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02/09/1993 | CANADA | N°[1993]_2_R.C.S._932

Canada | R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932 (2 septembre 1993)


R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932

Jean‑Paul Tremblay, Patricia Tremblay,

Peggy Obas Malval, Doris Tremblay,

Marleine Jean, Robert Bourdeau,

Chantal Girouard, Christiane St‑Louis

et Brigitte Tremblay Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Tremblay

No du greffe: 22650.

1993: 23 février; 1993: 2 septembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory et McLachlin

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec,

[1991] R.J.Q. 2766, 41 Q.A.C. 241, 68 C.C.C. (3d) 439, qui a accueilli l'appel interjeté contre un acquittement prononcé par le juge Fontain...

R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932

Jean‑Paul Tremblay, Patricia Tremblay,

Peggy Obas Malval, Doris Tremblay,

Marleine Jean, Robert Bourdeau,

Chantal Girouard, Christiane St‑Louis

et Brigitte Tremblay Appelants

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Tremblay

No du greffe: 22650.

1993: 23 février; 1993: 2 septembre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory et McLachlin

en appel de la cour d'appel du québec

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec, [1991] R.J.Q. 2766, 41 Q.A.C. 241, 68 C.C.C. (3d) 439, qui a accueilli l'appel interjeté contre un acquittement prononcé par le juge Fontaine de la Cour municipale, [1989] R.J.Q. 217. Pourvoi accueilli, les juges La Forest et Gonthier sont dissidents.

Robert La Haye et Josée Ferrari, pour les appelants.

Germain Tremblay, pour l'intimée.

Version française des motifs des juges La Forest et Gonthier rendus par

//Le juge Gonthier//

Le juge Gonthier (dissident) — J'ai eu l'avantage de lire les motifs du juge Cory. Comme il l'indique, le présent pourvoi soulève deux questions. Premièrement, la Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en annulant la décision du juge du procès de ne pas autoriser le ministère public à modifier substantiellement l'acte d'accusation? Deuxièmement, les actes incriminés respectent‑ils la norme de tolérance de la société, de sorte qu'ils ne peuvent être qualifiés d'indécents? Je souscris à l'opinion du juge Cory quant à la première question, de même qu'à sa revue des faits liés aux activités des appelants. Il existe toutefois un certain nombre d'autres faits pertinents, en particulier relativement à la norme de tolérance de la société, que j'exposerai. Avec égards, je ne partage pas son opinion sur la deuxième question et je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d'appel.

L'application de la norme de tolérance de la société en l'espèce

Le juge Cory indique avec raison que le critère en vertu duquel la nature indécente d'un acte doit être déterminée aux fins de l'accusation portée en l'espèce est celui du niveau de tolérance de la société. Ce critère a été récemment confirmé dans l'arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, à l'effet que la norme applicable est celle de ce que l'ensemble de la société, et non une partie seulement de celle‑ci, est disposée à tolérer, et non celle de ce qu'elle approuve ou considère de bon goût (à la p. 476). Cette norme unique de tolérance ne varie pas selon l'auditoire et demeure constante indépendamment de l'époque, de l'endroit ou du mode de représentation en question, dans la mesure où l'on s'y réfère pour identifier l'auditoire. La norme tient compte des divers préjudices que l'activité obscène ou ses représentations peuvent causer. J'ai indiqué à la p. 513 de l'arrêt précité que c'est dans la conjonction d'un contenu donné et de sa représentation que réside l'essence même de l'obscénité et, à la p. 518, j'ai précisé:

Toute une série de facteurs pourraient intervenir dans le mode de représentation et influer sur la caractérisation du matériel, mentionnons notamment le moyen d'expression, le type de représentation ou l'utilisation qu'on en fait.

Le moyen d'expression offre un bon exemple. . .

. . . la probabilité de préjudice et la tolérance de la société [peuvent] varier en fonction du moyen d'expression, même si le contenu demeure le même.

Bien que cet arrêt concerne l'art. 163 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, et diverses représentations de l'activité sexuelle et qu'en l'espèce il s'agisse d'une activité visée à l'art. 210 du Code (anciennement S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 193) plutôt que d'une représentation, il y a néanmoins, dans les deux cas, une représentation d'une activité sexuelle: en l'espèce, la danseuse se produisait dans un endroit auquel le public avait accès, à l'intention d'un auditoire, même s'il s'agit d'une seule personne, qui était un membre du public, et la danse était exécutée à l'intention de cette personne contre rémunération. Comme il s'agit d'un spectacle vivant, son effet est nettement plus marqué que celui d'une statue, d'un tableau, d'une photo ou même d'un film.

En l'espèce donc, il ne s'agit pas de matériel pornographique, mais plutôt du spectacle vivant d'une activité sexuelle, à la fois par le client et la danseuse, dans un endroit public.

En définissant les actes incriminés, le juge Cory conclut que la prestation en question s'apparente à des danses tolérées par la police. Il rappelle que, contrairement à la plupart des prestations exécutées dans les clubs de danseuses nues, en l'espèce, les clients se dévêtaient et se masturbaient en regardant le spectacle de la danseuse dans la chambre. Il dit à la p. 000:

Plusieurs témoins ont déposé que la seule différence entre le spectacle des danseuses du Pussy Cat et celui présenté dans les clubs de danseuses nues était que, dans le premier cas, le client pouvait se dévêtir et se masturber. Or, les gestes et les mouvements des danseuses nues qui se produisent dans les clubs ne suscitent aucune intervention policière.

À mon avis toutefois, les actes accomplis au Pussy Cat étaient essentiellement différents de ceux qui, selon la preuve, étaient accomplis ailleurs et jugés tolérables par le juge du procès. C'est évident lorsqu'on considère les trois caractéristiques principales de la prestation en cause, soit le spectacle vivant, l'endroit public et l'activité du client. Il en est ainsi même lorsqu'on considère seulement l'activité de la danseuse comme spectacle. Johanne Totunov, assermentée comme témoin à charge, a sept ans d'expérience environ comme danseuse nue à Montréal et a travaillé au Pussy Cat comme danseuse. Elle a déposé qu'elle n'avait jamais vu une danseuse utiliser un vibrateur au cours d'une danse nue dans un club. Or, il s'agissait d'une pratique courante au Pussy Cat, et d'un aspect important du spectacle qui modifie la nature de l'activité de la danseuse, telle que perçue par le client, d'une danse au caractère érotique en un acte qui se rapproche plus de la démonstration d'une activité sexuelle. Le spectacle ne suggérait pas seulement une image sexuelle et une sexualité, mais il consistait en un acte sexuel. Parce qu'un vibrateur est utilisé aux fins de la stimulation, il s'agit en fait de masturbation, du point de vue de la danseuse, plutôt que de la simple simulation d'un état d'excitation ou de stimulation. Compte tenu même seulement de la nature de la représentation donnée par la danseuse, l'activité en question se distingue nettement de celles qui sont exécutées et tolérées ailleurs.

Les témoignages des agents Rochon et Cormier ne permettent pas de conclure que les gestes des danseuses au Pussy Cat étaient suffisamment semblables en nature aux gestes des danseuses exécutés et tolérés ailleurs pour respecter la norme de tolérance de la société. L'agent Rochon, qui n'a pas été contredit à cet égard, a indiqué que les actes qu'il a observés au Pussy Cat différaient de ceux qu'il avait vus ailleurs. Son opinion porte sur la nature des actes, considérés dans l'ensemble. Aucune preuve ne démontre qu'il a vu des danseuses utiliser des vibrateurs pour se masturber, et il n'a pas déclaré que d'autres danses réunissaient tous les éléments de la représentation donnée au Pussy Cat. Le fait qu'il ait témoigné en contre‑interrogatoire que certaines parties des représentations données au Pussy Cat étaient identiques à des actes faisant partie de spectacles qu'il avait vus ailleurs, ne change en rien son évaluation globale.

L'agent Cormier a fondé son témoignage sur approximativement cent visites effectuées dans des clubs de danseuses nues au cours des cinq années et demie passées au sein de l'unité des drogues et de la moralité. Il a témoigné que, dans l'ensemble, la danse exécutée au Pussy Cat ne s'apparentait pas à ce qu'il avait vu ailleurs. En particulier, il a déposé qu'il n'avait jamais vu les danseuses toucher leurs organes génitaux comme elles le faisaient au Pussy Cat. Il a indiqué que, s'il avait vu une telle activité, il serait intervenu et aurait fait le «nécessaire», c'est‑à‑dire aurait au moins donné un avertissement. Son témoignage confirme que même l'activité de la danseuse considérée seule n'était pas semblable aux représentations données ailleurs par des danseuses et qui y étaient tolérées.

Dans l'arrêt R. c. Butler, précité, à la p. 517, j'ai eu l'occasion de signaler que le mode de représentation peut contribuer au caractère préjudiciable ou au manque de tolérance de la société. L'espèce ne vise pas la représentation d'actes de masturbation ou un film représentant une danseuse, par exemple, mais ces activités elles‑mêmes. Le client n'était pas un témoin passif d'un spectacle. Les activités en question consistent donc moins en un portrait érotique qu'en une rencontre sexuelle. L'importance d'une telle distinction, et ses conséquences sur le degré de tolérance que la société peut avoir envers les actes en question, est illustrée par le témoignage de M. Campbell. La seule preuve directe que M. Campbell donne relativement à la tolérance porte sur celle des personnes dans les environs du Club à l'égard des actes qui y prennent place. Il laisse entendre que leur tolérance est fondée sur, et en fait limitée à, la prestation d'actes dans le cadre de laquelle le client ne serait qu'un simple témoin passif:

Une fois qu'il savait ce qui se passait, ils m'ont paru: "Bon, okay, c'est ça qui se passe!", eux se demandaient, ce n'était pas clair dans leur tête si c'était de la prostitution avec relation sexuelle coïtale, ce n'était pas clair pour eux ça, ils me disaient: "Bien c'est quoi au juste?", ça fait que là j'ai expliqué: "Bien d'après ce que moi j'en comprends, c'est regarder", et là quand j'ai expliqué ça ils m'ont fait comme: "Oui, okay, là on voit, ça va". Ça c'est les seules personnes avec qui j'ai été en contact, il y a mon épouse . . .

On pourrait déduire du témoignage en question que les activités du Club suscitaient une certaine préoccupation dans la collectivité, mais également que toute tolérance que les voisins auraient pu démontrer à l'égard du Club ne concernait pas l'activité du client.

