont refusé toute application de la règle en matière délictuelle: Smith c. Jenkins (1970), 119 C.L.R. 397 (H.C. Austr.), à la p. 414, Lane c. Holloway, [1967] 3 All E.R. 129 (C.A.), à la p. 131. Toutefois, l'état actuel du droit dans ces pays semble être le suivant: la règle a un rôle à jouer, mais ce rôle est limité par le refus des tribunaux, pour des considérations de principe, d'établir une norme de diligence à l'égard de certains actes illégaux ou immoraux: Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243 (H.C. Austr.), aux pp. 249 et 250; Pitts c. Hunt, [1990] 3 All E.R. 344 (C.A.), aux pp. 355, 356, 358 et 365. Au Canada, la situation n'est pas très différente. Les cours d'appel de l'Alberta et du Manitoba ont accepté que la règle s'applique en matière délictuelle: Joubert c. Toronto General Trusts Corp. (1955), 15 W.W.R. 654 (C.A. Man.), Rondos c. Wawrin (1968), 64 W.W.R. 690 (C.A. Man.), et Tallow c. Tailfeathers, [1973] 6 W.W.R. 732 (C.A. Alb.). La Cour d'appel de la Nouvelle‑Écosse n'était pas de cet avis: Foster c. Morton (1956), 4 D.L.R. (2d) 269, à la p. 281. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a rendu des décisions incompatibles: Mack c. Enns (1983), 44 B.C.L.R. 145, et Betts c. Sanderson Estate (1988), 31 B.C.L.R. (2d) 1, refusent l'application de la règle en matière délictuelle; l'arrêt rendu par la Cour d'appel en l'espèce affirme que la règle s'applique et que les décisions antérieures portant le contraire ne sont pas fondées.

L'opinion des auteurs est généralement critique quant à l'application de la maxime en matière délictuelle, tout particulièrement lorsqu'elle sert à empêcher l'attribution de dommages‑intérêts compensatoires pour lésions corporelles: voir Bruce MacDougall, «Ex Turpi Causa: Should a Defence Arise From a Base Cause?» (1991), 55 Sask. L. Rev. 1; Glanville L. Williams, Joint Torts and Contributory Negligence (1951); D. Gibson, loc. cit. D'autres commentateurs, qui notent que les tribunaux ont appliqué la règle dans des affaires où cela ne se justifiait pas, concèdent toutefois que dans certaines circonstances, son application en matière délictuelle peut être correcte: Ernest J. Weinrib, «Illegality as a Tort Defence» (1976), 26 U.T.L.J. 28, G. H. L. Fridman, «The Wrongdoing Plaintiff» (1972) 18 R.D. McGill 275.

Je me propose de passer en revue les cas où il est généralement reconnu que la règle peut s'appliquer, afin de déterminer s'il est possible d'en extraire un motif ou un thème unificateur suffisant pour en appuyer le maintien.

Cette règle semble avoir clairement un rôle à jouer dans le cas où faire droit à la demande en matière délictuelle aurait pour effet de permettre au demandeur ou à la demanderesse de tirer profit de sa faute. Il importe d'entrée de jeu de définir le sens du terme profit. Comme le montre la jurisprudence, il s'agit de profit au sens strict de récompense pécuniaire directe pour un acte fautif. Le dédommagement pour autre chose qu'une faute, par exemple pour des lésions corporelles, ne constituerait pas un profit dans ce sens. On peut penser au cas où l'auteur d'une faute intente une action en responsabilité délictuelle contre son complice à l'égard de la perte financière découlant d'une entreprise illégale conjointe. C'est une situation de ce genre que notre Cour a examinée dans l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452. L'affaire portait sur un présumé délit civil de complot en vue de nuire. L'intimée, qui affirmait être une concurrente des appelantes, prétendait que sa faillite avait été causée par les activités illégales de coalition des appelantes. Au nom de la Cour, le juge Estey a conclu que le délit civil de complot n'avait pas été établi. Il a cependant examiné la question de savoir si l'intimée pouvait être empêchée de poursuivre les appelantes parce qu'elle avait aussi participé au projet illégal en cause. En rejetant cet argument, le juge Estey a dit que les préjudices subis n'étaient pas liés aux activités illégales auxquelles l'intimée avait participé. Selon le juge Estey toutefois, si l'on avait établi l'existence d'un lien de causalité et celle du délit, l'intimée aurait pu être empêchée d'obtenir des dommages‑intérêts, parce que l'indemnisation lui aurait permis de tirer profit de son acte illégal.

Comme le note le juge Cory, le raisonnement qui sous‑tend l'arrêt Ciments Canada LaFarge est précisément le même que celui qui fonde l'application de la règle ex turpi causa en matière contractuelle: le tribunal n'aidera pas l'auteur d'une faute à tirer profit d'un procédé ou d'un acte illégal. Comme l'explique le juge Estey, à la p. 477:

À l'intimée revenait l'avantage que constituait la possibilité d'être l'unique fournisseur de granulat léger de la coalition. Si le préjudice subi par l'intimée découle de sa participation à la coalition illégale ou de ses contrats avec les appelantes, en vertu desquels elle pouvait participer à la coalition, alors, suivant les principes susmentionnés [ex turpi causa non oritur actio et in pari delicto potior est conditio possidentis], l'intimée ne peut réclamer de dommages‑intérêts. [Je souligne.]

Le juge Cory laisse entendre que le moyen de défense volenti non fit injuria décrit mieux le raisonnement qui sous‑tend cette conclusion. Avec égards, je ne puis souscrire à cette proposition. Ce moyen de défense ne peut être invoqué que si l'on peut établir que le demandeur, en toute connaissance du risque (établie objectivement), l'a librement accepté: Dube c. Labar, [1986] 1 R.C.S. 649, et Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186. Il est appliqué strictement: Car and General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322, Lehnert c. Stein, [1963] R.C.S. 38, et Sundance, précité. Le juge Cory dit, à la p. 000, que le moyen de défense volenti pourrait toujours être établi en pareil cas, peu importe les circonstances particulières de l'espèce, par simple inférence judiciaire tirée de l'existence d'une entente illégale. Je n'en suis pas si certaine. Il ne me semble pas évident qu'on puisse déduire d'un contrat, même s'il est jugé illégal, qu'une partie a délibérément accepté les risques découlant de l'inexécution par l'autre partie. En outre, si les tribunaux devaient conclure à l'application de la règle volenti par inférence judiciaire tirée de l'existence d'une entente illégale, il en résulterait une théorie judiciaire portant que chaque fois qu'une entente illégale est établie, il ne peut y avoir de demande de dommages‑intérêts en matière délictuelle. Il importe peu que ce résultat soit décrit par la maxime volenti ou par la maxime ex turpi causa. Eu égard à ces considérations et au fait que notre Cour et d'autres tribunaux ont jugé qu'il s'agissait d'un cas où la règle ex turpi causa s'applique, il me paraît préférable de continuer cette tradition.

La situation du voleur de banque qui poursuit son complice pour fraude ou déclaration inexacte faite par négligence est un autre exemple des cas où les tribunaux ne permettraient pas à l'auteur d'une faute de recourir à une action en responsabilité délictuelle pour tirer profit de la faute. Si une telle action était intentée en matière contractuelle, elle serait clairement rejetée par l'application de la règle ex turpi causa non oritur actio. Le fait que le voleur mécontent décide d'intenter une poursuite sous le régime du droit de la responsabilité délictuelle n'y changerait rien.

Dans certains cas, les tribunaux peuvent rejeter certains chefs d'une demande de dommages‑intérêts parce qu'en les accueillant, ils permettraient au demandeur de tirer indirectement profit de son crime, en obtenant d'en être rémunéré. Le demandeur qui intente une action en dommages‑intérêts pour lésions corporelles sous le chef du manque à gagner qu'il subirait à l'avenir à l'égard d'une occupation illégale sera débouté parce que faire droit à sa demande aurait pour effet de le récompenser pour une activité illégale et de lui permettre de tirer profit de sa faute. Les tribunaux d'autres pays ont refusé d'accorder de tels dommages‑intérêts dans des actions où le demandeur était cambrioleur, commis d'un preneur aux livres, vendeur de médicaments brevetés contrefaits, pêcheur utilisant un filet interdit par la loi, ou exploitant d'une maison de jeu illégale: Burns c. Edman, [1970] 1 All E.R. 886 (Q.B.), Meadows c. Ferguson, [1961] V.R. 594 (C.S.), Lewis c. Brannen, 65 S.E. 189 (C.A. Ga. 1909), Harper c. Grasser, 150 P. 1175 (C.S. Wash. 1915), et McNichols c. J. R. Simplot Co., 262 P.2d 1012 (C.S. Idaho 1953).

L'attribution de dommages‑intérêts exemplaires à l'auteur d'une faute est un autre exemple de cas où un type particulier de dommages‑intérêts pourrait contrevenir à la règle portant que l'auteur d'une faute ne peut tirer profit de sa faute, cette fois dans un contexte un peu plus éloigné du domaine contractuel. Puisque, par définition, de tels dommages‑intérêts ne sont pas de nature compensatoire, ils auraient comme fonction (en plus de punir le défendeur) de récompenser l'auteur de la faute pour son crime. À ce titre, ils pourraient constituer une occasion pour l'auteur de la faute de tirer profit du crime. Le professeur Weinrib, loc. cit., mentionne à la p. 41 la décision américaine Katco c. Briney, 183 N.W.2d 657 (C.S. Iowa 1971) comme exemple d'une affaire où l'on a fait droit à une telle demande. Le demandeur avait été blessé par un piège à fusil alors qu'il tentait de commettre un vol avec effraction. Il a intenté des poursuites pour voies de fait. Le jury lui a accordé 10 000 $ en dommages‑intérêts punitifs. Même si le verdict a été confirmé, Weinrib doute que les tribunaux du commonwealth suivent cette décision, compte tenu surtout de l'arrêt dans lequel la Cour d'appel anglaise a accepté l'argument portant que la conduite fautive (la provocation) pouvait réduire les dommages‑intérêts exemplaires ou punitifs, mais non les dommages‑intérêts compensatoires: Lane c. Holloway, précité. Cet argument me semble convaincant.

Le principe étroit illustré par ces exemples d'application de la maxime ex turpi causa non oritur actio en matière délictuelle est que le demandeur ne peut tirer profit de sa faute. Si exacte qu'elle soit, cette explication ne clarifie peut‑être pas entièrement toutefois pourquoi les tribunaux ont rejeté des demandes dans ces cas. À vrai dire, elle peut entraîner l'effet non souhaitable d'inciter les juges à se concentrer sur la question de savoir si le demandeur «retire quelque chose» du délit, ce qui engagerait la maxime dans le domaine des dommages‑intérêts compensatoires où son emploi s'est avéré si controversé et a conduit au rejet de demandes de dédommagement justifiées. Selon moi, il existe une façon plus satisfaisante d'expliquer ces affaires, à savoir qu'accorder la réparation demandée serait accorder une réparation pour ce qui est illégal. Cela aurait pour effet de forcer les tribunaux à conclure que la même conduite est à la fois légale, c'est‑à‑dire susceptible d'être corrigée par un tribunal, et illégale. En somme, cela introduirait une incohérence dans le droit. Il est particulièrement important dans ce contexte de se rappeler que le droit doit viser à constituer un tout unifié, dont les parties — les domaines contractuel, délictuel et pénal — doivent se combiner dans une indispensable harmonie. Si les tribunaux devaient, d'une main, punir la conduite qu'ils approuvent de l'autre, cela équivaudrait à [traduction] «créer une faille intolérable dans l'unité conceptuelle du droit»: Weinrib, loc. cit., à la p. 42. Nous voyons donc que, dans son aspect le plus fondamental, le souci des tribunaux est de protéger l'intégrité du système juridique.

À ce stade, il peut être utile d'examiner plus en profondeur la distinction entre les dommages‑intérêts compensatoires et les dommages‑intérêts qui permettraient à un demandeur de tirer profit d'un acte illégal. Les commentaires précédents montrent que des dommages‑intérêts compensatoires ne sont pas accordés à titre de dédommagement pour un acte illégal, mais uniquement à titre de dédommagement pour des lésions corporelles. De tels dommages‑intérêts ne font rien d'autre que remettre le demandeur dans la position où il se trouverait si le délit ne s'était pas produit. Aucune partie des dommages‑intérêts accordés en dédommagement du préjudice ne peut être considérée comme un avantage ou un profit tiré d'un acte illégal. Le demandeur aurait peut‑être pu éviter de subir le préjudice s'il n'avait pas commis un acte illégal, comme la conduite avec facultés affaiblies en l'espèce. Mais il en est de même de tout délit: si la partie lésée n'avait pas fait ceci ou cela, elle n'aurait pas été victime de la négligence de l'auteur du délit. En droit, la question est de savoir si la partie lésée a subi un type de préjudice reconnu, de la part de quelqu'un qui avait une obligation de diligence envers elle et qui lui a causé un préjudice raisonnablement prévisible en ne respectant pas la norme de diligence imposée par la loi. Le comportement du demandeur ne sera pertinent que dans la mesure où l'on peut démontrer, selon les principes établis susmentionnés, que le demandeur a contribué ou délibérément acquiescé au préjudice qu'il a subi; autrement, son comportement n'est pas pertinent, à moins que l'action du demandeur ne fasse partie du groupe limité des demandes exclues décrites plus haut. Aucune des propositions susmentionnées ne change quoi que ce soit au fait que le dédommagement obtenu de bon droit par le demandeur découle non du caractère de sa conduite, illégale ou autre, mais plutôt du préjudice qu'il a subi par suite de la négligence du défendeur. Il n'obtient que la valeur, ou l'équivalent, des préjudices qu'il a subis par la faute d'autrui. Il ne retire rien du fait qu'il avait adopté une conduite illégale.

Il peut y avoir des cas où il faudrait invoquer le principe ex turpi causa pour empêcher, dans une action en responsabilité délictuelle, une indemnisation n'appartenant pas à la catégorie du profit tiré d'un acte illégal. Selon le professeur Weinrib, loc. cit., le moyen de défense ex turpi causa peut justement être invoqué pour empêcher [traduction] «l'affaiblissement du droit pénal», ou comme [traduction] «moyen d'échapper aux conséquences du droit pénal»: aux pp. 52 et 53. Il cite l'exemple du cambrioleur qui, pris sur le fait par suite de la négligence de son complice, est condamné à une amende. Selon lui, cette personne devrait être déboutée de toute demande de dommages‑intérêts intentée contre son complice au sujet de l'amende. Selon Weinrib, ce résultat pourrait être justifié soit par le principe selon lequel un criminel n'a aucune obligation envers un autre criminel, soit pas le recours à la maxime ex turpi causa non oritur actio. Il ajoute, à la p. 51:

[traduction] Peu importe la façon dont elle est exprimée, peu de gens trouveraient à redire à cette conclusion. B a délibérément choisi de contrevenir au droit pénal en tentant de commettre un cambriolage, et il doit en subir les conséquences. La condamnation et la détermination de la peine par une cour pénale est le moyen retenu par la loi pour faire assumer à B la responsabilité de ses actes. L'évaluation de la peine est en grande partie, mais non exclusivement, une réaction au processus décisionnel du criminel, et elle reflète à la fois l'aspect répréhensible de la décision du criminel d'agir comme il l'a fait et une dose suffisante de réprimande pour l'influencer dans les choix qu'il fera à l'avenir. Il serait absolument insensé de permettre à B d'utiliser le mécanisme de répartition des pertes du droit de la responsabilité délictuelle pour éviter les conséquences mêmes que lui a infligées le droit pénal pour sa conduite intentionnellement coupable. [Je souligne.]

Voir aussi les faits semblables qui ont été examinés dans l'arrêt Colburn c. Patmore (1834), 1 C.M. & R. 73, 149 E.R. 999 (Éch.)

Si cet exemple ne peut s'expliquer sous l'angle du profit, puisqu'il s'agissait d'une demande de remboursement d'une amende, il s'harmonise avec ce que j'ai appelé le motif plus fondamental qui sous‑tend le moyen de défense ex turpi causa et qui est fondé sur la nécessité de préserver la cohérence interne du droit afin d'assurer l'intégrité du système de justice. Il s'agit encore une fois d'une situation où l'attribution de dommages‑intérêts en matière délictuelle équivaudrait à donner d'une main ce que l'on retire de l'autre. On pourrait encore une fois dire que faire droit à cette demande aurait pour effet de créer [traduction] «une faille intolérable dans l'unité conceptuelle du droit».

