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05/05/1994 | CANADA | N°[1994]_2_R.C.S._9

Canada | R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (5 mai 1994)


R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Chikmaglur Mohan Intimé

Répertorié: R. c. Mohan

No du greffe: 23063.

1993: 9 novembre; 1994: 5 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 8 O.R. (3d) 173, 55 O.A.C. 309, 71 C.C.C. (3d) 321, 13 C.R. (4th) 292, qui a accueilli un appel des déclarations de culpabilité p

rononcées par le juge Berstein, siégeant avec jury, et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

Jamie C. K...

R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9

Sa Majesté la Reine Appelante

c.

Chikmaglur Mohan Intimé

Répertorié: R. c. Mohan

No du greffe: 23063.

1993: 9 novembre; 1994: 5 mai.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 8 O.R. (3d) 173, 55 O.A.C. 309, 71 C.C.C. (3d) 321, 13 C.R. (4th) 292, qui a accueilli un appel des déclarations de culpabilité prononcées par le juge Berstein, siégeant avec jury, et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.

Jamie C. Klukach, pour l'appelante.

Brian H. Greenspan et Sharon E. Lavine, pour l'intimé.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge Sopinka — Nous sommes appelés à déterminer en l'espèce les circonstances dans lesquelles la preuve d'expert est admissible pour démontrer que des traits de caractère d'un accusé ne répondent pas au profil psychologique de l'auteur putatif des infractions reprochées. La résolution de la question passe par l'examen des règles en matière de preuve d'expert et de moralité.

I. Les faits

A. Les événements

L'intimé, un pédiatre exerçant à North Bay, fait face à quatre chefs d'accusation d'agression sexuelle sur quatre de ses patientes, âgées à l'époque de 13 à 16 ans. Les agressions sexuelles auraient été commises pendant l'examen médical des patientes dans le bureau de l'intimé. Les plaignantes lui avaient été référées pour des problèmes qui, en partie, étaient de nature psychosomatique.

La preuve relative à chaque plainte a été admise comme preuve de faits similaires à l'égard des autres. Les plaignantes ne se connaissaient pas. Trois d'entre elles ont porté plainte de façon indépendante. Après l'annulation d'un procès rendu public, la quatrième victime, ayant pris connaissance des accusations, s'est fait connaître. Des quatre plaignantes, trois avaient auparavant été victimes d'abus sexuels. En outre, l'intimé savait que deux d'entre elles l'avaient été par d'autres. Les agressions alléguées consistaient à avoir caressé les seins des filles et avoir pénétré et stimulé la région vaginale avec les doigts, et à leur avoir posé des questions indiscrètes sur leurs activités sexuelles. Toutes les plaignantes ont témoigné que l'intimé ne portait pas de gants pendant l'examen interne. L'intimé, qui a témoigné pour sa propre défense, a nié les témoignages des plaignantes.

À l'issue de l'interrogatoire principal de l'intimé, l'avocat de ce dernier a exprimé l'intention d'appeler un psychiatre qui témoignerait que l'auteur des infractions alléguées appartenait à un groupe limité et inhabituel d'individus et que l'intimé ne faisait pas partie de cette catégorie restreinte parce qu'il n'en possédait pas les caractéristiques propres. Le ministère public a demandé au juge du procès de se prononcer sur l'admissibilité de cette preuve. Ce dernier a tenu un voir‑dire, à la suite duquel il a conclu à l'inadmissibilité de la preuve présentée au voir‑dire.

Le 16 novembre 1990, le jury a déclaré l'intimé coupable des infractions reprochées. Il a été condamné à neuf mois d'emprisonnement relativement à chacun des quatre chefs, à purger concurremment, et à deux années de probation. L'intimé a interjeté appel des déclarations de culpabilité et le ministère public a interjeté appel de la sentence. La Cour d'appel a accueilli l'appel de l'intimé, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné un nouveau procès. Elle a ainsi conclu qu'il n'était pas nécessaire d'entendre l'appel de la sentence interjeté par le ministère public, et a refusé à ce dernier l'autorisation d'appeler.

L'appelante a demandé à notre Cour l'autorisation de se pourvoir contre la décision de la Cour d'appel de l'Ontario conformément à l'art. 693 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Le 10 décembre 1992, notre Cour a accordé l'autorisation, [1992] 3 R.C.S. viii.

B. Les éléments de preuve écartés

Lors du voir‑dire, le Dr Hill, l'expert, a d'abord expliqué qu'il existait trois groupes généraux de personnalité possédant des traits de personnalité inhabituels du point de vue de leur profil psychosexuel. Le premier groupe comprend le psychosexuel qui souffre de maladie mentale grave (par exemple, la schizophrénie) et qui adopte à l'occasion un comportement sexuel inapproprié. Le deuxième groupe, le plus large, inclut les personnes ayant des déviations sexuelles. Les individus appartenant à ce groupe présentent des anomalies marquées quant au choix des personnes auxquelles ils relient l'excitation sexuelle et avec lesquelles ils aimeraient avoir une certaine forme d'activité sexuelle. Le troisième groupe comprend les psychopathes sexuels. Ils sont totalement insensibles à l'égard des gens qui les entourent, et indifférents aux conséquences de leur comportement sexuel envers autrui. Les pédophiles formeraient un quatrième groupe. Ils sont sexuellement excités par de jeunes adolescents qui sont vraisemblablement à l'âge pubertaire ou postpubertaire.

Le Dr Hill a qualifié les pédophiles et les psychopathes sexuels d'exemples d'individus membres d'une catégorie inhabituelle et restreinte de personnes. En réponse à des questions hypothétiques réunissant les allégations des quatre plaignantes, l'expert a déclaré que le profil psychologique de l'auteur des trois premières infractions serait probablement celui d'un pédophile, alors que le profil de l'auteur de la quatrième infraction serait probablement celui d'un psychopathe sexuel. Le Dr Hill a également témoigné que, si un seul auteur était impliqué relativement aux quatre plaintes décrites dans les questions hypothétiques, il le qualifierait de psychopathe sexuel uniquement. Il a ajouté qu'une telle personne appartiendrait à un groupe très restreint de personnes distinctes du point de vue de leur comportement. On a demandé au Dr Hill si un médecin agissant de la manière décrite dans les questions hypothétiques ferait partie d'un groupe distinct de personnes anormales. Il a répondu que de tels comportements ne pouvaient que découler d'une grave anomalie du caractère et feraient partie d'une catégorie inhabituelle et restreinte. En contre‑interrogatoire, le Dr Hill a dit: [traduction] «Vous apportez une anomalie supplémentaire, un élément supplémentaire d'anomalie lorsque vous parlez d'un médecin dans son bureau.» Selon le Dr Hill, les médecins qui sont également des délinquants sexuels seraient peu nombreux parce que non seulement ils violent les normes ordinaires de la société, mais aussi les normes de la profession médicale, qui sont très strictes étant donné le contact intime inhérent au traitement des patients. On prévoyait que le Dr Hill témoignerait ensuite [traduction] «que le Dr Mohan ne possède pas les caractéristiques attribuables à l'un des trois groupes auxquels appartiennent la plupart des délinquants sexuels.»

II. Les juridictions inférieures

A.La Haute Cour de Justice (décision relativement au voir‑dire) (le juge Bernstein)

En se prononçant sur l'admissibilité du témoignage du Dr Hill, le juge du procès a formulé ainsi les questions en litige:

[traduction]

(1) Les infractions imputées à l'accusé avaient‑elles des caractéristiques inhabituelles indiquant que quiconque les a commises appartient à un groupe restreint et distinctif?

(2) Le psychiatre possédait‑il les compétences et l'expérience nécessaires pour exprimer sur la première question une opinion qui soit utile au jury?

Le juge du procès a signalé que le Dr Hill avait lui‑même interrogé et traité trois médecins ayant eu un comportement sexuel criminel avec leurs patients. Il a également signalé que le Dr Hill avait admis qu'il ne connaissait aucune étude ou documentation scientifique relative au portrait psychiatrique des médecins qui abusent sexuellement de leurs patients, et que son expérience acquise auprès des trois délinquants reconnus, qui étaient des médecins, ne lui permettait pas de faire des généralisations sur le sujet. Le Dr Hill a reconnu qu'à titre de psychiatre, il n'était pas en mesure de diagnostiquer chez des individus les caractéristiques distinctes d'un pédophile ou d'un homosexuel, tant que le patient n'avait pas commis d'acte manifeste pouvant indiquer l'existence de la caractéristique.

