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18/11/1993 | CANADA | N°[1993]_4_R.C.S._419

Canada | R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419 (18 novembre 1993)


R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

D.O.L. Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Saskatchewan

et le procureur général de l'Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. L. (D.O.)

No du greffe: 22660.

1993: 15 juin; 1993: 18 novembre*.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopi

nka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1991...

R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

D.O.L. Intimé

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Nouveau‑Brunswick,

le procureur général de la Saskatchewan

et le procureur général de l'Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. L. (D.O.)

No du greffe: 22660.

1993: 15 juin; 1993: 18 novembre*.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel du manitoba

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Manitoba (1991), 73 Man. R. (2d) 238, 3 W.A.C. 238, 6 C.R. (4th) 277, 65 C.C.C. (3d) 465, qui a accueilli l'appel interjeté par l'accusé contre sa déclaration de culpabilité relative à une accusation d'agression sexuelle et qui a ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

Marva J. Smith et Deborah L. Carlson, pour l'appelante.

Rocky Kravetsky, Jill K. Duncan et Gene G. Zazelenchuk, pour l'intimé.

Ivan Whitehall, c.r., et Kimberly Prost, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Scott C. Hutchison, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Lucie Rondeau et Dominique A. Jobin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Gabriel Bourgeois, pour l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.

Thomson Irvine, pour l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan.

Argumentation écrite seulement par Jack Watson, pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin et Iacobucci rendu par

Le juge en chef Lamer — J'ai lu les motifs du juge L'Heureux‑Dubé et je souscris à sa conclusion. À mon avis, l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, est une réaction contre la domination et le pouvoir que les adultes, à cause de leur âge, ont sur les enfants. Par conséquent, l'art. 715.1 est conçu pour répondre aux besoins et protéger les intérêts des jeunes victimes de différentes formes d'agression sexuelle, indépendamment de leur sexe. En permettant l'enregistrement magnétoscopique de témoignages dans certaines conditions précises, non seulement l'art. 715.1 rend la participation au système de justice pénale moins pénible et moins traumatisante pour les enfants et les adolescents, mais encore il favorise la conservation de la preuve et la découverte de la vérité.

Je réponds aux questions constitutionnelles de la même manière que ma collègue. Comme l'art. 715.1 ne viole pas les principes de justice fondamentale ni ne porte atteinte au droit à un procès équitable, on ne peut dire qu'il limite les droits garantis par l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. L'intimé n'a pas réussi à établir que l'art. 715.1 porte atteinte aux règles de preuve qui interdisent l'utilisation de la preuve par ouï‑dire et des déclarations antérieures compatibles. De plus, comme il n'existe aucune exigence reconnue par la Constitution concernant la contemporanéité du contre‑interrogatoire, l'intimé n'a pas réussi à démontrer une atteinte à son droit de contre‑interroger. L'utilisation du témoignage sur bande vidéo ne porte pas atteinte à l'équité ou à la publicité du procès ni, d'aucune façon, à la présomption d'innocence d'un accusé.

En outre, l'insertion à l'art. 715.1 d'un pouvoir discrétionnaire permettant au juge du procès d'épurer ou de refuser d'utiliser le témoignage sur bande vidéo lorsque son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante, assure la compatibilité de l'art. 715.1 avec les principes de justice fondamentale et le droit à un procès équitable reconnus à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte. L'âge maximal de 18 ans fixé à l'art. 715.1 n'est pas arbitraire. Au contraire, il est compatible avec les lois qui établissent la majorité à 18 ans et avec la vulnérabilité particulière de jeunes victimes d'agressions sexuelles.

Puisque j'ai conclu à l'absence de violation de l'art. 7 ou de l'al. 11d) de la Charte, il n'est pas nécessaire d'examiner si l'art. 715.1 peut être justifié en vertu de l'article premier de la Charte.

Enfin, je suis d'accord avec la façon dont ma collègue tranche les questions non constitutionnelles soulevées en l'espèce. Le juge du procès n'a pas commis d'erreur donnant lieu à révision lorsqu'il a conclu que, dans les circonstances de l'espèce, l'enregistrement magnétoscopique a été réalisé dans un délai raisonnable. Il n'a pas commis d'erreur non plus en formulant ou en appliquant le critère à utiliser dans l'appréciation de la preuve. Finalement, l'intimé n'a pas réussi à établir que l'intervention du juge du procès a soulevé une crainte raisonnable de partialité.

Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.

Les motifs des juges L'Heureux-Dubé et Gonthier ont été rendus par

Le juge L'Heureux‑Dubé — Le présent pourvoi soulève plusieurs questions complexes et importantes, dont le droit d'un accusé à un procès équitable et celui de confronter son accusateur, ainsi que la responsabilité du système de justice pénale de faire éclater la vérité. Il faut également examiner les problèmes épineux que pose le cas particulier du témoignage des enfants et les difficultés que ceux‑ci rencontrent lorsqu'ils tentent de saisir les tribunaux des abus dont ils ont été victimes. Plus précisément, notre Cour est appelée à décider de la constitutionnalité de l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 (modifié par ch. 19 (3e suppl.), art. 16), qui dispose:

715.1 Dans des poursuites pour une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 155 ou 159, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273 et qui aurait été commise à l'encontre d'un plaignant alors âgé de moins de dix‑huit ans, un enregistrement magnétoscopique réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction reprochée et montrant le plaignant en train de décrire les faits à l'origine de l'accusation est admissible en preuve si le plaignant confirme dans son témoignage le contenu de l'enregistrement.

Jugement a été rendu en partie à l'audience le 15 juin 1993, donnant les réponses suivantes aux questions constitutionnelles:

Nous mettons notre décision en délibéré en ce qui concerne les motifs non constitutionnels soulevés par l'intimé. Nous sommes prêts à répondre aux questions constitutionnelles séance tenante, avec motifs à suivre.

1.L'article 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, en totalité ou en partie, limite‑t‑il les droits garantis par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, constitue‑t‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Cette question ne se pose pas.

3.L'article 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, en totalité ou en partie, limite‑t‑il les droits garantis par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Non.

4.Si la réponse à la troisième question est affirmative, l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, constitue‑t‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse:Cette question ne se pose pas.

Les faits

En octobre 1988, l'intimé, D.O.L., a été inculpé relativement à trois chefs d'accusation d'agressions sexuelles qui auraient été commises entre septembre 1985 et mars 1988, et à trois chefs de contacts sexuels qui auraient eu lieu entre janvier 1988 et le 29 mars 1988.

La plaignante, R.S., est née le 12 mars 1979, et, en mars 1988, a révélé les incidents à caractère sexuel. En mai 1988, après un examen médical de la plaignante, la police a ouvert une enquête. En août 1988, on a procédé à un enregistrement magnétoscopique d'une entrevue avec la plaignante, alors âgée de neuf ans. Celle‑ci a raconté que l'intimé, son grand‑père, avait mis sa main à l'intérieur de ses [traduction] «parties» et qu'il l'avait touchée à la [traduction] «poitrine». Elle a ajouté que cela s'était produit [traduction] «très souvent». R.S. a également dit que l'intimé l'avait avertie de n'en parler à personne, sinon il lui ferait mal.

L'intimé a été accusé en octobre 1988. À l'enquête préliminaire, tenue en mai et juin 1989, la plaignante a témoigné devant le tribunal. Au procès, tenu en novembre et décembre 1989, le ministère public a voulu mettre en preuve l'enregistrement magnétoscopique de l'entrevue de la plaignante, en application des dispositions de l'art. 715.1 du Code criminel. L'intimé a demandé que cet article soit déclaré inconstitutionnel parce que contraire à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès a rejeté la requête, confirmant la constitutionnalité de l'art. 715.1.

Après un voir‑dire lors duquel la plaignante, sa mère et le sergent ayant participé à la réalisation de l'enregistrement magnétoscopique ont témoigné, la bande vidéo a été admise en preuve. Le juge du procès a déclaré l'intimé coupable à l'égard d'un chef d'agression sexuelle. En application du principe de l'arrêt Kienapple, aucun verdict n'a été enregistré à l'égard du chef de contacts sexuels. Les autres chefs d'agressions sexuelles se rapportaient à deux autres plaignantes.

Le 18 juin 1991, la Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel que l'intimé D.O.L. avait formé contre sa déclaration de culpabilité, et a déclaré l'art. 715.1 du Code criminel inconstitutionnel: (1991), 73 Man. R. (2d) 238, 3 W.A.C. 238, 6 C.R. (4th) 277, 65 C.C.C. (3d) 465. La tenue d'un nouveau procès a été ordonnée.

Les jugements

La Cour du Banc de la Reine du Manitoba

Au procès, le juge Scollin a conclu que l'argument de l'intimé voulant que l'art. 715.1 du Code criminel porte atteinte à la Charte ne reposait sur aucun fondement. En ce qui concerne le critère applicable à l'établissement de la culpabilité, il a estimé qu'il incombait au juge ou au jury de décider si, d'après l'ensemble de la preuve, ils étaient convaincus hors de tout doute raisonnable que l'accusé avait commis l'infraction reprochée. Il s'agit donc, selon lui, de savoir si le ministère public a prouvé ses prétentions hors de tout doute raisonnable. Il a ajouté:

[traduction] La question de savoir si le récit fait par l'accusé ou pour son compte pourrait raisonnablement être vrai n'est pas, à mon avis, le critère honnête, juste et établi pour décider si la preuve du ministère public devrait être rejetée. Il s'agit simplement d'un facteur qui entre en considération dans l'appréciation de la valeur globale de la preuve dans son ensemble.

Appliquant ce critère, le juge Scollin a conclu à la culpabilité de l'intimé relativement à un chef d'agression sexuelle.

La Cour d'appel du Manitoba (1991), 6 C.R. (4th) 277

Dans quatre opinions distinctes et concordantes, la Cour d'appel du Manitoba a accueilli l'appel de l'intimé D.O.L. contre sa déclaration de culpabilité, a déclaré inconstitutionnel l'art. 715.1 du Code criminel et a ordonné la tenue d'un nouveau procès.

Le juge Helper (avec l'appui du juge en chef Scott)

Le juge Helper souligne l'impossibilité de dresser une liste exhaustive des principes de justice fondamentale et l'importance de maintenir un équilibre entre l'adaptation aux changements de valeurs et la protection des droits des accusés. Elle estime que l'art. 715.1 s'écarte des principes généraux de la preuve dans les instances criminelles. Tout en reconnaissant la validité de l'objectif de l'art. 715.1 du Code criminel et le caractère urgent et réel des considérations qui le sous‑tendent, le juge Helper avoue être gravement préoccupée par l'effet de cette disposition, d'où sa remarque (aux pp. 290 et 291):

[traduction] L'article 715.1 contrevient manifestement à la règle de preuve de common law interdisant l'utilisation en preuve de déclarations antérieures compatibles. Ses effets, toutefois, ne se limitent pas seulement aux règles de preuve de common law. La disposition ne tient pas compte de deux éléments fondamentaux du procès criminel qui, au fil des siècles, se sont imposés dans notre système judiciaire:

(1) le principe général que la preuve doit être présentée en audience publique, en présence de l'accusé, moyennant certaines formalités; et

(2) le droit de l'accusé d'être présent lorsqu'un témoignage est présenté ou enregistré, de façon à ce qu'il ait l'occasion d'en vérifier l'exactitude en contre‑interrogeant le témoin.

L'article 715.1 viole à la fois l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte et rend un procès inéquitable.

Le juge Helper examine ensuite l'art. 715.1 du Code criminel pour savoir s'il peut être justifié en vertu de l'article premier de la Charte. Bien qu'étant convaincue que l'objet de la disposition, soit renforcer la preuve dans la poursuite des infractions d'ordre sexuel, réponde à une préoccupation urgente et réelle de la société, elle conclut que l'art. 715.1 ne correspond pas au but recherché (aux pp. 292 et 293):

[traduction] L'article 715.1 n'atteint pas son objectif. Il apparaît quelque peu illogique de protéger un enfant contre le formalisme de l'interrogatoire principal en salle d'audience tout en le ou la soumettant aux rigueurs du contre‑interrogatoire dans le cadre que la disposition visait à lui éviter. Obliger un enfant à témoigner à une enquête préliminaire, à un voir‑dire au procès, le soumettre au contre‑interrogatoire et ne le protéger qu'aux fins de la preuve directe ne correspond pas au but recherché par la disposition.

Elle examine, plus loin, la question de savoir si l'art. 715.1 porte aussi peu que possible atteinte aux droits de l'accusé. Elle conclut (à la p. 300):

[traduction] Je ne puis interpréter une disposition comme si elle contenait l'exigence que le ministère public prouve soit la fiabilité soit la nécessité. La comparaison des articles 715.1 et 715 m'amène à conclure que les critères de nécessité et de fiabilité ont été précisément exclus de l'art. 715.1. Il en résulte que l'accusé supporte une charge dont il lui est impossible de s'acquitter et que le pouvoir discrétionnaire du juge du procès est rendu inefficace. Une fois que le ministère public a fait la preuve des exigences minimales de l'art. 715.1, l'accusé doit convaincre le tribunal que l'effet préjudiciable du témoignage l'emporte sur sa valeur probante ou que les conditions dans lesquelles il a été recueilli sont inéquitables.

Le premier critère ne peut être rempli. Le caractère préjudiciable du témoignage ne fait aucun doute. C'est sur sa valeur probante que repose essentiellement la preuve du ministère public.

Le second critère est également inapplicable. La disposition prévoit en effet expressément qu'un témoignage peut être recueilli en l'absence de l'accusé, à son insu, sans surveillance du tribunal et sans possibilité de procéder dès lors à un contre‑interrogatoire. La disposition empêche donc l'exercice de tout pouvoir discrétionnaire réel. Elle incite, au contraire, à une application mécanique.

