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16/12/1993 | CANADA | N°[1993]_4_R.C.S._535

Canada | R. c. Tapaquon, [1993] 4 R.C.S. 535 (16 décembre 1993)


R. c. Tapaquon, [1993] 4 R.C.S. 535

Darren Lyle Tapaquon Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Tapaquon

No du greffe: 22926.

1993: 25 mai; 1993: 16 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1992), 97 Sask. R. 245, 71 C.C.C. (3d) 50, qui a accueilli l'appel

interjeté contre un jugement du juge McIntyre, qui a annulé un acte d'accusation comportant le chef de voies de fait causant...

R. c. Tapaquon, [1993] 4 R.C.S. 535

Darren Lyle Tapaquon Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: R. c. Tapaquon

No du greffe: 22926.

1993: 25 mai; 1993: 16 décembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1992), 97 Sask. R. 245, 71 C.C.C. (3d) 50, qui a accueilli l'appel interjeté contre un jugement du juge McIntyre, qui a annulé un acte d'accusation comportant le chef de voies de fait causant des lésions corporelles et renvoyé l'affaire pour qu'un procès soit tenu relativement au chef d'accusation initial. Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Norman H. Bercovich, pour l'appelant.

Michael M. Vass, pour l'intimée.

Bernard Laprade et Peter Lamont, pour l'intervenant.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major rendu par

Le juge Sopinka — Le présent pourvoi porte sur une question relative aux rôles respectifs du poursuivant et du juge qui préside une enquête préliminaire (ci‑après «le juge de l'enquête préliminaire» ou «le juge»). Plus particulièrement, notre Cour doit décider si un poursuivant peut présenter un acte d'accusation à l'égard d'une infraction reprochée dans une dénonciation, relativement à laquelle le juge de l'enquête préliminaire a conclu que la preuve était insuffisante pour renvoyer l'accusé à son procès.

I. Les faits

L'appelant a été accusé de voies de fait causant des lésions corporelles en vertu de l'al. 267(1)b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Il a opté pour un procès devant un juge seul. À la suite d'une enquête préliminaire devant un juge de la Cour provinciale, il a été renvoyé pour subir son procès relativement à l'infraction incluse moindre de voies de fait simples. Le juge qui présidait l'enquête préliminaire a conclu que la preuve était insuffisante pour ordonner le renvoi à procès relativement au chef d'accusation initial.

Le poursuivant a néanmoins présenté contre l'appelant un acte d'accusation comportant le chef initial de voies de fait causant des lésions corporelles. L'appelant a déposé une requête en annulation de l'acte d'accusation pour le motif qu'il avait été libéré de ce chef initial. La Cour du Banc de la Reine a fait droit à la requête et l'acte d'accusation du poursuivant a été annulé. La Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté par le ministère public et a renvoyé l'affaire devant la Cour du Banc de la Reine pour qu'un procès soit tenu relativement à l'accusation de voies de fait causant des lésions corporelles.

II. Les juridictions inférieures

Cour provinciale de la Saskatchewan

Le juge Meagher de la Cour provinciale a affirmé: [traduction] «Je ne vois aucune preuve qui me permettrait d'ordonner un renvoi à procès pour des lésions corporelles, mais il existe certainement assez d'éléments de preuve de voies de fait simples». Il a donc renvoyé l'appelant pour qu'il subisse son procès à l'égard de l'infraction incluse de voies de fait simples seulement.

Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan

Le juge McIntyre a examiné les dispositions législatives pertinentes et la jurisprudence relative à la présentation d'actes d'accusation. Il a rejeté le raisonnement adopté par la Cour d'appel du Manitoba dans l'arrêt R. c. Hampton (1990), 69 Man. R. (2d) 293, et a suivi la décision R. c. Hill (1987), 57 Sask. R. 234 (B.R.), de même que l'arrêt R. c. Myers (1991), 65 C.C.C. (3d) 135 (C.A.T.‑N.), dans lesquels on a décidé que le renvoi à procès à l'égard d'une infraction moindre constituait une libération de l'accusé au sens des al. 548(1)b) et 577b) du Code. Le juge McIntyre a ajouté:

[traduction] Si le substitut du procureur général pouvait critiquer après coup sur ce point un juge qui préside l'enquête préliminaire, alors il ne serait pas nécessaire d'avoir les al. 577b) et c) du Code criminel.

Il a conclu que l'appelant avait été libéré de l'accusation et, en conséquence, que le ministère public devait, pour présenter un acte d'accusation comportant un chef de voies de fait causant des lésions corporelles, procéder par voie de mise en accusation directe, conformément aux al. 577b) et c), et obtenir le consentement personnel écrit du procureur général ou du sous‑procureur général.

Cour d'appel de la Saskatchewan (1992), 97 Sask. R. 245 (le juge Tallis au nom de la cour)

Le juge Tallis s'est fondé sur l'arrêt R. c. Hampton, précité, à titre d'arrêt primordial sur la question de savoir si l'art. 574 autorise le ministère public à présenter un acte d'accusation pour une infraction à la suite d'une enquête préliminaire portant sur une dénonciation reprochant la même infraction, dans le cas où l'accusé est renvoyé pour subir son procès seulement à l'égard d'une infraction moindre et incluse. Dans l'arrêt Hampton, la Cour d'appel du Manitoba a confirmé le droit du poursuivant d'invoquer l'art. 574 du Code dans des circonstances similaires. Puisque la Cour suprême du Canada a refusé l'autorisation de pourvoi (répertorié D.K.H. c. The Queen, [1991] 1 R.C.S. viii), le juge Tallis a jugé approprié de suivre l'arrêt Hampton et de ne pas tenir compte des autres arrêts sur ce point. Le juge Tallis affirme, à la p. 246: [traduction] «nous ne croyons pas que le renvoi à procès relatif au chef d'accusation moindre de voies de fait simples constituait une libération au sens des al. 548(1)b) et 577b).»

III. Analyse

La partie XIX du Code régit la procédure applicable aux actes criminels dans les cas où l'accusé a choisi d'être jugé par un juge seul. Le pouvoir du poursuivant de présenter un acte d'accusation est prévu à l'art. 566 dont voici le texte:

566. (1) Le procès d'un prévenu accusé d'un acte criminel, à l'exception d'un procès devant un juge de la cour provinciale, exige un acte d'accusation écrit énonçant l'infraction dont il est accusé.

(2) Lorsqu'un prévenu choisit, lors d'un premier choix en vertu de l'article 536 ou d'un nouveau choix en vertu de l'article 561 d'être jugé par un juge sans jury, un acte d'accusation selon la formule 4 peut être déposé.

(3) L'article 574 et le paragraphe 576(1) s'appliquent, compte tenu des adaptations de circonstance, et l'article 577 ne s'applique pas, au dépôt d'un acte d'accusation effectué en vertu du paragraphe (2).

Le paragraphe 566(3) incorpore par renvoi l'art. 574 et le par. 576(1) de la partie XX («Procédure lors d'un procès devant jury et dispositions générales»). Ces dispositions prévoient notamment:

574. (1) Sous réserve du paragraphe (3) et de l'article 577, le poursuivant peut présenter un acte d'accusation contre toute personne qui a été renvoyée pour subir son procès à l'égard de:

a) n'importe quel chef d'accusation pour lequel cette personne a été renvoyée pour subir son procès;

b) n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, en plus ou en remplacement de toute infraction pour laquelle cette personne a été renvoyée pour subir son procès,

que ces chefs d'accusation aient été ou non compris dans une dénonciation.

576. (1) Sauf dans les cas prévus par la présente loi, aucun acte d'accusation ne peut être présenté.

L'article 574 est la disposition qui autorise le poursuivant à présenter un acte d'accusation dans des circonstances normales. Aucun consentement spécial n'est requis aux termes de cet article. Cela peut être mis en parallèle avec l'art. 577 qui prévoit la présentation d'actes d'accusation «directs». L'article 566 prévoit clairement que l'art. 577 ne s'applique pas aux procédures devant un juge seul. L'article 577 est ainsi rédigé:

577. Lors d'une poursuite:

a) si une enquête préliminaire n'a pas été tenue, un acte d'accusation ne peut être présenté;

b) si une enquête préliminaire a été tenue et que le prévenu ait été libéré, un acte d'accusation ne peut être présenté et une nouvelle dénonciation ne peut être faite,

devant aucun tribunal sans:

c) le consentement personnel écrit du procureur général ou du sous‑procureur général si la poursuite est menée par le procureur général ou si elle en est une où celui‑ci intervient;

d) le consentement écrit d'un juge de ce tribunal si la poursuite n'est pas menée par le procureur général ou si la poursuite en est une où le procureur général n'intervient pas.

Au c{oe}ur du présent pourvoi, il y a la question du sens de l'al. 574(1)b) qui précise que le poursuivant peut présenter un acte d'accusation à l'égard de «n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire». Plus particulièrement, il s'agit ici de savoir si le poursuivant peut présenter un acte d'accusation en vertu de l'al. 574(1)b) pour l'infraction initialement reprochée dans la dénonciation, même si le juge de l'enquête préliminaire a renvoyé l'accusé pour subir son procès non pas relativement à ce chef d'accusation initial, mais seulement relativement à une infraction moindre et incluse. Cela exige d'examiner les pouvoirs et fonctions du juge qui préside l'enquête préliminaire.

La disposition pertinente est l'art. 548:

548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit:

a) renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;

b) libérer l'accusé, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès.

(2) Lorsque le juge de paix ordonne que l'accusé soit renvoyé pour subir son procès à l'égard d'un acte criminel différent ou en sus de celui dont il était accusé, il doit mentionner sur la dénonciation quelles sont les accusations à l'égard desquelles l'accusé doit subir son procès.

. . .

Dans l'arrêt États‑Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067, le juge Ritchie affirme, au nom de la Cour à la majorité, à la p. 1080:

Je conviens que le devoir imposé à un «juge de paix» aux termes du par. (1) de l'art. 475 [maintenant le par. 548(1)] est le même que celui du juge du procès siégeant avec un jury lorsqu'il doit décider si la preuve est «suffisante» pour dessaisir le jury selon qu'il existe ou non des éléments de preuve au vu desquels un jury équitable, ayant reçu des directives appropriées, pourrait conclure à la culpabilité. Conformément à ce principe, j'estime que le «juge de paix» doit renvoyer la personne inculpée pour qu'elle subisse son procès chaque fois qu'il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s'ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité. [Je souligne.]

