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26/01/1995 | CANADA | N°[1995]_1_R.C.S._3

Canada | Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3 (26 janvier 1995)


Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3

La bande indienne de Matsqui et le conseil

de la bande indienne de Matsqui Appelants

c.

Canadien Pacifique Limitée et

Unitel Communications Inc. Intimées

et

La Commission consultative de la fiscalité indienne Intervenante

et entre

La bande indienne Siska et

le conseil de la bande indienne Siska,

la bande indienne Kanaka Bar et

le conseil de la bande indienne Kanaka Bar,

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le conseil de la bande indienne de Shuswap,

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Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3

La bande indienne de Matsqui et le conseil

de la bande indienne de Matsqui Appelants

c.

Canadien Pacifique Limitée et

Unitel Communications Inc. Intimées

et

La Commission consultative de la fiscalité indienne Intervenante

et entre

La bande indienne Siska et

le conseil de la bande indienne Siska,

la bande indienne Kanaka Bar et

le conseil de la bande indienne Kanaka Bar,

la bande indienne Nicomen et

le conseil de la bande indienne Nicomen,

la bande indienne de Shuswap et

le conseil de la bande indienne de Shuswap,

la bande indienne Skuppah et

le conseil de la bande indienne Skuppah et

la bande indienne de Spuzzum et

le conseil de la bande indienne de Spuzzum Appelants

c.

Canadien Pacifique Limitée Intimée

et

La Commission consultative de la fiscalité indienne Intervenante

Répertorié: Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui

No du greffe: 23643.

1994: 11 octobre; 1995: 26 janvier.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1993] 2 C.F. 641, 153 N.R. 307, [1994] 1 C.N.L.R. 66, qui a accueilli l'appel interjeté contre un jugement du juge Joyal, [1993] 1 C.F. 74, 58 F.T.R. 23, qui avait annulé une demande de contrôle judiciaire. Pourvoi rejeté, les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci sont dissidents.

Arthur Pape et Alisa Noda, pour la bande indienne de Matsqui et le conseil de la bande indienne de Matsqui.

John L. Finlay et Fiona C. M. Anderson, pour les appelants la bande indienne Siska et le conseil de la bande indienne Siska, la bande indienne Kanaka Bar et le conseil de la bande indienne Kanaka Bar, la bande indienne Nicomen et le conseil de la bande indienne Nicomen, la bande indienne de Shuswap et le conseil de la bande indienne de Shuswap, la bande indienne Skuppah et le conseil de la bande indienne Skuppah, la bande indienne de Spuzzum et le conseil de la bande indienne de Spuzzum.

Norman D. Mullins, c.r., et W. A. S. Macfarlane, pour les intimées.

Leslie J. Pinder, pour l'intervenante.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et du juge Cory rendu par

Le juge en chef Lamer --

I. Les faits

1 En 1988, sont entrées en vigueur des modifications apportées à la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, modifiée par L.R.C. (1985), ch. 17 (4e suppl.). Ces modifications, qui habilitent les bandes indiennes à prendre des règlements administratifs prévoyant l'imposition de taxes sur les biens immeubles situés dans leur réserve, ont fait suite à de longues consultations et négociations entre les gouvernements fédéral et provinciaux et les représentants des peuples autochtones.

2 Les appelantes sont des bandes indiennes dont les réserves sont situées en Colombie‑Britannique. Leurs causes ont été entendues simultanément à tous les paliers et portent sur des faits essentiellement identiques. En 1992, conformément aux nouvelles dispositions de la Loi sur les Indiens concernant l'évaluation en matière de taxation, chacune des appelantes a élaboré des règlements de taxation et d'évaluation, qui sont entrés en vigueur après leur approbation par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. Le règlement d'évaluation de l'appelante la bande de Matsqui prévoit l'évaluation de tous les biens immeubles situés dans la réserve, la préparation d'un rôle d'évaluation, la remise d'avis d'évaluation à toutes les personnes concernées, l'établissement de tribunaux de révision pour entendre les appels formés contre les évaluations, la constitution d'un comité de révision des évaluations pour entendre les appels formés contre les décisions des tribunaux de révision et, enfin, la possibilité d'en appeler des décisions du comité de révision devant la Section de première instance de la Cour fédérale sur une question de droit. Les règlements administratifs des autres bandes appelantes prévoient une seule audience devant une commission de révision et un appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale.

3 Conformément à ces règlements d'évaluation, chacune des bandes appelantes a fait parvenir un avis à la première intimée, Canadien Pacifique Limitée («CP»), concernant une bande de terrain parcourant les réserves sur laquelle CP avait posé ses voies ferrées. L'appelante la bande de Matsqui a en outre fait tenir un avis d'évaluation à la seconde intimée, Unitel Communications Inc. («Unitel»), qui avait installé des câbles de fibres optiques sur le terrain de CP.

4 Les intimées CP et Unitel ont saisi la Section de première instance de la Cour fédérale d'une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler les évaluations. Elles ont fait valoir que le par. 83(1) de la Loi sur les Indiens autorise les bandes indiennes à taxer uniquement les immeubles situés «dans la réserve». La demande était appuyée d'une preuve par affidavit établissant que le terrain en cause était dévolu à CP, qui l'avait acquis de la Couronne du chef du Canada par lettres patentes délivrées le 25 août 1891 et enregistrées au bureau d'enregistrement des droits immobiliers de New Westminster le 27 août 1891. Selon les intimées, le terrain appartenant à CP n'est pas situé dans les réserves des appelantes, puisque, suivant la définition donnée dans la Loi sur les Indiens, une «réserve» est une «[p]arcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire». CP a soutenu en conséquence que les bandes appelantes ne pouvaient imposer une taxe sur son terrain.

5 Invoquant les deux moyens suivants, les appelants ont présenté une requête en annulation de la demande de contrôle judiciaire des intimées:

a) la demande visait une décision qui, suivant l'art. 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, modifié par L.C. 1990, ch. 8, art. 5, ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire puisque les règlements d'évaluation prévoient expressément un droit d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale;

b) subsidiairement, la cour devrait refuser d'accorder les redressements discrétionnaires demandés parce que les règlements d'évaluation prévoient un autre recours approprié, soit un droit d'appel à un tribunal d'appel et, finalement, à la Section de première instance de la Cour fédérale.

6 Le juge Joyal de la Section de première instance de la Cour fédérale, [1993] 1 C.F. 74, retenant le second moyen, a fait droit à la requête des appelants et a annulé la demande de contrôle judiciaire des intimées.

7 Les intimées ont interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale, [1993] 2 C.F. 641, qui a accueilli l'appel, infirmé la décision de la Section de première instance et rejeté la requête en annulation des appelants.

II. Les dispositions législatives applicables

Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

. . .

«réserve» Parcelle de terrain dont Sa Majesté est propriétaire et qu'elle a mise de côté à l'usage et au profit d'une bande. . .

83. (1) Sans préjudice des pouvoirs que confère l'article 81, le conseil de la bande peut, sous réserve de l'approbation du ministre, prendre des règlements administratifs dans les domaines suivants:

a) sous réserve des paragraphes (2) et (3), l'imposition de taxes à des fins locales, sur les immeubles situés dans la réserve, ainsi que sur les droits sur ceux‑ci, et notamment sur les droits d'occupation, de possession et d'usage;

. . .

(2) Toute dépense à faire sur les fonds prélevés en application du paragraphe (1) doit l'être sous l'autorité d'un règlement administratif pris par le conseil de la bande.

(3) Les règlements administratifs pris en application de l'alinéa (1)a) doivent prévoir la procédure de contestation de l'évaluation en matière de taxation.

(4) Le ministre peut approuver la totalité d'un règlement administratif visé au paragraphe (1) ou une partie seulement de celui‑ci.

(5) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, régir l'exercice du pouvoir réglementaire de la bande prévu au présent article.

(6) Les règlements administratifs pris en application du présent article ne demeurent en vigueur que dans la mesure de leur compatibilité avec les règlements pris en application du paragraphe (5).

Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

. . .

«règlement» Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d'honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris:

a) soit dans l'exercice d'un pouvoir conféré sous le régime d'une loi fédérale;

b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7

18. (1) Sous réserve de l'article 28, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour:

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral. . .

18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l'objet de la demande.

. . .

(3) Sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, la Section de première instance peut:

a) ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral.

(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises par la Section de première instance si elle est convaincue que l'office fédéral, selon le cas:

a) a agi sans compétence, outrepassé celle‑ci ou refusé de l'exercer. . .

18.4 (1) Sous réserve du paragraphe (2), la Section de première instance statue à bref délai et selon une procédure sommaire sur les demandes et les renvois qui lui sont présentés dans le cadre des articles 18.1 à 18.3.

(2) La Section de première instance peut, si elle l'estime indiqué, ordonner qu'une demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s'il s'agissait d'une action.

18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l'impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d'un tel appel, faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

24. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour connaître des appels interjetés devant la Cour aux termes d'une loi fédérale.

(2) Les règles peuvent transférer à la Cour d'appel la compétence, en première instance, pour connaître de certains appels ou catégories d'appel ressortissant normalement à la Section de première instance.

26. (1) La Section de première instance a compétence, en première instance, pour toute question ressortissant aux termes d'une loi fédérale à la Cour fédérale — ou à l'ancienne Cour de l'Échiquier du Canada —, à l'exception des questions expressément réservées à la Cour d'appel.

III. Les décisions des juridictions inférieures

A.La Cour fédérale, Section de première instance, [1993] 1 C.F. 74 (le juge Joyal)

8 Le juge Joyal a d'abord passé en revue la jurisprudence traitant du recours au contrôle judiciaire. Cette jurisprudence, a‑t‑il fait remarquer, confirme la compétence d'une cour supérieure pour procéder à un contrôle judiciaire chaque fois que se pose une question fondamentale de validité ou d'excès de compétence. Ayant fait brièvement l'historique du contrôle judiciaire, il a dit, aux pp. 86 et 87:

Il faut cependant préserver la caractéristique fondamentale du contrôle judiciaire, qui est celle d'un recours exceptionnel ou extraordinaire. Ce recours ne peut être exercé qu'en l'absence de toute autre voie de droit utile. Sauf incompétence prévue par un texte de loi, [. . .] le redressement que peut accorder une cour par voie de contrôle judiciaire demeure essentiellement discrétionnaire. Saisie d'un recours à cet effet, la cour doit examiner tous les faits et circonstances de la cause et décider s'il n'y a pas quelque autre recours ou voie de droit. [...] [C]ette voie de droit est habituellement l'appel proprement dit. Comme le juge Culliton de la Cour d'appel de la Saskatchewan l'a fait observer dans Wilfong, Re Cathcart v. Lowery (1962), 32 D.L.R. (2d) 477 (C.A. Sask.), il est d'usage de décliner compétence quand un droit d'appel existe, sauf cas exceptionnel.

