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17/03/1994 | CANADA | N°[1994]_1_R.C.S._445

Canada | Swinamer c. Nouvelle-Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445 (17 mars 1994)


Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445

Patrick Owen Swinamer Appelant

c.

Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

représentant Sa Majesté la Reine du chef

de la province de la Nouvelle‑Écosse Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général)

No du greffe: 22915.

1993: 8 novembre; 1994: 17 mars.

Présents: Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de

la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, Section d'appel (1992)...

Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445

Patrick Owen Swinamer Appelant

c.

Le procureur général de la Nouvelle‑Écosse,

représentant Sa Majesté la Reine du chef

de la province de la Nouvelle‑Écosse Intimé

et

Le procureur général du Canada Intervenant

Répertorié: Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général)

No du greffe: 22915.

1993: 8 novembre; 1994: 17 mars.

Présents: Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour suprême de la nouvelle‑écosse, section d'appel

POURVOI contre un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, Section d'appel (1992), 108 N.S.R. (2d) 254, 294 A.P.R. 254, 10 C.C.L.T. (2d) 207, 35 M.V.R. (2d) 191, qui a accueilli l'appel de l'intimé contre un jugement du juge Grant (1991), 101 N.S.R. (2d) 333, 275 A.P.R. 333, 6 C.C.L.T. (2d) 270, qui avait accueilli l'action pour négligence que l'appelant avait intenté contre la province. Pourvoi rejeté.

Derrick J. Kimball, Nash T. Brogan et Heidi Foshay Kimball, pour l'appelant.

Jonathan Davies, pour l'intimé.

Ivan G. Whitehall, c.r., et Donald J. Rennie, pour l'intervenant.

Version française des motifs des juges La Forest et McLachlin rendus par

Le juge McLachlin — J'ai lu les motifs de mon collègue le juge Cory et je suis d'accord avec ses conclusions. J'estime toutefois nécessaire d'ajouter quelques mots sur la question de l'origine de l'obligation de diligence qu'ont les autorités publiques.

Si je comprends bien ses motifs, le juge Cory estime qu'une province a une obligation générale de diligence dans l'entretien de ses routes. L'obligation n'est écartée que si elle établit que l'affaire relève d'une exception reconnue à l'obligation générale. Comme il le dit, «[u]ne autorité publique est assujettie à l'obligation de diligence à moins d'un motif valable de l'en exempter» (p. 456). Il considère qu'une décision de politique générale est un motif d'exclusion. Il ajoute qu'«[e]n règle générale, l'obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu'à un particulier» (p. 456).

Cette conception peut être considérée comme une exception à la règle bien établie que les autorités publiques n'ont envers les particuliers aucune obligation privée pouvant servir de fondement à une action civile, sauf si cette obligation peut se dégager des termes de leur loi habilitante. Comme l'a dit lord Wilberforce dans l'arrêt Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728, à la p. 754, imposer une obligation générale de droit privé à ces organismes

[traduction] . . . ne tiendrait pas compte d'un élément essentiel, savoir que l'autorité locale est un organisme public qui remplit des fonctions conférées par une loi: ses pouvoirs et ses obligations se définissent en fonction du droit public et non du droit privé. Le problème que crée ce genre d'action réside dans la définition des circonstances dans lesquelles la loi devrait imposer, en sus de ces pouvoirs et obligations de droit public, ou peut‑être conjointement à ceux‑ci, une obligation de droit privé envers les particuliers qui leur permettrait d'engager une action en dommages‑intérêts devant un tribunal civil.

Notre Cour a adopté le raisonnement de l'arrêt Anns dans l'arrêt Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, à la p. 11, où le juge Wilson a fait ressortir que la question de savoir si une obligation de droit privé peut être invoquée contre une autorité publique dépend des pouvoirs que lui confie la loi:

Lord Wilberforce affirme qu'il faut répondre à ces questions en fonction de la législation applicable.

Lord Wilberforce classe les diverses sortes de lois comme ceci:

[traduction]

1)les lois qui confèrent le pouvoir de porter atteinte aux droits des personnes; dans ce cas généralement, aucune action ne peut être intentée pour les dommages causés dans l'exercice de ce pouvoir sauf si les autorités locales ont fait ce que la législature leur permettait de faire, mais de façon négligente;

2)les lois qui confèrent des pouvoirs, mais laissent l'étendue de leur exercice à la discrétion des autorités locales. Dans ce cas, les autorités locales ont le choix de faire ou de ne pas faire ce qui leur est permis, mais si elles choisissent de le faire et qu'elles le font de façon négligente, la décision de politique ayant été prise, il existe alors une obligation de faire preuve de diligence raisonnable en la mettant à exécution.

Le présent pourvoi tombe dans la seconde catégorie. L'autorité publique n'a aucune obligation de droit privé tant qu'elle n'a pas pris la décision de politique générale de faire quelque chose. Alors, et alors seulement, a‑t‑elle l'obligation au niveau opérationnel de faire preuve de diligence raisonnable dans l'exécution de la politique. Ainsi, une décision de politique générale n'est pas une exception à une obligation générale. C'est une condition préalable à l'existence d'une obligation au niveau opérationnel.

Sous réserve de ces commentaires, je suis d'avis de rejeter le pourvoi pour les motifs exposés par le juge Cory.

Version française des motifs rendus par

Le juge Sopinka — Je souscris à la conclusion de mon collègue le juge Cory mais, comme dans le pourvoi Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420, je ne peux convenir que la loi (la Public Highways Act, R.S.N.S. 1989, ch. 371) crée une obligation d'entretenir les routes. Elle confère plutôt le pouvoir de les entretenir. L'exercice de bonne foi de ce pouvoir discrétionnaire ne peut donc entraîner une responsabilité sur le fondement d'une obligation de diligence en droit privé. Le comportement faisant l'objet de la plainte était, comme mon collègue le dit, «une mesure préalable» à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire et ne peut former le fondement d'une responsabilité.

Je suis d'avis de trancher le pourvoi de la façon proposée par le juge Cory.