Il existe une importante jurisprudence à l'appui de la proposition voulant que la préservation de l'intégrité du système de justice soit le vrai fondement du moyen de défense de l'illégalité lié à la maxime ex turpi causa non oritur actio. Mon collègue le juge Sopinka a ainsi décrit le fondement de ce moyen de défense dans l'arrêt Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, à la p. 316:

Mon collègue mentionne les propos du juge Estey selon lesquels il est rare que cette maxime ait été appliquée pour rejeter une action délictuelle. Ces derniers temps, son utilisation a été beaucoup moins fréquente. Les tribunaux ont adopté une conception moins rigide de son objet. On insiste maintenant sur la protection de l'administration de la justice contre la déconsidération qui pourrait résulter de l'approbation d'une opération qu'un tribunal ne saurait permettre.

Le juge Cory ne nie pas l'importance que représente l'intégrité du système de justice comme fondement de ce moyen de défense. Il prétend toutefois, à la p. 000, que ce fondement peut être trop large puisqu'il est difficile dans bon nombre de cas d'établir une distinction entre ce que Ford, infra, appelle [traduction] «l'indignation du public et celle de la seule magistrature», et il reprend l'avertissement de Ford selon lequel [traduction] «il ne faudrait pas confondre indignation morale et ordre public». Il souligne par ailleurs que des dommages‑intérêts ont à bon droit été accordés dans nombre d'actions en responsabilité délictuelle où la conduite des demandeurs pouvait paraître répréhensible aux juges. Il me semble que la forme étroite de fondement que j'ai élaborée, qui découle de la nécessité de prévenir l'incohérence interne du droit, n'appelle pas cette critique. Ce n'est pas l'indignation du juge qui entre en jeu, mais plutôt un souci de cohérence dans le système juridique qu'il applique.

J'ajoute un commentaire sur le critère de «l'entreprise criminelle conjointe» qui a parfois été invoqué comme condition de l'application de la maxime ex turpi causa à titre de moyen de défense: voir Tomlinson c. Harrison, [1972] 1 O.R. 670, et Tallow c. Tailfeathers, précité. D'autres tribunaux ont refusé d'adopter cette exigence, en faisant valoir qu'elle donnait lieu à un [traduction] «résultat paradoxal» et anormal: voir par exemple les commentaires du juge Lambert dans Betts c. Sanderson Estate, précité, à la p. 12. Lorsque la règle ex turpi causa est perçue comme fondée sur la nécessité de maintenir l'intégrité de notre système de droit, il devient évident qu'il n'y a pas de raison d'insister pour que le demandeur et le défendeur soient tous deux impliqués dans l'activité criminelle ou immorale pour que la règle s'applique.

Je conclus que le droit de la responsabilité délictuelle doit comprendre un principe qui habilite les juges à débouter le demandeur lorsque l'attribution des dommages‑intérêts réclamés nuirait à l'intégrité du système de justice. Il s'agit d'un pouvoir limité dont l'application ne se justifie que lorsque la décision de faire droit à la demande introduirait une incohérence dans le droit, en permettant au demandeur soit de tirer profit d'un acte illégal ou fautif, soit d'échapper à une sanction pénale. Son application ne se justifie pas lorsque le demandeur cherche uniquement à être dédommagé pour des lésions corporelles découlant de la négligence du défendeur. J'aborderai maintenant la question de la forme que devrait revêtir ce principe.

b)Comment assurer le mieux possible la protection de l'intégrité du système judiciaire

Mon collègue le juge Cory suggère de supprimer le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio. Il propose qu'on lui substitue un pouvoir en vertu duquel les tribunaux pourraient rejeter la demande, en raison de la conduite fautive du demandeur, en concluant à l'inexistence d'une obligation de diligence. Ce pouvoir serait exercé conformément au deuxième volet du critère établi dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, tel qu'il a été approuvé et reformulé par notre Cour dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Dans cette optique, la conduite illégale ou immorale du demandeur peut constituer une raison de principe permettant de conclure que le défendeur n'avait aucune obligation de diligence à l'égard du demandeur.

Une variante de cette démarche a été adoptée en Australie, dans l'arrêt Gala c. Preston, précité, aux pp. 251 à 255, et par la Cour d'appel anglaise, dans l'arrêt Pitts c. Hunt, précité, aux pp. 355, 356 et 358. Selon cette position, il n'y aurait pas lieu de reconnaître une obligation lorsqu'il est impossible ou inopportun pour un tribunal d'établir une norme de diligence susceptible de régir la conduite en cause. Il est reconnu qu'il n'existe en droit aucune raison a priori pour empêcher que subsiste une obligation entre des criminels ou des auteurs de fautes. Toutefois, certaines affaires comportent des circonstances à ce point «spéciales et exceptionnelles» que le tribunal est dans l'impossibilité, par souci de bonne conscience ou autrement, d'examiner la norme de diligence nécessaire pour fonder l'obligation de diligence dans un cas particulier. Contrairement à la position adoptée par le juge Cory, la possibilité même que naisse une obligation de diligence, n'est pas niée; le tribunal refuse plutôt d'aborder la question de l'existence d'une telle obligation.

Avec égards, je ne suis pas convaincue que l'on gagne vraiment à remplacer le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio par un pouvoir judiciaire discrétionnaire permettant d'annuler ou de refuser d'établir l'obligation de diligence. Axer l'analyse sur l'obligation n'apporte aucun éclaircissement nouveau sur la question fondamentale de savoir quand les tribunaux devraient être habilités à débouter le demandeur de son action en responsabilité délictuelle en raison de sa conduite immorale ou illégale. Cela entraîne en outre une série de nouveaux problèmes. En dernière analyse, je crains que ce pouvoir suscite plus de problèmes que le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio.

Je noterai d'abord que la position fondée sur l'obligation, telle qu'elle est formulée par le juge Cory, n'épuise pas complètement le sens que nous donnons au principe ex turpi causa lorsque nous l'invoquons. Si ce que j'ai dit plus haut est juste, le principe ex turpi causa s'emploie le plus naturellement comme moyen de défense puisque sa fonction est d'empêcher ce qui, s'il ne jouait aucun rôle, constituerait une cause d'action complète. La responsabilité civile délictuelle découle de la relation entre le prétendu auteur du délit et le demandeur lésé. Par ailleurs, le pouvoir du tribunal de refuser l'indemnisation lorsque celle‑ci minerait la cohérence du système juridique constitue un motif indépendant de cette relation. Il est important, ne serait‑ce que pour des raisons de clarté conceptuelle, que la règle ex turpi causa soit employée, dans les rares cas où son application se justifie, comme moyen de défense permettant de faire échec à des actions en responsabilité délictuelle auxquelles il serait autrement fait droit, parce que c'est ce qui exprime le mieux ce qui est décidé en réalité. Les tribunaux expriment clairement que le défendeur a mal agi en causant un préjudice par sa négligence. Ils expriment clairement en outre que la responsabilité de la faute est écartée uniquement parce que le souci de l'intégrité du système juridique a préséance sur la nécessité de faire assumer sa responsabilité au défendeur.

L'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), source de notre droit moderne de la responsabilité délictuelle et du concept d'obligation qui le sous‑tend, exige que l'on fasse preuve de diligence raisonnable à l'égard de tous les voisins. Cet arrêt ne dit pas que l'obligation n'est due qu'à l'égard des voisins qui ont agi dans le respect de la morale et de la loi. Contrairement à l'equity qui exige que le demandeur ait eu une attitude irréprochable, le droit de la responsabilité délictuelle n'exige pas que le demandeur justifie d'un certain caractère moral pour pouvoir intenter une action en justice. L'obligation de diligence s'applique à l'égard de toutes les personnes raisonnablement susceptibles d'être victimes d'une conduite négligente.

Les considérations de principe n'ayant aucun lien avec les règles juridiques qui régissent la relation entre les parties à une action n'ont généralement pas été examinées pour déterminer l'existence d'une obligation de diligence. Cela s'explique par le fait que la justice que cherche à rendre le droit de la responsabilité délictuelle se limite aux parties à l'instance particulière; le tribunal agit à la demande de la partie lésée afin de corriger le préjudice causé par un défendeur en particulier: voir Ernest J. Weinrib, «The Special Morality of Tort Law» (1989), 34 R.D. McGill 403, à la p. 408.

La relation qui existe entre le demandeur et le défendeur et qui entraîne leurs droits et responsabilités respectifs découle d'une obligation fondée sur les conséquences prévisibles d'un préjudice. Puisque c'est ce qui importe, la légalité ou la moralité de la conduite du demandeur est un motif extrinsèque. Dans les rares cas où le souci de l'administration de la justice exige que l'on tienne compte du motif extrinsèque que constitue la conduite du demandeur, il me semble qu'il serait préférable de l'employer comme moyen de défense plutôt que de risquer de fausser la notion de l'obligation de diligence du défendeur à l'endroit du demandeur.

On pourrait prétendre que la règle australienne évite ces problèmes en reconnaissant qu'une obligation de diligence, même si elle peut exister par ailleurs, ne peut être invoquée parce qu'il est devenu impossible ou inopportun d'examiner la demande du fait de la conduite des parties. En d'autres termes, la règle ne nie pas qu'une obligation puisse naître de la relation entre les parties, mais elle empêche simplement le demandeur de l'invoquer. La High Court d'Australie évite ainsi d'entrer en conflit avec le principe qu'elle a énoncé dans des arrêts antérieurs: nul ne devient caput lupinum ou déchu de ses droits au regard du droit civil du seul fait qu'il a commis un acte illégal: Henwood c. Municipal Tramways Trust (1938), 60 C.L.R. 438, à la p. 466. En dernière analyse toutefois, cette notion selon laquelle les tribunaux ne peuvent, dans certaines circonstances, déterminer l'existence d'une obligation de diligence a pour effet pratique d'écarter une obligation qui existerait par ailleurs et, partant, de déroger en substance au principe même que le tribunal cherche à appliquer, à savoir celui de ne pas prononcer la déchéance de certaines parties.

De plus, sur un plan plus pratique, on peut soulever l'objection suivante: pourquoi faut‑il adopter le procédé plutôt nouveau consistant à supposer une «incapacité» judiciaire à examiner la norme de diligence appropriée plutôt que de recourir à la notion par laquelle le droit a traditionnellement reconnu des motifs permettant d'écarter des demandes par ailleurs valides, à savoir la notion d'un moyen de défense à l'action?

Le droit de la responsabilité délictuelle reconnaît nombre de moyens de défense. Certains portent sur la relation entre les parties comme, par exemple, le moyen de défense volenti non fit injuria, l'acceptation du risque par le demandeur. D'autres par contre portent sur des questions sans rapport avec cette relation. On peut par exemple soulever des délais de prescription comme moyen de défense. Je ne vois aucune raison pour traiter différemment la maxime ex turpi causa. Comme un délai de prescription expiré, elle constitue un motif fondant le rejet d'une cause d'action qui aurait par ailleurs pu être établie.

Le débat n'est pas purement théorique. Il est des raisons pratiques qui portent à conclure que le principe ex turpi causa devrait servir de moyen de défense. J'en mentionnerai trois. Si le principe ex turpi causa intervient à l'étape de l'examen visant à établir l'existence d'une obligation de diligence, c'est au demandeur qu'il incombe de démontrer pourquoi il ne devrait pas être privé de son droit en raison de sa conduite. Il est reconnu que le demandeur a le fardeau d'établir qu'il a une cause d'action valide; s'il ne le fait pas, il s'expose à être déclaré irrecevable dans sa demande. Par conséquent, le demandeur dont la conduite serait censément immorale ou illégale pourrait être tenu de réfuter l'illégalité ou l'immoralité de sa conduite afin de maintenir son action et d'éviter un non‑lieu. Par contre, si le principe sert de moyen de défense, c'est au défendeur qu'incombe le fardeau de la preuve. Comme je l'ai mentionné, le pouvoir de refuser toute indemnisation du seul fait de la conduite immorale ou illégale du demandeur est un pouvoir exceptionnel qui s'exerce par dérogation aux principes généraux du droit de la responsabilité délictuelle applicables à tous les membres de notre société. De ce fait, il me semble que le fardeau d'établir les circonstances exceptionnelles devrait incomber au défendeur. Le demandeur ne devrait pas être tenu de réfuter l'existence et la pertinence de sa conduite illégale ou immorale; c'est plutôt au défendeur que devrait revenir la tâche de l'établir.

En deuxième lieu, la position fondée sur l'obligation de diligence est sans nuance et ne peut s'appliquer sélectivement à des chefs particuliers de dommages‑intérêts. Comme nous l'avons vu plus haut, il peut arriver qu'un chef de demande particulier, visant par exemple des dommages‑intérêts exemplaires ou des dommages‑intérêts pour futur manque à gagner, soit perçu comme une tentative pour tirer profit d'un acte illégal. Un autre chef de demande dans la même action, visant par exemple un dédommagement pour lésions corporelles, ne pourrait pas être jugé de la même manière. Si le principe ex turpi causa sert de moyen de défense, il est possible d'établir une distinction entre les deux chefs de demande. Par contre, s'il sert de facteur permettant de réfuter une obligation de diligence, il est impossible de traiter sélectivement les divers chefs de demande comme semble l'exiger la justice.

Enfin, la prise en considération de la conduite illégale ou immorale à l'étape de l'établissement d'une obligation de diligence soulève des problèmes de procédure. Un demandeur peut poursuivre à la fois en matière délictuelle et en matière contractuelle. Si la démarche suggérée par le juge Cory était adoptée, la conduite illégale ou immorale du demandeur pourrait être soulevée comme moyen de défense dans l'action en matière contractuelle; dans l'action en responsabilité délictuelle, cette même conduite serait un élément à prendre en considération pour établir l'existence d'une obligation de diligence. En d'autres termes, en matière contractuelle, il incomberait au défendeur de prouver la pertinence de la conduite du demandeur; en matière délictuelle, c'est au demandeur qu'incomberait le fardeau de réfuter la pertinence de sa conduite. La confusion qui en résulterait compliquerait inutilement la tâche du juge du procès et des parties.

Ces considérations me portent à conclure que le pouvoir important mais limité des tribunaux d'empêcher toute indemnisation, dans une action délictuelle, du fait de la conduite illégale ou immorale du demandeur convient mieux comme moyen de défense que comme facteur servant à établir l'existence d'une obligation de diligence.

II. Application aux faits de l'espèce

La règle ex turpi causa non oritur actio s'applique à bon droit en matière délictuelle lorsque son emploi est nécessaire pour préserver la cohérence interne du droit. Ce problème se pose habituellement lorsqu'un demandeur cherche vraiment à tirer profit de sa conduite illégale, ou lorsque le dédommagement demandé constituerait un moyen d'échapper à une sanction pénale. Il n'y a pas lieu de refuser la réparation demandée par l'appelant puisque ces motifs ne s'appliquent pas en l'espèce. L'appelant demande un dédommagement pour les blessures qu'il a subies. Ce dédommagement peut être réduit dans la mesure de sa négligence contributive, mais il ne peut lui être complètement refusé du seul fait de sa conduite déshonorante ou criminelle.

III. Dispositif

Je partage le point de vue de mon collègue le juge Cory sur la question de la négligence contributive de l'appelant et sur le partage de la responsabilité. Je suis d'avis de trancher le litige comme il le propose.

Version française des motifs rendus par

//Le juge Sopinka//

Le juge Sopinka (dissident) — J'ai eu l'occasion de lire les motifs de mes collègues les juges Cory et McLachlin et, bien que je convienne que le moyen de défense ex turpi causa ne s'applique pas, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et l'action sur le fondement que le demandeur n'a pas démontré que le défendeur avait à son égard une obligation de diligence dans les circonstances.

Il existe deux positions relativement à la naissance de nouvelles catégories de responsabilité en droit relatif à la négligence. Il y a d'abord la position plus traditionnelle selon laquelle des nouvelles catégories sont créées graduellement par l'élargissement de la responsabilité dans un cas particulier par analogie avec les catégories existantes. L'autre position, qui a été formulée par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, comporte deux volets. Selon le premier, il existe à première vue une obligation de diligence générale fondée sur le caractère prévisible du dommage. Suit l'application d'un second volet visant à déterminer s'il y a une raison de principe valable pour laquelle l'obligation devrait être supprimée ou limitée. La position traditionnelle a été affirmée de nouveau par le juge Brennan dans l'arrêt Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1, et adoptée par la Chambre des Lords dans l'arrêt Caparo Industries p.l.c. v. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568, à la p. 574:

[traduction] À mon avis, nous devons maintenant reconnaître la sagesse des commentaires du juge Brennan de la High Court d'Australie dans l'arrêt Sutherland Shire Council c. Heyman [. . .], aux pages 43 et 44:

À mon sens, il est préférable que les tribunaux élaborent graduellement de nouvelles catégories de négligence par analogie aux catégories établies, plutôt que d'élargir considérablement la portée d'une obligation prima facie de diligence dont les limites ne seraient établies qu'au moyen d'indéfinissables «facteurs susceptibles de supprimer l'obligation ou d'en réduire la portée ou de restreindre la catégorie de personnes qui en seraient les créancières».