Comme le fait ressortir l'arrêt Shephard, le juge de l'enquête préliminaire ne jouit d'aucune latitude en prenant cette décision. S'il existe des éléments de preuve, l'art. 548 prévoit expressément que le juge de l'enquête préliminaire est tenu de renvoyer l'accusé à son procès. Si ce dernier n'est pas renvoyé pour subir son procès à l'égard d'une infraction dont il est expressément accusé dans la dénonciation, il faut présumer que le juge a examiné les éléments de preuve se rapportant à ladite infraction. Lorsque le juge a entendu tous les témoignages, son refus d'ordonner le renvoi à procès pour une infraction reprochée dans la dénonciation équivaut à une décision judiciaire que le chef d'accusation «[ne se rapporte pas à une] infraction dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie».

Dans ces circonstances, nous devons nous demander si le législateur a voulu que le substitut du procureur général puisse présenter un acte d'accusation pour l'infraction même qui, selon ce qu'a décidé le juge, n'est pas appuyée par la preuve.

La réponse affirmative du ministère public, que ma collègue accepte, est fondée sur une perception des rôles respectifs du juge de l'enquête préliminaire et du poursuivant, qui a été adoptée dans l'arrêt Hampton, précité. Dans cette affaire, le juge Helper affirme, à la p. 302:

[traduction] Lorsqu'il exerce ce pouvoir discrétionnaire administratif, le poursuivant ne se livre pas à une attaque indirecte contre la décision du juge de paix dont le seul pouvoir est de renvoyer l'accusé à son procès ou de le libérer du processus judiciaire.

En toute déférence, je ne partage pas l'opinion que le juge de l'enquête préliminaire a seulement le pouvoir de renvoyer l'accusé à son procès ou de le libérer et qu'il appartient au poursuivant de préciser les infractions reprochées. Bien que l'on puisse avoir cette impression en lisant le par. 548(1) pris isolément, il ressort clairement des autres dispositions, dont le par. 548(2), que cette interprétation ne saurait être retenue. S'il n'y a qu'un seul chef d'accusation, le juge a le choix entre renvoyer l'accusé à son procès ou le libérer. S'il existe plusieurs chefs d'accusation, soit parce que plusieurs ont été déposés, soit parce que plusieurs se dégagent de la preuve recueillie à l'audience, le juge doit préciser «quelles sont les accusations à l'égard desquelles l'accusé doit subir son procès» (par. 548(2)). Par ailleurs, en vertu de l'al. 574(1)a), le poursuivant est habilité à présenter un acte d'accusation à l'égard de «n'importe quel chef d'accusation pour lequel cette personne a été renvoyée pour subir son procès».

Si un accusé n'est pas renvoyé pour subir son procès à l'égard d'un chef d'accusation compris dans la dénonciation, que se passe‑t‑il? De toute évidence, il n'est plus accusé de l'infraction en question. Il y a eu une décision judiciaire qu'il n'y a pas de preuve justifiant ce chef d'accusation de manière à permettre au ministère public d'aller en procès. Pour aller de l'avant avec ce chef d'accusation, un nouveau chef devrait être déposé soit au moyen d'une nouvelle dénonciation, soit au moyen d'un acte d'accusation présenté par le procureur général. En exigeant du juge qu'il précise quelles sont les accusations à l'égard desquelles l'accusé doit subir son procès, il s'ensuit, d'après cette disposition, que l'accusé est libéré en ce qui concerne les autres chefs d'accusation compris dans la dénonciation. Puisque le juge est tenu d'examiner tous les chefs d'accusation, il doit certainement décider de quelque façon que ce soit du sort de tous les chefs d'accusation. Un chef d'accusation ne peut simplement pas tomber dans l'oubli. La bonne façon de statuer sur les chefs d'accusation pour lesquels la preuve est insuffisante pour renvoyer l'accusé à son procès consiste à libérer l'accusé de ces chefs d'accusation.

Telle est la perception de la question qui a cours depuis au moins 1969, soit depuis que le juge Fraser a, dans la décision R. c. Miller, [1970] 3 C.C.C. 89 (H.C. Ont.), annulé un acte d'accusation qui était censé rétablir un chef d'accusation à l'égard duquel le juge de l'enquête préliminaire avait refusé de renvoyer l'accusé à son procès. Ce dernier avait été accusé de négligence criminelle causant la mort. À l'enquête préliminaire, le juge avait renvoyé l'accusé pour qu'il subisse son procès à l'égard de l'infraction de conduite dangereuse et, pour reprendre les propos du juge Fraser, à la p. 90, il l'avait [traduction] «libéré à l'égard de l'infraction d'avoir causé la mort par négligence criminelle». À la page 95, le juge Fraser poursuit:

[traduction] Compte tenu de son contexte, je suis d'avis que l'al. 486b) est destiné à être appliqué et utilisé comme il l'a été dans le passé, à savoir pour permettre au poursuivant de modifier ou d'ajouter des chefs d'accusation en fonction de la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire relativement à un événement qui a fait l'objet d'une enquête complète. Il n'a pas pour objet de l'habiliter à infirmer une décision rendue à l'enquête préliminaire.

Cette perception des pouvoirs du poursuivant a été confirmée par la Cour d'appel du Québec dans l'arrêt St. Jean c. The Queen (1978), 7 C.R. (3d) 14. Elle a également été confirmée par notre Cour dans l'arrêt McKibbon c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 131, qui portait sur les dispositions pertinentes du Code avant les modifications de 1985 que mentionne ma collègue. Dans l'arrêt McKibbon, l'accusé avait fait l'objet de deux chefs d'accusation dans une dénonciation et avait choisi de subir son procès devant jury. Il a été renvoyé à procès à l'égard de ces deux chefs d'accusation, mais le poursuivant a présenté un acte d'accusation comportant deux autres chefs qui n'étaient pas compris dans la dénonciation, mais qui, a-t-on prétendu, se fondaient sur les infractions dont l'existence avait été révélée à l'enquête préliminaire. Se fondant sur l'arrêt de notre Cour R. c. Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985, le juge de l'enquête préliminaire a refusé de renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès relativement aux chefs d'accusation additionnels. Dans l'arrêt Chabot, notre Cour a conclu que le juge de l'enquête préliminaire n'avait pas le pouvoir d'ordonner un renvoi à procès pour une infraction dont le prévenu n'avait pas été accusé, mais dont l'existence avait été révélée par la preuve recueillie à l'audience. Dans l'arrêt McKibbon, le juge Lamer (maintenant Juge en chef) a conclu, au nom de la Cour à la majorité, que le poursuivant était habilité à présenter un acte d'accusation ajoutant les deux chefs d'accusation en cause. Après avoir fait un examen exhaustif de l'historique des dispositions relatives à la présentation d'actes d'accusation, il résume ainsi les pouvoirs alors applicables, à la p. 157:

1. Le procureur général, ou toute personne qui a le consentement du juge de la cour, peut présenter un acte d'accusation pour toute infraction qu'il y ait eu ou non enquête préliminaire, et, s'il y en a eu une, peu importe que l'accusé ait été libéré ou renvoyé à son procès pour cette infraction ou toute autre infraction.

2. Toute autre personne que le par. 507(2) habilite à présenter des actes d'accusation ne peut le faire que si les conditions suivantes ont été remplies:

1)Une enquête préliminaire doit avoir été tenue;

2)L'accusé doit avoir été renvoyé à son procès relativement à au moins un des chefs d'accusation sur lesquels a porté l'enquête du juge;

3)Le chef d'accusation doit porter sur

a) une infraction pour laquelle l'accusé a été renvoyé à son procès, ou

b) une infraction révélée par la preuve soumise à l'enquête préliminaire et concernant laquelle l'accusé n'a pas été libéré. [Je souligne.]

Ma collègue est d'avis que l'arrêt McKibbon est inapplicable pour deux motifs:

1) les modifications de 1985 ont modifié les pouvoirs qu'a le poursuivant de présenter des actes d'accusation; et

2) notre Cour devait, dans l'arrêt McKibbon, examiner le rapport entre les art. 574 et 577 alors qu'il n'est pas nécessaire de le faire ici. C'est pourquoi notre Cour n'a pas, en l'espèce, à donner au terme «libéré», à l'art. 577, un sens qui aurait une incidence sur l'interprétation de l'art. 574.

En ce qui concerne le premier motif, je suis d'accord avec le raisonnement du juge Baudouin de la Cour d'appel dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Bélair (1991), 10 C.R. (4th) 209, voulant que les modifications de 1985 n'étaient pas destinées à effectuer des changements fondamentaux, mais tenaient plutôt d'une codification des principes formulés dans l'arrêt McKibbon relativement au pouvoir qu'a le poursuivant de présenter des actes d'accusation. Le juge Baudouin affirme, à la p. 221:

L'étude des modifications apportées en 1985, eu égard, d'une part, à cette perspective historique antérieure et, d'autre part, à l'intention présumée du législateur, me convainc que celui‑ci, en 1985, n'a pas eu pour dessein de modifier de façon fondamentale les pouvoirs de la Procureure générale en matière de mise en accusation directe.

. . .

Pour le surplus, le législateur me semble avoir, sous une forme différente et avec un certain nombre d'autres modifications ponctuelles, entendu reproduire l'état du droit antérieur quant aux pouvoirs de la Procureure générale. L'article 574(1) C. crim. en premier lieu, qui prévoit la possibilité pour le poursuivant de présenter un acte d'accusation contre un accusé renvoyé à son procès à l'endroit de n'importe quel chef d'accusation pour lequel il a été envoyé à procès ou de n'importe quel chef d'accusation résultant d'une preuve recueillie à l'enquête préliminaire, que ces chefs aient été ou non compris dans une dénonciation, reprend les dispositions de l'ancien art. 504 C. crim. Il codifie l'interprétation donnée par la Cour suprême dans l'arrêt McKibbon v. R., précité, aux anciens art. 505(1) et 507(2) C. crim. [En italique dans l'original.]