En conséquence, elle est d'avis que la contravention résultant de l'art. 715.1 ne peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte et que cette disposition est donc inconstitutionnelle.

Le juge Twaddle

Le juge Twaddle débute son analyse en déclarant que l'art. 715.1 du Code criminel s'écarte de la règle générale selon laquelle les témoignages, dans un procès criminel, ne peuvent être rendus que de vive voix dans la salle d'audience. Tout en reconnaissant que l'art. 7 de la Charte ne garantit pas l'adhésion à des principes ou règles de preuve établis, il estime qu'il existe, en droit de la preuve, un principe de justice fondamentale interdisant l'utilisation d'un témoignage enregistré sur bande vidéo. Selon lui, dans le cas où l'accusé risque une peine d'emprisonnement, la déclaration extrajudiciaire d'un témoin ne peut être admise aux fins d'en prouver la véracité que si elle remplit les exigences de nécessité et de fiabilité. Il s'est donc demandé si l'art. 715.1 du Code criminel remplit ces deux exigences. Or, à cet égard, il s'est dit préoccupé par le fait que l'application de cet article ne se limite pas aux instances où il est nécessaire de protéger le jeune plaignant contre le traumatisme d'un témoignage. À son avis, l'opportunité de protéger une catégorie de témoins ne rencontre pas le critère de nécessité. Quant à l'exigence de fiabilité, le juge Twaddle conclut (aux pp. 312 et 313):

[traduction] L'exigence de fiabilité est remplie du fait que l'enfant soit requis de témoigner. Mais, paradoxalement, c'est cette exigence même qui rend inutile l'utilisation de la déclaration. Si la déclaration satisfait au critère de fiabilité, elle ne remplit pas le critère de nécessité.

Quoi qu'il en soit, la possibilité qui est donnée à l'accusé de contre‑interroger le témoin au procès ne suffit pas à garantir la fiabilité de la déclaration.

Ayant déterminé que l'art. 715.1 du Code criminel contrevenait à l'art. 7 de la Charte, le juge Twaddle s'est demandé si l'art. 715.1 est justifié en vertu de l'article premier de la Charte. Bien que convaincu du caractère urgent et réel des buts poursuivis, soit enregistrer le témoignage de l'enfant plaignant avant qu'il ne soit affaibli par l'écoulement du temps et assurer la protection de l'enfant, il estime que le premier objectif est atteint sans égard au droit de l'accusé à la fiabilité de la preuve. Le juge Twaddle est également d'avis que le but recherché n'est pas atteint étant donné que l'art. 715.1 n'exempte pas l'enfant de l'obligation de témoigner à l'enquête préliminaire ou de subir un contre‑interrogatoire au procès. Il conclut que l'article ne peut être justifié en vertu de l'article premier de la Charte.

Le juge O'Sullivan

Le juge O'Sullivan souscrit aux motifs des juges Helper et Twaddle. Il aborde, cependant, trois questions que ces derniers n'ont pas examinées, soit le fardeau de preuve, le facteur temps et le pouvoir discrétionnaire conféré au juge du procès.

En ce qui concerne le fardeau de preuve, le juge O'Sullivan estime que le juge du procès a commis une erreur en imposant à l'intimé une charge trop lourde. À propos du facteur temps, il considère que le juge du procès a également commis une erreur en tenant que l'enregistrement a été réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration des infractions reprochées. Enfin, il conclut que l'art. 715.1 ne devrait pas être interprété comme s'il conférait au juge du procès le pouvoir discrétionnaire d'exclure un témoignage au motif qu'il est inéquitable, mais que, si un tel pouvoir discrétionnaire existe, il devrait servir à empêcher qu'un témoignage ne soit soigneusement préparé, répété ou suggéré.

Le juge Lyon

Le juge Lyon souscrit aux résultats communs auxquels sont parvenus ses collègues. Il ne partage pas, toutefois, l'opinion du juge O'Sullivan quant à la charge trop lourde imposée à l'intimé. Examinant la règle générale servant à établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé et son application, il écrit (aux pp. 322 et 323):

[traduction] J'ai la conviction que, dans toute poursuite criminelle, le critère ultime, en fait le seul principe fondamental d'application générale quant à la détermination de la culpabilité ou de l'innocence, est de déterminer si le ministère public, d'après l'ensemble de la preuve, a présenté une preuve hors de tout doute raisonnable. Si oui, l'accusé doit être déclaré coupable. Si, par contre, il subsiste dans l'esprit du juge des faits un doute raisonnable quant à la culpabilité de l'accusé, celui‑ci a droit au bénéfice de ce doute et il doit être acquitté. Il n'existe pas d'alternative ou de substitut à ce principe de droit fondamental.

Les questions en litige

Les quatre questions constitutionnelles suivantes ont été formulées par le Juge en chef le 16 septembre 1992:

1.L'article 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, en totalité ou en partie, limite‑t‑il les droits garantis par l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si la réponse à la première question est affirmative, l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, constitue‑t‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3.L'article 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, en totalité ou en partie, limite‑t‑il les droits garantis par l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

4.Si la réponse à la troisième question est affirmative, l'art. 715.1 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, constitue‑t‑il une limite raisonnable prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, conformément à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Comme je l'ai indiqué précédemment, la Cour a, par jugement rendu à l'audience le 15 juin 1993, répondu négativement à la première et à la troisième question; en conséquence, il n'y avait lieu de répondre ni à la deuxième, ni à la quatrième question.

En plus des questions constitutionnelles, l'intimé a soulevé les trois questions non constitutionnelles suivantes:

1.L'enregistrement magnétoscopique du témoignage de R.S. a‑t‑il été réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction, comme l'exige l'art. 715.1 du Code?

2.Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n'appliquant pas le critère de la preuve «pouvant raisonnablement être vraie» pour établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé?

3.Les interjections et les commentaires du juge du procès pendant l'interrogatoire des témoins ont‑ils fait naître une crainte raisonnable de partialité?

Il nous reste à expliciter les motifs qui sous‑tendent la décision unanime de la Cour en ce qui concerne les questions constitutionnelles, et à disposer des questions non constitutionnelles.

Le contexte

Au départ, j'estime qu'il importe de rappeler le contexte dans lequel doivent être tranchées l'ensemble des questions soulevées dans le présent pourvoi. Comme je l'ai écrit dans l'arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 647:

J'estime que les questions constitutionnelles doivent être examinées dans un plus large contexte politique, social et historique pour tenter d'en arriver à une analyse constitutionnelle qui ait quelque sens. Le juge Wilson a discuté de l'intérêt de cette approche dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1352. Elle dit à la p. 1355: «Il me semble qu'une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu'une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte.»

Dans la présente affaire, R.S., une adolescente de 14 ans, a subi au cours des huit dernières années de sa vie une horrible épreuve qui n'a malheureusement rien d'un incident isolé dans la société canadienne d'aujourd'hui. En outre, et c'est consternant, la souffrance et le désarroi ressentis par R.S. sont typiques de ce qu'éprouvent les enfants victimes d'agression sexuelle. R.S. est une petite fille qui, à de multiples reprises, a été caressée par quelqu'un qu'elle connaissait et en qui elle avait confiance, son grand‑père. Elle n'a pas immédiatement rapporté les incidents de peur des conséquences qui pouvaient s'ensuivre. Depuis le signalement, son monde a été encore davantage bouleversé par la division qui s'est installée dans sa cellule familiale. Chaque année voit s'accroître au Canada le nombre d'enfants qui font face à des situations traumatisantes d'agression sexuelle et à des contrecoups semblables à ceux qu'a subis R.S. Cette tendance a été bien documentée dans le Rapport du Comité sur les infractions sexuelles à l'égard des enfants et des jeunes (Infractions sexuelles à l'égard des enfants (1984)), souvent cité sous le nom de Rapport Badgley, ainsi que dans de nombreuses autres publications et études. De 1983 à 1988, les signalements de crimes à caractère sexuel ont augmenté de plus de 100 pour 100 pour atteindre le nombre effarant de 29 111 infractions dans l'ensemble du Canada en 1988 (Ministère de la Justice, Canada, Section de la recherche, La Loi sur les agressions sexuelles au Canada — Une évaluation (Rapport no 5 1990), à la p. 30). Fait déplorable, les enfants représentent un pourcentage important de ces victimes. On estime que près de 80 pour 100 des crimes à caractère sexuel sont commis contre des fillettes et des garçons, et contre des jeunes femmes et des jeunes gens de moins de 20 ans (N. Bala et M. Bailey, «Canada: Recognizing the Interests of Children» (1992‑93), 31 J. Fam. L. 283, à la p. 292). Le Rapport Badgley indique qu'une femme sur deux sera victime d'actes sexuels non désirés. De plus, le fait que les enfants sont le plus souvent sexuellement agressés par un adulte en situation d'autorité ou de confiance accroît la souffrance de la victime. Selon les études, les enfants connaissent leur agresseur dans 75 pour 100 des cas (B. W. Dziech et le juge C. B. Schudson, On Trial: America's Courts and Their Treatment of Sexually Abused Children (2e éd. 1991), à la p. 8, citant un sondage du Los Angeles Times et des statistiques de l'American Humane Association sur les enfants victimes d'agressions sexuelles). Cette inégalité du rapport de force fait également en sorte de retarder, comme en l'espèce, ou même, dans de nombreux cas, d'empêcher la dénonciation. Les menaces de représailles auxquelles l'intimé a eu recours pour empêcher R.S. de parler ont vraisemblablement eu sur elle des répercussions d'autant plus fortes qu'elle avait confiance en D.O.L., l'aimait et le respectait.

Un autre élément qui doit rester à l'avant‑plan de la présente analyse est l'inégalité inhérente du rapport de force qui existe entre l'agresseur et l'enfant qui en est victime. Les statistiques de l'Institut pour la prévention de l'enfance maltraitée révèlent que, au Canada, une fille sur quatre et un garçon sur dix seront victimes d'agression sexuelle avant l'âge de 18 ans (R. Bessner, «Khan: Important Strides Made by the Supreme Court Respecting Children's Evidence» (1990), 79 C.R. (3d) 15, à la p. 16). Une autre préoccupation importante à mon avis, que certains collègues ne semblent pas partager si l'on en juge par leurs opinions concordantes, est l'inégalité du rapport de force liée au sexe de la victime et à celui de l'agresseur. Toutefois, on ne peut en faire abstraction si l'on tient compte des statistiques mentionnées ci‑dessus et du fait que le rapport Badgley a observé que 98,8 pour 100 des auteurs présumés d'agression sexuelle contre des enfants sont de sexe masculin. De plus, le rapport Rogers (À la recherche de solutions (1990)) fait état de la persistance d'attitudes sociales selon lesquelles les femmes et les enfants sont encore considérés comme des objets sexuels et ensuite blâmés pour leur propre victimisation, qui en est le résultat (Rapport Rogers, aux pp. 13, 19 et 20). La question du sexe dans les cas d'enfants victimes d'agression sexuelle est souvent restée dans l'ombre (L. Clark, «Boys Will Be Boys: Beyond the Badgley Report» (1986), 2 R.J.F.D. 135, à la p. 137). On se borne en effet à souligner dans le rapport Badgley, sans autre commentaire ou analyse, que tous les assaillants dans une étude donnée étaient des adultes mâles. Clark cite, dans ses commentaires sur le rapport Badgley, de nombreux exemples où l'on n'a pas relevé le fait que les agresseurs sexuels étaient presque exclusivement de sexe masculin. Essentiellement, il semble que le problème, analysé par Clark, A. H. Young («Child Sexual Abuse and the Law of Evidence: Some Current Canadian Issues» (1992), 11 Rev. can. d. fam. 11) et beaucoup d'autres auteurs, soit la non‑reconnaissance du fait que la question des agressions sexuelles contre les enfants est étroitement liée à celle des agressions sexuelles contre les femmes dans leur ensemble, quel que soit leur âge. Dans son article, Young écrit (aux pp. 20 et 21):

[traduction] On ne peut manquer d'être frappé par le parallèle entre le discrédit historiquement attaché aux enfants et celui dont sont victimes les femmes qui signalent des agressions sexuelles, comme en témoigne le passage suivant de l'éminent spécialiste de la preuve, John Wigmore [Wigmore on Evidence, vol. 3A (Chadbourn rev. 1970), à la p. 736]:

Les psychiatres contemporains ont amplement étudié le comportement de jeunes filles et de femmes vagabondes avant qu'elles ne viennent témoigner devant les tribunaux dans des affaires de toutes sortes. Leurs complexes psychiques variés sont déformés en partie par des déficiences innées, en partie par des dérangements pathologiques ou des instincts anormaux, en partie par un environnement social néfaste, en partie par un état psychologique ou émotif passager. L'une des formes sous lesquelles se manifestent ces complexes est la fabrication de fausses accusations d'infractions d'ordre sexuel par des hommes.

On ne saurait sous‑estimer le déséquilibre inhérent dans le rapport de force entre les nombreuses jeunes femmes et jeunes filles victimes d'agression sexuelle et leurs agresseurs presque exclusivement de sexe masculin lorsqu'il s'agit de découvrir la «vérité» dans le cadre d'un système de justice pénale défini par les hommes. Cela étant, j'estime qu'il nous faut, tout au long de la présente analyse, ne pas perdre de vue le contexte que notre Cour a évoqué dans l'arrêt Seaboyer, précité. Nous ne pouvons faire abstraction de la propension des victimes à ne pas rapporter les cas d'agression sexuelle afin d'échapper à des institutions au sein du système de justice pénale où prévalent des conceptions stéréotypées et biaisées de la victimisation des femmes. Le Sondage canadien sur la victimisation en milieu urbain: Crimes signalés et non signalés (1984), publié par le Solliciteur général du Canada, contient les statistiques suivantes à cet égard, à la p. 11:

L'analyse des raisons pour lesquelles on n'a pas signalé les incidents confirme beaucoup des préoccupations qui ont déjà été relevées par les travailleurs de l'aide aux victimes de viol, à savoir que les femmes craignent des représailles de l'agresseur (un facteur qui intervient dans 33 % des incidents non signalés) et, fait encore plus alarmant, qu'elles s'abstiennent souvent de signaler l'incident à cause de leur appréhension concernant l'attitude de la police ou des tribunaux à l'égard de ce genre d'infraction (43 % des incidents non signalés).