Version française du jugement des juges Gonthier, Cory, Iacobucci et Major rendu par

Le juge Cory — Le présent pourvoi soulève bon nombre des questions qui sont examinées dans le pourvoi Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420, entendu au même moment. Comme dans cette affaire, la Cour est appelée à statuer sur la responsabilité délictuelle des organismes publics. Je crois que la présente affaire peut aussi être tranchée par l'application des principes énoncés dans Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228.

I. Les faits

Vers 15 heures, le samedi 26 novembre 1983, l'appelant, qui était le demandeur en l'espèce, circulait à bord de son camion sur Falmouth Back Road, une voie publique de la Nouvelle‑Écosse. Un grand orme est tombé sur le camion, écrasant M. Swinamer. Ce dernier a été si gravement blessé qu'il sera paraplégique pour le reste de ses jours.

L'arbre en question, un orme d'environ 110 ans, avait un diamètre de 2,5 pieds et une hauteur de 60 à 70 pieds. Il se trouvait sur la ferme de M. et Mme Redden, à quelque trois pieds de la limite de l'emprise de la route. Les branches de l'arbre s'étendaient au‑dessus de la route, et ses racines empiétaient sans aucun doute sur l'emprise.

L'été précédent, l'arbre semblait en bonne santé et son feuillage était touffu. L'effondrement soudain et inopiné de l'arbre a été causé par une grave infection d'origine fongique appelée «ganoderme des artistes». L'examen de l'arbre par une personne non avertie n'aurait pu révéler l'existence de l'infection. Cependant, la présence d'un ulcère, généralement près du sol et, souvent, sous des feuilles ou des broussailles, pourrait amener un expert à diagnostiquer la maladie. Toutefois, pour confirmer l'existence de la maladie, il faudrait prélever un échantillon et l'analyser.

Le ministère des Transports de la Nouvelle‑Écosse (maintenant le ministère des Transports et des Communications) est doté de plusieurs directions régionales. Dans chacune d'elles, l'ingénieur divisionnaire, assisté d'un surintendant, est responsable de l'entretien des routes.

Dans le cadre de ses activités normales d'entretien, le ministère enlève les arbres et les branches qui sont tombés, généralement après une tempête. Aussi, le ministère procède à l'enlèvement des arbres que des employés du ministère ou des citoyens ont signalé comme étant dangereux. Il s'agit invariablement d'arbres manifestement morts dont les branches pourraient tomber sur la route.

En 1983, l'ingénieur divisionnaire, Robert Colburn, a reçu des plaintes concernant la présence d'arbres morts le long des routes de sa région. Il a conclu, à juste titre d'ailleurs, que ces arbres pourraient menacer la sécurité des usagers de la route. Or, les sommes alors affectées à l'entretien dans son budget n'étaient pas suffisantes pour que les arbres puissent être enlevés. Monsieur Colburn a confié l'inspection des routes de sa région à un contremaître, Gerald Allen, et à un technicien d'arpentage, afin de déterminer l'étendue du problème. Il leur a demandé de dénombrer les arbres morts qui constituaient un danger manifeste pour les usagers de la route.

Le contremaître n'était pas un forestier qualifié, mais il connaissait assez bien la forêt et il était en mesure de déterminer si un arbre était mort. En compagnie du technicien, il a parcouru plus de 800 kilomètres sur les routes de la région. Ils ont dénombré plus de 200 arbres morts, ils les ont marqués à l'aide de piquets d'arpentage, ils ont consigné l'emplacement des arbres dans un carnet et ils ont remis leur rapport à l'ingénieur divisionnaire. L'un des arbres dénombrés se trouvait sur la propriété des Redden, à quelques centaines de pieds de l'arbre qui est tombé et qui a causé l'accident en question.

En octobre 1983, s'appuyant sur le rapport qui lui avait été remis, l'ingénieur divisionnaire a fait parvenir au directeur régional un rapport dans lequel il précisait quels arbres devaient être enlevés pour assurer la sécurité du public et demandait l'octroi de fonds à cette fin. En janvier ou février 1984, des crédits ont été accordés, mais pour l'enlèvement de seulement 66 des arbres en cause. Des fonds supplémentaires ont été demandés, puis obtenus au cours des années subséquentes.

II. Les juridictions inférieures

La première instance

Le juge de première instance a conclu à la responsabilité du ministère: (1991), 101 N.S.R. (2d) 333, 275 A.P.R. 333, 6 C.C.L.T. (2d) 270. Il a statué que ce dernier avait fait preuve de négligence quant à la manière dont il avait mené l'inspection. Selon lui, le ministère aurait dû consulter des experts, former adéquatement le contremaître de façon qu'il puisse déceler la présence du ganoderme des artistes et prendre les mesures qui s'imposent pour abattre l'arbre.

La Cour d'appel

La Cour d'appel a accueilli l'appel et rejeté la demande: (1992), 108 N.S.R. (2d) 254, 294 A.P.R. 254, 10 C.C.L.T. (2d) 207, 35 M.V.R. (2d) 191. Voici comment elle a résumé ses motifs (à la p. 265 N.S.R.):

[traduction]

(1) aucune disposition législative n'oblige le ministre à assurer l'entretien des routes provinciales;

(2) l'existence d'une nuisance sur une propriété contiguë n'engage pas la responsabilité du propriétaire du terrain attenant;

(3) la loi ne confère pas le pouvoir de s'introduire sur un bien‑fonds attenant à la route pour y inspecter des arbres ou les enlever;

(4) l'obligation que prévoit la common law en matière d'entretien des routes ne vise pas les terrains contigus;

(5) en supposant même qu'il existe une obligation d'enlever un arbre dangereux qui se trouve sur un terrain attenant à une route, aucune preuve n'établissait que l'arbre en cause constituait un danger avant que ne se produise l'accident;

(6) la conclusion du juge de première instance qu'il existait une politique d'inspection et d'enlèvement des arbres malades situés sur les terrains contigus, sur laquelle se fondait principalement sa décision, ne s'appuyait sur aucune preuve;

Avec égards, la décision doit être renversée, car la preuve ne fondait nullement une telle conclusion.