Le juge du procès a passé en revue la jurisprudence dans laquelle l'utilisation de la preuve psychiatrique a été analysée (p. ex., R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263; R. c. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385 (C.A. Ont.); R. c. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160 (C.A. Ont.); R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852; R. c. French (1977), 37 C.C.C. (2d) 201 (C.A. Ont.); R. c. Taylor (1986), 31 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.)). Fort de ces arrêts, le juge du procès a conclu que l'utilisation de la preuve psychiatrique a considérablement été élargie depuis l'arrêt R. c. Lupien. Il a repris les propos suivants du juge Martin de la Cour d'appel dans l'arrêt R. c. Robertson (à la p. 423):

[traduction] La preuve que l'infraction présente des caractéristiques distinctives qui identifient l'auteur du crime comme une personne possédant des traits de personnalité inhabituels, qui le rattachent ainsi à une catégorie inhabituelle et restreinte de personnes, rendrait admissible la preuve que l'accusé ne possédait pas les traits de personnalité propres à la catégorie à laquelle l'auteur du crime appartient.

Le juge du procès a également invoqué le passage suivant de l'arrêt R. c. McMillan (à la p. 175):

[traduction] Je laisse ouverte, jusqu'à ce qu'elle doive être tranchée, la question de savoir, lorsqu'un crime, comme le viol, est présumé être commis par des personnes normales, si la preuve psychiatrique est admissible pour établir que l'accusé fait partie d'un groupe anormal possédant des caractéristiques en raison desquelles il est peu probable qu'il ait commis l'infraction, comme le fait qu'il soit un homosexuel ayant une aversion pour les relations hétérosexuelles. Je suis toutefois disposé à penser qu'une telle preuve est admissible.

Après avoir invoqué l'arrêt R. c. McMillan, le juge du procès a déclaré:

[traduction] Selon le Docteur Hill, l'agression sexuelle est un crime commis par un groupe distinctif. Compte tenu de la jurisprudence, je conclus que c'est l'importance et le degré de distinction de la «catégorie inhabituelle et restreinte de personnes» qui détermine si l'opinion d'un expert contribuera à définir la catégorie et à inclure les accusés dans ce groupe ou à les en exclure. Il va sans dire qu'un grand nombre d'hommes de tous les milieux commettent des infractions sexuelles sur de jeunes femmes. S'il se peut que tous souffrent d'une forme de désordre mental, je doute que la preuve d'expert portant sur la normalité d'un accusé soit utile au juge des faits en l'absence d'un élément plus distinctif se situant à l'intérieur du large spectre de l'agression sexuelle.

À mon avis, le témoignage du Docteur Hill ne suffit pas à établir que les médecins qui agressent sexuellement leurs patients forment un groupe beaucoup plus restreint sur le plan psychiatrique que les autres membres de la société. Aucune donnée scientifique ne justifie cette conclusion. Un échantillon de trois délinquants ne suffit pas comme fondement à une telle conclusion. Même les allégations de la quatrième plaignante [. . .] ne sont pas inhabituelles, en ce qui concerne les délinquants sexuels, au point de justifier la conclusion que l'auteur du crime devait appartenir à une catégorie suffisamment restreinte.

Je conclus que, si la preuve proposée était admise, elle ne serait qu'une preuve de moralité sous une forme inadmissible puisqu'elle excède la preuve de la réputation générale, et qu'elle n'entre pas dans la sphère de la preuve d'expert.

B. La Cour d'appel de l'Ontario (1992), 8 O.R. (3d) 173

Il était évident pour le juge Finlayson, qui s'est prononcé au nom de la cour, que le juge du procès avait tiré des conclusions fondées sur une mauvaise compréhension du témoignage du Dr Hill. Le juge Finlayson a déclaré que l'opinion du Dr Hill ne reposait pas sur le cas des trois médecins qu'il avait traités et qui avaient été accusés de crimes sexuels. Au contraire, le juge Finlayson s'est dit d'avis, à la p. 177, que pour conclure que les auteurs, dans les exemples hypothétiques, tomberaient dans une catégorie inhabituelle et restreinte de personnes et que, si l'auteur du crime était un médecin, la catégorie à laquelle il appartiendrait serait encore plus restreinte, le Dr Hill a fondé son opinion sur son expérience générale:

[traduction] Avec égards, j'estime que le juge du procès a commis une erreur puisqu'il s'est prononcé sur la suffisance du témoignage du Dr Hill et non sur son admissibilité. Il appartenait au jury d'apprécier la valeur de l'opinion d'expert. Le ministère public a donné à entendre en appel que le juge du procès se prononçait sur les compétences du témoin expert pour exprimer l'opinion en cause. Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une interprétation juste des motifs du juge du procès. Les compétences du Dr Hill sont remarquables et personne n'a tenté de les contester au procès. À mon avis, le juge du procès affirmait que l'expérience personnelle du Dr Hill acquise auprès des médecins auteurs d'infractions sexuelles, d'une part, et l'absence de documentation scientifique sur de tels médecins, d'autre part, ne permettaient pas au Dr Hill d'exprimer l'opinion en cause. À mon avis, en restreignant aux «médecins qui agressent sexuellement leurs patients» son interprétation de l'opinion du Dr Hill, le juge du procès a mal interprété celle‑ci et la grande expérience psychiatrique sur laquelle elle est fondée.

Le juge Finlayson a ensuite ajouté que le témoignage du Dr Hill était admissible pour deux motifs. D'une part, étant donné que la preuve de faits similaires admise démontre que les actes comparés sont si inhabituels et d'une similitude si frappante qu'on ne peut attribuer celle‑ci à la coïncidence, le témoignage du Dr Hill était admissible pour démontrer qu'il était peu probable que les infractions alléguées aient été commises par la même personne (R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763).

Par ailleurs, il était admissible pour démontrer que l'intimé n'était pas membre des groupes inhabituels de personnalités anormales qui auraient pu commettre les infractions alléguées. Invoquant les arrêts R. c. Lupien, précité, aux pp. 275 à 278; R. c. Robertson, précité, à la p. 425 et R. c. McMillan, précité, le juge Finlayson a conclu qu'il est établi en droit que le témoignage d'opinion qui démontre que l'accusé possédait ou ne possédait pas les caractéristiques distinctives d'un groupe anormal est admissible dans une affaire criminelle lorsqu'il appert que l'auteur du crime reproché a une propension ou une prédisposition anormale qui indique qu'il est membre de cette catégorie (ou groupe) spéciale et extraordinaire. En l'espèce, le psychiatre a démontré que les pédophiles et les psychopathes sexuels appartiennent à des catégories spéciales et extraordinaires. Tenant compte également des questions soumises au jury en l'espèce (questions psychologiques complexes, fiabilité du témoignage), le juge Finlayson a conclu que le témoignage de personnes dotées d'une expérience psychiatrique professionnelle dans le domaine des infractions sexuelles serait utile (fondé sur: R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24; R. c. Lavallee, précité; R. c. B.(G.), [1990] 2 R.C.S. 30).

La cour a accueilli l'appel de l'intimé, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné un nouveau procès. Elle n'a donc pas autorisé le ministère public à en appeler de la sentence.

III. Analyse

L'admissibilité de la preuve écartée a été analysée en plaidoirie au regard de deux règles d'exclusion de la preuve: (1) le témoignage d'opinion d'un expert et (2) la preuve de moralité. Compte tenu des principes qui gouvernent les exceptions à la règle en matière de preuve de moralité et de ceux qui gouvernent l'admissibilité de la preuve d'expert, j'ai conclu que les restrictions imposées à l'utilisation de ce type de preuve exigent d'écarter le témoignage en l'espèce.

(1) Témoignage d'opinion d'un expert

L'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des critères suivants:

a) la pertinence;

b) la nécessité d'aider le juge des faits;

c) l'absence de toute règle d'exclusion;

d) la qualification suffisante de l'expert.

a) La pertinence

Comme pour toute autre preuve, la pertinence est une exigence liminaire pour l'admission d'une preuve d'expert. La pertinence est déterminée par le juge comme question de droit. Bien que la preuve soit admissible à première vue si elle est à ce point liée au fait concerné qu'elle tend à l'établir, l'analyse ne se termine pas là. Cela établit seulement la pertinence logique de la preuve. D'autres considérations influent également sur la décision relative à l'admissibilité. Cet examen supplémentaire peut être décrit comme une analyse du coût et des bénéfices, à savoir «si la valeur en vaut le coût.» Voir McCormick on Evidence (3e éd. 1984), à la p. 544. Le coût dans ce contexte n'est pas utilisé dans le sens économique traditionnel du terme, mais plutôt par rapport à son impact sur le procès. La preuve qui est par ailleurs logiquement pertinente peut être exclue sur ce fondement si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si elle peut induire en erreur en ce sens que son effet sur le juge des faits, en particulier le jury, est disproportionné par rapport à sa fiabilité. Bien qu'elle ait été fréquemment considérée comme un aspect de la pertinence juridique, l'exclusion d'une preuve logiquement pertinente, pour ces raisons, devrait être considérée comme une règle générale d'exclusion (voir Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190). Qu'elle soit traitée comme un aspect de la pertinence ou une règle d'exclusion, son effet est le même. Ce facteur fiabilité‑effet revêt une importance particulière dans l'appréciation de l'admissibilité de la preuve d'expert.

