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12/08/1993 | CANADA | N°[1993]_2_R.C.S._918

Canada | R. c. Brown, [1993] 2 R.C.S. 918 (12 août 1993)


R. c. Brown, [1993] 2 R.C.S. 918

Albert Raymond Roy Brown Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Brown

No du greffe: 23103.

1993: 18 juin; 1993: 12 août.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1992), 73 C.C.C. (3d) 481, 127 A.R. 89, 20 W.A.C. 89, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l'accusé prononcée par le juge Holmes relativement à une accusation d

e meurtre au premier degré. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Alexander D. Pringle, c.r., po...

R. c. Brown, [1993] 2 R.C.S. 918

Albert Raymond Roy Brown Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Brown

No du greffe: 23103.

1993: 18 juin; 1993: 12 août.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de l'alberta

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta (1992), 73 C.C.C. (3d) 481, 127 A.R. 89, 20 W.A.C. 89, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l'accusé prononcée par le juge Holmes relativement à une accusation de meurtre au premier degré. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Alexander D. Pringle, c.r., pour l'appelant.

Peter Martin, c.r., pour l'intimée.

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Iacobucci rendu par

//Le juge Iacobucci//

Le juge Iacobucci — Je suis d'avis qu'il y a lieu d'accueillir le présent pourvoi en grande partie pour les motifs que le juge Harradence de la Cour d'appel de l'Alberta (1992), 73 C.C.C. (3d) 481, a exposés uniquement en ce qui concerne la prétendue violation des droits garantis à l'appelant par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. En conséquence, puisqu'il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès, je m'abstiens de m'exprimer davantage sur les autres questions soulevées dans la présente affaire. Toutefois, au nouveau procès, le ministère public et l'appelant auront le droit de produire une preuve visant à déterminer si l'appelant savait que ses interrogatoires étaient menés par des policiers, de telle sorte qu'il a renoncé à son droit au silence.

L'appelant a soutenu que le juge du procès a commis une erreur en considérant comme inculpatoires son silence ou ses réponses évasives à certaines déclarations accusatrices de Joan Brown. Je suis convaincu que le juge du procès ne s'est pas appuyé sur une telle preuve pour tirer sa conclusion.

Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta, d'annuler la déclaration de culpabilité de meurtre au premier degré et d'ordonner la tenue d'un nouveau procès.

Les motifs suivants ont été rendus par

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) — L'appelant, dans la présente affaire, a été accusé et reconnu coupable de meurtre au premier degré d'un certain Kindrachuk. Il tente maintenant de faire infirmer cette déclaration de culpabilité pour le motif que des conversations enregistrées par un agent de police banalisé, à la suite de son arrestation, auraient dû être écartées en vertu du par. 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, du fait qu'elles ont été obtenues en violation du droit au silence que lui garantit l'art. 7 de la Charte.

À l'audience, le juge du procès a soulevé la question de l'admissibilité de ces éléments de preuve. L'appelant a convenu que tous les éléments de preuve, qu'il conteste maintenant, étaient admissibles et il a signé une déclaration contenant les aveux suivants:

[traduction] Toutes les déclarations faites [par l'appelant] à des personnes en situation d'autorité étaient libres et volontaires ainsi que conformes aux garanties juridiques et aux obligations contenues dans la Charte canadienne des droits et libertés.

. . .

Toutes les conversations enregistrées entre [l'appelant] et l'agent Harvey JONES sont des reproductions exactes de ces conversations, elles ont été tenues librement et volontairement avec un agent de police banalisé, et elles sont conformes aux dispositions des al. 184(2)a) et b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, et à l'arrêt Duarte c. La Reine, 53 C.C.C. (3d).

À cette époque, la défense considérait les enregistrements comme amplement disculpatoires et, dans le cadre de la stratégie qu'elle a adoptée au procès, elle les a utilisés pour prouver que l'accusé n'avait pas tué la victime. L'appelant a, néanmoins, été reconnu coupable et condamné à une peine de 25 ans d'emprisonnement.