Quant au deuxième point, je ne vois pas comment on peut adopter le raisonnement de l'arrêt Hampton sans décider si l'accusé a été libéré à l'égard de l'infraction pour laquelle l'acte d'accusation a été présenté. La prémisse sur laquelle repose l'arrêt Hampton est que la présentation de l'acte d'accusation ne comporte aucune attaque indirecte contre la décision du juge parce que le terme [traduction] «libérer» signifie libérer complètement «du processus judiciaire», pour citer en partie l'arrêt Hampton, à la p. 302. Si la décision de ne pas ordonner un renvoi à procès relativement à une accusation précise constitue une libération de cette accusation, alors la décision du poursuivant de présenter un chef d'accusation constitue une attaque indirecte contre la décision du juge et la prémisse de l'arrêt Hampton est erronée.

Par ailleurs, je n'accepte pas que l'on puisse interpréter isolément l'art. 574 pour éviter l'éventuel problème de sens du terme «libéré» que l'on trouve à l'art. 577. C'est une règle fondamentale d'interprétation législative que les dispositions d'une loi devraient être interprétées non pas isolément, mais par rapport à l'ensemble de la loi. Il y a lieu d'adopter une interprétation qui, dans la mesure du possible, s'harmonise avec les dispositions portant sur la même question. Dans l'arrêt R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865, le juge Pratte affirme, au nom de notre Cour, à la p. 872:

Lord Herschell a formulé, dans l'arrêt Colquhoun v. Brooks (1889), 14 A.C. 493, l'une des règles cardinales d'interprétation d'un texte législatif; il a écrit à la p. 506:

[traduction] En outre, nous avons indiscutablement le droit et, en réalité, le devoir d'interpréter une disposition législative en tenant compte de toutes les autres dispositions de la loi qui précisent l'intention du législateur et tendent à montrer qu'une disposition ne doit pas recevoir la même interprétation que si elle était considérée isolément et indépendamment du reste.

Dans l'arrêt Canada Sugar Refining Company Limited v. The Queen, [1898] A.C. 735, lord Davey a déclaré à la p. 741:

[traduction] . . . Chaque article d'une loi doit s'interpréter en regard du contexte et des autres articles de la loi de sorte que, dans la mesure du possible, l'ensemble de la loi ou des lois connexes forme un tout logique.

Il ne fait aucun doute que cette règle fondamentale d'interprétation législative subsiste . . . [Je souligne.]

L'article 574 s'applique à la fois aux procès devant jury et aux procès sans jury. Dans le cas des procès devant jury, les art. 574 et 577 ont pour effet d'établir un code complet concernant les pouvoirs qu'a le poursuivant de présenter des actes d'accusation. L'article 566 rend l'art. 574 applicable aux procès sans jury, ce dernier article s'appliquant «[s]ous réserve [. . .] de l'article 577». Le même article ne peut sûrement pas avoir un sens dans le cas d'un procès devant jury et un autre sens dans le cas d'un procès sans jury. J'en arriverais à cette conclusion même si l'art. 574 ne prévoyait pas explicitement que son application est assujettie à l'art. 577. Si l'article 577 confère expressément un pouvoir que seul le procureur général ou le sous‑procureur général peut exercer dans le cas de procès devant jury, on pourrait difficilement laisser entendre que le législateur a voulu, par l'emploi de termes généraux à l'art. 574, conférer le même pouvoir aux substituts du procureur général dans le cas de procès sans jury. Nonobstant l'effet contradictoire de l'art. 566, je suis d'avis que l'emploi de l'expression «[s]ous réserve [. . .] de l'article 577» à l'art. 574 renforce cette conclusion.

Il est difficile de concilier le texte contradictoire de l'art. 566 qui incorpore par renvoi l'art. 574 et prévoit que l'art. 577 ne s'applique pas dans le cas de procès sans jury. À mon avis, le texte péremptoire de l'art. 566 exprime clairement l'intention du législateur que les pouvoirs additionnels conférés au procureur général et au sous‑procureur général par l'art. 577 ne s'appliquent pas dans le cas de procès sans jury. Dans le cas de procès devant jury, cette disposition a pour effet à la fois d'élargir les pouvoirs du poursuivant et de restreindre la portée de l'art. 574. Ces pouvoirs élargis ne peuvent être exercés qu'avec le consentement écrit du procureur général ou du sous‑procureur général. Ils ont trait à la présentation d'actes d'accusation: (1) lorsqu'une enquête préliminaire n'a pas été tenue, et (2) lorsqu'une enquête préliminaire a été tenue et que le prévenu a été libéré, peu importe que l'acte d'accusation se rapporte ou non aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire. Ce dernier pouvoir vise clairement à permettre au procureur général ou au sous‑procureur général de renverser la décision de libérer prise par le juge de l'enquête préliminaire. La restriction imposée à l'art. 574, qui est pertinente ici, est qu'il ne peut y avoir présentation d'un acte d'accusation en vertu de cet article s'il y a eu libération de l'accusé. Pour que les termes de l'art. 574, qui l'assujettissent à l'art. 577, aient un sens quelconque, il faut interpréter cet article sous réserve des restrictions imposées par l'art. 577.

En ce qui concerne les procès devant jury, le ministère public a fait valoir avec succès, dans l'arrêt R. c. Myers, précité, que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un acte d'accusation pouvait être présenté en vertu de l'art. 577 à l'égard du chef d'accusation déposé lorsque le juge de l'enquête préliminaire a renvoyé l'accusé à procès seulement à l'égard d'une infraction moindre et incluse. Ce dernier avait été accusé d'agression sexuelle et renvoyé à procès pour une infraction de voies de fait simples. Le poursuivant a présenté un acte d'accusation en vertu de l'art. 577 et son pouvoir de le faire a été confirmé par la Cour d'appel. La cour est arrivée à ce résultat en interprétant le terme «libéré», à l'art. 577, comme signifiant [traduction] «non renvoyé à procès relativement au chef d'accusation déposé» (p. 140). Je souscris à cette conclusion. Si on l'applique aux circonstances de la présente affaire, l'art. 574 doit être interprété comme étant assujetti à la restriction selon laquelle un acte d'accusation ne saurait être présenté en vertu de cet article dans un cas où l'accusé «n'a pas été renvoyé pour subir son procès relativement au chef d'accusation déposé».

Cette restriction s'applique nonobstant les termes «en plus ou en remplacement de toute infraction» que l'on trouve à l'al. 574(1)b). Ces termes ne vont pas jusqu'à permettre l'ajout ou la substitution d'un chef d'accusation dont l'accusé a été libéré. Par contre, le poursuivant conserve le pouvoir de présenter un acte d'accusation à l'égard d'une infraction dont le prévenu n'a pas été accusé, mais qui se rapporte aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve. C'est un pouvoir que le poursuivant possédait avant les modifications de 1985 qui ont conféré, pour la première fois, un pouvoir similaire au juge de l'enquête préliminaire. Voir les arrêts R. c. Chabot et McKibbon c. La Reine, précités. Il n'était pas dans l'intention du législateur de retirer ce pouvoir au poursuivant pour le donner au juge.

En résumé, dans une poursuite régie par la partie XIX du Code relative aux "actes criminels -- procès sans jury", le poursuivant a le pouvoir suivant de présenter un acte d'accusation:

(1) un acte d'accusation peut être présenté à l'égard de n'importe quel chef d'accusation pour lequel l'accusé a été renvoyé à son procès;

(2) un acte d'accusation peut être présenté à l'égard de n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, à la condition qu'il ne s'agisse pas d'une infraction dont le prévenu a été accusé et pour laquelle il n'a pas été renvoyé à son procès.

Bien qu'il puisse être souhaitable que le poursuivant bénéficie des pouvoirs conférés par l'art. 577, sous réserve des conditions particulières qu'il énonce, il appert qu'il n'était pas dans l'intention du législateur d'accorder pareils pouvoirs dans le cas de procès sans jury. C'est là la conclusion inévitable qu'il faut tirer du texte de l'art. 566. Cela est compatible avec la politique du législateur qui est de restreindre les pouvoirs qu'a le poursuivant de présenter des actes d'accusation dans le cadre de procès sans jury. Voir l'arrêt McKibbon, précité, aux pp. 148 et 149. Le législateur peut, bien entendu, conférer ce pouvoir en modifiant le Code s'il le juge souhaitable. Entre‑temps, dans les affaires criminelles graves, le poursuivant peut se prévaloir du pouvoir énoncé à l'art. 568 du Code et exiger un procès devant jury, auquel cas l'art. 577 devient applicable. Dans d'autres cas, il se peut que le ministère public soit en mesure de procéder par voie de nouvelle dénonciation. Même s'il a été retiré par l'art. 577 dans le cas de procès devant jury, le droit de le faire, reconnu par la common law, n'a pas été retiré dans le cas de procès sans jury. Toutefois, le recours à ce pouvoir peut, dans certaines circonstances, constituer un abus de procédure. Voir l'arrêt R. c. Hamm, [1984] 5 W.W.R. 696.

Il s'ensuit que le poursuivant en l'espèce n'avait pas le pouvoir de présenter un acte d'accusation à l'égard de l'infraction de voies de fait causant des lésions corporelles. En conséquence, le pourvoi est accueilli, l'arrêt de la Cour d'appel est annulé et le jugement du juge McIntyre est rétabli.

Les motifs suivants ont été rendus par

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) — La présente affaire porte strictement sur une question technique de procédure en matière criminelle, soit la portée des pouvoirs de mise en accusation énoncés à l'al. 574(1)b) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 (le "Code").

Les faits

Le 10 novembre 1989, une soirée de danse avait lieu au Core Ritchie Centre de Regina (Saskatchewan). Joe Francis, à l'origine un coaccusé dans la présente affaire, a pris part à une bagarre tôt en soirée, a quitté la salle, puis y est revenu en compagnie d'un groupe d'amis dont l'appelant, M. Tapaquon. Aucun d'eux n'était muni d'un billet d'entrée. Le groupe s'est frayé un chemin en poussant sur une porte non verrouillée et en passant par l'endroit où on rangeait les bottes. La bagarre a éclaté entre ce groupe et les personnes qui gardaient les portes afin d'interdire l'entrée à ceux qui ne détenaient pas de billet. L'un de ces gardiens, David Wood, a été assommé, a eu le nez fracturé et une dent cassée, en plus de subir d'autres blessures.