La preuve d'expert risque d'être utilisée à mauvais escient et de fausser le processus de recherche des faits. Exprimée en des termes scientifiques que le jury ne comprend pas bien et présentée par un témoin aux qualifications impressionnantes, cette preuve est susceptible d'être considérée par le jury comme étant pratiquement infaillible et comme ayant plus de poids qu'elle ne le mérite. Comme le juge La Forest l'a dit dans l'arrêt R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398, à la p. 434, relativement au témoignage sur les résultats d'un détecteur de mensonges produits par l'accusé, une telle preuve ne devrait pas être admise en raison de «la faillibilité humaine dans l'évaluation du poids à donner à la preuve empreinte de la mystique de la science». On a appliqué ce principe dans des décisions comme R. c. Melaragni (1992), 73 C.C.C. (3d) 348, dans laquelle le juge Moldaver a appliqué un critère préliminaire de fiabilité à ce qu'il a qualifié de [traduction] «nouvelle technique ou discipline scientifique» (p. 353). Le juge Moldaver a également mentionné deux facteurs, entre autres, qui devraient être considérés dans de telles circonstances (à la p. 353):

[traduction]

(1)La preuve est‑elle susceptible de faciliter la tâche de recherche des faits du jury, ou susceptible de l'embrouiller et de le dérouter?

(2)Le jury est‑il susceptible d'être écrasé par l'«infaillibilité mystique» de la preuve, ou sera‑t‑il capable de garder l'esprit ouvert et d'en apprécier objectivement la valeur?

Un point de vue semblable a été adopté dans la décision R. c. Bourguignon, [1991] O.J. No. 2670 (Q.L.) où, se prononçant sur un voir‑dire concernant l'admissibilité de la preuve d'ADN, le juge Flanigan a admis la plus grande partie de la preuve en excluant toutefois les statistiques sur la probabilité que l'ADN prélevé sur des échantillons recueillis sur l'accusé concorde avec celui prélevé sur la scène du crime. Le juge s'est exprimé ainsi:

[traduction] Notre Cour ne croit pas que la juridiction criminelle au Canada soit prête à imposer une pression supplémentaire aux membres du jury en exigeant d'eux qu'ils surmontent des obstacles aussi énormes et qu'ils la pondèrent comme un simple élément de preuve à examiner dans le cadre de l'ensemble de la preuve produite. Il y a un danger réel que le jury utilise la preuve comme une mesure de la probabilité de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et que cela mine la présomption d'innocence et la valeur que présente la norme du doute raisonnable. Comme on l'a dit dans l'affaire Schwartz, «déshumaniser notre système de justice».

Je déclarerais par conséquent admissible la preuve de l'analyse d'A.D.N., mais pas les probabilités statistiques. Cette restriction peut facilement être surmontée par la preuve qu'«une telle concordance est rare» ou «extrêmement rare» ou par une formulation de ce genre, ce qui permettra au jury de mieux apprécier la preuve en question et protégera le droit de l'accusé à un procès équitable.

Il y a lieu de signaler que, par la suite, d'autres tribunaux ont rejeté la distinction établie par le juge Flanigan et ont admis tant la preuve d'ADN que la preuve relative aux probabilités statistiques d'une concordance. (Voir, p. ex., R. c. Lafferty, [1993] N.W.T.J. No. 17 (Q.L.)). Je m'appuie sur l'arrêt R. c. Bourguignon, précité, seulement pour illustrer la méthode adoptée dans cette affaire et je laisse la question précise tranchée par le juge Flanigan à considérer quand elle sera soulevée.

b) La nécessité d'aider le juge des faits

Dans l'arrêt R. c. Abbey, précité, le juge Dickson, plus tard Juge en chef, a dit à la p. 42:

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d'un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [traduction] «L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire» (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).

Cette condition préalable est fréquemment reprise dans la question de savoir si la preuve serait utile au juge des faits. Le mot «utile» n'est pas tout à fait juste car il établit un seuil trop bas. Toutefois, je ne jugerais pas la nécessité selon une norme trop stricte. L'exigence est que l'opinion soit nécessaire au sens qu'elle fournit des renseignements «qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury»: cité par le juge Dickson, dans Abbey, précité. Comme le juge Dickson l'a dit, la preuve doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d'apprécier les questions en litige étant donné leur nature technique. Dans l'arrêt Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672, à la p. 684, notre Cour, citant Beven on Negligence (4e éd. 1928) à la p. 141, a déclaré que la preuve d'expert était admissible si [traduction] «l'objet de l'analyse est tel qu'il est peu probable que des personnes ordinaires puissent former un jugement juste à cet égard sans l'assistance de personnes possédant des connaissances spéciales». Plus récemment, dans l'arrêt R. c. Lavallee, précité, les passages précités des arrêts Kelliher et Abbey ont été appliqués pour admettre une preuve d'expert sur l'état d'esprit d'une femme «battue». On a souligné qu'il s'agissait là d'un domaine que la personne ordinaire ne comprend pas.

Comme la pertinence, analysée précédemment, la nécessité de la preuve est évaluée à la lumière de la possibilité qu'elle fausse le processus de recherche des faits. Comme le lord juge Lawton l'a remarqué dans l'arrêt R. c. Turner, [1975] Q.B. 834, à la p. 841, qui a été approuvé par lord Wilberforce dans l'arrêt Director of Public Prosecutions c. Jordan, [1977] A.C. 699, à la p. 718:

[traduction] «L'opinion d'un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l'opinion de l'expert n'est pas nécessaire. Dans un tel cas, si elle est exprimée dans un jargon scientifique, elle rend la tâche de juger plus difficile. Le seul fait qu'un témoin expert possède des qualifications scientifiques impressionnantes ne signifie pas que son opinion sur les questions de la nature et du comportement humains dans le cadre de la normalité est plus utile que celle des jurés eux‑mêmes; ces derniers risquent toutefois de croire qu'elle l'est.»

La possibilité que la preuve ait un impact excessif sur le jury et le détourne de ses tâches peut souvent être contrecarrée par des directives appropriées.

Il y a également la crainte inhérente à l'application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d'experts, dont le juge des faits se ferait l'arbitre en décidant quel expert accepter.

Ces préoccupations sont le fondement de la règle d'exclusion de la preuve d'expert relativement à une question fondamentale. Bien que la règle ne soit plus d'application générale, les préoccupations qui la sous‑tendent demeurent. En raison de ces préoccupations, les critères de pertinence et de nécessité sont à l'occasion appliqués strictement pour exclure la preuve d'expert sur une question fondamentale. La preuve d'expert sur la crédibilité ou la justification a été exclue pour ce motif. Voir l'arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223, les motifs du juge McLachlin.

c) L'absence de toute règle d'exclusion

Le respect des critères a), b) et d) n'assurera pas l'admissibilité de la preuve d'expert si celle‑ci contrevient à une règle d'exclusion de la preuve, distincte de la règle applicable à l'opinion. Ainsi, dans l'arrêt R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, la preuve obtenue par le ministère public en contre‑interrogatoire du psychiatre cité par l'accusé a été jugée inadmissible parce qu'il n'avait pas été établi qu'elle était pertinente autrement que relativement à la propension à commettre le crime reproché. En dépit du fait que la preuve respectait par ailleurs les critères d'admissibilité de la preuve d'expert, elle a donc été exclue sur le fondement de la règle qui interdit au ministère public de produire une preuve de la propension de l'accusé à moins que ce dernier n'ait mis sa moralité en jeu. La portée de la restriction, lorsqu'une telle preuve est produite par l'accusé, est au c{oe}ur même de la présente affaire, et sera analysée ci‑après.

d) La qualification suffisante de l'expert

Enfin, la preuve doit être présentée par un témoin dont on démontre qu'il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage.

