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14/07/1994 | CANADA | N°[1994]_2_R.C.S._807

Canada | Tataryn c. Succession Tataryn, [1994] 2 R.C.S. 807 (14 juillet 1994)


Tataryn c. Succession Tataryn, [1994] 2 R.C.S. 807

Mary Tataryn Appelante

c.

Edward James Tataryn, exécuteur testamentaire

de feu Alec Tataryn, alias Alex Tataryn

et Alexander Tataryn Intimé

Répertorié: Tataryn c. Succession Tataryn

No de greffe: 23398.

1994: 3 mai; 1994: 14 juillet.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1992)

, 74 B.C.L.R. (2d) 211, 20 B.C.A.C. 218, 35 W.A.C. 218, 98 D.L.R. (4th) 717, 47 E.T.R. 221, qui a confirmé une décision du jug...

Tataryn c. Succession Tataryn, [1994] 2 R.C.S. 807

Mary Tataryn Appelante

c.

Edward James Tataryn, exécuteur testamentaire

de feu Alec Tataryn, alias Alex Tataryn

et Alexander Tataryn Intimé

Répertorié: Tataryn c. Succession Tataryn

No de greffe: 23398.

1994: 3 mai; 1994: 14 juillet.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1992), 74 B.C.L.R. (2d) 211, 20 B.C.A.C. 218, 35 W.A.C. 218, 98 D.L.R. (4th) 717, 47 E.T.R. 221, qui a confirmé une décision du juge Paris, qui avait accueilli la demande de réparation de l'appelante en vertu de la Wills Variation Act. Pourvoi accueilli.

Rhys Davies et Kerry D. Sheppard, pour l'appelante.

Robin J. Stewart, pour l'intimé.

Version française du jugement de la Cour rendu par

Le juge McLachlin — Il s'agit en l'espèce d'étudier les principes qui doivent régir la Wills Variation Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 435.

Alex et Mary Tataryn ont été mariés pendant 43 ans. Il était cordonnier; elle a travaillé comme serveuse jusqu'en 1975 et par la suite surtout à la maison. Tous deux travailleurs et économes, ils ont pu, grâce à leurs efforts communs, accumuler un patrimoine évalué à 315 264,69 $, détenu au nom de M. Tataryn au moment de son décès. Le patrimoine consistait en la résidence dans laquelle ils vivaient, un bien locatif voisin, hérité du père de M. Tataryn, et la somme de 122 629,69 $ en banque. Mme Tataryn avait aussi 25 000 $ à son nom.

Les Tataryn avaient deux fils, John et Edward. Depuis l'âge de six ans, John déplaisait à son père. Au fil des ans, l'aversion de M. Tataryn envers son fils aîné, qui semble avoir été due en partie à certaines convictions religieuses, s'est accrue et, à la fin, est devenue obsessionnelle. Mme Tataryn se portant toutefois à sa défense, John a pu continuer à vivre à la maison. Edward, quant à lui, vivait à l'autre bout du pays, au Nouveau‑Brunswick.

M. Tataryn ne voulait rien laisser à John. Il craignait que, s'il léguait une partie de son patrimoine à son épouse en propre, elle ne le transmette à John. Dans son testament, il a légué à son épouse un domaine viager sur la résidence familiale. En outre, Mme Tataryn était bénéficiaire d'une fiducie discrétionnaire du revenu du reliquat de la succession dont le deuxième fils, Edward, était fiduciaire. Ce dernier devait utiliser le revenu à sa discrétion au profit de sa mère et avait également le pouvoir d'empiéter sur le capital de la succession. Au décès de cette dernière, tout devait échoir à Edward. Alex Tataryn n'a rien légué à John. Il a expliqué, à la clause 4 de son testament, la raison pour laquelle il a agi ainsi:

[traduction] J'AI À DESSEIN exclu mon fils, JOHN ALEXANDER TATARYN, de ma succession et assuré intentionnellement la subsistance de mon épouse en établissant la fiducie mentionnée ci‑dessus pour la raison suivante: Mon épouse MARY et mon fils JOHN ont, par divers moyens, annihilé mes tentatives d'établir l'harmonie dans la famille. JOHN me cause des difficultés depuis qu'il a 12 ans. Les 15 dernières années, il s'est retourné contre moi et m'a totalement ignoré. Il a tenu des propos injurieux, voire blasphématoires; il a grandement manqué de respect et n'a fait aucun effort pour résoudre nos différends. Il n'a jamais voulu discuter pour que nous tentions de vivre en harmonie. Mon fils EDWARD est respectable et je loue son comportement chaleureux envers moi, son honnêteté et sa collaboration.

M. et Mme Tataryn n'avaient pas discuté de la possibilité d'un décès. Se croyant tous deux en bonne santé, ils ne voyaient aucune raison d'en parler. Mme Tataryn savait qu'ils avaient en banque de l'argent pour leurs vieux jours:

[traduction] Je savais qu'il avait de l'argent, mais je ne l'ai jamais interrogé à ce sujet, et je croyais, bien, c'est pour nos vieux jours. Je ne m'en préoccupais pas. Je faisais confiance à mon époux.

Puis elle a déclaré:

[traduction] . . . nous nous étions entendus pour que nous nous occupions de la maison et qu'il épargne pour nos vieux jours, alors nous avions l'habitude de déposer son argent à la banque.