9 Le juge Joyal a décidé, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, de refuser d'entendre la demande de contrôle judiciaire des intimées parce que les procédures de contestation établies par les bandes permettaient de régler la contestation des intimées. Il a fondé sa conclusion sur les quatre facteurs suivants:

(1) Le régime législatif et les règlements administratifs pris par les bandes traduisent des questions de principe extrêmement importantes. Des négociations intensives ont eu lieu entre les autorités publiques en Colombie‑Britannique, les autorités fédérales à Ottawa et les bandes indiennes concernées pour la mise en place d'un système complexe d'évaluation et de taxation. Les autorités fédérales et provinciales ont légitimé le pouvoir des conseils respectifs des bandes indiennes d'administrer leur propre système de taxation. Par conséquent, on n'agirait pas dans l'intérêt public ni ne favoriserait l'ordre public en permettant à CP et à Unitel de passer outre aux dispositions relatives aux moyens de contestations prévus dans les règlements administratifs en cause.

(2) La question de savoir si des terrains sont situés «dans la réserve» aux fins de l'évaluation en matière de taxation relève des procédures de contestation prévues.

(3) Les tribunaux d'appel établis par les bandes indiennes constituent des juridictions plus indiquées pour recevoir toute la preuve se rapportant à la question de savoir si le terrain de CP est situé «dans la réserve». Les demandes de contrôle judiciaire sont entendues sommairement et sont, en conséquence, plus restreintes. En règle générale, les questions que peut examiner une cour d'appel et les mesures de réparation qu'elle peut accorder sont plus étendues que celles qui sont possibles dans le contexte d'un contrôle judiciaire.

(4) Toute décision des tribunaux d'appel peut être portée en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale.

10 Le juge Joyal a en conséquence annulé la demande des intimées.

11 Il a refusé de considérer l'argument des intimées selon lequel les dispositions permettant aux membres de bande de siéger aux tribunaux d'appel en matière d'évaluation donnaient lieu à une crainte raisonnable de partialité. D'après le juge Joyal, comme il ne disposait d'aucun élément de preuve quant à la composition des tribunaux en question, cet argument était prématuré.

B.La Cour d'appel fédérale, [1993] 2 C.F. 641 (le juge Pratte, avec l'appui des juges Décary et Robertson)

12 Le juge Pratte s'est d'abord penché sur l'argument des appelants selon lequel l'art. 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale avait pour effet d'exclure le contrôle judiciaire puisque le règlement administratif prévoyait un droit d'appel devant la Cour fédérale (argument que les appelants n'ont pas invoqué devant notre Cour). En déclarant ce moyen mal fondé, le juge Pratte a en outre conclu, à la p. 647, que les bandes indiennes ont excédé leur pouvoir en établissant un droit d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale:

La Cour fédérale tire son origine de la Loi sur la Cour fédérale qui, entre autres lois, établit sa compétence. Un règlement administratif pris conformément à la Loi sur les Indiens ne peut étendre la compétence de la Cour au‑delà des limites fixées par le législateur que si une disposition législative autorise un tel règlement. Il est admis que les intimés tirent uniquement de l'article 83 de la Loi sur les Indiens leur pouvoir de prendre le règlement d'évaluation et de prévoir un appel contre les cotisations. Aux termes de cet article, un règlement d'évaluation doit prévoir «la procédure de contestation de l'évaluation». Par contre, l'article 83 ne confère ni expressément ni implicitement aux conseils de bande le pouvoir d'étendre la compétence de la Cour fédérale ou d'autres tribunaux créés par la loi en établissant un droit d'appel devant ces tribunaux. [. . .] Il s'ensuit que la partie du Matsqui Indian Band Assessment By‑law, Amendment 1‑1992 qui crée un droit d'appel à la Cour fédérale est ultra vires et, pour ce motif, ne peut être invoquée pour interdire le contrôle judiciaire d'une cotisation en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale.

13 En accueillant l'appel des intimées, le juge Pratte a signalé plusieurs erreurs commises par le juge Joyal. Premièrement, ce dernier n'a pas tenu compte du fait que la question de savoir si le terrain de CP avait été irrégulièrement porté au rôle d'évaluation ne pouvait être tranchée sans que soient résolues certaines autres questions qui ne relevaient pas de la compétence des tribunaux d'appel, c'est‑à‑dire: (1) celle de savoir si le terrain et les droits des intimées sont situés «dans la réserve» au sens du par. 83(1) de la Loi sur les Indiens, de façon à permettre aux appelants de prendre des règlements de taxation visant ce terrain et ces droits; (2) celle de savoir si le titre invoqué par CP est valide, et (3) celle de savoir quelle était la nature du droit acquis par CP en vertu de son titre.

14 Deuxièmement, le juge Pratte a estimé que le juge Joyal s'était fondé à tort sur des considérations de principe non pertinentes se rapportant au régime de taxation en tant qu'effort commun en vue de favoriser l'autonomie des peuples autochtones.

15 Troisièmement, en concluant que, puisque les requêtes fondées sur l'art. 18 présentées à la Section de première instance de la Cour fédérale sont soumises à une procédure sommaire, les tribunaux d'appel sont des juridictions plus indiquées pour examiner toute la preuve en l'espèce, le juge Joyal n'a pas tenu compte du fait qu'il est peu probable que les membres du tribunal d'appel «aient une quelconque expérience dans la tâche difficile qui consiste à présider à un procès, et qu'ils ne sont pas régis par des règles de procédure leur permettant de s'acquitter de leur fonction» (p. 649). De plus, ce raisonnement fait abstraction du pouvoir que détient la cour d'exiger que la demande fondée sur l'art. 18 soit instruite comme s'il s'agissait d'une action.

16 Enfin, le juge Pratte a répété qu'on ne pouvait s'appuyer sur la possibilité d'en appeler des décisions des tribunaux d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale, car, comme il l'avait déjà conclu, les bandes n'avaient pas compétence pour créer un tel droit d'appel.

IV. Analyse

A. Introduction

17 Les intimées soutiennent que, n'étant pas situé «dans la réserve» conformément à l'al. 83(1)a) de la Loi sur les Indiens, leur terrain ne peut être imposé par les bandes appelantes dans l'exercice de leurs nouveaux pouvoirs de taxation. On ne demande pas à notre Cour de déterminer si le terrain en cause se trouve ou non «dans la réserve». Nous devons plutôt décider si le juge Joyal a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en refusant d'entendre la demande de contrôle judiciaire présentée par les intimées, obligeant ainsi ces dernières à poursuivre leur contestation relative à la compétence par le biais des procédures de contestation établies par les bandes appelantes en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens.

18 En examinant si le juge Joyal a exercé raisonnablement son pouvoir discrétionnaire, il importe que nous ne perdions pas de vue l'objectif que visait le législateur fédéral lorsqu'il a investi les Indiens de leurs nouveaux pouvoirs de taxation. Le régime qui est entré en vigueur en 1988 est destiné à faciliter le développement de l'autonomie gouvernementale des autochtones en permettant aux bandes d'exercer sur leurs réserves le pouvoir proprement gouvernemental de taxation. Bien que notre Cour ne soit pas directement saisie de la question de l'autonomie gouvernementale des autochtones, les fonctions et l'objet sous‑jacents du régime de taxation établi pour les Indiens nous sont d'un secours considérable en ce qui concerne l'application des principes de droit administratif aux dispositions législatives en cause. Je recours donc dans les présents motifs, chaque fois que cela est indiqué, à une démarche fonctionnelle qui tient compte de l'objet visé.

19 Il s'agit d'une démarche analogue à celle suivie dans l'arrêt U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, où le juge Beetz a adopté une analyse pragmatique et fonctionnelle relativement à la question de savoir si un point donné relève de la compétence d'un tribunal au sens strict et échappe en conséquence au contrôle judiciaire. Comme il a été indiqué plus haut, nous sommes saisis en l'espèce d'une question bien différente, soit celle de savoir lesquelles des cours de justice ou des procédures de contestation prévues par la loi constituent le tribunal indiqué pour déterminer si les terrains des intimées sont situés «dans la réserve». Une démarche fonctionnelle qui tient compte de l'objet visé s'impose toutefois parce que, pour reprendre ce qu'a dit le juge Beetz dans l'arrêt Bibeault, à la p. 1089, «elle fait porter l'enquête de la Cour directement sur l'intention du législateur plutôt que sur l'interprétation» de dispositions législatives isolées.

B.Les tribunaux d'appel constitués en vertu de la Loi sur les Indiens peuvent‑ils déterminer si le terrain des intimées est situé «dans la réserve»?

20 En l'espèce, les intimées contestent la compétence des évaluateurs de la bande. Or, l'al. 83(1)a) de la Loi sur les Indiens autorise les bandes indiennes à imposer les immeubles situés «dans la réserve». Ceux qui se trouvent à l'extérieur de la réserve ne sont pas imposables et ne relèvent donc pas de la compétence des évaluateurs. Comme c'est le cas sous n'importe quel régime de taxation, les évaluateurs doivent d'abord décider qu'un bien est assujetti à l'impôt. En l'espèce, le terrain des intimées a été porté aux rôles de taxation des bandes appelantes parce que les évaluateurs avaient décidé à titre préliminaire que ce terrain était situé «dans la réserve».