En résumé, il ressort donc de ce qui précède que la preuve d'expert qui avance une nouvelle théorie ou technique scientifique est soigneusement examinée pour déterminer si elle satisfait à la norme de fiabilité et si elle est essentielle en ce sens que le juge des faits sera incapable de tirer une conclusion satisfaisante sans l'aide de l'expert. Plus la preuve se rapproche de l'opinion sur une question fondamentale, plus l'application de ce principe est stricte.

(2) Preuve d'expert quant à la prédisposition

Pour déterminer les principes qui devraient gouverner l'admissibilité de ce genre de preuve, il faut considérer les restrictions imposées par les règles relatives à la preuve de moralité, eu égard aux restrictions imposées par les critères relatifs à la preuve d'expert.

J'ai cité plus haut l'arrêt R. c. Morin dans lequel notre Cour unanime a décidé que le ministère public ne peut produire une telle preuve en premier lieu que si elle est pertinente et n'est pas utilisée comme simple preuve de la prédisposition. Comme je l'ai mentionné, à la p. 371:

À mon avis, pour être pertinente relativement à la question de l'identité, la preuve doit tendre à démontrer que l'accusé partageait avec l'auteur du crime un trait de comportement distinctif inhabile. Le trait doit être distinctif au point d'agir presque comme une étiquette ou une marque qui identifie l'auteur du crime. L'extrait précité des motifs de lord Hailsham dans l'arrêt Boardman donne un exemple du genre de preuve qui serait pertinente.

. . .

Inversement, l'appartenance de l'accusé à un groupe anormal dont certains membres présentent des caractéristiques de comportement inhabituelles que possédait l'auteur du crime, n'est pas suffisante. Dans certains cas, cependant, il peut être démontré que tous les membres du groupe ont les caractéristiques distinctives inhabituelles. Si on peut raisonnablement en déduire que l'accusé possède ces traits, la preuve est alors pertinente sous réserve de l'obligation du juge du procès de l'exclure si son effet préjudiciable l'emporte sur sa valeur probante. Plus le nombre de personnes dans la société présente ces tendances, moins la preuve est pertinente relativement à la question de l'identité et plus il est vraisemblable que son effet préjudiciable soit supérieur à sa valeur probante.

Néanmoins, lorsque la preuve est celle de l'accusé, d'autres facteurs entrent en jeu. L'accusé peut produire une preuve sur la prédisposition tant par son propre témoignage que par celui d'autres témoins. Suivant la règle générale, la preuve de moralité se limite à la preuve de la réputation de l'accusé au sein de la collectivité relativement au trait de caractère concerné. L'accusé peut toutefois invoquer dans son propre témoignage des actes particuliers de bonne conduite. Voir R. c. McNamara (No. 1) (1981), 56 C.C.C. (2d) 193, à la p. 348; autorisation de pourvoi refusée, [1981] 1 R.C.S. xi. Le témoignage d'un expert indiquant qu'en raison de sa constitution mentale ou de son état mental, l'accusé serait incapable de commettre le crime ou ne pourrait être prédisposé à le commettre, ne correspond à aucune des catégories concernées. Une autre exception de portée limitée a toutefois été créée. Je propose d'en examiner l'étendue.

En Angleterre, à l'exception de l'automatisme non fondé sur l'aliénation mentale, la preuve d'expert psychiatrique et psychologique n'est pas admissible pour démontrer l'état d'esprit de l'accusé, sauf si on fait valoir qu'il est anormal parce qu'il souffre d'aliénation mentale ou de responsabilité amoindrie. Dans l'arrêt R. c. Chard (1971), 56 Cr. App. R. 268, le juge du procès a refusé d'accueillir la preuve médicale portant que l'accusé, dont on n'alléguait pas qu'il souffrait d'une maladie mentale, n'avait pas la mens rea requise. En Cour d'appel, le lord juge Roskill a déclaré, à la p. 271, qu'il était [traduction] «interdit de citer un témoin, quelle que soit son expérience personnelle, simplement pour dire au jury comment il pense que l'esprit de l'accusé — en supposant qu'il ait un esprit normal -‑ fonctionnait à l'époque du crime reproché . . .»

Dans l'arrêt Lowery c. The Queen, [1974] A.C. 85 (C.P.), un témoignage semblable, rendu par un coaccusé contre l'autre, a été admis. L'affaire portait sur le meurtre sadique d'une jeune fille. Lowery et King étaient tous deux accusés, et il était évident que l'un ou l'autre, ou les deux, étaient coupables. C'est dans ce contexte que King a cherché à établir qu'il craignait Lowery et que ce dernier exerçait sur lui sa domination. Le Conseil privé a conclu que le juge du procès avait agi correctement en permettant à King d'appeler un psychiatre pour témoigner sous serment qu'il était moins susceptible d'avoir commis le crime que Lowery. La preuve de moralité produite par un psychiatre a ainsi été jugée admissible. Lord Morris of Borth‑y‑Gest du Conseil privé a dit, à la p. 103:

[traduction] Lowery et King ont tous deux fait valoir que l'autre était le dominateur absolu à l'époque du meurtre de Rosalyn Nolte: tous deux ont soutenu avoir craint l'autre. Dans ces circonstances, il était tout à fait opportun pour King de pouvoir démontrer, s'il en était capable, que Lowery avait une personnalité marquée par l'agressivité alors que lui‑même, King, avait une personnalité indiquant qu'il serait mené et dominé par une personne dominante et agressive [. . .] Toutefois, non seulement la preuve que King a produite était‑elle pertinente quant à la présente affaire, mais son admissibilité a été placée au‑dessus de tout doute par la substance de la preuve de Lowery.

En outre, dans l'arrêt R. c. Turner, précité, l'accusé a plaidé sans succès la provocation en défense à l'accusation du meurtre de son amie qu'il alléguait avoir tuée dans un excès de rage provoqué par sa confession inattendue d'infidélité. Il a interjeté appel pour le motif que le juge du procès avait refusé à tort d'admettre le témoignage d'un psychiatre. Ce dernier devait témoigner que l'accusé n'était pas mentalement malade, qu'il ressentait une grande affection à l'endroit de la victime et qu'il regrettait sincèrement d'avoir commis le meurtre. Le témoignage a été rejeté sur le fondement qu'il ne relevait pas de la preuve d'expert. Quant à l'affaire Lowery c. The Queen, elle a été confinée à ses propres faits.

C. Tapper dans Cross on Evidence (7e éd. 1990), à la p. 492, a concilié les arrêts Lowery c. The Queen et R. c. Turner, en s'aidant d'une conception fondée sur les principes:

[traduction] Il n'est pas nécessaire de dire aux jurés que des hommes normaux peuvent perdre leur maîtrise de soi lorsque leurs femmes avouent leur infidélité, mais il convient de leur fournir toute l'aide experte possible afin de déterminer lequel des deux accusés est le plus agressif.

Tapper a ensuite concilié les deux affaires en recourant à une conception plus technique:

[traduction] On peut concilier les deux affaires également en faisant du fait que Lowery a mis sa moralité en jeu un élément déterminant de la décision du Conseil privé, la preuve psychiatrique étant alors admissible pour attaquer la crédibilité de son témoignage. Malheureusement, nous sommes laissés sans autre assistance à cet égard que la simple déclaration de la Cour d'appel portant que l'affaire Lowery a été décidée en fonction de ses faits propres.

L'arrêt R. c. Lupien, précité, est un bon point de départ de l'évolution de l'exception au Canada. Déclaré coupable d'avoir tenté de commettre un acte de grossière indécence, l'intimé plaidait qu'il n'avait pas l'intention requise pour commettre l'acte, parce qu'il croyait que son compagnon était une femme. Il a tenté d'établir son «absence d'intention» en produisant une preuve psychiatrique démontrant qu'il réagissait violemment à tout genre d'activité homosexuelle et que, par conséquent, il ne pouvait avoir sciemment commis un acte de grossière indécence. Le juge Ritchie a conclu à l'admissibilité de la preuve pour les motifs suivants (aux pp. 277 et 278):

Je suis loin de poser comme règle générale que la preuve psychiatrique des prédispositions d'une personne à ne pas commettre le genre de crime dont il est accusé doit être admise, mais dans cette affaire‑ci il s'agit de grossière indécence entre deux hommes et je pense que les crimes relatifs à l'homosexualité sont dans une catégorie à part, en ce sens que leurs auteurs possèdent souvent des caractéristiques qui les rendent collectivement plus facilement identifiables que les criminels ordinaires. Voir Regina v. Thompson [(1917), 13 Cr. App. R. 61 à 81]. De toute façon, il me paraît qu'un psychiatre est qualifié pour exprimer un avis sur la question de savoir si un homme est prédisposé à l'homosexualité, ou autrement sexuellement perverti. Si un tel avis est pertinent, il doit être recevable dans un procès comme celui‑ci, même s'il amène le psychiatre à exprimer l'avis que l'inculpé ne possède pas la capacité de commettre le crime dont il est accusé.