Cette position a été de nouveau affirmée par la Chambre des Lords dans l'arrêt Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398, à la p. 461.

Notre Cour s'est fondée sur les deux positions. La position adoptée dans l'arrêt Anns a été appliquée pour traiter de la responsabilité de l'administration publique alors que la position traditionnelle a été préférée pour traiter de nouvelles catégories de responsabilité relative aux particuliers. Par conséquent, l'arrêt Anns a été appliqué dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, et dans l'arrêt Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, mais la position traditionnelle a été suivie dans les arrêts Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239 et Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186.

À mon avis, suivant l'une ou l'autre position le défendeur n'avait, en l'espèce, aucune obligation de diligence. J'examinerai cette question, d'abord sur le fondement de la position traditionnelle et ensuite sur le fondement de la position adoptée dans l'arrêt Anns.

L'application de la position traditionnelle comporte un examen des principes énoncés dans les arrêts Jordan House et Sundance pour déterminer s'ils peuvent être élargis de manière à conclure à la responsabilité en l'espèce. Dans ces affaires comme dans la présente, on a cherché à déterminer si la responsabilité était fondée sur le défaut d'agir par opposition à une conduite active. En d'autres termes, il a été allégué que le défendeur avait omis de veiller à la sécurité du demandeur alors qu'il aurait dû le faire. Dans les circonstances, la common law exigeait des circonstances spéciales qui créaient une obligation d'agir. Le bon Samaritain mérite l'estime de tous parce que la loi ne l'obligeait pas à agir comme il l'a fait et il n'aurait pas été tenu civilement responsable s'il s'était détourné comme l'ont fait le lévite et le prêtre.

Dans l'arrêt Jordan House, la Cour a examiné la responsabilité du propriétaire d'un hôtel dont les employés ont expulsé un client à qui ils avaient servi beaucoup de bière avant de le laisser sur une route très fréquentée tout en sachant qu'il n'était pas en mesure d'assurer sa propre sécurité. Le juge Laskin, plus tard Juge en chef, qui a rédigé l'arrêt au nom de la majorité (avec l'appui des juges Ritchie et Judson qui ont rédigé des motifs distincts concordant quant au résultat) a dit, aux pp. 247 et 248:

Si la seule participation de l'hôtel avait consisté à fournir la bière consommée par Menow, il serait difficile de lui imputer une responsabilité en common law pour les blessures subies par Menow après qu'on l'eut mis à la porte de l'hôtel.

Les circonstances spéciales qui ont créé l'obligation étaient l'existence de rapports d'invitant à invité et le degré de contrôle exercé par le défendeur. À la p. 248, le juge Laskin a poursuivi:

L'hôtel, cependant, n'était pas dans la situation d'une personne quelconque en présence d'un homme en état d'ébriété qui semble incapable de se diriger où il veut. Ses rapports avec Menow, qui était un de ses clients, étaient des rapports de personne invitante à personne invitée et, par ses employés, il était au courant de l'état d'ébriété de Menow, état que, d'après les conclusions du juge de première instance, il a aggravé en contravention des lois applicables sur les permis de vente d'alcool et sur la régie des alcools.

Le juge Laskin a conclu que l'imputation d'une responsabilité était analogue à la conclusion de responsabilité dans l'arrêt Dunn c. Dominion Atlantic Railway Co. (1920), 60 R.C.S. 310, où il a été jugé qu'une société ferroviaire avait manqué à une obligation de diligence à l'égard d'un passager lorsqu'elle l'a fait descendre à une gare non éclairée en raison de son comportement indiscipliné et de son état d'ébriété.

Dans l'arrêt Sundance, le juge Wilson a conclu que c'était un prolongement logique et inévitable des arrêts Dunn et Jordan House que d'imputer la responsabilité à l'exploitante d'un centre de ski qui a permis à un client en état d'ébriété de pratiquer un sport dangereux dans le centre de ski qu'elle exploitait. À la p. 1198, elle a dit:

La jurisprudence dans ce domaine me semble rendre cette conclusion inévitable. Lorsqu'une compagnie de chemin de fer expulse un passager en état d'ébriété de l'un de ses trains, elle a envers ce passager une obligation de diligence qui la force à prendre des mesures raisonnables pour veiller à ce qu'il ne subisse aucun préjudice (Dunn v. Dominion Atlantic Railway Co. [. . .]). De même, lorsqu'un hôtel expulse un client en état d'ébriété, il a envers le client une obligation de diligence qui lui impose de prendre certaines mesures pour s'assurer que ce dernier rentre chez lui en toute sécurité (Jordan House). Il semblerait a fortiori que lorsqu'un centre de ski organise une compétition sportive très dangereuse pour en tirer profit, il a une obligation de diligence envers les participants manifestement en état d'ébriété.

Je suis d'avis que la responsabilité en l'espèce n'est pas semblable à celle qui existait dans ces arrêts et n'en constitue pas un prolongement logique. Dans chacun des arrêts précédents, le défendeur a tiré un avantage commercial de la présence du demandeur sur le site de son exploitation. Dans les arrêts Jordan House et Sundance, il s'agissait de rapports d'invitant à invité. Dans l'arrêt Dunn, le rapport était celui d'un transporteur à l'égard d'un passager. Dans chacun de ces rapports, il y avait une obligation positive de prendre les mesures raisonnables pour assurer la sécurité des personnes qui ont été invitées à utiliser les installations ou à se trouver sur les lieux. Lorsque, par suite d'une utilisation excessive de certaines installations, le client devient un invité indésirable, il découlerait logiquement de cette obligation que le propriétaire ne peut pas simplement expulser l'invité, particulièrement lorsque ce dernier est devenu plus vulnérable aux blessures par suite de l'utilisation commerciale de ses installations. Dans l'arrêt Sundance, le demandeur a subi des blessures qui résultaient de l'activité dangereuse qu'il a pratiquée au centre de ski du propriétaire alors qu'il n'était pas en mesure d'y prendre part en raison d'une consommation excessive d'alcool.

La situation en l'espèce est tout à fait différente. Il n'y avait pas de rapports d'invitant à invité ni rien de semblable. Le défendeur n'a tiré aucun avantage commercial des activités du demandeur. Ils étaient tous les deux en état d'ébriété et aucun n'avait plus le contrôle de la situation que l'autre. À mon avis, les circonstances spéciales qui exigeaient la création d'une obligation de diligence positive dans les arrêts que j'ai examinés sont totalement absentes en l'espèce. Y appliquer la responsabilité n'équivaudrait pas à un élargissement graduel de responsabilité, mais plutôt à un changement radical.

J'arrive à la même conclusion en utilisant la position à deux volets établie dans l'arrêt Anns. Elle a été formulée par lord Wilberforce aux pp. 751 et 752:

[traduction] Les trois arrêts suivants de la présente cour -- Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562, Hedley Byrne & Co. Ltd. c. Heller & Partners Ltd., [1964] A.C. 465, et Dorset Yacht Co. Ltd. c. Home Office, [1970] A.C. 1004, ont établi le principe selon lequel, lorsqu'il s'agit de prouver qu'il existe une obligation de diligence dans une situation donnée, il n'est pas nécessaire de démontrer que les faits de cette situation sont semblables aux faits de situations antérieures où il a été jugé qu'une telle obligation existait. Il faut plutôt aborder cette question en deux étapes. En premier lieu, il faut se demander s'il existe, entre l'auteur allégué de la faute et la personne qui a subi le préjudice, un lien suffisamment étroit de proximité ou de voisinage pour que le manque de diligence de la part de l'auteur de la faute puisse raisonnablement être perçu par celui‑ci comme étant susceptible de causer un préjudice à l'autre personne — auquel cas il existe à première vue une obligation de diligence. Si on répond par l'affirmative à la première question, il faut se demander en second lieu s'il existe des motifs de rejeter ou de restreindre la portée de l'obligation, la catégorie de personnes qui en bénéficient ou les dommages qui peuvent découler de l'inexécution de cette obligation: voir l'affaire Dorset Yacht, [1970] A.C. 1004, lord Reid à la p. 1027.

Le second volet est rendu nécessaire par le fait que si la prévisibilité elle‑même était suffisante pour établir la responsabilité, la portée d'un tel critère serait trop grande. Par exemple dans les cas relatifs au défaut d'agir, il y aurait responsabilité quand il n'y a pas obligation d'agir. Par conséquent, le défendeur qui voit un étranger sur le point de tomber d'une falaise dont il connaît l'existence, mais dont l'étranger n'est pas au courant, serait tenu responsable pour avoir omis de donner un avertissement. Il ne s'agit que d'un exemple dans lequel il n'y a pas de responsabilité malgré la prévisibilité du préjudice. Aucun principe d'unification n'a été élaboré pour l'application du second volet. Qui plus est, compte tenu de son but de restriction de principe imposée à la grande portée de la présomption d'obligation de diligence créée par le premier volet, il peut être ni possible ni souhaitable de tenter de réduire ce volet à un seul principe d'unification.

Toutefois, certains principes ont été élaborés qui constituent des restrictions à l'obligation de diligence. Les règles ex turpi causa et volenti non fit injuria en sont des exemples. Elles ont toutes les deux été appuyées, du moins en partie, par renvoi au principe selon lequel dans les circonstances qui exigent leur application, le demandeur ne pourrait pas raisonnablement s'attendre à ce que le défendeur ait une obligation de diligence à l'égard de sa sécurité.

La politique de l'attente raisonnable a été appliquée à titre de facteur dans l'application générale du principe ex turpi causa. Par exemple, dans l'arrêt Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243, la High Court d'Australie a traité d'une demande de dommages‑intérêts résultant de lésions corporelles subies par un des deux jeunes gens impliqués dans un grave accident lors d'une balade dans une voiture volée. La cour, à la majorité, a résumé le raisonnement à l'appui de l'application du principe ex turpi causa dans le passage suivant, à la p. 254:

[traduction] Dans les circonstances spéciales et exceptionnelles en cause, les participants ne pouvaient pas raisonnablement s'attendre à ce que le conducteur du véhicule conduise selon les normes habituelles de compétence et de diligence.

Bien que la conduite des parties soit pertinente pour évaluer leur attente raisonnable, le fait que la conduite soit punissable en tant qu'infraction criminelle n'a peu ou pas de rapport avec ces attentes. À mon avis, l'attente raisonnable n'est pas le fondement approprié pour refuser une indemnisation en raison de la participation à une conduite criminelle. Le véritable fondement pour refuser l'indemnisation dans de telles circonstances est l'hésitation de la cour à aider les personnes impliquées dans une activité criminelle grave lorsqu'une telle assistance aurait un effet néfaste sur l'administration de la justice. J'ai adopté cette explication de la règle ex turpi causa dans l'arrêt Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, comme le souligne le juge Gonthier dans ses motifs. Je suis d'avis d'appliquer le même raisonnement en l'espèce et, sur ce fondement, de conclure que l'administration de la justice ne serait pas déconsidérée aux yeux du public si notre Cour prêtait assistance à l'appelant.

Même si l'absence d'attente raisonnable n'est pas le fondement approprié pour l'application du principe ex turpi causa, ce facteur est, par ailleurs, une considération de principe importante qui se rapporte à l'existence d'une obligation de diligence. Ce facteur, outre son influence qui a amené certains tribunaux à étendre la portée de la règle ex turpi causa, constitue le fondement du moyen de défense volenti non fit injuria.

Le moyen de défense volenti est un autre exemple d'une application de principe pour nier l'existence d'une obligation de diligence qui, normalement, s'appliquerait. Il a été sérieusement limité par des dispositions législatives en matière de partage de la responsabilité. Il ne s'applique maintenant que si le demandeur a, expressément ou implicitement, accepté le risque physique et juridique. Voir l'arrêt Sundance, précité, à la p. 1202. Lorsque cela se produit, il est évident que le demandeur ne peut s'attendre de la part du défendeur à une obligation de diligence sur laquelle fondée son action. Toutefois, cette situation n'élimine pas l'application du principe selon lequel on ne conclut pas à une obligation de diligence dans les circonstances où aucune partie n'aurait d'attente raisonnable relativement à une telle obligation. Dans d'autres circonstances, le principe sera appliqué et devrait l'être. Il n'en résulte pas que les restrictions imposées au moyen de défense volenti sont diminuées par l'application de la notion de responsabilité par des moyens détournés. Le passager qui accepte d'être conduit par un conducteur de toute évidence en état d'ébriété peut quand même avoir une attente raisonnable de diligence de sa part. Le principe ne serait pas appliqué pour écarter la responsabilité dans de telles circonstances. Habituellement, on conclut à la négligence contributive du passager, parce que les attentes qu'il a manifestées démontraient une absence de diligence à l'égard de sa propre sécurité. Toutefois, il se peut que les circonstances qui donnent lieu à une action soient telles que, même s'il consent à une activité qui peut quand même être exercée avec une diligence raisonnable, le demandeur ne peut raisonnablement s'attendre à bénéficier de diligence ni le défendeur à lui en manifester.

Il ressort de cette analyse des deux exemples que j'ai mentionnés, c'est‑à‑dire les règles ex turpi causa et volenti non fit injuria, qu'il existe un principe défini qui consiste à ne pas reconnaître d'obligation de diligence dans les circonstances où on ne peut s'attendre à ce qu'il y en ait. Le refus de l'existence d'une obligation de diligence peut être fondé sur une conduite criminelle, non pas parce qu'elle est criminelle, mais parce qu'il est possible de déduire de la conduite elle‑même, indépendamment de son caractère criminel, que la personne lésée n'avait aucune attente raisonnable de diligence. L'acceptation d'un risque de dommage susceptible d'entraîner le moyen de défense volenti est un autre exemple de ce principe. C'est un exemple dans lequel l'absence d'attente de diligence est explicitement démontrée par l'acceptation de la conduite même de laquelle l'obligation résulterait normalement. L'acceptation n'est qu'un exemple de la manière dont l'absence d'attente raisonnable peut être démontrée. Elle peut également être démontrée sur le fondement du rapport entre les parties et de leur conduite dans toutes les circonstances de l'affaire.

En l'espèce, le manquement allégué à l'obligation résulte du fait que le défendeur a autorisé le demandeur à conduire lorsque celui‑ci le lui a demandé. À mon avis, il serait extraordinaire de proposer que le demandeur a pu, quand il a fait la demande, s'attendre en même temps que le défendeur s'acquitte envers lui d'une obligation de diligence à l'égard de sa sécurité en rejetant sa demande. Il ne s'agit pas d'un cas où le demandeur est coupable de négligence contributive parce qu'il avait une telle attente, mais plutôt d'un cas où le demandeur n'avait pas une telle attente. Par conséquent, il ne s'agit pas d'un cas de partage de la responsabilité parce qu'il n'en existe aucune.

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Version française des motifs rendus par

//Le juge Gonthier//

Le juge Gonthier — J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs des juges Cory et McLachlin. Je partage leur avis quant à la façon de trancher le litige et conviens avec eux pour les motifs qu'ils exposent que, selon les faits de l'espèce, l'appelant avait une obligation de diligence et ne pouvait pas invoquer le moyen de défense ex turpi causa, qu'il soit considéré en tant que tel ou comme élément de l'ordre public. Je souscris également à leurs motifs pour autant qu'ils appuient une application restreinte et plus soigneusement circonscrite de ce moyen de défense dans les actions en responsabilité délictuelle. Malgré la confusion que ce moyen a pu engendrer dans le passé, le principe qui le sous‑tend est à mon sens valable et a un rôle important à jouer dans les circonstances limitées auxquelles il s'applique, pour peu qu'il soit bien compris à la lumière des exemples de son application correcte que donnent mes collègues et de leurs observations. Il traduit un aspect de l'ordre public dont la formulation la plus heureuse se trouve dans l'énoncé de son objet adopté par le juge Sopinka dans l'arrêt Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, à la p. 316, où il reprend le passage suivant tiré des motifs du juge Taylor dans l'arrêt Mack c. Enns (1981), 30 B.C.L.R. 337 (C.S.), à la p. 345:

[traduction] Aujourd'hui, la règle doit avoir pour objet de défendre l'intégrité du système juridique et la réputation que les tribunaux doivent avoir aux yeux des honnêtes citoyens.

