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24/02/1994 | CANADA | N°[1994]_1_R.C.S._231

Canada | Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231 (24 février 1994)


Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231

Produits Shell Canada Limitée Appelante

c.

Ville de Vancouver Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario et

le procureur général du Québec Intervenants

Répertorié: Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville)

No du greffe: 22789.

1993: 27 avril; 1994: 24 février.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 57 ...

Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231

Produits Shell Canada Limitée Appelante

c.

Ville de Vancouver Intimée

et

Le procureur général du Canada,

le procureur général de l'Ontario et

le procureur général du Québec Intervenants

Répertorié: Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville)

No du greffe: 22789.

1993: 27 avril; 1994: 24 février.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1991), 57 B.C.L.R. (2d) 345, 81 D.L.R. (4th) 353, [1991] 6 W.W.R. 319, 6 M.P.L.R. (2d) 109, 3 B.C.A.C. 310, 7 W.A.C. 310, motifs supplémentaires (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 285, 84 D.L.R. (4th) 157, [1991] 6 W.W.R. 325, 6 M.P.L.R. (2d) 109, à la p. 116, 3 B.C.A.C. 310, à la p. 314, 7 W.A.C. 310, à la p. 314, qui a infirmé une décision du juge Maczko (1990), 46 B.C.L.R. (2d) 346, 70 D.L.R. (4th) 374, 49 M.P.L.R. 185, annulant des résolutions adoptées par la ville de Vancouver. Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

David W. Donohoe et John G. Mendes, pour l'appelante.

Terrance R. Bland, pour l'intimée.

Yvonne E. Milosevic, pour l'intervenant le procureur général du Canada.

M. David Lepofsky, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.

Françoise Saint‑Martin, pour l'intervenant le procureur général du Québec.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et des juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin rendus par

Le juge McLachlin (dissidente) — Le présent pourvoi soulève la question de savoir si les représentants élus d'une municipalité peuvent décider, par vote, que celle‑ci ne fera pas affaire avec une société en raison de sa conduite à l'extérieur de la municipalité.

Les faits sont simples. En 1989, le conseil de la ville de Vancouver a adopté deux résolutions (les «résolutions»): la première voulant que la ville s'abstienne de traiter avec Shell Canada et le groupe Royal Dutch‑Shell tant que Shell ferait des affaires en Afrique du Sud, et la seconde voulant que Vancouver soit une zone «sans Shell» jusqu'à ce que cette dernière se départisse de ses investissements en Afrique du Sud. À l'époque, l'apartheid était le régime légal en Afrique du Sud. La discrimination légalisée que maintenait ce régime répugnait à bien des Canadiens. En signe de protestation, des nations du monde entier, dont le Canada, avaient suspendu leurs opérations commerciales avec l'Afrique du Sud. Shell a toutefois continué de faire affaire avec ce pays en lui fournissant du carburant et d'autres produits essentiels à son économie. En particulier, Shell exportait du soufre vers l'Afrique du Sud depuis le port de Vancouver, ce qui choquait bien des Vancouverois.

Une délégation de citoyens a fait des démarches auprès du conseil municipal pour qu'il appuie le boycottage de Shell. Le 12 septembre 1989, le conseil s'est penché sur la question. Les conseillers ont entendu les observations des partisans du boycott. Ils ont également entendu les observations et reçu un dossier d'un représentant de Shell Canada qui s'opposait au boycottage. On a indiqué au conseil qu'une trentaine de villes avaient adopté, en matière d'achats, une politique préférentielle boycottant les produits Shell. Après avoir écouté les deux points de vue, les élus de la ville de Vancouver ont adopté les résolutions contestées en l'espèce.

Le refus de la ville de faire affaire avec Shell n'est pas en tant que tel attaqué, ni ne saurait l'être. La ville a sans aucun doute le pouvoir général d'acheter son carburant de qui elle veut. Ce sont les raisons ou les motifs de la décision de ne pas traiter avec Shell qui sont contestés parce qu'ils concernent la conduite de Shell à l'extérieur de la ville et qu'ils se rapportent donc à des questions étrangères aux préoccupations municipales. On prétend donc que la décision, valide en soi, de ne pas traiter avec Shell est devenue invalide du fait qu'elle a été prise à des fins excédant la compétence de la ville.

Comme nous allons le constater, j'estime qu'il nous faut en l'espèce examiner la façon dont il convient d'aborder le contrôle judiciaire des décisions d'une municipalité. D'une manière générale, deux modes d'interprétation se dégagent de la jurisprudence: l'interprétation étroite et restrictive et l'interprétation large fondée sur une plus grande retenue. Si je comprends bien ses motifs, mon collègue le juge Sopinka adopte une interprétation étroite des pouvoirs municipaux et aborde de manière stricte le contrôle judiciaire de décisions municipales. Je préfère une perception plus libérale des pouvoirs municipaux et une plus grande retenue dans la façon d'aborder le contrôle judiciaire. À mon avis, cette dernière interprétation est la meilleure des deux, compte tenu à la fois de la doctrine et de la jurisprudence ainsi que de la conception moderne des villes et des municipalités.

À l'instar du juge Sopinka, je suis d'avis que les questions fondamentales qui se posent en l'espèce sont celles de savoir si les résolutions en cause excèdent les pouvoirs de la ville de Vancouver et si ces résolutions constituent une forme de discrimination non autorisée. Je crois toutefois qu'avant d'examiner ces questions précises, il convient de s'interroger sur la possibilité d'un contrôle en l'espèce et sur la norme à appliquer.

A. La possibilité de contrôle judiciaire et la norme applicable

1. Les résolutions peuvent‑elles faire l'objet d'un contrôle judiciaire?

Dans la première résolution, on décide de ne pas faire affaire avec Shell. Dans la seconde, on déclare que Vancouver sera une zone «sans Shell» jusqu'à ce que celle‑ci se départisse de ses investissements en Afrique du Sud. Bien que cette seconde résolution soit plus vague que la première, Shell se plaint surtout de ce que la ville a résolu de ne pas traiter avec elle. Elle se plaint essentiellement de ce que la ville a résolu de ne pas conclure de contrats d'achat de carburant avec Shell.

Il existe au Canada un long courant de jurisprudence voulant que les décisions d'une municipalité en matière d'achats — ce qu'on appelle le pouvoir d'approvisionnement — échappent au contrôle judiciaire: Haggerty c. City of Victoria (1895), 4 B.C.R. 163 (C.S.); Rogers c. City of Toronto (1915), 33 O.L.R. 89 (H.C.); Re Midnorthern Appliances Industries Corp. and Ontario Housing Corp. (1977), 17 O.R. (2d) 290 (C. div.); Transhelter Group Inc. c. Committee on Works and Operations (1984), 27 M.P.L.R. 244 (C.A. Man.). La présomption que l'approvisionnement gouvernemental échappe au contrôle judiciaire repose sur le point de vue traditionnel selon lequel le droit des contrats relève entièrement du domaine du droit privé: S. Arrowsmith, Government Procurement and Judicial Review (1988), aux pp. 10 à 21.

Plus récemment, toutefois, certains tribunaux se sont montrés disposés à contrôler les pouvoirs gouvernementaux en matière contractuelle: Re Webb and Ontario Housing Corp. (1978), 93 D.L.R. (3d) 187 (C.A. Ont.); Prysiazniuk c. Regional Municipality of Hamilton‑Wentworth (1985), 10 O.A.C. 208 (C. div.). D'autres ont maintenu le principe de l'immunité relative au contrôle: Re Ainsworth Electric Co. and Board of Governors of Exhibition Place (1987), 58 O.R. (2d) 432 (C. div.); Associated Respiratory Services Inc. c. British Columbia (Purchasing Commission) (1992), 70 B.C.L.R. (2d) 57 (C.S.); Peter Kiewit Sons Co. c. Richmond (City) (1992), 11 M.P.L.R. (2d) 110 (C.S.C.‑B.).

On oppose au contrôle judiciaire du pouvoir gouvernemental en matière d'achats l'argument voulant qu'il s'agisse là d'une question de droit privé. Suivant le droit privé en matière de contrats, chacun, qu'il s'agisse d'une personne physique ou d'une personne morale, a le droit de contracter avec qui il veut et aux conditions qu'il choisit. Les tribunaux n'ont pas restreint cette liberté contractuelle et ils s'en tiennent à la mise à exécution et à l'interprétation des contrats. On a dit que l'organisme public qui cherche à obtenir des biens ou des services est dans la même situation que n'importe quel particulier ou société privée qui veut passer un contrat avec une autre partie. C'est l'opinion qu'a exprimée le juge Vickers dans la décision Peter Kiewit Sons, précitée, où il a statué que les règles ordinaires du droit privé s'appliquent au processus public de passation de contrats et que les décisions des autorités publiques en matière commerciale ne sauraient faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Il a expliqué (à la p. 120) qu'[traduction] «il ne conviendrait pas de permettre à la fois un recours de droit public et un recours de droit privé dans le cas de contrats gouvernementaux qui ne sont assujettis à aucune procédure particulière prescrite par une loi ou un règlement». L'argument selon lequel les décisions gouvernementales en matière d'achats devraient échapper au contrôle judiciaire est renforcé par le risque d'un nombre excessif de litiges qui peuvent à leur tour causer de graves inconvénients au public en perturbant le processus d'approvisionnement.

On fait valoir, à l'appui du contrôle judiciaire du pouvoir gouvernemental en matière d'approvisionnement ou d'achats, que ce principe, quoique valable pour les contrats privés, ne s'applique pas aux municipalités en raison de leur nature publique. Comme l'affirme Arrowsmith, op. cit., à la p. 14, [traduction] «bon nombre de considérations applicables aux organismes publics, mais non aux organismes privés, peuvent justifier de les traiter différemment, même lorsque les activités exercées sont similaires». La différence la plus importante vient du fait que les municipalités se servent de deniers publics pour se livrer à leurs activités commerciales et contractuelles. Un traitement différent pour les contrats publics se justifie également par le fait que l'exercice par la municipalité de son pouvoir de contracter peut avoir des incidences sur d'autres intérêts qui n'entrent pas en ligne de compte dans les relations purement consensuelles qui existent entre le conseil et la partie qui obtient le contrat. Par exemple, certaines préoccupations du public, comme l'égalité d'accès aux marchés gouvernementaux, l'intégrité dans la conduite des affaires gouvernementales ainsi que la promotion et le maintien de valeurs collectives, exigent que la fonction d'approvisionnement public soit considérée comme distincte du domaine purement privé du droit des contrats. Enfin, il faut se rappeler que les municipalités, à la différence des particuliers, sont des créations de la loi et doivent toujours agir dans les limites de leurs pouvoirs légaux. En particulier, les membres du conseil ne sauraient défendre leurs propres intérêts privés en agissant, mais ils sont tenus d'exercer dans l'intérêt public leurs pouvoirs en matière contractuelle.

Somme toute, j'estime que le principe voulant que les pouvoirs d'approvisionnement échappent au contrôle judiciaire ne devrait pas s'appliquer aux municipalités. Si une municipalité exerce son pouvoir de dépenser les deniers publics à des fins ou d'une manière illégitimes, sa conduite devrait alors être assujettie au contrôle judiciaire.

2. La portée légitime du contrôle judiciaire

Le contrôle judiciaire des décisions municipales s'impose. Il importe que les municipalités ne s'arrogent pas des pouvoirs qui ne leur ont pas été attribués, qu'elles ne violent pas des libertés civiles, que les différends entre elles et d'autres organismes créés par la loi soient résolus et que les abus de pouvoir soient réprimés. Par ailleurs, il est important que les tribunaux ne limitent pas indûment les municipalités dans l'exercice responsable des pouvoirs dont le législateur les a investies.

C'est ici qu'entrent en jeu les deux façons différentes, évoquées plus haut, d'interpréter les pouvoirs municipaux: voir A. McDonald, «In the Public Interest: Judicial Review of Local Government» (1983), 9 Queen's L.J. 62, à la p. 64. La première est l'interprétation étroite et interventionniste formulée par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Merritt c. City of Toronto (1895), 22 O.A.R. 205, à la p. 207:

[traduction] Dans l'exercice de leur pouvoir légal d'adopter des règlements municipaux, les municipalités devraient se conformer strictement à ce pouvoir et toute tentative de leur part de l'excéder devrait être repoussée énergiquement par les tribunaux.

La décision souvent citée City of Hamilton c. Hamilton Distillery Co. (1907), 38 R.C.S. 239, à la p. 249, illustre bien la seconde méthode. Dans cette décision, on a statué ceci:

[traduction] En interprétant la présente loi, je ne souhaiterais pas appliquer les principes techniques et stricts d'interprétation parfois appliqués aux mesures législatives qui autorisent la perception d'impôts. À mon avis, compte tenu de l'objet et de l'intention manifestement visés, les articles peuvent être interprétés d'une manière libérale et raisonnable, ou à tout le moins «bienveillante», comme le lord juge en chef Russell l'a écrit dans l'arrêt Kruse c. Johnson [[1898] 2 Q.B. 91], à la p. 99. En outre, si le langage utilisé ne conférait pas expressément les pouvoirs revendiqués, mais le faisait par déduction juste et raisonnable, je n'hésiterais pas à adopter l'interprétation ainsi sanctionnée.

Cette façon plus libérale d'aborder l'interprétation de lois habilitantes municipales se reflète également dans l'arrêt Re Howard and City of Toronto (1928), 61 O.L.R. 563, à la p. 575, où la Cour d'appel de l'Ontario a conclu:

[traduction] C'est au conseil municipal qu'il revient de déterminer si une question relève de l'intérêt public; sa décision, si elle est prise de bonne foi et dans le cadre de ses pouvoirs, n'est pas susceptible de révision par la cour . . .

. . .

La détermination des avantages et des inconvénients relatifs d'un règlement pour différentes personnes est une question que le législateur a confiée au conseil municipal. Son jugement sur ce point, s'il l'exerce de bonne foi dans ce qu'il estime être l'intérêt public, ne sera pas modifié par la cour . . .

L'énoncé classique de la seconde méthode plus libérale et plus souple est celui que fait le maître des rôles lord Greene dans l'arrêt Associated Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corp., [1948] 1 K.B. 223 (C.A.), à la p. 228:

[traduction] Il ne faut pas supposer de prime abord que des organismes responsables, comme les autorités locales en l'espèce, excéderont leurs pouvoirs [et] [. . .] la cour [. . .] ne doit pas se substituer à ces autorités.

