La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

18/11/1993 | CANADA | N°[1993]_4_R.C.S._475

Canada | R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475 (18 novembre 1993)


R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475

Dimitrios Levogiannis Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba et

le procureur général de l'Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. Levogiannis

No du greffe: 22953.

Audition et jugement: 15 juin 1993.

Motifs déposés: 18 novembre 1993.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci

et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un jugement de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 1 O.R. (3d) 351, 43 O.A....

R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475

Dimitrios Levogiannis Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général du Québec,

le procureur général du Manitoba et

le procureur général de l'Alberta Intervenants

Répertorié: R. c. Levogiannis

No du greffe: 22953.

Audition et jugement: 15 juin 1993.

Motifs déposés: 18 novembre 1993.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un jugement de la Cour d'appel de l'Ontario (1990), 1 O.R. (3d) 351, 43 O.A.C. 161, 2 C.R. (4th) 355, 62 C.C.C. (3d) 59, qui a rejeté l'appel de l'accusé contre sa déclaration de culpabilité pour avoir touché un enfant à des fins d'ordre sexuel en contravention de l'art. 151 du Code criminel. Pourvoi rejeté.

Brian H. Greenspan et Lisa A. Silver, pour l'appelant.

David Finley, pour l'intimée.

Graham Reynolds, c.r., et Kimberly Prost, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

Lucie Rondeau et Dominique A. Jobin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Marva J. Smith et Deborah L. Carlson, pour l'intervenant le procureur général du Manitoba.

Argumentation écrite seulement par Jack Watson, pour l'intervenant le procureur général de l'Alberta.

Le jugement de la Cour a été rendu par

Le juge L'Heureux‑Dubé — Le présent pourvoi soulève des questions identiques à bon nombre de celles abordées dans l'arrêt R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419, entendu en même temps et rendu simultanément. Je me référerai à cet arrêt tout au long de mes motifs. Se pose plus particulièrement en l'espèce, cependant, la question de savoir si le par. 486(2.1) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui permet, dans le cas de certaines infractions (en l'occurrence celle prévue à l'art. 151 du Code criminel (auparavant l'art. 140)), que le plaignant témoigne derrière un écran, porte atteinte au droit à un procès équitable garanti à l'accusé par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le Juge en chef a formulé les deux questions constitutionnelles suivantes le 7 décembre 1992:

1.Le paragraphe 486(2.1) du Code criminel viole‑t‑il l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

2.Si la réponse à cette question est affirmative, la violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?

Le paragraphe 486(2.1) du Code criminel est ainsi conçu:

486. . . .

(2.1) Par dérogation à l'article 650, lorsqu'une personne est accusée d'une infraction prévue aux articles 151, 152, 153, 155 ou 159, aux paragraphes 160(2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273 et que le plaignant est, au moment du procès ou de l'enquête préliminaire, âgé de moins de dix‑huit ans, le juge qui préside le procès ou le juge de paix peut ordonner que le plaignant témoigne à l'extérieur de la salle d'audience ou derrière un écran ou un dispositif qui permet au plaignant de ne pas voir l'accusé s'il est d'avis que cela est nécessaire pour obtenir du plaignant qu'il donne un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation. [Je souligne.]

(Ajouté L.R.C. (1985), ch. 19 (3e suppl.), art. 14.)

À la suite de l'argumentation orale de l'appelant et sans que l'intimée ne soit entendue, l'arrêt suivant a été rendu à l'audience le 15 juin 1993:

Le pourvoi est rejeté, avec motifs à suivre. Les questions constitutionnelles reçoivent les réponses suivantes:

1.Le paragraphe 486(2.1) du Code criminel viole‑t‑il l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse: Non.

2.Si la réponse à cette question est affirmative, la violation est‑elle justifiée en vertu de l'article premier de la Charte?

Réponse: Cette question ne se pose pas.

Les faits

Le plaignant, B.L., était, au début du procès, un garçon de 12 ans qui a fait la connaissance de l'appelant à l'automne de 1986 à l'âge de neuf ans. L'appelant, qui avait 28 ans, faisait du bénévolat au sein de l'organisme «One to One» à l'université de Western Ontario. Cet organisme offre aux enfants éprouvant des difficultés la possibilité de nouer des relations avec une personne qui n'est pas membre de leur famille. À partir de l'automne de 1986 jusqu'à l'automne de 1987, l'appelant et B.L. passaient du temps ensemble environ une fois par semaine et, à ces occasions, ils allaient se baigner ou jouaient avec l'ordinateur de l'appelant. De septembre 1987 à mars 1988, l'appelant et B.L. ne se voyaient pas régulièrement. À la fin d'août ou au début de septembre 1988, l'appelant a offert d'amener B.L. au Western Fair à London. Le 9 septembre 1988, soit la veille de leur excursion à la foire, B.L. a couché chez l'appelant. Selon B.L., il s'est réveillé tôt le matin du 10 septembre pour se rendre compte que l'appelant tâtait son pénis. Il a ajouté que cela s'est produit à cinq ou six reprises et que, chaque fois, il a mis fin à l'acte en faisant semblant de dormir et en se retournant afin de s'éloigner de l'appelant. Finalement, toujours selon B.L., l'appelant l'a attiré sur lui et a frotté son pénis contre lui en disant: [traduction] «Réchauffe‑moi.» Pour toute réponse, B.L. aurait de nouveau fait semblant de dormir et se serait éloigné de l'appelant en se retournant.

En conséquence, l'appelant a été accusé de l'infraction de contacts sexuels prévue à l'art. 151 du Code criminel, qui porte:

CONTACTS SEXUELS

151. Est coupable soit d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de dix ans, soit d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire toute personne qui, à des fins d'ordre sexuel, touche, directement ou indirectement, avec une partie de son corps ou avec un objet, une partie du corps d'un enfant âgé de moins de quatorze ans.