Il s'agit certes là d'une déclaration qui peut être de grande portée mais cela tient à la nature du concept qu'elle exprime. Je vois dans les observations de mes collègues des guides utiles pour l'application du principe. Je ne crois cependant pas qu'il convienne d'établir a priori de façon exhaustive les circonstances ou les motifs particuliers justifiant d'y avoir recours.

Version française des motifs rendus par

//Le juge Cory//

Le juge Cory — Le présent pourvoi soulève trois questions auxquelles il faut apporter une réponse. En premier lieu, la personne qui a la garde et le contrôle d'un véhicule automobile a‑t‑elle à l'égard d'une autre personne dont les facultés sont manifestement affaiblies une obligation de diligence en vertu de laquelle elle serait tenue de lui refuser la permission de conduire le véhicule? En deuxième lieu, le prétendu principe de droit exprimé par la maxime ex turpi causa non oritur actio offre‑t‑il à l'intimé un moyen de défense complet dans la présente action? Enfin, le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans le partage de la responsabilité en l'espèce?

Les faits

L'intimé Hebert était propriétaire de ce qu'il a décrit comme une voiture au moteur gonflé. Il l'a déjà conduite à des vitesses excédant 200 km/h. Il ne fait aucun doute que cette automobile avait un charme séducteur irrésistible pour les jeunes gens de tout âge. Un vendredi soir de juillet 1986, l'intimé s'est rendu à une fête au volant de son automobile. L'appelant Hall, que l'intimé connaissait, y était aussi invité. C'est à pied que ce dernier s'est rendu à la fête, et par ce moyen qu'il avait l'intention de retourner chez lui à la fin de la soirée.

L'intimé Hebert a reconduit son amie chez elle vers minuit. Celle‑ci a déclaré en preuve qu'il ne paraissait pas ivre à ce moment. Hebert est ensuite retourné à la fête, avec une caisse de bière dans le coffre arrière de sa voiture. Il ne fait aucun doute que Hebert a consommé plusieurs bières au cours de la fête. Il savait aussi que l'appelant avait consommé au moins huit ou neuf bières au moment où la fête s'est terminée, vers 1 h 30. De toute façon, l'intimé a invité l'appelant à l'accompagner et les deux jeunes gens se sont dirigés en automobile vers un terrain de base‑ball. L'intimé a alors sorti du coffre de son automobile six bouteilles de bière qu'il a partagées avec l'appelant.

Après avoir bu les six bouteilles de bière, l'intimé et l'appelant son passager se sont rendus en automobile jusqu'au chemin Graveyard. Cette route est une voie secondaire de gravier qui conduit, quelques centaines de pieds plus loin, à un plan incliné. Elle n'était pas éclairée et, fait plus important encore, elle donnait abruptement d'un côté sur une carrière de gravier. La route était si cahoteuse que les clefs se sont dégagées du contact et, par la suite, le moteur a calé. Les jeunes gens ne purent retrouver les clefs de l'automobile. L'intimé a conclu que la voiture ne pouvait être remise en marche que par un «démarrage en côte». Il a donc fait reculer l'automobile une partie de la route, pour l'orienter ensuite vers le bas de la côte. Il était environ 3 h. C'est à ce moment que l'appelant a demandé s'il pouvait conduire, et que l'intimé lui a répondu [traduction] «Oui, bien sûr».

L'appelant au volant, ils ont tenté un démarrage en côte. Peut‑être parce qu'il a donné trop d'accélération, l'appelant a perdu la maîtrise du véhicule, qui a quitté la route pour s'engager sur la pente raide menant à la carrière de gravier et capoter. Les deux jeunes gens ont pu quitter à pied les lieux de l'accident et se rendre à la maison d'une connaissance, qui les a décrits tous deux comme ivres à ce moment. On a découvert par la suite que l'appelant avait subi d'importantes blessures à la tête.

Au moment de l'accident, l'intimé savait que l'appelant avait consommé 11 ou 12 bouteilles de bière, dont trois dans l'heure précédant l'accident. Il ne le considérait pourtant pas comme ivre. Il faut toutefois reconnaître que ses critères pour déterminer si une personne était capable de conduire son automobile étaient à tout le moins très larges. Selon lui, une personne était en mesure de conduire son automobile tant qu'elle n'était pas ivre au point de ne plus pouvoir se tenir debout ou de voir double. Ainsi, même s'il savait la quantité de bière que l'appelant avait consommée, il ne le considérait pas comme inapte à conduire son automobile. Selon l'intimé, l'appelant n'avait jamais conduit son automobile auparavant, mais celui‑ci prétend l'avoir fait à une occasion. Même si les deux jeunes gens avaient l'habitude de conduire sur des routes de gravier, l'intimé savait que le chemin Graveyard n'était pas éclairé, qu'il était incliné et qu'il donnait d'un côté sur une carrière de gravier. L'intimé savait qu'en démarrant sa voiture à moteur gonflé en côte sur une route de gravier, il risquait fort, même dans les meilleures conditions, de donner trop d'accélération, d'emballer le moteur, rendant la voiture difficile à maîtriser.

Les juridictions inférieures

La Cour de première instance

Selon le juge de première instance, en dépit du fait que l'appelant conduisait son automobile, l'intimé pouvait toujours être tenu responsable pour négligence puisqu'il [traduction] «avait l'obligation fondamentale de demeurer suffisamment sobre pour conserver son aptitude à conduire ou son aptitude à déterminer l'aptitude à conduire ou la compétence de [l'appelant] ou de toute autre personne avant de lui confier la garde et la maîtrise de sa voiture.» Il a estimé que l'intimé avait fait preuve de négligence en concluant que l'appelant était en mesure de conduire et en lui permettant de conduire sa voiture sur une route de gravier non éclairée et difficile.

Au procès, l'intimé a soulevé le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio en prétendant que les deux parties prenaient toutes deux part à une entreprise criminelle et que, partant, il ne pouvait être tenu responsable. Le juge de première instance a conclu que le seul fait d'accepter une randonnée en sachant que les facultés du conducteur sont affaiblies ne constituait pas une entreprise commune. Selon lui, la seule entreprise conjointe des parties était la consommation d'alcool dans un endroit public, en contravention avec la loi provinciale sur les boissons alcoolisées. Il a estimé que cette activité avait pris fin bien avant que l'appelant ne prenne le volant de la voiture. Il a conclu qu'il n'existait aucun lien entre l'illégalité de la consommation d'alcool dans un endroit public et les actions subséquentes de l'intimé qui ont donné lieu à l'accident. Il a en outre affirmé qu'une contravention à la loi sur les boissons alcoolisées n'était pas un délit moral à ce point grave que la cour doive rejeter la demande de réparation présentée par l'appelant.

En ce qui a trait au partage de la responsabilité, il a conclu que l'intimé avait une plus grande part de responsabilité que l'appelant dans l'accident, et établi à 75 pour 100 la part de négligence de l'intimé et à 25 pour 100 celle de l'appelant.

La Cour d'appel (1991), 53 B.C.L.R. (2d) 201

La Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté par l'intimé. Elle a estimé, à la majorité, que le propriétaire intimé n'avait pas d'obligation de diligence à l'égard de l'appelant et que, partant, ce dernier (à la p. 206) [traduction] «ne pouvait pas lui réclamer des dommages‑intérêts».

Le juge Gibbs, au nom de la majorité, a conclu que le principe ex turpi causa non oritur actio était applicable et que l'action pouvait aussi être rejetée pour ce motif. Selon lui, à la p. 210, [traduction] «tant que la Cour suprême du Canada ne se sera pas prononcée sur cette question, on peut difficilement douter que le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio s'applique dans cette sorte d'action». Il est allé plus loin en déterminant que l'application de ce principe ne dépendait pas de l'existence d'une entreprise criminelle conjointe; selon lui, on pouvait plutôt invoquer ce moyen de défense chaque fois que la conduite du demandeur à l'origine de la demande est à ce point entachée de criminalité ou d'immoralité coupable que, pour des motifs d'ordre public, la cour ne l'aidera pas à obtenir un dédommagement. Il a écrit, aux pp. 210 et 211:

[traduction] Par conséquent, dans la mesure où l'arrêt Funk c. Clapp [(1986), 35 B.C.L.R. (2d) 222] ou l'arrêt Betts c. Sanderson Estate [(1988), 31 B.C.L.R. (2d) 1] amène à conclure que ce moyen de défense se limite aux affaires où il existe une entreprise criminelle conjointe ou ne s'applique qu'aux contrats, ni l'un ni l'autre ne devrait plus être accepté comme l'expression adéquate du droit en vigueur dans cette province. . .

En outre, l'affirmation, à la p. 233 de l'arrêt Funk c. Clapp, portant que la règle ex turpi causa ne s'applique plus lorsque des dispositions législatives sur le partage de la responsabilité englobent à la fois la «faute» ou la «conduite» en plus de la «négligence», et citant avec approbation la décision Lewis c. Sayers, [1973] O.R. 591, [. . .] ne peut plus être considérée comme l'expression adéquate de l'état du droit dans cette province.

Dans ses motifs de dissidence, le juge Southin a conclu que le principe ex turpi causa n'a pas sa place en droit de la responsabilité civile délictuelle. Elle a toutefois estimé que l'intimé n'avait aucune obligation de diligence à l'égard de l'appelant en l'espèce. Elle écrit, à la p. 216:

[traduction] Je conclus que la personne qui, alors que ses facultés sont affaiblies, conduit le véhicule automobile appartenant à une autre personne et qui s'inflige ainsi des blessures ne peut réclamer des dommages‑intérêts à cette autre personne du seul fait que celle‑ci avait, dans les circonstances, l'obligation de ne pas lui permettre de commettre le crime par lequel elle s'est infligé des blessures.

Analyse

Pour pouvoir déterminer quel rôle, le cas échéant, la règle ex turpi causa devrait jouer dans des actions en responsabilité délictuelle, il est nécessaire d'examiner brièvement la nature du délit civil, de même que l'histoire et l'évolution du droit de la responsabilité délictuelle.

L'essence et le but du droit de la responsabilité délictuelle

Il est difficile de définir la nature d'un délit. En fait, l'un des plus grands auteurs dans ce domaine, W. L. Prosser, a exprimé l'avis qu'on ne devrait pas chercher à le faire. Il est peut‑être plus facile de commencer par dire ce qu'un délit n'est pas. Un délit n'est pas un crime. Même si le droit pénal et le droit de la responsabilité délictuelle ont les mêmes sources, ils constituent aujourd'hui des réalités bien distinctes et différentes. Le droit pénal vise à assurer la sécurité des citoyens de l'État. Il tente de définir la conduite que la société juge répugnante et, partant, qu'il est nécessaire de sanctionner. Les personnes qui commettent des crimes sont poursuivies par l'État et sont passibles de peines qui reflètent la répugnance de l'État ou de la société à l'égard de chaque crime particulier.

Le droit de la responsabilité délictuelle n'est pas non plus de nature contractuelle. Le droit des contrats vise à faire appliquer les droits découlant d'un accord par lequel les parties ont accepté volontairement de s'engager. Le droit des contrats vise à faire respecter expressément les modalités de l'accord ou à accorder une réparation en cas d'inexécution. Le droit de la responsabilité délictuelle ne peut non plus être rangé sous la rubrique des réparations quasi contractuelles. Ce recours vise à empêcher l'enrichissement sans cause qui pourrait se produire, par exemple en cas de versement d'une somme d'argent par erreur.

Le droit de la responsabilité délictuelle embrasse un domaine beaucoup plus vaste que celui du droit contractuel ou quasi contractuel. Il offre à la personne qui a subi un préjudice découlant de la conduite fautive d'autrui un moyen d'obtenir réparation, habituellement sous forme de dommages‑intérêts. Il peut s'étendre aux dommages‑intérêts pour lésions corporelles subies, par exemple, dans un accident de la route ou par suite d'une chute dans des lieux dangereux. Il peut viser les dommages matériels, ou encore accorder une réparation pour atteinte à la réputation d'une entreprise ou d'un produit. Il peut accorder des dommages‑intérêts pour atteinte à l'honneur dans des cas de diffamation ou de libelle. L'un des principaux buts du droit de la responsabilité délictuelle est de dédommager les personnes qui subissent un préjudice par suite des actes d'autrui. W. L. Prosser décrit de la façon suivante le but du droit de la responsabilité délictuelle, dans Handbook of the Law of Torts (4e éd. 1971), à la p. 6, en citant Cecil A. Wright, «Introduction to the Law of Torts» (1944), 8 Cambridge L.J. 238:

[traduction] . . . en résumé, dans l'accomplissement de toutes les choses dont la vie moderne est composée — il y a nécessairement des pertes ou des préjudices de toutes sortes qui découlent des activités d'autrui. Le but du droit de la responsabilité délictuelle est de répartir ces pertes et de réparer les préjudices que subit un individu par la faute d'un autre.

Dans son ouvrage La responsabilité civile délictuelle (4e éd. 1988), Allen M. Linden le décrit de la façon suivante, à la p. 3:

Le droit de la responsabilité délictuelle joue, d'abord et avant tout, un rôle réparateur. Le demandeur qui a gain de cause reçoit une somme d'argent à titre de réparation des préjudices financier et moral qu'il a subis par la faute du défendeur.

Même si la réparation demeure le but principal du droit de la responsabilité civile délictuelle, il convient de souligner qu'il est possible dans certains cas d'accorder des dommages‑intérêts alourdis ou exemplaires en guise de punition ou à des fins de dissuasion. Les actions en responsabilité délictuelle jouent un rôle lénifiant pour la victime et peuvent servir à instruire le public tout comme les producteurs et les fabricants relativement aux dangers que comporte l'utilisation de certains produits ou procédés.

L'obligation de diligence et l'ordre public

À quelles conditions peut‑on faire droit à une demande de dommages‑intérêts dans une action en responsabilité délictuelle fondée sur le délit de négligence? Le tribunal doit d'abord déterminer si le défendeur avait une obligation de diligence à l'égard du demandeur. L'existence d'une telle obligation est absolument nécessaire pour qu'un manquement à cette obligation entraîne le versement d'une réparation ou de dommages‑intérêts. L'expression classique de l'obligation de diligence figure dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562, aux pp. 580 et 581. On y explique qu'une obligation de diligence naît pour le défendeur lorsqu'il y a risque, du fait de ses actes, de porter préjudice à une personne avec laquelle il a un lien juridique suffisamment étroit pour entraîner une telle obligation. Pour établir la notion de «lien juridique étroit» il faut déterminer si le défendeur aurait pu raisonnablement prévoir le risque de préjudice. Il est reconnu que dans certains cas, même si elle n'a pas prévu le préjudice, la personne en cause aurait raisonnablement dû le faire. Elle est alors jugée responsable pour négligence.

Toutefois, la prévisibilité ne serait pas en soi le seul élément qui permette de déterminer l'existence d'une obligation de diligence. Dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, la Chambre des Lords a examiné l'importance de considérations autres que la prévisibilité et le lien étroit, et établi un critère à deux volets pour trancher. Notre Cour a adopté ce critère dans l'arrêt Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Dans cette affaire, le juge Wilson, s'exprimant au nom de la majorité, a reformulé de la façon suivante le critère énoncé par lord Wilberforce dans l'arrêt Anns, précité, aux pp. 10 et 11:

1)y a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties [. . .] pour que les autorités aient pu raisonnablement prévoir que leur manque de diligence pourrait causer des dommages à la personne en cause? Dans l'affirmative,

2)existe‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

Notre Cour a récemment confirmé de nouveau à la fois son adoption de la norme énoncée dans l'arrêt Anns et la reformulation qu'en a donnée le juge Wilson, dans l'arrêt London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299.

Lorsqu'il est appelé à déterminer l'existence d'une obligation de diligence, le tribunal doit évidemment tenir compte de toutes les circonstances entourant la faute alléguée. Cela comprend un examen des faits qui sont pertinents pour chaque espèce. La règle du stare decisis signifie que tous les autres justiciables dont la situation est la même que celle du demandeur et du défendeur dans l'espèce seront aussi touchés. C'est là une des raisons pour lesquelles les tribunaux doivent tenir compte de l'ordre public. Cela a été reconnu clairement et franchement pour la première fois dans les opinions incidentes de lord Denning dans l'arrêt Dorset Yacht Co. c. Home Office, [1969] 2 Q.B. 412, à la p. 426:

[traduction] Il s'agit, en dernière analyse, d'une question d'ordre public que nous, juges, devons trancher. Toute cette histoire d'existence ou d'inexistence d'un «devoir» n'est qu'un moyen de limiter le champ de la responsabilité pour négligence.