Le second aspect de l'acte incriminé vise la nature publique de l'endroit où il était accompli. La définition d'endroit public, adoptée à l'art. 197 du Code criminel, et à l'art. 150 en relation avec d'autres infractions, est effectivement très large. Elle vise tout lieu auquel le public a accès, de droit ou sur invitation, expresse ou implicite. Certes, comme le souligne le juge Cory, il existe un éventail de situations ou d'endroits, certains étant plus ouverts et fréquentés que d'autres. Il est tout aussi vrai que ce fait est pertinent quant à la qualification des actes incriminés, et que les actes accomplis dans un endroit public peuvent être tolérés alors que ceux qui sont accomplis dans un autre endroit public peuvent ne pas l'être.

Toutefois, cela ne signifie pas que les actes accomplis dans un endroit public moins exposé aux regards qu'une cour d'école ou un parc public sont des actes exécutés en privé. Le juge Cory remarque à juste titre que la danseuse, une adulte consentante, serait la seule à être témoin de la masturbation du client. Pour cette raison, on conclut que les actes étaient accomplis dans une «relative intimité». Bien que la relative intimité d'une activité soit pertinente, puisqu'elle peut avoir des conséquences sur les attentes des gens, par exemple, elle n'est qu'un des nombreux facteurs à considérer. La distinction entre la nature privée et la nature publique d'un geste ne repose qu'en partie sur le nombre de personnes qui peuvent être témoins des activités en question. Elle repose également sur les attentes particulières et légitimes du public quant aux activités qui se produiront en privé seulement, et celles qui peuvent se produire en public. Ces attentes ne se limitent pas à celles qui peuvent être justifiées pour le motif que des personnes ne devraient pas être témoins des activités en question contre leur gré. Elles s'étendent également aux attentes légitimes du public à l'égard de la sphère que tous partagent. Le droit en général et le Code criminel en particulier veillent expressément à la sphère publique puisque c'est là que les personnes gagnent leur vie, vaquent à leurs affaires et jouissent de la vie communautaire. Comme tel, certains préjudices se produisent seulement dans la sphère publique, et méritent de ce fait une attention particulière. Si l'étalage d'activités aux regards des gens constitue l'un de ces préjudices, il en existe de nombreux autres, certainement importants, qui comprennent l'exploitation, la dégradation, la commercialisation excessive de certaines activités et les dangers qu'elles entraînent.

C'est pour ces raisons et bien d'autres que le droit régit les activités qui se produisent dans la sphère publique. Il suffit de considérer la structure du droit gouvernant les activités liées à la prostitution pour apprécier les divers intérêts dans la paix, la sécurité et l'ordre public qui sont protégés par le régime juridique qui régit les activités permises en public. Le Code criminel mentionne expressément les maisons de débauche parce que l'activité qui y prend place peut fort bien ne pas être tolérée, indépendamment de la possibilité que le public en général soit directement exposé à l'activité: une maison de débauche offre une «relative intimité» et pourtant le Code criminel la différencie en lui prêtant une attention particulière.

Il n'est pas nécessaire aux fins du présent pourvoi de traiter de toutes les considérations de principe qui justifient une définition large de ce qui constitue un endroit public au sens du Code. Si le fait de retirer de la vue du grand public l'activité qui prend place dans une maison de débauche revêtait en lui‑même une grande importance, l'art. 210 du Code criminel ne serait guère utile.

Le troisième aspect de l'activité qui prenait place au Pussy Cat et qu'il faut prendre en considération est l'activité du client. Aucune preuve ne permet de conclure que la masturbation dans un endroit public respecte la norme de tolérance de la société. Le juge du procès a mentionné le témoignage de M. Campbell, un témoin expert, et les constatations du Comité Fraser. J'ai souligné plus haut que la partie du témoignage de M. Campbell qui concerne directement la question de la tolérance ne permet pas de conclure que la masturbation en public est tolérée, et qu'elle semble en fait indiquer le contraire. En outre, la pertinence d'un témoignage d'expert relativement à la définition de la norme de tolérance de la société est limitée. C'est ce qu'on a reconnu dans l'arrêt Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, à la p. 515, dont deux aspects sont pertinents en l'espèce. Premièrement, l'opinion des experts est toujours sujette à une évaluation par les tribunaux. Deuxièmement, distinction encore plus importante, le témoignage d'expert en cause dans cette affaire, était la déposition du président de la Commission de censure selon laquelle le film Dracula Sucks, dont le contenu faisait l'objet du litige, n'outrepassait pas la norme contemporaine de tolérance de la société. Le témoignage portait directement sur la question soumise à la Cour. Or, en l'espèce, le témoignage de M. Campbell, qui porte sur les comportements sexuels chez l'être humain et le traitement de problèmes sexuels, est très différent. Il porte essentiellement sur la normalité de la masturbation qui, selon lui, est pratiquée par une grande partie de la population, bien que certainement dans un endroit privé. Si ce témoignage porte sur l'opinion des gens quant aux actes privés de masturbation, il n'est pas pertinent au sens où il a été accepté au procès. Il se peut que le témoignage qu'une activité n'est pas perverse soit directement pertinent pour l'exclure de la catégorie des actes qui seraient indécents indépendamment de l'endroit où ils se produisent. Mais il ne s'agit pas en l'espèce d'une analyse aussi restreinte et simple. On ne peut se fonder directement sur la normalité d'un acte accompli en privé pour établir le degré de tolérance dont cet acte sera l'objet s'il est accompli en public lorsque, comme en l'espèce, l'acte en question est en partie défini par sa nature publique. On doit en considérer toutes les circonstances et en examiner tous les aspects. Il n'y a aucun doute que les qualités mêmes d'un acte qui en font un acte normal en privé n'en font pas nécessairement un acte normal en public. La normalité d'une activité exercée en privé n'établit pas que la même activité sera tolérée en public.

Selon le témoignage de M. Campbell, la masturbation en soi est tolérée, et la seule mention des actes précis accomplis au Pussy Cat concerne le degré de tolérance que les gens auraient à l'égard des clients qui regardent les danseuses. De même, son témoignage, suivant lequel on tendrait à tolérer les actes en question en raison des risques que constitue la prostitution pour la santé publique, ne revient pas à affirmer que la masturbation dans un endroit public est tolérée par le public.

Pour les mêmes raisons, je suis également d'avis que l'importance accordée par le juge du procès aux constatations du Comité Fraser est déplacée. Un examen général de la nature de l'activité sexuelle dans ses nombreuses facettes en fonction des différents problèmes sociaux liés à ces activités diffère d'un examen de la tolérance de la société à l'égard de la masturbation en public. Le rapport Fraser ne traite pas de cette dernière question.

Non seulement n'y a‑t‑il aucune preuve permettant de conclure que la masturbation dans un endroit public est tolérée, mais la preuve pertinente en l'espèce indique le contraire. Mme Totunov a indiqué que, puisque le client était dévêtu, l'activité observée au Pussy Cat ne se comparait pas à ce qui se faisait dans les clubs de danseuses nues parce que c'était plus osé. Ce témoignage, compte tenu surtout du fait que non seulement les clients se déshabillaient, mais ils se masturbaient lorsqu'ils étaient dévêtus, appuie fortement la conclusion tirée par les deux agents que, considérés dans l'ensemble, les actes ne sont pas de nature semblable aux actes apparemment exécutés et tolérés dans les clubs de danseuses nues.

En définitive, compte tenu de l'ensemble de la preuve, on ne peut considérer l'activité en question comme essentiellement semblable à celle qui prend place dans d'autres établissements.

La Cour d'appel a invoqué sa décision antérieure, qu'elle a suivie, dans R. c. Laliberté (1973), 12 C.C.C. (2d) 109, affaire mettant en cause la masturbation de clients par des masseuses dans un salon de massage. Le juge Cory mentionne cette affaire, et établit une distinction, ainsi que pour l'arrêt R. c. Lantay, [1966] 3 C.C.C. 270, de la Cour d'appel de l'Ontario. Bien qu'il soit vrai que, dans ces deux affaires, il y avait eu contact physique entre le client et la femme offrant ses services, l'existence d'un contact physique ne constituait pas, à mon avis, le fondement de la conclusion que la masturbation dans un endroit auquel le public a accès est indécente ou constitue de la prostitution. En fait, l'arrêt R. c. Lantay, précité, auquel renvoie le premier arrêt, s'appuie sur l'arrêt anglais R. c. De Munck, [1918] 1 K.B. 635, dans lequel on a décidé, aux pp. 637 et 638, que [traduction] «la prostitution est établie s'il est démontré qu'une femme offre son corps couramment pour des fins lubriques contre paiement», les rapports sexuels n'étant pas une condition. Le droit n'a jamais requis que la forme ou la variété la plus lubrique d'une activité qui n'est pas tolérée par la société se produise pour qu'une telle activité soit considérée comme indécente. Ce n'est pas le cas non plus ici.

La décision de la Cour d'appel d'infirmer la conclusion du juge du procès reposait à bon droit sur un réexamen de la preuve et une application du droit aux faits de l'espèce. La conclusion que certaines activités sont indécentes repose sur les faits, mais en fin de compte, c'est une question de droit puisque, comme le dit le juge Cory dans ses motifs à la p. 000, «il appartient à la cour de décider si (les actes en cause sont) tolérable(s) suivant les normes de la société canadienne».

En l'espèce, un examen de la preuve permet de conclure que le raisonnement du juge était manifestement erroné. Je souscris à la décision du juge Brossard de la Cour d'appel, [1991] R.J.Q. 2766, à la p. 2776, suivant lequel, si on tient compte du fait que le client se masturbait, on ne peut que conclure:

. . . dans la mesure où il n'a pas un caractère privé, exécuté devant une pure étrangère, dans une maison dont le caractère public est indéniable et dans une pièce où il peut être vu par des tiers, me suffit amplement pour conclure à l'existence d'actes d'indécence.

À mon avis, la conclusion demeure même si on accepte que l'observation par des tiers est limitée à des fins de sécurité et de surveillance.