Au procès, tenu devant un juge siégeant sans jury, le substitut du procureur général a demandé qu'il soit permis au plaignant de témoigner derrière un écran conformément au par. 486(2.1) du Code criminel. Le juge du procès a fait droit à la demande sur la foi du témoignage d'une psychologue clinicienne qui participait à un projet concernant les enfants témoins et qui a dit que, d'après ce qui s'était dégagé de ses conversations avec lui, B.L. éprouvait une grande appréhension à la perspective d'avoir à témoigner au procès. Il a statué qu'une ordonnance prescrivant l'emploi d'un écran en vertu du par. 486(2.1) n'allait pas à l'encontre de la Charte et était indiquée dans les circonstances de l'affaire: (1989), 53 C.C.C. (3d) 492. Vu la preuve, l'appelant a été déclaré coupable. Débouté de son appel devant la Cour d'appel de l'Ontario ((1990), 1 O.R. (3d) 351, 43 O.A.C. 161, 62 C.C.C. (3d) 59, 2 C.R. (4th) 355), il se pourvoit maintenant devant notre Cour.

Les jugements

La Cour de district de l'Ontario (le juge Jenkins)

En ce qui concerne la constitutionnalité du par. 486(2.1) du Code criminel, le juge du procès a fait une distinction d'avec la jurisprudence américaine en faisant remarquer que la Constitution américaine, à la différence de la Charte, consacre le droit de l'accusé d'être confronté avec son accusateur. Il a conclu que l'emploi d'un écran qui empêchait l'enfant témoin de voir l'accusé ne mettait pas ce dernier dans l'impossibilité de le contre‑interroger efficacement. Au sujet de l'argument de l'appelant selon lequel l'utilisation de l'écran ferait naître de quelque manière une présomption de culpabilité, le juge Jenkins a dit que c'était là un élément qu'il pouvait prendre en considération en exerçant son pouvoir discrétionnaire afin de déterminer s'il y avait lieu de permettre au plaignant de témoigner derrière un écran, assurant ainsi un procès équitable aussi bien pour l'accusé que pour la poursuite. Il a conclu que le par. 486(2.1) ne contrevient pas à la Charte.

La Cour d'appel de l'Ontario (1990), 1 O.R. (3d) 351 (le juge en chef adjoint Morden et les juges Krever et Labrosse)

Le juge en chef adjoint Morden, s'exprimant au nom de la Cour, fait remarquer qu'une ordonnance rendue en vertu du par. 486(2.1) a pour effet de cacher l'accusé à la vue du plaignant sans pour autant empêcher que celui‑ci soit vu par l'accusé, l'avocat de la défense, le poursuivant ou le juge du procès. Il examine si, dans le contexte de l'art. 7 de la Charte, un témoin doit avoir une vue dégagée de l'accusé. Après avoir passé en revue la jurisprudence anglaise, canadienne et américaine, il conclut que, pour autant qu'il existe au Canada un droit de confrontation, ce droit n'est pas absolu et est [traduction] «susceptible de restriction dans l'intérêt de la justice» (p. 367). La Cour d'appel est en outre d'avis que, même lorsqu'une ordonnance est rendue en vertu du par. 486(2.1), les [traduction] «éléments [essentiels] de la confrontation» subsistent, de sorte que les droits dont l'accusé jouit aux termes de l'art. 7 ne sont pas enfreints.

En ce qui concerne le droit de l'appelant, garanti par l'art. 11d) de la Charte, d'être présumé innocent ou de recevoir un procès équitable, le juge en chef adjoint Morden énonce que le par. 486(2.1) n'y porte pas atteinte. Quoi qu'il en soit, la cour conclut que, si le par. 486(2.1) viole la Charte, ce serait une violation justifiée au sens de l'article premier.

La question en litige

L'unique question ici en litige concerne la constitutionnalité du par. 486(2.1) du Code criminel en ce qu'il permet au plaignant de témoigner derrière un écran. Comme je l'ai mentionné plus haut, notre Cour a rejeté les prétentions de l'appelant relatives à la constitutionnalité du par. 486(2.1). Ce qui suit est l'exposé des motifs de cet arrêt.

Le contexte

En l'espèce, comme dans l'arrêt R. c. L. (D.O.), précité, il importe d'examiner le contexte dans lequel les questions constitutionnelles devraient être tranchées. Comme l'a écrit le juge Wilson dans l'arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1355:

Il me semble qu'une qualité de la méthode contextuelle est de reconnaître qu'une liberté ou un droit particuliers peuvent avoir une valeur différente selon le contexte.

(Voir aussi l'arrêt R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, à la p. 647.)

Quant à savoir s'il y a eu atteinte aux droits d'un accusé, c'est là une question dont l'examen appelle nombre de considérations, dont les droits des témoins (qui sont en l'occurrence des enfants), les droits de l'accusé et le devoir des tribunaux d'obtenir la vérité. Le processus judiciaire a pour but la recherche de la vérité et, à cette fin, le témoignage de tous les participants à des poursuites judiciaires doit être donné de la façon la plus propre à faire éclater la vérité. En se penchant sur la constitutionnalité du par. 486(2.1) du Code criminel, on ne saurait faire abstraction du fait que, dans bien des cas, le processus judiciaire néglige les enfants, surtout ceux victimes de mauvais traitements, qui se voient de nouveau traumatisés en raison de leur participation au processus judiciaire. En fait, comme je l'ai dit dans l'arrêt L. (D.O.), malgré l'augmentation du nombre de plaintes d'agression sexuelle contre des enfants portées depuis le début des années 1980, la proportion des déclarations de culpabilité par rapport au nombre d'accusations demeure inchangée (A. McGillivray, «Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales After Bill C‑15» (1990), 19 R.D. Man. 549). En outre, l'obligation de témoigner devant ceux qu'ils accusent occasionne souvent aux jeunes plaignants un stress énorme. Comme l'indique (à la p. 3) le mémoire de l'American Psychological Association à l'intention de l'amicus curiae, déposé dans l'affaire Maryland c. Craig, 110 S.Ct. 3157 (1990), il ressort des recherches effectuées dans le domaine des sciences sociales:

[traduction] . . . [qu']être confronté avec le prétendu agresseur peut dans bien des cas amener l'enfant victime a refuser de témoigner ou à donner un témoignage moins complet qu'il ne pourrait l'être.