III. Analyse

Certains des motifs invoqués dans l'arrêt Just qui s'appliquent en l'espèce sont cités dans l'arrêt Brown; ils sont reproduits ci‑après pour plus de commodité:

Cette présence gouvernementale accrue a donné naissance à des incidents qui auraient entraîné une responsabilité civile délictuelle s'ils étaient survenus entre particuliers. L'immunité gouvernementale initiale en matière de responsabilité délictuelle était devenue intolérable. C'est pourquoi des lois ont été adoptées pour imposer de façon générale à la Couronne la responsabilité de ses actes comme si elle était une personne. Cependant, la Couronne n'est pas une personne et elle doit pouvoir être libre de gouverner et de prendre de véritables décisions de politique sans encourir pour autant une responsabilité civile délictuelle. On ne saurait, par contre, restaurer l'immunité complète de la Couronne en qualifiant de «politique» chacune de ses décisions. D'où le dilemme qui a donné lieu à l'incessante bataille judiciaire autour de la différence entre «décision de politique» et «décision opérationnelle». La distinction sera particulièrement difficile à faire dans les cas où on peut s'attendre à des inspections gouvernementales.

Il est difficile d'établir la ligne de démarcation entre le «politique» et l'«opérationnel», mais il est essentiel de le faire.

. . .

La nécessité d'établir une distinction entre une décision de politique gouvernementale et sa mise en {oe}uvre opérationnelle est donc évidente. Les véritables décisions de politique devraient être à l'abri des poursuites en responsabilité délictuelle, de sorte que les gouvernements soient libres de prendre leurs décisions en fonction de facteurs sociaux, politiques ou économiques. Cependant, l'application de ces décisions peut fort bien engager la responsabilité. Sur quels principes directeurs les tribunaux peuvent‑ils donc s'appuyer pour faire cette distinction entre le politique et l'opérationnel?

S'exprimant en son nom et en celui d'un autre membre de la Haute Cour de l'Australie, dans l'arrêt Sutherland Shire Council v. Heyman (1985), 60 A.L.R. 1, le juge Mason a énoncé des principes très utiles à mon avis. Les voici:

[traduction] L'arrêt Anns a établi que les actes et omissions qui correspondent à des éléments de définition de politique et discrétionnaires que comporte l'exercice de pouvoirs discrétionnaires conférés par la loi ne peuvent donner naissance à une obligation de diligence. On a dit qu'il appartient à l'autorité publique d'établir cet équilibre entre les exigences d'efficacité et d'économie comme le lord juge du Parcq l'a évoqué dans l'arrêt Kent v. East Suffolk Rivers Catchment Board, [1940] 1 KP 319, à la p. 338, et que le tribunal ne doit pas substituer sa décision à celle de l'autorité publique dans les domaines que le législateur a confiés à cette dernière (Dorset Yacht Co. v. Home Office, [1970] AC 1004, aux pp. 1031, 1067 et 1068, Anns, à la p. 754, Barratt c. District of North Vancouver (1980), 114 D.L.R. (3d) 577). Bien que ces directives emportent l'adhésion en ce qui touche les prises de décisions politiques, leur force persuasive est moins évidente lorsqu'on les applique à d'autres domaines comportant des éléments discrétionnaires. La norme de négligence que les tribunaux utilisent pour déterminer s'il y a eu manquement à une obligation de diligence ne peut s'appliquer à une décision de politique, mais elle peut s'appliquer aux décisions opérationnelles. En conséquence, il est possible qu'il existe une obligation de diligence relativement à des considérations discrétionnaires n'entrant pas dans la catégorie des décisions de politique, d'après la division établie entre les facteurs politiques d'une part, et les facteurs opérationnels d'autre part. Cette classification a évolué à la faveur de l'interprétation qu'ont donnée les tribunaux à l'exception visant l'exercice d'une fonction discrétionnaire, prévue par la Federal Tort Claims Act des États‑Unis — voir Dalehite v. United States (1953), 346 US 15; (. . .) United States v. Varig Airlines, précité. En levant l'immunité gouvernementale et en assujettissant le gouvernement des États‑Unis à la même responsabilité que celle qu'encourrait une personne physique placée dans les mêmes circonstances, sous réserve de l'exception relative aux «fonctions discrétionnaires», la Federal Tort Claims Act vise le même objet que l'art. 64 de la Judiciary Act, (1903) (Cth).

Il n'est pas facile de faire la distinction entre les facteurs politiques et opérationnels, mais on pourra tracer la ligne de démarcation si l'on admet qu'une autorité publique n'assume aucune obligation de diligence à l'égard de décisions comportant des facteurs et des contraintes d'ordre financier, économique, social ou politique, ou qui sont dictées par ces derniers. Ainsi, les allocations budgétaires et les contraintes qui en découlent en termes de répartition des ressources ne sauraient donner lieu à une obligation de diligence. Mais il peut en être autrement lorsque les tribunaux sont appelés à appliquer une norme de diligence à un acte ou à une omission qui est simplement le produit d'une directive administrative, de l'opinion d'un expert ou d'un professionnel, ou encore de normes techniques ou de la norme générale de ce qui est raisonnable. (Je souligne.)

Une autorité publique est assujettie à l'obligation de diligence à moins d'un motif valable de l'en exempter. Un motif valable d'exemption est le cas d'une véritable décision de politique prise par un organisme gouvernemental. Or ce qui constitue une décision de politique peut varier à l'infini et être prise à divers échelons, bien que ce soit normalement à un haut niveau.

. . .