21 La Section de première instance de la Cour fédérale est, sans conteste, autorisée à contrôler la décision des évaluateurs selon laquelle le terrain des intimées est situé «dans la réserve». En effet, les par. 18.1(1), (3) et (4) de la Loi sur la Cour fédérale habilitent clairement la Section de première instance à entreprendre le contrôle judiciaire relativement à des questions de compétence. On y retrouve donc l'expression législative du principe, formulé par le juge Beetz dans l'arrêt Bibeault, précité, à la p. 1086, selon lequel, si le litige porte sur une disposition législative qui limite les pouvoirs d'un tribunal, une simple erreur lui fait perdre compétence et donne ouverture au contrôle judiciaire.

22 En ce qui concerne les parties en l'espèce, la question en litige est de savoir si les tribunaux d'appel peuvent eux‑mêmes connaître de questions touchant la compétence. Les intimées ont soutenu énergiquement que ces questions sont du ressort exclusif des cours supérieures et ne relèvent pas de la compétence des juridictions administratives.

23 Or, il est maintenant établi que les décisions des tribunaux administratifs n'ont certes pas l'autorité de la chose jugée, mais que ces tribunaux peuvent néanmoins examiner les limites de leur compétence. Évidemment, leurs décisions à cet égard ne doit être entachée d'aucune erreur et, en règle générale, les cours de justice ne font pas preuve de beaucoup de retenue à l'égard de telles décisions.

24 Dans l'arrêt Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403, notre Cour devait déterminer si la terre de l'appelante était une «terre en culture» au sens de l'art. 523 de la Loi des cités et villes du Québec, et devait, de ce fait, bénéficier d'un traitement fiscal particulier. Les estimateurs de la ville ont décidé que la terre en question ne tombait pas dans la catégorie spéciale. Bien que la Loi des cités et villes prévoyait une procédure d'appel particulière, l'appelante a tenté de saisir directement les cours de justice pour qu'elles décident si sa terre était ou non «en culture». Il s'agit donc d'une affaire qui présente des analogies importantes avec la présente espèce. Le juge Beetz est arrivé à la conclusion suivante, à la p. 437:

À mon avis, ces textes sont suffisamment généraux pour permettre à un contribuable comme l'appelante de se plaindre du rôle tel que préparé au motif que ce rôle le prive de l'exemption à laquelle il a droit en vertu de l'art. 523 de la Loi des cités et villes, et les membres du conseil ou du bureau de revision doivent prendre cette plainte en considération.

Saisis d'une pareille plainte, les membres du conseil ou du bureau de revision ne peuvent s'abstenir de statuer sans compromettre l'intégrité de leurs fonctions administratives. Ils doivent donc répondre afin d'exercer celles‑ci en observant la Loi, autant qu'il leur est possible et comme il incombe à tous.

Mais ils ne peuvent se tromper à ce sujet car leur compétence administrative dépend de l'exactitude de la réponse qu'ils apportent à ces questions de droit. S'ils se trompent, ils demeurent assujettis au pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure.

D'autre part, quand ils répondent, ils exercent une fonction incidente à leurs fonctions administratives et, du fait qu'ils doivent observer la Loi et ont l'occasion de l'exprimer, il ne s'ensuit pas qu'il leur appartient de la dire comme une cour de justice. Leur réponse n'a donc pas le caractère définitif de la chose jugée.

25 Sans aucun doute, les tribunaux d'appel créés en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens sont investis du pouvoir de déterminer si le terrain des intimées est assujetti aux règlements de taxation des bandes appelantes, quoique toute décision rendue par ces instances puisse faire l'objet d'un contrôle selon la norme de l'absence d'erreur.

26 Les intimées ont fait valoir en outre que la compétence des tribunaux d'appel se limite aux questions d'estimation, puisque, aux termes du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens, «[l]es règlements administratifs [. . .] doivent prévoir la procédure de contestation de l'évaluation en matière de taxation», le mot «évaluation» étant employé comme équivalent du terme anglais «assessment». Les intimées concluent que l'utilisation des termes «évaluation» et «assessment» dans ce contexte sert à limiter aux seules questions de montants l'examen que peuvent effectuer les tribunaux d'appel.

27 Je trouve peu convaincant l'argument des intimées. Selon moi, les mots «évaluation» et «assessment» visent le processus entrepris par les évaluateurs, dont la première étape consiste évidemment à classifier les terrains qui sont imposables, et la seconde, à en estimer la valeur pour fins de taxation. La «démarche fondée sur le processus» est appuyée par les motifs du juge Chouinard dans Terrasses Zarolega Inc. c. Régie des installations olympiques, [1981] 1 R.C.S. 94. Dans cette affaire, où il s'agissait de l'expropriation de la propriété des appelants en vue des Jeux olympiques de Montréal et de la constitution d'un conseil d'arbitrage ayant pour mandat de déterminer le montant de l'indemnité à verser aux appelants. Avant même que ce conseil d'arbitrage ne soit constitué, les appelants ont intenté une action, faisant valoir que le conseil pouvait déterminer le montant de l'indemnité, mais non les chefs de réclamation. Le juge Chouinard a rejeté cet argument en affirmant, à la p. 104:

Lorsque l'art. 10 stipule que: «Le propriétaire antérieur reçoit, à titre d'indemnité, les sommes déterminées par le conseil d'arbitrage visé à la section III», il faut bien que ces sommes se rapportent à des objets, à des chefs de réclamation. Et pour que des sommes puissent être déterminées en fonction de chefs de réclamation, il faut bien que ces chefs soient déterminés. Rien dans la Loi ne permet de conclure que le législateur ait entendu confier à un tribunal autre que le conseil d'arbitrage la détermination des chefs de réclamation en fonction desquels des sommes doivent être déterminées pour constituer l'indemnité à être versée. Au contraire et c'est précisément parce que le législateur a voulu confier à ce conseil d'arbitrage la responsabilité de déterminer l'indemnité et les éléments qui doivent la composer.

28 L'analyse fondée sur l'objet m'amène également à privilégier la «démarche fondée sur le processus». De toute évidence, le législateur a voulu que les bandes prennent en main le processus d'évaluation dans les réserves, puisque le régime établi serait sans objet si les évaluateurs ne pouvaient déterminer préalablement si un terrain donné devait être qualifié d'imposable et, en conséquence, porté sur les rôles de taxation. Cela étant, je ne vois aucune raison d'interpréter le par. 83(3) de la Loi sur les Indiens comme autorisant des procédures de contestation qui ne se rapportent qu'à l'étape de l'estimation du processus d'évaluation. Donner au droit de regard une portée aussi restreinte irait à l'encontre de l'intention qu'avait le législateur fédéral en habilitant les bandes à procéder à l'estimation et à la classification des immeubles pour fins de taxation.

29 Je conclus en conséquence que la Section de première instance de la Cour fédérale et les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens ont une compétence concurrente pour décider si le terrain des intimées est situé «dans la réserve».

C.Le juge Joyal pouvait‑il exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de procéder au contrôle judiciaire en l'espèce?

30 Les intimées avaient le droit de demander le contrôle judiciaire à la Section de première instance de la Cour fédérale. Cela ne comportait toutefois pas le droit d'exiger que la cour procède effectivement à ce contrôle. Il existe depuis longtemps un principe général selon lequel la réparation qu'une cour de justice peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire. Ce principe découle du fait que les brefs de prérogative sont des recours extraordinaires. La nature extraordinaire et discrétionnaire de ces brefs a été subsumée dans les dispositions relatives au contrôle judiciaire de l'art. 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale. Plus particulièrement, le par. 18.1(3) de la Loi dispose:

18.1 . . .

(3) Sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, la Section de première instance peut:

a) ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral. [Je souligne.]

31 Le fait que le par. 18.1(3) crée une faculté plutôt qu'une obligation conserve la nature discrétionnaire traditionnelle du contrôle judiciaire. En conséquence, les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale, dont fait partie le juge Joyal, jouissent d'un pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il y a lieu à contrôle judiciaire.

32 En exerçant son pouvoir discrétionnaire, le juge Joyal s'est fondé sur le principe de l'existence d'un autre recours approprié. Selon lui, les procédures de contestation établies en vertu de la loi offraient aux intimées des possibilités adéquates de poursuivre leur contestation en matière de compétence et d'obtenir un redressement. Il a décidé en conséquence de ne pas procéder au contrôle judiciaire.

33 Le principe de l'autre recours approprié a été examiné en profondeur dans l'arrêt Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, à la p. 586, où le juge Beetz a conclu au nom de la majorité, à la p. 576, que «même dans les cas d'absence de compétence», les brefs de prérogative conservent leur nature discrétionnaire. Le juge Dickson, dissident (plus tard Juge en chef), a adopté une vue plus étroite du pouvoir discrétionnaire dans le cas d'une erreur de compétence (pp. 608 et 609). Il a néanmoins conclu, à la p. 610, que si l'erreur de compétence «découle d'une mauvaise interprétation d'une loi, un droit d'appel prévu par la loi peut très bien être approprié».

34 Dans l'affaire Harelkin, on avait exigé d'un étudiant qu'il abandonne ses études. L'appel de l'étudiant devant un comité de l'université a été rejeté. Bien qu'il y ait eu possibilité d'appel au sénat de l'université, l'étudiant a saisi les cours de justice de demandes de certiorari et de mandamus. La question, qui est pertinente en l'espèce, était de savoir si le fait qu'il n'avait pas épuisé tous les recours qu'offrait l'université elle‑même empêchait l'étudiant de s'adresser aux cours de justice. Le juge Beetz a dit à la p. 588:

Pour évaluer si le droit d'appel de l'appelant au comité du sénat constituait un autre recours approprié et même un meilleur recours que de s'adresser aux cours par voie de brefs de prérogative, il aurait fallu tenir compte de plusieurs facteurs dont la procédure d'appel, la composition du comité du sénat, ses pouvoirs et la façon dont ils seraient probablement exercés par un organisme qui ne constitue pas une véritable cour d'appel et qui n'est pas tenu d'agir comme s'il en était une, ni n'est susceptible de le faire. D'autres facteurs comprennent le fardeau d'une conclusion antérieure, la célérité et les frais.

35 Le juge Beetz est parvenu à la conclusion que la procédure d'appel propre à l'université représentait un autre recours approprié et que la juridiction inférieure aurait en conséquence dû, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser d'accorder un redressement.