À cet égard, la London Family Court Clinic (Ontario) a mené, sur une période de trois ans, une étude portant sur plus de 221 enfants témoins. Dans leur rapport intitulé Reducing the System‑induced Trauma for Child Sexual Abuse Victims Through Court Preparation, Assessment and Follow‑up (janvier 1991), les auteurs font, à la p. 107, les observations suivantes:

[traduction] L'écran a beaucoup aidé les enfants qui ont pu en bénéficier à témoigner en cour. Chacun des enfants auxquels l'utilisation d'un écran a été permis craignait l'accusé et tous se sentaient incapables de présenter leur récit en cour à cause de leurs anxiétés et de leurs craintes pour leur sécurité personnelle, mais aussi parce qu'ils étaient fort troublés à la pensée d'avoir à faire face à l'accusé.

Les enfants plus jeunes semblaient voir l'écran comme une barrière matérielle entre eux et l'accusé; ils se sentaient donc en sécurité. Quant aux enfants plus âgés, ils disaient ne pas avoir à se soucier de regarder l'accusé dans les yeux ni d'être amenés, par la crainte, à le regarder.

Il ne faut pas oublier, dans le contexte de l'analyse constitutionnelle en l'espèce, la situation pénible des enfants témoins ni le rôle de détermination de la vérité que doivent jouer les tribunaux. Comme l'a dit notre Cour, il peut s'avérer nécessaire en salle d'audience de traiter les enfants différemment des adultes (R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 30, à la p. 54, et R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122, à la p. 133). Pour une analyse plus détaillée, je renvoie à mes motifs dans l'arrêt L. (D.O.), précité. C'est ce contexte qu'il faut garder présent à l'esprit en examinant la constitutionnalité du par. 486(2.1).

La constitutionnalité du par. 486(2.1) du Code criminel

De l'avis de notre Cour, le par. 486(2.1) ne viole pas le droit de l'appelant au respect des principes de justice fondamentale et à un procès équitable, garantis à l'art. 7 et à l'al. 11d) de la Charte, ainsi libellés:

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

11. Tout inculpé a le droit:

. . .

d) d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable;

Dès le départ, je dois dire que je souscris entièrement aux motifs du juge en chef adjoint Morden de la Cour d'appel. Que ce soit dans l'optique de l'art. 7 ou de l'al. 11d) de la Charte que l'on aborde les préoccupations exprimées par l'appelant, la question demeure essentiellement de savoir si, par son objet et son effet, le par. 486(2.1) rend le procès fondamentalement inéquitable pour l'accusé. Toutefois, pour déterminer si les mesures législatives énoncées au par. 486(2.1) violent les droits de l'accusé, il faut d'abord saisir la véritable portée de cette disposition. Une ordonnance rendue en vertu du par. 486(2.1) ne fait que soustraire l'accusé à la vue du plaignant; elle n'a pas l'effet inverse. Le paragraphe 486(2.1) dit simplement que l'écran «permet au plaignant de ne pas voir l'accusé». L'écran n'empêche pas l'accusé, son avocat, le ministère public ou le juge de voir le plaignant. Tous sont présents dans la salle d'audience. Les témoignages sont donnés et le procès se déroule comme à l'ordinaire, incluant le contre‑interrogatoire. Par conséquent, la question dont nous sommes saisis est, simplement, de savoir si le fait qu'un témoin ne puisse voir l'accusé porte atteinte aux droits de l'accusé garantis par l'art. 7 ou l'al. 11d) de la Charte. Je me penche d'abord sur les préoccupations de l'appelant relativement à la violation de ses droits consacrés à l'art. 7.

L'article 7 de la Charte

Comme il y va de son droit à la liberté et à la sécurité, l'appelant soutient que le par. 486(2.1) choque les principes de justice fondamentale visés à l'art. 7 de la Charte, puisque l'utilisation de l'écran l'empêche d'être [traduction] «confronté avec son accusateur». Il fait valoir, en outre, que l'écran mine l'intégrité du processus de détermination des faits parce que son utilisation revient en réalité à empêcher un contre‑interrogatoire complet.

Les principes de justice fondamentale dont il est question à l'art. 7 doivent traduire une diversité de droits, dont ceux de l'accusé et ceux de la société (R. c. Seaboyer, précité, à la p. 603; Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, et Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519). Le processus judiciaire vise certes à dégager la vérité, mais, comme l'a répété notre Cour dans l'arrêt L. (D.O.), précité, les principes de justice fondamentale commandent l'équité du processus pénal. Ce processus doit, en effet, permettre au juge des faits «de découvrir la vérité et de rendre une décision équitable» tout en accordant à l'accusé la possibilité de présenter une pleine défense (R. c. Seaboyer, précité, à la p. 608).