Il peut être opportun ici de résumer les principes et le raisonnement applicables, à mon avis, dans les cas de ce genre. En règle générale, l'obligation traditionnelle de diligence issue du droit de la responsabilité délictuelle s'appliquera à un organisme gouvernemental de la même façon qu'à un particulier. Pour déterminer si une telle obligation existe, il faut d'abord se demander s'il y a entre les parties une proximité suffisante pour en justifier l'imposition. Un organisme gouvernemental peut être exempté de cette obligation par une disposition législative expresse. Par ailleurs, l'exemption peut découler de la nature de la décision prise. Ainsi, un organisme gouvernemental sera exempté de l'imposition d'une obligation de diligence dans les situations qui résultent de ses décisions de pure politique.

Pour déterminer si une décision est une décision de politique, il ne faut pas oublier que de telles décisions sont généralement prises par des personnes occupant un poste élevé au sein de l'organisme mais qu'elles peuvent aussi émaner d'un échelon inférieur. La qualification de la décision dépend de sa nature et non de l'identité des acteurs. De façon générale, les décisions concernant l'allocation de ressources budgétaires à des ministères ou organismes gouvernementaux seront rangées dans la catégorie des décisions de politique. En outre, il ne faut pas oublier qu'une décision de politique peut être contestée sur le motif qu'elle n'a pas été prise dans l'exercice réel d'un pouvoir discrétionnaire. Si, après mûre considération, on conclut que l'organisme gouvernemental a une obligation de diligence et qu'il n'en est pas exempté par la loi ou la nature politique de sa décision, il faut procéder alors à l'analyse traditionnelle de la responsabilité délictuelle, et c'est la question de la norme de diligence requise de l'organisme gouvernemental qui doit alors être examinée.

(Just, précité, aux pp. 1239 à 1245.)

Examinons comment les principes dégagés dans l'arrêt Just s'appliquent compte tenu des faits de la présente espèce. Il faut tout d'abord déterminer si le ministère des Transports avait, à première vue, une obligation de diligence en matière de protection des usagers de la route contre les dommages causés par des arbres dangereux.

A. L'obligation de diligence

Il ne fait aucun doute qu'une province a des obligations envers les personnes qui utilisent ses routes. Voici la façon dont on a traité de cette question dans l'arrêt Just (à la p. 1236):

Au regard de cette invitation à utiliser tant les installations que la route qui y conduit, il semblerait qu'à part certaines exemptions spécifiques découlant d'une disposition législative ou d'un principe établi de common law, la province avait une obligation de diligence envers les usagers de ces routes. Cette obligation de diligence s'étendrait ordinairement à l'entretien raisonnable des routes. En tant qu'usager de la route, l'appelant avait certainement avec l'intimée un lien de proximité suffisante pour être visé par l'obligation de diligence. En l'espèce, on peut affirmer qu'il serait éminemment raisonnable de la part de l'appelant à titre d'usager de la route de s'attendre à ce qu'elle soit raisonnablement entretenue. Pour le ministère de la Voirie, le risque que des usagers subissent un préjudice si la route n'est pas raisonnablement entretenue est un risque aisément prévisible . . .*

L'existence d'une obligation de diligence étant établie, il est nécessaire ensuite d'examiner deux questions pour décider si l'intimée peut être tenue responsable. En premier lieu, il faut examiner la législation applicable pour voir si elle impose à l'intimée une obligation d'entretenir ses routes ou si, subsidiairement, elle crée une exonération de responsabilité en cas de défaut d'entretien. En second lieu, il faut se demander si la province est exonérée de toute responsabilité au motif que le système des inspections, notamment leur fréquence et leur qualité, constitue une décision de «politique» émanant d'un organisme gouvernemental.

Les articles 4 et 5 de la Public Highways Act, R.S.N.S. 1989, ch. 371, indiquent qu'il existe une obligation d'entretien. Ils disposent:

[traduction] 4 Le ministre est responsable de la supervision, de la gestion et du contrôle des routes et de toutes les questions qui s'y rapportent.

5 Le ministre peut construire des routes ou les entretenir, ou conclure des contrats ou des ententes à ces fins au nom de Sa Majesté du chef de la province, mais la présente loi n'a pas pour effet d'obliger le ministre à construire ou à entretenir des routes ni à engager des fonds à l'égard d'une route.

(Auparavant R.S.N.S. 1967, ch. 248, art. 3 et 4.)

Cette obligation de diligence englobe habituellement l'entretien raisonnable des routes. L'appelant, en qualité d'usager de la route, avait un lien suffisamment étroit avec le ministère pour être créancier de cette obligation de diligence. Il pouvait légitimement s'attendre à ce que la route soit raisonnablement entretenue. Le ministère pouvait facilement prévoir le risque qu'un défaut d'entretien de la route pourrait faire courir aux usagers.

Dans l'arrêt Just, la Cour a statué que l'entretien comprenait la prévention raisonnable des dommages que pouvaient subir les usagers advenant que des rochers dangereusement situés s'écroulent sur la route. De même, il existe une obligation, envers les usagers, de prendre des mesures raisonnables afin de prévenir les accidents que pourraient causer les arbres qui menacent de s'abattre sur la route. Aucune distinction raisonnable ne peut être établie entre les rochers dangereusement situés qui s'écroulent sur la route et les arbres manifestement morts ou dangereux qui tombent sur la route. Le ministère des Transports avait donc une obligation de diligence en ce qui concerne la protection des usagers contre les dommages que pouvaient causer les arbres dangereux. Il convient dès lors de déterminer s'il existe une exemption prévue par la loi ou une décision de politique générale qui a pour effet de dégager l'intimé de l'imposition de cette obligation.

B. Les exemptions ou restrictions à la responsabilité du ministère

(1) Les exemptions prévues par la loi

À l'instar de la Cour d'appel, l'intimé invoque le même art. 5 de la Public Highways Act à l'appui de sa prétention voulant que le ministère soit exempté de l'obligation d'entretien, et, plus particulièrement l'extrait suivant:

[traduction] . . . mais la présente loi n'a pas pour effet d'obliger le ministre à construire ou à entretenir des routes ni à engager des fonds à l'égard d'une route.