36 La doctrine de l'autre recours approprié a été appliquée par la suite dans l'arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, où le juge en chef Dickson a confirmé, à la p. 93, le caractère discrétionnaire des brefs de prérogative, même dans les affaires mettant en cause l'absence de compétence. Il a ajouté, à la p. 95:

Bien que l'on s'inspire du texte et de l'économie de la loi dont résulte le recours subsidiaire, le fait qu'on doive en évaluer le caractère approprié et que l'exclusion soit nécessairement tacite tend à indiquer que l'irrecevabilité des redressements judiciaires discrétionnaires en raison de l'existence d'autres recours dans ce cas est, dans les faits, davantage le fruit du jugement des tribunaux quant à l'opportunité de leur intervention qu'une déclaration d'intention claire et nette de la part du Parlement. En s'abstenant de mettre clairement en évidence l'exclusivité du recours prévu par la loi, le Parlement laisse au judiciaire la faculté de définir son rôle par rapport à ce recours. [Souligné dans l'original]

En outre, à la p. 96:

Il est fort possible que, si l'autre recours est jugé approprié, le redressement discrétionnaire devienne irrecevable, mais cela ne fait que refléter la préoccupation du judiciaire d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'une façon qui soit uniforme et fondée sur des principes. Se demander si l'autre recours disponible est approprié équivaut à examiner l'opportunité d'exercer le pouvoir discrétionnaire d'accorder le contrôle judiciaire recherché. C'est aux tribunaux qu'il appartient d'identifier et de mettre en équilibre les facteurs applicables à l'examen du caractère approprié du recours.

37 Me fondant sur ce qui précède, je conclus que les cours de justice doivent considérer divers facteurs pour déterminer si elles doivent entreprendre le contrôle judiciaire ou si elles devraient plutôt exiger que le requérant se prévale d'une procédure d'appel prescrite par la loi. Parmi ces facteurs figurent: la commodité de l'autre recours, la nature de l'erreur et la nature de la juridiction d'appel (c.‑à‑d. sa capacité de mener une enquête, de rendre une décision et d'offrir un redressement). Je ne crois pas qu'il faille limiter la liste des facteurs à prendre en considération, car il appartient aux cours de justice, dans des circonstances particulières, de cerner et de soupeser les facteurs pertinents.

38 En appliquant, en l'espèce, le principe de l'autre recours approprié, nous devons examiner le caractère approprié des procédures de contestation que les bandes ont établies en vertu de la loi, et non pas simplement le caractère approprié des tribunaux d'appel en question. La raison en est que les bandes ont prévu que les décisions de ces tribunaux peuvent être portées en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Je reconnais que certains facteurs ne seront pertinents que relativement aux tribunaux d'appel (c.‑à‑d. l'expertise des membres ou les allégations de partialité) ou à l'appel à la Section de première instance de la Cour fédérale (c.‑à‑d. la question de savoir si les bandes ont compétence pour prévoir un tel appel). Mais l'application du principe de l'autre recours approprié commande la prise en considération de tous ces facteurs afin d'apprécier globalement le régime législatif en question.

39 Le juge Joyal a appliqué le principe de l'autre recours approprié et, ayant examiné divers facteurs, a exercé son pouvoir discrétionnaire en exigeant que les intimées soumettent la question de la compétence aux procédures de contestation établies par les bandes appelantes. Les cours de justice procédant au contrôle judiciaire ne devraient pas prendre cette détermination discrétionnaire à la légère. Ce pouvoir discrétionnaire appartenait au juge Joyal et, à moins qu'il ait tenu compte de facteurs non pertinents, qu'il ait omis de prendre en considération des facteurs pertinents ou qu'il ait tiré une conclusion déraisonnable, sa décision doit être respectée. Comme l'a dit lord Diplock dans l'arrêt Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042, à la p. 1046, une cour d'appel [traduction] «doit déférer à la décision prise par le juge dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et ne doit pas modifier cette décision simplement parce que ses membres auraient exercé le pouvoir discrétionnaire différemment».

40 J'examinerai quatre questions se rapportant au fait que le juge Joyal s'est fondé, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, sur le principe de l'autre recours approprié:

(i)Est‑ce à tort que le juge Joyal, pour déterminer comment exercer son pouvoir discrétionnaire, a tenu compte des considérations de principe sous‑jacentes aux règlements d'évaluation?

(ii)Les bandes ont‑elles excédé leur compétence en prenant des règlements d'évaluation prévoyant que les décisions des tribunaux d'appel pouvaient être portées en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale?

(iii)La conclusion du juge Joyal que les tribunaux d'appel constitués en vertu de la loi étaient des juridictions plus indiquées pour connaître en première instance de la question soulevée par les intimées était‑elle déraisonnable?

(iv)Existe‑t‑il à l'égard des tribunaux d'appel une crainte raisonnable de partialité qui tendrait à établir le caractère inapproprié des procédures de contestation établies en vertu de la loi?

(i)Est‑ce à tort que le juge Joyal, pour déterminer comment exercer son pouvoir discrétionnaire, a tenu compte des considérations de principe sous‑jacentes aux règlements d'évaluation?

41 Pour le juge Joyal, favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones a été une considération de principe qui l'a amené à exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de procéder au contrôle judiciaire. De son côté, le juge Pratte de la Cour d'appel fédérale a conclu que de telles considérations n'étaient pas pertinentes pour la solution des questions de droit soulevées par les intimées. En toute déférence, le juge Pratte a confondu la question de fond de la demande des intimées et celle de savoir si les procédures de contestation établies en vertu de la loi leur offraient un recours approprié. Je laisse entière la question de savoir si les considérations de principe qui entrent en jeu en l'espèce sont pertinentes aux fins de déterminer si le terrain des intimées est situé «dans la réserve». Toutefois, je ne peux certainement pas affirmer que ces considérations de principe n'ont aucune pertinence lorsqu'il s'agit de décider si les procédures de contestation constituent un autre recours approprié.

42 Comme je l'ai indiqué plus haut, je ne crois pas qu'il existe des limites quant aux facteurs pouvant être pris en considération lorsque le pouvoir discrétionnaire est exercé en se fondant sur le principe de l'autre recours approprié. Si un facteur est pertinent, il faut en tenir compte.

43 En l'espèce, la preuve révèle que le régime de taxation vise à mieux servir les intérêts des peuples autochtones et à favoriser la réalisation de leur autonomie gouvernementale. Malgré sa ressemblance avec le type de régime de taxation qui existe dans les municipalités canadiennes, le régime en cause est plus ambitieux du point de vue de ses objectifs. Il a pour objet de permettre aux bandes indiennes d'acquérir de l'expérience en matière gouvernementale et de développer les capacités nécessaires à leur autonomie gouvernementale.

44 Le juge Joyal pouvait à bon droit conclure que permettre aux intimées de contourner les procédures de contestation prévues par les bandes dans leurs règlements d'évaluation nuirait à l'ensemble du régime, compte tenu des objectifs d'ordre public qu'il vise. Comme le régime s'inscrit dans la politique d'encouragement de l'autonomie gouvernementale des autochtones, il n'est pas déraisonnable d'estimer que toute question litigieuse devrait être tranchée d'abord dans le cadre du régime mis en place par les autochtones, avant qu'on n'ait recours à des institutions externes.

45 Cette conclusion trouve appui dans notre arrêt Harelkin, précité, où, en déterminant si l'étudiant devait être tenu de recourir à la procédure d'appel interne de l'université de Regina, le juge Beetz a dit, aux pp. 595 et 596:

Les alinéas 78(1)c) [qui prévoit l'appel au sénat de l'université] et 33(1)e) sont à mon avis dictés par l'intention générale de la législature qui préfère que les plaintes internes soient jugées à l'intérieur même de l'université par les moyens prévus à la Loi, laissant ainsi à l'université la chance de corriger ses propres erreurs, conformément à l'autonomie traditionnelle des universités, avec célérité et moyennant des frais peu élevés pour le public et les membres de l'université. Bien qu'elles n'équivalent pas à des clauses privatives, des dispositions comme les art. 55, 66, 33(1)e) et 78(1)c) préviennent clairement les cours de faire preuve de réserve et de ne pas se hâter à intervenir dans les affaires de l'université en émettant des brefs discrétionnaires chaque fois que l'université peut encore corriger ses erreurs par ses propres moyens. [Je souligne.]

46 De même, le par. 83(3) de la Loi sur les Indiens vise à permettre aux bandes d'élaborer leurs propres procédures de contestation internes. Il était donc raisonnable que le juge Joyal conclue qu'il devait respecter les procédures de contestation établies par les bandes appelantes.

(ii)Les bandes ont‑elles excédé leur compétence en prenant des règlements d'évaluation prévoyant que les décisions des tribunaux d'appel pouvaient être portées en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale?

47 De l'avis du juge Pratte de la Cour d'appel fédérale, les bandes appelantes ont outrepassé leur compétence en prévoyant dans leurs règlements administratifs un droit d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale. J'estime, en toute déférence, qu'il a commis une erreur.

48 Le juge Pratte s'est appuyé sur l'art. 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale, qui dispose:

18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l'impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d'un tel appel, faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

49 Le juge Pratte, à la p. 647, a tenu l'art. 18.5 pour déterminant relativement à cette question parce qu'il l'a interprété comme établissant qu'appel ne peut être interjeté devant la Section de première instance de la Cour fédérale que si «une loi fédérale [le] prévoit expressément». En toute déférence, cette interprétation est erronée puisque l'objet de l'art. 18.5 consiste à circonscrire les pouvoirs de contrôle judiciaire de la Section de première instance de la Cour fédérale lorsqu'un texte législatif confère un droit d'appel. L'article 18.5 n'énonce d'aucune façon des conditions auxquelles serait soumise la création dans un texte législatif d'un droit d'appel des décisions des tribunaux administratifs fédéraux. Le juge Pratte aurait plutôt dû examiner le par. 24(1) de la Loi, qui dispose:

24. (1) Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour connaître des appels interjetés devant la Cour aux termes d'une loi fédérale. [Je souligne.]