Mme Tataryn fut donc très surprise lorsqu'elle apprit que son époux avait tout légué à Edward, sous réserve de son droit de vivre dans la maison et de celui d'Edward de lui verser de l'argent à l'occasion. Elle a témoigné en ces termes:

[traduction] . . . j'ai toujours aimé et respecté mon mari, et je n'aurais jamais rien fait pour lui nuire. J'ai fait exactement ce qu'il attendait de moi, et je ne peux tout simplement pas comprendre son geste.

Mme Tataryn et John ont contesté la succession en vertu de la Wills Variation Act. Au terme d'un procès de quatre jours, le juge de première instance a prononcé oralement ses motifs de jugement, dans lesquels il a révoqué le legs à Edward de la maison voisine et accordé à Mary Tataryn un domaine viager sur celle‑ci. Il a en outre ordonné que John et Edward reçoivent tous deux la somme de 10 000 $ immédiatement, à imputer sur le reliquat de la succession, et qu'au décès de Mary Tataryn, John reçoive un tiers du reliquat de la succession et Edward, les deux tiers.

La Cour d'appel a rejeté l'appel, tout en précisant que certains frais devraient être pris sur le reliquat et que la discrétion du fiduciaire d'empiéter sur le reliquat pour verser de l'argent à Mary Tataryn devait être [traduction] «exercée d'une manière qui garantisse à celle‑ci une qualité de vie raisonnable, proportionnée à celle dont elle jouissait avant le décès de son époux» ((1992), 74 B.C.L.R. (2d) 211, à la p. 221).

Mary Tataryn se pourvoit maintenant devant notre Cour.

La Loi

Sous le régime du par. 2(1) de la Wills Variation Act, le testateur est tenu de pourvoir convenablement à l'entretien et à la subsistance raisonnables du conjoint et des enfants survivants. S'il ne s'acquitte pas de cette obligation, la cour peut adjuger au requérant, sur la succession, ce qu'elle estime [traduction] «convenable, juste et équitable dans les circonstances». Voici le texte intégral du paragraphe:

[traduction] 2. (1) Si, à son avis, le testateur ne pourvoit pas convenablement à l'entretien et à la subsistance de son conjoint et de ses enfants, à son décès, le tribunal peut, à sa discrétion, nonobstant toute loi ou règle de droit contraire, dans une action intentée par le conjoint ou les enfants, ou pour leur compte, leur adjuger, sur la succession du testateur, ce qu'il estime convenable, juste et équitable dans les circonstances.

Adoptée en 1920, la loi a été modelée sur la législation néo‑zélandaise. Lorsque le projet de loi a été présenté, le procureur général, J. W. de B. Farris, l'a décrit comme [traduction] «l'un des maillons de la chaîne de la législation adoptée par le gouvernement en matière d'assistance sociale». Le projet de loi [traduction] «a été l'aboutissement direct des pressions exercées par les groupes de femmes, qui ont finalement obtenu le droit de vote en 1916» (Leopold Amighetti, The Law of Dependants' Relief in British Columbia (1991), à la p. 12). La Gazette de l'assemblée législative de la Colombie-Britannique rapporte qu'au moment de proclamer la Loi, le lieutenant‑gouverneur a déclaré qu'elle [traduction] «[était] un pas vers l'amélioration des conditions sociales dans la province».

La question en litige

Il s'agit de savoir si les juridictions inférieures ont mal interprété le par. 2(1) de la Wills Variation Act. Le droit demeure incertain quant aux considérations exactes dont doit tenir compte le tribunal saisi d'une demande fondée sur ce paragraphe. On nous demande de préciser les principes applicables à la Loi et de déterminer si, ces principes étant appliqués aux faits de l'espèce, la conclusion des juridictions inférieures peut être maintenue. Aux fins de cette loi, le tribunal d'appel est dans la même position que le juge de première instance; point n'est besoin de faire preuve de retenue à l'égard des conclusions de ce dernier, sauf quant aux questions fondées sur les témoignages oraux: Swain c. Dennison, [1967] R.C.S. 7, à la p. 12.

Analyse

Le libellé de la Loi

Le libellé de la Wills Variation Act est très général. Le tribunal doit déterminer si le testateur a «pourv[u] convenablement» aux besoins de son conjoint et de ses enfants. S'il estime que ce n'est pas le cas, il «peut, à sa discrétion, [. . .] adjuger [. . .] ce qu'il estime convenable, juste et équitable dans les circonstances».

Je ne crois pas que la disposition impose deux critères différents. Le tribunal doit se demander si le testament assure convenablement la subsistance et, dans la négative, adjuger ce qui est convenable, juste et équitable. Ce sont deux côtés d'une même médaille.

L'expression «convenable, juste et équitable» peut être interprétée de différentes façons. À une extrémité de la courbe, on peut réduire l'expression à ce qui est «nécessaire» pour tenir les personnes à charge à l'écart des rangs de l'assistance sociale. À l'autre, on peut l'interpréter comme exigeant que le tribunal accorde un montant qui réponde au mode de vie et aux aspirations des personnes à charge. Encore une fois, on peut limiter sa portée à l'entretien ou l'étendre au partage équitable des biens. Ces questions sont rendues complexes par l'importance qu'il faut accorder au «droit» du testateur de disposer à son gré de son patrimoine — c'est‑à‑dire l'autonomie testamentaire — et à l'équité entre les bénéficiaires: conjoint et enfants. Divers tribunaux ont interprété de différentes façons le sens de l'expression «convenable, juste et équitable» en appliquant une gamme de théories.