Il est vrai que la loi de la Colombie‑Britannique relative aux routes, examinée dans Just, ne renferme aucune disposition équivalente. J'estime cependant que le libellé de l'article n'est pas suffisamment explicite pour constituer une exemption de l'obligation de diligence et ainsi exonérer l'intimé de toute responsabilité délictuelle. Je suis plutôt d'avis que l'attribution d'un pouvoir discrétionnaire comme celui prévu à l'art. 5 pourrait, dans certaines circonstances, permettre de conclure à l'absence d'une obligation d'entretien imposée par la loi. Cependant, à mon avis, le fait qu'aucune disposition ne prévoit expressément une obligation d'entretien n'est pas suffisant pour exempter l'État de l'obligation générale de diligence que prévoit la common law au bénéfice des usagers de la route. L'obligation d'entretien découle de la relation établie entre le ministère des Transports et ces usagers. Pour que le ministère bénéficie d'une exonération de responsabilité en cas de négligence dans l'exécution de son obligation d'assurer l'entretien de la route, le libellé de la disposition législative portant exemption doit être clair et non équivoque. Selon moi, l'art. 5 n'a pas pour effet d'exonérer le ministère des Transports de la responsabilité qui découle d'une négligence dans l'entretien de la route.

Les observations formulées par J. G. Fleming dans la huitième édition de son ouvrage intitulé The Law of Torts (1992) sont à propos. L'auteur fait remarquer (à la p. 155) que, avant Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.), les autorités publiques [traduction] «étaient exonérées parce que le pouvoir que leur conférait la loi n'emportait pas l'obligation légale de venir en aide au demandeur» (en italique dans l'original). Cette interprétation a été contestée avec succès dans l'affaire Anns parce que même si [traduction] «la partie défenderesse n'avait aucune obligation en droit public, [. . .] le pouvoir que lui conférait la loi aux fins de la santé et de la sécurité du public, dès le moment où elle décidait de l'exercer, donnait naissance, en droit privé, à une obligation de faire preuve de diligence». La Cour a approuvé et appliqué le raisonnement sous‑jacent à l'arrêt Anns. Se reporter, à titre d'exemple, à Ville de Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2. Par conséquent, même si la Public Highways Act ne crée pas expressément une obligation légale d'exercer le pouvoir que la loi confère à la province en matière de construction routière, une fois que celle‑ci exerce ce pouvoir, elle a l'obligation d'entretenir avec diligence le réseau routier qui est établi.

On a ensuite fait valoir que les différences entre les dispositions pertinentes de la Nouvelle‑Écosse et celles de la Colombie‑Britannique, au chapitre des poursuites contre les organismes publics, étaient telles que la responsabilité de la province ne pouvait être établie en l'espèce. On a prétendu que l'al. 5(1)a) de la Proceedings against the Crown Act, R.S.N.S. 1989, ch. 360 (auparavant R.S.N.S. 1967, ch. 239, al. 4(1)a)), prévoit que la province n'engage sa responsabilité à l'égard des délits civils imputables à ses préposés ou mandataires que lorsque les actes en question confèrent en eux‑mêmes une cause d'action. Ainsi, cette disposition se distinguerait de l'al. 2c) de la Crown Proceeding Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 86, qui prévoit que la province engage sa responsabilité au même titre qu'une personne. Il a été signalé que seules les dispositions applicables du Québec et de la Colombie‑Britannique prévoient que la province engage sa responsabilité au même titre qu'une personne majeure qui jouit de la capacité juridique.

Je ne puis accepter cet argument. De toute évidence, la province ne peut être tenue responsable que des actes délictuels commis par ses préposés ou ses mandataires étant donné qu'elle ne peut agir que par l'entremise de ceux‑ci. Supposons, aux fins de résoudre la question, que les actes reprochés aient été effectivement empreints de négligence, c'est‑à‑dire que l'omission de la province de confier l'inspection des arbres à des employés compétents et celle de ses employés de constater que l'arbre en question était dangereux constituaient des actes de négligence. Pourtant, ces actions ou ces omissions étaient bel et bien le fait de préposés de la province agissant dans l'exercice de leurs fonctions, et si elles constituaient des actes de négligence, alors la province pourrait être tenue responsable. Les arguments invoqués par la province sont régressifs, et leur acceptation diminuerait considérablement les chances d'une victime d'avoir gain de cause contre une province. J'ajouterais que la Crown Proceedings Act, 1947 du Royaume‑Uni dont la cour était saisie dans l'arrêt Anns, précité, s'apparente à la loi de la Nouvelle‑Écosse.

Si elle souhaite s'exonérer de toute responsabilité délictuelle en ce qui concerne la construction et l'entretien des routes, la province n'a qu'à légiférer à cet effet, l'opportunité d'une telle mesure étant laissée à l'appréciation de l'électorat. À défaut d'une exemption non équivoque dans la loi, l'obligation d'entretenir les routes prévue par la common law s'applique.

(2)L'absence d'autorisation accordée par la loi de s'introduire sur un bien‑fonds attenant pour y inspecter des arbres ou les enlever

L'intimé se fonde sur la conclusion de la Cour d'appel selon laquelle le ministère n'avait pas le pouvoir de s'introduire sur les terrains attenants à la route pour remédier à la situation périlleuse. Je ne puis accepter non plus cet argument. L'existence, sur un terrain contigu, d'un danger manifeste pour les usagers de la route autorisait l'intimé à pénétrer sur la propriété et à remédier à la situation.

Il serait assez incongru que le ministère des Transports laisse un arbre mort de très grande taille pencher dangereusement au‑dessus de la route, sans prendre de mesures à cet égard, pour le seul motif que l'arbre se trouve juste à l'extérieur de l'emprise de la route. L'arbre représenterait un danger permanent pour tous les usagers de la route, et son enlèvement serait essentiel à leur sécurité.