(Voir également L. L. Holmstrom et A. W. Burgess, The Victim of Rape: Institutional Reactions (1983), à la p. 58, et P. Marshall, «Sexual Assault, the Charter and Sentencing Reform» (1988), 63 C.R. (3d) 216, à la p. 217.) Ces attitudes stéréotypées sont les mêmes à l'égard des enfants. Il va sans dire que reconnaître l'aspect lié au sexe de l'agresseur et à celui de la victime dans les cas d'agression sexuelle et le fait que les jeunes femmes sont particulièrement victimes n'implique pas une négation du traumatisme et de la peine que subissent les jeunes garçons et les adolescents victimes d'agressions sexuelles. Qui plus est, ceux‑ci sont trop souvent réduits au silence par une société qui a tendance à ne pas les croire et à les stigmatiser en mettant en doute leur identité sexuelle lorsqu'ils divulguent l'agression. Nous vivons dans une société qui continue à blâmer même les plus innocentes des victimes.

Le cadre législatif

L'agression sexuelle contre les enfants est, a‑t‑on dit, le crime parfait (B. McAllister, «Article 38.071 of the Texas Code of Criminal Procedure: A Legislative Response to the Needs of Children in the Courtroom» (1986), 18 St. Mary's L.J. 279, aux pp. 280 à 306). L'inégalité du rapport de force entre la victime et l'agresseur, en raison à la fois de l'âge et du sexe, se combine au fait qu'il n'y a vraisemblablement aucun autre témoin du crime que l'assaillant et sa jeune victime. De plus, les difficultés auxquelles se heurte la jeune victime qui tente d'obtenir justice dans un système de justice pénale aliénant font en sorte de limiter la recherche de la vérité dans le processus judiciaire. Malheureusement, les barrières que doivent surmonter les enfants victimes sont presque aussi inébranlables aujourd'hui qu'elles l'ont été pendant des décennies. De fait, malgré l'augmentation des plaintes pour agression sexuelle contre des enfants depuis le début des années 1980, la proportion d'accusations par rapport au nombre de déclarations de culpabilité est demeurée inchangée. En 1986, dans les cas d'agression sexuelle contre un enfant, seulement une personne sur cinq était déclarée coupable, comparativement à un taux de déclaration de culpabilité de quatre sur cinq dans le cas d'autres infractions (A. McGillivray, «Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales After Bill C‑l5» (1990), 19 R.D. Man. 549, à la p. 563). Avec le [traduction] «nombre croissant d'affaires d'agressions sexuelles contre des enfants devant les tribunaux, le traitement accordé traditionnellement aux enfants et à leur témoignage est devenu manifestement insatisfaisant» (Young, loc. cit., à la p. 11 (synopsis)). Le professeur Bala expose succinctement le problème auquel les tribunaux sont confrontés:

[traduction] La réponse qu'a traditionnellement apportée le système de justice pénale canadien aux agressions sexuelles à l'égard des enfants a contribué à la «double victimisation» de ceux‑ci. En raison de leur situation sur les plans social, psychologique, économique et intellectuel, les enfants sont les victimes les plus fréquentes d'actes sexuels non désirés. Et nos systèmes judiciaire et social les trahissent, d'abord en permettant qu'ils deviennent victimes. Lorsque des cas d'agression sexuelle sont pris en charge par le système judiciaire, les enfants sont trop souvent victimes d'un «traumatisme secondaire» causé par la mauvaise façon dont ils sont traités dans ce système.

(«Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System», dans W. S. Tarnopolsky, J. Whitman et M. Ouellette, dir., La discrimination dans le droit et l'administration de la justice (1993), 232, à la p. 233.)

C'est la tentative d'éliminer ou de limiter les barrières auxquelles se heurtent les enfants victimes d'agression sexuelle et de mettre fin d'urgence au cycle de la violence — l'homme qui a été agressé devient souvent à son tour un agresseur et la femme, elle, devient souvent de nouveau une victime (McAllister, loc. cit., à la p. 295) — qui a précipité l'adoption de l'art. 715.1 du Code.

À mon avis, il convient dès le départ de situer l'analyse de cette disposition dans un contexte où, comme le propose le Rapport Rogers, op. cit., à la p. 65, «le recours énergique au système pénal doit constituer une partie importante de la stratégie pour lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants». Comme l'a observé M. Brennan à la Conférence du Commonwealth sur le droit à propos des problèmes liés aux affaires d'agression sexuelle à l'égard des enfants devant les tribunaux:

[traduction] La question fondamentale demeure: comment la «vérité» résulterait‑elle d'un processus qui restreint et nie activement les expériences vécues par l'un des principaux protagonistes?

(«The Battle for Credibility» (1993), 143 New Law Journal 623, à la p. 626.)

L'article 715.1 du Code criminel vise à inclure l'expérience des jeunes plaignants dans le système de justice pénale. L'intimé allègue que, en raison de cette disposition, il y a atteinte aux principes de justice fondamentale, particulièrement en ce qui touche l'équité du procès. Tant au procès qu'en Cour d'appel, ainsi que dans les mémoires que l'on nous a soumis, le n{oe}ud de l'argumentation a tourné autour de l'objectif global de cette disposition, plutôt que sur son effet réel. Par conséquent, il est essentiel de rechercher les buts poursuivis tels qu'ils ressortent de cette disposition.

Je conviens, comme on l'a soutenu, que l'objet de l'art. 715.1 ne comporte pas une seule mais plusieurs facettes. En premier lieu, j'estime que l'article vise à préserver le récit fait peu après la plainte de l'enfant en vue d'aider à découvrir la vérité, et à fournir une procédure pour l'introduire en preuve au procès. R. G. Mosley, avocat général principal au ministère de la Justice, a dit lorsqu'il a présenté l'art. 715.1 devant le Comité senatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles:

. . . l'enregistrement magnétoscopique [. . .] est simplement un moyen d'obtenir d'un enfant une déclaration spontanée qui pourra être ultérieurement déposée devant les tribunaux sous prétexte qu'elle sera plus exacte et, espérons‑le, qu'elle rendra plus fidèlement compte des événements.

(Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, Délibérations, fascicule no 2, le 20 novembre 1986, à la p. 2:23.)

En second lieu, le mécanisme établi à l'art. 715.1 vise à diminuer le stress et le traumatisme que subissent les enfants plaignants du fait de leur rôle dans le système de justice pénale. Ce [traduction] «traumatisme causé par le système», comme le décrivent J. R. Spencer et R. H. Flin (The Evidence of Children: The Law and the Psychology (1990), aux pp. 290 à 297) ainsi que le professeur Bala («Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System», loc. cit.), fait souvent en sorte de revictimiser le jeune plaignant. De plus, selon le plus récent rapport de la Chambre des communes intitulé Examen de quatre ans des dispositions du Code criminel et de la Loi sur la preuve au Canada sur l'exploitation sexuelle des enfants (anciennement projet de loi C‑15), émanant du Comité permanent de la justice et du solliciteur général, et daté de juin 1993 (aux pp. 12 et 13), l'art. 715.1 vise à conserver le témoignage de l'enfant tout en lui évitant d'avoir à reprendre maintes fois son récit. C'est souvent de la répétition que résultent le traumatisme et le stress de l'enfant, qui en vient à penser qu'on ne la croit pas et qu'on n'accorde aucune valeur à l'expérience qu'elle a vécue. Quant à ceux qui laissent entendre que l'art. 715.1 n'a aucunement été conçu pour venir en aide au jeune témoin, il est difficile d'imaginer comment les législateurs auraient pu ignorer l'effet bénéfique d'une telle disposition, soit l'atténuation de la tension imposée aux enfants obligés de témoigner en détail sur des incidents d'agression confus, embarrassants et effroyables, dans une salle d'audience intimidante où règne une atmosphère d'affrontement et souvent d'hostilité. Enfin, et c'est là un élément primordial, la portée limitée de la règle s'explique, à mon avis, par la recherche d'un équilibre entre ces objectifs et le droit de l'accusé à un procès équitable.

Bien que l'art. 715.1 puisse avoir comme premier objectif la découverte de la vérité, l'accent y est mis tout spécialement sur les besoins des enfants et la protection particulière qu'il faut leur accorder pour exposer cette vérité. Pour les enfants par exemple, le fait d'être confrontés à leur agresseur lorsqu'ils témoignent et d'avoir à raconter leur histoire devant des étrangers est source de tension. C'est à ce type de préoccupations que l'art. 715.1 vise à répondre. Pour reprendre les mots du juge Kerans dans l'arrêt R. c. Meddoui, [1991] 2 W.W.R. 289 (C.A. Alb.), l'art. 715.1 est [traduction] «une modeste modification de l'actuel droit de la preuve pour reconnaître les difficultés qu'ont certains enfants témoins à formuler leur témoignage» (p. 295). Le juge Doherty de la Cour d'appel de l'Ontario a exprimé récemment une opinion différente dans l'arrêt R. c. Toten (1993), 83 C.C.C. (3d) 5, aux pp. 20 et 21:

[traduction] . . . je ne suis pas d'accord pour dire que l'art. 715.1 vise à protéger le jeune plaignant du traumatisme associé à l'obligation de témoigner dans un endroit public et en présence de l'accusé. Au contraire, l'art. 715.1 a été critiqué parce qu'il n'accorde pas cette protection.

Le juge Doherty poursuit en citant les commentaires du professeur Spencer («Child Witnesses ‑- A Further Skirmish» (1987), 137 New Law Journal 1127) sur un projet de loi anglais concernant l'utilisation d'enregistrements magnétoscopiques (à la p. 1128):

[traduction] Les tribunaux ne se préoccupent pas de la protection des témoins, ou des défendeurs, ou de qui que ce soit, sauf accessoirement à leur but principal, qui est de découvrir la vérité afin de rendre justice.

À supposer que la citation qui précède vienne étayer l'affirmation du juge Doherty, ce dont je ne suis pas sûre, je ne partage pas son opinion sur ce point. J'estime que la Charte exige que nous ayons ces considérations multiples constamment à l'esprit, étant donné l'impossibilité de parvenir à la vérité dans l'abstrait. À mon avis, le professeur Spencer ajoute plutôt foi à l'idée des multiples facettes de l'objectif poursuivi par une disposition telle que l'art. 715.1 du Code criminel. Si notre quête de la vérité ne doit pas porter atteinte aux droits du défendeur, elle ne doit pas non plus accroître la victimisation du plaignant. Les enfants requièrent un traitement particulier pour faciliter l'obtention de la vérité dans l'instance judiciaire dans laquelle ils sont engagés. Ces exigences particulières découlent non pas tant d'une quelconque incapacité d'un enfant témoin, mais du fait que nos règles ordinaires de procédure et de pratique en matière pénale se sont développées à une époque où la participation des enfants dans les instances criminelles n'était ni envisagée ni plausible. Un [traduction] "système judiciaire conçu en fonction des défendeurs et des témoins adultes répond difficilement aux besoins particuliers des enfants» (G. Goodman et autres, Testifying in Criminal Court: Emotional Effects on Child Sexual Assault Victims (1992), à la p. 3). Le système judiciaire a été et continue d'être très éprouvant pour les enfants. Je ne crois pas qu'en rédigeant l'art. 715.1 les législateurs aient pu ignorer des récits détaillés comme ceux qu'ont reproduits Spencer et Flin, op. cit., à la p. 72:

[traduction] On m'a accusée de mentir, d'inventer et je me suis sentie comme si j'étais l'accusée et non pas une innocente victime de neuf ans [. . .] L'avocat de la défense m'a traitée avec brutalité comme si j'avais 19 ans et non neuf ans, me criant par la tête, m'embrouillant et me mêlant. Je l'ai détesté et le déteste encore à cause de la façon dont il m'a traitée. Après 23 ans, je fais encore des cauchemars de temps à autre -- non pas à propos de l'incident au cinéma [l'agression] mais à propos de ma comparution en cour.

. . .

À l'âge de 7 ans, j'ai été victime d'un attentat à la pudeur par un garçon que ma famille connaissait. Tenter d'expliquer cela à ma famille a été difficile mais se tenir debout devant le tribunal et expliquer, c'était impossible. Il était assis là qui me regardait tout le temps. Évidemment, il s'en est tiré, comme beaucoup d'autres.

On a également observé que les procédures judiciaires ont souvent de graves et pénibles répercussions sur la vie quotidienne de l'enfant. Dans bon nombre de cas, on a dû, par crainte de contaminer le témoignage requis, retarder la thérapie et le counseling (Spencer et Flin, op. cit.). Enfin, un paramètre de recherche visant à calculer l'incidence du stress chez les enfants témoins a permis d'observer chez eux de nombreux comportements nerveux. Les enfants appelés à témoigner manifestent en effet une grande nervosité: on les a vus se tordre les cheveux, tenter de quitter la barre des témoins ou la salle d'audience avant la fin et, dans un cas, pleurer (P. E. Hill et S. M. Hill, «Videotaping Children's Testimony: An Empirical View» (1987), 85 Mich. L. Rev. 809, à la p. 816).