Quelles que soient les réponses aux questions spécifiques, une chose est certaine: le libellé de la Loi confère un pouvoir discrétionnaire général au tribunal. La générosité du texte donne à entendre que le législateur tentait d'élaborer une formule qui permette aux tribunaux de rendre des ordonnances justes dans les circonstances données, fondées sur les normes contemporaines. Ce qui signifie, conjointement avec la règle selon laquelle la loi a vocation permanente (Interpretation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 206, art. 7), que la Loi doit être interprétée à la lumière des valeurs et des attentes modernes. Ce qu'on estimait convenable, juste et équitable dans les années 1920 peut être fort différent de ce qui est considéré comme convenable, juste et équitable dans les années 1990. L'analyse en est d'autant restreinte. Les tribunaux ne sont pas nécessairement liés par les opinions exprimées et les montants accordés dans le passé. L'objectif est la justice contemporaine.

Les intérêts protégés

Les deux intérêts que protège la Loi sont évidents. Elle vise principalement à ce que la subsistance du conjoint et des enfants du testateur soit assurée de façon convenable, juste et équitable. Le législateur qui l'a conçue et adoptée souhaitait «l'amélioration des conditions sociales dans la province». À tout le moins, cela signifiait éviter que ceux qui sont laissés derrière deviennent une charge pour l'État. On peut toutefois penser que les débats laissaient également prévoir des conceptions plus modernes de l'égalité. La Loi a été adoptée à une époque où les hommes possédaient la plus grande partie des biens. Elle aurait été «l'aboutissement direct des pressions exercées par les groupes de femmes, qui ont finalement obtenu le droit de vote en 1916». Rien ne nous permet de supposer que les préoccupations des groupes de femmes qui ont lutté pour obtenir cette réforme se soient limitées à maintenir les gens hors des rangs de l'assistance publique. Il est également raisonnable de supposer qu'ils souhaitaient que les femmes et les enfants reçoivent une part «convenable, juste et équitable» du patrimoine familial au décès de la personne qui le détenait, même en l'absence d'un besoin établi.

La Loi protège également l'autonomie testamentaire. Elle n'a pas supprimé le droit du propriétaire légitime de disposer de ses biens à son décès. Elle l'a plutôt limité. L'autonomie testamentaire absolue du XIXe siècle devait céder le pas aux intérêts du conjoint et des enfants dans la mesure, et dans la mesure seulement, où il était nécessaire de leur garantir ce qui était «convenable, juste et équitable dans les circonstances.» Et si cette autonomie testamentaire doit s'incliner devant ce qui est «convenable, juste et équitable», alors la question fondamentale est de savoir ce qui est «convenable, juste et équitable» dans les circonstances, à la lumière des normes contemporaines. Une fois cet élément établi, on ne peut en faire abstraction sous prétexte que le testateur ne souhaitait pas pourvoir ce qui est «convenable, juste et équitable».

La jurisprudence — Les besoins ou davantage?

Les premières décisions ont assimilé ce qui était «convenable, juste et équitable dans les circonstances» à ce qui était nécessaire pour assurer la subsistance du conjoint et des enfants du testateur ou pour leur «entretien»: Re Livingston (1922), 31 B.C.R. 468; Re Hall (1923), 33 B.C.R. 241; Re Stigings (1924), 34 B.C.R. 347; Brighten c. Smith (1926), 37 B.C.R. 518. Suivant les propos du juge McPhillips dans Brighten c. Smith (à la p. 523):

[traduction] Si [. . .] l'époux ou l'épouse est dans le besoin, [. . .] la relation qui existe contraint l'époux ou l'épouse à en tenir compte et à assurer la subsistance de l'autre, à défaut de quoi l'époux ou l'épouse, [. . .] deviendra une charge publique pour le pays.

Ce point de vue est conforme à l'opinion sur les obligations entre conjoints qui était répandue dans les années 1920. Ainsi, à la dissolution du mariage, l'époux était généralement contraint d'assurer la subsistance de l'épouse ou son «entretien», sans plus. Cette dernière n'avait aucun droit sur ses biens. Il n'est guère surprenant que les juges de l'époque aient interprété la Loi en fonction des besoins ou de ce qui était nécessaire pour l'entretien de l'épouse.

Dans l'arrêt Walker c. McDermott, [1931] R.C.S. 94, notre Cour a rejeté la conception besoins‑entretien de la Loi. Cette affaire portait sur le droit d'un enfant indépendant de partager le patrimoine que le testateur avait légué entièrement à son épouse. Notre Cour a maintenu la décision du juge de première instance d'accorder 6 000 $ à l'enfant sur la masse successorale de 25 000 $, renversant ainsi la décision de la Cour d'appel de tout accorder à l'épouse. Au nom de la majorité, le juge Duff (plus tard Juge en chef) a énoncé le critère suivant (à la p. 96):

[traduction] Pour déterminer ce qui constitue «l'entretien et la subsistance raisonnables», il faut tenir compte de diverses circonstances. On ne peut restreindre cette expression aux seules nécessités de la vie. Pour tirer une conclusion, le tribunal auquel appartient la tâche de donner effet à la loi adopterait naturellement le point de vue du père de famille judicieux qui souhaite s'acquitter de son obligation matrimoniale et parentale; et il examinerait évidemment (soupesant la question sous cet angle), la situation de l'enfant ou du conjoint et la qualité de vie dont, compte tenu de cette situation et des autres circonstances, il faudrait tenir compte.

On peut considérer que l'arrêt Walker c. McDermott reconnaît que la Loi s'étendait au‑delà des besoins et de l'entretien. Comme Amighetti, op. cit., le dit (à la p. 36), [traduction] «le montant accordé dans l'arrêt Walker c. McDermott ne peut trouver appui que sur le fait que le tribunal a interprété la Loi comme un moyen de redistribuer le capital de la succession».