La nécessité de tenir compte de l'ordre public dans des affaires de responsabilité délictuelle a été exprimée de façon très compétente dans Winfield and Jolowicz on Tort (12e éd. 1984), par W. V. H. Rogers, à la p. 75:

[traduction] L'emploi de l'expression «de principe» indique uniquement que le tribunal doit décider non seulement s'il existe ou non une obligation, mais aussi s'il devrait ou non y en avoir une, en tenant compte à la fois du cadre établi du droit et des incidences que pourrait avoir une décision dans un sens comme dans l'autre sur l'application du droit dans notre société. Même s'ils en étaient probablement conscients, les juges, ont pendant longtemps manifesté de la réticence à admettre ouvertement que l'application d'une règle «de droit» ne suffit pas à résoudre de nouvelles questions dont ils sont saisis quant à la portée du délit de négligence; toutefois, depuis l'après‑guerre, les tribunaux semblent plus disposés à reconnaître que des considérations de principe doivent à l'occasion jouer un rôle important dans la résolution de différends.

Ce même principe est reconnu et appuyé par Prosser dans son ouvrage, op. cit., aux pp. 325 et 326. Donc, même si le principe établi dans l'arrêt Donoghue c. Stevenson peut servir de point de départ lorsqu'il s'agit d'établir l'existence d'une obligation de diligence, il y a aussi lieu de tenir compte de considérations intéressant la société sous la rubrique de l'ordre public. Par conséquent, même si le tribunal constate l'existence d'une obligation de diligence, il lui faut déterminer si, pour des motifs d'ordre public, cette obligation devrait être limitée en partie ou supprimée. Cette façon de voir s'harmonise parfaitement avec le principe établi dans l'arrêt Anns, précité, et adopté par notre Cour. Les tribunaux canadiens ont donc élargi l'examen de la notion de l'obligation de diligence de façon à répondre aux besoins et aux attentes grandissants de la société.

Le même principe a été reconnu dans l'arrêt London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., précité. Dans ses motifs, le juge La Forest écrit, à la p. 319:

J'estime que le second volet du critère de l'arrêt Anns est suffisamment général pour permettre d'examiner, lorsque cela est pertinent, les facteurs dont les tribunaux anglais ont tenu compte dans le contexte de leur critère de ce qui est juste et raisonnable. Il est maintenant bien établi que des considérations de principe peuvent en fait supprimer l'obligation; voir Central Trust Co. c. Rafuse, [[1986] 2 R.C.S. 147]; Leigh and Sillavan Ltd. c. Aliakmon Shipping Co., [1986] A.C. 785 (H.L.); Norwich City Council c. Harvey, [1989] 1 All E.R. 1180 (C.A.); Pacific Associates Inc. c. Baxter, [[1990] 1 Q.B. 993].

L'ordre public et la conduite avec facultés affaiblies

Le droit de la responsabilité délictuelle a reconnu la préoccupation de la société au sujet du danger que représente la conduite avec facultés affaiblies. L'une des façons d'y répondre a consisté à reconnaître judiciairement la nécessité de prendre des mesures raisonnables afin d'empêcher de conduire ceux qui ont consommé de l'alcool, et de faire assumer au fournisseur de l'alcool la responsabilité des blessures que le conducteur en état d'ébriété aura pu infliger à d'autres ou s'infliger à lui‑même. Voir par exemple l'arrêt Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239. En outre, les tribunaux ont bien montré qu'ils étaient disposés à reconnaître une obligation de la part de ceux qui ont la garde d'une automobile, qui seront alors tenus responsables d'avoir permis à des personnes dont les facultés étaient affaiblies de conduire leur voiture. Voir Hempler c. Todd (1970), 14 D.L.R. (3d) 637 (B.R. Man.); Ontario Hospital Services Commission c. Borsoski (1973), 54 D.L.R. (3d) 339 (H.C. Ont.); et Betts c. Sanderson Estate (1988), 31 B.C.L.R. (2d) 1 (C.A.). Notre Cour a cité avec approbation les décisions Hempler et Borsoski, précitées, dans Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186, affaire dans laquelle le demandeur a obtenu des dommages‑intérêts pour des blessures subies au cours d'une descente sur une chambre à air alors qu'il était ivre. Dans cet arrêt, le juge Wilson a écrit, aux pp. 1196 et 1197:

On retrouve dans un certain nombre de décisions l'approche générale retenue dans l'arrêt Jordan House. Des propriétaires d'automobile qui ont permis à des personnes en état d'ébriété de conduire leur voiture ou qui leur ont demandé de le faire ont été tenus responsables (voir: Hempler v. Todd (1970), 14 D.L.R. (3d) 637 (B.R. Man.) et Ontario Hospital Services Commission v. Borsoski (1973), 54 D.L.R. (3d) 339 (H.C. Ont.)), tout comme le propriétaire d'une motocyclette qui a autorisé un jeune conducteur sans permis à l'utiliser (voir: Stermer v. Lawson (1977), 79 D.L.R. (3d) 366 (C.S.C.‑B.)). Ces affaires ont ceci de commun qu'une personne a l'obligation de ne pas exposer autrui à un risque de blessure prévisible. L'incapacité du demandeur de se prendre en charge dans la situation dans laquelle il a été placé — soit à cause de sa jeunesse, de son état d'ébriété ou d'une autre incapacité — entre en ligne de compte quand on détermine le caractère prévisible de la blessure.

Ces décisions montrent clairement que l'ébriété du demandeur ne constitue pas nécessairement un obstacle à l'indemnisation.

Somme toute, il ressort que la réparation offerte par le droit de la responsabilité délictuelle est souple. Elle est fondée sur la volonté d'atteindre à l'équité en dédommageant, lorsque cela est opportun, les personnes qui ont été lésées par la conduite d'autrui. Il faut conserver sa souplesse à cette forme de réparation et lui permettre de progresser au rythme de l'évolution de la société.

De la même manière, dans les affaires de responsabilité délictuelle, qui comportent nécessairement des considérations d'ordre public s'opposant à l'indemnisation, il faudrait déterminer les principes applicables au cas par cas. Ces principes, comme ceux qui s'appliquent en droit de la responsabilité délictuelle, devraient être souples et s'adapter à l'évolution de la société. Ce qui est contraire à l'ordre public dans notre décennie peut devenir tout à fait acceptable dans la prochaine.

La négligence contributive

Au cours du développement du droit de la responsabilité délictuelle, diverses notions furent mises de l'avant pour en limiter la portée. Dans les premiers temps, le moyen de défense fondé sur la négligence contributive constituait un obstacle absolu à l'indemnisation dans une action en responsabilité délictuelle. La négligence contributive a été définie comme la [traduction] «conduite déraisonnable de la part de la victime qui, conjuguée à la négligence d'autrui, a en droit contribué au préjudice subi par la victime» (voir Lewis N. Klar, Tort Law, à la p. 299). Il est difficile de préciser l'origine et le fondement de cette règle. Elle est peut‑être née du désir des tribunaux de maîtriser la tendance des jurys à pencher en faveur des demandeurs, ou encore d'exercer une sorte de contrôle de l'ordre public sur la réparation dans des actions en responsabilité délictuelle. Quoi qu'il en soit, elle a été énoncée pour la première fois dans Butterfield c. Forrester (1809), 11 East. 60, 103 E.R. 926 (B.R.), décision qui, comme il convient de le noter, coïncide avec la campagne d'Espagne du duc de Wellington, à une époque où le mousquet était encore l'une des principales armes militaires.

On ne devait pas tarder à reconnaître l'iniquité de cette règle lorsqu'elle était appliquée dans des affaires où la victime n'avait contribué à son préjudice que dans une proportion infime par comparaison au défendeur. Pour tenter d'échapper à l'application de cette règle, on a notamment eu recours à la théorie de la dernière chance. Selon cette théorie, le demandeur pouvait obtenir gain de cause en dépit de sa propre négligence si le défendeur avait eu une dernière chance d'éviter l'accident mais ne l'avait pas fait. (Voir Davies c. Mann (1842), 10 M. & W. 546, 152 E.R. 588, et Salmond on the Law of Torts (17e éd. 1977), par R. F. V. Heuston, aux pp. 512 et 513.) Toutefois, l'application de la théorie de la dernière chance a entraîné beaucoup de confusion sans pour autant mettre fin complètement à l'iniquité qu'entraînait l'application stricte de ce moyen de défense.

C'est la reconnaissance de l'iniquité fondamentale du moyen de défense fondé sur la négligence contributive qui a conduit la plupart des ressorts de common law, dont toutes les provinces de common law du Canada, à adopter des lois sur le partage de la responsabilité. Cette législation reconnaît que les accidents sont fréquemment causés par la négligence de plusieurs parties et qu'en toute équité, la responsabilité du préjudice devrait être partagée entre toutes les parties responsables, dans la mesure de leur responsabilité respective.

Il y aurait beaucoup à dire en faveur de la position selon laquelle la législation sur le partage de la responsabilité va loin pour ce qui est de supprimer la règle ex turpi causa comme moyen de défense. Dans la mesure du possible, cette règle devrait être limitée au domaine contractuel où elle joue un rôle utile.

Volenti non fit injuria

Parmi les moyens employés pour limiter la portée des actions en responsabilité délictuelle figure le moyen de défense désigné par la maxime volenti non fit injuria. Cette maxime énonce le principe selon lequel la personne qui s'expose librement à un risque connu ne peut se plaindre du préjudice qu'elle subit. Ce moyen de défense s'applique à l'égard des préjudices intentionnels et accidentels. Selon l'auteur de Salmond on the Law of Torts, op. cit., aux pp. 496 et suiv., il faudrait établir une distinction entre les deux, le moyen de défense étant qualifié soit de suppression de l'obligation de diligence soit d'obstacle à l'indemnisation. Voir aussi les motifs du juge McLachlin dans l'arrêt London Drugs, précité; Clerk & Lindsell on Torts (16e éd. 1989), aux pp. 112 et 113; Fleming, The Law of Torts (7e éd. 1987), à la p. 265; Salmond and Heuston on the Law of Torts (19e éd. 1987), aux pp. 557 et 558; Linden, op. cit., aux pp. 545 à 547. Peu importe la qualification donnée à cette maxime ou à ce principe, le moyen de défense volenti non fit injuria, à l'instar de celui de la négligence contributive en common law, constituait un obstacle absolu à l'indemnisation. Même si les dispositions législatives sur le partage de la responsabilité adoptées en de nombreux endroits ont réduit ou éliminé complètement les effets draconiens du moyen de défense fondé sur la négligence contributive, la règle volenti demeure un moyen de défense complet. On a cependant beaucoup limité son application au cours des dernières années.

L'application de la règle volenti suppose nécessairement l'existence d'une acceptation expresse ou implicite du risque inhérent à l'activité qui a donné lieu au dommage. Cela signifie que les parties doivent avoir convenu de prendre part à l'activité peu importe le risque de préjudice, et de renoncer à leur droit de poursuite pour le préjudice subi par suite de l'activité visée. Il convient de souligner que le consentement porte sur le risque juridique de préjudice par opposition au risque physique (voir Lehnert c. Stein, [1963] R.C.S. 38).

Si le moyen de défense volenti a été invoqué dans plusieurs affaires devant notre Cour, notamment lorsqu'il s'agissait de passagers dans des automobiles, il a rarement été accueilli, ce qui est significatif. Voir par exemple Car and General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322; Lehnert c. Stein, précité; et Eid c. Dumas, [1969] R.C.S. 668.

Dans Dube c. Labar, [1986] 1 R.C.S. 649, à la p. 658, le juge Estey a décrit dans les termes suivants la portée très limitée de cette règle:

. . . le moyen de défense de volenti ne s'applique que lorsque les circonstances sont telles qu'il est manifeste que le demandeur, connaissant le risque presque certain de préjudice, a essentiellement convenu de renoncer à son droit de poursuite pour les blessures subies par suite d'une négligence quelconque du défendeur. L'acceptation du risque peut être expresse ou peut ressortir de façon nettement implicite de la conduite des parties, mais elle n'est opposable [. . .] que lorsqu'on peut vraiment dire que les deux parties ont compris que le défendeur n'assumait aucune responsabilité de diligence pour la sécurité du demandeur et que le demandeur ne s'attendait pas à ce qu'il le fasse.

Le moyen de défense volenti constitue un obstacle complet à l'indemnisation. Même s'il n'a pas fait l'objet de dispositions législatives, on a beaucoup limité son application. Cette restriction judiciaire était peut‑être bien méritée, compte tenu des critiques très sévères d'auteurs à l'égard de ce moyen de défense. Voir Prosser, op. cit., à la p. 454. Pour qu'un défendeur puisse l'invoquer, il faut non seulement que le demandeur ait consenti à accepter le risque de blessure, mais encore qu'il ait convenu de renoncer à son droit de poursuite pour les blessures pouvant découler de l'activité dangereuse. La règle n'est appliquée que lorsqu'on peut vraiment dire que les deux parties ont compris que le défendeur n'assumait aucune responsabilité de diligence pour la sécurité du demandeur et que le demandeur ne s'attendait pas à ce qu'il le fasse. Le moyen de défense volenti ne s'applique manifestement que dans une gamme très restreinte d'affaires.

En somme, le moyen de défense fondé sur la négligence contributive a été éliminé par des dispositions législatives, et celui de volenti, réduit de façon importante par les tribunaux. Il reste donc à examiner le troisième moyen de défense qui est invoqué comme obstacle absolu à l'indemnisation dans des actions en responsabilité délictuelle. Ce moyen de défense rôde furtivement derrière la maxime latine ex turpi causa non oritur actio.

Ex turpi causa non oritur actio

La maxime signifie que «le droit d'action ne naît pas d'une cause indigne». Elle a pour effet de permettre au défendeur d'invoquer une faute de la part du demandeur pour faire obstacle à l'indemnisation demandée. Historiquement, c'est dans des affaires de droit des contrats que cette règle est d'abord apparue, et a selon moi été correctement appliquée, comme moyen d'empêcher le demandeur de s'adresser aux tribunaux pour obtenir l'exécution d'un contrat illégal. Elle s'est malheureusement glissée dans le domaine du droit de la responsabilité délictuelle. Son application comme moyen de défense constitue un obstacle complet à toute indemnisation. Comme les résultats risquent souvent d'être désastreux et manifestement injustes, les tribunaux ont eu recours à diverses méthodes pour tenter d'en restreindre ou d'en empêcher l'application.

Application de la règle

Ce moyen de défense n'a pas été invoqué souvent dans des affaires de responsabilité délictuelle, et lorsqu'il l'a été, le traitement que lui ont accordé les divers tribunaux a été si différent qu'il s'est attiré beaucoup de critiques fondées. Voir G. H. L. Fridman, «The Wrongdoing Plaintiff» (1972), 18 R.D. McGill 275; Ernest J. Weinrib, «Illegality as a Tort Defence» (1976), 26 U.T.L.J. 28; D. Gibson, «Comment: Illegality of Plaintiff's Conduct as a Defence» (1969), 47 R. du B. can. 89; Jane P. Swanton, «Plaintiff a Wrongdoer: Joint Complicity in an Illegal Enterprise as a Defence to Negligence» (1981), 9 Sydney L. Rev. 304; W. J. Ford, «Tort and Illegality: The Ex Turpi Causa Defence in Negligence Law» (1977‑78), 11 Melbourne U.L.R. 32, 164; Charles Debattista, «Ex Turpi Causa Returns to the English Law of Torts: Taking Advantage of a Wrong Way Out» (1984), 13 Anglo‑Am. L.R. 15; Neville H. Crago, «The Defence of Illegality in Negligence Actions» (1964), 4 Melbourne U.L.R. 534; Harold S. Davis, «The Plaintiff's Illegal Act as a Defense in Actions of Tort» (1904‑05) 18 Harv. L. Rev. 505; Bruce MacDougall, «Ex Turpi Causa: Should a Defence Arise From a Base Cause?» (1991), 55 Sask. L. Rev. 1; P. Legrand jr, «La dynamique de l'impunité : autour de la défense d'ex turpi causa en common law des délits civils» (1991), 36 R.D. McGill 609.