L'intervention de la cour, a dit lord Greene, serait justifiée s'il y a preuve de mauvaise foi ou d'absurdité et si la décision a été déraisonnable en ce sens que des autorités raisonnables n'auraient jamais pu la prendre. Mais, a‑t‑il ajouté, à la p. 230, [traduction] «il faudrait une preuve accablante pour établir cela . . .».

À au moins une reprise, notre Cour s'est prononcée en faveur d'une interprétation libérale des pouvoirs municipaux. Dans l'affaire Kuchma c. Rural Municipality of Tache, [1945] R.C.S. 234, on contestait un règlement municipal prévoyant la fermeture d'un chemin pour le motif, notamment, qu'il n'était pas conforme à l'intérêt public. Le juge Estey a, au nom de la Cour à l'unanimité, confirmé la validité du règlement en affirmant, à la p. 243:

[traduction] En ce qui concerne l'intérêt public, les tribunaux ont reconnu que c'est le conseil municipal qui, connaissant bien la situation locale, est le mieux placé pour déterminer ce qui est ou ce qui n'est pas dans l'intérêt public, et ils ont refusé de toucher à la décision du conseil à moins que l'on ait établi l'existence de motifs valables et suffisants de le faire.

À la page 687 de l'arrêt R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674, dans un passage cité en l'espèce par le juge Sopinka, le juge Iacobucci fait remarquer au nom de la Cour que:

Les municipalités doivent leur existence aux lois provinciales. En conséquence, elles ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont expressément conférés par une loi provinciale.

Dans les mêmes motifs, toutefois, le juge Iacobucci, citant l'extrait de l'arrêt City of Hamilton c. Hamilton Distillery Co., reproduit plus haut, préconise (à la p. 688) une interprétation «bienveillante» de la loi habilitante provinciale.

Les commentateurs actuels ont nettement tendance à critiquer l'interprétation étroite et interventionniste du contrôle des pouvoirs municipaux, et appuient plutôt une interprétation plus libérale fondée sur une plus grande retenue: S. M. Makuch, Canadian Municipal and Planning Law (1983), aux pp. 5 et 6; McDonald, loc. cit.; Arrowsmith, op. cit., à la p. 219. Ces critiques ne sont pas sans fondement. Plutôt que de se borner à redresser les cas évidents d'excès de pouvoir, les tribunaux, sous prétexte d'appliquer de vagues notions doctrinales comme les «considérations non pertinentes», la «fin illégitime», le «caractère raisonnable» ou la «mauvaise foi», se sont souvent arrogé un large pouvoir de substituer leur point de vue à celui des élus municipaux. Ils ont, dans le même sens, eu recours à des principes d'interprétation législative comme celui voulant qu'un règlement municipal ne puisse porter atteinte aux «droits de common law» à moins que cela ne soit permis «par une loi formelle ou par voie d'interprétation nécessaire»; Ville de Prince George c. Payne, [1978] 1 R.C.S. 458, à la p. 463. Il en résulte, pour citer McDonald (à la p. 79), que [traduction] «malgré qu'ils se défendent de le faire, les tribunaux mettent effectivement en question la sagesse dont font preuve les conseils municipaux».

Il ressort d'un commentaire récent que l'on commence à s'accorder pour dire que les tribunaux doivent respecter la responsabilité qu'ont les conseils municipaux élus de servir leurs électeurs et de prendre garde de substituer à l'opinion de ces conseils leur propre avis quant à ce qui est dans le meilleur intérêt des citoyens. À moins qu'il ne soit clairement démontré qu'une municipalité a excédé ses pouvoirs en prenant une décision donnée, les tribunaux ne devraient pas conclure qu'il en est ainsi. Dans les cas où il n'y a pas d'attribution expresse de pouvoirs, mais où ceux‑ci peuvent être implicites, les tribunaux doivent se montrer prêts à adopter l'interprétation «bienveillante» évoquée par notre Cour dans l'arrêt Greenbaum et à conférer les pouvoirs par déduction raisonnable. Quelles que soient les règles d'interprétation appliquées, elles ne doivent pas servir à usurper le rôle légitime de représentants de la collectivité que jouent les conseils municipaux.

Pareille interprétation sert un certain nombre de fins que ne sert pas l'interprétation étroite et interventionniste. Premièrement, elle est conforme à l'axiome fondamental selon lequel les tribunaux doivent accorder aux responsabilités démocratiques des élus municipaux et aux droits de leurs électeurs le respect qui leur revient. Cela est important pour assurer le maintien du bon fonctionnement de la démocratie au niveau municipal. Pour pouvoir répondre aux besoins et à la volonté de leurs citoyens, les municipalités doivent être investies d'une large compétence pour prendre des décisions locales qui reflètent des valeurs locales.

Deuxièmement, une interprétation libérale des pouvoirs municipaux favorisera l'efficacité des conseils municipaux tout en permettant d'éviter les frais et l'incertitude que comporte le recours excessif aux tribunaux. L'ingérence judiciaire excessive dans le processus décisionnel municipal peut avoir comme conséquence, à la fois non voulue et regrettable, que les conseils municipaux dépenseront des quantités considérables de deniers publics pour tenter de défendre la validité de l'exercice de leurs pouvoirs légaux. Le contrôle judiciaire des pouvoirs municipaux devrait avoir pour but d'accorder aux municipalités l'autonomie qu'il leur faut pour exercer leurs activités sans aucune intervention des tribunaux qui ne soit pas nettement justifiée.

Troisièmement, on peut soutenir qu'une interprétation libérale des pouvoirs municipaux s'accorde davantage avec la véritable nature des municipalités modernes. Comme l'affirme McDonald (loc. cit., à la p. 100), les municipalités [traduction] «ont beaucoup évolué depuis leurs origines dans une société rurale qui n'exigeait du gouvernement que peu de choses». Elle et d'autres commentateurs (voir Makuch et Arrowsmith) préconisent que les conseils municipaux soient libres de définir eux‑mêmes, dans la mesure du possible, l'étendue de leurs pouvoirs légaux. L'intervention judiciaire excessive dans les décisions de conseils municipaux élus, comme l'illustre la présente affaire, peut avoir pour effet d'enfermer les municipalités modernes dans le carcan de la tradition. Cette justification d'une façon mesurée d'aborder l'intervention des tribunaux dans les décisions de conseils municipaux est éloquemment exposée par McDonald (aux pp. 100 et 101):

[traduction] Une fois élu [. . .] le conseil se voit confier la responsabilité de gouverner, non seulement dans l'intérêt de ceux qui ont élu les conseillers, mais dans l'intérêt de la collectivité en général, c'est‑à‑dire dans l'intérêt public. C'est là toutefois un concept assez vague et controversé. Il s'agit d'une appréciation généralisée de ce qui est préférable pour des particuliers en tant que membres d'une collectivité. Certains particuliers et groupes d'intérêts peuvent percevoir différemment l'intérêt public et ils en auront inévitablement des conceptions opposées. Le conseil municipal qui se prononce sur l'intérêt public identifiera et soupèsera toute une gamme de considérations opposées: les revendications de diverses parties intéressées, les conseils de ses experts, les données recueillies grâce à ses propres ressources en matière de recherche. Et il sera indubitablement influencé par les préférences exprimées par l'électorat. La décision est, en fin de compte, une question de choix et le parti que prend le conseil traduit nécessairement sa propre perception collective de l'intérêt public.

Les électeurs d'une collectivité confient à leurs conseillers élus la tâche de trancher. Quant à savoir si les conseillers ont exercé leur jugement de manière juste ou erronée, cela tient à la position avantageuse de la personne qui fait l'appréciation, mais quoi qu'il en soit, c'est pour prendre ces décisions qu'ils ont été élus. Il se peut en fait qu'on n'ait ni tort ni raison en répondant à cette question. Les personnes auxquelles une décision du conseil déplaît peuvent «exprimer leur désaccord aux élections suivantes». [Renvoi omis.]

Il n'appartient pas aux tribunaux de prendre, directement ou indirectement, ces décisions. La prise de décisions touchant le bien‑être de la collectivité incombe d'abord et avant tout à la municipalité. Si les tribunaux prennent sur eux de juger du caractère bon ou mauvais des décisions du conseil sur ces questions, ils se trouvent, en tant qu'organismes n'ayant aucun lien avec la population locale, à faire le choix que celle‑ci a, par le processus démocratique, confié au conseil. Pour intervenir dans ce processus, les tribunaux doivent avoir un motif concret de le faire, lequel doit se rapporter à leurs propres nature et fonction. [En italique dans l'original.]

En dernier lieu, la façon plus large et circonspecte d'aborder l'intervention judiciaire dans les décisions de municipalités concorde davantage avec la méthode que notre Cour a adoptée dans sa jurisprudence récente en ce qui concerne le contrôle judiciaire d'organismes administratifs: Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227; Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722; National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324; Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756. La Cour a souligné, à maintes reprises, la nécessité d'être sensible au contexte et à l'expertise particulière des tribunaux administratifs. Dans les cas où cette expertise est établie, il peut convenir de faire preuve de retenue même à l'égard de l'interprétation que le tribunal administratif donne des pouvoirs que lui confère la loi: Syndicat des camionneurs, section locale 938 c. Massicotte, [1982] 1 R.C.S. 710. Il est difficilement justifiable d'assujettir les décisions de conseillers municipaux concernant le bien‑être des citoyens à une norme de contrôle plus stricte que celle applicable aux décisions de commissions et d'organismes non élus constitués en vertu d'une loi.

Ces considérations m'amènent à conclure que, dans le contrôle des décisions de municipalités, les cours de justice devraient appliquer une norme libérale et fondée sur la retenue. Il n'y a là rien de nouveau. Lord Greene l'a dit dans l'arrêt Wednesbury, et ses propos ont souvent été cités au Canada. Nombre de tribunaux ont néanmoins continué d'adopter une interprétation étroite et interventionniste des décisions municipales. C'est ce qui a amené certains auteurs à préconiser l'application d'un critère «préliminaire» à l'intervention des tribunaux. McDonald, par exemple, dit (à la p. 108) que les tribunaux devraient [traduction] «laisser à la municipalité le soin de déterminer ce que commande l'intérêt public relativement à l'exercice de ses pouvoirs», pourvu que les [traduction] «mesures prises par la municipalité puissent rationnellement se justifier et ne soient pas contraires à quelque intérêt que peuvent avoir les tribunaux dans l'affaire». En d'autres termes, on pourrait soutenir, par analogie avec le contrôle judiciaire des décisions de tribunaux administratifs, qu'à moins que l'interprétation qu'une municipalité donne de ses pouvoirs ne soit «manifestement déraisonnable» au sens d'être empreinte de mauvaise foi ou d'être de quelque autre manière abusive, il y a lieu de la maintenir.

Il se peut qu'à mesure que les décisions s'accumulent, il se dégage un critère préliminaire applicable à l'intervention judiciaire dans les décisions municipales. Toutefois, aux fins du présent pourvoi, j'estime qu'il suffit de proposer que le contrôle judiciaire des décisions municipales se limite aux cas évidents. Les conseillers élus exercent une fonction légale. Le droit d'exercer cette fonction librement et en conformité avec ce qu'ils perçoivent comme la volonté des gens qu'ils représentent est indispensable à une démocratie locale. Les tribunaux devraient donc hésiter à toucher aux décisions de conseils municipaux. L'intervention judiciaire n'est justifiée que si une municipalité a nettement excédé ses pouvoirs ou si un conseil n'a pas respecté l'une des autres limites admises à la compétence municipale.

Voilà ce que nous devons prendre comme thème. C'est dans ce contexte que j'aborde les motifs de contrôle avancés en l'espèce, à savoir (1) que les résolutions excédaient les pouvoirs de la ville, et (2) que les résolutions violent la règle interdisant la discrimination.

B. Les résolutions excédaient‑elles les pouvoirs de la ville?

Les pouvoirs de la ville sont déterminés par la Vancouver Charter (ci‑après la «Charte de Vancouver») qui a été adoptée par l'assemblée législative de la Colombie‑Britannique. D'une manière générale, le conseil peut pourvoir au [traduction] «bon gouvernement de la ville»: art. 189. Cela est conforme à l'objet habituellement prêté à la législation municipale, c'est‑à‑dire favoriser la santé, le bien‑être, la sécurité ou le bon gouvernement de la municipalité: I. M. Rogers, The Law of Canadian Municipal Corporations (2e éd. 1971), à la p. 387. Plus précisément, [traduction] «la ville est pleinement habilitée à s'engager dans des entreprises commerciales ou industrielles»: par. 137(1). Ce pouvoir va jusqu'à permettre de faire tout ce qui se rapporte à l'entreprise commerciale: [traduction] «Le conseil peut, en plus d'exercer les pouvoirs qui lui sont expressément attribués, accomplir toute chose accessoire ou favorable à l'exercice desdits pouvoirs»: art. 199. La ville a aussi le pouvoir d'acquérir les biens meubles nécessaires à la réalisation de ses objets: art. 190.

Ayant investi le conseil municipal de ces larges pouvoirs, la Charte de Vancouver poursuit en précisant les domaines (la délivrance de permis et la taxation) dans lesquels il lui est loisible d'établir des distinctions entre des groupes ou des catégories: art. 203. De même, l'attribution de droits, privilèges, immunités ou exemptions particuliers doit être autorisée par voie de règlement requérant l'assentiment des électeurs: art. 153.

La première résolution en cause dans le présent pourvoi, celle de s'abstenir de traiter avec Shell jusqu'à ce qu'elle mette fin à ses relations commerciales avec l'Afrique du Sud, peut nettement se justifier par le pouvoir de la ville de se livrer à des activités commerciales. La ville a besoin de carburant. Ce carburant peut être acheté à diverses sociétés. Cela signifie que la ville doit nécessairement faire de la discrimination entre les fournisseurs de carburant, comme le reconnaît le juge Sopinka (à la p. 282). La ville et ses représentants prennent sans doute chaque mois des milliers de décisions semblables, sans qu'on prétende qu'elle doit justifier le choix d'une société plutôt qu'une autre.

La contestation de cette résolution ainsi que de la seconde se fonde uniquement sur les motifs de son adoption. On affirme que les motifs de préférer d'autres sociétés à Shell n'ont rien à voir avec les affaires de la ville et que ces fins illégitimes viennent invalider une décision par ailleurs légitime.

Nous devons, à ce stade, examiner les principes de droit pertinents pour exercer sur les décisions municipales un contrôle fondé sur les motifs qui les sous‑tendent. Les actes d'une municipalité ou d'un organisme créé par une loi peuvent être considérés comme excédant de l'une de deux façons ses pouvoirs. Premièrement, on peut prétendre que l'acte lui‑même excède les pouvoirs des autorités en cause. Deuxièmement, on peut faire valoir que, même si l'acte est conforme au pouvoirs de la municipalité, la fin qu'il vise transcende ces pouvoirs, ce qui a pour effet d'invalider l'acte lui‑même. La présente affaire tombe dans la seconde catégorie.