C'est ce passage qui a créé l'exception relative au groupe anormal que l'on tente fréquemment d'appliquer dans des contextes autres que celui de l'homosexualité.

La Cour d'appel de l'Ontario, et en particulier le juge Martin, a examiné plus amplement l'exception qui consiste à démontrer la prédisposition de l'accusé à l'aide de la preuve psychiatrique, dans les deux affaires suivantes: R. c. McMillan, précité, conf. par [1977] 2 R.C.S. 824, et R. c. Robertson, précité.

Dans l'affaire R. c. McMillan, l'accusé était inculpé du meurtre de son jeune enfant. Il plaidait que c'était en fait sa femme, et non lui, qui avait tué l'enfant. Le juge du procès a permis à l'accusé d'appeler un psychiatre qui a témoigné que l'épouse de l'accusé souffrait d'un trouble psychopathique de la personnalité et de lésions cérébrales. Cette preuve psychiatrique a démontré qu'un tiers, l'épouse de l'accusé, était plus susceptible d'avoir commis le crime en raison de sa personnalité et de sa prédisposition toutes deux anormales. Exprimant l'opinion de la Cour, le juge Martin a conclu que la prédisposition à commettre un crime est généralement pertinente puisqu'en ce qui concerne la perpétration de l'acte reproché, elle vise la propension et la probabilité. Il a ensuite indiqué que l'arrêt R. c. Lupien, à la p. 169, créait l'exception suivante:

[traduction] L'une des exceptions à la règle générale suivant laquelle, lorsqu'elle est admissible, la moralité de l'accusé (dans le sens de la prédisposition) ne peut être démontrée que par la preuve de la réputation générale, porte sur l'admissibilité de la preuve psychiatrique lorsque la prédisposition ou la propension en question est propre à un groupe anormal, dont les caractéristiques relèvent de l'expertise du psychiatre.

Après avoir noté l'applicabilité de cet arrêt, le juge Martin a longuement analysé l'exception et il a en fait élargi la portée de l'arrêt R. c. Lupien. Cette expansion, aux pp. 173 à 175 de l'arrêt R. c. McMillan, a été confirmée par la Cour suprême du Canada:

[traduction] Je ne considère pas que, du fait qu'il ne s'agit pas d'un crime qui n'aurait pu être commis que par une personne dotée d'une propension particulière ou anormale, la preuve psychiatrique relative à la prédisposition de Mme McMillan était par conséquent inadmissible dans les circonstances de l'espèce.

Pour être admissible, toute preuve doit évidemment être pertinente relativement à certaines questions soulevées dans l'affaire. La preuve psychiatrique relative aux traits de caractère ou à la prédisposition d'une personne, qu'il s'agisse ou non de l'accusé, peut être admissible à différentes fins. Si ces fins ne sont pas mutuellement exclusives, la preuve pertinente quant à une fin peut ne pas l'être quant à une autre.

La preuve psychiatrique relative aux traits de caractère ou à la prédisposition d'une personne, qu'il s'agisse ou non de l'accusé, est admissible à trois conditions:

a)la preuve est pertinente quant à une question soulevée dans l'affaire;

b)la preuve n'est exclue par aucune règle de principe;

c)la preuve entre dans le domaine de la preuve d'expert.

La preuve psychiatrique peut être admise entre autres pour établir l'identité lorsque cet élément est soulevé dans l'affaire, puisque des caractéristiques tant psychiques que physiques peuvent être pertinentes relativement à l'identification de l'auteur du crime.

Lorsque l'infraction est de celles qui sont commises uniquement par les membres d'un groupe anormal, par exemple les infractions relatives à l'homosexualité, la preuve psychiatrique que l'accusé possédait ou non les caractéristiques distinctives de ce groupe anormal est pertinente relativement à son inclusion dans la catégorie particulière dont l'auteur du crime fait partie, ou à son exclusion. Pour que la preuve psychiatrique soit pertinente quant à cette fin, l'infraction doit indiquer qu'elle a été commise par un individu doté d'une propension ou d'une prédisposition anormale qui le désigne comme faisant partie d'une catégorie spéciale et extraordinaire.

Si elle satisfait aux trois conditions d'admissibilité énoncées ci‑dessus, la preuve psychiatrique relative aux traits de caractère ou à la prédisposition d'une personne, qu'il s'agisse ou non de l'accusé, est toutefois également admissible comme portant sur la probabilité que l'accusé ou une autre personne ait commis l'infraction en cause.

Il semble que ce soit pour ce dernier motif que le témoignage du psychologue a été jugé admissible dans l'arrêt Lowery c. The Queen, précité, bien que les caractéristiques de l'infraction dans cette affaire aient suffisamment indiqué une propension anormale de l'auteur du crime pour que la preuve d'expert ait pu être pertinente relativement à la question de l'identité également. Puisque dans cette affaire la preuve a été produite par l'accusé King, elle n'a pas été exclue par la règle de principe qui interdit à la poursuite d'introduire une preuve pour établir qu'en raison de sa propension criminelle, l'accusé est susceptible d'avoir commis le crime reproché. Les deux accusés dans l'affaire Lowery c. The Queen ayant des personnalités de psychopathes (bien que les caractéristiques de la personnalité psychopathique de King soient moins marquées que celles de Lowery), leurs traits de caractère entraient dans le domaine de la preuve d'expert.

. . .

Lorsque le crime en cause ne présente aucune caractéristique indiquant que l'auteur faisait partie d'un groupe anormal, la preuve psychiatrique que l'accusé a une constitution mentale normale, mais qu'il n'a pas de prédisposition à la violence ou à la malhonnêteté ou d'autres traits de caractère pertinents que possèdent fréquemment les personnes ordinaires, est inadmissible. Dans les circonstances énoncées, la preuve psychiatrique n'est pas plus pertinente relativement à la question de l'identité en vue de déterminer que l'accusé n'est pas l'auteur du crime que ne serait admissible la preuve que l'accusé ou un tiers a une tendance violente ou malhonnête en vue de déterminer que l'accusé ou le tiers est l'auteur du crime.

«Une caractéristique si courante ne constitue pas une marque reconnaissable de l'individu.» (Les motifs de lord Sumner dans l'arrêt Thompson c. Director of Public Prosecutions (1918), 26 Cox C.C. 189, à la p. 199.)

Si une telle preuve est pertinente parce qu'elle porte sur la probabilité que l'accusé ait commis le crime, la preuve psychiatrique produite dans de telles circonstances équivaut réellement à une tentative d'introduire une preuve de la bonne moralité de l'accusé, comme une personne normale, par l'entremise d'un psychiatre. Une telle preuve n'entre pas dans le domaine de la preuve d'expert. Elle est assujettie à la règle ordinaire en matière de preuve de moralité qui, en général, requiert que la moralité de l'accusé soit démontrée au moyen de la preuve de sa réputation générale.

Je laisse ouverte, jusqu'à ce qu'elle doive être tranchée, la question de savoir, lorsqu'un crime, comme le viol, est présumé être commis par des personnes normales, si la preuve psychiatrique est admissible pour établir que l'accusé fait partie d'un groupe anormal possédant des caractéristiques en raison desquelles il est peu probable qu'il ait commis l'infraction, comme le fait qu'il soit un homosexuel ayant une aversion pour les relations hétérosexuelles. Je suis toutefois disposé à penser qu'une telle preuve est admissible. [En italique dans l'original.]

Le témoignage du psychiatre a été jugé admissible.