En réponse aux points soulevés par l'intimé, il faut maintenant se demander si l'art. 715.1 a la portée voulue pour atteindre l'objet à multiples facettes évoqué précédemment. Pour reprendre à nouveau les termes du juge Kerans dans l'arrêt Meddoui, précité, à la p. 295, je suis d'accord que l'art. 715.1:

[traduction] . . . offre au témoin, même s'il se souvient des événements en cause, le choix de se reporter dans son témoignage à un récit enregistré antérieurement, à la condition qu'il se souvienne de l'enregistrement et qu'il puisse affirmer et qu'il affirme qu'au moment de sa réalisation, il était honnête et disait la vérité. Lorsque le témoin se reporte ainsi au récit antérieur, l'enregistrement fait alors preuve de son contenu.

Ainsi que je l'ai dit précédemment, l'art. 715.1 du Code criminel représente une tentative de faciliter la découverte de la vérité et d'atténuer le traumatisme que subissent inévitablement les enfants appelés à témoigner dans des affaires d'agression sexuelle. Bien que l'art. 715.1 ne fasse pas disparaître totalement l'obligation pour un enfant de parler devant le tribunal, il atteint son but ultime qui est de rendre le processus pénal plus accueillant pour les enfants. À cet égard, je ne partage aucunement l'opinion du juge Helper lorsqu'elle dit (aux pp. 292 et 293):

[traduction] L'article 715.1 n'atteint pas son objectif. Il apparaît quelque peu illogique de protéger un enfant contre le formalisme de l'interrogatoire principal en salle d'audience tout en le ou la soumettant aux rigueurs du contre‑interrogatoire dans le cadre que la disposition visait à lui éviter. Obliger un enfant à témoigner à une enquête préliminaire, à un voir‑dire au procès, le soumettre au contre‑interrogatoire et ne le protéger qu'aux fins de la preuve directe ne correspond pas au but recherché par la disposition.

En fait, bien que l'art. 715.1 ne vise pas, comme le souligne l'appelant, à éliminer complètement l'obligation pour l'enfant de témoigner en cour, sa formulation actuelle y conduit pourtant dans un très grand nombre de cas. Il y a, en effet, de fortes raisons de croire que l'enregistrement magnétoscopique facilite souvent l'obtention d'un plaidoyer de culpabilité une fois que l'accusé et son avocat ont vu l'enfant décrire l'incident (D. Whitcomb, E. R. Shapiro et L. D. Stellwagen, When the Victim is a Child: Issues for Judges and Prosecutors (1985), à la p. 60). De plus, l'utilisation de l'enregistrement en l'espèce a permis au substitut du procureur général de présenter sa preuve en ne posant que très peu de questions à la plaignante. En outre, bien que l'avocat de la défense ait eu pleinement l'occasion d'interroger R.S., il a choisi de ne lui poser que trois questions concernant les actes sexuels. Dans le cas de R.S., par conséquent, l'utilisation de l'enregistrement l'a presque totalement dispensée de l'obligation de reprendre encore une fois le récit des agressions sexuelles subies.

L'autre avantage que procure l'art. 715.1 est l'occasion qu'il donne à l'enfant de répondre à des questions délicates sur l'agression dans un environnement plus contrôlé, moins stressant et moins hostile, facteur susceptible, selon les recherches sociologiques, d'augmenter radicalement la probabilité d'obtenir la vérité sur les événements en cause. Des études scientifiques indiquent que, comparativement à la salle d'audience, le cadre plus restreint et plus intime d'un enregistrement magnétoscopique permet d'accroître de façon significative la qualité et la fiabilité du témoignage des enfants (Spencer et Flin, op. cit.). Parmi les nombreux autres avantages de l'enregistrement magnétoscopique figure le fait que le tribunal dispose ainsi d'un compte rendu plus exact du récit qu'a fait l'enfant au moment où l'affaire a été dévoilée. Deuxièmement, l'enregistrement révélera la manière dont l'enfant a été interrogé. Troisièmement, le suspect peut avoir l'occasion de visionner l'enregistrement au cours de l'enquête. Quatrièmement, cet enregistrement peut, s'il est utilisé en preuve, étayer le témoignage d'un enfant qui a de la difficulté à s'exprimer ou dont la mémoire est défaillante au procès. J'estime donc que l'application de l'art. 715.1 apporte de nombreux avantages concrets. Bien que la disposition n'ait pas encore été utilisée sur une large échelle, les recherches indiquent que [traduction] «ces mécanismes ont eu des effets positifs sur la réduction du traumatisme "causé par le système" que provoque chez les enfants le fait d'être associés à des poursuites criminelles» (Bala et Bailey, loc. cit., à la p. 293). Pour les quelques enfants qui ont pu en bénéficier, cela représente beaucoup plus que des statistiques. On a constaté que l'utilisation de l'enregistrement magnétoscopique réduit le temps que les enfants passent à la barre. De même, les victimes ont semblé en tirer un avantage parce qu'elles ont dès lors pu profiter d'un traitement. Enfin:

[traduction] Obliger un enfant à être physiquement présent en cour peut s'avérer très coûteux sur le plan psychologique. En bout de ligne, le coût peut aussi être très lourd sur le plan social si l'incapacité de l'enfant à témoigner fait en sorte qu'un agresseur coupable sera à tort mis en liberté.

(Hill et Hill, loc. cit., à la p. 827.)

L'article 715.1 du Code criminel a pour effet de soulager l'enfant victime d'une agression sexuelle de la pression s'exerçant sur elle lorsque la découverte de la «vérité» dépend entièrement de sa capacité à contrôler sa peur, sa honte et l'horreur d'être face à face avec l'accusé et d'avoir à décrire de façon convaincante et cohérente les abus dont elle se plaint. L'article 715.1 fait en sorte que le récit de l'enfant soit porté à la connaissance de la cour, indépendamment de la capacité de la jeune victime à accomplir cette pénible tâche.

Il est intéressant de souligner qu'aux États‑Unis, les législatures des États se sont efforcées de remédier aux difficultés que soulève le témoignage des enfants en recourant à des dispositions semblables à l'art. 715.1 du Code criminel. Depuis 1991, en effet, au moins 37 États permettent que l'enregistrement magnétoscopique de la déclaration d'un enfant soit, à certaines conditions, introduit en preuve (voir M. A. Rittershaus, «Maryland v. Craig: Balancing the Interests of a Child Victim Against the Defendant's Right to Confront his Accuser» (1991), 36 San Diego L. Rev. 104, à la p. 105). Dans chacun de ces États, la démarche adoptée pour préserver l'équilibre entre les droits de l'accusé et la recherche de la vérité varie légèrement (J. C. Yuille, M. A. King et D. MacDougall, Enfants victimes et témoins: Publications en droit et en sciences sociales (1988), aux pp. 48 et 49). Par exemple, la Fla. Stat. Ann. {SS} 92.53 (West 1992) permet l'utilisation d'une déclaration enregistrée sur bande vidéo s'il existe [traduction] «de fortes possibilités qu'une victime ou un témoin de moins de 16 ans ne subisse au moins un préjudice émotif ou psychologique modéré s'il devait témoigner au cours d'une audience publique».

On a reproché à certaines de ces lois d'être inconstitutionnelles parce qu'elles contreviendraient aux droits des accusés. En particulier, la Constitution des États‑Unis et celle de plusieurs États garantissent au défendeur le droit d'être confronté au procès avec les témoins à charge, droit sur lequel la Charte canadienne est silencieuse. En outre, des considérations similaires à celles invoquées devant notre Cour ont été soulevées, notamment l'assermentation de l'enfant témoin et le droit au contre‑interrogatoire (McAllister, loc. cit., à la p. 316).

C'est en 1988, dans l'arrêt Coy c. Iowa, 487 U.S. 1012 (1988), que la Cour suprême des États‑Unis a, pour la première fois, examiné la constitutionnalité de ces dispositions législatives. Dans cette affaire, la question était de savoir si un écran placé devant le témoin portait atteinte au droit de l'accusé d'être confronté à son accusateur. La cour a conclu qu'il y avait effectivement eu, dans cette affaire, atteinte à ce droit de l'accusé, mais subséquemment, dans l'arrêt Maryland c. Craig, 110 S.Ct. 3157 (1990), elle a examiné à nouveau la constitutionnalité d'une loi similaire du Maryland permettant l'utilisation d'une télévision à circuit fermé unidirectionnelle, et analysé ses répercussions sur les droits de l'accusé. Dans l'arrêt Craig, la [traduction] «cour a modifié son interprétation de la clause de la confrontation de façon à permettre des exceptions au cas par cas» (Rittershaus, loc. cit., à la p. 106). Prononçant l'arrêt de la Cour suprême des États‑Unis à la majorité, le juge O'Connor a dit, à la p. 3167:

[traduction] Nous concluons de même aujourd'hui que l'intérêt de l'État au bien‑être physique et psychologique des enfants victimes de violence peut être d'une importance telle qu'il l'emporte, à tout le moins dans certains cas, sur le droit du défendeur d'être mis, dans la salle d'audience, en présence de ses accusateurs.

Je suis d'avis que l'art. 715.1 du Code criminel réalise de façon analogue cet important objectif. Ceci dit, cet article porte‑t‑il atteinte aux droits que garantissent à l'accusé l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte?

La constitutionnalité de l'art. 715.1

Notre Cour est arrivée à la conclusion, dans son jugement rendu oralement, que l'art. 715.1 du Code criminel est compatible avec l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte, lesquels disposent:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

Rappelons que l'intimé fonde son attaque constitutionnelle de l'art. 715.1, eu égard à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte, uniquement sur la violation des principes de justice fondamentale et le droit à un procès équitable. Par conséquent, les questions qu'il soulève ont trait principalement aux règles de preuve: l'admission de la preuve par ouï‑dire, les déclarations antérieures compatibles, l'absence de contemporanéité du contre‑interrogatoire, l'étendue du pouvoir discrétionnaire judiciaire et l'incidence de l'âge du plaignant. J'examinerai chacun de ces points à tour de rôle.

L'article 7

Je traiterai d'abord des arguments de l'intimé relatifs à la violation des droits que lui reconnaît l'art. 7 de la Charte. Étant donné le cadre législatif, l'intimé paraît soutenir que la procédure prévue à l'art. 715.1 menace de le priver de son droit à la liberté d'une façon qui contrevient aux principes de justice fondamentale en le privant de son droit à un procès équitable.

Étant donné que, selon les arrêts antérieurs de notre Cour, les principes de justice fondamentale reflètent une gamme d'intérêts, allant des droits de l'accusé à des préoccupations sociales plus larges, un procès équitable doit englober la reconnaissance des intérêts de la société. Il existe, dans la société canadienne, un intérêt acquis pour l'application du droit pénal d'une manière qui soit à la fois équitable pour l'accusé et sensible aux besoins de ceux qui y participent à titre de témoins. Dans l'arrêt R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, notre Cour a reconnu la nécessité d'établir, dans un procès criminel, un équilibre entre les droits de l'accusé et les intérêts de la société. (Voir également R. c. Seaboyer, précité, aux pp. 603, 604 et 622.) L'intimé soutient que l'art. 715.1 du Code criminel a pour effet de permettre la présentation en preuve au procès de déclarations extrajudiciaires [traduction] «sans aucun des contrôles, exigences et garanties d'ordre procédural qui font partie intégrante du processus judiciaire traditionnel et sont devenus un élément fondamental de notre système judiciaire». Il faut reconnaître que les règles de preuve n'ont pas été érigées dans la Constitution en principes inaltérables de justice fondamentale. Mais elles ne devraient pas pour autant recevoir une interprétation restrictive qui irait essentiellement à l'encontre de leur objet, soit la recherche de la vérité et de la justice.

Dans le cas présent, il nous faut, pour déterminer ce qui est équitable, prendre en considération les droits et les capacités des enfants. Ainsi que l'a reconnu le juge McLachlin dans R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, à la p. 133, en parlant des témoignages des enfants: «. . . il est peut‑être erroné de leur appliquer les mêmes critères qu'à ceux des adultes en matière de crédibilité». Le juge Wilson a exprimé une opinion semblable dans l'arrêt R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 30, aux pp. 54 et 55, eu égard au traitement qu'avait accordé le juge de la cour d'appel au témoignage de la jeune plaignante:

. . . il me semble qu'il laisse entendre simplement que les juges devraient adopter une position fondée sur le bon sens lorsqu'ils traitent du témoignage de jeunes enfants et éviter de leur imposer les mêmes normes exigeantes qui sont applicables aux adultes.

Il se peut que le système de justice pénale doive traiter différemment les enfants s'il veut leur offrir les protections auxquelles ils ont droit et qu'ils méritent. Même dans la présente affaire, lorsque les intérêts d'un enfant témoin peuvent sembler aux antipodes de ceux de l'accusé, il faut se remémorer les mots du juge La Forest dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362:

Il me semble que l'art. 7 de la Charte reconnaît à l'appelant le droit à un procès équitable; il ne lui donne pas le droit de bénéficier des procédures les plus favorables que l'on puisse imaginer.

Dès lors, la question n'est pas de savoir si l'accusé peut imaginer une situation où il aurait davantage de droits, mais plutôt si l'art. 715.1 viole ses droits. À cet égard, l'intimé invoque plusieurs règles de preuve pour démontrer qu'une telle violation a eu lieu. À son avis, permettre l'utilisation de déclarations enregistrées d'un jeune plaignant en vertu de l'art. 751.1 équivaut à admettre une preuve par ouï‑dire et des déclarations antérieures compatibles. Il souligne également l'absence de contemporanéité possible du contre‑interrogatoire. Bien que l'art. 7 ne consacre pas l'application stricte de règles de preuve particulières, mais qu'il garantisse, en fait, le droit de ne pas être privé de sa liberté en contravention des principes de justice fondamentale, j'examinerai séparément chacun de ces points.