50 L'expression clé dans ce paragraphe est «aux termes de». En effet, si un appel à la Section de première instance de la Cour fédérale est autorisé aux termes d'une loi fédérale, alors cet appel est du ressort exclusif de la Section de première instance.

51 Il s'ensuit donc que les règlements d'évaluation en cause relèvent directement du par. 24(1). Il s'agit en effet de règlements au sens de l'al. 2(1)a) de la Loi d'interprétation, dont voici le texte:

2. (1) . . .

«règlement» Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d'honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris:

a) . . . dans l'exercice d'un pouvoir conféré sous le régime d'une loi fédérale . . . [Je souligne.]

52 Les procédures de contestation prescrites dans les règlements administratifs sont autorisées «aux termes» du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens, suivant lequel les règlements administratifs doivent prévoir une procédure de contestation de l'évaluation en matière de taxation. Je conclus que la procédure de contestation en cause a été instaurée «aux termes d'une loi fédérale», de sorte que le droit d'interjeter appel des décisions des tribunaux d'appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale est conforme au par. 24(1). Je rejette donc l'argument voulant que les bandes appelantes aient unilatéralement élargi la compétence de la Section de première instance de la Cour fédérale. À mon avis, le Parlement a autorisé les bandes à adopter des procédures de contestation, ce qu'elles ont fait en profitant de la compétence déjà prévue au par. 24(1) de la Loi sur la Cour fédérale.

53 De plus, le Parlement a voulu que les bandes bénéficient d'une latitude considérable pour créer des procédures de contestation au moyen de leurs règlements administratifs, «sous réserve de l'approbation du ministre» (par. 83(1) de la Loi sur les Indiens). Or, chacun des règlements administratifs présentement en cause a reçu l'approbation du ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien. De toute évidence, le ministre était d'avis que les bandes avaient compétence pour prévoir des appels à la Section de première instance de la Cour fédérale. Il serait inapproprié que les cours de justice réduisent le choix des procédures de contestation dont disposent les bandes appelantes.

(iii)La conclusion du juge Joyal que les tribunaux d'appel constitués en vertu de la loi étaient des juridictions plus indiquées pour connaître en première instance de la question soulevée par les intimées était‑elle déraisonnable?

54 Les juges Joyal et Pratte ont abordé, dans leurs motifs respectifs, la question de savoir s'il était préférable que ce soient les tribunaux d'appel constitués en vertu de la loi ou la Section de première instance de la Cour fédérale qui décident en première instance si le terrain des intimées est situé «dans la réserve».

55 Le raisonnement du juge Joyal est le suivant (à la p. 93):

. . . il faut noter que, comme pour tous les autres recours en bref de prérogative, les requêtes fondées sur l'article 18 sont soumises à une procédure sommaire. Il me semble qu'une commission ou un tribunal de révision serait une juridiction plus indiquée pour recevoir et examiner tous les témoignages et preuves se rapportant au litige. Il ne serait pas présomptueux de ma part d'imaginer que les intimés ont réuni des arguments contre le motif central de contestation de la requérante, et que les questions à examiner pourraient avoir une très grande portée. Quelle que soit la décision de la juridiction inférieure, il est probable qu'elle serait portée en appel devant la Cour fédérale. À cet égard, on peut dire que les questions que peut examiner une juridiction d'appel et les mesures de réparation qu'elle peut ordonner sont bien plus étendues que dans une procédure de certiorari.

Le juge Pratte n'était pas d'accord (à la p. 649):

. . . s'il a réalisé qu'il serait nécessaire, afin de répondre aux questions soulevées par les appelantes, de présenter des éléments de preuve sur des questions factuelles complexes, le juge a affirmé (à la page 93) que, puisque «les requêtes fondées sur l'article 18 sont soumises à une procédure sommaire», les tribunaux créés sous le régime du règlement d'évaluation sont «une juridiction plus indiquée pour recevoir et examiner tous les témoignages et preuves se rapportant au litige.» En s'exprimant ainsi, il ne tient pas compte du fait qu'il est peu probable que ceux qui sont nommés aux tribunaux créés par le règlement d'évaluation aient une quelconque expérience dans la tâche difficile qui consiste à présider à un procès, et qu'ils ne sont pas régis par des règles de procédure leur permettant de s'acquitter de leur fonction. Le juge de première instance néglige également le fait qu'en vertu du paragraphe 18.4(2) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5) de la Loi sur la Cour fédérale, la Section de première instance peut, si une demande de contrôle judiciaire soulève des questions factuelles complexes, ordonner que la demande soit instruite comme s'il s'agissait d'une action.

56 En toute déférence pour les juges Joyal et Pratte, je crois qu'ils ne se sont peut‑être pas posé la bonne question. Dans le cas du principe de l'autre recours approprié, il faudrait se poser la question suivante: Un tribunal d'appel établi en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens constitue‑t‑il une juridiction appropriée pour le règlement, en première instance, de la question soulevée par les intimées relativement à la compétence? Cela ne commande pas nécessairement la conclusion que les tribunaux d'appel représentent une juridiction plus indiquée que les cours de justice.

57 Examen fait des facteurs invoqués par les juges Joyal et Pratte, j'estime qu'il n'était pas déraisonnable que le juge Joyal conclue que les tribunaux d'appel constituent une juridiction appropriée. La question de savoir s'il a eu tort de conclure qu'ils sont une juridiction plus indiquée n'est pas pertinente. Comme l'a fait remarquer le juge Joyal, une audience devant le tribunal d'appel fournit l'occasion d'une enquête de large portée sur la totalité de la preuve. En outre, pour complexes que puissent être les questions en litige, prétendre (comme le fait le juge Pratte) que les tribunaux d'appel ne sont guère en mesure d'aborder ces questions va à l'encontre de l'intention du législateur, manifestée au par. 83(3) de la Loi sur les Indiens. En effet, en exigeant des bandes qu'elles établissent des procédures de contestation tant pour l'aspect classification que pour l'aspect estimation du processus d'évaluation, le législateur a dû juger les tribunaux d'appel aptes à résoudre les questions sur lesquelles ils étaient habilités à statuer. S'il en était autrement, l'obligation de mettre en place des procédures de contestation n'aurait aucun sens.

58 Il est intéressant de noter le par. 18.3(1) de la Loi sur la Cour fédérale, qui dispose:

18.3 (1) Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Section de première instance pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure.

Ce paragraphe autorise les tribunaux d'appel à demander l'assistance des cours de justice s'ils se heurtent à des questions de droit, de procédure ou autres qu'ils ne peuvent résoudre.

59 Me fondant sur l'analyse qui précède, je conclus qu'il n'y avait rien de déraisonnable à ce que le juge Joyal tienne compte des facteurs suivants dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire:

(1) Les tribunaux d'appel sont une juridiction appropriée pour examiner en première instance la question soulevée par les intimées. En particulier, il n'était pas déraisonnable de conclure que ces instances seraient une juridiction appropriée étant donné qu'elles pourraient mener une enquête approfondie au cours de laquelle les deux parties auraient l'occasion de présenter l'ensemble de leur preuve et de leurs arguments.

(2) La procédure de contestation établie en vertu de la loi permet aux intimées d'interjeter appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale de la décision des tribunaux d'appel. Dans les faits, donc, les intimées seront en mesure de soumettre leur cause à la Section de première instance, qui pourra effectuer un contrôle complet des conclusions desdits tribunaux. La décision que rendra la Section de première instance aura l'autorité de la chose jugée. Refuser d'accorder le contrôle judiciaire aux intimées ne les prive nullement d'un examen complet par les cours de justice de la question de savoir si leur terrain est situé «dans la réserve».

(3) Le but du législateur en adoptant le régime d'évaluation en matière de taxation pour les Indiens était de favoriser le développement d'institutions gouvernementales propres aux autochtones. Il est donc préférable que les questions touchant l'évaluation en matière de taxation pour les Indiens se règlent dans le cadre des procédures de contestation établies par les peuples autochtones en vertu de la loi. Plus précisément, il est préférable que les erreurs d'évaluation soient corrigées par les institutions des bandes.

60 En résumé, je ne puis affirmer que le juge Joyal a fondé sa décision discrétionnaire sur des facteurs non pertinents, ni qu'il a agi déraisonnablement vu les facteurs dont il a tenu compte. Il se peut toutefois qu'il ait négligé un facteur pertinent, à savoir la crainte que les tribunaux d'appel ne fassent preuve de partialité, et que ce facteur l'eût amené à une conclusion différente s'il en avait tenu pleinement compte. D'où la nécessité de se pencher sur la question de la partialité.

(iv)Existe‑t‑il à l'égard des tribunaux d'appel une crainte raisonnable de partialité qui tendrait à établir le caractère inapproprié des procédures de contestation établies en vertu de la loi?

61 Les intimées ont fait valoir devant notre Cour que les procédures de contestation établies en vertu de la loi ne constituent pas un autre recours approprié par rapport au contrôle judiciaire parce que les tribunaux d'appel font naître une crainte raisonnable de partialité. L'origine de cette partialité serait double:

(1) Des membres des bandes peuvent être nommés membres de ces tribunaux d'appel. Tous les membres d'une bande sont exonérés d'impôt, mais jouissent des avantages que procurent les impôts dépensés dans la réserve. Il s'ensuit qu'un membre d'une bande nommé au tribunal aurait un intérêt direct et personnel à ce que les évaluations soient les plus élevées possible de manière à générer le plus de recettes possible.

(2) Les non‑Indiens faisant partie du tribunal hésiteront à rendre des décisions contraires aux intérêts de la bande et de ses membres, parce qu'elles pourraient entraîner pour eux des conséquences du fait:

a)qu'une rémunération «peut» leur être versée pour leurs services, sans toutefois que ce ne soit obligatoire;

b)qu'ils sont nommés à titre amovible et pourraient ne pas être désignés pour entendre d'autres appels en matière d'évaluation.