L'article 4 de la Public Highways Act prévoit que [traduction] «[l]e ministre est responsable de la supervision, de la gestion et du contrôle des routes et de toutes les questions qui s'y rapportent» (je souligne). Un grand arbre mort se trouvant à trois pieds de la limite de l'emprise de la route et s'inclinant dangereusement au‑dessus de la route constitue certainement une «question qui [se] rapporte» à la route. Ce problème confère en soi au ministère le pouvoir nécessaire conféré par la loi pour s'introduire sur le terrain contigu afin de remédier à la situation. En outre, il est possible que les dispositions de l'Expropriation Act, R.S.N.S. 1989, ch. 156 (auparavant S.N.S. 1973, ch. 7), en particulier l'al. 70f) et l'art. 71, confèrent le pouvoir requis pour remédier à la situation périlleuse.

Je suis parfaitement d'accord avec la déclaration de principe du juge en chef McGehee de la Cour suprême du Mississippi dans Barron c. City of Natchez, 90 So.2d 673 (1956), aux pp. 676 et 677, dans laquelle il cite en l'approuvant l'extrait suivant du jugement rendu dans Inabinett c. State Highway Department, 12 S.E.2d 848 (1941), à la p. 851:

[traduction] Il est établi que l'arbre qui a causé les dommages se trouvait juste à côté de la route, sur le terrain de Mme Gonzales, deux pouces à l'intérieur des limites de son bien‑fonds. La question de savoir si les mandataires ou les employés de la Voirie pouvaient s'introduire sur le terrain de Mme Gonzales et y enlever l'arbre a été soulevée et discutée. Nous estimons que, selon la plupart des tribunaux, une telle mesure ne constitue pas une intrusion, mais découle de l'obligation du ministère de la Voirie d'assurer la sécurité des personnes qui circulent légitimement sur la route.

. . .

Il ne s'ensuit pas que les employés de la Voirie ont librement accès aux terrains des tiers pour y abattre des arbres, même pour l'utilisation de la route. Toutefois, lorsqu'ils savent ou que, dans l'exécution normalement diligente de leur obligation d'assurer la sécurité des usagers de la route, ils devraient savoir, qu'un arbre menace la sécurité des personnes qui circulent sur la route, il leur incombe de s'introduire sur le terrain et de supprimer le danger. [Je souligne.]

Le juge en chef McGehee a statué qu'une municipalité était tenue de faire en sorte que le public puisse circuler en relative sécurité sur ses routes, non seulement pour ce qui concerne les obstacles sur la chaussée et les défectuosités de celle‑ci, mais également en ce qui a trait aux conditions adjacentes à la route et au‑dessus de celle‑ci qui pourraient, selon toute prévision raisonnable, infliger un préjudice corporel ou matériel aux usagers.

Dans la même veine, le juge Greenberg de la Court of Claims de New York, dans l'affaire Brown c. State, 58 N.Y.S.2d 691 (1945), est arrivé à la même conclusion quant à l'obligation de l'État d'assurer la sécurité des usagers de la route. Je suis en accord avec le raisonnement suivi dans les deux jugements.

Il semble éminemment raisonnable de conclure qu'il existe un pouvoir d'enlever les arbres qui constituent un danger manifeste pour les usagers de la route, et ce pouvoir découle directement de l'obligation d'entretenir les routes.

(3)La décision du ministère des Transports concernant les arbres morts était‑elle une décision de politique générale ou les mesures prises dans le cadre de l'inspection étaient‑elles de nature opérationnelle?

Dans ses motifs, le juge de première instance a examiné la décision du ministère de procéder à une inspection et ce, dans le but de déterminer s'il s'agissait d'une décision de politique générale, de telle sorte que l'intimé aurait été exempté de l'obligation d'enlever l'arbre qui a causé l'accident. Ce n'est pas la bonne démarche à suivre. Il ne s'agit pas de déterminer si l'existence d'une décision de politique générale a pour effet d'exonérer expressément les autorités publiques en cause de toute responsabilité délictuelle. Il faut plutôt établir quelles décisions étaient des décisions de politique générale et, de ce fait, exonéraient de toute responsabilité délictuelle, et quelles décisions ou mesures étaient de nature opérationnelle et pouvaient, en cas de négligence, engager la responsabilité.

Dans la présente affaire, l'inspection a été entreprise afin de repérer les arbres morts et ceux qui constituaient un danger manifeste pour les usagers de la route. Il n'existait pas de politique générale d'inspection des arbres. C'est ce qui différencie la présente espèce de l'affaire Just, dans laquelle s'appliquait une politique générale d'inspection et d'enlèvement des rochers potentiellement dangereux. En l'espèce, la politique était d'application restreinte. Elle visait à déterminer l'emplacement des arbres manifestement morts et dangereux en vue de présenter une demande de fonds pour leur enlèvement. C'est ce qui ressort des témoignages non contredits de l'ingénieur divisionnaire, du surintendant et de l'arpenteur. L'abattage des arbres nécessitait l'engagement de fonds à être prélevés sur le budget initialement affecté à d'autres activités d'entretien des routes. L'inspection figure au nombre des mesures préalables à la prise d'une décision de politique générale qui implique l'engagement et l'affectation de fonds.

Le fait qu'il s'agissait en réalité d'une décision de politique générale ressort des motifs du juge de première instance. Celui‑ci a pris en considération des facteurs comme les pratiques antérieures, le budget, le coût, la possibilité de fermer la route et la composition de l'équipe d'inspection, puis il a conclu qu'il y avait [traduction] «une volonté, un plan et des ressources financières en ce qui concerne l'enlèvement des arbres qui constituaient un danger immédiat» (p. 346 N.S.R.). Le juge de première instance s'est dit d'avis qu'il était possible de trouver des fonds ou d'effectuer l'inspection requise à un coût peu élevé. Toutes ces questions touchent l'engagement et l'affectation de ressources financières, et elles montrent clairement qu'il s'agissait d'une décision de politique générale. En outre, le coût minime des mesures ne change pas le fait que les considérations budgétaires sont des questions de politique générale. En fait, le juge de première instance a substitué sa décision de politique générale à celle du ministère des Transports. Une telle démarche était inopportune et constitue une erreur de droit.