Le manque de conformité dans l'application du principe ex turpi causa rend assez difficile la tâche de résumer les points de vue adoptés par les tribunaux. Il semble toutefois se dégager quatre opinions distinctes sur l'effet d'un acte illégal de la part du demandeur. Dans les premières décisions américaines, l'acte illégal du demandeur avait une incidence sur le lien de causalité. (Voir Harold S. Davis, «The Plaintiff's Illegal Act as a Defense in Actions of Tort», loc. cit.) Ce point de vue a parfois été adopté au Canada (voir par exemple Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452, à la p. 477, et les motifs du juge La Forest dans Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226, à la p. 262. Dans d'autres affaires, on a conclu que l'acte illégal supprimait l'obligation de diligence (voir par exemple la décision australienne Smith c. Jenkins (1970), 119 C.L.R. 397 (H.C. Austr.), à la p. 400). Dans d'autres décisions, on a conclu qu'en raison de l'acte illégal, il était impossible d'établir une norme de diligence (voir par exemple Pitts c. Hunt, [1990] 3 All E.R. 344 (C.A.), et Progress and Properties Ltd. c. Craft (1976), 135 C.L.R. 651 (H.C. Austr.)). Enfin, d'autres ont donné à entendre que les actes illégaux du demandeur devraient empêcher l'obtention de dommages‑intérêts (voir MacDougall, loc. cit.).

Justification de l'application de la règle en droit de la responsabilité délictuelle

Malgré le manque de cohérence dans son application, trois principales justifications ont été avancées pour soutenir l'application de la maxime ex turpi causa en droit de la responsabilité délictuelle. En voici les grandes lignes: a) le demandeur ne devrait pas pouvoir tirer profit de ses actions illégales; b) la maxime devrait servir à appuyer les buts visés par le système de justice pénale; c) accueillir les actions en dommages‑intérêts intentées par des demandeurs fautifs aurait pour effet de déconsidérer l'administration de la justice ou de nuire à son fonctionnement. Il y a lieu d'examiner chacune de ces «justifications».

a)Tirer profit d'une action illégale

Cette justification est fondée sur la proposition selon laquelle le demandeur ne devrait pouvoir tirer profit de ses propres fautes. À mon avis, ce principe s'applique mieux au droit des contrats qu'au droit de la responsabilité délictuelle. Comme nous l'avons vu, le but principal du droit moderne de la responsabilité délictuelle est de permettre la réparation du préjudice causé par la conduite ou la faute d'autrui. Il vise à rétablir le demandeur dans la situation qui serait la sienne s'il n'y avait pas eu d'acte délictuel. Le «demandeur fautif» qui obtient des dommages‑intérêts en responsabilité délictuelle ne tire pas d'avantage de l'acte fautif; il obtient seulement la réparation d'un préjudice qui s'est produit par suite du manquement à une obligation de diligence à son égard. La faute du demandeur serait prise en considération au moment d'évaluer la part de responsabilité qui lui est attribuable en vertu de la loi sur le partage de la responsabilité applicable.

Les considérations de principe mises de l'avant pour justifier le maintien de la règle ex turpi causa constituent le fondement adéquat de son application en droit des contrats. Dans les affaires où les parties ont volontairement conclu un accord destiné à leur apporter des avantages respectifs, les tribunaux sont fondés à refuser de sanctionner les accords illégaux.

L'une des rares situations où l'on peut utilement examiner la maxime ex turpi causa est dans le contexte des délits économiques. L'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée, précité, en est le meilleur exemple. Dans cette affaire, la demanderesse‑intimée soutenait avoir subi des dommages par suite d'un complot en vue de lui nuire. Bien que, dans le cadre de ses affaires, elle aurait conspiré avec les appelantes, elle prétendait maintenant avoir été acculée à la faillite par suite des activités illégales de coalition des appelantes. Dans le jugement qu'il a rendu au nom de la Cour, le juge Estey a conclu que le délit civil de complot n'avait pas été établi. Il a cependant examiné la question de savoir si la demanderesse pouvait être empêchée de poursuivre les appelantes parce qu'elle avait aussi participé au projet illégal en cause. En rejetant cet argument, le juge Estey s'est fondé sur l'absence de lien de causalité; il a déclaré que les préjudices subis n'étaient pas liés aux activités illégales auxquelles la demanderesse avait participé. À son avis toutefois, si l'on avait établi l'existence d'un lien de causalité, l'intimée aurait été empêchée d'obtenir des dommages‑intérêts (précité, aux pp. 475 et suiv.). Dans ses motifs, le juge Estey a fait allusion à la controverse au sujet de l'application de la maxime ex turpi causa en droit de la responsabilité délictuelle, puis a fait la remarque suivante, à la p. 479: «Si le préjudice qu'a subi l'intimée résulte de sa participation volontaire à un contrat illégal, les cours ne doivent pas lui venir en aide.»

De toutes les affaires où l'on a procédé à l'examen de la maxime ex turpi causa, c'est celle qui est la plus apparentée au contexte dans lequel elle est appliqué à bon droit, soit celui du domaine contractuel. Essentiellement, en demandant des dommages‑intérêts, l'intimée cherchait à tirer profit de son entente illégale. C'est exactement la situation à laquelle fait obstacle la maxime ex turpi causa dans le domaine contractuel. Comme l'explique le juge Estey, à la p. 477:

À l'intimée revenait l'avantage que constituait la possibilité d'être l'unique fournisseur de granulat léger de la coalition. Si le préjudice subi par l'intimée découle de sa participation à la coalition illégale ou de ses contrats avec les appelantes, en vertu desquels elle pouvait participer à la coalition, alors, suivant les principes susmentionnés, l'intimée ne peut réclamer de dommages‑intérêts. [Je souligne.]

S'il y avait eu un lien de causalité dans cette affaire, cela aurait vraisemblablement fait obstacle à l'indemnisation. En effet, l'attribution de dommages‑intérêts à l'égard de ce type très limité de délit économique n'apporterait pas une réparation, mais permettrait plutôt au demandeur d'obtenir des avantages illégaux.

Il s'agirait là toutefois, à mon avis, d'un cas où l'application du moyen de défense volenti serait justifiée. Il s'agit en effet d'une situation dans laquelle le tribunal peut discerner une acceptation de risques tacite et volontaire. Lorsqu'une partie conclut une entente illégale, il y a clairement accord pour qu'en cas d'incapacité de tirer des avantages économiques en raison de la négligence de l'une des parties à l'accord illégal, aucune poursuite ne soit intentée. Aucune partie à une coalition illégale n'imaginerait pouvoir engager une action pour obtenir les avantages qu'elle s'attendait à tirer de ses activités illégales. S'il est inconcevable de permettre, en droit de la responsabilité délictuelle, l'obtention de dommages‑intérêts fondés sur les avantages escomptés d'ententes illégales qu'il serait impossible d'obtenir en droit des contrats, cela ne nécessite pas pour autant le maintien du moyen de défense ex turpi causa en droit de la responsabilité délictuelle. La situation délictuelle de l'entente illégale se prête très bien à l'application du moyen de défense volenti qui, à bon droit, est un obstacle absolu à l'indemnisation.

Toutefois, le raisonnement applicable au fait de profiter d'une entente illégale ne peut en général être facilement transféré dans le domaine de la responsabilité délictuelle. L'affaire Hegarty c. Shine (1878), 14 Cox C.C. 145 (C.A. Irl.), est peut‑être un exemple célèbre de l'injustice que peut entraîner le fait de transférer la règle du domaine contractuel au domaine de la responsabilité délictuelle. Dans cette affaire, une femme a intenté une poursuite en dommages‑intérêts pour préjudice subi après avoir contracté une maladie transmise sexuellement par suite de relations qualifiées d'illicites. Elle a été déboutée au motif que les tribunaux ne devraient pas accorder de réparation pour des actes immoraux et illégaux. On ne pouvait pourtant prétendre que cette femme tirait profit de son acte immoral si tout ce qu'elle obtenait, c'était d'être dédommagée pour le préjudice corporel subi par suite de la maladie vénérienne qu'elle avait contractée. Pourrait‑on prétendre aujourd'hui qu'une personne prostituée, devenue sidéenne par suite de rapports sexuels avec une personne séropositive consciente de son état, devrait être déboutée d'une action en dommages‑intérêts pour avoir contracté le sida, du seul fait qu'elle est prostituée? La meilleure solution serait de lui accorder des dommages‑intérêts, en tenant compte, naturellement, de l'effet de toute négligence contributive. Je m'empresse toutefois de préciser que ceci n'empêcherait pas que les deux parties fassent l'objet de poursuites pénales pour avoir contrevenu aux dispositions du droit pénal.

b)Appui au droit pénal

La deuxième justification mise de l'avant à l'égard de l'application de la maxime ex turpi causa est que celle‑ci sert à appuyer le droit pénal. Selon les tenants de cette position, le système du droit de la responsabilité délictuelle peut et devrait appuyer le fonctionnement du système de justice pénale en prévoyant des peines pour des activités illégales. Cette position devrait être rejetée. Lorsqu'il est appelé à déterminer la peine applicable, le tribunal doit prendre en considération la nature du crime et le contrevenant, et infliger la peine appropriée eu égard au crime et au contrevenant, dans les limites prévues à cette fin par le Code criminel. Il n'y a apparemment aucun fondement rationnel pour justifier qu'un tribunal inflige une sanction additionnelle à la personne condamnée en lui refusant ce qui pourrait fort bien être une réparation juste et équitable pour des blessures subies par suite d'un acte délictuel. Voir Weinrib, précité; MacDougall, loc. cit., et Gibson, loc. cit., à la p. 92. En somme, il semble injuste et déraisonnable d'infliger une sanction qui viendrait s'ajouter à celle qui est prévue dans le Code criminel, dans le seul but d'appuyer le droit pénal.

c)Intégrité du système de justice

La dernière justification avancée à l'appui de cette règle est qu'elle protège l'intégrité du système de justice. On fait valoir que le recours au moyen de défense ex turpi causa répond de façon satisfaisante à deux préoccupations. En premier lieu, on veut s'assurer que les ressources limitées du système de justice ne servent pas à aider un demandeur à obtenir une indemnisation pour des préjudices subis pendant qu'il commettait un acte illégal ou immoral. En second lieu, il paraîtrait inconvenant que le tribunal tente de résoudre certaines questions qui découleraient d'une telle demande. On peut trouver un exemple de cette seconde préoccupation dans l'arrêt de la High Court d'Australie Progress and Properties Ltd. c. Craft, précité, à la p. 668, où le juge Jacobs a fait l'observation suivante:

[traduction] Lorsqu'il y a activité illégale conjointe, l'acte même dont peut se plaindre le demandeur dans une action civile en prétendant qu'il a été commis par manque de diligence peut être elle‑même un acte criminel à l'égard duquel le tribunal n'est pas disposé à entendre la preuve pour établir la norme de diligence qui était raisonnable dans les circonstances. Le tribunal n'entendra pas de preuve et ne déterminera pas la norme de diligence à laquelle serait tenu un voleur de coffre‑fort à l'égard de son complice en ce qui a trait à la manipulation d'un dispositif explosif.

La préoccupation exprimée quant aux demandes qui peuvent constituer un usage abusif des tribunaux peut fort bien être valide. C'est cette justification que le juge Sopinka a examinée dans l'arrêt Norberg, précité, où il a déclaré dans ses motifs, à la p. 316:

Mon collègue mentionne les propos du juge Estey selon lesquels il est rare que cette maxime ait été appliquée pour rejeter une action délictuelle. Ces derniers temps, son utilisation a été beaucoup moins fréquente. Les tribunaux ont adopté une conception moins rigide de son objet. On insiste maintenant sur la protection de l'administration de la justice contre la déconsidération qui pourrait résulter de l'approbation d'une opération qu'un tribunal ne saurait permettre. À cet égard, je fais miens les propos du juge Taylor dans l'arrêt Mack c. Enns (1981), 30 B.C.L.R. 337 (C.S.), à la p. 345:

[traduction] Aujourd'hui, la règle doit avoir pour objet de défendre l'intégrité du système juridique et la réputation que les tribunaux doivent avoir aux yeux des honnêtes citoyens. Elle est appliquée à bon droit dans les circonstances où il serait manifestement inacceptable pour les personnes impartiales et sensées qu'un tribunal vienne en aide à un demandeur qui a défié la loi.

Je me demande néanmoins si le recours à ce moyen de défense est la meilleure façon de protéger les tribunaux. De par sa nature même, le moyen de défense ex turpi causa est une invitation à l'expression de conclusions arbitraires et personnalisées de la part de la magistrature. W. J. Ford souligne la difficulté inhérente à l'application de cette notion dans «Tort and Illegality: The Ex Turpi Causa Defence in Negligence Law (Part Two)», loc. cit., à la p. 184:

[traduction] Même si le refus d'entendre des actions qui auraient pour effet de choquer la conscience publique pouvait être défendable, il est souvent difficile d'établir une distinction entre l'indignation du public et celle de la seule magistrature, problème qui donne plus de force à l'avertissement du juge Starke pour qui «il ne faudrait pas confondre indignation morale et ordre public».

En outre, l'attribution de dommages‑intérêts ne devrait pas être perçue comme une approbation judiciaire des activités illégales du demandeur. C'est aux poursuites criminelles qu'il appartient d'exprimer la condamnation des activités illégales par le système judiciaire et, plus important encore, par la société.

Examinons certains exemples de situations dans lesquelles le demandeur, lui‑même coupable d'un acte immoral ou illégal, a été lésé par les actes délictuels du défendeur et devrait de ce fait obtenir des dommages‑intérêts. Considérons d'abord une situation du type de l'affaire Norberg dans laquelle un médecin a fourni des médicaments en échange de faveurs sexuelles. Le tribunal peut clairement reconnaître les actes délictuels du médecin et accepter que la demanderesse en soit dédommagée sans qu'il y ait risque de donner l'impression d'approuver le comportement toxicomane de la demanderesse. Ni l'infraction consistant à obtenir des ordonnances multiples dont était coupable la demanderesse en l'espèce, ni quelque caractère d'immoralité qui pourrait être attribué à certaines de ses actions ne seraient pertinents à l'égard du litige que le tribunal doit trancher dans son action en responsabilité délictuelle. Tout examen de la culpabilité de la demanderesse dans ces circonstances serait sans rapport avec la question de la réparation. S'il s'agit d'une situation où la conduite du demandeur a une incidence sur la question des dommages‑intérêts, il vaudrait mieux l'examiner soit dans le contexte de la négligence contributive soit dans celui, manifestement plus rare, de l'acceptation volontaire du risque de préjudice susceptible de se produire en raison de l'activité dangereuse.

On peut aussi prendre comme exemple le cas du demandeur qui, conduisant alors que ses facultés sont affaiblies, a été blessé par la négligence d'autrui, ou encore la situation de l'affaire Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., précitée, dans laquelle le demandeur a subi des blessures au cours d'une descente sur une chambre à air alors qu'il était ivre. Dans ces exemples, la culpabilité du demandeur pour conduite avec facultés affaiblies ou pour ivresse dans un lieu public est sans rapport avec la question des dommages‑intérêts réclamés en guise de réparation pour les méfaits d'autrui. Encore une fois, la conduite avec facultés affaiblies ou l'ivresse peuvent être prises en considération lorsqu'il s'agit de déterminer la négligence contributive ou, dans de rares circonstances, l'acceptation volontaire du risque, mais, à moins que le demandeur n'ait vraiment assumé le risque, il peut obtenir ses dommages‑intérêts. On peut donc constater qu'en bon nombre de cas, le tribunal a fait droit à des demandes de dommages‑intérêts même si le demandeur était coupable d'un acte illégal.

Le cas extrême de l'action en dommages‑intérêts pour blessures intentée par un cambrioleur de banque contre son complice qui aurait causé une explosion en manipulant des explosifs de façon négligente peut aisément être tranché et rejeté par l'application de considérations d'ordre public.

En outre, je ne pense pas que la préoccupation reflétée dans Progress and Properties Ltd. c. Craft, précité, pose un grave problème. De par leur rôle, les tribunaux sont appelés à entendre des affaires qui sont souvent désagréables, plutôt répugnantes et sordides. Malgré cela, ils réussissent à établir des normes de diligence dans les circonstances les plus difficiles. Aucun motif ne semblerait justifier qu'un tribunal refuse d'examiner la norme de diligence parce que cela serait inconvenant.

Les «justifications» sont‑elles justifiables?

Aucune des trois justifications n'est particulièrement convaincante. Dans la plupart des actions en responsabilité délictuelle, on parviendra à mieux évaluer les actions du demandeur en ayant recours à la loi sur le partage de la responsabilité applicable ou au moyen de défense volenti, ou en déterminant l'existence d'une obligation de diligence.