Parfois appelée la «règle des fins illégitimes», la règle de droit applicable au contrôle dans ce contexte a été énoncée pour la première fois dans une affaire d'expropriation, à savoir Galloway c. Mayor and Commonalty of London (1866), L.R. 1 H.L. 34, où lord Cranworth écrit (à la p. 43):

[traduction] . . . lorsque des individus se lancent dans de grandes entreprises pour la réalisation desquelles ils ont reçu du législateur le pouvoir d'exproprier des biens‑fonds appartenant à des tiers, en contrepartie du versement d'une indemnité convenable pour ces derniers, ils ne sauraient être autorisés à exercer à des fins accessoires les pouvoirs qui leurs sont attribués, c'est‑à‑dire à toutes autres fins que celles pour lesquelles le législateur les a investis de pouvoirs extraordinaires.

C'est là une règle qui a été appliquée à des municipalités aussi bien qu'à des organismes administratifs: Lamb c. Town of Estevan (1922), 16 Sask. L.R. 220 (C.A.); Re Burns and Township of Haldimand (1965), 52 D.L.R. (2d) 101 (C.A. Ont.). Récemment, en Angleterre, on y a eu recours pour invalider un règlement municipal analogue aux résolutions ici en cause: R. v. Lewisham Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., [1988] 1 All E.R. 938 (B.R.).

Néanmoins, l'application de la règle des fins illégitimes aux autorités municipales demeure problématique. La législation municipale est une législation gouvernementale adoptée par des représentants dûment élus. Il est souvent difficile de déterminer exactement les considérations qui ont pu mener à l'adoption d'une mesure législative donnée. Même dans le cas où le préambule ou le corps du texte est censé exposer des motifs, on peut avoir voté pour des raisons tout à fait différentes. Quoique les commissions administratives motivent explicitement leurs décisions, ce n'est pas le cas des organismes gouvernementaux. C'est ainsi que le juge Dickson fait remarquer dans l'arrêt Thorne's Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, aux pp. 112 et 113, que «[l]es gouvernements [. . .] peuvent être mus par une foule de considérations d'ordre politique, économique ou social, ou par leur propre intérêt». Il ajoute qu'en règle générale il n'y a pas lieu de s'enquérir des motifs qui ont incité un gouvernement à adopter une mesure législative accessoire.

Un certain nombre de tribunaux canadiens ont, particulièrement dans des cas où la municipalité pouvait être considérée comme exprimant le point de vue moral de ses citoyens, rejeté l'idée qu'il y a lieu, en l'absence d'une preuve de mauvaise foi, d'invalider une mesure législative municipale pour le motif qu'elle a été adoptée à des fins illégitimes.

Au Québec, il a été statué qu'en l'absence de fraude, de corruption ou d'oppression, les tribunaux ne chercheront pas à connaître les motifs qui sous‑tendent l'adoption d'un règlement municipal: Mounterbrooke Inc. c. City of Montreal, [1963] R.L. 28. En Ontario, le juge Middleton a dit qu'[traduction] «[e]n ce qui concerne [. . .] toutes les questions qui se posent relativement à des points qui ont, ou sont censés avoir, un rapport quelconque avec la moralité ou avec des questions sociales, rien ne saurait être plus risqué que de tenter de déceler les motifs qui ont poussé le corps législatif à agir»: Re Foster and Township of Raleigh (1910), 22 O.L.R. 26, à la p. 27.

Plus récemment, dans la décision Smith c. White City (Village) (1989), 81 Sask. R. 79 (B.R.), on a dit que les tribunaux ne s'enquerront pas des motifs qui ont pu inciter des conseillers municipaux à adopter un règlement, à moins qu'il ne s'agisse d'un motif qui ressort de quelque acte manifeste de mauvaise foi. Il a été statué qu'il n'y avait pas eu mauvaise foi lorsque, plutôt que de délivrer un permis pour une salle de jeux vidéo, le conseil a adopté un règlement interdisant de telles salles de jeux qui visait exclusivement le requérant. La cour a reconnu que le rôle du conseil était de [traduction] «refléter la conscience collective» (p. 80).

Compte tenu de cette jurisprudence canadienne, on pourrait soutenir qu'il ne convient pas, dans le présent pourvoi, que la Cour s'enquière de ce qui a poussé la ville de Vancouver à décider de ne pas traiter avec Shell. Il n'est toutefois pas nécessaire de trancher cette question en l'espèce puisque je suis convaincue que, de toute façon, on ne saurait affirmer que les motifs de la ville de Vancouver ont excédé les pouvoirs que lui a conférés l'assemblée législative.

Il s'agit de déterminer si les motifs du conseil municipal en l'espèce transcendent le domaine de préoccupation légitime de la ville. L'article 189 de la Charte de Vancouver habilite le conseil à «pourvoir au bon gouvernement de la ville». Mon collègue et moi convenons que cet article permet au conseil municipal de Vancouver de prendre des mesures au profit ou pour le bien‑être des habitants de la ville. C'est sur le contenu de cette expression que nos opinions divergent.

Mon collègue adopte une perception étroite du bien‑être des habitants de la ville. Il affirme que les résolutions de la ville visent un objet qui «ne comporte[. . .] aucun bénéfice précis pour ses citoyens» (p. 280) et il parle de «motifs étrangers aux intérêts des citoyens» (p. 279). Il semble définir les «objets municipaux» essentiellement en fonction de la fourniture de services essentiels aux habitants de la ville.

Pour ma part, je donnerais une portée plus large aux fonctions légitimes d'une municipalité. L'expression «bien‑être des citoyens», me semble‑t‑il, peut englober non seulement les besoins immédiats, mais aussi le bien‑être psychologique des citoyens en tant que membres de la collectivité intéressés à exprimer leur identité collective. Nous le reconnaissons d'ailleurs lorsque nous parlons d'esprit civique ou de fierté municipale. Cela porte à croire que le conseil municipal peut à bon droit prendre des mesures visant à favoriser et à maintenir ce sentiment d'identité et de fierté collectives. Parmi de telles mesures peuvent figurer l'expression par la collectivité de son approbation ou de sa désapprobation de différents types de conduite, peu importe l'endroit où ils se manifestent. Le droit à la liberté d'expression, qui est l'une des valeurs les plus fondamentales de notre société, peut s'exercer individuellement ou collectivement. Faut‑il empêcher les habitants d'une ville d'exprimer par l'intermédiaire de leurs élus leur réprobation d'une conduite qu'ils jugent irrégulière? Faut‑il contraindre lesdits habitants à faire affaire avec une société dont la conduite leur paraît répréhensible, du simple fait que la conduite en question a lieu en dehors des limites de la ville? Peut‑on affirmer que le bien‑être et les intérêts des habitants d'une ville n'ont absolument rien à voir avec la volonté de leurs représentants élus d'exprimer leur point de vue sur de telles questions et de retirer leur appui à une conduite à laquelle ils s'opposent, en refusant de faire affaire avec ceux qui l'adoptent? Je répondrais par la négative à toutes ces questions.

Un certain nombre de considérations militent en faveur de ce point de vue. La première est la nécessité, mentionnée précédemment, d'interpréter de façon libérale la législation municipale. Les tribunaux ne doivent pas s'empresser de substituer leur propre opinion à celle des conseillers élus sur ce qui assurera le mieux le bien‑être des habitants d'une ville. C'est aux conseillers élus qu'il incombe de le faire. À moins que ceux‑ci n'aient clairement excédé les pouvoirs de la ville, les tribunaux ne devraient pas intervenir: Kuchma c. Rural Municipality of Tache, précité.

La deuxième considération appuyant mon point de vue est le texte de la Charte de Vancouver. Selon moi, il justifie amplement une interprétation large des préoccupations légitimes de la ville. Le conseil peut «pourvoir au bon gouvernement de la ville»: art. 189. Ces mots ne visent pas que la prestation de services. Ils sont assez généraux pour comprendre l'expression des préoccupations de la collectivité concernant ce qui se passe en dehors des limites de la ville. L'expression collective par l'intermédiaire de représentants élus peut être considérée comme une fonction légitime de «gouvernement». Cette expression relève à ce titre de l'art. 189 de la Charte de Vancouver. L'interprétation large des pouvoirs de la ville est en outre étayée par l'art. 199, qui autorise le conseil à «accomplir toute chose accessoire ou favorable à l'exercice [des] pouvoirs [qui lui ont été attribués]».

Mon collègue le juge Sopinka écarte ces articles pour le motif que ce sont des «dispositions générales qui figurent dans la plupart sinon dans la totalité des lois municipales» et qui «doivent être interprété[e]s sous réserve des restrictions imposées par l'objet de la loi prise dans son ensemble» (p. 278). Il conclut que «[t]ous pouvoirs qui découlent implicitement de la formulation générale de ces dispositions doivent se limiter à des objets municipaux et ne peuvent aller jusqu'à inclure l'imposition d'un boycottage fondée sur des motifs étrangers aux intérêts des citoyens» (pp. 278 et 279). Ce raisonnement me semble éluder la question essentielle de savoir ce qui constitue des «objets municipaux» légitimes et ce qui est véritablement «étranger aux intérêts des citoyens». En y répondant, il importe de reconnaître la nature et le rôle changeants du gouvernement municipal au Canada. Comme je l'ai déjà fait remarquer, les municipalités, ont au cours des cent dernières années, évolué de façon remarquable tant sur le plan de leur taille que sur celui de leur objet. Comme l'affirme Rogers, op. cit., par. 63.31, à la p. 357: [traduction] «Des fonctions généralement acceptées aujourd'hui comme relevant de la compétence légitime des municipalités n'ont pas toujours été perçues ainsi . . .». Donc, même si l'expression de valeurs collectives n'était pas traditionnellement considérée comme une fonction des autorités municipales, la complexité et l'importance croissantes d'une ville contemporaine comme Vancouver exigent que la portée des «objets municipaux» soit déterminée en fonction de cette réalité actuelle.

Je ne puis non plus accepter que le fait que la Charte de Vancouver autorise la ville à participer à des travaux publics avec d'autres municipalités et à acquérir des biens pour la réalisation de ses objets indique qu'on a voulu que le conseil ne puisse, dans aucun autre cas, tenir compte d'affaires ou d'événements qui se déroulent en dehors des limites de la ville. Ces dispositions, me semble‑t‑il, ne visent pas tant la question des limites territoriales qu'à définir les types d'activités auxquelles peut se livrer la municipalité, peu importe où elles peuvent avoir lieu.

Enfin, je ne partage pas l'avis de mon collègue que l'expression «bon gouvernement de la ville» (p. 278) circonscrit territorialement les facteurs dont le conseil peut tenir compte en prenant des décisions qu'il est expressément habilité à prendre. Cette expression peut englober des affaires qui se déroulent en dehors des limites de la ville, pourvu qu'elles se rapportent au bien‑être de ses habitants.

En vérité, les dispositions relatives au «bon gouvernement» ou au bien‑être général des citoyens qui figurent dans les lois municipales, loin d'être simplement superfétatoires, comme le prétend mon collègue, procèdent de la volonté des assemblées législatives d'empêcher que les décisions de conseillers municipaux soient invalidées par les tribunaux. Si les tribunaux les interprètent restrictivement, ils se trouveront à contrecarrer leur objet même. Rogers, op. cit., dit (par. 63.35, à la p. 364):

[traduction] Sans doute, l'inclusion de dispositions en matière de «bien‑être général» visait à contourner dans une certaine mesure l'effet de la théorie de l'ultra vires qui oblige les municipalités à invoquer une attribution expresse de pouvoir pour justifier chaque acte qu'elles accomplissent.

Même si l'on admet que des juridictions inférieures ont statué que ces expressions doivent être interprétées [traduction] «sous réserve de l'esprit et de l'objet généraux de la législation relative aux institutions municipales» (Rogers, op. cit., par. 63.35, à la p. 366), il n'en demeure pas moins que les assemblées législatives insèrent des clauses comme celles‑ci précisément pour permettre aux municipalités elles‑mêmes de décider ce qui est dans le meilleur intérêt de leurs habitants.

Une troisième considération militant en faveur d'une conception plus large des pouvoirs de la ville est le fait que bien d'autres municipalités interprètent leur mandat de façon analogue. La ville de Vancouver n'est pas seule à estimer que, pour assurer le bien‑être de ses habitants, elle peut aller jusqu'à prendre des mesures fondées sur la perception morale qu'a la collectivité de ce qui peut se passer à l'extérieur de la municipalité. Le conseil avait été informé, avant l'adoption des résolutions en cause, qu'une trentaine de villes avaient adopté, en matière d'achats, une politique préférentielle boycottant les produits Shell. Le dossier que Shell a déposé devant le conseil municipal contient un exemplaire d'une publication qui nous apprend qu'[traduction] «[u]n certain nombre de gouvernements locaux aux États‑Unis honorent implacablement les engagements qu'ils ont pris, il y a quelques années, de cesser de traiter avec des sociétés qui continuent à vendre leurs produits à l'Afrique du Sud [. . .] Un de ces gouvernements locaux est le comté de Dade en Floride, qui comprend la ville de Miami». Il est évident que bien des municipalités partagent l'opinion voulant que, pour assurer le bien‑être des habitants d'une ville, on puisse aller jusqu'à refuser de traiter avec des sociétés dont la conduite est jugée moralement inacceptable par ceux-ci.

Enfin, on peut trouver dans la jurisprudence de quoi appuyer la proposition selon laquelle les autorités municipales canadiennes sont habilitées à agir à des fins qui touchent à des affaires qui se déroulent en dehors de leurs limites territoriales. Dans l'affaire Baird c. Corporation of the District of Oak Bay (1982), 21 M.P.L.R. 278, qui est fort semblable à celle dont nous sommes saisis, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a confirmé la validité d'un règlement municipal prévoyant la tenue d'un référendum sur la question du désarmement nucléaire. Suivant le raisonnement de mon collègue, ce règlement aurait été invalide du fait que le désarmement est une question d'intérêt national et international. Le juge Proudfoot conclut toutefois, à la p. 280, qu'il s'agit d'[traduction] «une question qui touche la municipalité et que le conseil a le pouvoir d'examiner».