L'appelant a été accusé de voies de fait causant des lésions corporelles en vertu de l'al. 267(1)b) du Code et a opté pour un procès devant un juge seul. À l'enquête préliminaire, le juge de paix a conclu que la preuve concernant les voies de fait causant des lésions corporelles était insuffisante, mais il a renvoyé l'appelant pour qu'il subisse son procès relativement à l'infraction incluse moindre de voies de fait simples. Le ministère public a, toutefois, déposé un acte d'accusation comportant le chef initial de voies de fait causant des lésions corporelles. L'appelant a alors déposé une requête en annulation de l'acte d'accusation pour le motif qu'il avait été libéré de ce chef. La Cour du Banc de la Reine a fait droit à la requête et l'acte d'accusation a été annulé. Le ministère public intimé a interjeté appel de cette décision. La Cour d'appel a accueilli l'appel et a renvoyé l'affaire devant la Cour du Banc de la Reine pour que soit tenu le procès sous le chef d'accusation de voies de fait causant des lésions corporelles. C'est à l'encontre de cette décision que l'appelant se pourvoit maintenant devant nous.

Les dispositions pertinentes du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46

548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit:

a) renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;

b) libérer l'accusé, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès.

566. (1) Le procès d'un prévenu accusé d'un acte criminel, à l'exception d'un procès devant un juge de la cour provinciale, exige un acte d'accusation écrit énonçant l'infraction dont il est accusé.

(2) Lorsqu'un prévenu choisit, lors d'un premier choix en vertu de l'article 536 ou d'un nouveau choix en vertu de l'article 561 d'être jugé par un juge sans jury, un acte d'accusation selon la formule 4 peut être déposé.

(3) L'article 574 et le paragraphe 576(1) s'appliquent, compte tenu des adaptations de circonstance, et l'article 577 ne s'applique pas, au dépôt d'un acte d'accusation effectué en vertu du paragraphe (2).

574. (1) Sous réserve du paragraphe (3) et de l'article 577, le poursuivant peut présenter un acte d'accusation contre toute personne qui a été renvoyée pour subir son procès à l'égard de:

a) n'importe quel chef d'accusation pour lequel cette personne a été renvoyée pour subir son procès;

b) n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, en plus ou en remplacement de toute infraction pour laquelle cette personne a été renvoyée pour subir son procès,

que ces chefs d'accusation aient été ou non compris dans une dénonciation.

. . .

(3) Dans le cas de poursuites menées par un poursuivant autre que le procureur général ou dans lesquelles le procureur général n'intervient pas, aucun acte d'accusation ne peut être déposé en vertu du paragraphe (1) devant un tribunal sans une ordonnance écrite de ce tribunal ou d'un juge de ce tribunal.

576. (1) Sauf dans les cas prévus par la présente loi, aucun acte d'accusation ne peut être présenté.

577. Lors d'une poursuite:

a) si une enquête préliminaire n'a pas été tenue, un acte d'accusation ne peut être présenté;

b) si une enquête préliminaire a été tenue et que le prévenu ait été libéré, un acte d'accusation ne peut être présenté et une nouvelle dénonciation ne peut être faite,

devant aucun tribunal sans:

c) le consentement personnel écrit du procureur général ou du sous‑procureur général si la poursuite en est une qui est menée par le procureur général ou si elle en est une où celui‑ci intervient;

Les jugements

Cour provinciale de la Saskatchewan (le juge Meagher)

Le juge Meagher a donné oralement les motifs suivants à l'appui de sa décision de renvoyer l'appelant pour qu'il subisse son procès à l'égard d'une accusation de voies de fait simples plutôt que de l'accusation initiale de voies de fait causant des lésions corporelles:

[traduction] Eh bien! je ne vois aucune preuve de — il y a eu une mêlée impliquant une douzaine de personnes et — et il existe des éléments de preuve établissant qu'il a frappé Wood au visage, je crois, environ à trois reprises en tout. Mais ce n'était pas — ça n'avait rien à voir avec la question de savoir qui a causé les blessures. Trois personnes lui donnaient des coups de pied au corps et à la tête. Et comme je dis, je ne pense pas davantage qu'on pourrait accuser la douzaine d'autres personnes qui poussaient pour prendre part à ce qu'on pourrait appeler la mêlée.

Je ne vois aucune preuve qui me permettrait d'ordonner un renvoi à procès pour des lésions corporelles, mais il existe certainement assez d'éléments de preuve de voies de fait simples. Je renvoie donc l'accusé pour qu'il subisse son procès à la prochaine session régulière de la Cour du Banc de la Reine, devant un juge seul, relativement à l'accusation de — à l'accusation incluse de voies de fait simples.

Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan (le juge McIntyre)

Le juge McIntyre a examiné les art. 248, 574 et 577 du Code ainsi que la jurisprudence relative à la présentation d'actes d'accusation. Il a dit craindre que, s'il souscrivait à l'argumentation du ministère public, les poursuivants puissent porter des accusations même lorsqu'un juge avait conclu expressément que la preuve était insuffisante pour renvoyer un accusé subir son procès relativement à l'accusation visée. Estimant qu'il n'était pas lié par la jurisprudence d'autres provinces, le juge McIntyre a décidé de suivre la décision rendue par sa propre cour dans l'affaire R. c. Hill (1987), 57 Sask. R. 234. Dans cette affaire, le juge Maher avait statué qu'aux termes des al. 548(1)b) et 577b) du Code, le renvoi à procès relativement à l'infraction incluse d'homicide involontaire coupable constituait une libération de l'accusation de meurtre au deuxième degré. Préférant cette approche, le juge McIntyre a conclu que l'accusé avait été libéré de l'accusation de voies de fait causant des lésions corporelles et il a donc annulé cette accusation. Il a fait observer qu'il n'y avait pas lieu de permettre aux poursuivants de [traduction] «critiquer après coup [. . .] un juge qui préside l'enquête préliminaire». Selon lui, pour présenter un acte d'accusation énonçant un chef de voies de fait causant des lésions corporelles, le ministère public devrait recourir à un acte d'accusation direct conformément aux al. 577b) et c) et obtenir le consentement personnel écrit du procureur général.

Cour d'appel (1992), 97 Sask. R. 245 (le juge Tallis oralement, avec l'appui des juges Cameron et Jackson)

Le juge Tallis a expressément désavoué l'opinion selon laquelle le renvoi à procès relatif à l'infraction moindre de voies de fait simples constitue une «libération» au sens de l'al. 548(1)b) ou de l'al. 577b). Jugeant que la disposition déterminante en l'espèce était l'al. 574(1)b), il a exprimé l'avis que cet alinéa habilitait un poursuivant à présenter un acte d'accusation comportant un chef d'accusation en remplacement de toute infraction pour laquelle l'accusé avait été renvoyé à son procès. Comme on avait satisfait aux exigences de l'art. 574, le juge Tallis a conclu que rien n'empêchait le poursuivant de substituer le chef d'accusation initial à celui pour lequel l'accusé avait été renvoyé à son procès. Il a également fait observer que cette conclusion était compatible avec l'arrêt R. c. Hampton (1990), 69 Man. R. (2d) 293 (autorisation de pourvoi refusée sub nom. D.K.H. c. The Queen, [1991] 1 R.C.S. viii), dans lequel la Cour d'appel du Manitoba avait jugé que l'art. 574 permet au poursuivant d'élargir l'acte d'accusation conformément à ce que la preuve révèle.

La question en litige

Comme je l'ai mentionné au départ, la question, en l'espèce, en est strictement une d'interprétation législative: lorsqu'un accusé a choisi d'être jugé par un juge seul, l'al. 574(1)b) du Code permet‑il au poursuivant de présenter un acte d'accusation comportant un chef d'accusation pour lequel le juge de paix qui préside l'enquête préliminaire refuse de renvoyer l'accusé à procès? L'appelant soutient que l'al. 574(1)b) n'a pas une portée aussi large et que les pouvoirs du poursuivant sont limités par ceux que l'art. 548 confère au juge de paix qui préside l'enquête préliminaire. Je vais donc examiner brièvement l'art. 548 pour ensuite, une fois le contexte établi, étudier les pouvoirs qu'a le ministère public de présenter un acte d'accusation en vertu de l'art. 574. J'examinerai enfin la question de l'application de l'art. 574 aux faits de l'espèce.

L'enquête préliminaire

Je tiens d'abord à souligner qu'une enquête préliminaire n'est pas un procès et que le rôle du juge de paix, à l'enquête préliminaire, consiste, comme l'a affirmé le juge Cory dans l'arrêt R. c. Barbeau, [1992] 2 R.C.S. 845, à la p. 853, «à déterminer si la preuve est suffisante pour renvoyer l'accusé à son procès.» L'enquête préliminaire offre la possibilité à l'accusé d'échapper à l'indignité d'être traduit en justice lorsqu'il n'existe tout simplement pas d'éléments de preuve suffisants pour justifier la tenue même d'un procès. C'est au juge de paix qui préside une telle enquête qu'il appartient de décider si l'accusé devrait subir un procès. La décision de libérer l'accusé d'une accusation n'est pas susceptible d'appel et ne saurait être contestée que par voie de certiorari. En même temps, la libération d'une accusation ne constitue pas une déclaration de non‑culpabilité et ne saurait fonder un plaidoyer d'autrefois acquit.

Les pouvoirs du juge de paix qui préside une enquête préliminaire sont énoncés à l'art. 548 dont voici le texte:

548. (1) Lorsque le juge de paix a recueilli tous les témoignages, il doit:

a) renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire est suffisante;

b) libérer l'accusé, si à son avis la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès. [Je souligne.]