À mon sens, l'objet principal de la disposition législative contestée en l'espèce consiste à mieux permettre de «découvrir la vérité» en reconnaissant que, dans certaines circonstances, il pourra être plus facile à un jeune enfant victime d'agression de témoigner s'il est en mesure de se concentrer sur son témoignage plutôt que d'avoir à subir les difficultés que susciterait la confrontation avec l'accusé. Il est reconnu au par. 486(2.1) du Code criminel qu'un enfant peut mal réagir à une telle mise en présence, de sorte que des mesures spéciales peuvent s'imposer pour le rassurer. Le professeur Nicholas Bala, dans l'article intitulé «Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System», dans W. S. Tarnopolsky, J. Whitman et M. Ouellette, dir., La discrimination dans le droit et l'administration de la justice (1993), 232, écrit à ce propos (à la p. 248):

[traduction] Le Parlement a reconnu que les enfants victimes d'agression sexuelle peuvent être traumatisés par le fait de témoigner devant un tribunal. Invariablement, la comparution en cour n'entraîne pas pour les enfants que de la simple nervosité; souvent, ils ont peur de faire de nouveau face à leur agresseur. Il y a eu des cas, par exemple, où des enfants témoins ont eu tellement peur de l'accusé qu'ils en sont devenus malades à la barre des témoins, nécessitant la suspension de l'interrogatoire. Dans d'autres cas, leur crainte a été si grande qu'ils n'ont pu répondre aux questions.

Il n'est de termes plus explicites pour énoncer l'objet visé par le par. 486(2.1) du Code criminel que l'expression «récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation», qui y figure. La légitimité de cet objet est incontestable. Seule se pose donc la question de savoir si le par. 486(2.1) a pour effet de priver un accusé de son droit de présenter une pleine défense et de subir un procès équitable. Je ne le crois pas.

Il faut se rappeler que les règles de preuve n'ont rien d'immuable et n'ont pas été établies dans l'abstrait. Elles évoluent avec le temps. Comme il a été longuement exposé dans l'arrêt L. (D.O.) , précité, les tribunaux tendent de plus en plus à écarter les obstacles à la découverte de la vérité (R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531; R. c. W. (R.), précité, et R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223). Dans certains arrêts récents (R. c. B. (K.G.), précité; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915; et R. c. Khan, et encore plus récemment dans l'arrêt L. (D.O.)), la Cour suprême du Canada, par l'assouplissement de certaines règles de preuve, comme celles concernant le ouï‑dire et l'utilisation de témoignages enregistrés sur bande vidéo ou de déclarations extrajudiciaires, a véritablement tenté de faire en sorte que les éléments de preuve pertinents et probants soient présentés au juge des faits et ce, afin de favoriser la recherche de la vérité.

Par ailleurs, le Parlement est libre d'adopter ou de modifier les lois en fonction de ses politiques et priorités, eu égard aux valeurs sociales qu'il tient pour importantes à une époque donnée. Il est évident qu'en adoptant le par. 486(2.1) du Code criminel, le Parlement était bien au courant de la situation pénible des jeunes victimes d'agression sexuelle et de la nécessité de mettre un terme à cet état de choses. Il s'agit donc d'une mesure tout à fait légitime et la seule restriction imposée au Parlement est l'obligation de respecter les droits dont jouissent, aux termes de la Charte, les personnes touchées par cette mesure.

Comme mentionné plus haut, et ce thème est traité dans l'arrêt connexe, les règles de preuve et de procédure ont connu au fil des ans une évolution traduisant une tentative de permettre aux tribunaux de remplir leur fonction de découverte de la vérité, tout en assurant l'équité du procès. L'idée de soustraire un accusé à la vue du plaignant n'est pas, toutefois, une innovation. Dans l'affaire R. c. Smellie (1919), 14 Cr. App. R. 128 (C.C.A.), où il était question d'agression sexuelle contre un enfant et d'omission d'en prendre soin adéquatement, le juge du procès a ordonné que l'accusé s'assoie sur les marches conduisant au banc des accusés afin qu'il ne soit pas vu de l'enfant plaignant. Par suite de ce déplacement il a également été impossible à l'accusé de voir l'enfant. En appel, la cour a dit, à la p. 130:

[traduction] Si le juge estime que la présence de l'accusé sera intimidante pour un témoin, rien ne l'empêche de satisfaire aux exigences de la justice en soustrayant celui‑là de la vue de celui‑ci.

Et ce n'est pas uniquement au Canada que de telles initiatives ont été prises. Il est intéressant de noter, comme l'a fait le juge en chef adjoint Morden, que plusieurs États américains ont adopté des dispositions législatives analogues afin de mieux régler le cas des jeunes plaignants qui témoignent. Ces dispositions ont également été critiquées pour cause d'inconstitutionnalité potentielle résultant d'atteintes aux droits des accusés. Ainsi que je le fais remarquer dans l'arrêt L. (D.O.), précité, le juge O'Connor, se prononçant au nom de la Cour suprême des États‑Unis à la majorité, a dit dans l'arrêt Maryland c. Craig, précité, qui porte sur l'utilisation de la télévision à circuit fermé unidirectionnelle (à la p. 3167):

[traduction] Nous concluons de même aujourd'hui que l'intérêt de l'État au bien‑être physique et psychologique des enfants victimes de violence peut être d'une importance telle qu'il l'emporte, à tout le moins dans certains cas, sur le droit du défendeur d'être mis, dans la salle d'audience, en présence de ses accusateurs.

Cette déclaration est d'autant plus remarquable que la Constitution des États‑Unis et celles de nombreux États américains garantissent à l'accusé le droit d'être confronté avec les personnes qui témoignent contre lui à son procès, droit qui n'est pas consacré dans la Charte canadienne. En effet, l'art. 7 de la Charte, invoqué par l'appelant en l'espèce, parle simplement de la notion fort générale de «principes de justice fondamentale».