Le juge Martin a commenté le raisonnement énoncé ci‑dessus dans l'arrêt R. c. Robertson, précité, où l'accusé de 16 ans était inculpé d'avoir tué brutalement à coups de pied une fille de neuf ans. La défense avait tenté d'introduire une preuve psychiatrique d'expert pour démontrer que la constitution psychologique de l'accusé n'indiquait aucune propension à la violence ou à l'agression. Cette preuve visait à réfuter la preuve introduite par le ministère public au sujet de la nature violente de l'accusé. Le juge Martin a résumé à la p. 426:

[traduction] Si les motifs du juge Ritchie ne portent que sur l'admissibilité de la preuve psychiatrique relative à la prédisposition à commettre des infractions relatives à l'homosexualité, il ne paraît exister aucune raison logique de ne pas admettre une telle preuve en se fondant sur le même principe dans d'autres affaires où la preuve tend à démontrer qu'en raison de la nature de l'infraction ou de ses caractéristiques distinctives, son auteur faisait partie, dans les termes de lord Sumner, d'une «catégorie spéciale et extraordinaire», dont les caractéristiques psychologiques relèvent du domaine d'expertise du psychiatre, dans le but de démontrer que l'accusé ne possédait pas les caractéristiques psychologiques propres aux personnes de cette catégorie. De toute évidence, lorsqu'une telle preuve est produite par l'accusé, la poursuite peut produire une preuve psychiatrique pour la réfuter.

À mon avis, toutefois, l'opinion du juge Ritchie dans R. c. Lupien, précité, n'offre aucun appui à la conclusion que, dans le cas de crimes ordinaires de violence, la preuve psychiatrique est admissible pour démontrer que la constitution psychologique de l'accusé n'inclut aucune tendance ou prédisposition à la violence.

Le juge Martin a ajouté aux pp. 429 et 430:

[traduction] À mon avis, la preuve psychiatrique relative à la prédisposition ou à son absence est admissible pour le compte de la défense si elle est pertinente relativement à une question soulevée dans l'affaire, lorsque la prédisposition en question constitue un élément caractéristique d'un groupe anormal qui entre dans le domaine d'étude du psychiatre, et duquel le jury peut donc recevoir une aide appréciable à l'égard d'une question qui se situe à l'extérieur de la connaissance des personnes qui n'ont pas étudié le sujet. Une simple prédisposition à la violence n'est toutefois pas inhabituelle au point de constituer un élément caractéristique d'un groupe anormal qui entre dans le domaine particulier d'étude du psychiatre et qui permet que la preuve psychiatrique de l'absence d'une telle prédisposition chez l'accusé soit produite. [En italique dans l'original.]

Suivant ce raisonnement, le juge Martin a conclu que le crime n'était pas spécialement marqué, et que les conditions d'admissibilité de la preuve psychiatrique n'étaient donc pas remplies.

Alan W. Mewett, dans un article intitulé «Character as a Fact in Issue in Criminal Cases» (1984‑85), 27 Crim. L.Q. 29, aux pp. 35 et 36, résume utilement les principes qui ressortent de la jurisprudence. Il souligne les différents contextes dans lesquels un accusé peut produire une preuve de moralité par l'entremise d'un expert:

[traduction] Il faut donc satisfaire à trois exigences fondamentales pour que la preuve psychiatrique puisse même être considérée comme peut‑être admissible. Premièrement, elle doit être pertinente relativement à une question en litige. Deuxièmement, elle doit apporter une aide appréciable au juge des faits et troisièmement, elle ne pourrait être obtenue autrement par le profane ordinaire qui ne possède aucune formation spécialisée. Ces conditions ne font toutefois qu'énoncer les exigences générales d'admissibilité du témoignage d'expert.

Une fois surmontés ces obstacles, différents scénarios peuvent être posés. Le crime peut être «ordinaire» (ce qui à mon avis signifie un crime pour lequel aucune caractéristique mentale particulière ne serait requise chez l'auteur du crime) et l'accusé, une personne «ordinaire»; le crime peut être «ordinaire», et l'accusé, une personne «extraordinaire» (c'est‑à‑dire que sa constitution mentale particulière tendrait à démontrer qu'il ne commettrait pas ce crime «ordinaire»); le crime peut être extraordinaire, mais l'accusé «ordinaire»; ou le crime et l'accusé peuvent tous deux être «extraordinaires», dans un sens différent.

Dans le premier scénario, la preuve n'est pas pertinente parce qu'elle ne prouve simplement rien. Dans le second, elle n'est probante et admissible que si la caractéristique extraordinaire de l'accusé tend à établir qu'il ne commettrait pas un crime ordinaire de cette nature (comme l'homosexuel accusé relativement à une infraction de nature hétérosexuelle). Dans le troisième, s'il est démontré que le crime est tel qu'il ne pourrait être ou, selon toutes les probabilités, ne serait commis que par une personne ayant des caractéristiques identifiables que l'accusé ne possède pas, elle serait admissible. Dans le dernier scénario, la situation est identique, pour autant que la différence entre les éléments anormaux tende à exclure l'accusé du groupe probable d'auteurs.

Je me demande si les termes «anormal» et «normal» sont la meilleure façon de décrire le concept qui sous‑tend leur utilisation. Le terme «anormal» découle des affaires survenues en Angleterre, et dans lesquelles il dénote ordinairement l'état mental d'aliénation mentale ou de responsabilité amoindrie. Voir l'arrêt R. c. Chard, précité, à la p. 270. Selon le raisonnement qui sous‑tend ces affaires, le comportement humain «normal» est une question que le juge ou le jury peut apprécier sans l'aide de la preuve d'expert. Au Canada, on a étendu l'exception pour y inclure ce qui a été qualifié de comportement sexuel déviant. Voir Rosemary Pattenden, «Conflicting Approaches to Psychiatric Evidence in Criminal Trials: England, Canada and Australia», [1986] Crim. L.R. 92, à la p. 100. Cet élargissement est motivé par la pertinence de la preuve fondée sur le caractère distinctif des traits de comportement soit de l'auteur putatif du crime, soit de l'accusé. Ce caractère distinctif tend à exclure l'accusé de la catégorie de personnes qui pourraient commettre le crime ou qui seraient susceptibles de le commettre.

Il existe d'autres raisons pour lesquelles l'utilisation du terme «anormal» n'est plus satisfaisante. Même dans les milieux médicaux, il existe des opinions contradictoires quant à ce qui constitue l'anormalité. Voir Pattenden, op. cit., à la p. 100, et David C. Rimm et John W. Sommervill, Abnormal Psychology (1977), aux pp. 31 et 32. En outre, le terme en question implique un jugement de valeur sur le style de vie de certains groupes de la société. Cela est bien illustré dans la déclaration de lord Sumner dans l'arrêt Thompson c. The King, [1918] A.C. 221, à la p. 235:

[traduction] La preuve tend à attacher à l'accusé une caractéristique qui, bien que n'étant pas purement physique, peut, à mon avis, être reconnue comme portant à juste titre ce nom. L'expérience tend à démontrer que ces infractions contraires à la nature dénotent une inversion de caractéristiques normales qui, bien qu'elles commandent une punition parce qu'elles offensent la moralité sociale, tiennent également d'une propriété physique anormale. Le voleur, le tricheur, le faux monnayeur ou le cambrioleur n'est qu'un modèle particulier du genre escroc, et bien qu'il ne fasse pas de doute que chacun tend à s'en tenir à son propre domaine, ils possèdent tous la caractéristique mentale aucunement extraordinaire qu'ils se proposent d'une façon ou d'une autre de gagner leur vie malhonnêtement. Une caractéristique si courante ne constitue pas une marque reconnaissable de l'individu. Toutefois, les auteurs des infractions qui sont en cause en l'espèce recherchent la gratification habituelle d'une certaine luxure pervertie, qui non seulement les exclut de la catégorie des hommes ordinaires qui se sont écartés du droit chemin, mais indique également qu'ils appartiennent à une catégorie spéciale et extraordinaire, tout autant que si leur corps était marqué par un trait physique particulier.

La difficulté à déterminer ce qui est anormal a récemment été mentionnée par le juge McCarthy de la Cour d'appel dans l'arrêt R. c. Garfinkle (1992), 15 C.R. (4th) 254. Aux pages 256 et 257, s'exprimant au nom de la cour, il a déclaré:

[traduction] La question de savoir quelles prédispositions doivent être qualifiées d'anormales, d'étrangères à la nature humaine ordinaire, dans le but d'admettre la preuve psychiatrique, peut être difficile à trancher. Une prédisposition au sadisme est manifestement anormale. Les prédispositions à la violence (sauf le sadisme ou quelque chose de semblable) ou à la malhonnêteté sont manifestement trop communes pour être qualifiées d'anormales. Les infractions sexuelles sont plus difficiles à classer. Toutefois, qu'on l'appelle pédophilie ou autre, il me semble que la prédisposition chez un adulte à utiliser des garçons de 10 et 11 ans pour obtenir une gratification sexuelle doit être qualifiée d'anormale. En conséquence, en l'espèce, la preuve psychiatrique est admissible pour démontrer que Garfinkle n'a pas une telle prédisposition.