Avant d'analyser spécifiquement ces arguments, toutefois, il importe de souligner les récents développements qui ont marqué le droit de la preuve. Dans ce domaine, la tendance actuelle est d'admettre la preuve pertinente et probante et de laisser au juge des faits le soin de l'apprécier afin d'arriver à un résultat qui soit juste. La meilleure façon d'y parvenir est de disposer de toutes les informations pertinentes et probantes. Il semblerait contraire aux arrêts de notre Cour (Seaboyer et B. (K.G.), précités) de refuser une preuve disponible grâce au progrès technologique, tel l'enregistrement magnétoscopique, et qui est susceptible de contribuer à la recherche de la vérité. Par conséquent, l'adhésion aux règles strictes que préconise l'intimé, outre qu'elle n'est pas constitutionnellement requise, pourrait faire en sorte que des renseignements valables ne soient pas portés à l'attention de la cour. De plus, la Cour a, dans une véritable tentative de revenir au but fondamental de la recherche de la vérité, cherché récemment à éliminer d'autres obstacles entravant ce processus (R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. W. (R.), précité, et R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223. Comme le droit lui‑même, les règles de preuve ne sont pas coulées dans le bronze et évoluent avec le temps, ainsi que le démontre largement un examen même superficiel de notre histoire juridique et du processus d'élaboration des règles à travers les siècles. Afin de répondre aux arguments spécifiques de l'intimé, j'examinerai maintenant les points qu'il a soulevés en ce qui concerne le ouï‑dire.

Le ouï‑dire

L'intimé soutient que l'art. 715.1 du Code criminel contrevient à la règle prohibant le ouï‑dire et, par conséquent, aux principes de justice fondamentale. Toutefois, ainsi que l'enseigne l'histoire du droit, même les exceptions à cette règle n'ont rien d'exceptionnel. En fait, on a fait remarquer que les exceptions à la règle du ouï‑dire sont [traduction] «aussi "fondamentales" que la règle» (A. McGillivray, «R. v. Laramee: Forgetting Children, Forgetting Truth» (1991), 6 C.R. (4th) 325, à la p. 334, commentant l'arrêt Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608).

La crainte que soulève l'utilisation de la preuve par ouï‑dire est qu'une déclaration extrajudiciaire fasse preuve de son contenu sans qu'il y ait eu possibilité d'en vérifier la véracité au moyen d'un contre‑interrogatoire. Dans l'affaire qui nous occupe, même en présumant, pour les fins de l'argumentation, que l'enregistrement magnétoscopique constitue du ouï‑dire, les considérations traditionnelles en la matière, telles celles qui nous étaient soumises dans l'arrêt Khan, précité, sont absentes. Dans cet arrêt, il n'était pas possible de soumettre la jeune déclarante au contre‑interrogatoire. La Cour a donc décidé que les critères de nécessité et de fiabilité devaient être remplis pour que la déclaration par ouï‑dire puisse être admise en preuve, créant ainsi une exception judiciaire. Or, ici l'enfant, dont la déclaration enregistrée est utilisée sous le régime de l'art. 715.1, doit témoigner devant le tribunal et confirmer, sous serment, la déclaration qu'elle a faite dans l'enregistrement. Les considérations soulevées dans l'arrêt Khan n'existent donc pas en l'espèce. Dès lors que l'enfant confirme au procès le témoignage enregistré sur bande vidéo, ce témoignage ne constitue plus strictement du ouï‑dire. Le juge des faits sera alors en mesure d'apprécier la crédibilité de l'enfant. Comme l'a dit le juge Doherty dans l'arrêt Toten, précité, à la p. 34:

[traduction] Je ne vois aucune raison d'exiger la présence de circonstances établissant la nécessité ou démontrant la fiabilité comme condition préalable à l'admission d'une preuve qui ne comporte pas les dangers inhérents à l'admission de la preuve par ouï‑dire.

Les règles de nécessité et de fiabilité ont été conçues comme des exigences subsidiaires dans les cas où s'impose une exception aux règles de preuve. Ces règles ne s'appliquent pas nécessairement aux mesures législatives. Dans le cas de l'art. 715.1, il faut, en effet, tenir compte de la prérogative du législateur de réformer le droit de la preuve et d'adopter, ce faisant, ses propres règles subsidiaires pour assurer la fiabilité et la nécessité, soit, en l'espèce, la disponibilité de l'enfant témoin et la possibilité d'un contre‑interrogatoire. Cette prérogative ne devrait pas être indûment restreinte par les tribunaux, à moins d'une raison clairement suffisante (R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915). Il n'y en a aucune en l'espèce.

Quoi qu'il en soit, il peut être aisément satisfait, en l'espèce, aux critères de nécessité et de fiabilité. La fiabilité découle de la présence de l'enfant au procès, de la confirmation sous serment de ses déclarations enregistrées sur bande vidéo, de la possibilité d'observer l'enfant dans l'enregistrement et au tribunal et de la capacité de l'accusé de le contre‑interroger. La nécessité découle de la possibilité que la mémoire de l'enfant s'estompe avant la tenue du procès ou qu'il subisse des répercussions négatives s'il était obligé de témoigner au procès. À cet égard, je ne partage donc pas l'avis du juge Twaddle de la Cour d'appel, selon lequel le critère de nécessité ne comprend pas le besoin de protéger les témoins contre l'obligation de témoigner au procès. Les graves conséquences que pourraient entraîner la non‑admission en preuve de l'enregistrement et l'incapacité de l'enfant de rendre au procès un témoignage pertinent et fiable, outre le rôle, en droit, de protéger les enfants en pareilles circonstances, tout cela, à mon avis, satisfait au critère de nécessité. Ainsi que le souligne le professeur Young (loc. cit., à la p. 35) relativement au jugement de la Cour d'Appel en l'espèce:

[traduction] L'importance que la cour accorde à l'absence d'exigence en matière de nécessité dans la disposition visant l'enregistrement magnétoscopique est déplacée pour un certain nombre de raisons. D'abord, exiger dans chaque cas la preuve de nécessité pour justifier l'utilisation de l'enregistrement forcerait encore une fois les enfants à se conformer à des normes d'adultes conçues sans égard à leurs besoins. L'un des aspects positifs de cette disposition [. . .] est précisément le fait qu'elle tient compte de la réalité particulière des enfants, dont la difficulté qu'ils peuvent éprouver à répéter ou même à se rappeler tous les détails en cour.

L'argument de l'intimé relatif au ouï‑dire doit donc être rejeté.

Les déclarations antérieures compatibles

Le deuxième moyen qu'invoque l'intimé à l'encontre de la constitutionnalité de l'art. 715.1 du Code criminel est que l'utilisation de déclarations antérieures compatibles viole les principes de justice fondamentale. Wigmore formule ainsi la règle de preuve généralement applicable en la matière:

[traduction] Lorsque le témoin a seulement témoigné à son interrogatoire principal sans qu'on l'attaque, une preuve de déclarations compatibles est inutile et sans valeur. Une telle preuve n'est d'aucun secours pour le témoin, car même si son récit est invraisemblable ou douteux, ce n'est pas à force de répétitions qu'il devient plus vraisemblable ou moins douteux. Normalement, ce genre de preuve se révèle gênant au procès et est habituellement écarté.

(Wigmore on Evidence, vol. 4 (Chadbourn rev. 1972), § 1124, à la p. 255.)

À mon avis, ce raisonnement justifiant l'exclusion des déclarations antérieures compatibles faites par un témoin n'est pas applicable à l'art. 715.1 du Code criminel. Notre Cour a examiné en détail les appréhensions soulevées en matière de preuve et le risque de violation des droits de l'accusé à cet égard dans l'arrêt Seaboyer, précité, et, plus récemment, à l'égard du témoignage sur bande vidéo dans l'arrêt B. (K.G.), précité.

Bien que l'admission d'une déclaration antérieure compatible puisse être considérée comme une exception à la règle générale, les faits de l'espèce sont fort différents des situations ordinairement visées par la règle prohibant ce type de déclarations. Sous le régime de l'art. 715.1 du Code criminel, la déclaration antérieure compatible n'est pas admise aux fins d'étayer la crédibilité de l'enfant témoin ou d'apporter des renseignements superflus. L'enregistrement est le seul témoignage dont dispose le tribunal quant aux détails de l'agression sexuelle contre l'enfant. Il s'agit, en fait, du témoignage lui‑même, comme si l'enfant témoignait en audience publique ou que l'enregistrement tenait lieu de témoignage public. Par conséquent, je suis d'accord avec l'appelant que l'enregistrement magnétoscopique est hautement pertinent et probant et qu'il n'est pas «inutile et sans valeur». L'article 715.1 du Code ne fait que prévoir un moyen différent de rendre témoignage. En ce sens, il ne s'agit même pas d'une exception à la règle de l'inadmissibilité des déclarations antérieures compatibles, laquelle n'a pas sa raison d'être en l'espèce.

Je suis d'avis de rejeter cet argument.

Le contre‑interrogatoire

Enfin, l'intimé allègue que le contre‑interrogatoire de la jeune plaignante au procès, plutôt qu'au moment de la réalisation de l'enregistrement, ne suffit pas pour tester son témoignage. Examinant une question semblable dans l'arrêt B. (K.G.), précité, la Cour a reconnu que la possibilité de procéder à un contre‑interrogatoire au procès constitue un moyen approprié de vérifier la déposition d'un témoin. Dans cet arrêt portant sur une déclaration antérieure incompatible enregistrée sur bande vidéo et admise comme preuve de son contenu, on a jugé que le principe de la contemporanéité du contre‑interrogatoire n'était pas protégé par la Charte. Dans la présente espèce, la seule différence est que les déclarations enregistrées ont été confirmées par le témoin et qu'elles sont compatibles. Cette confirmation vient considérablement atténuer, sinon éliminer, la crainte que la déclaration antérieure ne soit pas fiable puisque le témoin, présent devant le tribunal et devant l'accusé, confirme l'exactitude de sa déclaration antérieure. Ainsi que la Cour l'a conclu dans l'arrêt B. (K.G.), les préoccupations associées au ouï‑dire et à la fiabilité de la preuve n'ont pas une grande portée en matière d'enregistrement magnétoscopique. Suivant l'art. 715.1, le tribunal est, du fait de l'enregistrement, à même d'apprécier la façon dont s'est déroulé l'interrogatoire, la réaction, les réponses et l'ensemble des circonstances entourant la prise de la déposition. Dans l'arrêt B. (K.G.), la Cour a conclu que la possibilité de contre‑interroger le témoin au procès suffisait à remédier à l'impossibilité de le faire au moment de l'enregistrement de la déclaration initiale. À fortiori, le même raisonnement s'applique à la déclaration antérieure compatible enregistrée sur bande vidéo, comme celle qui est ici en cause.

En outre, notre Cour a examiné, dans l'arrêt R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525, une disposition assez semblable à l'art. 715.1 du Code criminel, soit le par. 643(1) du Code. Ce paragraphe dispose que, dans certaines conditions, le témoignage recueilli à l'enquête préliminaire d'un accusé peut être lu à titre de preuve au procès lorsque le témoin est dans l'incapacité de témoigner à nouveau. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Wilson a estimé que l'accusé a, certes, le droit fondamental de contre‑interroger le témoin, mais qu'il n'est pas obligatoire que ce droit s'exerce au procès. Ces remarques du juge Wilson ont été suivies par le juge Tobias, dans l'arrêt R. c. Argue, C. Ont. (Div. gén.), le 2 octobre 1991, inédit, à la p. 10, lequel ne partage pas l'opinion du juge Helper en l'espèce. Dans l'arrêt Argue, le juge Tobias a conclu que l'art. 715.1 du Code criminel protégeait pleinement les droits reconnus à l'accusé, tant en common law qu'en vertu de la Charte, en lui donnant l'occasion de tester l'exactitude de l'enregistrement. Je suis d'accord. En l'espèce, j'estime que le droit au contre‑interrogatoire n'est pas menacé par son absence de contemporanéité et, en soi, le délai qui s'ensuit inévitablement ne rend pas l'art. 715.1 déficient sur le plan constitutionnel.

En conclusion, donc, je suis d'avis que les droits reconnus à l'intimé en vertu de l'art. 7 de la Charte n'ont pas été violés par l'utilisation d'un témoignage enregistré en application de l'art. 715.1 du Code criminel et que cette disposition est, par conséquent, constitutionnelle. Elle ne contrevient pas aux principes de justice fondamentale garantis par l'art. 7 de la Charte.

L'alinéa 11d)

J'examinerai maintenant la prétention de l'intimé que l'art. 715.1 du Code criminel viole le droit que lui garantit l'al. 11d) de la Charte «d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable». Un grand nombre des intérêts que protège la garantie des «principes de justice fondamentale» consacrée à l'art. 7 peuvent aussi recevoir la protection de l'al. 11d). Toutefois, comme j'ai déjà analysé ces questions, je m'attacherai cette fois‑ci uniquement aux intérêts directement visés par l'al. 11d). À cet égard, l'intimé soutient que l'admission en preuve au procès de déclarations extrajudiciaires le prive de la garantie d'un procès public. Cet argument ne me convainc pas. Des déclarations extrajudiciaires sont admises en preuve tous les jours dans des poursuites judiciaires sans que soit jamais remis en cause l'équité ou le caractère public du procès. De plus, le fait que le témoignage de l'enfant soit recueilli sur bande vidéo ne change rien, à mon avis, à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé. Sur ce point, les prétentions de l'intimé sont minimales et, en toute franchise, ne méritent pas un examen plus approfondi. J'estime donc que l'art. 715.1 du Code criminel ne contrevient pas à l'al. 11d) de la Charte.