Les lois sur le partage de la responsabilité visent à atteindre à l'équité que cherche à réaliser la réparation en responsabilité délictuelle. On aurait pu penser que cette législation entraînerait la disparition du moyen de défense ex turpi causa. Et pourtant, malgré l'adoption de dispositions législatives sur le partage de la responsabilité, la règle ex turpi causa a survécu obstinément, de façon quelque peu irrationnelle. Comme bon nombre de mauvaises herbes nocives, elle semble être difficile à éliminer.

Certains juges ont dit, avec raison, que la règle ex turpi causa est non seulement un moyen anachronique, mais encore un moyen qui a été expressément éliminé par l'adoption de lois sur le partage de la responsabilité. Dans Lewis c. Sayers, [1970] 3 O.R. 591, le juge Gould de la Cour de district a exposé ce qui suit, à la p. 598:

[traduction] À mon avis, il semble que, dans les cas où les faits justifient que l'on applique l'article 4 de la Loi [sur le partage de la responsabilité], le législateur ontarien a délibérément voulu remplacer la règle ex turpi causa par des directives précises voulant que le tribunal détermine l'importance de la faute ou de la négligence de chacune des parties et qu'il partage la responsabilité en conséquence. Je comprends, bien entendu, que l'art. 4 a été adopté d'abord pour faire échec à la défense absolue que constituait la négligence contributive, mais son libellé vise tout autant le moyen de défense qui nous occupe, auquel les mots ajoutés -‑ «faute ou» -‑ semblent particulièrement s'appliquer. Pour que l'on puisse invoquer le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio, il faut nécessairement que l'on présume que les deux parties ont commis une faute, et, dans la mesure où l'on se rappelle que l'art. 4 ne s'applique que lorsque les deux parties ont, par leur faute, contribué aux dommages, cet article nous empêche à mon avis, d'appliquer la maxime.

MacDougall, loc. cit., cite le juge Gould avec approbation, à la p. 41:

[traduction] La maxime ex turpi causa est anachronique eu égard à l'existence de lois sur le partage de la responsabilité. En fait, la conclusion portant que la maxime ex turpi causa s'applique dans les cas où s'appliquent également les lois sur le partage de la responsabilité mine le but même de ces lois.

Il faut se rappeler que la détermination de l'existence d'une obligation de diligence est l'étape initiale et cruciale du processus d'examen judiciaire de la négligence du défendeur. Même une fois cette obligation établie, il est maintenant clairement reconnu que la question de l'ordre public peut entrer en ligne de compte et jouer en faveur du défendeur, en le protégeant de toute responsabilité ou en limitant l'étendue de son obligation de diligence. Dans les endroits où l'on a conservé le moyen de défense ex turpi causa en responsabilité délictuelle, on se rend compte que la question de l'illégalité relève du domaine de l'ordre public. Voir par exemple les arrêts australiens Smith c. Jenkins; Progress and Properties Ltd. c. Craft, précités, Jackson c. Harrison (1978), 138 C.L.R. 438, Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243.

La position selon laquelle il n'y a pas de place pour la maxime ex turpi causa en droit de la responsabilité délictuelle est selon moi appuyée par la décision de la Chambre des lords dans l'affaire National Coal Board c. England, [1954] 1 All E.R. 546. Lord Porter y écrivait, à la p. 552:

[traduction] . . . je ne puis croire qu'un manquement à une obligation d'origine législative formulée de façon à assurer l'adoption d'une méthode de travail adéquate constitue une «turpis causa» au sens de la règle. En fait, la maxime elle‑même est généralement appliquée à des questions du domaine des contrats et je ne suis absolument pas disposé à concéder, là où ce n'est pas nécessaire, qu'elle s'applique aussi à une affaire de responsabilité délictuelle.

Voir également l'ouvrage de Fleming, op. cit., à la p. 278, renvoi 1:

[traduction] 1. La maxime "ex turpi causa non oritur actio" est employée avec circonspection de nos jours. Selon une opinion largement répandue, sa seule fonction légitime est de refuser au demandeur l'aide du tribunal dans sa recherche d'un objet illégal, comme l'exécution d'un contrat; tout au plus, de l'empêcher de se fonder sur une opération illégale nécessaire pour établir sa demande. Ni l'une ni l'autre fonction n'est généralement applicable à des actions pour négligence.

G. H. L. Fridman, loc. cit., fait le commentaire suivant à la p. 293:

[traduction] Toutefois, les décisions qui préconisent que la maxime ex turpi causa non oritur actio peut fonder le rejet d'une demande doivent maintenant être interprétées à la lumière des commentaires et des critiques exprimés par le juge Windeyer dans l'arrêt Smith c. Jenkins. Par suite de ceux‑ci, il est certainement difficile d'accepter cette maxime comme fondement satisfaisant pour trancher en ce domaine si, compte tenu des commentaires faits dans l'arrêt [National Coal Board c. England], d'autres critiques étaient encore nécessaires.

Dans son ouvrage Joint Torts and Contributory Negligence (1951), Glanville Williams affirme ce qui suit dans le chapitre intitulé «The Scope of the Contributory Negligence Act», aux pp. 333 à 335:

[traduction] Illégalité du demandeur. La notion selon laquelle on peut effectivement débouter le demandeur de son action en responsabilité délictuelle en montrant qu'il était fautif aurait dû être démolie depuis longtemps par les arguments présentés par Sir Frederick Pollock, mais elle a persisté dans certaines affaires, appuyée par des maximes maintes fois répétées comme ex turpi causa non oritur actio.

Le droit de la responsabilité délictuelle continue de se développer. Il prévoit un recours en dédommagement qui peut fonctionner de façon autonome. Il n'a pas besoin à cette étape de son développement d'être entravé par l'application de règles quelque peu archaïques exprimées par des maximes latines. De telles maximes, revêtues de leur mystique latine, portent à la confusion dans leur définition et leur application. Il serait préférable que toute limitation de l'obligation de diligence soit reconnue judiciairement par l'application de considérations d'ordre public.

Résumé

Le présent examen permet de tirer certains principes et conclusions:

1)Le recours en droit de la responsabilité délictuelle est fondé sur une notion de dédommagement découlant d'un manquement à une obligation. Il vise à rétablir la partie lésée dans la position qui serait la sienne si l'acte délictuel n'avait pas eu lieu.

2)Il s'agit d'une réparation souple qui s'est adaptée aux problèmes qui surgissent dans notre société de plus en plus complexe.

3)Le dédommagement en droit de la responsabilité délictuelle est fondé principalement sur une obligation de diligence. On a traditionnellement reconnu l'existence d'une obligation de diligence lorsqu'il y a risque que les actions d'une personne causent un préjudice à une autre personne avec laquelle elle a un lien juridique suffisamment étroit pour entraîner une telle obligation.

4)La notion de lien juridique étroit a traditionnellement été liée à la question de savoir si le défendeur aurait dû raisonnablement prévoir le risque de préjudice.

5)Notre Cour a approuvé le critère à deux volets permettant de déterminer la prévisibilité, le lien étroit et l'obligation de diligence. Il peut se résumer ainsi: (i) y a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties pour qu'une partie ait pu raisonnablement prévoir que son manque de diligence pourrait causer des dommages à autrui; dans l'affirmative, (ii) y a‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages‑intérêts auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu?

6)On a reconnu que ce critère, particulièrement dans son second volet, est suffisamment vaste pour tenir compte de considérations de principe qui peuvent dans les faits annuler l'obligation de diligence.

7)Dans bon nombre d'affaires, le demandeur a obtenu des dommages‑intérêts même s'il était coupable d'actes illégaux.

8)L'ancien moyen de défense fondé sur la négligence contributive, qui était reconnu en common law et qui servait d'obstacle absolu à l'indemnisation dans des actions en responsabilité délictuelle, a été supprimé par voie législative. Dans bon nombre de cas, deux ou plusieurs parties sont à l'origine de l'acte délictuel et devraient en partager la responsabilité. Les diverses lois sur le partage de la responsabilité adoptées dans les provinces de common law constituent le fondement d'une évaluation et d'une répartition justes de la responsabilité.

9)Notre Cour a restreint à une portée étroite le moyen de défense volenti qui permet de faire complètement obstacle à l'indemnisation.

10)La règle volenti peut être un moyen de défense valide dans des affaires de délit économique. Voir l'arrêt Ciments Canada LaFarge Ltée, précité.

11)L'application de la règle ex turpi causa devrait être supprimée dans les actions en responsabilité délictuelle.

12)Il serait préférable de considérer cette question comme devant être tranchée à la lumière de considérations d'ordre public.

Application des principes à l'espèce

Il s'agit en l'espèce de deux jeunes gens dont les facultés étaient affaiblies, qui ont conduit une voiture à haute performance sur une route de gravier non éclairée, inclinée et dont un côté donnait abruptement sur une carrière de gravier. Tous les éléments pour qu'une tragédie se produise étaient réunis. L'intimé connaissait les difficultés inhérentes à la conduite de sa voiture à haute performance. Il savait que l'appelant avait consommé au moins 11 bières dans la soirée et trois au cours de la dernière heure. Il était conscient des difficultés que posait le démarrage en côte de sa voiture et du risque d'emballement du moteur. Il ne se rappelait pas que l'appelant ait déjà conduit son automobile. En sa qualité de propriétaire de la voiture, l'intimé en avait la garde et le contrôle. Dans ces circonstances, il avait clairement à l'égard de l'appelant l'obligation de lui refuser la permission de conduire son automobile. Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une obligation [traduction] «primordiale» comme l'a affirmé le juge de première instance. Il s'agit plutôt d'une notion de bon sens en vertu de laquelle la personne qui a la garde et le contrôle d'un véhicule ne devrait pas en confier le contrôle à une autre personne qui, selon la connaissance qu'il en a ou qu'il devrait en avoir, n'est pas en état de conduire. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit d'une voiture à haute performance, que les conditions de conduite sont difficiles et que les facultés de la personne qui se propose comme conducteur sont manifestement affaiblies.

En permettant à l'appelant de conduire son automobile, l'intimé a manqué à l'obligation de diligence qu'il avait à son égard. Il faut ensuite se demander s'il existe, pour des motifs d'ordre public, des motifs de débouter le demandeur de la totalité ou d'une partie de sa demande. Encore une fois, le moyen de défense ex turpi causa ne devrait pas s'appliquer à des actions en responsabilité délictuelle. Il ne faudrait pas examiner la question de «l'ordre public» sous la rubrique archaïque de la maxime latine ex turpi causa mais en débattre ouvertement et franchement au titre de l'ordre public. L'espèce n'appelle d'aucune façon l'application de la règle sous quelque forme que ce soit.

Même si, contrairement à ce que je crois, on appliquait la maxime ex turpi causa, il faut noter que la majorité de la Cour d'appel est allée plus loin que toute autre cour dans l'application de la règle à une situation où il n'y avait pas d'entreprise criminelle conjointe. En général, les décisions dans lesquelles on a appliqué le moyen de défense ex turpi causa ont exigé l'existence d'une conduite illégale conjointe des parties. Voir par exemple Betts c. Sanderson Estate, Ciments Canada LaFarge Ltée, Norberg c. Wynrib, précités, et Tallow c. Tailfeathers, [1973] 6 W.W.R. 732. La plupart ont accueilli le moyen de défense fondé uniquement sur l'illégalité de la conduite du demandeur. Cela semble aller à l'encontre des décisions de notre Cour dans les arrêts Harris c. Toronto Transit Commission, [1967] R.C.S. 460, et Miller c. Decker, [1957] R.C.S. 624, aux pp. 627 et 628. Quoi qu'il en soit, je ne vois aucune raison d'étendre ce moyen de défense anachronique. Il reste donc à déterminer s'il y a lieu de rejeter la demande de réparation pour des considérations d'ordre public.

Si le demandeur a contrevenu à la loi et que sa conduite est un facteur qui a contribué au préjudice, il peut fort bien être tenu responsable de négligence contributive ou considéré comme auteur de son propre malheur. Toutefois, le seul fait que le demandeur soit fautif ne signifie pas nécessairement qu'il doive être privé de tout recours judiciaire à l'égard du préjudice qu'il a subi. Nous avons vu que nombre de décisions ont fait droit aux demandes de réparation présentées par des demandeurs qui avaient conduit alors que leurs facultés étaient affaiblies ou qui avaient été ivres dans un lieu public, comme dans l'affaire Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., précitée.

Rien ne justifie que l'appelant soit empêché d'obtenir un dédommagement pour des considérations d'ordre public. La décision de lui accorder réparation ne devrait ni offenser ni choquer la conscience des citoyens sensés et raisonnables qui ont pris connaissance de tous les faits de l'espèce.

Bref, l'ordre public ne devrait pas être un obstacle absolu à l'indemnisation d'un conducteur ayant subi des blessures lors d'un accident, alors que ses facultés étaient affaiblies.

Partage de la responsabilité

Le juge de première instance a attribué 75 pour 100 de la responsabilité de l'accident à l'intimé, et 25 pour 100 à l'appelant. Je ne puis souscrire à cette évaluation. Les personnes doivent assumer la responsabilité de leurs actes. C'est l'appelant qui a demandé la permission de conduire le véhicule. Il devait ou aurait dû être conscient de l'état d'ébriété dans lequel il se trouvait. Il connaissait la puissance de l'automobile et les problèmes inhérents à un démarrage en côte. Il était au courant des dangers que présentait la route de gravier non éclairée donnant abruptement d'un côté sur la carrière de gravier. Malgré cela, il a demandé et obtenu la permission de conduire l'automobile. Il doit accepter la responsabilité qui découle de sa demande de conduire l'automobile et de sa façon de conduire. À mon avis, il est bien difficile de trancher entre la négligence de l'appelant et celle dont a fait preuve l'intimé. La responsabilité devrait être partagée également entre l'appelant et l'intimé.

Dispositif

Le pourvoi est donc accueilli, l'ordonnance de la Cour d'appel infirmé et le jugement de première instance rétabli, avec modification toutefois prévoyant le partage de la responsabilité à parts égales. L'appelant ayant obtenu en grande partie gain de cause dans le présent pourvoi, il devrait avoir droit à ses dépens dans notre Cour et dans toutes les juridictions inférieures.

Pourvoi accueilli avec dépens, le juge Sopinka est dissident.

Procureurs de l'appelant: Paine, Edmonds, Vancouver.

Procureurs de l'intimé: Carfra & Lawton, Victoria.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 2 R.C.S. 159 ?
Date de la décision : 29/04/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Responsabilité délictuelle - Obligation de diligence - Propriétaire d'une automobile ayant permis à une personne en état d'ébriété de conduire - Accident occasionnant des blessures au conducteur - Y avait‑il obligation de diligence de refuser à la personne en état d'ébriété la permission de conduire le véhicule?.

Responsabilité délictuelle - Moyens de défense - Ex turpi causa - Propriétaire d'une automobile ayant permis à une personne en état d'ébriété de conduire - Accident occasionnant des blessures au conducteur - Le principe ex turpi causa empêche‑t‑il le conducteur en état d'ébriété d'engager des poursuites?.

Responsabilité délictuelle - Responsabilité - Partage - Propriétaire d'une automobile ayant permis à une personne en état d'ébriété de conduire - Accident occasionnant des blessures au conducteur - Partage équitable de la responsabilité.

L'intimé, qui était propriétaire d'une voiture au moteur «gonflé», et son passager (l'appelant) avaient consommé de l'alcool. Lorsque la voiture s'est arrêtée sur une route de gravier non éclairée particulièrement cahoteuse avec une pente abrupte d'un côté, l'intimé, qui ne pouvait pas retrouver les clés qui s'étaient dégagées du contact, a décidé qu'elle ne pouvait être remise en marche que par un «démarrage en côte». À la demande de l'appelant, l'intimé lui a permis de conduire lorsqu'ils ont tenté le démarrage en côte. L'intimé savait que l'appelant avait consommé 11 ou 12 bouteilles de bière ce soir‑là, dont trois dans l'heure précédant l'accident. Il ne le considérait pourtant pas comme ivre. L'appelant a perdu la maîtrise du véhicule, qui a quitté la route pour s'engager sur la pente raide et capoter. Tous deux ont pu quitter à pied les lieux de l'accident et se rendre à la maison d'une connaissance, qui les a décrits comme ivres à ce moment. On a découvert par la suite que l'appelant avait subi d'importantes blessures à la tête.