Il se dégage d'un survol de la jurisprudence d'autres juridictions que des questions analogues ont été soulevées et des contestations similaires repoussées, même en l'absence de dispositions législatives pertinentes. Dans l'arrêt R. c. D.J.X. (1989), 91 Cr. App. R. 36 (C.A. Angl.), à laquelle s'est référée la Cour d'appel de l'Ontario en l'espèce, il s'agissait d'une odieuse exploitation sexuelle d'enfants et un écran avait été placé dans la salle d'audience de manière à empêcher les accusés de voir les enfants plaignants et vice versa. Le lord juge en chef Lane, traitant succinctement des inquiétudes exprimées par l'appelant dans la présente affaire, a affirmé aux pp. 39 à 41:

[traduction] Les circonstances sont les suivantes. L'expérience avait démontré que les enfants dans des affaires comme celle‑ci — ce qui n'est guère surprenant d'ailleurs — hésitaient à témoigner de quelque manière que ce soit. On nous rappelle des causes qui n'ont pu être poursuivies du simple fait que l'enfant n'était pas disposé à parler des faits dont on voulait qu'il parle ou en était incapable. Il a en conséquence semblé à la Cour, à la suite (on peut le supposer) d'observations faites par le Crown Prosecution Service (service des poursuites), que des mesures s'imposaient pour remédier à cette situation, pourvu que cela puisse se faire sans injustice envers les défendeurs.

. . .

Il incombe au savant juge d'essayer dans ce cas, et dans tous les autres, de voir à ce que justice soit rendue. Paroles imposantes, certes, mais elles signifient en réalité que le juge doit veiller à ce que le système fonctionne équitablement, du point de vue non seulement des défendeurs mais aussi de la poursuite et des témoins. Le juge du procès est parfois appelé à décider de ce qui est équitable dans les circonstances. Or, en l'espèce, il a conclu que la nécessité de tenter de s'assurer que ces enfants seraient en mesure de témoigner l'emportait sur tout préjudice que pouvait causer aux défendeurs la mise en place de l'écran.

. . .

À notre avis, nous n'avons pas besoin de jurisprudence pour nous confirmer dans l'opinion que le savant juge a exercé ici son pouvoir discrétionnaire d'une façon parfaitement légitime et que cela constituait, en fait, une tentative louable de voir à ce que le procès soit équitable pour tous: les défendeurs, le ministère public et même les témoins.

Dans l'affaire néo‑zélandaise R. c. Accused (T 4/88), [1989] 1 N.Z.L.R. 660 (C.A.), il s'agissait de l'utilisation d'un écran destiné à protéger, lorsqu'elle témoignait en cour, une jeune fille de 12 ans qui avait été victime d'agression sexuelle. Le président Cooke, qui a rédigé les motifs principaux de la Cour d'appel, a éloquemment fait remarquer à la p. 667:

[traduction] Mais nous ne voyons aucune raison pour laquelle cette compétence ne pourrait s'exercer pour permettre la protection d'enfants témoins au moyen de vitres à sens unique chaque fois qu'on démontre que cela est à la fois raisonnable et nécessaire. Une des raisons d'être de la compétence inhérente est précisément que la justice peut commander qu'on s'écarte des règles ordinaires. Sa force réside justement dans son adaptabilité.

Le juge en chef adjoint Morden invoque également les motifs concordants du juge McMullin, à la p. 672 de la même affaire, où est clairement présentée la raison d'être de la règle:

[traduction] La confrontation dans le sens de la mise en présence de l'accusé et de ses accusateurs est une chose, mais la confrontation qui ne sert qu'à donner à l'accusé la possibilité de jeter des regards noirs sur les témoins et, ainsi, de les intimider en est une toute autre. La vue d'un accusé par lequel il a été terrorisé dans le passé risque fort, en effet, d'intimider l'enfant qui témoigne au sujet de cet accusé, surtout lorsque son témoignage porte sur sa propre participation à des actes des plus intimes et des plus avilissants.

Je suis tout à fait d'accord avec le juge en chef adjoint Morden quand il dit au sujet du «droit» revendiqué par l'appelant de faire face à son accusateur (aux pp. 366 et 367):

[traduction] Me fondant sur ce qui précède, je conclus que, comme la tradition acceptée dans notre système judiciaire veut que le juge, le jury, les témoins, l'accusé et les avocats soient tous présents et en mesure de se voir, on peut affirmer que l'accusé jouit en temps normal du droit d'être vu des témoins à charge. Qu'il en soit vraisemblablement ainsi est confirmé par la nécessité pour le juge de rendre une ordonnance contraire dans le cas où l'accusé doit être soustrait à la vue des témoins . . .

Bien que reconnaissant qu'il s'agit, d'une certaine façon, d'un droit, je ne crois pas que l'on puisse dire qu'il constitue en soi un droit absolu qui traduit un précepte fondamental de notre système judiciaire. C'est un droit, en effet, dont la portée est susceptible de restriction dans l'intérêt de la justice.

. . .

Je ne crois pas qu'en l'absence de confrontation de l'accusé avec les témoins il y ait violation d'un principe quelconque de justice fondamentale dans un procès de ce genre. Il se peut certes que, si l'ordonnance visée au par. 486(2.1) n'a pas été valablement rendue, on ait violé une garantie juridique, mais là n'est pas la question en l'espèce.

L'intervenant le procureur général du Manitoba prétend que l'importance attachée à la confrontation dans le processus de détermination de la vérité représente une vision des caractéristiques humaines qui repose sur des préconceptions d'ordre culturel et que, par conséquent, la confrontation ne doit pas être considérée comme faisant partie de nos principes de justice fondamentale. J'incline à partager cet avis. C'est, toutefois, un point qu'il n'est pas nécessaire de trancher puisque notre Cour a conclu, comme l'a fait le juge en chef adjoint Morden, que, même dans un cas où une ordonnance a été rendue en vertu du par. 486(2.1) du Code criminel, les «éléments [essentiels] de la confrontation» subsistent, quoique sous une forme limitée.