L'article 548 autorise le juge de paix à choisir entre deux solutions possibles: renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès en vertu de l'al. a) ou libérer l'accusé en vertu de l'al. b). Le juge de paix opte pour la seconde solution s'il estime que «la preuve à l'égard de l'infraction dont [le prévenu] est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès». S'il existe une preuve suffisante à l'égard de tout acte criminel, le juge de paix ne libère pas l'accusé, mais le renvoie plutôt à son procès. Dans le cas où le juge de paix estime qu'il y a lieu de renvoyer l'accusé à son procès, l'al. 548(1)a) confère des pouvoirs de renvoi très étendus. La disposition impose peu de restrictions et autorise le juge de paix à ordonner le renvoi à procès pour tout acte criminel, soit en plus soit en remplacement des infractions mentionnées dans la dénonciation. La seule restriction est que l'accusation doit reposer sur la preuve recueillie à l'enquête préliminaire.

Les pouvoirs de présenter un acte d'accusation

Les dispositions relatives aux pouvoirs de mise en accusation se trouvent à la partie XX du Code et, plus particulièrement, aux art. 574 à 580. L'article 574 porte sur ce qui est souvent appelé le pouvoir de mise en accusation ordinaire et l'art. 577, sur le pouvoir plus exceptionnel de mise en accusation directe.

En l'espèce, c'est uniquement le pouvoir de mise en accusation ordinaire de l'art. 574 qui est en cause. Il en est ainsi parce que l'art. 566 du Code, reproduit ci‑dessus, prévoit expressément que l'art. 577 ne s'applique pas aux procès devant un juge seul. Selon cette modification apportée au Code en 1985, une fois que l'accusé a choisi d'être jugé par un juge seul, le poursuivant ne peut exercer que le pouvoir de mise en accusation ordinaire de l'art. 574. Il vaut la peine ici de reproduire de nouveau le texte de l'art. 574, en mettant entre crochets la référence à l'art. 577 qui ne s'applique pas en l'espèce:

574. (1) Sous réserve du paragraphe (3) [et de l'article 577], le poursuivant peut présenter un acte d'accusation contre toute personne qui a été renvoyée pour subir son procès à l'égard de:

a) n'importe quel chef d'accusation pour lequel cette personne a été renvoyée pour subir son procès;

b) n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, en plus ou en remplacement de toute infraction pour laquelle cette personne a été renvoyée pour subir son procès,

que ces chefs d'accusation aient été ou non compris dans une dénonciation.

. . .

(3) Dans le cas de poursuites menées par un poursuivant autre que le procureur général ou dans lesquelles le procureur général n'intervient pas, aucun acte d'accusation ne peut être déposé en vertu du paragraphe (1) devant un tribunal sans une ordonnance écrite de ce tribunal ou d'un juge de ce tribunal. [Je souligne.]

Qu'en est‑il de la portée des pouvoirs conférés par cet article? D'abord, un acte d'accusation ne peut être présenté en vertu de l'art. 574 que si l'accusé a subi une enquête préliminaire et «a été renvoyé pour subir son procès». S'il n'y a pas eu d'enquête préliminaire, ou si l'accusé n'a pas été renvoyé à procès, aucun acte d'accusation ne peut être présenté en vertu de cet article.

Dans l'hypothèse où ces conditions préliminaires sont remplies, le poursuivant a le choix entre deux solutions. Il peut d'abord, en vertu de l'al. 574(1)a), présenter un acte d'accusation à l'égard de n'importe quel chef pour lequel l'accusé a été renvoyé à son procès. Rappelons que l'al. 548(1)a) permet au juge de paix qui préside l'enquête préliminaire de renvoyer l'accusé pour qu'il subisse son procès à l'égard de toute infraction dont l'existence a été révélée par la preuve. Le juge de paix et le poursuivant peuvent convenir qu'un accusé devrait subir un procès à l'égard d'une infraction donnée. Le cas échéant, le poursuivant peut simplement souscrire à l'opinion du juge de paix qui a présidé l'enquête préliminaire et présenter, en vertu de l'al. 574(1)a), un acte d'accusation comportant ces chefs précis.

Il se peut, cependant, que le poursuivant ne partage pas l'opinion du juge de paix quant au caractère suffisant de la preuve. Lorsque le juge de paix et le poursuivant ont des points de vue divergents, l'al. 574(1)b) confère au poursuivant le pouvoir d'aller au‑delà des chefs d'accusation retenus par le juge de paix et d'y en ajouter ou de leur en substituer d'autres. Il s'agit d'un pouvoir très large, assorti d'une seule restriction explicite, soit que l'accusation «se rapport[e] aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire». Cette restriction est similaire à celle qui est imposée au juge de paix aux termes de l'art. 548. L'interprétation donnée par la Cour d'appel est appuyée par le texte clair de l'al. 574(1)b) qui permet au poursuivant, lorsque l'accusé a été renvoyé à son procès, d'ajouter des chefs d'accusation dans la mesure où ils se rapportent à des infractions dont l'existence a été révélée à l'enquête préliminaire.

Je reviens maintenant à la prétention de l'appelant que l'art. 548 limite la portée de l'art. 574. Premièrement, je soulignerais que le texte de l'art. 574 n'appuie nullement cette prétention. Si le Parlement avait voulu que l'art. 574 s'applique «sous réserve de l'art. 548», ces mots auraient pu facilement être ajoutés, ou encore l'al. 574(1)b) aurait pu être rédigé de façon à ne donner au poursuivant que le pouvoir de présenter «n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve, à l'exception d'un chef d'accusation pour lequel le juge de paix qui a présidé l'enquête préliminaire a refusé de renvoyer l'accusé à son procès». On ne trouve ces mots nulle part. L'alinéa 574(1)b) donne plutôt clairement au poursuivant le pouvoir d'ajouter ou de substituer «n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve». Rien n'indique que ces larges pouvoirs de mise en accusation doivent être limités par l'art. 548 et je ne vois aucune raison d'y insérer des mots qui ne s'y trouvent tout simplement pas.

Au-delà des termes précis de cette disposition, l'appelant fait valoir que cette restriction doit en découler implicitement puisque le juge de paix dont il est question à l'art. 548 a conclu que l'accusation n'est pas appuyée par la preuve. Il prétend qu'il y a lieu de s'en remettre à cette conclusion et qu'il ne devrait pas être loisible au poursuivant de «renverser» la décision du juge de paix. À mon avis, cet argument dénature le rôle du juge de paix à l'enquête préliminaire ainsi que la raison d'être de l'art. 574.

La fonction première du juge de paix consiste à déterminer s'il y a lieu de renvoyer l'accusé à son procès. La décision qu'il prend à cet égard repose sur l'opinion qu'il se fait quant au caractère suffisant de la preuve. Si le juge de paix n'ordonne pas le renvoi à procès de l'accusé, le poursuivant n'a pas le pouvoir de présenter un acte d'accusation en vertu de l'art. 574, et ce, même si ce dernier estime que la preuve produite est suffisante. La présentation d'un acte d'accusation en vertu de cet article est subordonnée au renvoi à procès de l'accusé. Cela ne date pas d'hier. Comme le juge Lamer l'a souligné dans l'arrêt McKibbon c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 131, à la p. 144:

. . . dans le cas où une enquête préliminaire avait résulté en un renvoi au procès, le système était imprécis quant aux accusations qu'on pouvait présenter, la seule condition préalable (même pour les procès expéditifs, d'après la pratique judiciaire) étant que l'accusation «soit fondée sur les faits ou les éléments de preuve révélés dans les dépositions».

La version actuelle de l'art. 548 donne au juge de paix qui préside une enquête préliminaire des pouvoirs de renvoi à procès beaucoup plus larges que ne le faisaient les versions antérieures de cette disposition du Code. Cependant, tout chef d'accusation doit être fondé sur la preuve recueillie à l'enquête préliminaire. Si tel n'est pas le cas, l'opinion du juge de paix, selon laquelle il l'est, n'est tout simplement pas pertinente. À titre d'exemple, présumons que le poursuivant présente, conformément à l'al. 574(1)a), un acte d'accusation énonçant les chefs pour lesquels le juge de paix a renvoyé l'accusé à son procès. L'accusé peut présenter au juge du procès une requête en annulation des accusations, s'il estime que les chefs d'accusation ne se rapportent pas à des infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie. Le juge saisi de cette requête doit examiner le dossier même. Il ne «s'en remet» pas à l'opinion que s'est formée le juge de paix à l'enquête préliminaire, mais il décide d'annuler ou non uniquement en fonction de la preuve recueillie à l'enquête préliminaire. Il ne s'agit pas de s'en remettre à la décision du juge de paix ou de la «renverser». Il s'agit d'annuler ou non un acte d'accusation en se fondant sur la preuve.

La situation est‑elle différente si le poursuivant présente un acte d'accusation en vertu de l'al. 574(1)b)? Là encore, l'accusé peut déposer une requête en annulation et, là encore, le juge consulte le dossier. La seule question qui se pose est de savoir si l'accusation elle‑même est fondée sur les infractions dont l'existence a été révélée par la preuve. Si elle ne l'est pas, l'accusation sera annulée. Il ne s'agit pas de se demander si le poursuivant a eu tort de «renverser» la décision du juge de paix, ni de savoir s'il aurait dû s'en remettre à l'opinion de ce dernier. À cet égard, je souscris aux observations formulées par le juge Helper dans l'arrêt R. c. Hampton, précité, à la p. 302:

[traduction] Les chefs d'accusation précis pour lesquels le juge de paix renvoie l'accusé à son procès ne changent rien au pouvoir discrétionnaire que le poursuivant a, en vertu de l'art. 574, de présenter ces mêmes chefs contre l'accusé ou d'en ajouter ou en substituer d'autres. [. . .] La condition préalable à l'exercice du pouvoir que l'art. 574 confère au poursuivant est le renvoi à procès à l'égard d'une affaire déterminée. Lorsqu'il exerce ce pouvoir discrétionnaire administratif, le poursuivant ne se livre pas à une attaque indirecte contre la décision du juge de paix dont le seul pouvoir est de renvoyer l'accusé à son procès ou de le libérer du processus judiciaire.