Peu après le procès, notre Cour a rendu son arrêt R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151, dans lequel elle a statué qu'une déclaration qu'un agent de police banalisé arrache à un accusé après son arrestation viole le droit au silence d'un accusé, garanti par l'art. 7 de la Charte. En appel, l'appelant a soutenu que cette preuve aurait dû être écartée, même s'il avait d'abord convenu qu'elle était admissible, et il a avancé deux moyens à l'appui. Premièrement, l'appelant a soutenu qu'il ne s'est pas opposé à ces déclarations parce que leur admission était inévitable compte tenu de l'état du droit à l'époque du procès. Deuxièmement, l'avocat de la défense considérait que les déclarations étaient disculpatoires puisque l'accusé n'a avoué à aucun moment, lors de ces conversations, avoir tué Kindrachuk. La Cour d'appel (1992), 73 C.C.C. (3d) 481, le juge Harradence étant dissident, a rejeté l'appel pour les motifs suivants. Comme la question du droit au silence de l'appelant n'avait pas été soulevée au procès, rien dans la preuve ne venait établir qu'il y avait eu violation de la Charte, plus précisément que l'agent de police banalisé avait arraché la déclaration à l'insu de l'appelant. La décision que l'avocat de l'appelant avait prise, dans le cadre de sa stratégie, de ne pas s'opposer à l'admissibilité des conversations enregistrées ne pouvait pas être annulée en appel. De plus, dans des motifs rédigés par le juge Major, qui fait maintenant partie de notre Cour, la Cour d'appel à la majorité a statué que, contrairement à ce qui s'était produit dans l'arrêt Hebert ou R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595, l'appelant a renoncé aux droits que lui garantissait l'art. 7 lorsqu'il a signé les déclarations contenant les aveux susmentionnés.

Mes collègues sont d'avis d'ordonner la tenue d'un nouveau procès en raison de la prétendue violation du droit au silence que l'art. 7 de la Charte garantissait à l'appelant. Pour essentiellement les mêmes raisons que celles données par le juge Major au nom de la Cour d'appel à la majorité, je ne partage pas l'opinion des juges de la majorité et je rejetterais le pourvoi. Selon moi, il s'agit principalement de savoir, en l'espèce, dans quelle mesure les arguments fondés sur la Charte et les autres arguments qui n'ont pas été soulevés au procès peuvent l'être en appel. J'aborderai également les questions suivantes à tour de rôle: à supposer qu'il soit possible, en l'espèce, de connaître en appel d'une nouvelle question relative à la Charte, y a‑t‑il suffisamment d'éléments de preuve pour établir qu'il y a eu violation du droit au silence que l'art. 7 garantissait à l'appelant? Dans l'affirmative, ces éléments de preuve devraient‑ils être écartés en vertu du par. 24(2) de la Charte?

Nouvelles questions présentées en appel

L'appelant allègue qu'il devrait profiter de toute modification apportée au droit pendant qu'il est encore «dans le système» tant et aussi longtemps qu'il existe des éléments de preuve susceptibles de justifier cette conclusion. Ce faisant, il s'appuie sur les arrêts de notre Cour R. c. Broyles, précité, R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713, R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633, Corporation professionnelle des médecins du Québec c. Thibault, [1988] 1 R.C.S. 1033, et R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246, pour affirmer qu'une cour d'appel peut considérer un argument fondé sur la Charte qui n'a pas été soulevé au procès.

Les tribunaux ont longtemps désapprouvé la pratique de la présentation de nouveaux arguments en appel. Leurs préoccupations sont de deux ordres: premièrement, le préjudice qu'entraîne pour l'autre partie l'impossibilité de répondre et de présenter une preuve au procès et, deuxièmement, l'absence d'un dossier suffisant pour pouvoir tirer les conclusions de fait requises pour trancher adéquatement la nouvelle question: voir Brown c. Dean, [1910] A.C. 373 (H.L.), et Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232.

En outre, de façon générale, l'interdiction de présenter de nouveaux arguments en appel vient étayer l'intérêt supérieur qu'a la société à ce que les litiges en matière criminelle soient tranchés de façon définitive. S'il n'y avait pas de limites aux questions qui peuvent être soulevées en appel, ce caractère définitif deviendrait illusoire. Le ministère public et la défense seraient plongés dans l'incertitude si les avocats des deux parties, ayant découvert que la stratégie adoptée au procès n'a pas entraîné le verdict souhaité ou escompté, concevaient de nouvelles façons de procéder. Les coûts augmenteraient et le règlement des affaires criminelles pourrait prendre plusieurs années dans les cas les plus courants. De plus, cela aurait pour effet de miner l'attente qu'a la société à ce que les affaires criminelles se règlent équitablement et complètement en première instance, ainsi que le respect qu'elle a pour l'administration de la justice. Les jurés auraient raison de ne pas être certains d'avoir rempli une fonction sociale importante ou d'avoir simplement perdu leur temps. Pour ces raisons, les tribunaux ont toujours observé scrupuleusement la règle interdisant le recours à ces tactiques.