À mon avis, le terme «distinctif» définit mieux les caractéristiques de comportement qui sont une condition préalable à l'admission de cette forme de preuve.

Comment les critères d'admission de cette preuve devraient‑ils être appliqués? À mon avis, les propos suivants du professeur Mewett, précité, à la p. 36, qualifient bien la nature de la décision que le juge du procès doit prendre:

[traduction] La classification des crimes comme «ordinaires», ou «extraordinaires», est donc une question de droit, comme l'est la «normalité» ou l'«anormalité» de l'accusé — au désespoir, sans doute, des psychiatres. Mais, l'admissibilité de la preuve est une question de droit et dépend principalement de sa pertinence, c'est‑à‑dire de l'aide qu'elle apporte au juge des faits en lui permettant de tirer des conclusions. Cette question repose non pas sur l'expertise, mais sur le bon sens et l'expérience; des mots tels «ordinaire», «extraordinaire» ou «anormal» ne sont pas destinés à être des expressions scientifiques, mais plutôt des appréciations de la pertinence. Par conséquent ils relèvent clairement du domaine du juge.

Avant d'admettre en preuve l'opinion d'un expert, le juge du procès doit être convaincu, en droit, que l'auteur du crime ou l'accusé possède des caractéristiques de comportement distinctives de sorte que la comparaison de l'un avec l'autre aidera considérablement à déterminer l'innocence ou la culpabilité. Bien que cette décision repose sur le bon sens et l'expérience, comme le professeur Mewett l'indique, elle n'est pas prise dans le vide. Le juge du procès devrait considérer, d'une part, l'opinion de l'expert et, d'autre part, si ce dernier exprime simplement une opinion personnelle ou si le profil de comportement qu'il décrit est couramment utilisé comme indice fiable de l'appartenance à un groupe distinctif. En d'autres termes, la profession scientifique a‑t‑elle élaboré un profil type du délinquant qui commet ce genre de crime? Une conclusion affirmative sur ce fondement satisfera aux critères de pertinence et de fiabilité. Non seulement la preuve d'expert tendra à prouver un fait en litige, mais elle offrira aussi au juge des faits l'aide dont il a besoin. Une telle preuve aura satisfait au critère préliminaire de la fiabilité qui fera généralement en sorte que le juge des faits ne lui accorde pas plus de poids qu'elle ne le mérite. La preuve sera considérée comme une exception à la règle d'exclusion relative à la preuve de moralité à condition bien sûr que le juge du procès soit convaincu que l'opinion exprimée se situe dans le domaine d'expertise du témoin expert.

(3) Application à l'espèce

À mon sens, le juge du procès a conclu qu'on ne peut dire de la personne qui a commis des agressions sexuelles sur de jeunes femmes qu'elle appartient à un groupe possédant des caractéristiques de comportement suffisamment distinctives pour faciliter l'identification de l'auteur des infractions reprochées. En outre, le fait que l'auteur allégué du crime est un médecin n'a pas facilité la question parce qu'il n'existe aucune preuve acceptable indiquant que les médecins qui commettent des agressions sexuelles tombent dans une catégorie distinctive à laquelle se rattachent des caractéristiques identifiables. En dépit de l'opinion du Dr Hill, le juge du procès n'était pas non plus convaincu que les caractéristiques reliées à la quatrième plainte identifiaient l'auteur comme membre d'un groupe distinctif. Il n'était pas disposé à accepter que les caractéristiques de cette plainte étaient telles que seul un psychopathe pouvait avoir commis l'acte. Rien ne démontre que cette théorie soit généralement acceptée. Par ailleurs, aucun document dans le dossier ne permettait de conclure que le profil du pédophile ou du psychopathe a été normalisé au point où on pourrait soutenir qu'il correspond au profil présumé du délinquant décrit dans les accusations. Les profils de groupes décrits par l'expert n'ont pas été considérés suffisamment fiables pour être utiles. En l'absence d'indices de fiabilité, on ne pouvait pas dire que la preuve serait nécessaire au sens où elle clarifierait utilement une question qui serait autrement inaccessible, ou que la valeur qu'elle pourrait avoir ne serait pas surpassée par la possibilité qu'elle induise le jury en erreur ou le détourne de ses tâches. Compte tenu de ces conclusions, et appliquant les principes mentionnés ci‑dessus, je dois conclure que le juge du procès a conclu à juste titre que, du point de vue juridique, la preuve était inadmissible.

La Cour d'appel avait aussi conclu à l'admissibilité de la preuve pour le motif que le témoignage du Dr Hill tendait à réfuter les similitudes alléguées entre la preuve relative aux divers chefs. À cet égard, le juge Finlayson a dit à la p. 178:

[traduction] Lorsque, comme en l'espèce, le ministère public allègue que la valeur probante de la preuve de faits similaires naît du fait que les actes comparés sont si inhabituels et d'une similitude si frappante que cette similitude ne peut être attribuée à la coïncidence, la défense a elle aussi le droit de produire une preuve relative aux caractéristiques des actes allégués qui démontrent des différences...

Le jugement de la Cour d'appel n'a pas été appuyé à cet égard ni dans le mémoire de l'intimé, ni dans les débats.

Dans son exposé au jury, le juge du procès a expliqué l'utilisation que le jury pouvait faire de la preuve. Le passage clé de l'exposé à cet égard est le suivant:

[traduction] Si vous déterminez, après avoir considéré un des chefs d'accusation, que la preuve relative à un ou à l'ensemble des autres chefs est semblable au point que le bon sens commande la pertinence d'une telle preuve quant à l'une ou plusieurs questions que j'ai mentionnées précédemment, vous pouvez alors tirer les conclusions que j'ai mentionnées. [Je souligne.]

Les similitudes, expliquées par le juge, portaient sur le modus operandi de l'auteur des actes qui étaient l'objet de chefs spécifiques. Aucune objection n'a été soulevée sur cet aspect de l'exposé. Cette utilisation de la preuve de faits similaires porte sur une question différente de l'objet du témoignage proposé du Dr Hill. Comme cela est indiqué plus haut, les différences dont traitait la preuve proposée par le Dr Hill ne concernaient pas le modus operandi mais plutôt la constitution psychologique du requérant comparée à celle de l'auteur des actes allégués. En outre, la question de savoir si le crime est commis d'une manière qui identifie l'auteur, en raison de similitudes frappantes dans la méthode utilisée pour perpétrer d'autres actes, peut être appréciée en général par un jury sans l'aide de la preuve d'expert. Comme le juge du procès l'a dit, c'est une question de bon sens.

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer le jugement de la Cour d'appel, de rétablir les déclarations de culpabilité et de renvoyer l'affaire à la Cour d'appel pour qu'elle tranche l'appel de la sentence.

Pourvoi accueilli.

Procureur de l'appelante: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureurs de l'intimé: Greenspan, Humphrey, Toronto.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Preuve - Admissibilité - Preuve d'expert - Nature de la preuve d'expert - Preuve d'expert quant à la prédisposition - Pédiatre accusé d'agression sexuelle sur des patientes - Expert appelé à témoigner que les traits de caractère de l'accusé ne répondent pas au profil psychologique de l'auteur putatif des infractions - Le témoignage d'expert est‑il admissible?.

Droit criminel - Preuve d'expert - Nature de la preuve d'expert - Preuve d'expert quant à la prédisposition - Pédiatre accusé d'agression sexuelle sur des patientes - Expert appelé à témoigner que les traits de caractère de l'accusé ne correspondent pas au profil psychologique de l'auteur putatif des infractions - Le témoignage d'expert est‑il admissible?.

L'intimé, un pédiatre, fait face à quatre chefs d'accusation d'agression sexuelle commise sur quatre patientes, âgées à l'époque de 13 à 16 ans, pendant leur examen médical dans le bureau de l'intimé. Son avocat a exprimé l'intention d'appeler un psychiatre qui témoignerait que l'auteur des infractions alléguées appartenait à un groupe limité et inhabituel d'individus et que l'intimé ne faisait pas partie de cette catégorie restreinte parce qu'il n'en possédait pas les caractéristiques propres. Le psychiatre a témoigné au voir‑dire que le profil psychologique de l'auteur des trois premières agressions alléguées était probablement celui d'un pédophile alors que celui de la quatrième était celui d'un psychopathe sexuel. Le psychiatre avait l'intention de témoigner que l'intimé ne correspondait pas à ces profils, mais son témoignage a été jugé inadmissible à l'issue du voir‑dire.