Il convient de signaler que le raisonnement fondé sur les besoins et l'entretien n'aurait pas permis au tribunal de reconnaître la revendication d'un enfant adulte indépendant comme l'a fait notre Cour dans l'arrêt Walker c. McDermott. Une question évidente se posait; si le législateur de la Colombie-Britannique avait voulu que le pouvoir du tribunal se limite à modifier les dispositions testamentaires relatives aux besoins et à l'entretien, pourquoi n'a-t-il pas exclu les enfants adultes indépendants comme l'a fait, par exemple, l'Alberta? Les tribunaux n'auraient alors eu que trois choix: (1) remplacer le critère en matière de besoins et d'entretien par un critère plus généreux; (2) formuler deux critères -- besoins et entretien pour les conjoints et les enfants à charge et une formule plus généreuse pour les enfants adultes indépendants, ou (3) interpréter la Loi de la Colombie-Britannique comme ne s'appliquant qu'aux conjoints et aux enfants à charge. Le fait que la Loi regroupait les conjoints et les enfants militait contre le double critère, et l'absence de mots restreignant les réclamations aux enfants à charge mine l'autre choix de limiter la Loi aux conjoints et aux enfants à charge. Il n'est donc pas étonnant que, dans l'arrêt Walker c. McDermott, notre Cour ait adopté un critère plus libéral, que l'on qualifie souvent d'«obligation morale».

Les décisions des juridictions inférieures rendues après l'arrêt Walker c. McDermott ont suivi deux courants. La majorité, adoptant la philosophie de l'arrêt Walker, a confirmé le principe suivant lequel les conjoints et les enfants ont droit à une part équitable de la succession, même en l'absence de besoins. L'«obligation morale» est devenue le mot d'ordre: Barker c. Westminster Trust Co. (1941), 57 B.C.R. 21 (C.A.); Re Michalson Estate, [1973] 1 W.W.R. 560 (C.S.C.‑B.); Granfield c. Williams (1981), 29 B.C.L.R. 150 (C.A.). Ce courant jurisprudentiel a culminé avec l'arrêt Price c. Lypchuk Estate (1987), 11 B.C.L.R. (2d) 371. Le juge Lambert, au nom de la majorité, a déclaré (à la p. 380):

[traduction] On se demande également si toutes les questions soulevées par le par. 2(1) de la Loi peuvent être tranchées en fonction de considérations économiques seulement, ou s'il faut également tenir compte de considérations d'ordre moral. La réponse à cette question est maintenant connue. Les considérations d'ordre moral sont pertinentes.

. . .

À mon avis, l'esprit même de la Loi fait nettement ressortir que le concept de l'obligation morale est un élément essentiel de son application. [Je souligne.]

Un second courant, plus ténu, a suivi l'ancienne opinion portant que la volonté du testateur ne pouvait être contrecarrée que sur le fondement des besoins: Re Dawson Estate (1945), 61 B.C.R. 481 (C.S.); Re Hornett Estate (1962), 38 W.W.R. 385 (C.S.C.‑B.); Re Harding, [1973] 6 W.W.R. 229 (C.S.C.‑B.). Ces décisions ont trouvé un allié en Amighetti, op. cit. De l'avis de ce dernier, la Loi avait pour simple objet d'éviter que les conjoints et les enfants ne deviennent des charges pour l'État. Elle est essentiellement un document d'assistance sociale. Sous réserve de l'obligation du testateur de pourvoir aux besoins de son conjoint et de ses enfants, son droit de disposer de ses biens selon ce qu'il estime juste demeure absolu. Selon Amighetti, cette interprétation est commandée par les termes clairs et l'historique de la Loi. C'est à juste titre que les premières décisions ont limité les pouvoirs de contrôle du tribunal aux cas de besoins. Dans l'arrêt Walker c. McDermott, par contre, la Cour aurait commis une erreur en [traduction] «attribu[ant] à la Loi un sens et une fonction excédant nettement ceux qui ont été déterminés par les premières causes de la Colombie‑Britannique et par les pouvoirs conférés dans la Loi» (pp. 36 et 37).

On a donné à entendre que notre Cour devrait remplacer le critère du «père et époux judicieux» qu'elle a énoncé dans l'arrêt Walker c. McDermott et revenir à l'analyse fondée sur les besoins, qui dominait au cours des premières années de la Loi. En toute déférence pour les arguments contraires, je ne suis pas convaincue que nous devrions acquiescer à cette demande.

D'une part, je ne peux convenir que le libellé de la Loi appelle un critère rigide axé sur les besoins. Comme je l'ai déjà signalé, le libellé est général et susceptible d'englober des conceptions variables de ce qui est «convenable, juste et équitable». La Loi ne fait aucune mention des besoins. Par ailleurs, si les besoins étaient le facteur déterminant, le fait que les enfants adultes indépendants n'aient pas été exclus de sa portée suscite des problèmes. Comme nous en discuterons plus longuement ci‑après, les termes de la loi n'appellent pas non plus un critère dénué de discrétion judiciaire, ainsi qu'en témoignent les mentions expresses de la «discrétion» et de ce qui est «convenable, juste et équitable dans les circonstances» (je souligne).

Je ne peux non plus convenir que l'historique de la Loi autorise à penser que son adoption était motivée par le seul désir d'éviter que les personnes visées ne deviennent des charges pour l'État. Si la Loi était certainement destinée à servir cette fonction minimale, rien n'indique que les groupes de femmes qui ont fait pression pour son adoption ou que le législateur qui l'a adoptée souhaitaient qu'elle soit limitée aux cas de besoins.