62 À titre d'observation préliminaire, je ferai remarquer que l'al. 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit à tout inculpé le droit à un procès devant un tribunal indépendant et impartial. Il ne s'agit évidemment pas en l'occurrence d'un «inculpé», si bien que l'al. 11d) n'est pas directement applicable. Toutefois, en interprétant cet alinéa, notre Cour a élaboré certains principes importants quant à la façon dont il convient d'aborder les questions de partialité et, en particulier, les questions d'indépendance et d'impartialité. Dans l'arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, le juge Le Dain a distingué ces ceux concepts l'un de l'autre, à la p. 685:

Même s'il existe de toute évidence un rapport étroit entre l'indépendance et l'impartialité, ce sont néanmoins des valeurs ou exigences séparées et distinctes. L'impartialité désigne un état d'esprit ou une attitude du tribunal vis‑à‑vis des points en litige et des parties dans une instance donnée. [. . .] Le terme «indépendant», à l'al. 11d), reflète ou renferme la valeur constitutionnelle traditionnelle qu'est l'indépendance judiciaire. Comme tel, il connote non seulement un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, mais aussi un statut, une relation avec autrui, particulièrement avec l'organe exécutif du gouvernement, qui repose sur des conditions ou garanties objectives.

J'ai développé ce point de vue dans l'arrêt R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259, à la p. 283:

L'appréciation de l'impartialité d'un tribunal suppose l'examen de l'«état d'esprit» du décideur. Il faut examiner les circonstances de chaque affaire pour déterminer s'il y a une crainte raisonnable que le décideur, peut‑être parce qu'il a un intérêt personnel dans l'affaire, ait subjectivement un préjugé en l'occurrence. La question de l'indépendance, par contre, va au‑delà de l'attitude subjective du décideur. L'indépendance du tribunal est une question de statut. Son statut doit garantir qu'il échappe non seulement à l'ingérence des organes exécutif et législatif, mais encore à l'influence de toute force extérieure, tels les intérêts d'entreprises ou de sociétés ou d'autres groupes de pression.

63 En invoquant la crainte de partialité du fait que des membres des bandes siègent aux tribunaux d'appel, les intimées mettent en doute l'apparence d'impartialité en ce qui concerne ces membres. En faisant valoir l'amovibilité des membres des tribunaux et l'incertitude quant à savoir s'ils toucheront une rémunération, elles mettent en doute l'apparence d'indépendance de ces membres. C'est pourquoi je traiterai des deux arguments sous les rubriques «impartialité» et «indépendance». Je tiens à souligner que les intimées ne prétendent pas qu'il y a partialité dans les faits. Elles invoquent plutôt une crainte raisonnable découlant de la structure institutionnelle des tribunaux d'appel de l'évaluation en matière de taxation. Ainsi qu'il est indiqué dans l'arrêt Valente, précité, l'indépendance judiciaire comprend à la fois l'indépendance de chaque juge pris individuellement et l'indépendance institutionnelle de la cour de justice ou du tribunal administratif en question (p. 687). C'est de ce dernier type d'indépendance que doutent les intimées en l'espèce.

a)L'impartialité des membres de bandes nommés membres des tribunaux

64 Je conviens avec le juge Joyal et les appelants que ces allégations de partialité relèvent de la conjecture. En effet, avant de s'adresser aux tribunaux d'appel et avant même que des membres de bande n'en aient été nommés membres, les intimées demandent à notre Cour de conclure à l'impossibilité pour elles d'obtenir une audience impartiale.

65 Dans l'affaire R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, j'ai tenu, relativement à la question de l'impartialité institutionnelle, les propos suivants, à la p. 140:

Nonobstant l'indépendance judiciaire, il peut aussi exister une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel ou structurel. Bien que le concept de l'impartialité institutionnelle n'ait jamais été reconnu par notre Cour, la garantie constitutionnelle d'un «tribunal indépendant et impartial» doit être suffisamment étendue pour le renfermer. Tout comme l'exigence d'indépendance judiciaire comporte un aspect individuel aussi bien qu'institutionnel [. . .], il en va de même pour l'exigence d'impartialité judiciaire.

. . .

Par conséquent, qu'un juge particulier ait ou non entretenu des idées préconçues ou des préjugés, si le système est structuré de façon à susciter une crainte raisonnable de partialité sur le plan institutionnel, on ne satisfait pas à l'exigence d'impartialité.

66 Les allégations des intimées concernent l'impartialité institutionnelle. Le fait que des membres de bandes puissent être nommés membres des tribunaux d'appel constitue, d'après elles, un défaut structurel qui entraîne une crainte raisonnable de partialité.

67 Puisque les intimées mettent en doute l'impartialité structurelle, j'appliquerais les principes énoncés dans l'arrêt Lippé, précité, à la p. 144, modifiés en fonction de la présente espèce:

Première étape: Compte tenu d'un certain nombre de facteurs, y compris, mais sans s'y restreindre, le risque de conflit entre les intérêts des membres des tribunaux et ceux des parties qui comparaissent devant eux, une personne pleinement informée éprouvera‑t‑elle une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas?

Deuxième étape: Si la réponse à cette question est négative, on ne saurait alléguer qu'il y a crainte de partialité sur le plan institutionnel, et la question doit se régler au cas par cas.

68 En l'espèce, la réponse à la première question est manifestement négative, de sorte qu'il n'existe aucune crainte de partialité découlant de l'absence d'impartialité structurelle. J'en donne deux raisons.

69 Premièrement, en fondant leur contestation sur la possibilité que des membres de bandes soient nommés membres des tribunaux d'appel, les intimées donnent à entendre que ces membres ont peut‑être des partis pris parce qu'ils ont un intérêt dans le bien‑être économique de leur collectivité et qu'ils ne paient pas de taxes. Dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, le juge Cory traite, dans le contexte de la partialité, de la composition de commissions, à la p. 635:

La composition des commissions peut et, dans bien des cas, devrait refléter tous les éléments de la société. Parmi les membres peuvent figurer des experts qui donneront des conseils relatifs aux aspects techniques des opérations à étudier par la commission, ainsi que des représentants du gouvernement et de la collectivité. Rien n'empêche que des défenseurs des intérêts des consommateurs ou des utilisateurs du produit réglementé soient membres de commissions lorsque les circonstances le permettent. Nul doute que beaucoup de commissions fonctionneront plus efficacement si tous les éléments de la société qui s'intéressent à leurs activités y sont représentés. [Je souligne.]

70 Il convient donc qu'un membre de la bande concernée soit membre du tribunal d'appel afin que les intérêts de la collectivité s'y trouvent représentés. En outre, n'est que pure conjecture l'assertion qu'il y va de l'intérêt économique des membres de la bande que les montants fixés au titre de l'impôt soient plus élevés (étant donné qu'ils ne paient eux‑mêmes aucun impôt). On pourrait tout aussi bien prétendre que les membres de la bande ont intérêt à ce que l'impôt foncier soit bas afin d'attirer les investisseurs, puisque les pouvoirs de taxation peuvent servir non seulement à produire des revenus, mais aussi à favoriser le développement économique.

71 Deuxièmement, dans Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, l'appelant alléguait l'existence d'une crainte raisonnable de partialité du fait que les conseillers du comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba avaient un intérêt pécuniaire indirect dans l'issue des procédures disciplinaires. Cela tenait à ce que la Loi sur la Société du Barreau permettait qu'il soit ordonné à un avocat reconnu coupable d'une faute professionnelle de payer les frais de l'enquête effectuée à cet égard. Suivant le raisonnement de l'appelant, la Société du Barreau avait un intérêt pécuniaire à le déclarer coupable afin de recouvrer les frais de son enquête, de manière à pouvoir réduire le montant des droits d'exercice. Employant une analyse fonctionnelle, le juge Iacobucci a dit que l'allégation devait être examinée dans le contexte plus large que fournissaient la Loi sur la Société du Barreau du Manitoba et l'expérience des professions autonomes en général. D'après le juge Iacobucci, à la p. 890, le critère est le suivant: «L'intérêt pécuniaire apparent que les membres du comité judiciaire auraient à prononcer une déclaration de culpabilité [. . .] créerait‑il chez une personne raisonnablement bien renseignée une crainte que le comité judiciaire ne rende pas une décision juste?» Le juge Iacobucci est arrivé, aux pp. 891 et 892, à la conclusion suivante, qui est pertinente en l'espèce:

. . . l'intérêt que les membres du Comité judiciaire pourraient avoir est vraiment trop minime et trop éloigné pour donner lieu à une crainte raisonnable de partialité. Les frais recouvrés conformément au par. 52(4) deviennent la propriété de la Société du Barreau dans son ensemble et ils ne reviennent en aucun cas aux membres du comité qui ont décidé que l'accusation de faute était bel et bien fondée. Les membres du comité judiciaire n'ont donc aucun intérêt personnel et distinct.

J'approuve ce raisonnement et je suis d'avis de le suivre en l'espèce.

72 De toute évidence, on a grandement intérêt à ce que des membres de bandes soient nommés membres des tribunaux d'appel. La crainte que ces membres ne soient portés à augmenter l'impôt afin de maximaliser les recettes de la bande est simplement trop éloignée pour faire naître une crainte raisonnable de partialité sur le plan structurel. Plus pertinemment encore, les sommes perçues par le biais du régime d'évaluation en matière de taxation ne reviennent à aucun particulier, mais appartiennent à la collectivité dans son ensemble. Les membres du tribunal, comme le dit le juge Iacobucci, à la p. 892, «n'ont donc aucun intérêt personnel et distinct». À mon avis, le risque de conflit entre les intérêts des membres du tribunal et ceux des parties qui comparaissent devant eux tient, à ce stade-ci, de la conjecture. On ne saurait en conséquence prétendre qu'une personne pleinement informée éprouverait une crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas. Toute allégation de partialité pouvant être avancée doit être traitée au cas par cas, comme je l'ai indiqué dans l'arrêt Lippé, précité.

b)L'indépendance des membres des tribunaux

73 Ne reste donc que l'allégation qu'il y a crainte raisonnable de partialité du fait que les membres des tribunaux peuvent ne pas toucher de rémunération, qu'ils occupent un poste à titre amovible et qu'ils sont nommés par les chefs et les conseils de bande. C'est là que je ne suis plus d'accord avec mon collègue le juge Sopinka. À mon avis, les arguments des intimées concernant l'indépendance institutionnelle soulèvent de sérieuses questions relativement à la structure des tribunaux d'appel constitués par les bandes appelantes. On ne saurait éluder ces questions simplement en déférant à la décision qu'a rendue le juge Joyal dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. La question de la partialité a été soumise au juge Joyal et débattue devant la Cour d'appel fédérale et devant notre Cour. Si les tribunaux des bandes n'ont pas suffisamment d'indépendance institutionnelle, il s'agit là d'un facteur pertinent qui doit être pris en considération pour déterminer si les intimées devraient être tenues de poursuivre leur contestation en matière de compétence devant ces tribunaux.