Malgré cette règle générale, il existe des cas exceptionnels où les tribunaux ont connu de certaines questions pour la première fois en appel. Trois scénarios sont possibles en ce qui concerne la présentation de nouvelles questions en appel. Un appel portant sur une nouvelle question peut être permis à la suite d'une modification ultérieure du droit en matière de procédure ou du droit positif, il peut être refusé, malgré des modifications apportées au droit, sauf dans des cas exceptionnels, ou encore, il peut être permis si une loi a été déclarée inconstitutionnelle, c'est‑à‑dire lorsque la déclaration de culpabilité n'a plus de fondement juridique.

Il est évident que, si on permettait que des appels soient interjetés sur tout point de droit réinterprété après le procès, l'intérêt dans le caractère définitif et la prompte administration de la justice serait gravement érodé. Le ministère public ainsi que les défendeurs feraient face à la menace de nouveaux procès susceptibles d'être interminables, suite aux décisions subséquentes de cours d'appel sur une vaste gamme de questions procédurales qui peuvent influer sur la constitutionnalité des procès en matière criminelle.

Il ne faudrait pas sous‑estimer les coûts d'une telle façon d'agir. Comme le juge en chef Rehnquist de la Cour suprême des États‑Unis le faisait remarquer récemment, quoique dans un contexte différent, dans l'arrêt Brecht c. Abrahamson, 113 S.Ct. 1710 (1993), à la p. 1721:

[traduction] Le fait de juger de nouveau des défendeurs dont les déclarations de culpabilité ont été annulées impose également des «coûts sociaux» importants, dont le temps et les ressources supplémentaires que sont appelées à consacrer toutes les parties concernées, la «détérioration de la mémoire» et la «dispersion des témoins» qui accompagnent l'écoulement du temps et rendent plus difficile l'obtention de déclarations de culpabilité à la suite d'un nouveau procès, et l'entrave à «l'intérêt qu'a la société dans la prompte administration de la justice.»

En outre, la confiance dans l'administration de la justice est diminuée lorsqu'un nouveau procès est ordonné pour la simple raison que les policiers n'ont pas anticipé une modification du droit de nature à influer sur le déroulement d'une affaire. Les éléments de preuve déclarés sans valeur dans l'affaire causent un préjudice au ministère public, car souvent il n'aura pas la possibilité de rassembler de nouveau avec succès des éléments de preuve, de sorte qu'un accusé déjà reconnu coupable pourra être libéré.

Indépendamment de l'intérêt qu'a la société à ce qu'on empêche des appels illimités, la jurisprudence de notre Cour n'étaye pas l'argument selon lequel de nouvelles questions peuvent être soulevées en appel lorsqu'il y a eu élargissement des droits garantis à l'accusé par la Charte ou modification d'une procédure qui peut être pertinente. À l'exception de l'arrêt Broyles, tous les arrêts cités par l'appelant sont des affaires où le fondement législatif de la déclaration de culpabilité avait été annulé ou réinterprété à la suite du procès. En d'autres termes, le fondement juridique de l'infraction matérielle précise avait été modifié ou entièrement annulé par une décision antérieure à l'appel. Ce n'est pas le cas en l'espèce.

Dans l'arrêt Broyles, un accusé a contesté l'admission d'une déclaration qu'il avait faite après son arrestation et qui avait été interceptée et obtenue par les policiers durant sa détention, en faisant valoir, pour la première fois en appel, qu'il y avait eu violation du droit au silence que lui garantissait l'art. 7 de la Charte. Notre Cour a accueilli le pourvoi. Toutefois, il importe de noter que la question litigieuse n'était pas nouvelle en réalité; au procès, l'admission de la déclaration avait été contestée, sans succès, pour le motif qu'elle n'était pas volontaire et l'appelant avait également soutenu que l'art. 7 imposait au personnel du centre de détention provisoire l'obligation absolue d'empêcher quiconque de voir l'accusé lorsque ces visites avaient pour but de permettre aux policiers d'intercepter une conversation. Comme cette question avait déjà été débattue antérieurement, quoique sous une forme légèrement différente, la Cour disposait d'un dossier complet, incluant les conclusions de fait nécessaires. La présente affaire n'entre pas non plus dans cette catégorie.