J'aimerais commenter brièvement un autre aspect de l'argumentation de l'appelant. Celui‑ci se fonde sur notre arrêt McKibbon c. La Reine, précité, pour affirmer que les pouvoirs conférés à l'art. 574 ne sauraient être exercés lorsque l'accusé a été libéré, et que le mot «libérer» à l'art. 548 devrait s'interpréter comme signifiant «libérer à l'égard d'une infraction précise». J'estime que cet arrêt n'appuie pas les prétentions de l'appelant.

Premièrement, l'arrêt McKibbon c. La Reine n'est pas strictement applicable ici. Il s'agissait, dans cette affaire, d'interpréter l'art. 574 mais, en raison du texte des dispositions alors en vigueur, il fallait nécessairement que la Cour examine la portée de l'art. 577 pour interpréter cet article. Lorsqu'on juxtaposait les art. 548 et 577, le sens à donner au mot «libéré» posait de sérieuses difficultés. L'interprétation de l'art. 574 retenue dans cet arrêt était la seule qui permettait de donner effet au régime législatif qui, dans ce cas, nécessitait la conciliation des art. 548, 574 et 577. Cependant, l'arrêt McKibbon c. La Reine a été rendu avant les modifications de 1985 et il portait sur un procès devant jury. Dans notre cas, le régime législatif a été modifié et un ensemble de questions différentes se posent. Monsieur Tapaquon a choisi d'être jugé par un juge seul. À cause de l'adoption de l'art. 566, l'art. 577 ne s'applique pas en l'espèce. Dans ce contexte, les problèmes qui peuvent éventuellement se poser dans l'interprétation du mot «libéré» à l'art. 577 ne devraient pas sous-tendre l'interprétation de l'art. 574 qui est clair et non ambigu.

Deuxièmement, la Cour n'a pas à commenter le sens du mot «libéré» étant donné que cette question n'a tout simplement rien à voir avec celle dont nous sommes saisis. Ce qui est en cause, c'est l'interprétation de l'al. 574(1)b). La seule question qui se pose, relativement à cette disposition, est de savoir si l'accusé a subi une enquête préliminaire et s'il a été renvoyé pour subir son procès à l'égard de n'importe quelle infraction. Dans l'affirmative, le poursuivant peut présenter un acte d'accusation, à la condition que les chefs se rapportent aux infractions dont l'existence a été révélée à l'enquête préliminaire. Il est absolument sans importance que l'on donne une interprétation large ou stricte au mot «libérer» à l'art. 548. Comme je l'ai déjà mentionné, l'al. 574(1)b) donne au ministère public le pouvoir de présenter un acte d'accusation à l'égard de n'importe quel chef se rapportant à une infraction dont l'existence a été révélée par la preuve. L'opinion d'un juge de paix selon laquelle la preuve est insuffisante pour porter une accusation précise ne modifie pas ou ne limite pas ce pouvoir. Ce pouvoir n'est limité que par les infractions dont l'existence a été révélée par la preuve.

Les considérations de principe qui sous‑tendent les différentes procédures applicables aux pouvoirs de mise en accusation ordinaire ou directe appuient mon interprétation. L'article 577 permet la présentation d'un acte d'accusation lorsqu'il n'y a pas eu d'enquête préliminaire ou lorsque l'accusé a été libéré. Lorsqu'un acte d'accusation est présenté en vertu de l'art. 577, il est clair que l'accusé, ne peut se prévaloir de certaines garanties procédurales. Par exemple, il n'y a aucune exigence que l'acte d'accusation se rapporte à des infractions dont l'existence a été révélée par la preuve et l'accusé ne peut donc présenter de requête en annulation. Dans ce contexte, il est à la fois raisonnable et souhaitable que le poursuivant obtienne le consentement personnel du procureur général dont l'imputabilité politique sert de garantie contre les abus potentiels.

Toutefois, si on procède par voie de mise en accusation ordinaire conformément à l'art. 574, l'accusé bénéficie de garanties procédurales. Une enquête préliminaire doit être tenue et l'accusé doit être renvoyé pour subir son procès. Lorsque le poursuivant présente alors un acte d'accusation, en vertu de l'al. 574(1)a) ou de l'al. 574(1)b), les chefs d'accusation doivent «se rapport[er] aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve». Si l'accusé estime que l'accusation ne se rapporte pas à une infraction dont l'existence a été révélée par la preuve, il peut en demander l'annulation. Il n'a pas alors le fardeau de prouver l'absence d'infractions révélées par la preuve. À l'examen des pouvoirs conférés au juge de paix par l'art. 548 ou de ceux que le poursuivant tient de l'art. 574, une chose est claire: les accusations doivent se rapporter aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve. Le juge qui entend une requête en annulation doit s'assurer que les chefs spécifiquement mentionnés dans l'acte d'accusation se rapportent aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve. Si le juge du procès conclut que le juge de paix ou le poursuivant a commis une erreur quant au caractère suffisant de la preuve, l'acte d'accusation sera annulé. Suivant cette interprétation, à moins que le juge du procès ne décide qu'il y a lieu d'annuler l'acte d'accusation, il n'y a aucune raison de demander l'intervention du procureur général. L'accusé dispose de garanties procédurales suffisantes et les possibilités d'abus sont extrêmement réduites, voire inexistantes.

Je conclus que, lorsqu'un accusé a choisi d'être jugé par un juge seul et qu'il est renvoyé à procès par un juge de paix, l'al. 574(1)b) permet au ministère public de présenter un acte d'accusation à l'égard de n'importe quel chef d'accusation qui se rapporte à une infraction dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie à l'enquête préliminaire, sans égard à l'opinion du juge de paix quant à cette infraction précise. Un tel acte d'accusation peut être annulé si les chefs d'accusation ne se rapportent pas aux infractions dont l'existence a été révélée à l'enquête préliminaire. Cette conclusion tirée, je passe à son application à la présente affaire.

Application

En statuant sur la requête en annulation, le juge du procès s'est fondé sur sa propre interprétation de l'al. 574(1)b) pour conclure que le ministère public n'avait pas le pouvoir de présenter un acte d'accusation en l'espèce. En raison de l'interprétation qu'il a donnée à cette disposition, le juge du procès n'a pas examiné la question essentielle soulevée par la requête, savoir si les chefs d'accusation se rapportaient aux infractions dont l'existence avait été révélée à l'enquête préliminaire. Un examen de la preuve s'impose donc pour décider du bien‑fondé de la requête en cumulation.

À l'enquête préliminaire, David Wood a témoigné qu'il agissait comme chaperon à la danse et, à l'audience, il a identifié l'appelant comme étant la personne qui lui avait assené trois coups de poing au visage. Il a ajouté, pour plus de certitude, que son assaillant s'était tenu derrière Joe Francis. Les deux premiers coups n'ont fait que lui effleurer le visage, mais le troisième l'a atteint à la joue gauche, lui projetant la tête de côté et lui faisant perdre ses lunettes, sans le faire tomber cependant. Selon son témoignage, [traduction] «il me semble que j'ai alors été frappé de côté ou quelque chose du genre, que j'ai été projeté tête première contre une fenêtre et que j'ai perdu conscience à ce moment‑là». Le témoin n'a pu préciser d'où venait le coup qui lui a fait perdre conscience. Il a subi une légère commotion, a eu une incisive gauche cassée, le nez fracturé, des ecchymoses au côté droit de la figure, une lèvre fendue et des douleurs aux côtes. En plus de faire remplacer la dent cassée, il a dû subir deux traitements de canal. La preuve a révélé que la dent cassée se trouvait du côté où l'appelant l'avait frappé.

Michelle Guay a également témoigné que l'appelant a frappé David Wood à deux ou trois reprises. Elle a affirmé que l'appelant et d'autres personnes poussaient tous, puis elle a entendu un grand bruit et a aperçu David Wood qui gisait sur le sol. Elle a indiqué que les gens qui entouraient David Wood, à ce moment‑là, étaient Brad Spence, l'appelant et peut‑être Joe Francis. Elle a également témoigné qu'elle avait vu David Wood recevoir des coups de pied et qu'elle pensait que l'auteur de ces coups de pied était Brad Spence. Elle a poursuivi sa déposition de la façon suivante:

[traduction]

Q.Et Darren Tapaquon, où se trouvait‑il à ce moment‑là?

R.Il était là. Je crois que quelqu'un le tenait ou qu'on essayait de le retenir ou quelque chose du genre, lui et Brad. On leur disait d'arrêter ou que sais‑je encore.

. . .

Q.Après que la bagarre eut éclaté, avez‑vous vu où se trouvait Darren Tapaquon par rapport à celle‑ci?

R.En gros, il se trouvait, par exemple David était à terre, étendu à terre, et j'étais en face de lui et Darren se tenait de ce côté‑ci et Brad était de ce côté, juste ici. En gros, ils étaient un à côté de l'autre.

Stephen Liebel a dit que la personne qui se tenait derrière Joe Francis était la seule de l'extérieur à porter une chemise rose. Selon lui, cette personne tentait réellement d'inciter Joe à donner le premier coup et elle a dit à Joe quelque chose comme [traduction] «poignarde‑le, taille‑le en pièces», en parlant de Stephen Liebel ou de David Wood. Stephen Liebel a témoigné que deux ou trois hommes donnaient des coups de pied à David pendant qu'il gisait sur le sol et que celui‑ci a été atteint une fois à la figure et deux ou trois fois aux côtes.

Jody Taylor a déclaré, dans son témoignage, que l'appelant a assené deux ou trois coups de poing à David Wood et l'a atteint au visage à deux ou trois reprises. Elle a identifié l'appelant à l'audience, mais a ajouté, pour plus de certitude, que la personne qui a frappé David Wood ce soir‑là portait les cheveux en queue de cheval et était vêtue d'une chemise rose ou vert fluo.

L'agent de police Thomas Abrook, qui a observé l'appelant après son arrestation, l'a identifié à l'audience et l'a décrit comme portant les cheveux en queue de cheval et vêtu d'une chemise rose qui tranchait sur ce que les autres portaient. Il a également témoigné que l'appelant avait, à l'annulaire gauche, une coupure qui pouvait avoir été causée par un coup qu'il aurait porté, et il a signalé qu'il y avait du sang sur sa chemise.