74 De plus, bien que je convienne que le contexte plus large de l'autonomie gouvernementale des autochtones entre en jeu dans la question de savoir si les procédures de contestation établies par les appelants en vertu de la loi constituent un autre recours approprié pour les intimées, je ne puis souscrire à la conclusion du juge Sopinka que ce contexte est pertinent lorsqu'il s'agit de savoir si les tribunaux des bandes suscitent une crainte raisonnable de partialité institutionnelle. Selon moi, les principes de justice naturelle s'appliquent aux tribunaux des bandes au même titre qu'à n'importe quel autre tribunal qui remplit des fonctions analogues. Le fait que les tribunaux ont été constitués dans le contexte d'une politique fédérale visant à favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones ne suffit pas en soi pour qu'il y ait dérogation à la justice naturelle. La Commission consultative de la fiscalité indienne, qui est intervenue devant notre Cour pour soutenir les bandes appelantes, a elle‑même conclu que les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens sont tenus de se conformer aux principes de justice naturelle. Je cite à ce propos le passage suivant tiré de l'ouvrage de la Commission intitulé Introduction à l'imposition foncière sur les réserves (1990), à la p. 27, un manuel conçu pour aider les bandes autochtones à établir leurs propres tribunaux de taxation:

Le paragraphe 83(3) de la Loi sur les Indiens établit que les statuts administratifs portant sur l'imposition de taxes doivent «prévoir la procédure de contestation de l'évaluation en matière de taxation». L'existence d'un droit d'appel statutaire est essentielle dans tout processus d'évaluation foncière, pour deux raisons. Premièrement, la nature du processus d'évaluation foncière est telle que la décision en matière d'évaluation est fondée uniquement sur le jugement rendu par l'évaluateur, sans que la partie évaluée ait eu l'occasion de donner son avis au préalable. Deuxièmement, il est une règle fondamentale en common law ayant trait aux procédures administratives telles que l'évaluation foncière, à savoir que toute personne a le droit d'être entendue lorsque des questions portant atteinte à sa liberté ou à son droit à la propriété sont en litige. Cette règle découle des principes de justice naturelle, reconnus comme fondamentaux en droit administratif, ces principes ayant essentiellement pour objet d'assurer, premièrement, le droit d'une personne d'être entendue, deuxièmement, de l'être devant un tribunal impartial.

. . .

La Loi sur les Indiens ne décrit pas en détail les types de processus d'appel que les conseils devraient prévoir dans leurs statuts administratifs sur l'imposition de taxes. Cependant, quels que soient les mécanismes qui seront instaurés, ces derniers devront être conformes aux principes de la justice naturelle, puisque, comme nous l'avons dit plus tôt, l'appel constitue en réalité une audition subséquente (ou a posteriori). [Je souligne.]

Je ne crois pas, en toute déférence, que les arrêts Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, ou Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, qu'a cités le juge Sopinka, appuient le point de vue selon lequel la politique de l'autonomie gouvernementale des autochtones est pertinente relativement à la question de savoir si les tribunaux de la bande appelante qui avaient compétence en matière de taxation respectent les principes de justice naturelle.

75 Pour commencer mon analyse de la question de l'indépendance institutionnelle, je fais remarquer que notre arrêt Valente, précité, peut nous guider dans l'appréciation de l'indépendance d'un tribunal administratif. Le juge Le Dain se penche en effet, dans cet arrêt, sur la question de l'indépendance des juges de la Cour provinciale et énumère trois éléments qui doivent être présents pour que l'indépendance soit établie, à savoir: l'inamovibilité, la sécurité de traitement et le contrôle administratif.

76 Les deux éléments invoqués en l'espèce sont l'inamovibilité et la sécurité de traitement. En ce qui concerne l'inamovibilité, le juge Le Dain a écrit, à la p. 698, que parmi les conditions essentielles figure le fait

. . . que le juge ne puisse être révoqué que pour un motif déterminé, et que ce motif fasse l'objet d'un examen indépendant et d'une décision selon une procédure qui offre au juge visé toute possibilité de se faire entendre. L'essence de l'inamovibilité pour les fins de l'al. 11d), que ce soit jusqu'à l'âge de la retraite, pour une durée fixe, ou pour une charge ad hoc, est que la charge soit à l'abri de toute intervention discrétionnaire ou arbitraire de la part de l'exécutif ou de l'autorité responsable des nominations.

Au sujet de la sécurité de traitement ou de la «sécurité financière», il a écrit, à la p. 704:

Cette sécurité consiste essentiellement en ce que le droit au traitement et à la pension soit prévu par la loi et ne soit pas sujet aux ingérences arbitraires de l'exécutif, d'une manière qui pourrait affecter l'indépendance judiciaire.

77 L'essentiel, selon le juge Le Dain, à la p. 706, est que le droit à un traitement soit prévu par la loi et qu'en aucune manière l'exécutif ne puisse empiéter sur ce droit de façon à compromettre l'indépendance des juges pris individuellement.

78 Comme il a été indiqué plus haut, le juge Le Dain écrivait dans le contexte de l'al. 11d) de la Charte, qui ne s'applique que dans le cas d'un «inculpé». Cependant, plusieurs arrêts de la Cour d'appel fédérale ont établi que les principes posés dans l'arrêt Valente étaient applicables aux tribunaux administratifs. Voir, par exemple, MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856, aux pp. 869 à 871; Sethi c. (Canada) Ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1988] 2 C.F. 552, aux pp. 558 et 559; et Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 363, aux pp. 386 et 387.

79 Notre Cour a examiné l'arrêt Valente, précité, dans au moins une affaire où il s'agissait d'un tribunal administratif, soit SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, à la p. 332, et où l'indépendance de la Commission des relations de travail de l'Ontario était en cause. Le juge Gonthier a dit, à la p. 332:

L'indépendance des juges est un principe reconnu depuis longtemps dans notre droit constitutionnel; elle fait également partie des règles de justice naturelle même en l'absence de protection constitutionnelle.

80 Je partage cet avis et je conclus que l'un des principes de justice naturelle veut qu'une partie reçoive une audience devant un tribunal qui non seulement est indépendant, mais qui le paraît. La partie qui craint raisonnablement la partialité ne devrait pas être obligée de se soumettre au tribunal qui fait naître cette crainte. De plus, les principes en matière d'indépendance judiciaire énoncés dans l'arrêt Valente s'appliquent dans le cas d'un tribunal administratif lorsque celui‑ci agit à titre d'organisme juridictionnel qui tranche les différends et détermine les droits des parties. Je reconnais toutefois que l'application stricte de ces principes ne se justifie pas toujours. Dans l'arrêt Valente, précité, le juge Le Dain a écrit, aux pp. 692 et 693:

Il ne serait cependant pas possible d'appliquer les conditions les plus rigoureuses et les plus élaborées de l'indépendance judiciaire à l'exigence constitutionnelle d'indépendance qu'énonce l'al. 11d) de la Charte, qui peut devoir s'appliquer à différents tribunaux. [. . .] Les conditions essentielles de l'indépendance judiciaire, pour les fins de l'al. 11d), doivent avoir un lien raisonnable avec cette diversité.

J'en suis arrivé à une conclusion analogue dans l'arrêt Généreux, précité (aux pp. 284 et 285).

81 Le critère classique pour déterminer l'existence d'une crainte raisonnable de partialité est celui énoncé par le juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394:

. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?»

Le juge de Grandpré a dit, en outre, que les motifs de crainte doivent être «sérieux».

82 L'arrêt Committee for Justice and Liberty confirme, à la p. 395, qu'il y a lieu de faire preuve d'une plus grande souplesse en appliquant aux tribunaux administratifs le critère permettant de déterminer s'il y a partialité:

La question de la partialité ne peut être examinée de la même façon dans le cas d'un membre d'un tribunal judiciaire que dans le cas d'un membre d'un tribunal administratif que la loi autorise à exercer ses fonctions de façon discrétionnaire, à la lumière de son expérience ainsi que de celle de ses conseillers techniques.

Évidemment, le principe fondamental est le même: la justice naturelle doit être respectée. En pratique cependant, il faut prendre en considération le caractère particulier du tribunal. Comme le remarque Reid, Administrative Law and Practice, 1971, à la p. 220:

[traduction] . . . «tribunal» est un mot fourre‑tout qui désigne des organismes multiples et divers. On se rend vite compte que des normes applicables à l'un ne conviennent pas à un autre. Ainsi, des faits qui pourraient être des motifs de partialité dans un cas peuvent ne pas l'être dans un autre.

Lord Tucker abonde dans le même sens dans Russell v. Duke of Norfolk and others, [1949] 1 All E.R. 109, à la p. 118:

[traduction] Il n'existe pas à mon avis un principe qui s'applique universellement à tous les genres d'enquêtes et de tribunaux internes. Les exigences de la justice naturelle doivent varier selon les circonstances de l'affaire, la nature de l'enquête, les règles qui régissent le tribunal, la question traitée, etc.

En l'espèce, le critère employé doit prendre en considération les vastes fonctions conférées à l'Office par la loi. . .

83 Par conséquent, bien que les tribunaux administratifs soient assujettis aux principes énoncés dans l'arrêt Valente, le critère relatif à l'indépendance institutionnelle doit être appliqué à la lumière des fonctions que remplit le tribunal particulier dont il s'agit. Le niveau requis d'indépendance institutionnelle (c.‑à‑d. l'inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif) dépendra de la nature du tribunal, des intérêts en jeu et des autres signes indicatifs de l'indépendance, tels les serments professionnels.