À mon avis, en raison de la jurisprudence de notre Cour, des coûts sociaux et de la possibilité d'entraver l'administration de la justice, il y a lieu de respecter la règle générale concernant la présentation de nouvelles questions en appel. Les tribunaux devraient permettre que l'on débatte une nouvelle question en appel seulement dans les cas évidents où, après avoir soupesé les intérêts des deux parties, il serait par ailleurs injuste envers l'accusé de ne pas permettre de traiter cette nouvelle question. Les principes dégagés par le juge Lambert dans l'arrêt R. c. Vidulich (1989), 37 B.C.L.R. (2d) 391 (C.A.), rendent bien la façon de procéder dans ces cas (aux pp. 398 et 399):

[traduction] Il convient parfaitement de soulever en appel un argument supplémentaire qui n'a pas été soulevé au procès, si cet argument supplémentaire vise un point ou un moyen qui a lui‑même été soulevé au procès. Mais il faut obtenir l'autorisation de la cour avant de pouvoir soulever en appel un point ou un moyen tout à fait nouveau et indépendant qui n'a pas été soulevé au procès.

La décision d'accorder ou non l'autorisation est laissée à la discrétion de la cour. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire sera guidé par l'évaluation des intérêts de la justice qui ont des répercussions sur toutes les parties . . .

L'accusé doit présenter ses moyens de défense au procès. S'il décide à ce moment‑là, à titre de stratégie ou pour quelque autre raison, de ne pas présenter un moyen de défense qu'il lui est possible d'invoquer, il doit s'en tenir à cette décision. Il ne peut s'attendre, s'il perd après avoir présenté un certain moyen de défense, à pouvoir ensuite soulever un autre moyen de défense en appel et demander la tenue d'un nouveau procès pour produire la preuve relative à ce moyen de défense.

Il en résulte que c'est seulement dans les cas exceptionnels où l'évaluation des intérêts de la justice pour toutes les parties amène à conclure qu'une injustice a été commise qu'on peut vraisemblablement permettre de soulever un nouveau moyen en appel. Un tel moyen est plus susceptible d'être autorisé lorsqu'il soulève une question de droit seulement que lorsqu'il exige la production d'éléments de preuve devant la cour d'appel ou dans le cadre d'un nouveau procès. [Je souligne.]

Comme le juge Lambert l'indique bien, les appels sur des questions de droit seulement sont plus susceptibles d'être autorisés par les tribunaux, car ordinairement ils n'exigent pas de conclusions de fait supplémentaires. Pour cette raison, les appels portant sur des questions non soulevées au procès se limiteront normalement à celles qui se rapportent à une modification du droit régissant l'infraction sous‑jacente plutôt qu'à des questions de preuve.

En résumé, les trois conditions préalables suivantes doivent être remplies pour que soit permise la présentation, pour la première fois en appel, d'une nouvelle question, y compris une contestation fondée sur la Charte. Premièrement, le preuve doit être suffisante pour trancher la question. Deuxièmement, il ne doit pas s'agir d'un cas où l'accusé n'a pas, pour des motifs de stratégie, soulevé la question au procès. Troisièmement, la cour doit être convaincue qu'il ne résultera aucun déni de justice si l'examen de la nouvelle question n'est pas permis en appel.

En l'espèce, aucune de ces conditions n'est remplie. Il n'y a eu aucune modification de l'infraction matérielle précise. La question n'a pas été soulevée au procès, de sorte qu'on ne dispose pas du dossier nécessaire pour examiner la question en appel. Ainsi que j'en discuterai plus en détail ci‑dessous, à cause de la façon dont le procès s'est déroulé, l'appelant n'a subi aucun déni de justice. À mon avis, la Cour d'appel a eu raison de conclure que cette nouvelle question ne devrait pas faire l'objet de l'appel.