Cela étant, il faut considérer les arguments soulevés au nom des appelants dans leur défense, sur lesquels les instances inférieures ne se sont pas prononcées. On peut toutefois les écarter brièvement. Les défenses d'absence de mens rea et d'erreur provoquée par les autorités sont avancées sur le fondement commun que les appelants n'avaient pas l'intention d'enfreindre la loi et ont été amenés par des sources officielles à croire qu'ils n'étaient pas en infraction. Ce motif ne peut étayer une défense d'absence de mens rea lorsque, comme en l'espèce, les accusés avaient l'intention d'accomplir les actes en question et d'exploiter le Club comme ils le faisaient. Quant à la défense d'erreur provoquée par les autorités, elle ne s'applique pas aux faits de l'espèce pour deux motifs. Premièrement, la plus convaincante forme d'incitation invoquée en l'espèce, un permis délivré aux appelants, couvrait des activités très différentes de celles qui ont finalement eu lieu au Pussy Cat, puisqu'il visait un «bureau de conversations érotiques en personne». Un lien évident doit exister entre l'incitation invoquée et l'activité des défendeurs. En deuxième lieu, la défense n'a pas pour effet d'empêcher les tribunaux de décider du caractère indécent d'une activité. Une telle défense est généralement restreinte aux infractions de nature réglementaire, où la foi prêtée à l'incitation est plus raisonnable. Pour ces deux raisons, les défenses soulevées en l'espèce ne peuvent être retenues.

En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la décision de la Cour d'appel eu égard à la deuxième question, et d'ordonner que l'affaire soit renvoyée au juge de première instance pour détermination de la peine.

Version française du jugement des juges L'Heureux-Dubé, Cory et McLachlin rendu par

//Le juge Cory//

Le juge Cory — Le présent pourvoi soulève deux questions principales. Premièrement, la Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en annulant la décision du juge du procès de ne pas autoriser le ministère public à modifier substantiellement l'acte d'accusation à un stade avancé du procès, lorsque presque tous les éléments de preuve avaient été présentés? Deuxièmement, les actes dont la preuve a fait état doivent‑ils être qualifiés d'indécents compte tenu de la norme de tolérance de la société?

Les faits

Les appelants ont été accusés d'avoir tenu une maison de débauche au 3668, rue Ontario est, à des fins de pratique d'actes d'indécence, en contravention au par. 193(1) du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, maintenant L.R.C. (1985), ch. C‑46, par. 210(1).

Voici un exemple des accusations portées contre les appelants, soit le libellé de l'accusation visant Robert Bourdeau:

Robert Bourdeau, entre le 22 mars 1988 et le 20 avril 1988 à Montréal, district judiciaire de Montréal, a illégalement tenu une maison de débauche au 3668 Ontario est, et ce, en aidant l'occupant d'un local utilisé à des fins de pratique d'actes d'indécence, en contravention à l'article 193‑1 du Code Criminel.

L'adresse en question est celle d'une maison privée. À l'entrée, une petite plaque mentionne simplement «Pussy Cat». Les annonces publicitaires parues dans certains journaux de Montréal donnaient le nom et l'adresse de l'endroit et précisaient que des danseuses nues s'y produisaient à l'intention de clients individuels, en privé. Aucun voisin ou client n'aurait formulé de plainte concernant les activités exercées dans les lieux.

Lorsqu'un client se présentait, il était invité à choisir une danseuse à partir d'un jeu de photos. Il était informé que tout contact physique était formellement interdit; il ne pouvait toucher la danseuse, et celle‑ci ne pouvait le toucher.

Le client était ensuite amené dans une pièce individuelle meublée d'un matelas et d'un fauteuil. C'est dans cette pièce que, moyennant 40 $, la danseuse choisie se déshabillait, puis exécutait une danse érotique sur le matelas, à l'intention du client. Pour 10 $ de plus, la danseuse se caressait à l'aide d'un vibrateur pendant l'exécution de la danse. Elle adoptait en outre diverses positions suggestives tout en se masturbant ou en feignant de le faire. Le client était invité à se dévêtir, et la preuve révèle que la plupart des clients se masturbaient pendant la prestation de la danseuse.

La règle interdisant tout contact physique était appliquée strictement. Dans chacune des chambres, une petite ouverture de la grosseur d'une pièce de monnaie avait été pratiquée dans le mur et permettait aux propriétaires de l'établissement de s'assurer que la règle était respectée. Le judas en question ne servait qu'à la surveillance par la direction. La preuve ne permet pas de conclure qu'il servait à des fins de voyeurisme.

Le ministère public a présenté une requête tendant à modifier l'acte d'accusation par la suppression des mots «pratique d'actes d'indécence». Le juge du procès a rejeté la requête. Le ministère public a ensuite demandé l'autorisation de modifier l'acte d'accusation pour y ajouter les mots «pratique de la prostitution». Cette requête a également été rejetée pour les mêmes motifs que la première, c'est‑à‑dire parce que la modification aurait causé un préjudice grave aux accusés.

À l'issue du procès, le juge a réservé sa décision. Le 9 novembre 1988, le juge Fontaine de la Cour municipale a acquitté tous les appelants. Le 17 septembre 1991, la Cour d'appel a accueilli l'appel du ministère public, annulé les acquittements et déclaré les appelants coupables des accusations portées contre eux.

Les juridictions inférieures

La Cour municipale (le juge Fontaine), [1989] R.J.Q. 217

Pour le juge Fontaine, le litige résidait essentiellement dans la question de savoir si le Pussy Cat constituait une «maison de débauche» au sens du Code criminel et de la jurisprudence. Il a signalé que, selon la preuve, l'établissement n'avait pas la réputation d'être un lieu de débauche et qu'aucun voisin n'avait formulé de plainte à son égard. L'établissement semblait être une maison d'habitation, si ce n'est qu'une petite plaque mentionnait «Pussy Cat». Selon le juge Fontaine, il ne s'agissait donc pas d'une maison de débauche au sens étudié dans l'arrêt Patterson c. The Queen, [1968] R.C.S. 157.

Il a ensuite examiné la preuve présentée afin de déterminer si les actes accomplis au Pussy Cat étaient indécents. Il s'est appuyé à cet égard sur le témoignage de l'expert assigné par la défense. Ce dernier a témoigné que les actes incriminés n'étaient pas indécents, qu'il s'agissait plutôt de manifestations non pathologiques de voyeurisme et d'exhibitionnisme et que, à ce titre, les actes en cause étaient tolérés par la société dans la mesure où ils étaient accomplis en privé. Le juge du procès a également fait mention du rapport du Comité Fraser sur la pornographie.

Le juge du procès a par ailleurs examiné attentivement le critère relatif à l'indécence établi dans Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, et voici quelles ont été ses observations, à la p. 224:

Si on applique les renseignements recueillis par la Commission Fraser au cas du Pussy Cat, nous pouvons en déduire assez facilement et logiquement que l'ensemble de la communauté canadienne est prête à tolérer que des actes de masturbation, sans qu'il y ait de contact entre les personnes et entre adultes consentants, qui ont lieu privément même si le local est ouvert au public, n'excèdent pas les standards de la décence.

D'autant plus qu'il n'y a pas de violence combinée à ces activités d'autostimulation et d'autogratification sexuelles et que, comme l'a expliqué le témoin expert, le Dr Campbell, dans le contexte dans lequel elles se déroulent, il ne s'agit là ni de déviation sexuelle ni d'acte dégradant, même s'il est entendu qu'une partie de la population peut très bien ne pas être d'accord avec ces activités, il n'en demeure pas moins qu'elle est prête à tolérer que d'autres personnes les exercent d'une façon privée et discrète, sans coercition aucune et sans déranger les citoyens qui ne sont pas d'accord avec ces activités ou qui ne désirent pas y participer. [En italique dans l'original.]

Le juge Fontaine en est arrivé à la conclusion 1) que selon la preuve, les clients du Pussy Cat savaient exactement à quoi s'attendre, 2) qu'aucun d'eux n'a été choqué par ce qui se passait dans cet établissement, 3) que les adultes présents avaient consenti aux actes d'automasturbation, 4) que le spectacle des danseuses nues au Pussy Cat était de la même nature que celui exécuté dans les clubs où les danseuses touchent à certaines parties de leur anatomie et que la police tolère, 5) qu'aucun citoyen ne s'était plaint des activités du Pussy Cat et, enfin, 6) que les actes accomplis au Pussy Cat n'étaient pas pathologiques et étaient tolérés par la société. Vu les circonstances, il a statué que les actes en cause n'étaient pas indécents et que, par conséquent, le Pussy Cat n'était pas une maison de débauche.

La Cour d'appel, [1991] R.J.Q. 2766

Le juge Brossard (au nom de la majorité)

Le juge Brossard a statué que les conclusions tirées par le témoin expert relativement à la nature des activités à caractère sexuel qui se déroulaient au Pussy Cat et à leur valeur thérapeutique ne devaient pas être prises en considération aux fins de trancher la seule question faisant l'objet du pourvoi, savoir si la masturbation dans un endroit public constitue un acte d'indécence. Il a fait remarquer que l'expert n'avait pas formulé d'observations à ce sujet. À son avis, tant les témoins du ministère public que ceux de la défense ont analysé davantage les gestes de la danseuse que ceux du client. Il a dit, à la p. 2776:

Quant à moi, je ne crois même pas nécessaire de qualifier les gestes posés par la danseuse. Celui posé par le client, dans la mesure où il n'a pas un caractère privé, exécuté devant une pure étrangère, dans une maison dont le caractère public est indéniable et dans une pièce où il peut être vu par des tiers, me suffit amplement pour conclure à l'existence d'actes d'indécence. Je ne peux qualifier autrement l'acte sexuel de masturbation par un homme dans un endroit où il peut être vu et/ou observé par de purs étrangers.

Vu l'absence de preuve contraire, il a conclu que la masturbation qui n'avait pas lieu dans l'intimité d'une pièce, chez soi, outrepasse la norme de tolérance de la société.

Quant aux modifications proposées à l'égard des actes d'accusation, le juge Brossard a statué qu'elles n'auraient causé aucun préjudice aux appelants. Selon lui, le juge du procès n'aurait pas dû, au stade de la demande de modification, se demander si la preuve présentée était suffisante pour que les appelants soient déclarés coupables de prostitution. Il a statué, à cet égard, qu'il y avait preuve de prostitution. Dans les circonstances, il a conclu que la modification ayant pour effet de limiter l'accusation à la tenue d'une maison de débauche était opportune, dans la mesure où la disposition applicable du Code prévoit que les lieux sont visés par la définition s'ils sont utilisés soit pour la pratique d'actes d'indécence soit à des fins de prostitution.