À l'encontre de cette décision canadienne il y a la décision anglaise R. c. Lewisham London Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., précitée, où la cour a annulé la décision qu'avait prise le conseil municipal de boycotter les produits Shell afin d'améliorer les relations interraciales dans la municipalité et de contraindre Shell à se départir de ses investissements en Afrique du Sud. Il se peut cependant que cette décision ne soit que de peu d'utilité en l'espèce.

Premièrement, comme le fait remarquer mon collègue le juge Sopinka, cette décision semble reposer sur le fait qu'en Angleterre les gouvernements municipaux ne remplissent que des fonctions purement «réglementaires» pour ce qui est d'appliquer la législation du Parlement. Ce rôle restreint se reflète dans le régime légal auquel sont assujettis tous les gouvernements locaux en Grande‑Bretagne, régime qui diffère sensiblement de celui dont il est question en l'espèce. Par exemple, aux termes de l'art. 135 de la Local Government Act 1972 (R.‑U.), 1972, ch. 70, toutes les autorités locales sont tenues d'établir des règlements régissant la procédure en matière contractuelle qui, à son tour, doit prévoir le recours à l'appel d'offres. Comme l'a souligné le juge Southin de la Cour d'appel en l'espèce, la Charte de Vancouver n'oblige pas la ville à lancer des appels d'offres pour se procurer les biens dont elle a besoin, et la ville n'a adopté aucun règlement en ce sens.

Deuxièmement, en rendant sa décision dans l'affaire Lewisham, la cour n'a pas tenu compte des pouvoirs qu'avait le conseil municipal de prendre des mesures pour le «bon gouvernement» de la municipalité ou de se livrer à des activités commerciales. Comme l'a fait remarquer la cour, l'argumentation concernait plutôt uniquement la portée de l'art. 71 de la Race Relations Act 1976 (R.-U.), 1976. ch. 74, qui oblige les autorités locales à prendre des mesures en vue d'éliminer la discrimination fondée sur la race.

Finalement, la décision Lewisham semble reposer, du moins en partie, sur la perception que la municipalité tentait de [traduction] «punir» Shell, ce qui était considéré comme excédant ses pouvoirs. La cour s'est fondée sur l'affaire Wheeler v. Leicester City Council, [1985] A.C. 1054 (H.L.), où un conseil municipal avait, contrairement à son habitude, refusé à une équipe locale de rugby, qui s'était rendue en Afrique du Sud, la permission de se servir du terrain de jeux de la ville. La Chambre des lords a statué qu'il était déraisonnable de punir l'équipe parce qu'elle ne s'était pas conformée aux croyances politiques du conseil. Fait révélateur, la politique antiapartheid de la ville n'était pas elle‑même contestée. Il est douteux que la notion de punition retenue dans l'arrêt Wheeler puisse s'appliquer aux résolutions en cause dans la présente affaire. Le conseil de la ville de Vancouver ne semble pas avoir été mû par la volonté de punir Shell. Cette dernière ne s'est pas non plus vu privée d'un «droit» ou d'un privilège consacré.

Étant donné ces différences, il est douteux que l'arrêt Lewisham nous soit utile pour trancher le présent pourvoi. Je préfère le point de vue exprimé par le juge Proudfoot dans la décision Baird, précitée, à savoir que des décisions municipales peuvent à bon droit être motivées par des considérations qui transcendent les limites de la municipalité.

Comme je l'ai déjà indiqué, les auteurs de doctrine reprochent aux tribunaux de procéder souvent à un examen du caractère raisonnable sous le couvert d'un examen visant à déterminer s'il y a eu excès de pouvoir. Selon une interprétation des motifs de mon collègue, c'est exactement ce qu'ils font. Le juge Sopinka affirme avec raison que ce qui est en cause n'est pas le caractère raisonnable des résolutions, mais seulement le pouvoir de la ville de les adopter (p. 274). Pourtant, il ajoute que les résolutions doivent être invalidées parce qu'elles sont «fondée[s] sur des motifs étrangers aux intérêts des citoyens» (p. 279). Mais c'est précisément là la question en litige. Qu'est‑ce qui est étranger aux intérêts des citoyens? Et, inversement, qu'est‑ce qui est dans leur intérêt? Les conseillers municipaux, après avoir entendu les deux points de vue, en ont retenu un — celui adopté par bon nombre d'autres conseils municipaux. Mon collègue adopte un autre point de vue. À mon avis, c'est le jugement du conseil qui devrait l'emporter. Pour reprendre les propos du juge Estey dans l'arrêt Kuchma c. Rural Municipality of Tache, précité (à la p. 243):

[traduction] En ce qui concerne l'intérêt public, les tribunaux ont reconnu que c'est le conseil municipal qui, connaissant bien la situation locale, est le mieux placé pour déterminer ce qui est ou ce qui n'est pas dans l'intérêt public . . .

En résumé, je suis convaincue, relativement à la première question, que le conseil municipal a visé des fins légitimes en décidant de ne pas faire affaire avec Shell et que ces objets relevaient des pouvoirs conférés à la ville par la Charte de Vancouver.

C. Les résolutions sont‑elles invalides pour cause de discrimination?

La ville a reconnu que les résolutions sont discriminatoires à l'égard de Shell. Il s'agit donc seulement de déterminer si la Charte de Vancouver autorise cette discrimination.

La règle relative à la discrimination par une municipalité concerne essentiellement les pouvoirs qu'elle possède. Les municipalités sont tenues de fonctionner dans les limites des pouvoirs que leur attribuent leur loi constitutive et habilitante. La discrimination n'est pas interdite en soi. Ce qui est interdit, c'est la discrimination qui excède les pouvoirs de la municipalité définis par sa loi habilitante. La discrimination dans ce contexte municipal est donc un concept différent de la notion de discrimination dans le contexte des droits de la personne; pour les fins de la règle applicable en matière municipale, la discrimination ne porte que sur l'étendue d'une délégation de pouvoir.

Il s'ensuit que, lorsqu'on prétend qu'une municipalité a irrégulièrement agi de façon discriminatoire envers un citoyen, la question qui se pose aux tribunaux est de savoir si la discrimination est autorisée par la loi habilitante de municipalité. Si cette loi autorise la distinction reprochée, il n'y a aucune violation de la règle: R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650. Comme le dit mon collègue le juge Sopinka, «[c]e qu'il faut se demander c'est si la discrimination est expressément ou implicitement autorisée» (p. 282).

La discrimination en matière de délivrance de permis, de taxation et d'attribution de privilèges municipaux est généralement considérée comme requérant une autorisation expresse de la loi habilitante, en raison de la présomption que le législateur veut que tous les citoyens soient traités sur un pied d'égalité à ces égards. Par conséquent, à moins que la loi ne prévoie clairement le contraire, la municipalité n'est pas habilitée à faire preuve de discrimination. C'est ce que prévoit l'art. 203 de la Charte de Vancouver:

[traduction]

203. Dans la mesure où le conseil est habilité à réglementer, autoriser ou taxer l'exploitation d'une entreprise ou l'exercice d'un métier, d'une profession ou d'une autre occupation, il peut

. . .

b)établir des distinctions entre des groupes ou des catégories relativement au montant des droits ou des taxes à payer pour un permis et relativement aux modalités applicables à l'exploitation de l'entreprise ou à l'exercice du métier, de la profession ou d'une autre occupation;

Toutefois, il en va différemment de l'exercice par une municipalité de ses pouvoirs en matière commerciale. Dans ce cas, on présume que la municipalité est habilitée à établir des distinctions entre des citoyens et des sociétés pour des motifs très divers. En exerçant ses pouvoirs en matière commerciale, une municipalité peut — et en fait doit — établir des distinctions parmi la multitude de parties avec lesquelles elle peut conclure des contrats d'achat ou de vente ou avoir d'autres relations commerciales. Indépendamment de toute autre considération, il serait impossible en pratique d'exiger un traitement égal. Les affaires d'une grande ville seraient paralysées si chaque opération devait être examinée à la loupe afin de s'assurer que toutes les parties qui {oe}uvrent dans le domaine en question ont eu des chances égales d'y participer. Il est donc facile de déduire, de termes généraux autorisant une ville à exercer des activités commerciales et à prendre des mesures pour son bon gouvernement, que cette ville est habilitée à établir des distinctions dans l'exercice de ses pouvoirs en matière commerciale. Sur ce point, mon collègue et moi semblons être d'accord. Le juge Sopinka admet qu'il pourrait y avoir discrimination pour des motifs commerciaux ou d'affaires (à la p. 282), ou pour des motifs qui «visent [. . .] la promotion de la santé, de la sécurité ou du bien‑être des citoyens» (p. 282).

Puisque la question de la discrimination par une municipalité touche essentiellement la compétence qui lui est conférée par sa loi constitutive, il n'est guère étonnant que, dans ce cas, comme dans celui de l'examen de la compétence de la municipalité, la divergence d'opinions entre mon collègue le juge Sopinka et moi tienne à nos conceptions différentes de ce que renferme l'idée de favoriser la santé, la sécurité ou le bien‑être des habitants de la ville. Selon mon interprétation, il s'agit d'une notion qui englobe non seulement la fourniture de services essentiels aux habitants de la municipalité, mais également le fait pour la ville d'exprimer au nom de ses habitants son approbation ou sa désapprobation d'une conduite donnée, peu importe que celle‑ci soit adoptée dans la ville ou à l'extérieur de celle‑ci. Si on accepte cela, il s'ensuit que les résolutions peuvent être justifiées pour le motif qu'elles relèvent des pouvoirs de la ville.

Ce raisonnement est compatible avec l'arrêt de notre Cour Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121. Comme le souligne le juge Sopinka (à la p. 276), cet arrêt reposait sur le fait que le permis en question avait été révoqué parce qu'il avait été délivré [traduction] «pour des motifs [. . .] sans rapport avec la réalisation de l'intention et de l'objet de la Loi» (p. 156, le juge Martland). D'après moi, on ne saurait affirmer cela en l'espèce. Je m'empresse d'ajouter qu'il pourrait en être autrement si les motifs de l'acte contesté constituaient de la discrimination soit au sens de l'art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, soit au sens du Human Rights Code, une question qui ne se pose pas ici.

Une fois qu'on conclut que les résolutions sont conformes aux pouvoirs de la ville, on en arrive à la même conclusion que celle à laquelle la cour est arrivée dans l'affaire Hignell c. City of Winnipeg, [1933] 3 W.W.R. 193 (B.R. Man.), en ce qui concerne la question de la discrimination. Il y a été statué que la ville avait le droit de n'accorder des contrats qu'aux employeurs dont les employés étaient syndiqués parce qu'il était loisible au conseil municipal de se soucier des salaires payés dans la ville et de maintenir des relations harmonieuses avec les syndicats. Si on conclut que le conseil en l'espèce avait le droit de tenir compte des facteurs qu'il a retenus en prenant sa décision de ne pas traiter avec l'appelante, on arrive au même résultat.

Reste à examiner l'art. 153 de la Charte de Vancouver qui assujettit à l'adoption d'un règlement spécial requérant l'assentiment des électeurs l'attribution de «droits, privilèges, immunités ou exemptions particuliers en plus de ceux auxquels a droit toute autre personne qui se trouve dans la même situation . . .». La Cour d'appel a considéré que cet article ne s'applique qu'à [traduction] «des choses comme le droit exclusif d'exploiter une entreprise donnée dans la ville» (58 B.C.L.R. 285, à la p. 287). Par contre, le juge Sopinka semble l'interpréter comme interdisant tout au moins d'établir des distinctions entre les sociétés pétrolières qui traitent avec l'Afrique du Sud (aux pp. 283 et 284). Selon cette interprétation, toutes ces sociétés doivent être traitées sur un pied d'égalité, à moins d'une approbation spéciale des électeurs. Pareille conclusion aurait pour conséquence qu'une décision banale de conclure un contrat d'approvisionnement en carburant avec une société plutôt qu'une autre, pour quelque raison que ce soit, nécessiterait l'adoption d'un règlement requérant l'approbation expresse des électeurs. C'est donc l'interprétation de la Cour d'appel qui me paraît la plus raisonnable. Je souligne en outre que cet article s'applique sous réserve des autres dispositions de la Charte de Vancouver. Pour ce motif, on pourrait faire valoir que les décisions commerciales et d'affaires échappent à son application.

Les questions constitutionnelles

L'appelante soutient que les résolutions violent le par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 et l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés.

En ce qui concerne le par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, on fait valoir que les résolutions empiètent sur la compétence fédérale exclusive en matière d'échanges et de commerce. Je suis d'accord avec le juge Southin de la Cour d'appel pour dire que, bien que les résolutions puissent comporter un aspect international, elles constituent, de par leur caractère véritable, des mesures législatives municipales et sont donc constitutionnelles.

Pour ce qui est de l'al. 2b) de la Charte, on prétend que les résolutions portent atteinte à la liberté d'opinion de l'appelante relativement au maintien de ses relations commerciales avec l'Afrique du Sud. J'estime qu'à supposer qu'une société comme Shell puisse invoquer le droit à la liberté d'expression, la violation dont elle allègue l'existence est tellement insignifiante qu'elle ne mérite pas qu'on s'y arrête sérieusement. Je conviens avec le juge Southin que ce dont se plaignait vraiment l'appelante, c'était d'un traitement inégal, ce qui relèverait de l'art. 15 de la Charte si on établissait l'existence du genre de discrimination qui y est proscrit. Toutefois, comme cette preuve n'a pas été faite, il n'est pas nécessaire de l'examiner.

Je suis d'avis de répondre aux questions constitutionnelles par la négative.

Dispositif

Je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de répondre aux questions constitutionnelles par la négative.

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

Le juge Sopinka —

Les faits

La présente affaire porte sur la validité de certaines résolutions municipales adoptées dans le but de punir Produits Shell Canada pour ses activités commerciales en Afrique du Sud. L'appelante, Produits Shell Canada Ltée, est une société canadienne. Il s'agit d'une filiale de Shell Canada Ltée (Shell Canada) qui est contrôlée indirectement par Royal Dutch Petroleum Company des Pays‑Bas et par Shell Transport and Trading Company, p.l.c., du Royaume‑Uni (le groupe Royal Dutch‑Shell). Le groupe Royal Dutch‑Shell contrôle aussi indirectement «Shell South Africa».

L'appelante fait des affaires à Vancouver en se livrant au commerce de détail de produits pétroliers et elle exploite environ 24 stations‑service. Elle fait également le commerce de gros par l'intermédiaire de représentants qui s'occupent de la distribution au détail. Shell Canada exporte également du souffre en Afrique du Sud, même si elle a activement soutenu un certain nombre d'initiatives contre l'apartheid. Avant l'adoption des résolutions en cause, l'appelante était périodiquement invitée à présenter des soumissions en vue de conclure des contrats avec la municipalité pour la fourniture de produits pétroliers. En 1988, par exemple, des achats urgents et des achats au comptant lui ont rapporté approximativement 20 000 $. Depuis l'adoption de ces résolutions, l'appelante n'a obtenu aucun contrat de la ville de Vancouver.