On soutient enfin que l'arrêt Walker c. McDermott étend les pouvoirs de la Loi au‑delà de ce qu'elle prévoit. Encore une fois en toute déférence, je ne peux en convenir. Cet argument repose sur la proposition que le critère énoncé dans cet arrêt introduit trop d'incertitude dans le droit. Amighetti dit (à la p. 56):

[traduction] Le résultat définitif, dans toute affaire, relève de l'entière discrétion du juge qui préside puisque lui seul considère les faits et rend un jugement, sans doute influencé par sa propre perception de ce qui est juste et correct. Nous revenons donc à [traduction] «l'époque [inacceptable] où l'equity était sujette à diverses interprétations . . .»

Ce reproche est neutre. Il n'appuie pas l'adoption d'une conception fondée sur les besoins et l'entretien. Il ne fait que proposer la nécessité d'établir une norme de comparaison, qu'il s'agisse des besoins ou d'autres considérations, permettant aux tribunaux de déterminer ce qui est «convenable, juste et équitable». À l'occasion, les tribunaux qui ont suivi l'arrêt Walker c. McDermott ont tenté de proposer des moyens de rendre plus prévisible la tâche prévue dans la Loi. Dans l'arrêt Bates c. Bates (1981), 9 E.T.R. 235 (C.S.C.-B.), le juge local Lander (maintenant juge de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique) a eu recours à une preuve actuarielle pour déterminer ce qui était convenable, juste et équitable. Dans l'arrêt Barker c. Westminster Trust Co. (1941), 57 B.C.R. 21, le juge O'Halloran a trouvé appui dans les règles de distribution des biens en l'absence de testament, un critère qu'a rejeté la Cour d'appel dans Bates c. Bates (1982), 11 E.T.R. 310. Dans Richards c. Person (1982), 34 B.C.L.R. 350 (C.S.), le juge Taylor a eu recours aux dispositions de la Family Relations Act, R.S.B.C. 1979, ch. 121, relatives à la distribution des biens lors de la séparation des conjoints, mais la Cour d'appel a ensuite déterminé qu'il s'agissait d'une considération inopportune: (1983), 49 B.C.L.R. 43.

Si l'on considère l'expression «convenable, juste et équitable» à la lumière des normes contemporaines de la société, une grande partie de l'incertitude s'estompe. En outre, on peut recourir à deux sortes de normes, que l'on doit examiner. Il y a, en premier lieu, les obligations que la loi imposerait à une personne de son vivant si la question d'assurer la subsistance du requérant se posait. On pourrait les qualifier d'obligations légales. Puis il y a celles que l'on puise dans les attentes raisonnables de la société à l'égard de ce qu'une personne sensée ferait dans les circonstances, compte tenu des normes sociales de l'époque. On pourrait les appeler les obligations morales, selon le langage habituellement utilisé par les tribunaux. Prises ensemble, ces normes servent à déterminer ce qui est «convenable, juste et équitable» dans les circonstances de l'affaire.

Il faut d'abord considérer les responsabilités légales du testateur de son vivant. L'opportunité d'établir une symétrie entre les droits qui peuvent être opposés au testateur avant son décès et ceux qui peuvent l'être à la succession après son décès a été signalée par le commissaire dissident de la Law Reform Commission de la Colombie‑Britannique dans son rapport paru sur la Loi en 1983, Report on Statutory Succession Rights (Rapport no 70). M. Close y soutient (à la p. 154):

[traduction] Tous sont légalement tenus d'assurer la subsistance de leur conjoint et de leurs enfants mineurs. S'ils ne s'acquittent pas de cette obligation, celle‑ci peut être imposée par les tribunaux. Le fait que la succession du testateur soit par conséquent forcée de respecter une obligation semblable à celle à laquelle il était tenu de son vivant ne pose pas de problème.

Il s'ensuit que l'attribution de montants pour l'entretien et de biens, que le droit sanctionnerait pendant la vie du testateur, devrait se refléter dans l'interprétation par la cour de ce qui est «convenable, juste et équitable dans les circonstances» après le décès du testateur.

Les obligations légales imposées au testateur de son vivant traduisent une attente sociale claire et sans équivoque, exprimée par les représentants élus de la société et la jurisprudence de ses tribunaux. Lorsqu'il est question d'assurer la subsistance du conjoint, les obligations légales du testateur de son vivant peuvent être puisées dans la Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.), la législation relative aux biens familiaux et dans le droit de la fiducie par interprétation: Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834; Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38; Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980. Assurer l'entretien et pourvoir aux besoins essentiels peuvent être suffisants pour satisfaire à cette obligation légale, mais peuvent également ne pas l'être. La loi et la jurisprudence conviennent que, selon la durée de la relation, la contribution du conjoint requérant et l'opportunité de permettre l'indépendance, chaque conjoint a droit à une part du patrimoine. Les conjoints sont considérés comme des partenaires. Comme le juge L'Heureux‑Dubé l'a écrit dans l'arrêt Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813, à la p. 849:

. . . le mariage est, entre autres choses, une unité économique qui engendre des avantages financiers [. . .]. La Loi [sur le divorce] reflète le fait que dans les rapports matrimoniaux d'aujourd'hui, les partenaires doivent s'attendre, et ont droit, au partage de ces avantages financiers.