Le droit au silence garanti par l'art. 7

L'appelant soutient qu'il existe présentement suffisamment d'éléments de preuve pour établir qu'il y a eu violation des dispositions de l'art. 7 en l'espèce. Même si l'accusé devait être autorisé à soulever maintenant la question de la violation du droit au silence que lui garantit l'art. 7, et j'ai conclu qu'il ne saurait l'être, j'estime que les éléments de preuve produits au procès en l'espèce ne permettraient pas d'établir l'existence d'une telle violation.

Comme notre Cour l'a reconnu dans l'arrêt Hebert, précité, à la p. 186:

Le droit de garder le silence consiste essentiellement à accorder au suspect un choix; il s'agit tout simplement de la liberté de choisir — la liberté de parler aux autorités, d'une part, et la liberté de refuser de leur faire une déclaration, d'autre part.

Le droit au silence n'empêche pas un accusé de décider de parler aux policiers. Par conséquent, pour qu'il y ait violation du droit de l'appelant de garder le silence, on doit conclure que la déclaration lui a été arrachée contre son gré même s'il avait affirmé vouloir garder le silence.

En l'espèce, la question cruciale pour arriver à une telle conclusion reste sans réponse: l'appelant savait‑il, au moment où l'agent de police l'a amené à parler des événements survenus la nuit où la victime a disparu, que cette déclaration était faite à un agent de police? Si l'appelant était conscient, à l'époque, que son compagnon de cellule était un agent de police et s'il a choisi de faire les déclarations amplement disculpatoires qu'il a faites dans le but de «semer» un moyen de défense, il n'y a pas eu violation de son droit au silence.

Il ressort de la preuve que ce scénario est, en fait, une possibilité valable en l'espèce. Dans une conversation qu'il a tenue avec son ex‑épouse 10 jours après son arrestation, conversation qui a été interceptée, l'appelant a révélé s'être rendu compte, à un moment indéterminé, qu'il se trouvait en cellule avec un agent de police banalisé. Dans la déclaration faite à l'agent, il a admis avoir rencontré la victime dans le but de conclure une transaction en matière de drogue, mais il a nié être au courant de quoi que ce soit au sujet du meurtre. Toutefois, l'agent a témoigné qu'à son avis l'accusé savait très peu de choses, voire rien, à propos de la cocaïne. En outre, il avait dit auparavant à son ex‑épouse qu'il avait passé toute la nuit au garage à réparer une voiture. Cela laisse supposer, comme l'a conclu le juge du procès, que la prétention de l'appelant, qu'il avait été mêlé à une affaire de drogue à l'époque, n'était pas vraisemblable.

Il ne faut pas oublier qu'un accusé peut renoncer à son droit de garder le silence. La situation précise qui s'est présentée en l'espèce a, en fait, été envisagée dans l'arrêt Hebert, précité. Madame le juge McLachlin conclut, à la p. 188:

Je ne veux pas écarter la possibilité qu'il y ait des circonstances dans lesquelles une déclaration peut être reçue lorsque le suspect n'a pas eu pleinement le choix au sens d'avoir décidé, suite à un respect absolu de tous ses droits, de faire une déclaration volontairement.

L'appelant allègue que la validité de sa renonciation a été atténuée ou réfutée parce qu'il n'était pas au courant de la portée du droit au silence qui est présentement reconnu par l'art. 7 et qu'il n'était donc pas conscient des conséquences d'une renonciation à ce droit. Cependant, pour les raisons que j'ai exposées plus haut au sujet de la présentation en appel de nouvelles questions relatives à la Charte, si les affaires criminelles doivent être tranchées de manière aussi certaine et définitive que possible, la «connaissance des conséquences» ne saurait être interprétée comme impliquant la connaissance de toute modification possible ou future du droit. Comme le souligne l'intimée, une telle interprétation rendrait tous les aveux de ce genre inutiles et non dignes de foi en soi tant pour le ministère public que pour la défense.

À mon avis, il faut donner à cette exigence son sens naturel, c.‑à‑d. que l'accusé doit apprécier la nature de la preuve qu'il fournit et savoir qu'elle peut être utilisée contre lui. Compte tenu de son aveu signé que les déclarations ont été faites volontairement et en conformité avec la Charte, il ne fait aucun doute que ces conditions sont remplies en l'espèce et que l'appelant était conscient des conséquences de ses actes.