Le juge Brossard a finalement examiné la question de savoir si les actes incriminés constituent de la prostitution. Il a conclu que tous les éléments caractéristiques de la prostitution étaient réunis, soit la sollicitation, les gestes lascifs, voire indécents, de la danseuse en vue de provoquer le client et la gratification sexuelle de celui‑ci, le tout contre rémunération. Il s'est néanmoins demandé si le contact physique est un élément essentiel de la prostitution. Il a cité les arrêts R. c. De Munck, [1918] 1 K.B. 635, R. c. Webb, [1963], 3 W.L.R. 638 et R. c. Lantay, [1966] 3 C.C.C. 270, et il a conclu que ce n'est pas le cas.

En conséquence, le juge Brossard a conclu que le Pussy Cat était une maison de débauche tenue pour la pratique d'actes d'indécence et à des fins de prostitution.

Le juge Proulx (motifs concordants)

Le juge Proulx a accueilli l'appel pour des motifs partiellement différents de ceux du juge Brossard.

En ce qui concerne la demande de modification des actes d'accusation présentée par le ministère public, le juge Proulx a conclu que le juge du procès a commis une erreur en tranchant une question de procédure à partir de son évaluation du fond de la question. Quant à la question du préjudice, il a estimé que la modification n'aurait pas porté atteinte à l'équité du procès car la seule conséquence de la modification aurait été, selon lui, d'élargir le débat juridique qui n'avait pas encore été entamé.

D'après le juge Proulx, la prostitution consiste en la vente de faveurs sexuelles ou l'offre par une personne de ses services sexuels en échange de paiement par une autre. Il n'est pas nécessaire, selon lui, qu'il y ait une relation sexuelle complète entre le fournisseur du service et le client pour qu'il s'agisse de prostitution. Il en est arrivé à la conclusion que l'offre de services sexuels dans les pages publicitaires d'un journal et la fourniture de tels services au client par la danseuse établissent que le Pussy Cat était une maison de débauche tenue à des fins de prostitution.

Les questions en litige

1.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur de droit en statuant que le juge du procès aurait dû autoriser la modification de l'acte d'accusation proposée par le ministère public?

2.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur de droit en concluant que les actes reprochés étaient indécents, compte tenu de la norme de tolérance de la société?

Analyse

La dénonciation aurait‑elle dû être modifiée?

Le ministère public a présenté deux requêtes en modification de la dénonciation visant chacun des appelants. Ces requêtes ont été formulées à un stade très avancé du procès, après que tous les éléments de preuve des appelants eurent été présentés. Il ne restait plus au ministère public qu'à prouver que Robert Bourdeau était un «tenancier» au sens de la disposition pertinente.

Aux termes de la première requête, le ministère public demandait que les mots «utilisé à des fins de pratique d'actes d'indécence» soient retranchés de la dénonciation. Le juge du procès a rejeté la requête en précisant que, s'il y faisait droit, les accusés subiraient un préjudice. Voici comment il a justifié sa décision:

. . . une des raisons, moi, que je vois qui pourrait causer un préjudice à la défense c'est que tous les . . . toutes ces personnes accusées, à partir du moment, et même si vous dites: «Parfait, Monsieur le Juge, on offre, la couronne offre à la défense un ajournement», mettons qu'il serait d'un mois pour préparer la défense, tous les accusés depuis le début ont évidemment orienté leur défense en vertu et en fonction des dénonciations qui étaient rédigées, donc en fonction d'un local qui était une maison de débauche, local utilisé à des fins de pratique d'actes d'indécence. Et lorsqu'on tient un local de cette façon‑là il y a une défense qui est possible. . .

La seconde requête en modification visait à ajouter les mots «utilisé à des fins de prostitution et pour la pratique d'actes d'indécence» dans la dénonciation afférente à chacun des accusés. Elle a également été rejetée. Le juge du procès a de nouveau insisté sur le préjudice qui serait causé aux accusés si la modification était autorisée à ce stade avancé du procès. Il a également conclu que la preuve n'étayait pas la prétention voulant que le Pussy Cat ait été tenu à des fins de prostitution. La Cour d'appel a exprimé son désaccord avec le juge du procès sur ces deux points.

Le Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, par. 529(3) (mod. par S.C. 1985, ch. 19, art. 123) et (4) (maintenant par. 601(3) et (4)), prévoit la modification d'un acte d'accusation:

529. . . .

(3) Sous réserve du présent article, une cour doit, à tout stade des procédures, modifier l'acte d'accusation ou un des chefs qu'il contient, selon qu'il est nécessaire, lorsqu'il paraît

a) que l'acte d'accusation a été présenté en vertu d'une loi du Parlement au lieu d'une autre;

b) que l'acte d'accusation ou l'un de ses chefs

(i) n'énonce pas ou énonce défectueusement quelque chose qui est nécessaire pour constituer l'infraction,

(ii) ne réfute pas une exception qui devrait être réfutée,

(iii) est de quelque façon défectueux en substance,

et que les choses devant être alléguées dans la modification projetée sont révélées par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire ou au procès; ou

c) que l'acte d'accusation ou l'un de ses chefs comporte un vice de forme quelconque.

(4) La cour doit, en considérant si une modification devrait ou ne devrait pas être faite, examiner

a) les faits révélés par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire,

b) la preuve recueillie lors du procès, s'il en est,

c) les circonstances de l'espèce,

d) la question de savoir si l'accusé a été induit en erreur ou lésé dans sa défense par une divergence, erreur ou omission mentionnée au paragraphe (2) ou (3), et

e) la question de savoir si, eu égard au fond de la cause, la modification projetée peut être apportée sans qu'une injustice soit commise.

Ces dispositions confèrent au tribunal des pouvoirs de modification assez étendus. Cependant, un important principe du droit pénal demeure. En effet, la personne accusée d'un crime doit être informée de l'accusation qui pèse contre elle afin qu'elle puisse présenter une défense pleine et entière (Vézina c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2). Le tribunal ne peut modifier la dénonciation ou l'acte d'accusation lorsqu'il en résulterait un préjudice irréparable (R. c. Moore, [1988] 1 R.C.S. 1097). En outre, le tribunal ne peut modifier la dénonciation que si les éléments de preuve présentés peuvent appuyer l'accusation en cause.

Il n'est pas nécessaire, en l'espèce, de déterminer si une preuve relative à la prostitution a été présentée pendant le procès. C'est le préjudice qui aurait été causé aux appelants si la modification avait été accordée qui est déterminant.

Lorsque la requête en modification a été présentée, les appelants avaient de toute évidence préparé leur défense de manière à établir que les actes reprochés n'étaient pas indécents. Vu le libellé de l'accusation initiale, les appelants avaient, à juste titre, axé toute leur défense sur ce point. Qu'il suffise de mentionner, à titre d'exemple, le témoignage long et minutieux du témoin expert sur la question. Autoriser la modification à ce stade aurait causé un préjudice irréparable aux appelants. Il aurait peut‑être été opportun de faire droit à la demande de modification si elle avait été formulée beaucoup plus tôt au cours des procédures, pourvu qu'un ajournement ait été accordé afin de permettre aux appelants de préparer leur défense en fonction des accusations modifiées. Manifestement, les appelants auraient eu besoin de temps pour réévaluer leur position et pour consulter des experts et retenir leurs services relativement à la question de savoir si les actes reprochés constituaient de la prostitution. Tout cela n'est évidemment que spéculation. Il suffit de dire que, dans les circonstances de l'espèce, le juge du procès a eu raison de conclure qu'autoriser la modification à ce stade avancé de l'instance aurait causé aux appelants un préjudice irréparable.

En outre, il était inopportun, selon moi, que la Cour d'appel autorise la modification. Je crois que le fait pour une cour d'appel de modifier substantiellement l'acte d'accusation et de prononcer une déclaration de culpabilité à partir de l'acte d'accusation ainsi modifié constitue une mesure exceptionnelle. Dans R. c. Geauvreau (1979), 51 C.C.C. (2d) 75 (C.A. Ont.), le juge Zuber fait état avec justesse de l'iniquité qui résulte d'une telle procédure. Il a écrit (à la p. 84):

[traduction] Les règles de procédure pénale portent que la personne qui est accusée d'un crime a le droit d'être informée de l'accusation qui pèse contre elle, que ce soit dans la dénonciation ou dans l'acte d'accusation, de manière raisonnablement précise, et que le procès se fonde sur cette accusation. Ce principe demeure applicable même si le formalisme d'antan a fléchi et même si les cours de justice ont désormais des pouvoirs étendus en matière de modification. Toutefois, bien que la procédure pénale soit devenue moins formaliste et plus souple, la modification au stade de l'appel pose des problèmes. En effet, une modification au procès suppose que l'accusé demeure en mesure de faire face à l'accusation modifiée. Or, l'audition de l'appel intervient longtemps après que la preuve et les arguments ont été présentés et que les faits ont été établis. J'estime que le fait pour une cour d'appel de modifier substantiellement l'accusation et de prononcer une déclaration de culpabilité à partir de l'acte d'accusation ainsi modifié constitue une mesure exceptionnelle. Il me semble qu'une telle mesure doit s'appuyer sur des dispositions législatives des plus claires.

Les actes étaient‑ils indécents vu les circonstances?

(i)La nature des actes en cause

Après avoir été informé des règles applicables dans l'établissement et après avoir choisi la photo de la danseuse dont il souhaitait obtenir les services, le client était conduit dans la pièce où le spectacle devait avoir lieu. Les seules personnes alors présentes étaient la danseuse et le client. Une fois dans la pièce, la danseuse expliquait à nouveau au client qu'il ne devait y avoir aucun contact physique entre eux.

Pendant sa prestation d'une vingtaine de minutes, la danseuse parlait de sexe, enlevait ses vêtements et se caressait le corps, y compris les parties génitales (avec ou sans vibrateur, au gré du client). Plusieurs témoins ont déposé que la seule différence entre le spectacle des danseuses du Pussy Cat et celui présenté dans les clubs de danseuses nues était que, dans le premier cas, le client pouvait se dévêtir et se masturber. Or, les gestes et les mouvements des danseuses nues qui se produisent dans les clubs ne suscitent aucune intervention policière. La question est donc de déterminer si les actes accomplis au Pussy Cat étaient indécents.