Le pouvoir discrétionnaire judiciaire

Même si l'on devait conclure que l'art. 715.1 crée une exception aux règles de preuve générales, ce que je ne fais pas, il s'agirait dans les faits d'une exception minime. À cet égard, je suis d'accord avec l'appelant pour dire que l'interprétation selon laquelle l'art. 715.1 permet aux tribunaux d'appliquer les règles traditionnelles de preuve et d'exercer leur pouvoir discrétionnaire ressort du texte même de la disposition. Ainsi, outre le pouvoir d'expurger ou d'épurer une déclaration en cas de besoin, le juge du procès a le pouvoir discrétionnaire de refuser d'admettre un enregistrement magnétoscopique en preuve si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. L'exercice régulier de ce pouvoir discrétionnaire d'exclure une preuve admissible assure la validité de l'art. 715.1 et est compatible avec les principes de justice fondamentale dont le respect est exigé pour garantir le droit à un procès équitable consacré dans la Charte. Récemment, et conformément à des décisions antérieures, notre Cour a estimé, dans l'arrêt Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, qu'un pouvoir discrétionnaire résiduel du tribunal peut être constitutionnellement requis en tant que mécanisme d'équilibre entre les droits de l'accusé et ceux de l'État.

Il importe également de souligner que l'art. 715.1 ne s'applique pas dans un vacuum. En fait, au procès, le juge Scollin a demandé directement aux avocats si certaines parties de l'enregistrement auraient pu être inadmissibles dans l'hypothèse où l'enfant aurait été à la barre. Les avocats ont explicitement répondu par la négative. Ce pouvoir discrétionnaire repose sur le devoir des juges de veiller à ce que l'accusé ait un procès équitable (R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670). Dans Corbett, le juge en chef Dickson a fait observer ceci à propos des règles de preuve, à la p. 697:

. . . les règles fondamentales du droit de la preuve comportent un principe d'inclusion en vertu duquel il est permis de produire en preuve tout ce qui sert logiquement à prouver un fait en litige, sous réserve des règles d'exclusion reconnues et des exceptions à celles‑ci. Pour le reste, c'est une question de valeur probante. La valeur probante d'un élément de preuve peut être forte, faible ou nulle. En cas de doute, il vaut mieux pécher par inclusion que par exclusion et, à mon avis, conformément à la transparence de plus en plus grande de notre société, nous devrions nous efforcer de favoriser l'admissibilité, à moins qu'il n'existe une raison très claire de politique générale ou de droit qui commande l'exclusion.

À mon avis, l'art. 715.1 a été soigneusement rédigé pour laisser place à l'application de ce principe, en permettant que s'exerce le pouvoir discrétionnaire du tribunal de rejeter un élément de preuve lorsque sa valeur probante est inférieure à son effet préjudiciable. Doivent être considérés comme admissibles tous les éléments de preuve pertinents, à moins que des considérations impérieuses de politique générale n'en commandent l'exclusion. Selon le juge La Forest dans Corbett, précité, à la p. 745:

. . . «l'équité» implique, commande même à mon avis, qu'entrent également en ligne de compte les intérêts de l'État en tant que représentant du public. De même, les principes de justice fondamentale ont pour effet de protéger l'intégrité du système lui‑même, car ils reconnaissent les intérêts légitimes non seulement de l'accusé, mais aussi de l'accusateur.

Dans le cas où l'on fait appel à la protection de l'art. 715.1, l'enfant victime doit témoigner au procès et attester de la véracité des déclarations qu'il a faites antérieurement et qui ont été enregistrées sur bande vidéo. L'enfant est alors sujet à contre‑interrogatoire sur le contenu de l'enregistrement et sur sa réalisation. Outre l'exigence que l'enfant confirme en tout ou en partie ses déclarations antérieures, l'enregistrement ne sera admissible que si celui‑ci a été réalisé dans un délai raisonnable et que la victime est âgée de moins de 18 ans. Toutefois, avant même que l'enregistrement puisse être admis, un voir‑dire doit être tenu pour en examiner le contenu et veiller à ce que les déclarations qu'il contient soient conformes aux règles de preuve. Toute déclaration contraire à ces règles peut être retranchée de l'enregistrement. Il existe un bon nombre de facteurs que le juge du procès pourrait prendre en considération dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'exclure une déclaration enregistrée sur bande vidéo:

a)le genre des questions utilisées par toute autre personne apparaisant sur la bande;

b)l'intérêt de toute personne participant à la prise de la déclaration;

c)la qualité de la reproduction magnétoscopique et sonore;

d)la présence ou l'absence d'éléments de preuve inadmissibles dans la déclaration;

e)la possibilité d'éliminer les éléments inadéquats par l'épuration de la bande;

f)l'existence ou l'absence d'autres déclarations extrajudiciaires de la plaignante déposées en preuve;

g)l'existence de renseignements visuels qui tendraient à porter préjudice à l'accusé (par exemple, des blessures de la victime non reliées à l'incident);

h)la question de savoir si la poursuite a été autorisée à utiliser toute autre méthode visant à faciliter le témoignage de la plaignante;

i)le fait que le procès ait lieu devant un juge seul ou devant juge et jury; et

j)le temps écoulé depuis l'enregistrement de la bande et la capacité actuelle du témoin de relater les événements décrits de façon effective.

Pour conclure sur ce sujet, je dirai qu'il faut tenir compte de la prérogative du législateur d'apporter au droit de la preuve les réformes qu'impose, à l'occasion, l'intérêt de la justice, comme en témoigne éloquemment le récent arrêt de notre Cour B. (K.G.), précité. Comme je l'ai dit précédemment, cette prérogative ne devrait pas être indûment restreinte sans justification claire. Les dispositions de l'art. 715.1 laissent quant à elles place à l'application des règles de preuve traditionnelles ainsi qu'à l'exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal. À ce titre, elles ne sont donc pas inconstitutionnelles.

La limite d'âge

Le dernier argument que fait valoir l'intimé à l'encontre de la constitutionnalité de l'art. 715.1 et auquel a souscrit le juge Helper en appel est que l'âge du plaignant influe sur la viabilité de cet article. Selon l'intimé, la limite d'âge de 18 ans est arbitraire et, pour ce motif, rend l'article inconstitutionnel. Je ne suis pas d'accord. Que le plaignant soit un jeune enfant ou une femme adulte, toutes les victimes d'agression sexuelle appelées, dans leur témoignage, à revivre en détail les événements horribles qu'elles ont vécus font doublement l'expérience d'une souffrance déjà grande. Il faudrait être davantage sensible aux répercussions importantes que subissent dans ces cas tous les témoins, quel que soit leur âge. L'article 715.1 est une tentative du législateur de protéger partiellement les plus vulnérables de ces témoins, soit les enfants et les jeunes femmes. L'objet de la disposition demeure le même indépendamment de l'âge du plaignant et le besoin de protection pourrait même s'avérer plus grand dans les cas des jeunes femmes. Une jeune femme de 15, 16 ou 17 ans sera, dans la plupart des cas, dans une situation d'inégalité du rapport de force vis‑à‑vis l'agresseur, du fait à la fois de son sexe et de son âge. Souvent, l'accusé occupera une position de confiance, d'où un bouleversement émotif et une confusion accrus. Les jeunes femmes sont particulièrement vulnérables à l'âge où elles commencent à affirmer leur sexualité. Une telle expérience à l'adolescence pourra donc être encore plus traumatisante et ses répercussions se feront sentir plus longtemps que si elle s'était produite plus tôt.

Des données empiriques éclairent le débat. Par exemple, selon une étude menée à Toronto, le plus fort pourcentage d'allégations de viol classées par la police comme non fondées se situait dans le groupe des 14 à 19 ans. Dans ce groupe d'âge, 69 pour 100 des signalements ont été classés comme non fondés (Clark, loc. cit., aux pp. 143 et 144). Cette tendance à ne pas ajouter foi aux signalements s'accroît dans les cas d'accusations de viol collectif ou multiple. Dans son article, à la p. 144, Clark dit:

[traduction] . . . [cette enquête] indique clairement que les jeunes âgés de treize à dix‑neuf ans (et particulièrement de quatorze à dix‑sept ans) sont victimes de discrimination grave lorsqu'il s'agit d'obtenir réparation en justice pour leur victimisation sexuelle multiple.

Selon la définition de la Convention relative aux droits de l'enfant des Nations Unies, R.T. Can. 1992 no 3, l'enfant est «tout être humain âgé de moins de dix‑huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable» (article premier). Cette convention internationale, dont le Canada est signataire, exige que les enfants canadiens âgés de moins de 18 ans soient protégés en tant que classe (articles 19 et 34). Dans toutes les provinces canadiennes, l'âge de la majorité est fixé à 18 ans ou plus, et des lois telle la Loi sur les jeunes contrevenants, L.R.C. (1985), ch. Y‑1, s'appliquent aux enfants jusqu'à l'âge de 18 ans. J'estime que l'inclusion de tous les enfants de moins de 18 ans sous la protection de l'art. 715.1 du Code criminel s'impose en raison du besoin continu qu'ils ont de cette protection, en plus d'être conforme aux instruments internationaux et internes. À ce titre, cet article n'a rien d'arbitraire et il était donc parfaitement loisible au législateur de fixer la limite là où il l'a fait. L'exception d'inconstitutionnalité fondée sur ce motif doit par conséquent être rejetée.

En conclusion, l'art. 715.1 du Code criminel s'applique à une catégorie de crimes touchant de jeunes plaignants qui se voient obligés, de par la nature même de ces crimes, de révéler des détails intimes et embarrassants à propos des événements survenus — les contacts non désirés avec leur corps. Les enfants en cause sont généralement effrayés, désarmés et émotivement troublés. Leur monde s'est effondré. Dans des circonstances comme celles décrites en l'espèce, et qui n'ont rien d'exceptionnel, ils se sentent trahis par une personne en qui ils auraient dû avoir confiance et deviennent souvent à nouveau victimes, cette fois d'un système pénal de justice qui les met sur la sellette. Ils sont soumis à des interrogatoires répétés et à des analyses épuisantes alors qu'ils s'attendraient à ce que ce traitement s'applique plutôt à la personne responsable, à leur avis, des actes criminels. Si le système de justice pénale doit effectivement jouer son rôle de dissuader et de punir les agressions sexuelles contre les enfants, il est d'importance vitale que la loi mette à la disposition de la victime un moyen efficace, décent et digne lui permettant de venir donner sa version devant le tribunal. À mon avis, l'art. 715.1 est une mesure législative modeste qui vise cette fin. Pour les motifs énoncés précédemment, j'estime donc que l'art. 715.1 ne contrevient ni à l'art. 7 ni à l'al. 11d) de la Charte. Il est par conséquent inutile de procéder à une analyse fondée sur l'article premier.

Les questions non constitutionnelles

J'en viens maintenant aux trois questions non constitutionnelles, que je reproduis pour plus de commodité:

1.L'enregistrement magnétoscopique du témoignage de R.S. a‑t‑il été réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction, comme l'exige l'art. 715.1 du Code?

2.Le juge du procès a‑t‑il commis une erreur en n'appliquant pas le critère de la preuve «pouvant raisonnablement être vraie» pour établir la culpabilité ou l'innocence de l'accusé?

3.Les interjections et les commentaires du juge du procès pendant l'interrogatoire des témoins ont‑ils fait naître une crainte raisonnable de partialité?

Je répondrai dans l'ordre à chacune de ces questions.

Le délai raisonnable

L'article 715.1 prévoit la possibilité de réaliser «un enregistrement magnétoscopique [. . .] dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction reprochée et montrant le plaignant en train de décrire les faits à l'origine de l'accusation». En l'espèce, cinq mois se sont écoulés entre le moment où l'infraction a été signalée pour la première fois et la réalisation de l'enregistrement magnétoscopique. L'intimé allègue que ce délai n'est pas «raisonnable» et que, en conséquence, l'enregistrement n'aurait pas dû être admis en preuve. C'est la conclusion à laquelle est arrivée le juge Helper en appel. Je ne suis pas d'accord. Ce qui est ou n'est pas «raisonnable» est uniquement affaire de circonstances. En l'espèce, le juge du procès, prenant en considération l'ensemble des circonstances, a conclu que le délai était raisonnable. Il s'est exprimé ainsi lors du voir‑dire:

[traduction] Mais, tout compte fait, le critère doit être le suivant: le ministère public a‑t‑il prouvé hors de tout doute raisonnable que l'enregistrement magnétoscopique a été réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction reprochée?

. . .

En l'espèce, j'ai la conviction que, malgré le retard imputable à la police, l'enregistrement réalisé en août l'a été dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction. [. . .] Je soulignerai simplement que, sous le régime de l'art. 715.1, lorsque de jeunes enfants sont en cause, ce qui est raisonnable dans un cas peut ne pas l'être dans un autre. Les frontières du caractère raisonnable sont en effet presque aussi variables que les frontières historiques de la Pologne. Mais j'estime en l'espèce, compte tenu des âges, compte tenu de l'âge en question, que l'enregistrement satisfait au critère de l'art. 715.1 et, en conséquence, cet enregistrement sera, à l'égard de [R.S.], marqué comme pièce no 1.

Comme notre Cour l'a dit à maintes reprises, un tribunal d'appel ne devrait pas s'immiscer à la légère dans des conclusions de fait, sauf s'il conclut que le juge de première instance a commis une erreur grossière soit en ne reconnaissant pas ou en interprétant mal un élément important et pertinent de la preuve, soit en tirant une conclusion erronée (voir P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141; Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554, aux pp. 572 et 573; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351; M. (M.E.) c. L. (P.), [1992] 1 R.C.S. 183; R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93, et Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672). Dans la présente affaire, la Cour d'appel n'a pas indiqué quelle erreur le juge du procès avait commise et elle n'a pas énoncé les faits sur lesquels elle s'est fondée pour infirmer ses conclusions de fait. À mon avis, la Cour d'appel a simplement substitué son opinion à celle du juge du procès, ce qu'elle n'était pas habilitée à faire.

Au‑delà des faits de l'espèce, toutefois, quels éléments faut‑il prendre en considération pour déterminer le caractère raisonnable du délai? Pour parvenir à une conclusion à cet égard, les tribunaux doivent tenir compte du fait que les enfants, pour un certain nombre de raisons, sont souvent enclins à retarder la dénonciation. Comme le juge McLachlin l'a écrit dans l'arrêt R. c. W. (R.), précité, à la p. 136:

. . . en réalité, il arrive fréquemment que les victimes d'abus ne dénoncent pas celui‑ci, et si elles le font, ce n'est peut‑être pas avant un long moment.