Déclaré coupable par le jury, l'intimé a interjeté appel. La Cour d'appel a accueilli l'appel de l'intimé, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné un nouveau procès. La Cour a ainsi conclu qu'il n'était pas nécessaire d'entendre l'appel du ministère public contre la sentence. Il faut déterminer en l'espèce les circonstances dans lesquelles la preuve d'expert est admissible pour démontrer que des traits de caractère d'un accusé ne répondent pas au profil psychologique de l'auteur putatif des infractions reprochées. La résolution de la question passe par l'examen des règles en matière (i) de preuve d'expert, et (ii) de preuve de moralité.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

La preuve est exclue.

Preuve d'expert

L'admission de la preuve d'expert repose sur l'application des critères suivants: a) la pertinence; b) la nécessité d'aider le juge des faits; c) l'absence de toute règle d'exclusion; et d) la qualification suffisante de l'expert. La pertinence est une exigence liminaire déterminée par le juge comme question de droit. La preuve logiquement pertinente peut être exclue si sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable, si elle exige un temps excessivement long qui est sans commune mesure avec sa valeur ou si son effet sur le juge des faits est disproportionné par rapport à sa fiabilité. Le facteur fiabilité‑effet revêt une importance particulière dans l'appréciation de l'admissibilité de la preuve d'expert. La preuve d'expert ne devrait pas être admise si elle risque d'être utilisée à mauvais escient et de fausser le processus de recherche des faits, ou de dérouter le jury.

Pour être nécessaire, la preuve d'expert doit, selon toute vraisemblance, dépasser l'expérience et la connaissance d'un juge ou d'un jury et être évaluée à la lumière de la possibilité qu'elle fausse le processus de recherche des faits. La nécessité ne devrait pas être jugée selon une norme trop stricte. La possibilité que la preuve ait un impact excessif sur le jury et le détourne de ses tâches peut souvent être contrecarrée par des directives appropriées. Les experts ne doivent toutefois pas pouvoir usurper les fonctions du juge des faits, ce qui pourrait réduire le procès à un simple concours d'experts.

La preuve d'expert peut être exclue si elle contrevient à une règle d'exclusion de la preuve, distincte de la règle applicable à l'opinion. La preuve doit être présentée par un témoin dont on démontre qu'il ou elle a acquis des connaissances spéciales ou particulières grâce à des études ou à une expérience relatives aux questions visées dans son témoignage.

En résumé, la preuve d'expert qui avance une nouvelle théorie ou technique scientifique est soigneusement examinée pour déterminer si elle satisfait à la norme de fiabilité et si elle est essentielle en ce sens que le juge des faits sera incapable de tirer une conclusion satisfaisante sans l'aide de l'expert. Plus la preuve se rapproche de l'opinion sur une question fondamentale, plus l'application de ce principe est stricte.

Preuve d'expert quant à la prédisposition

Le ministère public ne peut produire une preuve d'expert quant à la prédisposition que si elle est pertinente et n'est pas utilisée comme simple preuve de la prédisposition. L'accusé peut en revanche produire une preuve quant à la prédisposition, mais cette preuve se limite, en règle générale, à la preuve de la réputation de l'accusé au sein de la collectivité relativement aux traits de caractère concernés. L'accusé peut aussi invoquer dans son propre témoignage des actes particuliers de bonne conduite. Le témoignage d'un expert indiquant qu'en raison de sa constitution mentale ou de son état mental, l'accusé serait incapable de commettre le crime ou ne pourrait être prédisposé à le commettre, ne correspond à aucune de ces catégories. Cependant, une autre exception de portée limitée a été créée. Bien que cette exception ait été appliquée à des comportements anormaux liés usuellement à une déviance sexuelle, sa raison d'être est le caractère distinctif.

Avant d'admettre en preuve l'opinion d'un expert sur la prédisposition, le juge du procès doit être convaincu, en droit, que l'auteur du crime ou l'accusé possède des caractéristiques de comportement distinctives de sorte que la comparaison de l'un avec l'autre aidera considérablement à déterminer l'innocence ou la culpabilité. Bien que cette décision repose sur le bon sens et l'expérience, elle n'est pas prise dans le vide. Le juge du procès devrait considérer, d'une part, l'opinion de l'expert et, d'autre part, si ce dernier exprime simplement une opinion personnelle ou si le profil de comportement qu'il décrit est couramment utilisé comme indice fiable de l'appartenance à un groupe distinctif. La conclusion que la profession scientifique a élaboré un profil type du délinquant qui commet ce genre de crime satisfera aux critères de pertinence et de fiabilité. La preuve sera considérée comme une exception à la règle d'exclusion relative à la preuve de moralité à condition que le juge soit convaincu que l'opinion proposée se situe dans le domaine d'expertise du témoin expert.

Application à l'espèce

Rien dans le dossier ne permettait de conclure que le profil du pédophile ou du psychopathe a été normalisé au point où on pourrait soutenir qu'il correspond au profil présumé du délinquant décrit dans les accusations. Les profils de groupes décrits par l'expert n'ont pas été considérés suffisamment fiables pour être utiles. En l'absence de ces indices de fiabilité, on ne pouvait pas dire que la preuve serait nécessaire au sens où elle clarifierait utilement une question qui serait autrement inaccessible, ou que la valeur qu'elle pourrait avoir ne serait pas surpassée par la possibilité qu'elle induise le jury en erreur ou le détourne de ses tâches.

Les similitudes, expliquées par le juge, portaient sur le modus operandi de l'auteur des actes qui étaient l'objet de chefs spécifiques. La preuve d'expert ne visait pas ces questions. De plus, la question de savoir si le crime est commis d'une manière qui identifie l'auteur, en raison de similitudes frappantes dans la méthode utilisée pour perpétrer d'autres actes, peut être appréciée en général par un jury sans l'aide de la preuve d'expert.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Mohan

Références :

Jurisprudence
Arrêts examinés: R. c. Lupien, [1970] R.C.S. 263
R. c. Chard (1971), 56 Cr. App. R. 268
Lowery c. The Queen, [1974] A.C. 85
R. c. Turner, [1975] Q.B. 834
arrêts mentionnés: R. c. Robertson (1975), 21 C.C.C. (2d) 385
R. c. McMillan (1975), 23 C.C.C. (2d) 160, conf. par [1977] 2 R.C.S. 824
R. c. Lavallee, [1990] 1 R.C.S. 852
R. c. French (1977), 37 C.C.C. (2d) 201
R. c. Taylor (1986), 31 C.C.C. (3d) 1
R. c. C. (M.H.), [1991] 1 R.C.S. 763
R. c. Lyons, [1987] 2 R.C.S. 309
R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24
R. c. B.(G.), [1990] 2 R.C.S. 30
Morris c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 190
R. c. Béland, [1987] 2 R.C.S. 398
R. c. Melaragni (1992), 73 C.C.C. (3d) 348
R. c. Bourguignon, [1991] O.J. No. 2670 (Q.L.)
R. c. Lafferty, [1993] N.W.T.J. No. 17 (Q.L.)
Kelliher (Village of) c. Smith, [1931] R.C.S. 672
Director of Public Prosecutions c. Jordan, [1977] A.C. 699
R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223
R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345
R. c. McNamara (No. 1) (1981), 56 C.C.C. (2d) 193, autorisation de pourvoi refusée [1981] 1 R.C.S. xi
Thompson c. The King, [1918] A.C. 221
R. c. Garfinkle (1992), 15 C.R. (4th) 254.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 693.
Doctrine citée
Beven, Thomas. Negligence in Law, 4th ed. By William James Byrne and Andrew Dewar Gibb. London: Sweet & Maxwell, 1928.
Cross, Rupert, Sir. Cross on Evidence, 7th ed. By Sir Rupert Cross and Colin Tapper. London: Butterworths, 1990.
McCormick, Charles Tilford. McCormick on Evidence, 3rd ed., Lawyer's ed. By Edward W. Cleary, general editor. St. Paul, Minn.: West Publishing Co., 1984.
Mewett, Alan W. «Character as a Fact in Issue in Criminal Cases» (1984‑85), 27 Crim. L.Q. 29.
Pattenden, Rosemary. «Conflicting Approaches to Psychiatric Evidence in Criminal Trials: England, Canada and Australia», [1986] Crim. L.R. 92.
Rimm, David C. and John W. Sommervill. Abnormal Psychology. New York: Academic Press, 1977.

Proposition de citation de la décision: R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 (5 mai 1994)


Origine de la décision
Date de la décision : 05/05/1994
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1994] 2 R.C.S. 9 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1994-05-05;.1994..2.r.c.s..9 ?
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