(ii)Le critère permettant de conclure à l'indécence: la norme de tolérance de la société

Dans Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a dit que, à la p. 1159, aux fins de déterminer si un acte est indécent, il fallait appliquer le critère de la «norme de tolérance de la société». Ce critère est semblable à celui utilisé en matière d'obscénité. Le critère de la norme de tolérance de la société applicable à l'égard de l'indécence, énoncé dans l'arrêt Towne Cinema Theatres Ltd., précité, requiert l'analyse des actes reprochés en fonction des éléments suivants, à la p. 508:

. . . (i) [il y a des] normes de tolérance admises dans la société canadienne contemporaine [qui ne doivent pas être outrepassées]; (ii) il doit s'agir de normes contemporaines vu que les temps et les idées changent comme en fait foi la liberté relative avec laquelle on parle des choses sexuelles; (iii) il faut tenir compte des normes de l'ensemble de la société et non des normes d'une fraction de la société [. . .] ; (iv) il appartient à la cour de décider si [les actes en cause sont] tolérable[s] suivant les normes de la société canadienne; (v) il incombe de décider d'une manière objective ce qui est tolérable suivant les normes contemporaines de la société canadienne, et non simplement d'appliquer sa propre conception de ce qui est tolérable.

Dans son analyse du sens de la norme de tolérance de la société dans l'arrêt Towne Cinema Theatres Ltd., précité, le juge en chef Dickson dit, à la p. 508:

Tous les arrêts soulignent que la norme applicable est la tolérance et non le goût. Ce qui importe, ce n'est pas ce que les Canadiens estiment convenable pour eux‑mêmes de voir. Ce qui importe, c'est ce que les Canadiens ne souffriraient pas que d'autres Canadiens voient parce que ce serait outrepasser la norme contemporaine de tolérance au Canada que de permettre qu'ils le voient. [En italique dans l'original.]

Dans la même affaire, le juge Wilson établit, à la p. 522, une distinction utile entre la tolérance et le goût:

Le Shorter Oxford English Dictionary définit «tolérance» (toleration) comme «l'acte ou le fait de tolérer ou de permettre ce qui n'est pas réellement approuvé». Il ressort de cette définition qu'il existe une distinction entre ce qui n'est pas approuvé et ce qui n'est pas toléré.

Le juge Wilson cite ensuite, en l'approuvant, à la p. 523, la décision R. c. Doug Rankine Co. (1983), 36 C.R. (3d), 154 (Ont.), à la p. 173. Dans cette décision, le juge Borins de la Cour de comté fait l'analyse suivante relativement à ce qu'on peut appeler des «films de sexe»:

[traduction] À mon avis, les normes sociales contemporaines permettent de tolérer la distribution de films qui comportent essentiellement des scènes où des personnes ont des rapports sexuels. Les normes sociales contemporaines toléreraient aussi la distribution de films qui comportent des scènes d'orgie sexuelle, de lesbianisme, de fellation, de cunnilinctus et de sodomie. Toutefois, les films qui comportent essentiellement ou partiellement des scènes de sexe accompagnées de violence et de cruauté, en particulier lorsque l'accomplissement d'outrages a pour effet de dégrader et de déshumaniser les personnes qui les subissent, excèdent le seuil de tolérance sociale.

Le juge Wilson poursuit ensuite à la p. 523:

Je ne crois pas qu'en faisant cette distinction, le juge Borins ait suggéré que la Canadienne ou le Canadien moyen trouve ce genre de film à son goût ou que ces films ne choquent pas la plupart des Canadiens. Je crois plutôt que le juge Borins a reconnu que, indépendamment de savoir si les Canadiens trouvent ce genre de films déplaisant, ils sont prêts à tolérer leur présentation.

Plus récemment, dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, notre Cour a examiné la question de la norme de tolérance de la société pour déterminer si le matériel pornographique en cause constituait une exploitation indue des choses sexuelles au point d'être qualifié d'obscène. La Cour s'est notamment prononcée sur le moment où une {oe}uvre cesse d'être artistique pour devenir obscène. Le juge Sopinka arrive à la conclusion que le critère déterminant à cet égard est le degré de préjudice qui peut résulter de la présentation au public du matériel en cause. Il précise ce qui suit à la p. 485:

Les tribunaux doivent déterminer du mieux qu'ils peuvent ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. Dans ce contexte, le préjudice signifie qu'il prédispose une personne à agir de façon antisociale comme, par exemple, le fait pour un homme de maltraiter physiquement ou mentalement une femme, ou vice versa, ce qui peut être discutable. Le comportement antisocial en ce sens est celui que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement. Plus forte sera la conclusion à l'existence d'un risque de préjudice, moins grandes seront les chances de tolérance. Cette conclusion peut être tirée à partir du matériel même ou à partir du matériel et d'autres éléments de preuve. En outre, la preuve des normes sociales est souhaitable, mais non essentielle.

La même question du degré de préjudice pouvant résulter de l'{oe}uvre incriminée doit également être prise en considération aux fins de déterminer la norme de tolérance de la société applicable aux actes qualifiés d'indécents.

(iii)Les circonstances dans lesquelles l'acte est accompli

Pour déterminer si un acte est indécent, il faut tenir compte du contexte dans lequel il intervient, car un acte n'est jamais accompli dans le vide absolu. La norme de tolérance de la société est celle de l'ensemble de la société. Toutefois, ce que la société peut tolérer variera en fonction du lieu où l'acte se produit et de la composition de l'auditoire. Par exemple, un spectacle que la société peut tolérer comme convenant à la clientèle d'un club peut ne pas convenir du tout aux élèves d'une école secondaire. Ce qui est acceptable dans le cadre d'un spectacle sur scène destiné à un public adulte peut être totalement inacceptable si le spectacle est présenté dans la salle d'une école à des élèves du niveau élémentaire. De même, la nature de l'avertissement ou de l'avis qui est donné relativement au spectacle peut être importante, nul n'étant tenu d'assister au spectacle d'une danseuse nue. On ne peut non plus invoquer la surprise des spectateurs lorsqu'ils ont été avisés de la nature du spectacle. En outre, le but de la prestation peut être un facteur à prendre en considération. Se reporter, par exemple, aux motifs du juge Holden dans R. c. MacLean and MacLean (No. 2) (1982), 1 C.C.C. (3d) 412 (C.A. Ont.), et à ceux du juge Martin dans R. c. Giambalvo (1982), 70 C.C.C. (2d) 324 (C.A. Ont.)

Dans un certain nombre d'affaires, les tribunaux ont, à juste titre, tenu compte des circonstances pour déterminer si les actes en cause étaient indécents. Dans R. c. Traynor, [1987] O.J. No. 1943 (Q.L.) (C. prov. Ont., Div. crim.), le tribunal était appelé à déterminer si le spectacle présenté dans un débit de boissons par une chanteuse, également danseuse et effeuilleuse, outrepassait la norme de tolérance de la société. Pendant son spectacle, la danseuse enlevait tous ses vêtements, à l'exception de ses bottes et d'un cache‑sexe, tout en interprétant une chanson. Elle donnait l'impression de presser ses seins et son sexe contre une barre verticale. Le juge Nosanchuck, de la Cour provinciale, a tenu compte, à juste titre selon moi, des facteurs suivants pour décider que le spectacle n'allait pas à l'encontre de la norme de tolérance de la société:

[traduction]

1) Le spectacle avait lieu dans un débit de boissons considéré, selon la publicité, comme un lieu de spectacles pour adultes.

2) Il était recommandé aux clients que la nudité aurait pu choquer de ne pas entrer.

3) L'accusée était une chanteuse, danseuse et artiste de métier qui se produisait à ce titre à divers endroits aux États‑Unis, au Canada, en Australie, en Angleterre et au Japon.

4) L'accusée jouissait d'une certaine renommée, ce qui lui avait valu d'être invitée à participer à des émissions de télévision animées par des artistes bien connus du public nord‑américain et diffusées sur le réseau national.

5) Selon la preuve de la poursuite, le spectacle était essentiellement amusant, divertissant et humoristique.

6) Le chant et la danse étaient jugés professionnels, et le mouvement des mains et des jambes, ainsi que les pas de danse, étaient rythmés.

7) Le numéro dans son ensemble semblait bien rodé.

8) L'auditoire aimait bien le numéro et se comportait correctement.

9) Essentiellement, l'accusée se limitait à montrer ses seins et son sexe à l'auditoire tout en dansant et à faire d'autres mouvements de rotation sur la scène.

Ainsi, le juge du procès a statué que même s'il y avait certainement des Canadiens qui n'approuveraient pas le genre de spectacle exécuté par l'accusée et qui le trouveraient de mauvais goût, offensant ou inacceptable, le numéro en question n'outrepassait pas la norme de tolérance de la société.

Dans Pelletier c. La Reine, [1986] R.J.Q. 595, la Cour supérieure du Québec a eu recours à une analyse contextuelle pour déterminer si la projection, dans un club, d'une vidéocassette montrant des scènes de cunnilinctus, de fellation, de lesbianisme et de pénétration sexuelle, pendant que des femmes nues dansaient sur scène, outrepassait la norme de tolérance de la société. Dans le film vidéo, les participants étaient nus et, parfois, les organes génitaux des hommes et des femmes étaient montrés en gros plan. Une scène en particulier montrait une femme introduisant dans son vagin le manche d'un plumeau. Dans une autre, une femme observait les ébats sexuels des participants et montrait, en caressant son corps avec sa main, que ces ébats étaient une source de stimulation pour elle.

Pour déterminer quelle est la norme de tolérance de la société appropriée dans ce cas précis, le juge Boilard a dit à la p. 604:

. . . l'indécence vise le comportement sexuel ou sa représentation qui n'est ni obscène ou immoral mais inapproprié selon les normes canadiennes de tolérance à cause du contexte où il survient. En d'autres termes, l'indécence ne provient pas du comportement lui‑même mais plutôt des circonstances où il se produit.

Il a conclu que l'auditoire, le lieu et le contexte étaient des éléments essentiels dont il fallait tenir compte pour déterminer s'il y avait indécence. Malgré le dégoût qu'il lui inspirait personnellement, le spectacle, selon le juge Boilard, n'outrepassait pas la norme de tolérance de la société vu le contexte dans lequel il était présenté.

Les circonstances entourant les actes reprochés ont également été décisives dans d'autres affaires, dont les suivantes, aux fins de déterminer s'il y avait indécence: R. c. Kleppe (1977), 35 C.C.C. (2d) 168 (C. prov. Ont.), R. c. Sequin, [1969] 2 C.C.C. 150 (C. cté Ont.), et R. c. Belanger (1980), 5 W.C.B. 446 (C. cté Ont.).