Pour des raisons développées plus longuement dans l'arrêt L. (D.O.), précité, en dépit des dispositions du par. 486(2.1) du Code criminel, aucune atteinte n'est portée au droit de l'accusé de procéder à un contre‑interrogatoire. Par la légère modification que constitue le paragraphe attaqué, le législateur a visé simplement à permettre au jeune plaignant de présenter son témoignage d'une façon complète et franche dans une ambiance qui y soit plus propice dans les circonstances, tout en facilitant la découverte de la vérité. Cependant, les jeunes plaignants, bien que cachés par l'écran, restent pour l'essentiel exposés aux rigueurs propres à un procès, dont le contre‑interrogatoire. Le fait que l'emploi d'un écran puisse faciliter la déposition du plaignant ne restreint ni ne compromet aucunement la capacité de l'accusé de contre‑interroger ce dernier. Fort pertinents à cet égard sont les propos du juge La Forest dans l'arrêt R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309, à la p. 362:

Il me semble que l'art. 7 de la Charte reconnaît à l'appelant le droit à un procès équitable; il ne lui donne pas le droit de bénéficier des procédures les plus favorables que l'on puisse imaginer.

En l'espèce, l'accusé a pu observer le jeune plaignant lorsqu'il déposait. En outre, le par. 486(2.1) prévoit une exception de portée très limitée. L'utilisation d'un écran n'est autorisée que dans le cas des infractions y visées et seulement si le plaignant a moins de 18 ans. Qui plus est, ce paragraphe confère expressément au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de rendre l'ordonnance, s'il est d'avis que «cela est nécessaire pour obtenir du plaignant qu'il donne un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation». Voilà qui, en soi, contribue grandement à garantir à l'accusé un procès équitable. Dans l'arrêt Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416, notre Cour a observé que le pouvoir discrétionnaire résiduel des tribunaux peut constituer une exigence constitutionnelle afin d'assurer l'équilibre entre les droits de l'accusé et ceux de l'État.

Je tiens toutefois à préciser qu'il n'est pas nécessaire, pour que le juge puisse rendre une ordonnance fondée sur le par. 486(2.1) du Code criminel, que l'enfant plaignant soit en proie à un stress exceptionnel et démesuré. Tout comme la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt R. c. M. (P.) (1990), 1 O.R. (3d) 341, j'estime que le juge du procès a [traduction] «une latitude considérable» lorsqu'il décide si l'emploi de l'écran devrait être permis conformément au par. 486(2.1). Je partage également l'avis, exprimé par la Cour d'appel de l'Ontario en l'espèce, que la preuve n'a pas à être présentée sous une forme particulière. Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le juge du procès peut tenir compte, entre autres, de la preuve produite relativement aux capacités et au comportement de l'enfant, à la nature des plaintes et aux circonstances de l'affaire. Dans l'arrêt R. c. Faid (1981), 61 C.C.C. (2d) 28 (C.A. Alb.), inf. pour d'autres motifs par [1983] 1 R.C.S. 265, où l'accusé avait été placé au banc des accusés de sorte que le public ne pouvait le voir, le juge Harradence a fait remarquer (à la p. 40), avec raison selon moi, que:

[traduction] . . . dans un procès criminel, l'endroit où s'assoit l'accusé relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire du savant juge du procès. On ne saurait intervenir dans l'exercice de ce pouvoir, à moins que cela n'ait manifestement empêché l'accusé d'opposer à l'accusation une défense pleine et entière.

L'appelant fait valoir que des difficultés particulières peuvent se présenter si l'accusé comparaît sans avocat et se voit, en conséquence, dans l'impossibilité de faire face au jeune témoin pendant le contre‑interrogatoire. À mon avis, dans ces rares cas, la solution est facile. En règle générale, dans les poursuites criminelles les services d'un avocat sont offerts à tous les accusés qui veulent s'en prévaloir. S'ils ne le veulent pas, le juge du procès détient le pouvoir discrétionnaire d'adopter le procédé ou la mesure les plus susceptibles d'éviter qu'il ne soit porté atteinte aux droits de l'accusé et de lui assurer un procès équitable. Il se peut bien que le fait que l'accusé plaide sa propre cause soit l'un des facteurs que le juge du procès, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, puisse prendre en considération en décidant s'il y a lieu de permettre l'utilisation d'un écran. Quoi qu'il en soit, ce cas ne se présente pas en l'espèce. J'estime que, dans la présente affaire, le juge du procès a exercé valablement son pouvoir discrétionnaire et qu'il l'a fait sans porter atteinte au droit de l'appelant à un procès équitable. D'autre part, pour les raisons déjà exposées, le par. 486(2.1) du Code criminel ne va nullement à l'encontre des principes de justice fondamentale et il est, par conséquent, constitutionnel. Cela étant, l'argument de l'appelant ne saurait être retenu.

L'alinéa 11d) de la Charte

J'en viens maintenant à l'argument de l'appelant selon lequel le par. 486(2.1) du Code criminel porte atteinte aux droits dont il jouit aux termes de l'al. 11d) de la Charte. L'appelant prétend qu'il y a eu violation de son droit «d'être présumé innocent tant qu'il n'est pas déclaré coupable, conformément à la loi, par un tribunal indépendant et impartial à l'issue d'un procès public et équitable», du fait que l'utilisation de l'écran affaiblit la présomption d'innocence, entraîne une injustice pour l'accusé et entrave le contre‑interrogatoire. Comme la question du contre‑interrogatoire a été exhaustivement traitée dans le cadre de l'analyse relative à l'art. 7, je me borne ici aux autres préoccupations exprimées par l'appelant.

D'après lui, l'utilisation d'un écran prête une apparence de crédibilité à la déposition du témoin et, puisque la salle d'audience a été aménagée de manière a assurer la protection du jeune plaignant, l'accusé peut paraître coupable. Mais en l'espèce, l'appelant a été jugé devant un juge siégeant sans jury, si bien que la question des apparences aux yeux du jury ne se pose pas. Je pense cependant que, même si des jurés avaient été présents, l'utilisation de l'écran ne les aurait pas influencés, pourvu qu'ils aient reçu des directives appropriées. Comme l'a dit le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670, à la p. 692:

Selon moi, on aurait bien tort de trop insister sur le risque que le jury puisse faire mauvais usage de ladite preuve. [Souligné dans l'original.]