Il est significatif que l'ingénieur divisionnaire, M. Colburn, ait déposé que, s'il avait décidé de prélever des fonds sur son budget général pour procéder à l'abattage des arbres marqués, il aurait dû sabrer dans d'autres activités d'entretien, ce qui aurait pu également compromettre la sécurité des usagers de la route. De fait, il établissait des priorités aux fins de l'affectation des fonds dont il disposait. Il convient aussi de signaler que la demande d'attribution de ressources financières pour l'enlèvement des 234 arbres marqués n'a été accueillie qu'en partie et ce, sur une période de trois ans. La preuve révèle qu'il s'agit d'un cas typique de décision de politique générale.

La décision d'inspecter les arbres et de marquer ceux qui étaient morts constituait une mesure préalable au processus décisionnel. Nul ne prétend que la décision n'a pas été prise de bonne foi ou qu'elle était déraisonnable au point de constituer un exercice inadéquat du pouvoir discrétionnaire de l'État. Les décisions de politique générale de l'État doivent échapper à l'application des critères du droit privé en matière de responsabilité délictuelle. Il faut maintenant déterminer si des actes de négligence ont été commis dans l'application de la décision de politique générale.

C.Le ministère a‑t‑il fait preuve de négligence en ce qui concerne les aspects opérationnels de l'application de sa décision de politique générale?

Je ne peux conclure que le ministère des Transports a fait preuve de négligence lorsqu'il a procédé à l'inspection des arbres. Le bureau régional du ministère, sur le territoire duquel l'accident s'est produit, avait la responsabilité d'un réseau routier de quelque 800 kilomètres. Il a agi avec prudence et prévoyance en procédant à l'inspection des arbres qui étaient morts ou qui constituaient un danger manifeste pour les usagers de la route. Rien ne permet de conclure que tous les ormes auraient dû être considérés comme suspects. Vu les circonstances, il n'était pas nécessaire de retenir les services d'un expert ou d'exiger que le contremaître de l'équipe d'inspection reçoive une formation spéciale. Telle aurait été la solution idéale mais, compte tenu des risques appréhendés, des restrictions budgétaires et de la nécessité de procéder rapidement à l'inspection afin de présenter une demande de ressources financières, ces mesures n'étaient tout simplement pas requises.

De toute évidence, le ministère n'appréhendait aucun danger qui l'aurait incité à examiner attentivement les arbres à la recherche de petits ulcères, souvent cachés, et, si la présence de ceux‑ci était constatée, à prélever un échantillon, puis à l'analyser. L'été avant l'accident, l'arbre qui s'est effondré avait un feuillage touffu et il donnait tous les signes d'une bonne santé. Il ne semblait justifier aucune inquiétude. L'inspection s'est déroulée rapidement et elle a permis de repérer plus de 200 arbres morts qui constituaient un danger. On ne saurait imputer quelque négligence aux employés du ministère quant à la manière dont ils ont procédé à l'inspection ni quant à la méthode qu'ils ont utilisée. Il n'y a donc pas eu de négligence, du point de vue opérationnel, dans l'application de la décision de politique générale.

Je tiens à faire remarquer, en passant, que l'obligation d'assurer l'entretien des routes, prévue en common law, exige du ministère qu'il enlève les arbres qui constituent un danger apparent pour la sécurité des usagers de la route. Un arbre mort ou un arbre dont l'angle d'inclinaison au‑dessus de la route est aigu ou critique constitue un danger. Une telle menace justifie l'intervention du ministère au même titre qu'un trou dans la chaussée dont la détérioration pourrait faire perdre le contrôle à un automobiliste. L'omission de remblayer un trou ou d'enlever un arbre manifestement dangereux constituerait également, dans les circonstances d'un cas donné, une négligence imputable au ministère. Or, tel n'est pas le cas en l'espèce. Il s'agit, en l'occurrence, d'un arbre qui semblait en bonne santé et dont la chute est attribuable aux ravages d'une maladie dont l'existence ne pouvait être décelée par l'examen attentif d'un non‑expert.

IV. Dispositif

Avec égards, je suis en désaccord avec les quatre premières conclusions de la Cour d'appel. Toutefois, pour les motifs qui précèdent, je suis d'accord avec sa conclusion que l'action soit rejetée. Le pourvoi devant notre Cour doit donc être rejeté. Vu que chacune des deux parties avait raison relativement à certaines questions, je suis d'avis de ne rendre aucune ordonnance quant aux dépens.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l'appelant: Kimball & Associates, Wolfville, Nouvelle‑Écosse.

Procureur de l'intimé: Le ministère de la Justice, Halifax.

Procureur de l'intervenant: John C. Tait, Ottawa.

* Voir Erratum [1995] 1 R.C.S. iv


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Obligation de diligence - Responsabilité de l'État - Entretien des routes - Conducteur de camion blessé par la chute d'un arbre situé sur une propriété privée attenante à une route provinciale - Inspection faite par le ministère des Transports avant l'accident en vue de dénombrer les arbres présentant un danger apparent - La décision du ministère de procéder à une inspection est‑elle une décision de politique générale? - Le ministère a‑t‑il été négligent dans le cadre de l'inspection?.

L'appelant a été blessé lorsqu'un arbre s'est effondré sur son camion au moment où il circulait sur une route entretenue par la province intimée. L'arbre se trouvait sur une propriété privée, à quelque trois pieds de la limite de l'emprise de la route. Son effondrement a été causé par une grave infection d'origine fongique. Dans le cadre de ses activités normales d'entretien, le ministère des Transports enlève les arbres et les branches qui sont tombés sur la route, de même que les arbres qui sont jugés dangereux. Bien qu'il n'existait pas de politique générale d'inspection des arbres, le ministère avait, quelques mois avant l'accident, inspecté dans la région les arbres qui constituaient un danger manifeste pour les usagers de la route. C'est un contremaître connaissant assez bien la forêt qui a mené l'inspection, en compagnie d'un technicien d'arpentage. Ils ont marqué plus de 200 arbres morts, mais pas celui qui a causé l'accident. Un rapport a été envoyé au directeur général, demandant l'octroi de fonds afin d'enlever ces arbres. La demande d'attribution de ressources financières n'a été accueillie qu'en partie et ce, sur une période de trois ans.