L'examen des éléments de preuve en l'espèce

Dans la présente affaire, le juge du procès a, à juste titre, reconnu que la norme applicable ne correspond pas à ce que la société acclamerait, aimerait ou même accepterait, mais plutôt à ce qu'elle tolérerait, ce qui est une norme beaucoup moins exigeante. Voici ce qu'il dit à ce sujet, à la p. 223:

En appliquant ce test au cas présent, on peut dire ce qui suit: ce qui importe et ce qui est pertinent ce n'est pas ce que les citoyens canadiens approuvent pour eux‑mêmes, c'est ce que les citoyens canadiens sont prêts à tolérer comme activité dans un endroit, sans que ceci soit choquant, révoltant ou dégradant.

Pour rendre sa décision concernant le critère objectif de la norme de tolérance de la société, le juge du procès s'est fondé sur trois éléments de preuve. Premièrement, le témoignage de l'expert, Michel Campbell, psychologue, sexologue et professeur à l'Université du Québec à Montréal; deuxièmement, le rapport du Comité Fraser sur la pornographie et la prostitution au Canada; troisièmement, le témoignage d'une ancienne employée du Pussy Cat et celui d'un policier qui avait visité les lieux. Cette démarche est tout à fait raisonnable et conforme aux conclusions de notre Cour dans Towne Cinema Theatres Ltd., précité. Dans cet arrêt, la Cour a en effet statué qu'il était parfaitement légitime de recourir au témoignage d'un expert pour déterminer quelle est la norme de tolérance de la société. Examinons tout d'abord le témoignage de M. Campbell.

(i)Le témoignage de M. Campbell

M. Campbell a longuement témoigné et donné des explications détaillées concernant les pratiques et les comportements sexuels chez l'être humain. Il a précisé que, de nos jours, environ 90 p. 100 des hommes et 50 p. 100 des femmes se masturbent. Selon lui, l'accroissement du nombre de personnes pratiquant la masturbation est attribuable à un changement au chapitre des mentalités et des croyances, c'est‑à‑dire que la plupart des gens ne considèrent plus qu'il s'agit d'une activité nuisible, mais plutôt d'un comportement sain et acceptable.

Selon M. Campbell, les actes accomplis au Pussy Cat étaient des manifestations non pathologiques de voyeurisme et d'exhibitionnisme qui ne nuisaient à personne. Il a qualifié les actes de «safe sex» puisque aucune maladie transmissible sexuellement ne peut être contractée par ce genre d'activité. Il a précisé, en outre, que les actes reprochés n'étaient pas dégradants ou déshumanisants, non plus que pervers. Il a donc conclu que les actes n'outrepassaient vraisemblablement pas la norme de tolérance de la majorité des Canadiens.

Il a par ailleurs exprimé l'opinion que les Canadiens seraient plus enclins à tolérer les activités du Pussy Cat que la prostitution classique comportant des relations sexuelles, les risques pour la santé publique étant de toute évidence beaucoup moindres dans le premier cas. En outre, le fait que les actes en cause étaient accomplis par des adultes hétérosexuels consentants augmentait la probabilité qu'ils soient tolérés.

Contrairement à la Cour d'appel, je suis d'avis qu'il était tout à fait approprié que le juge du procès tienne compte du témoignage d'expert de M. Campbell pour déterminer quelle était la norme de tolérance de la société. Ce témoignage était pertinent et utile aux fins d'apprécier, de manière objective, quels genres de comportements sexuels seraient tolérés par les Canadiens. C'est à partir des statistiques fournies par M. Campbell, selon lesquelles la plupart des Canadiens s'adonnent à la masturbation, que le juge du procès a conclu que la Canadienne ou le Canadien moyen était plus enclin à tolérer des activités qui s'apparentaient aux siennes. On tend évidemment à tolérer, fort légitimement, les activités que l'on juge normales, et une activité est jugée normale dans la mesure où elle est pratiquée par d'autres. Lorsque la majorité des gens pratiquent une activité donnée, il devient impossible de prétendre que celle‑ci ne serait pas tolérée par la société. Seuls le lieu et le contexte dans lesquels il est accompli peut faire en sorte qu'un acte outrepasse la norme de tolérance de la société et soit, par conséquent, indécent. Ainsi, une fois qu'il est établi que l'acte comme tel est toléré, il faut examiner les circonstances dans lesquelles il se produit. Il était donc approprié et raisonnable que le juge du procès tienne compte du témoignage de M. Campbell à titre d'expert et se fie à celui‑ci.

Je m'appuie à cet égard sur les conclusions tirées par le juge Dubin de la Cour d'appel de l'Ontario (maintenant juge en chef de l'Ontario) dans R. c. St.Pierre (1974) 3 O.R. (2d) 642. Dans cette affaire, le juge du procès a conclu à l'irrecevabilité du témoignage d'un psychiatre compétent voulant que, selon les circonstances, le cunnilinctus, comme préliminaire à une relation sexuelle, soit tout à fait normal et qu'une grande partie de la population le pratique. Le psychiatre avait ajouté que le recours à cette pratique s'était accru au cours des vingt dernières années. Renversant la décision du juge du procès qui écartait le témoignage de l'expert, le juge Dubin a dit, aux pp. 649 et 650:

[traduction] Les attitudes vis‑à‑vis des comportements sexuels sont en constante évolution. Pour déterminer si la conduite de l'accusé se démarque sensiblement de ce qui est jugé décent, les membres du jury auraient tiré grand avantage du témoignage d'un expert compétent (et considéré comme tel par les deux parties) concernant les pratiques sexuelles qui ont cours au pays et qu'un grand nombre de personnes ne jugent pas anormales ou perverses. Vu l'absence d'un tel témoignage, le jury en est réduit à se fonder sur ses propres opinions et ses expériences personnelles.

(ii)Le rapport du Comité Fraser sur la pornographie et la prostitution

Le juge du procès a également fondé sa décision sur le rapport du Comité Fraser sur la pornographie et la prostitution. Ce comité a été mis sur pied par le gouvernement du Canada afin d'étudier les problèmes liés à la pornographie et à la prostitution et de mettre en {oe}uvre un programme de recherche socio‑juridique à l'appui de ses travaux. Il a tenu des audiences publiques ainsi que des séances en privé, d'un océan à l'autre, de manière à recueillir les points de vue de particuliers et de différents groupes au Canada.

De plus, dans le but de permettre au Comité de comprendre la situation actuelle de la pornographie et de la prostitution au Canada, le ministère de la Justice a commandé un certain nombre d'études, et l'une d'entre elles a été réalisée à partir d'un échantillon de 2 018 Canadiens de toutes les régions du pays, sauf le Yukon et les Territoires du Nord‑Ouest, qui ont répondu à des questions portant sur la pornographie. Je crois à nouveau que le juge du procès a eu raison de se fier au rapport du Comité Fraser et aux études qu'il a examinées. Je suis en effet d'accord avec les propos suivants qu'il a tenus à cet égard, à la p. 224:

. . . les recommandations de ce comité constituent un instrument valable et important pour mesurer le seuil de tolérance de l'ensemble des citoyens canadiens face à des phénomènes comme la pornographie, la prostitution ou les maisons de débauche, ce qui inclut évidemment, il va sans dire, le phénomène de ce qui est indécent ou de ce qui ne l'est pas.

. . .

Ce qui importe pour le Tribunal, c'est de constater qu'en 1985 le seuil de tolérance de la communauté a été mesuré d'une façon assez adéquate par la Commission Fraser, et ce, même si les recommandations qui étaient formulées n'ont pas été entérinées par le législateur. Le Tribunal peut donc tenir compte de cette étude comme un des éléments permettant de mesurer les standards de la communauté canadienne face aux «actes indécents» qui peuvent être tolérés dans des maisons dites «maisons de débauche». [En italique dans l'original.]

(iii)Les témoignages concernant la tolérance policière à l'égard des spectacles de danseuses présentés dans les clubs et apparentés à ceux du Pussy Cat

L'intimée fait valoir que le juge du procès a commis une erreur en tenant compte de la tolérance dont semble faire preuve la police à l'égard des spectacles de danseuses nues présentés dans les clubs, d'un bout à l'autre du pays, alors que les actes qui y sont accomplis s'apparentent à ceux qui avaient cours au Pussy Cat. Elle soutient que le juge du procès n'a pas fondé ses conclusions concernant la tolérance policière sur la preuve présentée au procès et que, en réalité, il existait des éléments de preuve contraire. Elle a cité le témoignage de l'agent Claude Cormier qui a dit que, lorsqu'il voyait des spectacles de danseuses nues du genre de ceux présentés au Pussy Cat, il faisait «le nécessaire».

Toutefois, la transcription révèle que selon la déposition de deux témoins du ministère public, Johanne Totunov et l'agent Gilles Rochon, il existait une assez grande tolérance policière à l'égard de la «danse» simulant l'activité sexuelle, comme celle présentée au Pussy Cat. Il ressort nettement de la preuve que la police tolérait les spectacles d'effeuilleuses ou de danseuses nues où celles‑ci caressaient leurs propres organes génitaux et feignaient l'orgasme. Bien que la preuve de l'acceptation par la police de la conduite reprochée ne puisse servir à déterminer la norme de tolérance de la société, elle constitue néanmoins un indice utile de cette norme.

L'un des policiers qui s'étaient rendus au Pussy Cat, l'agent Gilles Rochon, a tout d'abord nié avoir assisté à des numéros de danse semblables à ceux exécutés au Pussy Cat. Contre‑interrogé par l'avocat de la défense, il a cependant admis par la suite avoir déjà vu, dans certains clubs, des danseuses s'allonger sur la scène, écarter les jambes, se caresser le sexe et les seins, et feindre l'orgasme. Il semblerait que le spectacle présenté au Pussy Cat n'était pas plus cru ou sexuellement explicite, c'est‑à‑dire pas plus osé que celui que des danseuses nues présentent dans les clubs et que la police tolère.

Dans la même veine, une ancienne employée du Pussy Cat et ex‑danseuse nue de Montréal, Johanne Totunov, se fondant sur son expérience, a témoigné que la police montréalaise en était venue à tolérer la pratique consistant à se toucher les seins, les fesses et même, parfois, les parties génitales.

Enfin, il convient de signaler que l'agent Gilles Rochon a témoigné qu'il avait, à diverses occasions, visionné dans plusieurs clubs des films vidéo renfermant des scènes assez crues de rapports sexuels, y compris des actes de pénétration anale et vaginale, de masturbation, de cunnilinctus et de fellation, sans qu'il ait jugé bon de porter des accusations.