La Charte offrait d'autres moyens de contester dans le cas où l'appelant se serait vraiment inquiété du préjudice causé par l'utilisation de la déclaration. De plus, le ministère public aurait été informé qu'il devait produire des éléments de preuve pour contrer cet argument. Je suis d'accord avec la Cour d'appel que la décision de ne pas soulever ce point constituait un choix stratégique délibéré qui a été jugé dans l'intérêt de l'appelant à l'époque et qui ne saurait être annulé maintenant.

Le paragraphe 24(2)

Comme il ressort clairement du texte du par. 24(2), les éléments de preuve ne sont pas écartés automatiquement si on arrive à la conclusion qu'ils ont été obtenus en violation d'un droit garanti par la Charte. Les éléments de preuve sont écartés uniquement lorsqu'il est établi, «eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice».

Les facteurs suivants indiquent clairement que les parties n'ont subi aucun déni de justice en l'espèce. Même si les éléments de preuve avaient été obtenus en violation du droit au silence que l'art. 7 garantit à l'appelant, j'estime non seulement que leur utilisation ne déconsidère pas l'administration de la justice, mais encore que leur exclusion le ferait.

Premièrement, les éléments de preuve que l'on cherche à écarter n'étaient pas essentiels au verdict; en outre, ils étaient équivoques et, comme le démontre la stratégie que l'appelant a adoptée au procès, ils pouvaient tout autant disculper qu'inculper l'appelant. Comme l'a souligné le juge du procès:

[traduction] . . . pour être juste, dans toutes les conversations que l'accusé a tenues avec les policiers au moment de son arrestation et plus tard dans les cellules avec l'agent de police banalisé Jones, l'accusé n'a jamais reconnu avoir tué M. Kindrachuk. En fait, il a toujours nié l'avoir fait, malgré que les enquêteurs aient exercé sur lui de fortes pressions psychologiques pour le faire avouer; il n'a pas fait non plus d'aveu direct à quelque autre personne, y compris son épouse. En d'autres termes, il n'y a aucune preuve directe que l'accusé a tué M. Kindrachuk.

Bien que les conversations enregistrées aient confirmé le fait que l'appelant se trouvait avec la victime la nuit où celle‑ci a disparu, il existait des éléments de preuve indépendants à cet égard. Pour en arriver à son verdict, le juge du procès n'aurait manifestement pas pu s'appuyer fortement, si tant est qu'il aurait pu le faire, sur ces éléments de preuve pour établir que l'appelant était le meurtrier de Kindrachuk. Comme le révèlent ses motifs, le juge du procès a plutôt reconnu l'appelant coupable en se fondant sur l'ensemble de la preuve soumise, dont l'importante preuve circonstancielle relative au mobile, des projets antérieurs qui démontraient l'existence d'une intention, des conversations inculpatoires tenues avec son épouse d'alors peu après l'événement, qu'il a jugées équivalentes à des aveux de culpabilité, ainsi que l'attrait de l'appelant pour les armes à feu.

Deuxièmement, les policiers ont agi de bonne foi et en parfaite conformité avec les pratiques d'enquête acceptables selon l'état du droit à l'époque. Comme je l'ai mentionné plus haut, les éléments de preuve recueillis de cette manière qui ont servi à asseoir une déclaration de culpabilité ne devraient pas prêter le flanc à la contestation après que le procès a pris fin.

Troisièmement, non seulement l'appelant n'a‑t‑il pas soulevé au procès la violation de l'art. 7, mais il est allé jusqu'à affirmer qu'il renonçait complètement au droit de garder le silence que lui garantissait l'art. 7 en signant des aveux en ce sens. Compte tenu de ces aveux, je ne puis accepter l'argument selon lequel l'admission de ces éléments de preuve déconsidère maintenant l'administration de la justice.

Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l'appelant: Pringle, Renouf & Associates, Edmonton.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de l'Alberta, Edmonton.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Droit de garder le silence - Admission par le juge du procès des conversations enregistrées entre l'accusé et un agent de police banalisé - Prétention de l'accusé en appel que la preuve aurait dû être écartée compte tenu d'un arrêt de la Cour suprême du Canada postérieur au procès - Y a-t-il eu violation des droits que l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantissait à l'accusé?.