Chevron Canada Ltd., une filiale de Chevron Corporation, est propriétaire à 50 pour 100 de Caltex, une société qui commercialise des produits pétroliers en Afrique du Sud. La ville de Vancouver a acheté pour environ 1,2 million de dollars de produits pétroliers de Chevron Canada Ltd. en 1988.

Le 12 septembre 1989, le conseil municipal de Vancouver a adopté par 6 voix contre 5 les résolutions ici en cause, dont voici le texte:

[traduction]

ATTENDU que les citoyens de Vancouver reconnaissent qu'il leur incombe, comme collectivité, d'exprimer la répugnance et l'indignation que leur inspire le régime raciste d'apartheid appliqué en Afrique du Sud et d'agir en vue de son élimination;

ATTENDU que le régime d'apartheid appliqué en Afrique du Sud constitue une forme de racisme institutionnalisé qui prive la majorité de la population des droits fondamentaux de la personne, dont le droit de prendre part au processus politique;

ATTENDU que l'apartheid prive également la population majoritaire des droits de la personne et des droits civils fondamentaux comme le droit à l'emploi, à l'éducation, à la liberté d'expression, à la liberté de la presse, à la liberté de réunion et à un système judiciaire équitable, ou lui en limite l'exercice;

ATTENDU que la ville de Vancouver a, par ses actions antérieures, affirmé son droit d'évaluer la moralité de ses partenaires commerciaux pour déterminer avec qui elle traitera ou avec qui elle permettra de traiter, et qu'elle se propose maintenant de mettre à exécution des résolutions qui, malgré leur fondement plus général, peuvent être appliquées pour obliger la ville à choisir ses fournisseurs ou ses cocontractants parmi des sociétés qui ne font pas affaire en Afrique du Sud ou avec ce pays, entre autres critères;

ATTENDU que le groupe Royal Dutch‑Shell est une société pétrolière multinationale stratégique qui fournit du carburant à la police et à l'armée sud‑africaines, les institutions qui se chargent brutalement d'appliquer l'apartheid;

ATTENDU que les filiales et les produits du groupe Royal Dutch‑Shell font l'objet d'un boycottage international à cause de son rôle en Afrique du Sud;

ATTENDU que le groupe Royal Dutch‑Shell et sa filiale canadienne Shell Canada, dont il est propriétaire majoritaire, font, par définition et d'après les propres registres du groupe et d'autres sources de renseignements, affaire en Afrique du Sud ou avec ce pays et qu'ils exportent du souffre en Afrique du Sud à partir du port de Vancouver, par l'entremise de Ressources Shell Canada;

IL EST RÉSOLU que, dorénavant, la ville de Vancouver s'abstienne de traiter avec le groupe Royal Dutch‑Shell et avec Shell Canada jusqu'à ce que ledit groupe se retire complètement de l'Afrique du Sud;

IL EST RÉSOLU, EN OUTRE, que la ville de Vancouver soit une zone «sans Shell» à compter de ce jour, jusqu'à ce que le groupe Royal Dutch‑Shell se départisse de ses investissements en Afrique du Sud.

En octobre 1989, l'appelante a demandé à la Cour suprême de la Colombie‑Britannique de rendre une ordonnance annulant les résolutions, pour le motif qu'elles étaient discriminatoires, qu'elles excédaient la compétence que possède la municipalité en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, qu'elles violaient la Vancouver Charter, S.B.C. 1953, ch. 55 (ci-après la «Charte de Vancouver»), qu'elles étaient vagues et incertaines et qu'elles violaient l'art. 2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Les résolutions ont été annulées, le 24 mai 1990, par une ordonnance du juge Maczko de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique: (1990), 46 B.C.L.R. (2d) 346. La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a accueilli, le 22 juillet 1991, l'appel interjeté par la ville de Vancouver: (1991), 57 B.C.L.R. (2d) 345, avec motifs supplémentaires déposés le 11 septembre 1991: (1991), 58 B.C.L.R. (2d) 285. Notre Cour a accordé l'autorisation de pourvoi le 4 juin 1992: [1992] 2 R.C.S. x.

Les dispositions législatives pertinentes

Vancouver Charter, S.B.C. 1953, ch. 55

[traduction]

137. (1) Sauf dispositions contraires, le conseil exerce les pouvoirs de la ville. Sans limiter la portée générale de ce qui précède et sous réserve de toute restriction expressément prévue dans la présente loi, la ville est pleinement habilitée à s'engager dans des entreprises commerciales ou industrielles.

. . .

148. Les règlements et les résolutions que le conseil adopte dûment et de bonne foi dans l'exercice de ses pouvoirs ne sont pas contestables devant les tribunaux, ou ne peuvent être déclarés nuls ou invalides en totalité ou en partie, en raison du caractère déraisonnable ou supposé tel de l'ensemble ou de l'une ou l'autre de leurs dispositions.

. . .

151. Le conseil peut exercer ses pouvoirs par voie de règlement. Il peut également les exercer par voie de résolution dans tous les cas où l'adoption d'un règlement n'est pas expressément exigée, sauf que

a)un règlement ne peut être modifié par voie de résolution;

b)lorsque, dans l'exercice d'un pouvoir, le conseil ordonne ou interdit de faire quelque chose, et qu'une amende ou une peine est imposée pour l'omission d'obtempérer, le pouvoir s'exerce par voie de règlement.

. . .

153. Sauf dispositions contraires de la présente loi ou de toute autre loi, le conseil ne peut accorder à quelqu'un des droits, privilèges, immunités ou exemptions particuliers en plus de ceux auxquels a droit toute autre personne qui se trouve dans la même situation, à moins qu'une autorisation en ce sens n'ait été obtenue par voie de règlement requérant l'assentiment des électeurs.

. . .

189. Le conseil peut pourvoir au bon gouvernement de la ville.

190. Le conseil peut pourvoir

a)à l'acquisition des biens meubles et immeubles (à l'intérieur ou à l'extérieur de la ville) qui peuvent être nécessaires à la réalisation des objets de la ville;

. . .

199. Le conseil peut, en plus d'exercer les pouvoirs qui lui sont expressément attribués, accomplir toute chose accessoire ou favorable à l'exercice desdits pouvoirs.

. . .

203. Dans la mesure où le conseil est habilité à réglementer, autoriser ou taxer l'exploitation d'une entreprise ou l'exercice d'un métier, d'une profession ou d'une autre occupation, il peut

a)diviser et subdiviser ces entreprises, métiers, professions ou autres occupations en autant de groupes ou de catégories qu'il estime nécessaires, en tenant compte du nombre de personnes visées, de l'étendue des services rendus au public ou de tout autre critère que le conseil peut juger indiqué;

b)établir des distinctions entre des groupes ou des catégories relativement au montant des droits ou des taxes à payer pour un permis et relativement aux modalités applicables à l'exploitation de l'entreprise ou à l'exercice du métier, de la profession ou d'une autre occupation;

c)définir les entreprises, métiers, professions et autres occupations visés;

d)énoncer des interdictions, mais seulement à l'unanimité des voix des conseillers présents.

. . .

272. (1) Le conseil peut, par règlement,

a)prévoir l'attribution de permis visant l'exploitation d'une entreprise ou l'exercice d'un métier, d'une profession ou d'une autre occupation;

b)établir les droits applicables à l'attribution d'un permis ou d'une licence, lesquels peuvent prendre la forme d'une taxe perçue en contrepartie du privilège accordé;

c)prendre les mesures nécessaires pour obtenir le paiement des droits applicables à un permis et pour interdire à quiconque d'exploiter une entreprise ou d'exercer un métier, une profession ou une autre occupation sans avoir préalablement obtenu un permis en ce sens;

. . .

q)interdire aux titulaires de permis délivrés en vertu de la présente partie de refuser de vendre des biens ou de fournir des services à une personne du fait uniquement de sa race, de ses croyances, de sa couleur, de sa religion, de son sexe, de son état civil, d'une déficience physique ou mentale, de sa nationalité, de son ascendance, de son lieu d'origine ou de ses opinions politiques.

Les juridictions inférieures

Cour suprême de la Colombie‑Britannique (le juge Maczko)

Le juge Maczko a commencé par faire remarquer que l'intimée achetait chaque année pour environ 1,4 million de dollars de produits pétroliers. L'un de ses fournisseurs était Chevron Canada Ltd. qui fait affaire avec l'Afrique du Sud par l'entremise d'une filiale. Selon le juge Maczko (à la p. 347):

[traduction] Shell a été choisie à titre de symbole et il ressort clairement du procès‑verbal de la réunion du conseil que ce dernier était conscient d'agir de façon discriminatoire envers Shell parce que celle‑ci a des liens commerciaux avec le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud. Il ne fait pas de doute que le conseil était animé du désir d'accomplir un geste symbolique contre les sociétés internationales qui ont des liens commerciaux en Afrique du Sud.

La ville a reconnu que les résolutions étaient discriminatoires envers l'appelante, mais elle a soutenu que rien, sur le plan juridique ou légal, n'interdisait ce genre de discrimination. Elle a fait valoir que sa décision était de nature purement commerciale et qu'en tant que personne morale l'intimée n'était pas [traduction] «sujette à plus de contraintes que toute autre entreprise agissant en cette qualité» (p. 347). Le juge Maczko a exprimé son désaccord. Il a affirmé que l'intimée était un organisme créé par la loi et assujetti à des contraintes légales et que, pour ce motif, toute décision commerciale inéquitable ou déraisonnable n'échappera à toute attaque que si elle a été prise conformément à sa compétence.

Le juge Maczko a conclu que l'intimée avait cherché à [traduction] «utiliser son pouvoir légal de faire des affaires pour exercer une influence dans une autre partie du monde» (pp. 348 et 349). Il était d'avis que cela n'était pas envisagé par la Charte de Vancouver. Les considérations qui sous‑tendent les résolutions [traduction] «n'avaient rien à voir avec les affaires de la ville de Vancouver contrairement, par exemple, aux considérations relatives à la situation du commerce local ou aux taux de rémunération locaux» (p. 349). Selon le juge Maczko, l'intimée ne pouvait simplement s'autoriser des torts qui, selon elle, étaient commis dans une autre partie du monde pour priver ses citoyens de droits ordinaires ou d'occasions d'affaires. Le pouvoir décisionnel que la Charte de Vancouver lui confère en matière commerciale ne lui permet pas d'agir de la sorte. Se fondant sur les principes énoncés par notre Cour dans l'arrêt Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, le juge Maczko conclut, à la p. 351, que:

[traduction] . . . la Charte de Vancouver confère à la ville des pouvoirs et des obligations qui doivent êtres conformes à l'intention et à l'objet de cette loi, savoir le gouvernement, l'administration et la gestion de la ville de Vancouver. À mon avis, cela n'inclut pas le gouvernement de l'État de l'Afrique du Sud.

Le juge de première instance a trouvé convaincante la décision de la Cour du Banc de la Reine anglaise R. c. Lewisham London Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., [1988] 1 All E.R. 938. Les faits de cette affaire ressemblaient à ceux qui nous occupent en l'espèce et la cour anglaise a jugé que même si la décision du conseil municipal n'était pas déraisonnable en ce sens qu'elle avait excédé les limites de son pouvoir discrétionnaire, elle avait néanmoins été [traduction] «motivée par un objectif non pertinent et illégitime» (p. 952). Shell UK n'avait rien fait d'illégal et, en la punissant pour ses investissements en Afrique du Sud, on agissait inéquitablement et d'une façon qui nécessitait l'intervention de la cour.

Le juge Maczko a conclu que la ville avait outrepassé la Charte de Vancouver en cherchant à utiliser son pouvoir pour exercer une influence en Afrique du Sud et non à Vancouver. Il a terminé son jugement en affirmant que même si l'intimée jouissait d'une grande latitude en matière commerciale, elle ne pouvait pas aller jusqu'à traiter une société de façon discriminatoire parce que celle‑ci faisait affaire avec l'Afrique du Sud. Conclure le contraire signifierait que (à la p. 353):

[traduction] . . . un autre jour, un autre conseil pourrait traiter une société ou un citoyen de façon discriminatoire parce que celle‑ci fait affaire avec les États‑Unis ou avec un pays communiste, ou même, parce que ses employés sont représentés par un syndicat particulier. En refusant de faire affaire avec Shell, le conseil ne poursuit pas un objectif qui influe sur le fonctionnement de la ville de Vancouver. Il poursuit un objectif philosophique ou politique qui excède ce que la Charte prévoit.

Les résolutions ont donc été annulées.

Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (les juges Toy, Southin et Cumming)

L'arrêt a été rendu par madame le juge Southin. Elle a commencé par faire remarquer que la Charte de Vancouver ne renfermait aucune disposition obligeant l'intimée à procéder par appel d'offres pour se procurer les biens dont elle a besoin et que celle‑ci n'avait pas pris de règlement l'obligeant à recourir à cette procédure. L'intimée délègue divers pouvoirs d'achat à ses fonctionnaires. Dans ce contexte, les résolutions avaient eu pour effet pratique de limiter les pouvoirs ainsi délégués.

Le juge Southin a lu attentivement diverses dispositions de la Charte de Vancouver et a conclu qu'il ne s'y trouvait aucune limitation expresse des pouvoirs conférés à l'intimée en matière commerciale. Selon elle (à la p. 350):

[traduction] Tous les pouvoirs du conseil sont des présents de l'assemblée législative de la Colombie‑Britannique. Rien n'empêche cette dernière d'inclure dans la Charte de la ville de Vancouver, si elle l'estime opportun, une disposition prévoyant que les pouvoirs qu'elle confère ne doivent être exercés que pour les fins de la ville de Vancouver comme telle, et à aucune autre fin.

Elle a donc statué que (sous réserve des restrictions pouvant être imposées par la Charte canadienne des droits et libertés ou par les principes applicables en matière de conflit d'intérêts) l'intimée [traduction] «peut refuser, pour quelque motif que ce soit, d'acheter des biens et services de toute personne qu'il lui plaît d'inscrire, pour des motifs politiques, sur sa propre liste noire collective» (p. 350).

L'appel a donc été accueilli avec dépens.