Par conséquent, le juge du procès disposait d'une preuve suffisante pour conclure à bon droit que la police tolérait des activités semblables à celles qui se déroulaient au Pussy Cat. Cela pouvait également être pris en considération aux fins de déterminer quelle était la norme de tolérance de la société applicable aux actes qui se déroulaient au Pussy Cat.

Le caractère singulier des circonstances dans la présente affaire

Examinons le contexte dans lequel se déroulaient les actes reprochés dans la présente affaire. Comme je l'ai déjà mentionné, les actes en eux‑mêmes, ceux des clients et des danseuses, sont tolérés par la société. Cette conclusion en ce qui concerne les actes de masturbation a été tirée à juste titre à la suite du témoignage de M. Campbell sur les comportements et les attitudes en matière sexuelle et compte tenu du rapport du Comité Fraser sur la pornographie et la prostitution. Pour ce qui est de la danse, on pourrait fonder la conclusion sur le témoignage des personnes qui ont déjà donné des spectacles dans des clubs de danseuses nues et sur la preuve de la tolérance policière à l'égard des activités dans ces clubs qui se rapprochent de celles du Pussy Cat. L'examen doit donc porter surtout sur les circonstances qui entouraient les activités au Pussy Cat. Ce sont ces circonstances qui détermineront si la société les toléreraient.

La règle interdisant tout contact physique

Il importe de retenir que le client était prévenu, dès son arrivée au Pussy Cat, puis à nouveau par la danseuse qu'il avait choisie, qu'il était interdit d'avoir quelque contact physique que ce soit. Telle était la règle dans cet établissement, et la preuve n'établit pas qu'on y ait manqué. Il est vrai qu'il y avait masturbation ou, en ce qui concerne la danseuse, masturbation simulée. Pour déterminer si la masturbation constitue en soi un acte d'indécence, il faut tenir compte de l'ensemble des circonstances ou du contexte dans lesquels elle est pratiquée. La masturbation ayant pu être l'un des principaux sujets du roman fort bien reçu du grand auteur Philip Roth, Portnoy et son complexe (1970), elle n'a certainement plus la connotation indécente qu'on lui attribuait autrefois.

Bien que l'absence de contact physique ne soit pas à elle seule décisive, elle demeure néanmoins très importante. La règle avait pour effet de minimiser le risque qu'un préjudice corporel ne soit infligé à l'une ou l'autre des personnes en cause. Elle empêchait également que celles‑ci ne contractent une maladie transmissible sexuellement, ce qui n'est pas négligeable non plus. Ce facteur devrait accroître le niveau de tolérance de la société à l'égard des gestes accomplis au Pussy Cat.

Je constate par ailleurs que dans les décisions publiées où le tribunal a statué que la masturbation était un acte d'indécence, l'existence de contacts physiques entre le client et la femme fournissant les services en cause avait été clairement établie. Se reporter à R. c. Laliberté (1973), 12 C.C.C. (2d) 109 (C.A. Qué.) et R. c. Lantay, précité.

L'endroit où les actes ont été accomplis

Il ne faut pas oublier que les activités sexuelles se déroulaient derrière des portes closes, et non à la vue du grand public. Il est vrai par contre que le public avait accès aux locaux du Pussy Cat. Par conséquent, il s'agissait d'un endroit public au sens de l'art. 150 du Code criminel, S.R.C. (1985), ch. C-46. La définition donnée à cet article englobe en effet «[t]out lieu auquel le public a accès de droit ou sur invitation, expresse ou implicite». Néanmoins, il va sans dire que la définition vise des lieux très différents les uns des autres. De toute évidence, le déroulement d'une activité dans une pièce fermée à l'intérieur d'une maison, où seuls deux adultes consentants sont présents, est fort différent du déroulement de la même activité dans une cour d'école ou un parc public.

En ce qui concerne cet aspect de l'affaire, la Cour d'appel s'est intéressée à la présence d'un judas dans chacune des pièces. Une ancienne employée du Pussy Cat a témoigné que, avant qu'elle n'accepte d'y travailler, elle avait pu s'assurer, grâce au judas en question, qu'il n'y avait aucun contact physique entre le client et la danseuse. Se fondant sur ce témoignage, la Cour d'appel a conclu que le judas pouvait bien être utilisé plus souvent qu'on ne le prétendait. J'estime qu'il s'agit d'une simple supposition. Aucun élément de preuve n'établit que le judas servait à des fins de pur voyeurisme. Il aurait pu s'ensuivre, tout au plus, qu'un autre adulte consentant observe les activités qui se déroulaient dans la pièce. Cela ne suffit pas à donner un caractère public beaucoup plus grand aux actes que s'ils sont accomplis par les deux personnes se trouvant supposément seules dans la pièce. L'existence d'un judas indiquerait, en somme, que les actes n'étaient pas jugés indécents par les personnes qui les accomplissaient dans la pièce, non plus que par la direction qui s'assurait du respect de la règle interdisant tout contact physique.

Ainsi, même si les actes étaient accomplis dans un endroit public au sens du Code criminel, ils n'étaient pas accomplis à la vue du public de manière flagrante, mais bien à l'intérieur d'une pièce fermée, dans une relative intimité, et seuls des adultes consentants y participaient.

L'absence de préjudice

Les activités visées ne causaient aucun préjudice. Le judas permettait tout au plus de s'assurer qu'aucun préjudice n'était infligé à la danseuse ou au client. Comme M. Campbell l'a fait remarquer, les actes étaient le fait d'adultes consentants qui avaient choisi de se rendre dans un lieu qui, tout au moins pour eux, offrait une certaine intimité. À une époque où de nombreuses activités sexuelles peuvent avoir une issue fatale, les actes accomplis au Pussy Cat ne comportaient aucun risque de contracter une maladie transmissible sexuellement. L'absence de tout risque de préjudice pouvait certainement être prise en considération pour déterminer la norme de tolérance de la société à l'égard des actes incriminés.

Le consentement éclairé à l'accomplissement des actes

Il est clair que toute personne qui se rendait à l'établissement en cause savait exactement à quoi s'attendre. Le client qui avait des réticences à se trouver dans une pièce en compagnie d'une femme nue pouvait quitter les lieux. Tant le client que la danseuse connaissaient la nature des activités qui se dérouleraient dans la pièce, et tous deux consentaient au déroulement de celles‑ci. Voilà un facteur dont il pouvait être tenu compte pour déterminer si la société tolérait les actes en question.

L'absence de plaintes

Aucun client ou voisin n'a formulé de plaintes contre le Pussy Cat. Les clients appelés à témoigner ont dit qu'ils n'avaient été ni choqués ni offensés par les activités de l'établissement. Ce fait peut également être pertinent aux fins de déterminer si la société tolère de tels actes.

Similitude avec les spectacles de danseuses nues acceptés

Il ressort de la preuve que les gestes des danseuses du Pussy Cat s'apparentaient beaucoup à ceux que l'on peut voir dans les clubs de danseuses nues. Ces spectacles étaient de toute évidence acceptés par le public et la police. Il s'ensuit donc que la société tolérait les actes suggestifs à caractère sexuel accomplis par des danseuses nues. Ces actes ne sont pas empreints de violence, et ils sont acceptés ou, du moins, tolérés par la société lorsqu'ils sont accomplis dans les clubs de danseuses nues. Force est donc de conclure que la société tolère les gestes des danseuses du Pussy Cat.

En conséquence, ni les actes des danseuses ni la pratique de la masturbation, étant donné les faits de la présente affaire, ne constituaient des actes d'indécence. En l'espèce, vu les circonstances, ces actes sont tolérés par la société et ne sont donc pas indécents. D'aucuns seront choqués par les présentes conclusions, mais ils doivent se rappeler qu'il ne s'agit pas d'appliquer les normes du bon goût, mais plutôt de déterminer si les actes en cause sont tolérés par la société.

Dispositif

Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel concluant à la culpabilité des appelants et de rétablir leur acquittement.

Pourvoi accueilli, les juges La Forest et Gonthier sont dissidents.

Procureurs des appelants: La Haye, Chartrand, Moisan, Boucher, Gaudreau, Doray, Montréal.

Procureur de l'intimée: Germain Tremblay, Montréal.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 2 R.C.S. 932 ?
Date de la décision : 02/09/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Acte d'indécence - Maison de débauche - Endroit public - Danseuses nues se produisant en privé - Les clients pouvaient se dévêtir et se masturber pendant la prestation de la danseuse - A‑t‑on contrevenu à la norme de tolérance de la société? - Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 193(1), 529(3), (4) (mod. S.C. 1985, ch. 19, art. 123, maintenant L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 210(1), 601(3), (4)).

Procès - Procédure - Requête tendant à modifier l'acte d'accusation - Requête déposée à un stade avancé du procès - Un préjudice grave a‑t‑il été causé aux accusés?.

Les appelants ont été accusés d'avoir tenu une maison de débauche à des fins de pratique d'actes d'indécence, en contravention au par. 193(1) (maintenant le par. 210(1)) du Code criminel. Des danseuses nues s'y produisaient en privé à l'intention de leurs clients et adoptaient diverses positions suggestives. Les clients pouvaient se dévêtir et bon nombre d'entre eux se masturbaient pendant la prestation de la danseuse. Les propriétaires de l'établissement appliquaient strictement la règle interdisant tout contact physique et s'assuraient que la règle était respectée au moyen d'un judas pratiqué dans chaque chambre. Le judas en question ne servait pas à des fins de voyeurisme.

Au procès, la requête du ministère public tendant à modifier l'acte d'accusation par la suppression des mots «pratique d'actes d'indécence» et la requête subséquente visant à y ajouter les mots «pratique de la prostitution» ont été rejetées parce qu'elles auraient causé un préjudice grave aux accusés. Ces requêtes ont été déposées à un stade avancé du procès, après que pratiquement tous les éléments de preuve eurent été présentés. La Cour d'appel a substantiellement modifié l'acte d'accusation et a prononcé une déclaration de culpabilité relativement à l'acte d'accusation modifié. Notre Cour doit trancher les questions suivantes: (1) Le ministère public aurait‑il dû être autorisé à modifier substantiellement l'acte d'accusation? (2) Les actes étaient‑ils indécents par rapport à la norme de tolérance actuelle de la société?

Arrêt (les juges Gonthier et La Forest sont dissidents): Le pourvoi est accueilli.