Les études confirment abondamment ce fait, qu'elles associent au syndrome de l'enfant victime de violence. (Voir, entre autres, R. C. Summit, «The Child Sexual Abuse Accommodation Syndrome» (1983), 7 Child Abuse & Neglect 177, aux pp. 181 à 188, et G. Renaud, «Judicial Notice of Delayed Reporting of Sexual Abuse: A Reply to Mr. Rauf» (1993), 20 C.R. (4th) 383.)

De plus, des facteurs tels le lieu de résidence de l'enfant et la disponibilité des installations, ainsi que la nécessité de mener une enquête préalable pour vérifier le sérieux des allégations susciteront inévitablement des délais. Par ailleurs, il faut également tenir compte des données sociologiques, lesquelles indiquent clairement que les souvenirs perdent de leur exactitude avec le temps. Selon Flin et Spencer, dans «Do Children Forget Faster?», [1991] Crim. L.R. 189, à la p. 190, la mémoire des enfants peut être claire et exacte au moment de l'événement mais, d'après les études effectuées, elle s'estompe plus vite que celle des adultes. Il y a donc un avantage manifeste à recueillir le témoignage de l'enfant aussi tôt que possible. L'enregistrement magnétoscopique est un moyen de parvenir à cette fin, le témoignage de l'enfant étant recueilli et conservé des mois sinon des années avant la tenue du procès.

Le caractère raisonnable du délai mis à recueillir ce témoignage peut également dépendre de certains autres facteurs, que seule une analyse de chaque cas d'espèce pourra déterminer. Cette méthode n'est pas nouvelle. Elle s'applique, entre autres, en matière de fouille et de perquisition. C'est au juge du procès qu'il incombe de procéder à cette analyse au cas par cas. En l'espèce, le juge du procès a conclu, après examen de l'ensemble des circonstances, que le délai ayant précédé l'enregistrement du témoignage de l'enfant était raisonnable. Quant à moi, je fais de la preuve une lecture qui m'amène à une conclusion identique. En conséquence, étant donné que le juge du procès s'est correctement dirigé en droit et qu'il n'a pas commis d'erreur dans son appréciation de la preuve, c'est à tort que la Cour d'appel s'est immiscée dans ses conclusions.

J'examinerai maintenant le second point non constitutionnel soulevé, soit le critère qu'il convient d'appliquer pour établir la culpabilité ou l'innocence.

Le critère applicable

L'intimé a soumis au juge du procès un mémoire portant sur le critère applicable à l'appréciation de la preuve et, en particulier, à l'appréciation de la crédibilité des témoins. Il a fait valoir que le critère pertinent était de savoir si la version donnée par l'accusé ou pour son compte pouvait «raisonnablement être vraie». Le juge du procès s'est dit en désaccord avec cette opinion, pour les raisons suivantes:

[traduction] La question de savoir si le récit fait par l'accusé ou pour son compte pourrait raisonnablement être vrai n'est pas, à mon avis, le critère honnête, juste et établi pour décider si la preuve du ministère public devrait être rejetée. Il s'agit simplement d'un facteur qui entre en considération dans l'appréciation de la valeur globale de la preuve dans son ensemble. Si l'on devait juger des affaires criminelles uniquement en fonction d'un critère théorique, n'ayant aucun lien avec tous les autres faits, et consistant à se demander si quelque chose pourrait raisonnablement être vrai, la preuve véritablement et indéniablement crédible du ministère public, comme en l'espèce, perdrait une grande partie de sa valeur et la vérité serait supplantée par la plausibilité.

À mon avis, le juge du procès avait raison, tout comme le juge O'Sullivan qui a succinctement formulé le critère dans les termes suivants (à la p. 317):

[traduction] Au terme du procès, la seule question que doit se poser le juge des faits est de savoir si, d'après l'ensemble de la preuve, le ministère public a établi une preuve hors de tout doute raisonnable. Si oui, l'accusé doit être déclaré coupable. S'il existe un doute raisonnable, l'accusé doit être acquitté.

Voilà le critère approprié, que le juge Cory a explicité comme suit dans l'arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, à la p. 758:

Le juge du procès pourrait donner des directives aux jurés au sujet de la crédibilité selon le modèle suivant:

Premièrement, si vous croyez la déposition de l'accusé, manifestement vous devez prononcer l'acquittement.

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l'accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l'acquittement.

Troisièmement, même si vous n'avez pas de doute à la suite de la déposition de l'accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l'accusé.

Les arguments sur ce point, que l'intimé a aussi fait valoir devant nous, doivent donc être rejetés.

L'intimé soutient également que le juge du procès a commis une erreur dans son appréciation de la preuve. À mon avis, toutefois, ayant appliqué le critère pertinent, le juge a correctement apprécié la preuve. Manifestement, il a cru la plaignante, comme il en avait le droit, et il a estimé que le ministère public avait établi sa preuve hors de tout doute raisonnable. L'intimé n'a pas réussi à me convaincre que le juge du procès a eu tort.

La crainte raisonnable de partialité

La dernière question soulevée par l'intimé est celle de savoir si le juge du procès a agi de telle sorte qu'il a fait naître une crainte raisonnable de partialité, tel qu'il appert de l'arrêt Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39. Dans cet arrêt, le juge Lamer a dit, au nom de la Cour, que les juges ne devaient pas paraître «sauter dans l'arène» ou agir pour le compte de l'une des parties. Toutefois, il a écrit, à la p. 48:

. . . si le juge peut et doit intervenir pour que justice soit rendue il doit quand même le faire de telle sorte que justice paraisse être rendue. Tout est dans la façon. [Je souligne; en italique dans l'original.]

Tout en reconnaissant que le juge du procès peut et doit poser des questions aux témoins pendant leur déposition, l'intimé fait valoir qu'il a excédé son rôle et qu'il a participé à l'instance dans une mesure telle qu'on peut raisonnablement craindre qu'il y ait eu partialité.

À mon avis, dans la présente affaire comme dans d'autres mettant en cause des témoins fragiles tels les enfants, il incombe au juge du procès de veiller à ce que l'enfant comprenne les questions posées et à ce que son témoignage soit clair et sans ambiguïté. À cette fin, il se peut qu'il soit obligé de clarifier ou de reformuler des questions posées par les avocats et de poser des questions additionnelles pour clarifier les réponses de l'enfant. Pour assurer la bonne marche du procès, le juge se doit de créer une atmosphère propice au calme et à la détente de l'enfant. En l'espèce, le juge du procès n'a pas empêché la défense de présenter la preuve voulue et il n'a pas non plus fait montre de favoritisme à l'endroit du témoin de manière à empêcher la tenue d'un procès équitable. J'estime qu'il n'a rien fait d'autre, dans la présente affaire, que d'«intervenir pour que justice soit rendue».

Par conséquent, en ce qui a trait aux questions non constitutionnelles soulevées, l'intimé ne m'a pas convaincue que le juge du procès a commis une erreur soit dans ses conclusions de fait soit quant au caractère raisonnable du délai de réalisation de l'enregistrement magnétoscopique, soit dans la formulation du critère pertinent ou son application aux faits de l'espèce, ou, enfin, qu'il a fait montre de partialité.

Conclusion

L'attaque de l'intimé contre la constitutionnalité de l'art. 715.1 du Code criminel n'est pas fondée. Il ressort en effet du contexte, ainsi que du cadre législatif, que le législateur s'est à bon droit préoccupé à un certain moment du traitement que le système judiciaire accorde aux enfants victimes de violence et des répercussions qu'a sur eux l'obligation de raconter à nouveau, devant le tribunal, des expériences difficiles, voire même horribles. C'est en tenant compte de cette préoccupation notable, des données de la sociologie et des récits faits par les enfants victimes, sans négliger les droits de l'accusé à un procès équitable, que l'art. 715.1 a été édicté. L'objet de cette disposition était et continue d'être la protection des enfants témoins et la recherche de la vérité grâce à l'enregistrement magnétoscopique de leurs déclarations. D'autre part, de façon à assurer à l'accusé l'équité requise par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte, le législateur a veillé à ce que les juges jouissent du pouvoir discrétionnaire nécessaire pour écarter, épurer ou rejeter les déclarations si leur effet préjudiciable l'emporte sur leur valeur probante. De plus, il a imposé des conditions préalables à leur utilisation, notamment, que l'enfant confirme sa déclaration au procès, qu'il puisse être soumis à un contre‑interrogatoire et que l'applicabilité de l'article soit limitée à certaines infractions d'ordre sexuel contre les enfants de moins de 18 ans. À mon avis, le législateur est parvenu à établir un équilibre entre les droits de l'accusé, l'équité du procès et les intérêts de la société. Il n'y a pas eu contravention des principes de justice fondamentale, et l'application de l'art. 715.1 aux enfants de 18 ans ou moins ne constitue pas non plus une telle contravention. La constitutionnalité de l'art. 715.1 du Code criminel est donc assurée.

Dans l'appréciation qu'ils font d'une disposition telle l'art. 715.1 du Code criminel, les tribunaux doivent être conscients que:

[traduction] L'expérience que fait l'enfant du système de justice pénale influera sur les futures interactions qu'il aura avec ce système. Une expérience négative pourra le conduire plus tard à refuser de signaler des crimes. Certaines femmes agressées lorsqu'elles étaient enfants hésitent, une fois parvenues à l'âge adulte, à signaler les agressions sexuelles dont leurs propres enfants sont victimes à cause de la façon dont elles ont été traitées par le système juridique.

(G. Goodman et V. S. Helgeson, «Child Sexual Assault: Children's Memory and the Law» (1985), 40 U. Miami L. Rev. 181, à la p. 206.)

Pour reprendre les mots de Ramon Hnatyshyn, ministre de la Justice au moment de la présentation du projet de loi C‑15 qui édictait l'art. 715.1 du Code criminel, nous devons

. . . confirmer [. . .] le droit de nos enfants et de nos adolescents, garçons et filles, à l'intégrité de leur personne et à l'accès au système de justice.

(Comité législatif de la Chambre des communes sur le projet de loi C‑15, Procès‑verbaux et témoignages, fascicule no 1, le 27 novembre 1986, à la p. 1:18.)

Quant aux autres questions soulevées dans le présent pourvoi, le juge du procès a correctement appliqué les principes et le critère relatifs à l'appréciation de la preuve et, dans l'exécution des devoirs de sa charge, il n'a fait preuve d'aucune partialité susceptible d'avoir vicié le procès. Sa décision doit donc être maintenue.

En conséquence, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler le jugement de la Cour d'appel et de rétablir la déclaration de culpabilité prononcée au procès.

Version française des motifs rendus par

Le juge Major — J'ai lu les motifs du juge L'Heureux-Dubé dans le présent pourvoi. Les réponses aux questions constitutionnelles ont été données le 15 juin 1993, et j'y souscris.

Je suis d'accord avec la conclusion relative aux questions non constitutionnelles et je suis d'avis que le pourvoi devrait être accueilli et la déclaration de culpabilité rétablie.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelante: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureurs de l'intimé: Zazelenchuk & Associates, Winnipeg.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick: Paul M. LeBreton, Fredericton.

Procureur de l'intervenant le procureur général de la Saskatchewan: W. Brent Cotter, Regina.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta: Le procureur général de l'Alberta, Edmonton.

*Le jugement relatif aux questions constitutionnelles a été rendu à l'audience le 15 juin 1993.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 4 R.C.S. 419 ?
Date de la décision : 18/11/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. l'article 715.1 du code est constitutionnel

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Procès équitable - Enregistrement magnétoscopique de la déclaration d'une jeune plaignante dans une affaire d'agression sexuelle admis en preuve conformément à l'art. 715.1 du Code criminel - L'article 715.1 viole‑t‑il l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés? - L'article 715.1 porte‑t‑il atteinte aux règles de preuve qui interdisent l'utilisation de la preuve par ouï‑dire et des déclarations antérieures compatibles? - Y a‑t‑il eu violation du droit de l'accusé de contre‑interroger la plaignante? - Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le tribunal en vertu de l'art. 715.1 est‑il compatible avec les principes de justice fondamentale? - La limite d'âge fixée à l'art. 715.1 est‑elle arbitraire? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 715.1.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Procès équitable - Procès public - Présomption d'innocence - Enregistrement magnétoscopique de la déclaration d'une jeune plaignante dans une affaire d'agression sexuelle admis en preuve conformément à l'art. 715.1 du Code criminel - L'article 715.1 viole‑t‑il l'art. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 715.1.

Droit criminel - Témoignage enregistré sur bande vidéo - Prévenu accusé d'agression sexuelle - Enregistrement magnétoscopique de la déclaration de la jeune plaignante réalisé cinq mois après l'infraction reprochée admis en preuve conformément à l'art. 715.1 du Code criminel - L'enregistrement a‑t‑il été réalisé dans un délai raisonnable? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 715.1.

Droit criminel - Procès - Doute raisonnable - Le juge du procès a‑t‑il appliqué le bon critère pour apprécier la preuve?.

Droit criminel - Procès - Rôle du juge -- Crainte de partialité - Interrogatoire des témoins - Les interventions du juge du procès ont‑elles fait naître une crainte raisonnable de partialité?.