Au procès, le juge de première instance a conclu à la responsabilité du ministère. Il a statué que ce dernier avait fait preuve de négligence quant à la manière dont il avait mené l'inspection: le ministère aurait dû consulter des experts, former adéquatement le contremaître de façon qu'il puisse déceler les arbres atteints d'une grave infection d'origine fongique et prendre les mesures qui s'imposaient pour abattre l'arbre. La Cour d'appel a accueilli l'appel interjeté par la province et rejeté la demande.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Les juges Gonthier, Cory, Iacobucci et Major: La province a une obligation de diligence envers les personnes qui utilisent ses routes. Cette obligation de diligence englobe habituellement l'entretien raisonnable des routes et comprend l'obligation de prendre des mesures raisonnables afin de prévenir les accidents que pourraient causer les arbres dangereux. En qualité d'usager de la route, l'appelant avait un lien suffisamment étroit avec le ministère des Transports pour être créancier de cette obligation de diligence. Lorsque l'arbre qui présente un danger pour les usagers de la route est situé sur un terrain contigu, le ministère est autorisé, en vertu de l'art. 4 de la Public Highways Act, ou même de l'al. 70f) et de l'art. 71 de l'Expropriation Act, à pénétrer sur la propriété et à remédier à la situation périlleuse.

L'article 5 de la Public Highways Act, qui prévoit que «la présente loi n'a pas pour effet d'obliger le ministre à construire ou à entretenir des routes ni à engager des fonds à l'égard d'une route», ne constitue pas une exemption de l'obligation de diligence qui exonère le ministère de toute responsabilité découlant d'une négligence dans l'entretien de la route. Même si l'art. 5 ne crée pas expressément une obligation légale d'exercer le pouvoir que la loi confère au ministère en matière de construction routière, une fois que celui‑ci exerce ce pouvoir, il a l'obligation d'entretenir avec diligence le réseau routier qui est établi. De même, l'al. 5(1)a) de la Proceedings against the Crown Act n'exonère pas le ministère de toute responsabilité lorsque, par négligence, il n'entretient pas ses routes.

La décision du ministère d'inspecter les arbres et de marquer ceux qui étaient dangereux constituait toutefois une mesure préalable au processus décisionnel, et il était donc exonéré de toute responsabilité délictuelle. Elle soulevait des questions d'engagement et d'affectation de ressources financières, ce qui montrait clairement qu'il s'agissait d'une décision de politique générale. Nul ne prétend que la décision n'a pas été prise de bonne foi ou qu'elle était déraisonnable au point de constituer un exercice inadéquat du pouvoir discrétionnaire de l'État.

Le ministère n'a pas fait preuve de négligence en ce qui concerne les aspects opérationnels de l'inspection. Compte tenu des risques appréhendés, des restrictions budgétaires et de la nécessité de procéder rapidement à l'inspection afin de présenter une demande de ressources financières, il n'était pas nécessaire de retenir les services d'un expert ou d'exiger que le contremaître reçoive une formation spéciale. L'arbre qui s'est effondré donnait tous les signes d'une bonne santé et ne constituait pas un danger apparent.

Les juges La Forest et McLachlin: L'opinion du juge Cory est acceptée, sauf en ce qui concerne les commentaires suivants. La question de savoir si une obligation de droit privé peut être invoquée contre une autorité publique dépend des pouvoirs que lui confie la loi. Lorsque, comme en l'espèce, la loi habilitante confère des pouvoirs, mais laisse l'étendue de leur exercice à la discrétion de l'autorité publique, celle‑ci n'a aucune obligation de droit privé tant qu'elle n'a pas pris la décision de politique générale de faire quelque chose. Alors seulement a‑t‑elle l'obligation au niveau opérationnel de faire preuve de diligence raisonnable dans l'exécution de la politique. Une décision de politique générale n'est pas une exception à une obligation générale. C'est une condition préalable à l'existence d'une obligation au niveau opérationnel.

Le juge Sopinka: La Public Highways Act ne crée aucune obligation d'entretenir les routes. Elle confère plutôt le pouvoir de les entretenir. L'exercice de bonne foi de ce pouvoir discrétionnaire ne peut donc entraîner une responsabilité sur le fondement d'une obligation de diligence en droit privé. En l'espèce, le comportement faisant l'objet de la plainte était «une mesure préalable» à l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire et ne peut former le fondement d'une responsabilité.


Parties
Demandeurs : Swinamer
Défendeurs : Nouvelle-Écosse (Procureur général)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Cory
Arrêt appliqué: Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228
arrêts mentionnés: Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420
Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2
Barron c. City of Natchez, 90 So.2d 673 (1956)
Inabinett c. State Highway Department, 12 S.E.2d 848 (1941)
Brown c. State, 58 N.Y.S.2d 691 (1945).
Citée par le juge McLachlin
Arrêts mentionnés: Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728
Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2.
Citée par le juge Sopinka
Arrêt mentionné: Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420.
Lois et règlements cités
Crown Proceeding Act, R.S.B.C. 1979, ch. 86, art. 2c).
Expropriation Act, R.S.N.S. 1989, ch. 156, art. 70f), 71.
Proceedings against the Crown Act, R.S.N.S. 1989, ch. 360, art. 5(1)a).
Public Highways Act, R.S.N.S. 1989, ch. 371, art. 4, 5.
Doctrine citée
Fleming, John G. The Law of Torts, 8th ed. Sydney: Law Book Co., 1992.

Proposition de citation de la décision: Swinamer c. Nouvelle-Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445 (17 mars 1994)


Origine de la décision
Date de la décision : 17/03/1994
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1994] 1 R.C.S. 445 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1994-03-17;.1994..1.r.c.s..445 ?
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