Le juge de première instance a accueilli l'action de l'appelant en dommages‑intérêts civils et a partagé la responsabilité à 75 pour 100 pour l'intimé et 25 pour 100 pour l'appelant. La Cour d'appel a accueilli l'appel de l'intimé. En l'espèce, les questions suivantes sont soulevées: (1) La personne qui a la garde et le contrôle d'un véhicule automobile a‑t‑elle à l'égard d'une autre personne dont les facultés sont manifestement affaiblies une obligation de diligence en vertu de laquelle elle serait tenue de lui refuser la permission de conduire le véhicule? (2) La maxime ex turpi causa non oritur actio offre‑t‑elle à l'intimé un moyen de défense complet dans la présente action? (3) Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur dans le partage de la responsabilité?

Arrêt (le juge Sopinka est dissident): Le pourvoi est accueilli.

Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, McLachlin et Iacobucci: Les tribunaux peuvent empêcher l'indemnisation en matière délictuelle du fait de la conduite immorale ou illégale du demandeur mais seulement dans des circonstances très limitées. Ce pouvoir est fondé sur le devoir qu'ont les tribunaux de préserver l'intégrité du système juridique, et il ne peut être exercé que lorsque cette préoccupation est en cause. En règle générale, le principe ex turpi causa ne s'applique pas en matière délictuelle pour motiver le refus de faire droit à une demande de dommages‑intérêts pour lésions corporelles puisque les actions en responsabilité délictuelle sont généralement fondées sur une demande de dédommagement. L'application de la règle ex turpi causa ne se justifie pas lorsque le demandeur cherche uniquement à être dédommagé pour des lésions corporelles découlant de la négligence du défendeur car la décision de faire droit à la demande n'introduit pas d'incohérence dans le droit.

Le moyen de défense ex turpi causa non oritur actio ne devrait pas être remplacé par un pouvoir judiciaire discrétionnaire permettant d'annuler ou de refuser d'établir l'obligation de diligence pour des considérations de principe. Axer l'analyse sur l'obligation n'apporte aucun éclaircissement nouveau sur la question fondamentale de savoir quand les tribunaux devraient être habilités à débouter le demandeur de son action en responsabilité délictuelle en raison de sa conduite immorale ou illégale. Cela entraîne en outre une série de nouveaux problèmes.

La position fondée sur l'obligation n'épuise pas complètement le sens que nous donnons au principe ex turpi causa. Ce principe s'emploie le plus naturellement comme moyen de défense puisque sa fonction est d'empêcher ce qui, s'il ne jouait aucun rôle, constituerait une cause d'action complète.

La relation qui existe entre le demandeur et le défendeur et qui entraîne leurs droits et responsabilités respectifs en responsabilité civile délictuelle découle d'une obligation fondée sur les conséquences prévisibles d'un préjudice. L'obligation de diligence s'applique à l'égard de toutes les personnes raisonnablement susceptibles d'être victimes d'une conduite négligente. Par conséquent, la légalité ou la moralité de la conduite du demandeur est un motif extrinsèque. Il est préférable d'utiliser la règle ex turpi causa comme moyen de défense plutôt que de risquer de fausser la notion de l'obligation de diligence du défendeur à l'endroit du demandeur dans les rares cas où le souci de l'administration de la justice exige que l'on tienne compte du motif extrinsèque que constitue la conduite du demandeur. La notion selon laquelle les tribunaux ne peuvent, dans certaines circonstances, déterminer l'existence d'une obligation de diligence a pour effet pratique d'écarter une obligation qui existerait par ailleurs et, partant, de déroger en substance au principe de ne pas prononcer la déchéance de certaines parties dans les procédures civiles.

Il existe des raisons pratiques de traiter la règle ex turpi causa comme un moyen de défense. En premier lieu, s'en servir pour établir l'existence d'une obligation de diligence serait imposer au demandeur de façon indue le fardeau de démontrer l'absence de conduite pouvant le priver de son droit. En deuxième lieu, la position fondée sur l'obligation de diligence est sans nuance et ne peut s'appliquer sélectivement à des chefs particuliers de dommages‑intérêts. Enfin, la prise en considération de la conduite illégale ou immorale à l'étape de l'établissement d'une obligation de diligence soulèverait des problèmes de procédure lorsqu'il y a poursuite à la fois en matière délictuelle et en matière contractuelle. En matière contractuelle, il incomberait au défendeur de prouver la pertinence de la conduite du demandeur, mais en matière délictuelle, c'est au demandeur qu'incomberait le fardeau de réfuter la pertinence de sa conduite, compliquant inutilement la tâche du juge du procès et des parties.

Il n'y a pas lieu, en l'espèce, de refuser la réparation demandée par l'appelant parce que le dédommagement est demandé pour les blessures qu'il a subies. Ce dédommagement peut être réduit dans la mesure de sa négligence contributive, mais il ne peut lui être complètement refusé du seul fait de sa conduite déshonorante ou criminelle.

Le juge Cory: Notre Cour a approuvé le critère à deux volets permettant de déterminer la prévisibilité, le lien étroit et l'obligation de diligence: (i) y a‑t‑il des relations suffisamment étroites entre les parties pour qu'une partie ait pu raisonnablement prévoir que son manque de diligence pourrait causer des dommages à autrui; dans l'affirmative, (ii) y a‑t‑il des motifs de restreindre ou de rejeter a) la portée de l'obligation et b) la catégorie de personnes qui en bénéficient ou c) les dommages‑intérêts auxquels un manquement à l'obligation peut donner lieu? Ce critère, particulièrement dans son second volet, est suffisamment vaste pour tenir compte de considérations de principe qui peuvent dans les faits annuler l'obligation de diligence. Dans bon nombre d'affaires, le demandeur a obtenu des dommages‑intérêts même s'il était coupable d'actes illégaux.

L'ancien moyen de défense fondé sur la négligence contributive, qui était reconnu en common law et qui servait d'obstacle absolu à l'indemnisation dans des actions en responsabilité délictuelle, a été supprimé par voie législative. Les diverses lois sur le partage de la responsabilité adoptées dans les provinces de common law constituent le fondement d'une évaluation et d'une répartition justes de la responsabilité. Notre Cour a restreint à une portée étroite le moyen de défense volenti, qui constitue également un obstacle complet à l'indemnisation, mais il peut être un moyen de défense valide dans des affaires de délit économique. L'application de la règle ex turpi causa devrait être supprimée dans les actions en responsabilité délictuelle. Il serait préférable de considérer cette question comme devant être tranchée à la lumière de considérations d'ordre public.

En sa qualité de propriétaire de la voiture, l'intimé en avait la garde et le contrôle et il avait clairement à l'égard de l'appelant l'obligation de lui refuser la permission de conduire son automobile. Selon le bon sens, la personne qui a la garde et le contrôle d'un véhicule ne devrait pas en confier le contrôle à une autre personne qui, selon la connaissance qu'il en a ou qu'il devrait en avoir, n'est pas en état de conduire. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit d'une voiture à haute performance, que les conditions de conduite sont difficiles et que les facultés de la personne qui se propose comme conducteur sont manifestement affaiblies.

La règle ex turpi causa ne devrait pas être appliquée sous quelque forme que ce soit. Il ne faudrait pas examiner la question de «l'ordre public» sous la rubrique archaïque de la maxime latine ex turpi causa mais en débattre ouvertement et franchement au titre de l'ordre public. En général, les décisions dans lesquelles on a appliqué le moyen de défense ex turpi causa ont exigé l'existence d'une conduite illégale conjointe des parties. Si le demandeur a contrevenu à la loi et que sa conduite est un facteur qui a contribué au préjudice, il peut fort bien être tenu responsable de négligence contributive ou considéré comme auteur de son propre malheur. Toutefois, le seul fait que le demandeur soit fautif ne signifie pas nécessairement qu'il doive être privé de tout recours judiciaire à l'égard du préjudice qu'il a subi.

L'appelant devrait obtenir un dédommagement pour des considérations d'ordre public. La décision de lui accorder réparation ne devrait ni offenser ni choquer la conscience des citoyens sensés et raisonnables qui ont pris connaissance de tous les faits de l'espèce.

Il est bien difficile de trancher entre la négligence de l'appelant et celle dont a fait preuve l'intimé. Les personnes doivent assumer la responsabilité de leurs actes. C'est l'appelant qui a demandé la permission de conduire le véhicule. Il devait ou aurait dû être conscient de l'état d'ébriété dans lequel il se trouvait. Il connaissait la puissance de l'automobile et les problèmes inhérents à un démarrage en côte. Il était au courant des dangers que présentait la route de gravier non éclairée donnant abruptement d'un côté sur la carrière de gravier. Il doit accepter la responsabilité qui découle de sa demande de conduire l'automobile et de sa façon de conduire. La responsabilité devrait être partagée également entre l'appelant et l'intimé.

Le juge Gonthier: Pour les motifs exposés par les juges Cory et McLachlin, l'appelant avait, d'après les faits de l'espèce, une obligation de diligence et il ne pouvait pas invoquer le moyen de défense ex turpi causa, qu'il soit considéré en tant que tel ou comme élément de l'ordre public. Dans les actions en responsabilité délictuelle, il convient d'appliquer ce moyen de défense de façon restreinte et plus soigneusement circonscrite. Le principe qui le sous‑tend a un rôle valable et important à jouer dans des circonstances limitées, cependant il ne convient pas d'établir a priori de façon exhaustive les circonstances justifiant d'y avoir recours.

Le juge Sopinka (dissident): Le moyen de défense ex turpi causa ne s'applique pas. Il convient de rejeter le pourvoi et l'action parce que le demandeur n'a pas démontré que le défendeur avait à son égard une obligation de diligence dans les circonstances. Aucune obligation de diligence ne ressort de la position traditionnelle de l'élargissement graduel de nouvelles catégories de responsabilité en vertu de laquelle la responsabilité est élargie dans des cas particuliers par analogie avec les catégories existantes. Les circonstances spéciales qui exigent la création d'une obligation de diligence positive dans les arrêts Dunn c. Dominion Atlantic Railway, Jordan House Ltd. c. Menow, et Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd. sont totalement absentes en l'espèce. Y appliquer la responsabilité n'équivaudrait pas à un élargissement graduel de responsabilité, mais plutôt à un changement radical. L'obligation de diligence ne découle pas non plus de la position adoptée dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council. Cette position comporte, premièrement, la reconnaissance à première vue d'une obligation de diligence générale fondée sur le caractère prévisible du dommage, suivie de l'application d'un second volet visant à déterminer s'il y a une raison de principe valable pour laquelle l'obligation devrait être supprimée ou limitée. Aucun principe d'unification n'a été élaboré pour l'application du second volet.

Les règles ex turpi causa et volenti non fit injuria sont des exemples des restrictions à l'obligation de diligence qui ont été appuyées, du moins en partie, par renvoi au principe qui consiste à ne pas reconnaître d'obligation de diligence dans les circonstances où on ne peut s'attendre raisonnablement à ce qu'il y en ait. Bien comprise, la règle ex turpi causa s'applique pour refuser l'indemnisation lorsque, si la cour aide des personnes impliquées dans une activité criminelle grave, une telle assistance aurait un effet néfaste sur l'administration de la justice. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Le moyen de défense volenti ne s'applique que si le demandeur a accepté le risque physique et juridique, mais il n'élimine pas l'application du principe selon lequel on ne conclut pas à une obligation de diligence dans les circonstances où il ne pourrait y avoir d'attente raisonnable relativement à une telle obligation. Sauf pour ce qui est des règles ex turpi causa et volenti, il existe un principe qui consiste à ne pas reconnaître d'obligation de diligence dans les circonstances où le demandeur ne peut raisonnablement s'attendre à bénéficier de diligence ni le défendeur à lui en manifester. Le refus de l'existence d'une obligation de diligence peut être fondé sur une conduite criminelle, non pas parce qu'elle est criminelle, mais parce qu'il est possible de déduire de la conduite elle‑même, indépendamment de son caractère criminel, que la personne lésée n'avait aucune attente raisonnable de diligence. L'absence d'attente raisonnable peut être démontrée sur le fondement du rapport entre les parties et de leur conduite dans toutes les circonstances de l'affaire.

Le demandeur ne pouvait, quand il a fait la demande, s'attendre en même temps que le défendeur s'acquitte envers lui d'une obligation de diligence à l'égard de sa sécurité en rejetant sa demande. Il ne s'agit pas d'un cas où le demandeur est coupable de négligence contributive parce qu'il avait une telle attente, mais plutôt d'un cas où le demandeur n'avait pas une telle attente. Par conséquent, il ne s'agit pas d'un cas de partage de la responsabilité parce qu'il n'en existe aucune.


Parties
Demandeurs : Hall
Défendeurs : Hebert

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge McLachlin
Arrêt examiné: Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452
arrêts mentionnés: Smith c. Jenkins (1970), 119 C.L.R. 397
Lane c. Holloway, [1967] 3 All E.R. 129
Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243
Pitts c. Hunt, [1990] 3 All E.R. 344
Joubert c. Toronto General Trusts Corp. (1955), 15 W.W.R. 654
Rondos c. Wawrin (1968), 64 W.W.R. 690
Tallow c. Tailfeathers, [1973] 6 W.W.R. 732
Foster c. Morton (1956), 4 D.L.R. (2d) 269
Mack c. Enns (1983), 44 B.C.L.R. 145
Betts c. Sanderson Estate (1988), 31 B.C.L.R. (2d) 1
Dube c. Labar, [1986] 1 R.C.S. 649
Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186
Car & General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322
Lehnert c. Stein, [1963] R.C.S. 38
Burns c. Edman, [1970] 1 All E.R. 886
Meadows c. Ferguson, [1961] V.R. 594
Lewis c. Brannen, 65 S.E. 189 (1909)
Harper c. Grasser, 150 P. 1175 (1915)
McNichols c. J. R. Simplot Co., 262 P.2d 1012 (1953)
Katco c. Briney, 183 N.W.2d 657 (1971)
Colburn c. Patmore (1834), 1 C.M. & R. 73, 149 E.R. 999
Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226
Tomlinson c. Harrison, [1972] 1 O.R. 670
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Henwood c. Municipal Tramways Trust (1938), 60 C.L.R. 438.
Citée par le juge Cory
Arrêt examiné: Ciments Canada LaFarge Ltée c. British Columbia Lightweight Aggregate Ltd., [1983] 1 R.C.S. 452
arrêts mentionnés: Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
London Drugs Ltd. c. Kuehne & Nagel International Ltd., [1992] 3 R.C.S. 299
Dorset Yacht Co. c. Home Office, [1969] 2 Q.B. 412
Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239
Hempler v. Todd (1970), 14 D.L.R. (3d) 637
Ontario Hospital Services Commission c. Borsoski (1973), 54 D.L.R. (3d) 339
Betts c. Sanderson Estate (1988), 31 B.C.L.R. (2d) 1
Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186
Butterfield c. Forrester (1809), 11 East. 60, 103 E.R. 926
Davies c. Mann (1842), 10 M. & W. 546, 152 E.R. 588
Car & General Insurance Corp. c. Seymour, [1956] R.C.S. 322
Lehnert c. Stein, [1963] R.C.S. 38
Eid c. Dumas, [1969] R.C.S. 668
Dube c. Labar, [1986] 1 R.C.S. 649
Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226
Smith c. Jenkins (1970), 119 C.L.R. 397
Pitts c. Hunt, [1990] 3 All E.R. 344
Progress and Properties Ltd. c. Craft (1976), 135 C.L.R. 651
Hegarty c. Shine (1878), 14 Cox C.C. 145
Lewis c. Sayers, [1970] 3 O.R. 591
Jackson c. Harrison (1978), 138 C.L.R. 438
Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243
National Coal Board c. England, [1954] 1 All E.R. 546
Tallow c. Tailfeathers, [1973] 6 W.W.R. 732
Harris c. Toronto Transit Commission, [1967] R.C.S. 460
Miller c. Decker, [1957] R.C.S. 624.
Citée par le juge Gonthier
Arrêts mentionnés: Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226
Mack c. Enns (1981), 30 B.C.L.R. 337.
Citée par le juge Sopinka (dissident)
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Sutherland Shire Council c. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1
Caparo Industries p.l.c. c. Dickman, [1990] 1 All E.R. 568
Murphy c. Brentwood District Council, [1991] 1 A.C. 398
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228
Jordan House Ltd. c. Menow, [1974] R.C.S. 239
Crocker c. Sundance Northwest Resorts Ltd., [1988] 1 R.C.S. 1186
Dunn c. Dominion Atlantic Railway Co. (1920), 60 R.C.S. 310
Gala c. Preston (1991), 172 C.L.R. 243
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Proposition de citation de la décision: Hall c. Hebert, [1993] 2 R.C.S. 159 (29 avril 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-04-29;.1993..2.r.c.s..159 ?
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