L'accusé a été reconnu coupable de meurtre au premier degré. Le juge du procès a admis en preuve les conversations enregistrées entre l'accusé et un agent de police banalisé. L'accusé, qui ne s'est pas opposé à l'utilisation de ces éléments de preuve au procès, a toutefois soutenu en appel que les conversations auraient dû être écartées du fait qu'elles avaient été obtenues en violation du droit au silence que lui garantissait la Charte canadienne des droits et libertés. L'arrêt R. c. Hebert, dans lequel la Cour suprême du Canada a statué qu'une déclaration arrachée à un accusé par un agent de police banalisé violait l'art. 7 de la Charte, n'a été rendu que peu après le prononcé du verdict au procès. Dans un arrêt majoritaire, la Cour d'appel a rejeté l'appel de l'accusé.

Arrêt (le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli.

Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier et Iacobucci: Il y a lieu d'ordonner la tenue d'un nouveau procès uniquement en ce qui concerne la prétendue violation des droits garantis à l'accusé par l'art. 7 de la Charte. Le ministère public et l'accusé auront le droit de produire une preuve visant à déterminer si ce dernier savait que ses interrogatoires étaient menés par des policiers, de telle sorte qu'il a renoncé à son droit au silence.

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente): Les tribunaux ont longtemps désapprouvé la pratique de la présentation de nouveaux arguments en appel. C'est seulement dans les cas exceptionnels où l'évaluation des intérêts de la justice pour toutes les parties amène à conclure qu'une injustice a été commise que les tribunaux devraient permettre de soulever de nouveaux moyens en appel. Les appels sur des questions de droit seulement sont plus susceptibles d'être autorisés, car ordinairement ils n'exigent pas de conclusions de fait supplémentaires. Trois conditions préalables doivent être remplies pour que soit permise la présentation, pour la première fois en appel, d'une nouvelle question, y compris une contestation fondée sur la Charte: premièrement, la preuve doit être suffisante pour trancher la question, deuxièmement, il ne doit pas s'agir d'un cas où l'accusé n'a pas, pour des motifs de stratégie, soulevé la question au procès, et troisièmement, la cour doit être convaincue qu'il ne résultera aucun déni de justice. En l'espèce, il n'y a eu aucune modification de l'infraction matérielle précise, la question n'a pas été soulevée au procès, de sorte qu'on ne dispose pas du dossier nécessaire pour examiner la question en appel, et l'accusé n'a subi aucun déni de justice. La Cour d'appel a donc eu raison de conclure que cette nouvelle question ne devrait pas faire l'objet de l'appel.

Même si l'accusé était autorisé à soulever la question de la violation de son droit au silence, les éléments de preuve produits au procès en l'espèce ne permettraient pas d'établir l'existence d'une violation. De même, leur utilisation ne déconsidérerait pas l'administration de la justice, alors que leur exclusion le ferait. Les éléments de preuve que l'on cherche à écarter n'étaient pas essentiels au verdict et ils étaient équivoques. Les éléments de preuve que les policiers ont recueillis de bonne foi et en parfaite conformité avec les pratiques d'enquête acceptables selon l'état du droit à l'époque ne devraient pas prêter le flanc à la contestation après que le procès a pris fin. Enfin, l'accusé a renoncé complètement au droit de garder le silence que lui garantissait l'art. 7, en signant des aveux que les éléments de preuve étaient admissibles.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Brown

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)
R. c. Hebert, [1990] 2 R.C.S. 151
R. c. Broyles, [1991] 3 R.C.S. 595
R. c. Thomas, [1990] 1 R.C.S. 713
R. c. Martineau, [1990] 2 R.C.S. 633
Corporation professionnelle des médecins du Québec c. Thibault, [1988] 1 R.C.S. 1033
R. c. Wigman, [1987] 1 R.C.S. 246
Brown c. Dean, [1910] A.C. 373
Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232
Brecht c. Abrahamson, 113 S.Ct. 1710 (1993)
R. c. Vidulich (1989), 37 B.C.L.R. (2d) 391.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 24(2).

Proposition de citation de la décision: R. c. Brown, [1993] 2 R.C.S. 918 (12 août 1993)


Origine de la décision
Date de la décision : 12/08/1993
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1993] 2 R.C.S. 918 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-08-12;.1993..2.r.c.s..918 ?
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