Motifs supplémentaires de la Cour d'appel

Les motifs supplémentaires portaient sur trois points: (1) la question de savoir si les résolutions, à cause de leur nature discriminatoire, étaient illégales en common law ou contraires à l'art. 153 de la Charte de Vancouver, (2) celle de savoir si ces résolutions violaient le par. 91(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 relatif à la réglementation des échanges et des investissements internationaux, et (3) la question de savoir si les résolutions violaient l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés en ce sens qu'elles portaient atteinte à la liberté d'opinion dont jouissait l'appelante à l'égard de la poursuite de ses affaires avec l'Afrique du Sud.

Le juge Southin a conclu que l'art. 153 de la Charte de Vancouver ne prévoyait que des choses comme le droit exclusif d'exploiter une entreprise donnée dans la ville et qu'il n'avait donc rien à voir avec la situation dont elle était saisie. Quant à la common law, le juge Southin a estimé que la cour avait déjà répondu à cette question dans ses premiers motifs de jugement. Rien dans la Charte de Vancouver n'interdisait à l'intimée d'agir comme elle l'a fait.

En ce qui concerne la deuxième question, le juge Southin a décidé qu'on ne pouvait pas dire que la conduite de l'intimée empiétait sur la compétence fédérale exclusive en matière d'échanges et de commerce. Elle ajoute, à la p. 288:

[traduction] Ce que le conseil dépense lorsqu'il traite avec quelqu'un pour le compte des citoyens ce sont les deniers qu'il recueille auprès de ceux‑ci grâce aux taxes qu'il impose. Les citoyens ont choisi ce conseil pour qu'il s'occupe de leurs dépenses. Pareille mesure législative relèverait, de par son caractère véritable, du par. 92(8) relatif aux institutions municipales.

Quant à la troisième question, le juge Southin a déclaré qu'il était intéressant de se demander si une personne morale peut invoquer l'art. 2 de la Charte dans les cas où le texte législatif attaqué ne s'applique qu'aux personnes morales, étant donné qu'on aurait cru qu'une personne morale, qui est une personne fictive, ne peut avoir de «pensée», de «religion», d'«opinion» ou de «conscience». Selon le juge Southin, s'il avait été possible pour une personne morale d'invoquer l'art. 2 de la Charte dans l'affaire R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, c'était parce que la loi attaquée s'appliquait autant aux personnes physiques qu'aux personnes morales. Le litige portait donc sur la constitutionnalité de la loi en question et l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 s'appliquait. En l'espèce, aucune «loi» n'était en cause. De l'avis du juge Southin, ce dont l'appelante se plaignait véritablement, c'était du genre de discrimination décrit à l'art. 15 de la Charte, et on n'avait pas fait valoir devant la Cour d'appel que cette disposition confère des droits aux personnes fictives.

Les questions en litige

Bien que l'appelante ait invoqué un certain nombre de motifs pour contester la validité des résolutions, je n'en examinerai que deux:

(1) Les résolutions excèdent‑elles les pouvoirs de la ville de Vancouver en ce sens qu'elles n'ont pas trait à un objet municipal?

(2) Ces résolutions constituent‑elles une forme de discrimination non autorisée qui excède les pouvoirs de la ville de Vancouver?

L'intimée a soulevé la question préliminaire de savoir si les actes du conseil que représentent les résolutions adoptées peuvent faire l'objet d'un contrôle. Je traiterai d'abord de cette question.

Possibilité de contrôle

L'intimée soutient que les résolutions constituent non pas des textes de loi adoptés en application de ses pouvoirs législatifs, mais plutôt un exercice de la compétence dont elle jouit en tant que personne morale, et ne peuvent donc pas faire l'objet d'un contrôle judiciaire. Selon une variante de cet argument, si les résolutions constituent une émanation juridique du conseil, les tribunaux devraient donc se garder d'intervenir puisqu'on aurait pu parvenir au même résultat en refusant simplement de traiter avec Shell dans l'octroi de contrats. Ce dernier argument ne s'applique qu'à la première résolution.

Les pouvoirs d'une municipalité sont classés pour certaines fins. La classification comprend des catégories comme celle des fonctions législatives, quasi‑judiciaires et commerciales. La nature des fonctions peut influer sur les obligations et responsabilités de la municipalité. Elle peut donc engager sa responsabilité contractuelle ou délictuelle lorsqu'elle agit en matière commerciale, mais la responsabilité civile résultant de l'exercice de ses fonctions législatives ou quasi‑judiciaires est problématique. Dans l'exercice de ses fonctions quasi‑judiciaires, le conseil peut avoir une obligation d'agir équitablement qui ne s'applique pas lorsqu'il exerce ses pouvoirs législatifs. Voir Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, et Wiswell c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1965] R.C.S. 512. En tant que créations de la loi, les municipalités doivent toutefois agir conformément aux pouvoirs que la législature provinciale leur a conférés. Dans l'arrêt R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674, le juge Iacobucci affirme, au nom de la Cour, à la p. 687:

Les municipalités doivent leur existence aux lois provinciales. En conséquence, elles ne peuvent exercer que les pouvoirs qui leur sont expressément conférés par une loi provinciale.

Il s'ensuit que l'exercice des pouvoirs légaux d'une municipalité, quelle que soit leur classification, peut faire l'objet d'un contrôle dans la mesure où il s'agit de déterminer si elle a agi dans les limites de sa compétence. Normalement, ce contrôle fait suite à une requête en annulation ou en déclaration d'invalidité de l'acte contesté du conseil. La doctrine et la jurisprudence invoquées dans l'argumentation n'étayent pas la prétention que l'exercice des pouvoirs dont on jouit en matière commerciale ou à titre de personne morale ne peut faire l'objet d'un contrôle.

Selon la décision Rogers c. City of Toronto (1915), 33 O.L.R. 89, citée par l'intimée sur ce point, les tribunaux ne sauraient évaluer le caractère raisonnable d'un exercice particulier de pouvoir municipal. Cependant, le caractère raisonnable des résolutions n'est pas en cause ici — il s'agit de déterminer si la municipalité avait le pouvoir de les adopter. L'appelante a invoqué une décision plus pertinente, City of Toronto c. Miller Paving Ltd. (1964), 49 D.L.R. (2d) 214 (C.A. Ont.), autorisation de pourvoi devant notre Cour refusée, [1965] R.C.S. ix. Dans cette affaire, la municipalité avait adopté une résolution exigeant que les entreprises de construction soient syndiquées pour obtenir des contrats de la ville. La Cour d'appel de l'Ontario a annulé la résolution pour le motif que la ville n'avait pas le pouvoir de l'adopter et qu'elle était discriminatoire au sens du droit municipal. Cette décision appuie la conclusion que les résolutions en l'espèce peuvent faire l'objet d'un contrôle judiciaire fondé sur la compétence.

De plus, il ne semble y avoir aucune raison de principe valable d'accorder ce genre d'immunité. Il y a de bonnes raisons d'encourager les municipalités à agir dans les limites des pouvoirs que leur confère la loi. Des contribuables se verraient privés d'un recours efficace en l'absence d'un contrôle judiciaire. L'idée que le processus électoral constitue le seul recours est sans valeur pour la minorité qui se trouverait dépouillée de tout recours, et le conseil pourrait continuer à élargir ses pouvoirs légaux tant qu'il réussirait à conserver l'appui de la majorité. La politique générale favorable à ce qu'une municipalité n'agisse que dans les limites des pouvoirs que lui confère la loi existe tout autant pour la minorité que pour la majorité.

En l'espèce, la ville de Vancouver a agi par voie de résolutions. De toute évidence, elle voulait par là exercer ses pouvoirs légaux. L'article 223 de la Municipal Act, R.S.B.C. 1979, ch. 290, indique que tous les pouvoirs du conseil peuvent s'exercer par voie de règlement ou de résolution. L'article 151 de la Charte de Vancouver reprend cette disposition et ajoute que le conseil ne peut exercer ses pouvoirs par voie de résolution que lorsqu'un règlement n'est pas expressément requis. Une résolution est un acte qui lie le conseil et les fonctionnaires et représentants municipaux jusqu'à son abrogation. Voir I. M. Rogers, The Law of Canadian Municipal Corporations (2e éd. 1971), aux pp. 406.8 et 406.9. Dans ces circonstances, je ne comprends pas la force que peut avoir l'argument selon lequel l'intimée aurait pu atteindre son objectif d'une autre manière qui aurait échappé à tout contrôle judiciaire. L'intimée prétend qu'elle aurait simplement pu refuser de traiter avec l'appelante. Je vois mal comment elle aurait pu le faire sans directive de la part du conseil. Un particulier qui veut adopter une conduite et éviter l'examen des motifs qui le poussent à le faire peut simplement décider d'agir d'une certaine manière. Une municipalité ne peut le faire. Toute politique ou projet de boycottage de l'appelante nécessiterait une décision du conseil. Toute décision de ce genre doit reposer sur un pouvoir légal et, quelle qu'en soit la forme, pourrait faire l'objet d'un contrôle. En l'absence d'une telle décision, toute tentative de faire en sorte que les membres du personnel refusent officieusement de traiter avec l'appelante prêterait le flanc à des attaques pour absence d'autorisation du conseil et exposerait les membres du personnel à des poursuites en responsabilité civile.

Objet illégitime

En général, une municipalité n'est autorisée à agir que pour des fins municipales. Dans l'arrêt R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650, à la p. 668, le juge Iacobucci adopte, au nom de la Cour, le principe énoncé par S. M. Makuch dans Canadian Municipal and Planning Law (1983), à la p. 115, selon lequel, en tant qu'organismes créés par la loi, les municipalités

. . . peuvent exercer seulement les pouvoirs qui leur sont conférés expressément par la loi, les pouvoirs qui découlent nécessairement ou vraiment du pouvoir explicite conféré dans la loi, et les pouvoirs indispensables qui sont essentiels et non pas seulement commodes pour réaliser les fins de l'organisme.

Les «fins de l'organisme» ou «fins municipales» sont déterminées en fonction non seulement de celles qui sont expressément énoncées, mais encore de celles qui sont compatibles avec le but et les objets de la loi habilitante. Dans l'arrêt Roncarelli c. Duplessis, précité, en expliquant pourquoi les actes de Duplessis ont excédé les pouvoirs que lui conférait la loi, le juge Martland affirme, à la p. 156:

[traduction] . . . j'estime que le pouvoir discrétionnaire de révoquer un permis, conféré à la Commission par la Loi des liqueurs alcooliques, doit se rattacher à l'administration et à l'application de cette loi. Il ne convient pas de l'exercer pour des motifs qui sont sans rapport avec la réalisation de l'intention et de l'objet de la Loi. L'association de l'appelant avec les Témoins de Jéhovah et le fait qu'il se soit rendu caution pour des membres de cette secte, que l'on a reconnus comme ayant motivé la révocation du permis et qui étaient tout à fait licites, n'avaient aucun lien avec l'intention et les objets de la Loi des liqueurs alcooliques. [Je souligne.]

Dans l'arrêt Gershman c. Manitoba Vegetable Producers' Marketing Board, [1976] 4 W.W.R. 406, la Cour d'appel du Manitoba a appliqué ce raisonnement pour conclure qu'un office public de commercialisation avait agi de façon illégale. Après avoir inscrit sur sa liste noire le nom d'une personne parce qu'elle avait notamment omis de rembourser des dettes, l'office en cause avait par la suite annulé le crédit accordé à la société pour qui travaillait cette personne, jusqu'à ce qu'elle cesse d'en retenir les services. Dans son jugement, la cour a déclaré que [traduction] «les organismes publics ne doivent pas se servir de leurs pouvoirs à des fins incompatibles avec celles envisagées par les lois dont elles tiennent leurs pouvoirs» (à la p. 415).

La plupart du temps, comme c'est le cas en l'espèce, le problème se pose souvent relativement à l'exercice d'un pouvoir non expressément conféré mais dont on dit qu'il découle implicitement d'une attribution générale de compétence. C'est dans ces cas que les objets de la loi habilitante revêtent une grande importance. La façon de procéder en pareils cas est énoncée par Rogers dans l'extrait suivant de The Law of Canadian Municipal Corporations, op. cit., par. 64.1, à la p. 387, auquel je souscris:

[traduction] Devant un problème d'interprétation d'une résolution ou d'un règlement adopté par une municipalité, les tribunaux doivent s'efforcer en premier lieu de donner une interprétation qui harmonise les pouvoirs que l'on cherche à exercer avec les objets de la municipalité. La disposition en cause devrait s'interpréter en fonction de l'objet de la municipalité: fournir des services à un groupe de personnes, dans une localité, en vue d'en améliorer la santé, le bien‑être, la sécurité et le bon gouvernement.

Tout doute ou toute ambiguïté doit profiter au citoyen, particulièrement lorsque le pouvoir que l'on prétend avoir sort de l'«ordinaire». Voir Rogers, op. cit., par. 64.1, et Re Taylor and the City of Winnipeg (1896), 11 Man. R. 420, le juge en chef Taylor. À cet égard, je ne puis souscrire à l'opinion exprimée par le juge Southin voulant qu'en l'absence d'une restriction expresse du pouvoir que l'intimée possède en matière commerciale, il ne faille pas l'interpréter de manière à en limiter l'exercice à des fins municipales.

Il me faut donc déterminer si les résolutions ont été adoptées à des fins municipales. Le préambule et le dispositif des résolutions en définissent amplement l'objet. Elles visent explicitement à inciter Shell à se départir de ses investissements en Afrique du Sud, en réprouvant le régime d'apartheid et en prenant part au prétendu boycottage international de ses produits et filiales jusqu'à ce qu'elle [traduction] «se retire complètement de l'Afrique du Sud». On ne mentionne aucunement en quoi ces résolutions touchent ou favorisent le bon gouvernement, la santé ou le bien‑être de la ville ou de ses citoyens. Plus précisément, on n'y trouve aucune mention qu'elles visent à améliorer les relations entre ses citoyens. Compte tenu de l'énumération détaillée des objets des résolutions, on ne saurait leur prêter un tel objectif implicite. Le quatrième attendu suggère l'existence d'un programme plus général de contrôle des fournisseurs avec qui la ville fait affaire. Il met les relations d'affaires avec l'Afrique du Sud au nombre des critères à appliquer. Il n'y a cependant aucune preuve qu'un tel programme existe et, en fait, son existence est réfutée par le fait que la ville continue à acheter de Chevron. Par conséquent, je suis d'accord avec le juge de première instance pour dire que l'intimée cherchait à utiliser ses pouvoirs de faire des affaires [traduction] «pour exercer une influence dans une autre partie du monde» (pp. 348 et 349), un objectif qui touche à des situations existant en dehors des limites territoriales de la ville.