Dans un ordre d'idées analogue, je soutiens que l'on doit supposer qu'un jury suivra les directives données par le juge et que l'utilisation d'un tel dispositif n'entraînera aucun parti pris chez les jurés. De fait, contrairement à la situation évoquée par l'appelant, on a constaté que les substituts du procureur général hésitent à demander l'utilisation d'écrans parce qu'ils craignent justement que le jeune plaignant ne paraisse pas aussi digne de foi ou que son témoignage ne soit moins convaincant (V. Schmolka, Le projet de loi C‑15 donne‑t‑il les effets voulus? Compte rendu des recherches portant sur les effets des modifications de 1988 relatives à l'exploitation sexuelle des enfants (1992), aux pp. 74 à 76). Il se pourrait fort bien que l'utilisation d'un écran joue non pas contre l'accusé mais contre l'enfant plaignant, qui pourrait être jugé un témoin peu fiable du fait qu'il ne peut regarder l'accusé dans les yeux. Si, suivant la recommandation de la Family Court Clinic de London, il y avait une utilisation plus régulière d'écrans dans les salles d'audience, de telles perceptions pourraient fort bien être complètement éliminées. Enfin, bien qu'il soit vrai, comme l'affirme l'appelant, que le par. 486(2.1) du Code criminel (qui ressemble en cela à la plupart des articles du Code) ne prescrit pas de directives destinées au jury, les juges en donnent régulièrement, et la mise en garde que sont ces directives ne représente pas davantage un impératif constitutionnel dans le cas de ce paragraphe que dans le cas de toute autre disposition du Code criminel. Pareille mise en garde n'est peut‑être pas nécessaire, mais, si elle l'est, elle sera fonction des circonstances de l'affaire (R. c. Vetrovec (1980), 58 C.C.C. (2d) 537 (C.A.C.‑B.), conf. par [1982] 1 R.C.S. 811).

Pour ces motifs, je conclus que le par. 486(2.1) ne viole pas le droit de l'appelant d'être présumé innocent ou d'avoir un procès équitable, que garantit l'al. 11d) de la Charte.

Conclusion

Le paragraphe 486(2.1) du Code criminel a été soigneusement formulé de manière à protéger les droits de l'accusé tout en permettant aux jeunes victimes de divers genres d'agressions sexuelles de témoigner plus facilement. Je juge donc sans fondement la contestation par l'appelant de la constitutionnalité du par. 486(2.1) du Code criminel. De plus, je conviens avec l'intimée que [traduction] «l'argument de l'appelant n'est appuyé ni par un examen historique, ni par des comparaisons avec la jurisprudence d'autres sociétés libres et démocratiques ni par la jurisprudence canadienne moderne en matière constitutionnelle et en matière de preuve». Puisque le par. 486(2.1) ne viole ni l'art. 7 ni l'al. 11d) de la Charte, point n'est besoin de recourir à l'article premier.

Le législateur a conçu le par. 486(2.1) de manière à assurer un juste équilibre entre la recherche de la vérité et la protection des enfants, mais aussi la protection du droit de l'accusé à un procès équitable, ce qui se fait en permettant des contre‑interrogatoires et, en ce qui concerne les écrans, en tenant compte de l'âge du plaignant et en ne les utilisant que pour un nombre limité de types de crimes déterminés. En outre, le par. 486(2.1) du Code criminel conserve le pouvoir discrétionnaire du juge du procès de n'en autoriser l'utilisation que lorsque «cela est nécessaire pour obtenir du plaignant qu'il donne un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation». Étant donné qu'il n'y a eu aucune violation des principes de justice fondamentale ni du droit d'être présumé innocent ou du droit à un procès équitable, le par. 486(2.1) du Code criminel est constitutionnel.

Par conséquent, le pourvoi est rejeté.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Greenspan, Humphrey, Toronto.

Procureur de l'intimée: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Le ministère de la Justice, Ste‑Foy.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Manitoba: Le ministère de la Justice, Winnipeg.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Alberta: Le procureur général de l'Alberta, Edmonton.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 4 R.C.S. 475 ?
Date de la décision : 18/11/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté. le paragraphe 486(2.1) du code est constitutionnel

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Procès équitable - Droit de contre-interroger le témoin - Droit de l'accusé d'être vu par le témoin - Accusé inculpé d'avoir touché un jeune garçon à des fins d'ordre sexuel - Jeune plaignant témoignant derrière un écran conformément à l'art. 486(2.1) du Code criminel - L'article 486(2.1) enfreint-il l'art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 486(2.1).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Procès équitable - Présomption d'innocence - Droit de contre-interroger le témoin - Accusé inculpé d'avoir touché un jeune garçon à des fins d'ordre sexuel - Jeune plaignant témoignant derrière un écran conformément à l'art. 486(2.1) du Code criminel - L'article 486(2.1) enfreint-il l'art. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 486(2.1).