L'accusé a été inculpé relativement à des agressions sexuelles qui auraient été commises entre septembre 1985 et mars 1988. Après un examen médical de la plaignante, qui était âgée de neuf ans, la police a ouvert une enquête en mai 1988 et, en août 1988, on a procédé à un enregistrement magnétoscopique d'une entrevue avec la plaignante. À l'enquête préliminaire, la plaignante a témoigné devant le tribunal. Au procès, le ministère public a voulu mettre en preuve l'enregistrement magnétoscopique de l'entrevue de la plaignante, en application de l'art. 715.1 du Code criminel. Cette disposition prévoit que dans des poursuites pour certaines infractions d'ordre sexuel «qui aurai[ent] été commise[s] à l'encontre d'un plaignant alors âgé de moins de dix‑huit ans, un enregistrement magnétoscopique réalisé dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction reprochée et montrant le plaignant en train de décrire les faits à l'origine de l'accusation est admissible en preuve si le plaignant confirme dans son témoignage le contenu de l'enregistrement». L'accusé a demandé que l'art. 715.1 soit déclaré inconstitutionnel, mais le juge du procès a confirmé la constitutionnalité de l'article. Après un voir‑dire, l'enregistrement magnétoscopique a été admis en preuve et l'accusé a été déclaré coupable. La Cour d'appel a accueilli l'appel de l'accusé et a déclaré l'art. 715.1 inconstitutionnel. La cour a statué que l'art. 715.1 contrevenait à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'il ne pouvait être maintenu en vertu de l'article premier. Un nouveau procès a été ordonné.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli. L'article 715.1 du Code est constitutionnel.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Cory, McLachlin et Iacobucci: L'article 715.1 du Code est une réaction contre la domination et le pouvoir que les adultes, à cause de leur âge, ont sur les enfants. En permettant l'enregistrement magnétoscopique de témoignages dans certaines conditions précises, non seulement l'art. 715.1 rend la participation au système de justice pénale moins pénible et moins traumatisante pour les enfants et les adolescents, mais encore il favorise la conservation de la preuve et la découverte de la vérité.

L'article 715.1 ne viole ni l'art. 7 ni l'al. 11d) de la Charte. L'article 715.1 ne porte pas atteinte aux règles de preuve qui interdisent l'utilisation de la preuve par ouï‑dire et des déclarations antérieures compatibles. De plus, comme il n'existe aucune exigence reconnue par la Constitution concernant la contemporanéité du contre‑interrogatoire, il n'y a pas eu atteinte au droit de contre‑interroger de l'accusé. L'utilisation du témoignage sur bande vidéo ne porte pas atteinte à l'équité ou à la publicité du procès ni, d'aucune façon, à la présomption d'innocence d'un accusé. En outre, l'insertion à l'art. 715.1 d'un pouvoir discrétionnaire permettant au juge du procès d'épurer ou de refuser d'utiliser le témoignage sur bande vidéo lorsque son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante, assure la compatibilité de l'art. 715.1 avec les principes de justice fondamentale et le droit à un procès équitable reconnus à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte. L'âge maximal de 18 ans fixé à l'art. 715.1 n'est pas arbitraire. Il est compatible avec les lois qui fixent l'âge de la majorité et avec la vulnérabilité particulière des jeunes victimes d'agressions sexuelles.

Le juge du procès n'a pas commis d'erreur donnant lieu à révision lorsqu'il a conclu que, dans les circonstances de l'espèce, l'enregistrement magnétoscopique a été réalisé dans un délai raisonnable. Il n'a pas commis d'erreur non plus en formulant ou en appliquant le critère à utiliser dans l'appréciation de la preuve. Enfin, l'intervention du juge du procès n'a pas fait naître une crainte raisonnable de partialité.

Les juges L'Heureux‑Dubé et Gonthier: Le processus judiciaire a pour but la recherche de la vérité et, à cette fin, le témoignage de tous les participants à des poursuites judiciaires doit être donné de la façon la plus propre à faire éclater la vérité. Il est bien établi que, dans bien des cas, le processus judiciaire néglige les enfants, surtout ceux victimes d'agressions sexuelles, qui se voient de nouveau traumatisés en raison de leur participation au processus judiciaire. Si le système de justice pénale doit effectivement jouer son rôle de dissuader et de punir les agressions sexuelles contre les enfants, il est d'importance vitale que la loi mette à la disposition de la victime un moyen efficace, décent et digne lui permettant de venir donner sa version devant le tribunal. L'article 715.1 est une mesure législative modeste qui vise cette fin. La constitutionnalité de l'art. 715.1 doit être examinée au moyen d'une méthode contextuelle qui reconnaît le nombre effarant d'infractions d'ordre sexuel signalées chaque année ainsi que l'inégalité inhérente du rapport de force entre l'agresseur et l'enfant victime, qui est souvent liée à la fois au sexe et à l'âge de la victime et de l'agresseur. En préservant le récit fait peu après la plainte de l'enfant et en fournissant une procédure pour l'introduire en preuve au procès, l'art. 715.1 facilite la découverte de la vérité. Il atténue également le traumatisme que subit inévitablement l'enfant appelé à témoigner dans une affaire d'agression sexuelle. Bien que l'art. 715.1 ne fasse pas disparaître totalement l'obligation pour un enfant de parler devant le tribunal, il atteint son but ultime qui est de rendre le processus pénal plus accueillant pour les enfants. La portée limitée de l'art. 715.1 s'explique par la recherche d'un équilibre entre ses objectifs et le droit de l'accusé à un procès équitable.

L'article 7 de la Charte reconnaît à un accusé le droit à un procès équitable, mais il ne lui donne pas le droit de bénéficier des procédures les plus favorables que l'on puisse imaginer. Il existe, dans la société canadienne, un intérêt acquis pour l'application du droit pénal d'une manière qui soit à la fois équitable pour l'accusé et sensible aux besoins de ceux qui y participent à titre de témoins. En particulier, il se peut que le système de justice pénale doive traiter différemment les enfants s'il veut leur offrir les protections auxquelles ils ont droit et qu'ils méritent. De plus, les règles de preuve n'ont pas été érigées dans la Constitution en principes inaltérables de justice fondamentale. Ces règles ne sont pas coulées dans le bronze et évoluent avec le temps. De même, elles ne devraient pas recevoir une interprétation restrictive qui irait essentiellement à l'encontre de leur objet, soit la recherche de la vérité et de la justice. Dans ce domaine, la tendance actuelle est d'admettre la preuve pertinente et probante et de laisser au juge des faits le soin de l'apprécier afin d'arriver à un résultat qui soit juste.

Le droit à un procès équitable que l'art. 7 de la Charte reconnaît à l'accusé n'a pas été violé par l'utilisation de la déclaration enregistrée sur bande vidéo conformément à l'art. 715.1. Les dispositions de l'art. 715.1 laissent place à l'application des règles de preuve traditionnelles. Premièrement, même en présumant que l'enregistrement magnétoscopique constitue du ouï‑dire, l'art. 715.1 ne contrevient pas aux règles qui interdisent l'utilisation d'une preuve par ouï‑dire. En vertu de l'art. 715.1, la crainte, généralement associée au ouï‑dire, que la déclaration antérieure ne soit pas fiable ne présente pas un risque réel parce qu'un jeune plaignant, dont la déclaration enregistrée est utilisée sous le régime de l'art. 715.1, doit témoigner devant le tribunal et confirmer le contenu de l'enregistrement. Il n'y a aucune raison d'exiger la présence de circonstances établissant la nécessité ou démontrant la fiabilité comme condition préalable à l'admission d'une preuve qui ne comporte pas les dangers inhérents à l'admission de la preuve par ouï‑dire. Les règles de nécessité et de fiabilité ont été conçues comme des exigences subsidiaires dans les cas où s'impose une exception aux règles de preuve. Elles ne s'appliquent pas nécessairement aux mesures législatives. Quoi qu'il en soit, il peut être aisément satisfait aux critères de nécessité et de fiabilité. La fiabilité découle de la présence de l'enfant au procès, de la confirmation sous serment de ses déclarations enregistrées sur bande vidéo, de la possibilité d'observer l'enfant dans l'enregistrement et au tribunal et de la capacité de l'accusé de le contre‑interroger. La nécessité découle de la possibilité que la mémoire de l'enfant s'estompe avant la tenue du procès ou qu'il subisse des répercussions négatives s'il était obligé de témoigner au procès.

Deuxièmement, le raisonnement justifiant l'exclusion des déclarations antérieures compatibles faites par un témoin n'est pas applicable à l'art. 715.1. Le témoignage enregistré sur bande magnétoscopique n'est pas admis aux fins d'étayer la crédibilité de l'enfant témoin ou d'apporter des renseignements superflus. Ce témoignage est hautement pertinent et probant puisque c'est le seul dont dispose le tribunal quant aux détails de l'agression sexuelle contre l'enfant. L'article 715.1 ne fait que prévoir un moyen différent de rendre témoignage.

Troisièmement, la possibilité de contre‑interroger le plaignant au procès, plutôt qu'au moment de la réalisation de l'enregistrement, constitue un moyen approprié de tester le témoignage du plaignant. Suivant l'art. 715.1, le tribunal est, du fait de l'enregistrement, à même d'apprécier la façon dont s'est déroulé l'interrogatoire, la réaction, les réponses et l'ensemble des circonstances entourant la prise de la déposition. En donnant à l'accusé l'occasion de tester l'exactitude de l'enregistrement, l'art. 715.1 protège pleinement les droits qui lui sont reconnus. Le principe de la contemporanéité du contre‑interrogatoire n'est pas protégé par la Charte.

Outre le pouvoir d'expurger ou d'épurer une déclaration en cas de besoin, le juge du procès a, en vertu de l'art. 715.1, le pouvoir discrétionnaire de refuser d'admettre en preuve un enregistrement magnétoscopique si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. L'exercice régulier de ce pouvoir discrétionnaire d'exclure une preuve admissible assure la validité de l'art. 715.1 et est compatible avec les principes de justice fondamentale dont le respect est exigé pour garantir le droit à un procès équitable consacré dans la Charte.

La limite d'âge de 18 ans, fixée à l'art. 715.1, n'est pas arbitraire. L'article 715.1 est une tentative du législateur de protéger partiellement les témoins les plus vulnérables, soit les enfants et les jeunes femmes, contre les répercussions importantes que subissent tous les témoins, quel que soit leur âge, dans les affaires d'agression sexuelle. L'inclusion, à l'art. 715.1, de tous les plaignants de moins de 18 ans s'impose en raison de leur besoin continu de protection et est conforme aux instruments internationaux et internes.

L'article 715.1 ne contrevient pas à l'al. 11d) de la Charte. L'admission en preuve au procès de déclarations extrajudiciaires ne prive pas un accusé de la garantie d'un procès public. De plus, le fait que le témoignage de l'enfant soit recueilli sur bande vidéo ne change rien à la culpabilité ou à l'innocence de l'accusé.

L'enregistrement magnétoscopique du témoignage de la plaignante a été réalisé dans un délai raisonnable, conformément à l'art. 715.1, et c'est à juste titre qu'il a été admis en preuve. Ce qui est ou n'est pas «raisonnable» est uniquement affaire de circonstances. En l'espèce, l'enregistrement a été réalisé cinq mois après que l'infraction eut été signalée. Le juge du procès a conclu, après examen de l'ensemble des circonstances, que le délai ayant précédé l'enregistrement du témoignage de la plaignante était raisonnable. Le juge du procès s'est correctement dirigé en droit et il n'a pas commis d'erreur dans son appréciation de la preuve.

Le juge du procès a appliqué le bon critère pour apprécier la preuve. La question de savoir si le récit fait par l'accusé pourrait raisonnablement être vrai n'est pas le bon critère pour décider s'il y a lieu de rejeter la preuve du ministère public. Il s'agit simplement d'un facteur qui entre en ligne de compte dans l'appréciation de la valeur globale de la preuve dans son ensemble. Au terme du procès, la seule question que doit se poser le juge des faits est de savoir si, d'après l'ensemble de la preuve, le ministère public a établi une preuve hors de tout doute raisonnable. Si oui, l'accusé doit être déclaré coupable. S'il existe un doute raisonnable, l'accusé doit être acquitté.

Enfin, dans des affaires mettant en cause des témoins fragiles tels les enfants, il incombe au juge du procès de veiller à ce que l'enfant comprenne les questions posées et à ce que son témoignage soit clair et sans ambiguïté. À cette fin, il se peut qu'il soit obligé de clarifier ou de reformuler des questions posées par les avocats et de poser des questions additionnelles pour clarifier les réponses de l'enfant. En l'espèce, le juge du procès n'a pas, par sa conduite, empêché la défense de présenter la preuve voulue et il n'a pas non plus fait montre de favoritisme à l'endroit de la plaignante de manière à empêcher la tenue d'un procès équitable.

Le juge Major: L'article 715.1 du Code ne contrevient pas à l'art. 7 ni à l'al. 11d) de la Charte. Les conclusions relatives aux questions non constitutionnelles sont acceptées.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : L. (D.O.)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
R. c. Meddoui, [1991] 2 W.W.R. 289
R. c. Toten (1993), 83 C.C.C. (3d) 5
Coy c. Iowa, 487 U.S. 1012 (1988)
Maryland c. Craig, 110 S.Ct. 3157 (1990)
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122
R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 30
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531
R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223
Ares c. Venner, [1970] R.C.S. 608
R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915
R. c. Potvin, [1989] 1 R.C.S. 525
R. c. Argue, C. Ont. (Div. gén.), le 2 octobre 1991, inédit
Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
P. (D.) c. S. (C.), [1993] 4 R.C.S. 141
Banque de Montréal c. Bail Ltée, [1992] 2 R.C.S. 554
Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351
M. (M.E.) c. L. (P.), [1992] 1 R.C.S. 183
R. c. Duguay, [1989] 1 R.C.S. 93
Lensen c. Lensen, [1987] 2 R.C.S. 672
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 11d).
Convention relative aux droits de l'enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 1, 19, 34.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 715.1 [aj. ch. 19 (3e suppl.), art. 16].
Fla. Stat. Ann. {SS} 92.53 (West 1992).
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Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419 (18 novembre 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-11-18;.1993..4.r.c.s..419 ?
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