Cela se rattache-t‑il à un objet municipal? De toute évidence, la Charte de Vancouver ne confère aucun pouvoir explicite d'adopter les résolutions et, si elles sont valides, l'intimée doit se fier qu'un tel pouvoir est implicite. Cela oblige à examiner les dispositions pertinentes de la Charte de Vancouver en fonction des principes exposés ci‑dessus. L'article 189, prévoyant que «[l]e conseil peut pourvoir au bon gouvernement de la ville», est peut être celui qui exprime le mieux l'objet de la Charte de Vancouver. À cet égard, son objet ne diffère pas de l'objet de la législation municipale qui, en général, comme je l'ai mentionné plus haut, est de favoriser la santé, le bien‑être, la sécurité et le bon gouvernement de la municipalité. Cela circonscrit territorialement la compétence du conseil. Il ne fait aucun doute que, dans l'exercice de ses pouvoirs, le conseil peut tenir compte de situations existant en dehors de ses limites territoriales, mais, ce faisant, ses actions doivent toujours avoir pour objet de profiter aux citoyens. On prend soin, dans la Charte de Vancouver, de prévoir expressément les activités dans lesquelles le conseil est autorisé à s'engager en dehors des limites territoriales de la ville, même lorsque celles‑ci profitent manifestement aux citoyens. Ces activités comprennent la participation à des projets de travaux publics avec d'autres municipalités (art. 188) et l'acquisition de biens nécessaires à la réalisation des objets de la ville (art. 190).

L'intimée s'est fondée sur plusieurs autres dispositions de la Charte de Vancouver pour justifier les résolutions. L'article 137 habilite la ville à s'engager dans des entreprises commerciales ou industrielles. L'article 190 habilite le conseil à acquérir les biens meubles nécessaires à la réalisation des objets de la ville. L'article 199 permet au conseil d'[traduction] «accomplir toute chose accessoire ou favorable à l'exercice [des] pouvoirs [qui lui sont attribués]». Ces articles sont des dispositions générales qui figurent dans la plupart sinon dans la totalité des lois municipales et ils doivent être interprétés sous réserve des restrictions imposées par l'objet de la loi prise dans son ensemble. Tous pouvoirs qui découlent implicitement de la formulation générale de ces dispositions doivent se limiter à des objets municipaux et ne peuvent aller jusqu'à inclure l'imposition d'un boycottage fondée sur des motifs étrangers aux intérêts des citoyens.

Cette conclusion s'appuie sur la décision R. c. Lewisham London Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., précitée. Dans des circonstances très semblables à celles de l'espèce, le conseil municipal avait décidé de boycotter les produits Shell afin de contraindre la société à se départir de ses investissements en Afrique du Sud. La cour a jugé qu'en raison du caractère illégitime de l'un des objectifs poursuivis (le désir d'intervenir dans les rapports commerciaux licites de Shell avec l'Afrique du Sud et d'encourager le boycottage général de l'entreprise), la décision devait être annulée malgré l'existence d'un second objectif, légitime celui‑là, qui était d'améliorer les relations interraciales dans la municipalité. L'intimée cherche à établir une distinction d'avec cette affaire pour le motif qu'en Angleterre, contrairement à ce qui se passe au Canada, on ne fait pas de différence entre l'exercice des pouvoirs réglementaires d'une municipalité et l'exercice des pouvoirs qu'elle possède en sa qualité de personne morale. Comme je l'ai déjà dit, je ne crois pas qu'une telle distinction soit valable lorsqu'il s'agit de déterminer si une municipalité a agi à une fin relevant de sa compétence. À mon avis, cette décision est très convaincante. Je reconnais qu'en droit canadien les lois municipales habilitantes diffèrent, à certains égards, du droit qui régit les municipalités du Royaume‑Uni, et que notre Cour doit faire preuve de prudence avant d'accepter toute conclusion fondée sur une telle différence. Pour décider si l'objectif extraterritorial de la ville d'influencer la situation politique en Afrique du Sud est illégitime et étranger à la compétence d'une municipalité, je suis toutefois porté à suivre son raisonnement très persuasif, compte tenu particulièrement de l'analogie entre les deux situations factuelles en présence. L'intimée s'est fondée jusqu'à un certain point sur un aspect de la décision Lewisham où l'on a conclu notamment que l'un des objets de la politique adoptée par la municipalité était de promouvoir les relations interraciales, et que c'était là un objet que la municipalité pouvait licitement poursuivre. Cette conclusion n'est d'aucun secours à l'intimée puisque cet aspect de la politique en cause était expressément autorisé par l'art. 71 de la Race Relations Act 1976 (R.-U.), 1976, ch. 74, qui prévoyait ce qui suit:

[traduction] . . . à prendre les dispositions appropriées pour assurer qu'elles exercent leurs diverses fonctions en tenant dûment compte de la nécessité —

a)d'éliminer la discrimination raciale et

b)de promouvoir l'égalité des chances et les bonnes relations entre les personnes appartenant à différents groupes raciaux.

En résumé, sur ce point, après avoir appliqué les principes énoncés ci‑dessus, j'ai conclu, à l'instar du juge de première instance, que les résolutions ont pour objet d'exercer une influence à l'extérieur des limites de la ville et ne comportent aucun bénéfice précis pour ses citoyens. Il s'agit d'un objet qui n'est autorisé ni expressément ni implicitement par la Charte de Vancouver et qui n'est pas lié à la réalisation de l'intention et de l'objet de cette charte.

Discrimination

La conclusion que j'ai tirée au sujet de l'absence d'objet municipal est suffisante pour trancher le présent pourvoi. Toutefois, si j'avais conclu à l'existence d'un tel objet, je confirmerais la décision du juge de première instance relativement au second moyen. J'estime que les résolutions constituent de la discrimination non autorisée. L'intimée a reconnu que les résolutions ont pour objet de traiter l'appelante de façon discriminatoire et il s'agit seulement de savoir si la loi habilitante permet cette discrimination.

Les résolutions de la ville de Vancouver sont discriminatoires de deux façons. Elles sont discriminatoires d'abord envers les sociétés qui font affaire en Afrique du Sud et, ensuite, envers Shell par rapport à Chevron et à d'autres sociétés qui font également affaire en Afrique du Sud. Le juge de première instance formule la conclusion suivante, à la p. 347:

[traduction] La municipalité de Vancouver achète chaque année pour environ 1,4 million de dollars de produits pétroliers. L'un de ses fournisseurs est Chevron Canada Limited, laquelle fait également affaire avec l'Afrique du Sud par l'entremise d'une filiale. Shell a été choisie à titre de symbole et il ressort clairement du procès‑verbal de la réunion du conseil que ce dernier était conscient d'agir de façon discriminatoire envers Shell parce que celle‑ci a des liens commerciaux avec le régime d'apartheid de l'Afrique du Sud. Il ne fait pas de doute que le conseil était animé du désir d'accomplir un geste symbolique contre les sociétés internationales qui ont des liens commerciaux en Afrique du Sud.

Le juge de première instance a souligné que l'intimée avait reconnu, au procès, que les résolutions étaient discriminatoires envers l'appelante, mais qu'elle avait fait valoir que la loi n'interdisait pas à la municipalité d'établir ce genre de distinctions dans la poursuite de ses relations d'affaires et que les résolutions demeuraient donc légales. La Cour a récemment abordé une question similaire dans l'arrêt R. c. Sharma, précité. Le juge Iacobucci affirme, au nom de la Cour, aux pp. 667 et 668:

Je conviens avec le juge Arbour que la présente affaire est régie par l'arrêt de notre Cour Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., précité, en ce qui concerne la discrimination dans le régime de réglementation. Dans cet arrêt, la Cour a statué que le pouvoir d'adopter des règlements municipaux n'emportait pas celui d'édicter des dispositions discriminatoires (c.‑à‑d. d'établir une distinction) à moins que la loi habilitante ne permette effectivement un tel traitement discriminatoire. Voir également Rogers, The Law of Canadian Municipal Corporations (2e éd. 1971), aux pp. 406.3 et 406.4:

[traduction] C'est un principe fondamental en droit municipal que les règlements doivent toucher également tous ceux qui sont visés par le texte habilitant. Le règlement municipal doit être impartial dans son application et ne doit pas faire de distinction de manière à montrer un certain favoritisme envers une ou plusieurs catégories de citoyens. Tout règlement qui viole ce principe de telle sorte que les citoyens ne se trouvent pas tous dans la même situation en ce qui concerne les questions qu'il touche est illégal.

Ce principe général ne s'applique pas lorsque la loi habilitante précise clairement que certaines personnes ou choses peuvent être soustraites à son application ou permet expressément une certaine forme de discrimination.

Un peu plus loin, le juge affirme, à la p. 668, que:

. . . le caractère raisonnable ou rationnel général de la distinction n'est pas en cause: il ne saurait y avoir de discrimination que si la loi habilitante le prévoit précisément ou si la discrimination est nécessairement accessoire à l'exercice du pouvoir délégué par la province (Montréal (Ville de) c. Arcade Amusements Inc., précité, aux pp. 404 à 406).

Dans l'arrêt Sharma, la Cour avait jugé illégale et annulé une condamnation prononcée en application d'un règlement municipal interdisant la vente par vendeurs ambulants indépendants et avait inscrit un verdict d'acquittement.

En examinant cette question, le juge Southin de la Cour d'appel a exprimé l'avis que le point de vue adopté à l'égard de la première question s'appliquait également à la question de la discrimination. Selon ce point de vue, les résolutions étaient valides parce que rien dans la loi n'en interdisait l'adoption. En toute déférence, ce point de vue va directement à l'encontre de l'arrêt de notre Cour Sharma, précité, et de la doctrine et de la jurisprudence qui y sont mentionnées. Ce qu'il faut se demander c'est si la discrimination est expressément ou implicitement autorisée. Les articles pertinents, que j'ai déjà mentionnés, sont les art. 137, 189, 190 et 199 de la Charte de Vancouver. Ils autorisent la ville à s'engager dans des entreprises commerciales, à acquérir les biens meubles et immeubles nécessaires à la réalisation de ses objets, à pourvoir au bon gouvernement et à accomplir toute chose nécessaire ou favorable à l'exercice des pouvoirs spécifiés. Il va sans dire que dans la conduite de ses affaires et dans l'achat de biens auprès de fournisseurs ou de vendeurs, la ville doit faire des choix pouvant être considérés comme discriminatoires. Le pouvoir d'établir des distinctions pour des motifs commerciaux ou d'affaires est accessoire aux pouvoirs d'exploiter une entreprise ou d'acquérir des biens. Sans ce pouvoir, il serait impossible d'exercer ces activités. Des considérations différentes s'appliquent à la discrimination fondée sur des motifs autres que commerciaux ou d'affaires qui ne visent pas la promotion de la santé, de la sécurité ou du bien‑être des citoyens. On ne saurait dire que des considérations relatives à la politique d'un État étranger sont si essentielles à l'exercice de pouvoirs énumérés qu'elles sont implicites. Les articles 137 et 190 ne sont donc d'aucun secours à l'appelante. Les articles 189 et 199 sont des dispositions habilitantes générales qui n'autorisent ni expressément ni implicitement le genre de discrimination en question. Comme je l'ai expliqué, lorsqu'il est question d'un objet illégitime, ces dispositions doivent être appliquées en tenant compte du but de la loi habilitante de conférer les pouvoirs nécessaires à la réalisation des objets municipaux.

Enfin, on a invoqué la décision Hignell c. City of Winnipeg, [1933] 3 W.W.R. 193 (B.R. Man.). Dans cette affaire, la Cour du Banc du Roi du Manitoba avait refusé de modifier la décision de la ville d'adopter une conduite discriminatoire et de n'accorder des contrats qu'aux employeurs dont les employés étaient syndiqués, en déclarant que la municipalité avait le pouvoir de prendre cette décision. En faisant une distinction d'avec cette affaire manitobaine, le juge Maczko a convenu que les conseillers municipaux de Winnipeg étaient en droit de se soucier des salaires payés dans la ville ou de maintenir des relations harmonieuses avec les syndicats, mais il a conclu que les considérations qui sous‑tendent les présentes résolutions n'avaient rien à voir avec les affaires de la ville de Vancouver. Il suffit de dire qu'il est tout à fait possible de distinguer cette affaire d'avec la présente situation étant donné l'existence ici de l'objet «extraterritorial» d'influencer la situation politique internationale.

Selon moi, non seulement le genre de discrimination dont il est question en l'espèce n'est pas autorisé par la Charte de Vancouver, mais encore, pourrait‑on soutenir, il est interdit par l'art. 153 qui est ainsi rédigé:

[traduction] 153. Sauf dispositions contraires de la présente loi ou de toute autre loi, le conseil ne peut accorder à quelqu'un des droits, privilèges, immunités ou exemptions particuliers en plus de ceux auxquels a droit toute autre personne qui se trouve dans la même situation, à moins qu'une autorisation en ce sens n'ait été obtenue par voie de règlement requérant l'assentiment des électeurs.

L'appelante soutient que cet article interdit au conseil de prendre Shell à partie sans avoir consulté la population. La Cour d'appel a mis fin sommairement à cet argument dans ses motifs supplémentaires (à la p. 287), en déclarant que l'article [traduction] «prévoit des choses comme le droit exclusif d'exploiter une entreprise donnée dans la ville. Il n'a rien à voir avec ce que la ville a fait en l'espèce».

Je ne suis pas convaincu que cet article mérite d'être appliqué de façon aussi stricte. Même s'il ne faisait qu'accorder des droits exclusifs de faire des affaires, les résolutions pourraient en déclencher l'application puisqu'elles ont pour effet d'accorder à d'autres sociétés pétrolières, à l'exclusion de Shell, l'autorisation de faire affaire avec la ville. Ces résolutions se présentent sous forme d'interdictions de traiter avec Shell, mais elles ont indirectement pour effet d'accorder à certaines personnes des droits et des privilèges dont ne jouissent pas toutes les personnes «dans la même situation». Même en restreignant la catégorie touchée à celle des sociétés pétrolières qui traitent avec l'Afrique du Sud, la municipalité est encore coupable de discrimination à l'intérieur de cette catégorie, puisqu'elle fait affaire avec une autre pétrolière ayant des liens avec l'Afrique du Sud.