L'accusé a été inculpé d'avoir touché un enfant à des fins d'ordre sexuel en contravention de l'art. 151 du Code criminel. Au début du procès, le ministère public a demandé qu'il soit permis au plaignant âgé de 12 ans de témoigner derrière un écran conformément au par. 486(2.1) du Code. Ce paragraphe prévoit qu'un juge peut permettre à un plaignant de moins de 18 ans de témoigner derrière un écran s'il est d'avis que l'emploi d'un écran est «nécessaire pour obtenir du plaignant qu'il donne un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation». Le juge du procès a fait droit à la demande du ministère public sur la foi du témoignage d'une psychologue clinicienne qui a dit que le plaignant éprouvait une grande appréhension à la perspective d'avoir à témoigner. L'accusé a contesté la constitutionnalité du par. 486(2.1) au motif qu'il violait son droit à un procès équitable garanti par l'art. 7 et l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge du procès et la Cour d'appel ont statué que le par. 486(2.1) du Code ne porte atteinte ni à l'art. 7 ni à l'al. 11d). La Cour d'appel a ajouté que, même si le par. 486(2.1) violait ces dispositions, ce serait une violation justifiée au sens de l'article premier de la Charte.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté. Le paragraphe 486(2.1) du Code est constitutionnel.

L'objet principal du par. 486(2.1) est de mieux permettre de découvrir la vérité en facilitant la déposition des jeunes victimes de divers genres d'agressions sexuelles. Le paragraphe reconnaît qu'un jeune plaignant peut mal réagir à une confrontation avec l'accusé et qu'il peut, en conséquence, s'avérer nécessaire en salle d'audience de traiter les enfants différemment des adultes. Toutefois, l'exception est très limitée. En vertu du par. 486(2.1), on ne peut utiliser un écran que lorsque l'accusé est inculpé des infractions énumérées et que le plaignant est âgé de moins de 18 ans. L'écran cache l'accusé à la vue du plaignant, mais il n'empêche pas l'accusé de voir le plaignant. En outre, l'écran ne peut être utilisé que lorsque le juge du procès est d'avis que cela est «nécessaire pour obtenir du plaignant qu'il donne un récit complet et franc des faits sur lesquels est fondée l'accusation». Le juge du procès a une latitude considérable lorsqu'il décide si l'emploi de l'écran devrait être permis. Le paragraphe 486(2.1) n'exige pas que le jeune plaignant soit en proie à un stress exceptionnel et démesuré.

Le paragraphe 486(2.1) du Code, qui a été soigneusement formulé de manière à protéger le droit de l'accusé à un procès équitable, ne viole ni l'art. 7 ni l'al. 11d) de la Charte. L'absence de confrontation de l'accusé avec le jeune plaignant ne porte atteinte à aucun principe de justice fondamentale. Bien que l'accusé jouisse en temps normal du droit d'être vu des témoins à charge, il ne s'agit pas d'un droit absolu mais plutôt d'un droit dont la portée est susceptible de restriction dans l'intérêt de la justice. Dans un cas où une ordonnance est rendue en vertu du par. 486(2.1), les éléments essentiels de la confrontation subsistent, quoique sous une forme limitée, puisque l'accusé peut observer le plaignant pendant qu'il dépose. L'emploi d'un écran ne met pas l'accusé dans l'impossibilité de contre‑interroger efficacement. Le fait que l'emploi d'un écran puisse faciliter la déposition du plaignant ne restreint ni ne compromet aucunement la capacité de l'accusé de contre‑interroger ce dernier. Enfin, le par. 486(2.1) ne viole pas le droit de l'accusé d'être présumé innocent. L'effet que pourrait avoir sur l'esprit des jurés l'emploi d'un écran pour protéger le plaignant n'est pas pertinent en l'espèce puisque le procès de l'accusé a eu lieu devant un juge seul. Quoi qu'il en soit, l'emploi d'un tel dispositif n'entraînera aucun parti pris chez les jurés ayant reçu des directives appropriées.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Levogiannis

Références :

Jurisprudence
Arrêts mentionnés: R. c. L. (D.O.), [1993] 4 R.C.S. 419
Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
Maryland c. Craig, 110 S.Ct. 3157 (1990)
R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740
R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 30
R. c. W. (R.), [1992] 2 R.C.S. 122
Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531
R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223
R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915
R. c. Smellie (1919), 14 Cr. App. R. 128
R. c. D.J.X. (1989), 91 Cr. App. R. 36
R. c. Accused (T 4/88), [1989] 1 N.Z.L.R. 660
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
Baron c. Canada, [1993] 1 R.C.S. 416
R. c. M. (P.) (1990), 1 O.R. (3d) 341
R. c. Faid (1981), 61 C.C.C. (2d) 28 (C.A. Alb.), inf. pour d'autres motifs par [1983] 1 R.C.S. 265
R. c. Corbett, [1988] 1 R.C.S. 670
R. c. Vetrovec (1980), 58 C.C.C. (2d) 537 (C.A.C.-B.), conf. par [1982] 1 R.C.S. 811.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 7, 11d).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 151 [aj. ch. 19 (3e suppl.), art. 1], 486(2.1) [idem, art. 14].
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 140 [aj. 1987, ch. 24, art. 1].
Doctrine citée
American Psychological Association. "Brief for Amicus Curiae American Psychological Association in Support of Neither Party", filed with the Supreme Court of the United States in Maryland v. Craig, March 2, 1990.
Bala, Nicholas. "Double Victims: Child Sexual Abuse and the Canadian Criminal Justice System". In Walter S. Tarnopolsky, Joyce Whitman et Monique Ouellette, dir., La discrimination dans le droit et l'administration de la justice. Montréal: Thémis, 1993, 232.
Child Witness Project. London Family Court Clinic. Reducing the System‑induced Trauma for Child Sexual Abuse Victims Through Court Preparation, Assessment and Follow‑up. London, Ont.: London Family Court Clinic, January 1991.
McGillivray, Anne. "Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales After Bill C‑15" (1990), 19 R.D. Man. 549.
Schmolka, Vicki. Le projet de loi C‑15 donne‑t‑il les effets voulus? Compte rendu des recherches portant sur les effets des modifications de 1988 relatives à l'exploitation sexuelle des enfants. Ottawa: Ministère de la Justice, 1992.

Proposition de citation de la décision: R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475 (18 novembre 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-11-18;.1993..4.r.c.s..475 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award