Les juges L'Heureux‑Dubé, Cory et McLachlin: Bien que les tribunaux possèdent des pouvoirs assez étendus de modification en vertu du par. 529(3) (maintenant le par. 601(3)) du Code criminel, les personnes accusées d'un crime doivent être informées de l'accusation qui pèse contre elles afin qu'elles puissent présenter une défense pleine et entière. Le tribunal peut modifier la dénonciation ou l'acte d'accusation seulement lorsqu'il n'en résulterait pas un préjudice irréparable et seulement si les éléments de preuve présentés peuvent appuyer l'accusation en cause. En l'espèce, autoriser la modification à un stade si avancé aurait causé un préjudice irréparable aux appelants. Il aurait peut‑être été opportun de faire droit à la demande de modification si elle avait été formulée beaucoup plus tôt au cours des procédures, pourvu qu'un ajournement adéquat ait été accordé afin de permettre aux appelants de préparer leur défense en fonction des accusations modifiées. La décision de la Cour d'appel de modifier substantiellement l'acte d'accusation et de prononcer une déclaration de culpabilité à partir de l'acte d'accusation ainsi modifié constitue une mesure exceptionnelle et inopportune.

Le critère de la «norme de tolérance de la société» applicable à l'égard de l'indécence, à l'instar de celui utilisé en matière d'obscénité, requiert l'analyse des actes reprochés en fonction de plusieurs considérations. Ces normes de tolérance admises, qui sont contemporaines et changent avec le temps, et qui tiennent compte des normes de l'ensemble de la société, existent et ne devraient pas être outrepassées. Il appartient à la cour de décider si les actes en cause sont tolérables suivant la norme de la société. Cette détermination doit être faite d'une manière objective suivant les normes contemporaines de la société canadienne, et ne pas refléter simplement la conception personnelle du juge de ce qui est tolérable.

Le degré de préjudice — au sens de prédisposer une personne à agir de façon antisociale — est un facteur dont les tribunaux peuvent tenir compte aux fins de déterminer la norme de tolérance de la société. Le degré de préjudice qui peut résulter de la présentation au public des actes reprochés est pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer s'ils sont indécents.

Il faut tenir compte du contexte dans lequel l'acte est accompli car la norme de tolérance de la société variera en fonction du lieu où l'acte se produit et de la composition de l'auditoire. On peut tenir compte du but de la prestation et de la nature de l'avertissement ou de l'avis qui est donné relativement au spectacle.

Il est légitime de recourir au témoignage d'un expert pour déterminer quelle est la norme de tolérance de la société. En l'espèce, pour rendre sa décision concernant cette norme, le juge du procès s'est fondé à bon droit sur le témoignage d'un expert, psychologue et sexologue, sur un rapport du gouvernement concernant les problèmes liés à la pornographie et à la prostitution et sur le témoignage d'un policier qui avait visité les lieux.

Aucun voisin ou client n'a formulé de plaintes concernant les activités du club, et ce fait peut également être pertinent pour déterminer si la société tolère de tels actes. La société tolérait les actes suggestifs à caractère sexuel accomplis par des danseuses nues, et les actes tant des clients que des danseuses étaient tolérés. Les clients et les danseuses savaient exactement à quoi s'attendre, consentaient au déroulement des activités en question et pouvaient quitter les lieux. Pour déterminer si la masturbation ou la masturbation simulée constitue en soi un acte d'indécence, il faut tenir compte des circonstances. L'absence de contact physique, à elle seule non décisive, est importante parce qu'il y avait peu de risque qu'un préjudice corporel soit infligé à l'une ou l'autre des personnes en cause. Fait également important, la règle de «l'absence de contact physique» empêchait également que les personnes ne contractent une maladie transmissible sexuellement, accroissant ainsi le niveau de tolérance de la société à l'égard des gestes en cause.

Même si les actes étaient accomplis dans un endroit public au sens du Code criminel, il va sans dire que la définition vise des lieux très différents les uns des autres. Le déroulement d'une activité dans une pièce fermée à l'intérieur d'une maison, où seuls deux adultes consentants sont présents, est fort différent du déroulement de la même activité dans une cour d'école ou un parc public. La présence d'un judas, même s'il avait servi à des fins de voyeurisme consensuel, ne suffit pas à donner un caractère public beaucoup plus grand aux actes que s'ils sont accomplis par les deux personnes se trouvant supposément seules dans la pièce. L'existence d'un judas indiquerait, en somme, que les actes n'étaient pas jugés indécents par les personnes qui les accomplissaient dans la pièce, non plus que par la direction, qui s'assurait du respect de la règle interdisant tout contact physique.

Les juges La Forest et Gonthier (dissidents): Le critère en vertu duquel la nature indécente d'un acte doit être déterminée est celui du niveau de tolérance de l'ensemble de la société et non celui de ce qu'elle est disposée à approuver ou à considérer de bon goût. Cette norme unique de tolérance ne varie pas selon l'auditoire et demeure constante indépendamment de l'époque, de l'endroit ou du mode de représentation en question, dans la mesure où l'on s'y réfère pour identifier l'auditoire. La norme tient compte des divers préjudices que l'activité obscène ou ses représentations peuvent causer. C'est dans la conjonction d'un contenu donné et de sa représentation que réside l'essence même de l'obscénité.

En l'espèce, il ne s'agit pas de matériel pornographique, mais plutôt du spectacle vivant d'une activité sexuelle, à la fois par le client et la danseuse, dans un endroit public. Les actes accomplis étaient essentiellement différents d'autres actes jugés tolérables par le juge du procès.

Le mode de représentation peut contribuer au caractère préjudiciable ou au manque de tolérance de la société. Les activités du club suscitaient une certaine préoccupation dans la collectivité, et toute tolérance que les voisins ont pu démontrer à l'égard du club ne concernait pas l'activité du client.

Les actes étaient accomplis dans un endroit public, c'est‑à‑dire un lieu auquel le public a accès, de droit ou sur invitation, expresse ou implicite. La relative intimité d'une activité, bien que pertinente, n'est qu'un des nombreux facteurs à considérer. La distinction entre la nature privée et la nature publique d'un geste ne repose qu'en partie sur le nombre de personnes qui peuvent être témoins des activités en question. Elle repose également sur les attentes particulières et légitimes du public quant aux activités qui se produiront en privé seulement, et celles qui peuvent se produire en public. Ces attentes ne se limitent pas à celles qui peuvent être justifiées pour le motif que des personnes ne devraient pas être témoins des activités en question contre leur gré. Elles s'étendent également aux attentes légitimes du public à l'égard de la sphère que tous partagent. Si l'étalage d'activités aux regards des gens constitue l'un de ces préjudices, il en existe de nombreux autres, certainement importants, qui comprennent l'exploitation, la dégradation, la commercialisation excessive de certaines activités et les dangers qu'elles entraînent.

Aucune preuve ne permet de conclure que la masturbation dans un endroit public respecte la norme de tolérance de la société. On ne peut se fonder directement sur la normalité d'un acte accompli en privé pour établir le degré de tolérance dont cet acte sera l'objet s'il est accompli en public lorsque, comme en l'espèce, l'acte en question est en partie défini par sa nature publique. Les qualités mêmes d'un acte qui en font un acte normal en privé n'en font pas nécessairement un acte normal en public ou toléré en public.

Le témoignage de l'expert et l'importance accordée aux constatations du Comité Fraser sont déplacés car, bien qu'ils aient examiné des aspects connexes à la question de la tolérance de la société à l'égard de la masturbation en public, ils n'ont pas traité de cette question en soi. On ne peut considérer l'activité en question comme essentiellement semblable à celle qui prenait place dans d'autres établissements et était tolérée.

La défense d'absence de mens rea ne peut être invoquée. Bien qu'ils n'aient pas eu l'intention d'enfreindre la loi, les appelants avaient l'intention d'accomplir les actes en question et d'exploiter le club comme ils le faisaient, et ne peuvent avoir recours à cette défense. La défense d'erreur provoquée par les autorités ne peut pas non plus être avancée même si les appelants avaient été amenés par des sources officielles à croire qu'ils n'étaient pas en infraction. Un lien évident doit exister entre l'incitation invoquée et l'activité des défendeurs. La plus convaincante forme d'incitation invoquée en l'espèce, un permis délivré aux appelants (pour un établissement de conversations érotiques privées), couvrait des activités très différentes de celles qui ont finalement pris place à l'endroit en cause. En outre, cette défense n'a pas pour effet d'empêcher les tribunaux de décider du caractère indécent d'une activité. L'application de la défense est généralement restreinte aux infractions de nature réglementaire, où la foi prêtée à l'incitation est plus raisonnable.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Tremblay

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Arrêt appliqué: Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494
arrêts examinés: R. c. Traynor, [1987] O.J. No. 1943 (Q.L.)
Pelletier c. La Reine, [1986] R.J.Q. 595
R. c. St. Pierre (1974), 3 O.R. (2d) 642
arrêts mentionnés: Patterson c. The Queen, [1968] R.C.S. 157
R. c. De Munck, [1918] 1 K.B. 635
R. c. Webb, [1963] 3 W.L.R. 638
R. c. Lantay, [1966] 3 C.C.C. 270
Vézina c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 2
R. c. Moore, [1988] 1 R.C.S. 1097
R. c. Geauvreau (1979), 51 C.C.C. (2d) 75
Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
R. c. Doug Rankine Co. (1983), 36 C.R. (3d) 154
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
R. c. MacLean and MacLean (No. 2) (1982), 1 C.C.C. (3d) 412
R. c. Giambalvo (1982), 70 C.C.C. (2d) 324
R. c. Kleppe (1977), 35 C.C.C. (2d) 168
R. c. Sequin, [1969] 2 C.C.C. 150
R. c. Belanger (1980), 5 W.C.B. 446
R. c. Laliberté (1973), 12 C.C.C. (2d) 109.
Citée par le juge Gonthier (dissident)
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494
R. c. Laliberté (1973), 12 C.C.C. (2d) 109
R. c. Lantay, [1966] 3 C.C.C. 270
R. c. De Munck, [1918] 1 K.B. 635.
Lois et règlements cités
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 193(1), 529(3), (4) [mod. S.C. 1985, ch. 19, art. 123], (maintenant L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 210(1), 601(3), (4)).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 150, 163, 197.
Doctrine citée
Canada. Comité spécial sur la pornographie et la prostitution. Rapport du Comité spécial d'étude de la pornographie et la prostitution (Rapport Fraser). Ottawa: 1985.
Roth, Philip. Portnoy et son complexe, Paris: Gallimard, 1973.

Proposition de citation de la décision: R. c. Tremblay, [1993] 2 R.C.S. 932 (2 septembre 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-09-02;.1993..2.r.c.s..932 ?
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