L'obligation légale du testateur peut également s'étendre aux enfants à charge. Et, dans certains cas, les principes d'enrichissement sans cause peuvent montrer l'existence d'une obligation légale envers l'enfant adulte qui n'est pas à charge, mais qui a contribué au patrimoine. Les obligations légales que la société impose au testateur de son vivant sont un indice important de l'obligation légale de pourvoir à ce qui constitue un entretien et une subsistance «convenables, justes et équitables», qui est appliquée après la mort.

Afin de pouvoir mieux déterminer ce qui est «convenable, juste et équitable», la cour devrait ensuite se pencher sur les obligations morales du testateur à l'égard de son conjoint et de ses enfants. C'est vers la détermination de ces obligations morales que les préoccupations relatives à l'incertitude sont généralement dirigées. Comme il n'existe aucune norme légale claire qui permette de déterminer les obligations morales, ces dernières sont sans conteste plus susceptibles d'être perçues différemment par différentes personnes. Néanmoins, l'incertitude, même dans ce domaine, n'est peut‑être pas aussi importante qu'on l'a quelquefois estimée. Par exemple, la plupart des gens conviendraient que, bien que le droit puisse ne pas exiger d'une personne qu'elle assure la subsistance de son conjoint à charge après son décès, une forte obligation morale de le faire existe si la valeur de la succession le permet. De même, la plupart des gens conviendraient que l'enfant adulte à charge a droit à la même considération dans la mesure où la valeur de la succession et les autres obligations du testateur le permettent. La prétention morale des enfants adultes indépendants peut être plus faible mais, selon un volume considérable de jurisprudence, si la valeur de la succession le permet et en l'absence de circonstances rejetant l'existence d'une telle obligation, la subsistance de ces enfants devrait être assurée d'une certaine façon: Brauer c. Hilton (1979), 15 B.C.L.R. 116 (C.A.); Cowan c. Cowan Estate (1988), 30 E.T.R. 216 (C.S.C.‑B.), conf. par (1990), 37 E.T.R. 308 (C.A.C.‑B.); Nulty c. Nulty Estate (1989), 41 B.C.L.R. (2d) 343 (C.A.). Voir également Price c. Lypchuk Estate, précité, et Bell c. Roy Estate (1993), 75 B.C.L.R. (2d) 213 (C.A.), où l'obligation morale a été considérée comme étant rejetée.

Comment contrebalancer des prétentions contradictoires? Si la succession le permet, on devrait faire droit à chacune. S'il faut établir des priorités, il me semble que les prétentions qui auraient été reconnues du vivant du testateur — c'est‑à‑dire celles qui sont fondées non seulement sur les obligations morales mais aussi sur les obligations légales — devraient en général avoir préséance sur les prétentions morales. Parmi les prétentions morales, certaines peuvent être plus importantes que d'autres. Il appartient au tribunal de soupeser l'importance de chaque prétention et d'attribuer à chacune le rang qu'elle mérite. En ce faisant, on doit tenir compte des changements importants qu'entraîne le décès du testateur. Il n'y a plus lieu d'assurer la subsistance du défunt et les attentes raisonnables après un décès ne sont peut-être pas les mêmes qu'à la suite d'une séparation du vivant des deux conjoints. On peut, dans un testament, prévoir un mode de protection des bénéficiaires et des générations futures et vouloir réaliser des objectifs sociaux légitimes. Toute obligation morale doit être évaluée en fonction des préoccupations légitimes du défunt qui, lorsque la valeur de la succession le permet, peuvent aller au delà d'assurer la subsistance du conjoint et des enfants survivants.

De plus, dans de nombreux cas, il existe diverses manières de partager les biens de façon convenable, juste et équitable. En d'autres termes, il y aura une vaste gamme d'options, celles‑ci pouvant toutes être considérées comme appropriées dans les circonstances. Si le testateur a choisi une option dans cette gamme, le testament ne devrait pas être modifié. Ce n'est que si le testateur a choisi une option qui ne respecte pas ses obligations, déterminées par renvoi aux normes légales et morales, que le tribunal devrait rendre une ordonnance qui pallie le défaut de justice du testateur. En l'absence d'autre preuve, un testament doit être considéré comme le moyen choisi par le testateur pour répondre à ses préoccupations légitimes et prévoir une administration et une distribution ordonnées de sa succession dans l'intérêt des personnes et des institutions lui tenant le plus à coeur. C'est l'exercice par le testateur de la liberté de disposer de ses biens et il ne doit pas être modifié à la légère mais seulement dans la mesure où la loi l'exige.

Application du critère à l'espèce

J'examine d'abord les responsabilités légales dont le testateur devait s'acquitter pendant sa vie. Ses seules obligations légales étaient envers Mme Tataryn. Bien qu'elles ne se soient pas cristallisées, puisque les parties vivaient ensemble au moment du décès, elles existaient néanmoins. Le testateur était premièrement tenu de pourvoir à l'entretien de Mme Tataryn. Son obligation légale ne s'arrêtait toutefois pas là. Ils ont été mariés de nombreuses années. Mme Tataryn a travaillé fort et elle a grandement contribué aux biens qu'elle et son époux ont acquis. Aucun facteur, comme l'incapacité, ne nie son droit. En vertu de la Loi sur le divorce et de la Family Relations Act, elle aurait eu droit à ce qu'il soit pourvu à son entretien et à recevoir une part des biens familiaux, si elle et son époux s'étaient séparés. C'est, à tout le moins, ce qu'elle doit recevoir au décès de son époux.