Que faire de cette preuve? Le juge Meagher de la Cour provinciale a conclu que les blessures de David Wood résultaient des coups de pied qu'il avait reçus et qu'il n'y avait pas de preuve qui reliait l'appelant à ces coups. Je ne suis pas de cet avis. D'abord, il peut y avoir un lien entre des coups portés au visage et un nez fracturé et des dents endommagées, contrairement aux conclusions tirées par le juge de paix à l'enquête préliminaire. De plus, même si Michelle Guay a déclaré qu'elle avait vu Brad Spence donner les coups de pied, d'autres témoins ont affirmé que deux ou trois personnes avaient donné des coups de pied à David Wood, et l'accusé a été identifié comme étant l'une des personnes qui entouraient la victime. On a également témoigné que des gens retenaient l'appelant et lui disaient d'arrêter. Il y avait du sang sur la chemise de l'appelant et il avait des blessures qu'il pouvait s'être infligées en assenant des coups de poing à quelqu'un.

Il appartient au juge du procès d'apprécier tout ce que la preuve peut révéler au procès. Il reste toutefois qu'à l'enquête préliminaire il y avait, selon moi, assez d'éléments de preuve dans le dossier pour justifier la présentation d'un acte d'accusation comportant le chef de voies de fait causant des lésions corporelles.

Pour ces motifs, je conclus que, dans les cas où l'accusé a choisi un procès devant un juge seul, l'al. 574(1)b) du Code habilite le poursuivant à présenter un acte d'accusation énonçant n'importe quel chef d'accusation pourvu qu'il se rapporte à des infractions dont l'existence a été révélée à l'enquête préliminaire. En l'espèce, la preuve recueillie à l'enquête préliminaire a révélé l'existence de voies de fait causant des lésions corporelles et je suis d'accord avec la Cour d'appel pour dire que la requête en annulation aurait dû être rejetée.

Depuis que j'ai rédigé ces motifs, j'ai eu l'occasion de lire ceux de mon collègue le juge Sopinka et j'aimerais ajouter ce qui suit.

Mon collègue affirme à la p. 546 que, lorsque le juge qui préside l'enquête préliminaire «a entendu tous les témoignages, son refus d'ordonner le renvoi à procès pour une infraction reprochée dans la dénonciation équivaut à une décision judiciaire que le chef d'accusation «[ne se rapporte pas à une] infraction dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie»» (je souligne). Je ne suis pas d'accord. À mon avis, cette affirmation laisse entendre que le juge de paix a un rôle plus large que celui envisagé par le Code (art. 548). À l'enquête préliminaire, le rôle du juge de paix consiste uniquement à déterminer si l'accusé devrait être renvoyé ou non à son procès, comme notre Cour l'a affirmé à l'unanimité dans l'arrêt R. c. Barbeau, précité. Elle implique également qu'il y aurait lieu de faire preuve de retenue envers sa «décision judiciaire», ce qui dénature encore une fois le rôle que joue le juge de paix à l'enquête préliminaire. Comme je l'ai déjà indiqué, le poursuivant qui présente un acte d'accusation en vertu de l'al. 574(1)b) ne renverse pas la décision du juge de paix. Mon collègue se fonde sur l'art. 548 du Code et sur le fait que le juge de paix qui préside l'enquête préliminaire rend une «décision judiciaire» pour conclure que la «bonne façon de statuer sur les chefs d'accusation pour lesquels la preuve est insuffisante pour renvoyer l'accusé à son procès consiste à libérer l'accusé de ces chefs d'accusation» (p. 547). À cet égard, l'art. 574 est très clair et n'exige pas de déterminer le statut de l'accusé relativement aux chefs d'accusation pour lesquels la preuve est insuffisante pour qu'on le renvoie à son procès. L'alinéa 574(1)b) prévoit qu'un acte d'accusation peut être présenté à l'égard de «n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, en plus ou en remplacement de toute infraction pour laquelle cette personne a été renvoyée pour subir son procès» (je souligne). Je ne puis voir comment un texte aussi clair pourrait empêcher la présentation d'un acte d'accusation comportant un chef d'accusation au sujet duquel le juge de paix a conclu que la preuve était insuffisante pour renvoyer l'accusé à son procès. L'article 574 ne traite pas de la question de la libération d'une accusation. Contrairement à ce qu'affirme mon collègue, même si j'accepte que le Code doit s'interpréter comme un tout (R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865), lorsqu'on interprète le par. 566(3) dans son contexte, il est clair que seul l'art. 574, et non l'art. 577, s'applique lorsque l'accusé choisit d'être jugé par un juge sans jury. Aller au‑delà de termes aussi clairs irait à l'encontre de l'intention du législateur. L'article 577 s'applique uniquement aux procès devant jury et n'est d'aucun secours pour interpréter l'art. 574. Ce sont là deux règles séparées et distinctes qui répondent à des impératifs différents.

Le renvoi à l'arrêt McKibbon c. La Reine, précité, n'est pas pertinent. Cette affaire portait sur l'art. 577 dans le contexte d'un procès devant jury, avant les modifications de 1985. Selon mon collègue, les modifications de 1985 n'étaient pas destinées à effectuer des changements fondamentaux, mais tenaient plutôt d'une codification des pouvoirs qu'ont les poursuivants de présenter des actes d'accusation. Même si c'était le cas, l'art. 496 du Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, qui régissait les procès sans jury, ne précisait pas si l'accusé était libéré ou non d'une accusation (voir l'al. 496(2)b)). L'arrêt McKibbon c. La Reine ne saurait donc appuyer le point que soutient mon collègue selon lequel il est pertinent en l'espèce de déterminer si l'accusé a été libéré de l'accusation en cause.

En outre, il est éminemment logique que, pour les crimes plus graves, ceux qui seront jugés devant juge et jury, les exigences soient plus grandes que pour les crimes moins graves, ceux qui seront jugés par un juge seul. C'est, à mon avis, ce que les art. 577 et 574 du Code visent à accomplir. L'interprétation qu'en donne mon collègue élimine cette distinction, dépouillant par là l'art. 574 de son sens véritable.

En conséquence, je suis d'avis de rejeter le pourvoi.

Pourvoi accueilli, le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente.

Procureurs de l'appelant: Ryan, MacIsaac & Associates, Regina.

Procureur de l'intimée: Le procureur général de la Saskatchewan, Regina.

Procureur de l'intervenant: John C. Tait, Ottawa.


Synthèse
Référence neutre : [1993] 4 R.C.S. 535 ?
Date de la décision : 16/12/1993
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit criminel - Procédure - Présentation d'actes d'accusation - Procès sans jury - Enquête préliminaire - Conclusion du juge de l'enquête préliminaire à l'existence d'une preuve insuffisante pour justifier l'accusation -- Juge de l'enquête préliminaire renvoyant l'accusé pour qu'il subisse son procès relativement à une infraction incluse moindre - Présentation par le ministère public d'un acte d'accusation comportant le chef initial nonobstant la conclusion tirée à l'enquête préliminaire - Un poursuivant peut‑il présenter un acte d'accusation comportant le chef initial même si le juge de l'enquête préliminaire a renvoyé l'accusé pour qu'il subisse son procès seulement à l'égard d'une infraction incluse moindre? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 267(1)b), 548(1)a), b), (2), 566(1), (2), (3), 568, 574(1)a), b), 576(1), 577a), b), c), d).

L'appelant a choisi de subir son procès devant un juge seul relativement à une accusation de voies de fait causant des lésions corporelles (al. 267(1)b) du Code criminel). Le juge qui présidait l'enquête préliminaire a conclu que la preuve était insuffisante pour ordonner le renvoi à procès relativement à ce chef d'accusation et a renvoyé l'accusé pour qu'il subisse son procès relativement à l'infraction incluse moindre de voies de fait simples. Le poursuivant a néanmoins présenté un acte d'accusation comportant le chef initial. L'appelant a déposé avec succès en Cour du Banc de la Reine une requête en annulation de l'acte d'accusation pour le motif qu'il avait été libéré du chef initial de voies de fait causant des lésions corporelles. La Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté par le ministère public et a renvoyé l'affaire devant la Cour du Banc de la Reine pour qu'un procès soit tenu relativement à l'accusation de voies de fait causant des lésions corporelles. Il s'agit ici de déterminer si le poursuivant peut présenter un acte d'accusation en vertu de l'al. 574(1)b) pour l'infraction initialement reprochée dans la dénonciation, même si le juge de l'enquête préliminaire a renvoyé l'accusé pour qu'il subisse son procès relativement à une infraction incluse moindre, plutôt que relativement au chef d'accusation initial.

Arrêt (le juge L'Heureux‑Dubé est dissidente): Le pourvoi est accueilli.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Iacobucci et Major: Le juge de l'enquête préliminaire doit, en vertu de l'art. 548, renvoyer la personne inculpée pour qu'elle subisse son procès, lorsqu'il existe des éléments de preuve admissibles qui pourraient, s'ils étaient crus, entraîner une déclaration de culpabilité. Le juge est présumé avoir examiné les éléments de preuve se rapportant à l'infraction en question et son refus d'ordonner le renvoi à procès pour une infraction reprochée dans la dénonciation équivaut à une décision judiciaire que le chef d'accusation ne se rapporte pas à une infraction dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie.

Le juge de l'enquête préliminaire n'a pas seulement le pouvoir de renvoyer l'accusé à son procès ou de le libérer de sorte qu'il appartienne au poursuivant de préciser les infractions reprochées. Le paragraphe 548(1) doit être lu conjointement avec d'autres dispositions, dont le par. 548(2). S'il n'y a qu'un seul chef d'accusation, le juge a le choix entre renvoyer l'accusé à son procès ou le libérer. S'il existe plusieurs chefs d'accusation, le juge doit préciser quelles sont les accusations à l'égard desquelles l'accusé doit subir son procès (par. 548(2)). En vertu de l'al. 574(1)a), le poursuivant est habilité à présenter un acte d'accusation à l'égard de «n'importe quel chef d'accusation pour lequel cette personne a été renvoyée pour subir son procès».