On pourrait prétendre que les résolutions n'accordent aucun privilège de faire des affaires et que l'application de l'art. 153 n'est pas déclenchée. Elles ne font tout au plus que priver Shell d'un privilège. Cependant, une telle distinction entre des dispositions habilitantes et prohibitives semblerait quelque peu artificielle et n'a pas été retenue par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans Re Gulf Canada Ltd. and City of Vancouver (1981), 130 D.L.R. (3d) 146, où l'on a conclu que la discrimination au sein d'un groupe (de sociétés exploitant des stations‑service) est interdite même si elle résulte de la non‑délivrance d'un permis à une société.

Il n'est pas nécessaire de formuler une conclusion finale sur cette question puisque j'ai jugé que la Charte de Vancouver n'autorise ni expressément ni implicitement l'adoption des résolutions.

Dispositif

Compte tenu des conclusions auxquelles je suis arrivé, il n'est pas nécessaire de statuer sur les questions constitutionnelles. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel et de rétablir la décision de première instance, en accordant à l'appelante ses dépens tant devant notre Cour que devant la Cour d'appel.

Pourvoi accueilli, le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Procureurs de l'appelante: Clark, Wilson, Vancouver.

Procureur de l'intimée: Le contentieux de la ville de Vancouver, Vancouver.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada: John C. Tait, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario: M. David Lepofsky, Toronto.

Procureur de l'intervenant le procureur général du Québec: Françoise Saint‑Martin, Ste‑Foy.


Synthèse
Référence neutre : [1994] 1 R.C.S. 231 ?
Date de la décision : 24/02/1994
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Droit municipal - Résolutions municipales - Validité - La ville de Vancouver a décidé, par voie de résolutions, qu'elle s'abstiendrait de traiter avec Shell jusqu'à ce que celle‑ci «se retire complètement de l'Afrique du sud» - Les actes du conseil municipal que représentent les résolutions adoptées peuvent‑ils faire l'objet d'un contrôle? - Les résolutions excèdent‑elles la compétence de la ville en ce sens qu'elles n'ont pas trait à un objet municipal? - Les résolutions constituent‑elles une forme de discrimination non autorisée? - Vancouver Charter, S.B.C. 1953, ch. 55.

L'appelante, une filiale de Shell Canada Ltée, fait, à Vancouver, le commerce de détail et de gros de produits pétroliers. Avant que le conseil municipal de la ville de Vancouver n'adopte des résolutions selon lesquelles la ville cesserait de traiter avec Shell Canada jusqu'à ce que le groupe Royal Dutch‑Shell «se retire complètement de l'Afrique du Sud», l'appelante était périodiquement invitée à présenter des soumissions en vue de conclure des contrats avec la municipalité pour la fourniture de produits pétroliers. La ville de Vancouver achète des produits pétroliers à une autre société, qui, par l'entremise d'une filiale, fait également affaire avec l'Afrique du Sud. La Cour suprême de la Colombie‑Britannique a annulé les résolutions pour le motif qu'elles excédaient la compétence de la municipalité. La Cour d'appel a infirmé ce jugement.

Arrêt (le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents): Le pourvoi est accueilli.

Les juges La Forest, Sopinka, Cory, Iacobucci et Major: En adoptant les résolutions, la ville a de toute évidence voulu exercer ses pouvoirs légaux et cet exercice peut faire l'objet d'un contrôle dans la mesure où il s'agit de déterminer si elle a agi dans les limites de sa compétence. En général, une municipalité n'est autorisée à agir que pour des fins municipales. Les fins municipales comprennent notamment celles qui sont compatibles avec le but et les objets de la loi habilitante. Tout doute ou toute ambiguïté doit profiter au citoyen, particulièrement lorsque le pouvoir que l'on prétend avoir sort de l'ordinaire. Les résolutions ici en cause visent explicitement à inciter Shell à se départir de ses investissements en Afrique du Sud, en réprouvant le régime d'apartheid et en prenant part au prétendu boycottage international de ses produits et filiales jusqu'à ce qu'elle «se retire complètement de l'Afrique du Sud». La ville de Vancouver cherchait à utiliser ses pouvoirs de faire des affaires pour exercer une influence dans une autre partie du monde, un objectif qui touche à des situations existant en dehors des limites territoriales de la ville. Aux termes de la Charte de Vancouver, le conseil "peut pourvoir au bon gouvernement de la ville». Cela circonscrit territorialement la compétence du conseil. Dans l'exercice de ses pouvoirs, le conseil peut certes tenir compte de situations existant en dehors de ses limites territoriales, mais, ce faisant, ses actions doivent toujours avoir pour objet de profiter aux citoyens. La Charte prévoit expressément les activités dans lesquelles le conseil peut s'engager en dehors des limites territoriales de la ville, même lorsque ces activités profitent manifestement aux citoyens. Les articles de la Charte qui habilitent la ville à s'engager dans des entreprises commerciales ou industrielles, à acquérir les biens meubles nécessaires à la réalisation de ses objets et à «accomplir toute chose accessoire ou favorable à l'exercice [des] pouvoirs [qui lui sont attribués]» sont des dispositions générales qui figurent dans la plupart sinon dans la totalité des lois municipales et qui doivent être interprétées sous réserve des restrictions imposées par l'objet de la loi prise dans son ensemble. Tous pouvoirs qui découlent implicitement de la formulation générale de ces dispositions doivent se limiter à des objets municipaux et ne peuvent aller jusqu'à inclure l'imposition d'un boycottage fondée sur des motifs étrangers aux intérêts des citoyens.

Même s'il existait un objet municipal, les résolutions constitueraient une forme de discrimination non autorisée. Quoique le pouvoir d'établir des distinctions pour des motifs commerciaux ou d'affaires soit accessoire aux pouvoirs d'exploiter une entreprise ou d'acquérir des biens, des considérations relatives à la politique d'un État étranger ne sont pas essentielles à l'exercice de pouvoirs énumérés au point d'être implicites. Non seulement la Charte de Vancouver n'autorise pas le genre de discrimination dont il est question en l'espèce, mais encore, pourrait‑on soutenir, elle l'interdit.

Le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin (dissidents): Le principe voulant que les pouvoirs d'approvisionnement échappent au contrôle judiciaire ne devrait pas s'appliquer aux municipalités. Si une municipalité exerce son pouvoir de dépenser les deniers publics à des fins ou d'une manière illégitimes, sa conduite devrait alors être assujettie au contrôle judiciaire. Bien qu'il importe que les abus de pouvoir soient réprimés, il est aussi important que les tribunaux ne limitent pas indûment les municipalités dans l'exercice responsable des pouvoirs dont le législateur les a investies. Les tribunaux doivent respecter la responsabilité qu'ont les conseils municipaux élus de servir leurs électeurs et prendre garde de substituer à l'opinion de ces conseils leur propre avis quant à ce qui est dans le meilleur intérêt des citoyens. Dans les cas où il n'y a pas d'attribution expresse de pouvoirs, mais où ceux‑ci peuvent être implicites, les tribunaux doivent se montrer prêts à adopter l'interprétation «bienveillante» évoquée par notre Cour dans l'arrêt Greenbaum et à conférer les pouvoirs par déduction raisonnable. Pareille interprétation libérale et circonspecte des pouvoirs municipaux favorisera l'efficacité des conseils municipaux tout en permettant d'éviter les frais et l'incertitude que comporte le recours excessif aux tribunaux. On peut également soutenir qu'elle s'accorde davantage avec la véritable nature des municipalités modernes et avec la méthode souple et plus circonspecte que notre Cour a adoptée dans sa jurisprudence récente en ce qui concerne le contrôle judiciaire d'organismes administratifs.

Les résolutions de s'abstenir de traiter avec Shell jusqu'à ce qu'elle mette fin à ses relations commerciales avec l'Afrique du Sud peuvent nettement se justifier par le pouvoir de la ville de se livrer à des activités commerciales. On ne saurait affirmer que des objets illégitimes sont venus invalider une décision par ailleurs légitime, puisque les motifs de la ville n'excédaient pas les pouvoirs qui lui ont été conférés. La Charte de Vancouver habilite le conseil à «pourvoir au bon gouvernement de la ville». Le conseil peut à bon droit prendre des mesures visant à favoriser et à maintenir un sentiment d'identité et de fierté collectives, parmi lesquelles peuvent figurer l'expression par la collectivité de son approbation ou de sa désapprobation de différents types de conduite. Les dispositions relatives au «bon gouvernement» ou au bien‑être général des citoyens qui figurent dans les lois municipales, loin d'être simplement superfétatoires, procèdent de la volonté des assemblées législatives d'empêcher que les décisions de conseillers municipaux soient invalidées par les tribunaux. De plus, bien d'autres municipalités donnent une interprétation large à leur mandat.

Les résolutions sont discriminatoires à l'égard de Shell, mais cette discrimination est autorisée par la Charte de Vancouver. Bien que la discrimination en matière de délivrance de permis, de taxation et d'attribution de privilèges municipaux soit généralement considérée comme requérant une autorisation expresse de la loi habilitante, la présomption relative à l'exercice par une municipalité de ses pouvoirs en matière commerciale veut qu'elle soit habilitée à établir des distinctions entre des citoyens et des sociétés pour des motifs très divers. Il est donc facile de déduire, de termes généraux autorisant une ville à exercer des activités commerciales et à prendre des mesures pour son bon gouvernement, que cette ville est habilitée à établir des distinctions dans l'exercice de ses pouvoirs en matière commerciale. Cela englobe non seulement la fourniture de services essentiels aux habitants de la municipalité, mais également le fait pour la ville d'exprimer au nom de ses habitants son approbation ou sa désapprobation d'une conduite donnée, peu importe que celle‑ci soit adoptée dans la ville ou à l'extérieur de celle‑ci.

Bien que les résolutions puissent comporter un aspect international, elles constituent, de par leur caractère véritable, des mesures législatives municipales et sont donc constitutionnelles. En ce qui concerne l'al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, à supposer qu'une société puisse invoquer le droit à la liberté d'expression, la violation alléguée est tellement insignifiante qu'elle ne mérite pas qu'on s'y arrête sérieusement.


Parties
Demandeurs : Produits Shell Canada Ltée
Défendeurs : Vancouver (Ville)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêt suivi: R. c. Lewisham London Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., [1988] 1 All E.R. 938
distinction d'avec l'arrêt: Hignell c. City of Winnipeg, [1933] 3 W.W.R. 193
arrêts mentionnés: Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295
Welbridge Holdings Ltd. c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957
Wiswell c. Metropolitan Corporation of Greater Winnipeg, [1965] R.C.S. 512
R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674
Rogers c. City of Toronto (1915), 33 O.L.R. 89
City of Toronto c. Miller Paving Ltd. (1964), 49 D.L.R. (2d) 214, autorisation de pourvoi refusée, [1965] R.C.S. ix
R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650
Gershman c. Manitoba Vegetable Producers' Marketing Board, [1976] 4 W.W.R. 406
Re Taylor and the City of Winnipeg (1896), 11 Man. R. 420
Re Gulf Canada Ltd. and City of Vancouver (1981), 130 D.L.R. (3d) 146.
Citée par le juge McLachlin (dissidente)
Haggerty c. City of Victoria (1895), 4 B.C.R. 163
Rogers c. City of Toronto (1915), 33 O.L.R. 89
Re Midnorthern Appliances Industries Corp. and Ontario Housing Corp. (1977), 17 O.R. (2d) 290
Transhelter Group Inc. c. Committee on Works and Operations (1984), 27 M.P.L.R. 244
Re Webb and Ontario Housing Corp. (1978), 93 D.L.R. (3d) 187
Prysiazniuk c. Regional Municipality of Hamilton‑Wentworth (1985), 10 O.A.C. 208
Re Ainsworth Electric Co. and Board of Governors of Exhibition Place (1987), 58 O.R. (2d) 432
Associated Respiratory Services Inc. c. British Columbia (Purchasing Commission) (1992), 70 B.C.L.R. (2d) 57
Peter Kiewit Sons Co. c. Richmond (City) (1992), 11 M.P.L.R. (2d) 110
Merritt c. City of Toronto (1895), 22 O.A.R. 205
City of Hamilton c. Hamilton Distillery Co. (1907), 38 R.C.S. 239
Re Howard and City of Toronto (1928), 61 O.L.R. 563
Associated Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corp., [1948] 1 K.B. 223
Kuchma c. Rural Municipality of Tache, [1945] R.C.S. 234
R. c. Greenbaum, [1993] 1 R.C.S. 674
Ville de Prince George c. Payne, [1978] 1 R.C.S. 458
Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227
Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722
National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324
Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756
Syndicat des camionneurs, section locale 938 c. Massicotte, [1982] 1 R.C.S. 710
Galloway c. Mayor and Commonalty of London (1866), L.R. 1 H.L. 34
Lamb c. Town of Estevan (1922), 16 Sask. L.R. 220
Re Burns and Township of Haldimand (1965), 52 D.L.R. (2d) 101
R. c. Lewisham Borough Council, ex parte Shell UK Ltd., [1988] 1 All E.R. 938
Thorne's Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106
Mounterbrooke Inc. c. City of Montreal, [1963] R.L. 28
Re Foster and Township of Raleigh (1910), 22 O.L.R. 26
Smith c. White City (Village) (1989), 81 Sask. R. 79
Baird c. Corporation of the District of Oak Bay (1982), 21 M.P.L.R. 278
Wheeler c. Leicester City Council, [1985] A.C. 1054
R. c. Sharma, [1993] 1 R.C.S. 650
Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121
Hignell c. City of Winnipeg, [1933] 3 W.W.R. 193.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 2, 15.
Local Government Act 1972 (R.‑U.), 1972, ch. 70, art. 135.
Loi constitutionnelle de 1867, art. 91(2).
Municipal Act, R.S.B.C. 1979, ch. 290, art. 223.
Race Relations Act 1976 (R.‑U.), 1976, ch. 74, art. 71.
Vancouver Charter, S.B.C. 1953, ch. 55, art. 137 [abr. & rempl. 1965, ch. 68, art. 18
mod. 1974, ch. 104, art. 30], 148, 151, 153, 188, 189, 190, 199, 203, 272 [mod. 1977, ch. 40, art. 52
mod. 1985, ch. 89, art. 5].
Doctrine citée
Arrowsmith, Sue. Government Procurement and Judicial Review. Toronto: Carswell, 1988.
Makuch, Stanley M. Canadian Municipal and Planning Law. Toronto: Carswell, 1983.
McDonald, Ann. «In the Public Interest: Judicial Review of Local Government» (1983), 9 Queen's L.J. 62.
Rogers, Ian MacFee. The Law of Canadian Municipal Corporations, 2nd ed. Toronto: Carswell, 1971 (feuilles mobiles).

Proposition de citation de la décision: Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231 (24 février 1994)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1994-02-24;.1994..1.r.c.s..231 ?
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