Je me penche maintenant sur les prétentions morales à l'égard du testateur. La prétention morale la plus importante naît du fait que Mme Tataryn a survécu à son époux et que sa subsistance doit être assurée pendant les «années supplémentaires» que le destin lui a accordées. Il ne s'agit pas d'une prétention légale de la nature de celle que le droit aurait imposée au testateur de son vivant. C'est toutefois une prétention morale de première importance compte tenu des faits de l'espèce. Aux yeux de M. et Mme Tataryn, leur patrimoine devait les aider à vivre leurs vieux jours. Il ne peut être juste et équitable de priver Mme Tataryn de ce bénéfice pour le simple motif que son époux est décédé avant elle. La confiner aux sommes que son fils estime juste de lui verser, comme l'a proposé le testateur, ne reconnaît pas son indépendance méritée et souhaitable et constitue une reconnaissance inadéquate de sa prétention morale.

Enfin, les deux fils adultes et indépendants ont des prétentions morales à l'égard du testateur. Ce dernier n'a rien légué à l'un, et tout à l'autre, à charge par lui de verser de l'argent à Mme Tataryn. Les prétentions morales des fils ne peuvent recevoir une très grande reconnaissance. Il n'y a aucune preuve que l'un ou l'autre ait contribué sensiblement au patrimoine.

Les «prétentions légales» de Mme Tataryn lui donnent droit à au moins la moitié de la succession et, pourrait‑on soutenir, à un soutien supplémentaire. En outre, sa «prétention morale» à l'argent mis de côté en prévision des vieux jours est solide. Ces prétentions indiquent qu'à son égard, ce qui est convenable, juste et équitable» doit consister en la plus grosse part de la succession. La prétention morale des fils est convenablement reconnue par le legs immédiat à chacun d'eux de la somme de 10 000 $, ordonné par le juge de première instance, et un intérêt résiduaire dans une part des biens au décès de Mme Tataryn. Il convient de signaler que ni l'un ni l'autre n'a contesté la décision du juge de première instance d'accorder à John une part de la succession.

Dispositif

Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de substituer l'ordonnance suivante à celle du juge de première instance:

1. À Mme Tataryn:

a) Droit de propriété sur la résidence familiale;

b) Intérêt viager sur le bien locatif;

c) Reliquat de la succession après le paiement des legs immédiats aux fils.

2. À chaque fils: un legs immédiat de 10 000 $;

3. Au décès de Mme Tataryn: le partage du bien locatif entre John et Edward dans les proportions proposées par le juge de première instance quant au partage du reliquat, soit un tiers à John et deux tiers à Edward.

4. Dépens à prendre sur la succession.

Pourvoi accueilli.

Procureurs de l'appelante: Davis & Company, Vancouver.

Procureurs de l'intimé: McLachlan Brown Anderson, Vancouver.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'ordonnance suivante est substituée à celle du juge de première instance

Analyses

Testaments - Modification - Testateur tenu par la loi de pourvoir convenablement à l'entretien et à la subsistance raisonnables du conjoint et des enfants survivants - Testateur n'ayant laissé à son épouse qu'un domaine viager sur la résidence familiale et le bénéfice d'une fiducie discrétionnaire - Les juridictions inférieures ont‑elles omis de pourvoir convenablement aux besoins de l'épouse en modifiant le testament? - Signification de l'expression «convenable, juste et équitable dans les circonstances» - Wills Variation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 435, art. 2(1).

L'appelante et le testateur ont été mariés pendant 43 ans. Ils ont pu, grâce à leurs efforts communs, accumuler un patrimoine, détenu au nom du testateur au moment de son décès, qui consistait en la résidence dans laquelle ils vivaient, un bien locatif voisin hérité du père du testateur et une somme d'argent en banque. Ils avaient deux fils, J et E. Le testateur ne voulait rien laisser à J, qui lui déplaisait, et il craignait que, s'il léguait une partie de son patrimoine à son épouse en propre, elle ne le lui transmette. Dans son testament, il a légué à son épouse un domaine viager sur la résidence familiale et l'a nommée bénéficiaire d'une fiducie discrétionnaire du revenu du reliquat de la succession dont le deuxième fils, E, était fiduciaire. Au décès de l'épouse, tout devait échoir à E. L'appelante et J ont contesté la succession en vertu du par. 2(1) de la Wills Variation Act, qui prévoit que, si le testateur ne pourvoit pas convenablement à l'entretien et à la subsistance raisonnables du conjoint et des enfants survivants, la cour peut adjuger sur la succession ce qu'elle estime «convenable, juste et équitable dans les circonstances». Le juge de première instance a révoqué le legs à E de la maison voisine et accordé à l'appelante un domaine viager sur celle‑ci, il a ordonné que J et E reçoivent tous deux la somme de 10 000 $ immédiatement, à imputer sur le reliquat de la succession, et qu'au décès de l'appelante, J reçoive un tiers du reliquat de la succession et E, les deux tiers. La Cour d'appel a rejeté l'appel, tout en précisant que certains frais devraient être pris sur le reliquat et que la discrétion du fiduciaire d'empiéter sur le reliquat pour verser de l'argent à l'appelante devait être «exercée d'une manière qui garantisse à celle‑ci une qualité de vie raisonnable, proportionnée à celle dont elle jouissait avant le décès de son époux.»

Arrêt: Le pourvoi est accueilli et l'ordonnance suivante est substituée à celle du juge de première instance: (1) à l'appelante: a) droit de propriété sur la résidence familiale, b) intérêt viager sur le bien locatif, c) reliquat de la succession après le paiement des legs immédiats aux fils, (2) à chaque fils: un legs immédiat de 10 000 $, (3) au décès de l'appelante, un tiers du bien locatif à J et deux tiers à E.