L'accusé qui n'est pas renvoyé pour subir son procès à l'égard d'un chef d'accusation n'est plus accusé de l'infraction en question. Il y a eu une décision judiciaire qu'il n'y a pas de preuve justifiant ce chef d'accusation. Le juge doit examiner tous les chefs d'accusation et décider de quelque façon que ce soit de leur sort; un chef d'accusation ne peut pas tomber dans l'oubli. La bonne façon de statuer sur les chefs d'accusation pour lesquels la preuve est insuffisante pour renvoyer l'accusé à son procès consiste à libérer l'accusé de ces chefs d'accusation. Pour aller de l'avant, un nouveau chef doit être déposé soit au moyen d'une nouvelle dénonciation, soit au moyen d'un acte d'accusation présenté par le procureur général.

Les modifications de 1985 n'étaient pas destinées à effectuer des changements fondamentaux, mais tenaient plutôt d'une codification des principes formulés dans l'arrêt McKibbon c. La Reine. Le procureur général, ou toute personne qui a le consentement du juge de la cour, peut présenter un acte d'accusation pour toute infraction qu'il y ait eu ou non enquête préliminaire, et, s'il y en a eu une, peu importe que l'accusé ait été libéré ou renvoyé à son procès pour cette infraction ou toute autre infraction. Le poursuivant peut présenter des actes d'accusation si une enquête préliminaire a été tenue et si l'accusé a été renvoyé à son procès relativement à au moins un des chefs d'accusation sur lesquels a porté l'enquête du juge. Le chef d'accusation doit toutefois porter sur une infraction pour laquelle l'accusé a été renvoyé à son procès ou sur une infraction révélée par la preuve soumise à l'enquête préliminaire et concernant laquelle l'accusé n'a pas été libéré.

On ne peut interpréter isolément l'art. 574 pour éviter l'éventuel problème de sens du terme «libéré» que l'on trouve à l'art. 577 (mises en accusation directe). Les dispositions d'une loi devraient être interprétées non pas isolément, mais par rapport à l'ensemble de la loi et recevoir une interprétation qui s'harmonise avec les dispositions portant sur la même question.

En vertu de l'art. 566, l'art. 574 s'applique non seulement aux procès devant jury, mais encore aux procès sans jury. Dans le cadre de procès devant jury, il a pour effet, avec l'art. 577, d'établir un code complet concernant les pouvoirs qu'a la poursuite de présenter des actes d'accusation. Le même article ne peut pas avoir un sens dans le cas d'un procès devant jury et un autre sens dans le cas d'un procès sans jury. Pour que les termes de l'art. 574, qui l'assujettissent à l'art. 577, aient un sens quelconque, il faut interpréter cet article sous réserve des restrictions imposées par l'art. 577. La restriction imposée à l'art. 574, qui est pertinente ici, est qu'il ne peut y avoir présentation d'un acte d'accusation en vertu de cet article s'il y a eu libération de l'accusé. On a interprété le terme «libéré» comme signifiant «non renvoyé à procès relativement au chef d'accusation déposé». L'article 574 doit être interprété comme étant assujetti à la restriction selon laquelle un acte d'accusation ne saurait être présenté en vertu de cet article dans un cas où l'accusé n'a pas été renvoyé pour subir son procès relativement au chef d'accusation déposé. Cette restriction s'applique nonobstant les termes «en plus ou en remplacement de toute infraction» que l'on trouve à l'al. 574(1)b). Le poursuivant conserve le pouvoir de présenter un acte d'accusation à l'égard d'une infraction dont le prévenu n'a pas été accusé, mais qui se rapporte aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve.

Dans un procès sans jury, le poursuivant peut donc présenter un acte d'accusation 1) à l'égard de n'importe quel chef d'accusation pour lequel l'accusé a été renvoyé à son procès, ou 2) à l'égard de n'importe quel chef d'accusation se rapportant aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire, à la condition qu'il ne s'agisse pas d'une infraction dont le prévenu a été accusé et pour laquelle il n'a pas été renvoyé à son procès. Dans les affaires criminelles graves, le poursuivant peut recourir à l'art. 568 et exiger un procès devant jury. L'article 577 devient alors applicable. Dans d'autres cas, il se peut que le ministère public soit en mesure de procéder par voie de nouvelle dénonciation. Même s'il a été retiré par l'art. 577 dans le cas de procès devant jury, le droit de le faire, reconnu par la common law, n'a pas été retiré dans le cas de procès sans jury. Toutefois, le recours à ce pouvoir peut, dans certaines circonstances, constituer un abus de procédure.

Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente): Une enquête préliminaire n'est pas un procès. Le rôle du juge de paix, à l'enquête préliminaire, consiste à déterminer si la preuve est suffisante pour renvoyer l'accusé à son procès. L'enquête préliminaire offre la possibilité à l'accusé d'échapper à l'indignité d'être traduit en justice lorsqu'il n'existe tout simplement pas d'éléments de preuve suffisants pour justifier la tenue même d'un procès. La décision de libérer l'accusé d'une accusation n'est pas susceptible d'appel et ne saurait être contestée que par voie de certiorari. En même temps, la libération d'une accusation ne constitue pas une déclaration de non‑culpabilité et ne saurait fonder un plaidoyer d'autrefois acquit.

L'article 548 autorise le juge de paix soit à libérer le prévenu (al. 548(1)b)) si la preuve à l'égard de l'infraction dont il est accusé ou de tout autre acte criminel qui découle de la même affaire n'est pas suffisante pour qu'il subisse un procès, soit à le renvoyer à son procès (al. 548(1)a)) s'il existe une preuve suffisante à l'égard de tout autre acte criminel. La seule restriction à l'application de l'al. 548(1)a) est que l'accusation doit reposer sur la preuve recueillie à l'enquête préliminaire.

Une fois que l'accusé a choisi d'être jugé par un juge seul, le poursuivant ne peut exercer que le pouvoir de mise en accusation ordinaire de l'art. 574 qui exige qu'un acte d'accusation ne soit présenté que si l'accusé a été renvoyé pour subir son procès à la suite d'une enquête préliminaire. Lorsque le juge de paix et le poursuivant ont des points de vue divergents, l'al. 574(1)b) confère au poursuivant le pouvoir d'aller au‑delà des chefs d'accusation retenus par le juge de paix et d'y en ajouter ou de leur en substituer d'autres. Il s'agit d'un pouvoir très large, assorti d'une seule restriction explicite, soit que l'accusation se rapporte aux infractions dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie lors de l'enquête préliminaire. L'article 548, qui autorise le juge de l'enquête préliminaire à libérer l'accusé ou à le renvoyer à son procès sur la foi de la preuve recueillie à l'enquête préliminaire, ne limite pas la portée de l'art. 574. L'argument selon lequel le juge de l'enquête préliminaire a tiré une conclusion dénature le rôle de ce juge ainsi que la raison d'être de l'art. 574. Selon la version actuelle de l'art. 548, tout chef d'accusation doit être fondé sur la preuve recueillie à l'enquête préliminaire. Si tel n'est pas le cas, l'opinion du juge de l'enquête préliminaire, selon laquelle il l'est, n'est tout simplement pas pertinente.

Lorsqu'un accusé a choisi d'être jugé par un juge seul et qu'il est renvoyé à procès par un juge de paix, l'al. 574(1)b) permet au ministère public de présenter un acte d'accusation à l'égard de n'importe quel chef d'accusation qui se rapporte à une infraction dont l'existence a été révélée par la preuve recueillie à l'enquête préliminaire, sans égard à l'opinion du juge de paix quant à cette infraction précise. Un tel acte d'accusation peut être annulé si les chefs d'accusation ne se rapportent pas aux infractions dont l'existence a été révélée à l'enquête préliminaire. Il ne s'agit pas de se demander si le poursuivant a eu tort de «renverser» la décision du juge de paix, ni de savoir s'il aurait dû s'en remettre à l'opinion de ce dernier. À cause de l'adoption de l'art. 566, l'art. 577 ne s'applique pas en l'espèce. L'interprétation du mot «libéré» à l'art. 577 n'avait aucun rapport avec l'interprétation de l'art. 574 qui est clair et non ambigu. Les considérations de principe qui sous‑tendent les différentes procédures applicables aux pouvoirs de mise en accusation ordinaire ou directe appuient cette interprétation.

À l'enquête préliminaire, il y avait assez d'éléments de preuve pour justifier la présentation d'un acte d'accusation comportant le chef de voies de fait causant des lésions corporelles.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Tapaquon

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts examinés: R. c. Miller, [1970] 3 C.C.C. 89
McKibbon c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 131
R. c. Chabot, [1980] 2 R.C.S. 985
arrêts mentionnés: R. c. Hampton (1990), 69 Man. R. (2d) 293, autorisation de pourvoi refusée sub nom. D.K.H. c. The Queen, [1991] 1 R.C.S. viii
R. c. Hill (1987), 57 Sask. R. 234
R. c. Myers (1991), 65 C.C.C. (3d) 135
États‑Unis d'Amérique c. Shephard, [1977] 2 R.C.S. 1067
St. Jean c. The Queen (1978), 7 C.R. (3d) 14
Canada (Procureur général) c. Bélair (1991), 10 C.R. (4th) 209
R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865
R. c. Hamm, [1984] 5 W.W.R. 696.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)
R. c. Hill (1987), 57 Sask. R. 234
R. c. Hampton (1990), 69 Man. R. (2d) 293, autorisation de pourvoi refusée sub nom. D.K.H. c. The Queen, [1991] 1 R.C.S. viii
R. c. Barbeau, [1992] 2 R.C.S. 845
McKibbon c. La Reine, [1984] 1 R.C.S. 131
R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée, [1979] 1 R.C.S. 865.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 267(1)b), 548(1)a), b), (2) [mod. L.R.C. (1985), ch. 27 (1er suppl.), art. 101], 566(1), (2), (3) [mod. ibid., art. 111], 568 [mod. idem], 574(1)a), b) [mod. ibid., art. 113], 576(1) [mod. ibid., art. 114], 577a), b), c), d) [mod. ibid., art. 115].

Proposition de citation de la décision: R. c. Tapaquon, [1993] 4 R.C.S. 535 (16 décembre 1993)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1993-12-16;.1993..4.r.c.s..535 ?
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