Le libellé généreux de la Loi confère un pouvoir discrétionnaire général au tribunal et, conjointement avec la règle de l'Interpretation Act selon laquelle la loi a vocation permanente, cela signifie que la Loi doit être interprétée à la lumière des valeurs et des attentes modernes. Il faut d'abord considérer, pour déterminer ce qui est «convenable, juste et équitable» dans les circonstances de l'affaire, les responsabilités légales du testateur de son vivant. Assurer l'entretien et pourvoir aux besoins essentiels peuvent être suffisants pour satisfaire à cette obligation légale, mais peuvent également ne pas l'être. Selon la durée de la relation, la contribution du conjoint requérant et l'opportunité de permettre l'indépendance, chaque conjoint a droit à une part du patrimoine. Afin de pouvoir mieux déterminer ce qui est «convenable, juste et équitable», la cour devrait ensuite se pencher sur les obligations morales du testateur à l'égard de son conjoint et de ses enfants. S'il faut établir des priorités entre des prétentions contradictoires, celles qui auraient été reconnues du vivant du testateur devraient en général avoir préséance sur les prétentions morales. Parmi les prétentions morales, certaines peuvent être plus importantes que d'autres. Toute obligation morale doit être évaluée en fonction des préoccupations légitimes du défunt qui, lorsque la valeur de la succession le permet, peuvent aller au delà d'assurer la subsistance du conjoint et des enfants survivants. Le testament est l'exercice par le testateur de la liberté de disposer de ses biens, et il ne doit pas être modifié à la légère mais seulement dans la mesure où la loi l'exige.

En l'espèce, les seules obligations légales dont le testateur devait s'acquitter pendant sa vie étaient envers son épouse. Puisqu'ils ont été mariés de nombreuses années et que l'appelante a travaillé fort et a grandement contribué aux biens qu'elle et son époux ont acquis, elle aurait eu droit à ce qu'il soit pourvu à son entretien et à recevoir une part des biens familiaux, si elle et son époux s'étaient séparés. Les prétentions légales de l'appelante lui donnent droit à au moins la moitié de la succession et, pourrait‑on soutenir, à un soutien supplémentaire. Sa «prétention morale» à l'argent mis de côté en prévision des vieux jours est solide et elle indique qu'à son égard, ce qui est «convenable, juste et équitable» doit consister en la plus grosse part de la succession. Restent les prétentions morales des enfants adultes indépendants, qui ne peuvent recevoir une très grande reconnaissance et qui sont convenablement reconnues par le legs immédiat à chacun d'eux ordonné par le juge de première instance et un intérêt résiduaire dans une part des biens au décès de l'appelante.


Parties
Demandeurs : Tataryn
Défendeurs : Succession Tataryn

Références :

Jurisprudence
Arrêt examiné: Walker c. McDermott, [1931] R.C.S. 94
arrêts approuvés: Barker c. Westminster Trust Co. (1941), 57 B.C.R. 21
Re Michalson Estate, [1973] 1 W.W.R. 560
Granfield c. Williams (1981), 29 B.C.L.R. 150
Price c. Lypchuk Estate (1987), 11 B.C.L.R. (2d) 371
arrêts critiqués: Re Dawson Estate (1945), 61 B.C.R. 481
Re Hornett Estate (1962), 38 W.W.R. 385
Re Harding, [1973] 6 W.W.R. 229
arrêts mentionnés: Swain c. Dennison, [1967] R.C.S. 7
Re Livingston (1922), 31 B.C.R. 468
Re Hall (1923), 33 B.C.R. 241
Re Stigings (1924), 34 B.C.R. 347
Brighten c. Smith (1926), 37 B.C.R. 518
Bates c. Bates (1981), 9 E.T.R. 235 (C.S.C.-B.), conf. par (1982), 11 E.T.R. 310 (C.A.C.-B.)
Barker c. Westminster Trust Co. (1941), 57 B.C.R. 21
Richards c. Person (1982), 34 B.C.L.R. 350 (C.S.), conf. par (1983), 49 B.C.L.R. 43 (C.A.)
Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834
Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38
Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980
Moge c. Moge, [1992] 3 R.C.S. 813
Brauer c. Hilton (1979), 15 B.C.L.R. 116
Cowan c. Cowan Estate (1988), 30 E.T.R. 216 (C.S.C.-B.), conf. par (1990), 37 E.T.R. 308 (C.A.C.-B.)
Nulty c. Nulty Estate (1989), 41 B.C.L.R. (2d) 343
Bell c. Roy Estate (1993), 75 B.C.L.R. (2d) 213.
Lois et règlements cités
Family Relations Act, R.S.B.C. 1979, ch. 121.
Interpretation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 206, art. 7.
Loi sur le divorce, L.R.C. (1985), ch. 3 (2e suppl.).
Wills Variation Act, R.S.B.C. 1979, ch. 435, art. 2(1).
Doctrine citée
Amighetti, Leopold. The Law of Dependants' Relief in British Columbia. Toronto: Thomson Professional Pub. Canada, 1991.
British Columbia. Law Reform Commission. Report on Statutory Succession Rights. Vancouver: Law Reform Commission of British Columbia, 1983.

Proposition de citation de la décision: Tataryn c. Succession Tataryn, [1994] 2 R.C.S. 807 (14 juillet 1994)


Origine de la décision
Date de la décision : 14/07/1994
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1994] 2 R.C.S. 807 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1994-07-14;.1994..2.r.c.s..807 ?
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