84 Parfois, un haut niveau d'indépendance s'imposera. Par exemple, lorsque les décisions du tribunal ont une incidence sur le droit d'une partie à la sécurité de sa personne (comme dans le cas des arbitres en matière d'immigration dans l'arrêt Mohammad, précité), une application plus stricte des principes énoncés dans l'arrêt Valente peut se justifier. En l'espèce, il s'agit d'un tribunal administratif chargé de trancher des différends concernant l'évaluation en matière d'impôt foncier. À mon avis, une plus grande souplesse est manifestement justifiée dans une telle situation.

85 C'est cette démarche que j'adopte donc relativement à la question de savoir si les membres des tribunaux d'appel constitués par les bandes appelantes sont suffisamment indépendants. Les principes posés dans l'arrêt Valente doivent être considérés à la lumière de la nature des tribunaux d'appel eux‑mêmes, des intérêts en jeu et des autres signes indicatifs de l'indépendance, afin de déterminer si une personne sensée et raisonnable qui considérerait dans son ensemble la procédure prévue dans les règlements d'évaluation aurait une crainte raisonnable de partialité pour le motif que les membres des tribunaux d'appel ne sont pas indépendants.

86 Il faut d'abord examiner les dispositions des règlements d'évaluation qui traitent des pouvoirs des tribunaux d'appel ainsi que de la nomination et de la rémunération de leurs membres. À cette fin, j'examinerai les règlements administratifs de la bande de Matsqui et de la bande Siska. Soulignons que le règlement de la bande Siska est identique à ceux des cinq autres bandes appelantes.

87 Le règlement administratif de la bande de Matsqui prévoit deux paliers d'appel, soit le tribunal de révision et le comité de révision des évaluations.

La bande de Matsqui — tribunal de révision

88 L'article 27 du règlement administratif de la bande de Matsqui dispose, sous la rubrique [traduction] «Constitution de tribunaux de révision»:

[traduction]

A)Par résolution du conseil de bande, le chef et le conseil constituent chaque année des tribunaux de révision qui entendent les appels relatifs à l'évaluation des immeubles et de leurs améliorations.

B)Par dérogation à l'alinéa A), le chef et le conseil peuvent constituer un ou plusieurs tribunaux de révision spéciaux, composés de personnes possédant une expérience de l'agriculture, pour entendre les plaintes relatives à la classification d'un bien‑fonds comme ferme ou au refus de le classifier ainsi.

C)Les membres du tribunal de révision sont indemnisés des frais de déplacement et des frais divers raisonnables et nécessaires engagés dans l'exercice de leurs fonctions; ils peuvent en outre toucher une rémunération raisonnable.

D)Chaque membre du tribunal de révision prête et souscrit, avant d'entrer en fonction, le serment figurant à l'annexe 10.

89 L'annexe 10 du règlement administratif contient le serment que les membres du tribunal de révision sont tenus de prêter:

[traduction] Je, , jure (ou affirme) solennellement que je réglerai honnêtement, selon mon jugement et mes capacités, et sans crainte, ni favoritisme, ni partialité, les plaintes portées devant le tribunal de révision, dont je pourrai être saisi en tant que membre de celui‑ci.

Les pouvoirs des tribunaux de révision sont énoncés à l'art. 32:

[traduction]

A)Un tribunal de révision constitué en vertu du présent règlement détient le pouvoir:

(1)de tenir ses séances aux dates, aux heures et aux endroits fixés, et d'entendre toutes les plaintes soumises à l'évaluateur conformément au présent règlement;

(2)d'enquêter sur le rôle d'évaluation et sur les différentes évaluations y figurant, qu'il y ait plainte ou non, et, sous réserve des alinéas D) et F), de statuer sur les évaluations et les plaintes, afin que les évaluations soient justes et équitables et qu'elles reflètent fidèlement les valeurs réelles dans la municipalité urbaine ou rurale en question;

(3)d'ordonner que soient apportées au rôle d'évaluation les modifications nécessaires pour donner effet à ses décisions;

(4)de confirmer le rôle d'évaluation, avec ou sans modification.

. . .

G)Le tribunal de révision nomme un président, qui préside à toutes les séances et qui peut, à moins que le tribunal n'en prévoie autrement, fixer les dates des séances et réglementer la procédure.

. . .

J)Toute question soumise au tribunal de révision est tranchée à la majorité des voix des membres présents, le président étant à cette fin assimilé à un membre ordinaire.

La bande de Matsqui — comité de révision des évaluations

L'alinéa 49 A) du règlement administratif dispose:

[traduction]

A)Quiconque, y compris la bande, le commissaire ou l'évaluateur, est insatisfait à la suite de la décision du tribunal de révision, ou de l'omission ou du refus de celui‑ci d'entendre ou de régler la plainte relative au rôle d'évaluation achevé, peut interjeter appel devant le comité.

L'article 35 traite de la constitution du comité de révision des évaluations:

[traduction]

A)Par résolution du conseil de bande, le chef et le conseil constituent chaque année un comité de révision des évaluations composé des membres suivants:

(1)une personne dûment qualifiée, ou qui l'a été, pour pratiquer le droit en Colombie‑Britannique, ou un juge, ou un ancien juge de la Cour provinciale ou de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique;

(2)une personne ayant siégé à un comité d'appel révisant les évaluations en Colombie‑Britannique pour le compte de la province;

(3)un membre de la bande indienne de Matsqui, ou un mandataire de la bande, n'ayant aucun conflit d'intérêt dans une évaluation immobilière faisant l'objet d'un appel, tel que prévu à l'article 41;

(4)nonobstant le présent article, l'une des trois personnes nommées conformément aux paragraphes qui précèdent doit être un estimateur accrédité en exercice ou à la retraite.

B)Le chef et le conseil établissent les modalités de nomination, les fonctions et la rémunération des membres.

C)Les membres du comité sont indemnisés des frais de déplacement et des frais divers raisonnables qu'ils engagent pour être présents à l'audition des appels ou à toute réunion du comité.

La bande Siska — commission de révision

90 À la différence du règlement administratif de la bande de Matsqui, qui établit deux paliers d'appel, celui de la bande Siska n'en crée qu'un seul, la «commission de révision». L'article 40 du règlement prévoit la composition de cette commission:

[traduction]

40. (1)Nonobstant tout autre règlement administratif, le chef et le conseil constituent des commissions de révision pour entendre les appels relatifs à l'évaluation des immeubles situés dans la réserve et de leurs améliorations.

(2)La commission de révision se compose de trois membres, dont un seul peut être membre de la bande indienne Siska.

(3)Les membres de la commission de révision sont indemnisés des frais de déplacement et des frais divers raisonnables et nécessaires engagés dans l'exercice de leurs fonctions; ils peuvent en outre toucher une rémunération, selon ce que peuvent prescrire le chef et le conseil.

(4)Chaque membre de la commission de révision prête et souscrit devant l'administrateur, un notaire ou un commissaire aux assermentations, avant d'entrer en fonction, le serment ou fait l'affirmation figurant à l'annexe «C».

Le serment visé au par. 40(4) du règlement administratif de la bande Siska est identique à celui de la bande de Matsqui, reproduit plus haut.

91 Aux termes du par. 45(1), la commission de révision détient notamment le pouvoir:

[traduction]

a)de tenir ses séances aux dates, aux heures et aux endroits fixés, et d'entendre toutes les plaintes soumises à l'évaluateur conformément au présent règlement;

b)de statuer sur l'évaluation portée en appel, afin que celle‑ci soit juste et équitable et qu'elle reflète fidèlement les valeurs réelles dans la réserve;

c)d'ordonner que soient apportées au rôle d'évaluation les modifications nécessaires pour donner effet à ses décisions;

d)de confirmer le rôle d'évaluation, avec ou sans modification.

92 J'ai cité ces extraits des règlements administratifs des bandes afin de démontrer que les membres des tribunaux d'appel remplissent des fonctions juridictionnelles qui présentent une certaine analogie avec celles des cours de justice. Aucune rémunération n'est toutefois garantie aux membres de la commission de révision de la bande Siska ni aux membres du tribunal de révision de la bande de Matsqui. En effet, suivant le règlement administratif de cette dernière, les membres du tribunal de révision «peuvent» toucher une rémunération, et le règlement de la bande Siska tient un langage semblable.

93 Pour ce qui est de l'inamovibilité, il est prévu que les tribunaux de la bande de Matsqui doivent être constitués annuellement, mais ce sont le chef et le conseil de la bande qui décident de la durée des fonctions. On pourrait supposer qu'il s'agit de nominations pour une période d'un an; le règlement administratif de la bande de Matsqui ne renferme toutefois aucune disposition protégeant les membres des tribunaux contre la révocation arbitraire avant l'expiration de leur mandat. Quant au règlement de la bande Siska, il est muet sur tous les aspects de la nomination des membres des commissions.

94 Cela soulève de sérieuses questions. Par exemple, rien dans les règlements administratifs en cause n'empêche les chefs et conseils de bande de ne verser une rémunération aux membres des tribunaux qu'après qu'ils ont statué dans une affaire donnée, ou de ne pas les rémunérer du tout. La bande Siska pourrait, si elle le désirait, nommer à titre ad hoc les membres des commissions, puisqu'il n'existe aucune exigence selon laquelle lesdits membres doivent être nommés pour une période déterminée. La bande Siska pourrait ainsi refuser de renouveler le mandat des membres qui auraient rendu des décisions contraires aux intérêts de la bande. Dans tous les cas, il semble que les membres des tribunaux peuvent être révoqués à tout moment par les bandes, ce qui ouvre à celles‑ci de grandes possibilités d'abus.

95 Contribue également à susciter une crainte d'indépendance institutionnelle insuffisante le fait que, en plus de décider de la rémunération et de la durée des fonctions des membres de leurs tribunaux, les chefs et les conseils de bande choisissent ces membres. Ce fait tend à confirmer l'apparence d'un lien de dépendance entre le tribunal et la bande, particulièrement dans la présente affaire, où les intérêts de la bande sont manifestement opposés à ceux des intimées. De fait, les règlements administratifs tant de la bande de Matsqui que de la bande Siska autorisent les bandes elles‑mêmes à être parties devant leurs tribunaux respectifs (l'al. 49 A) du règlement de la bande de Matsqui et le par. 41(4) du règlement de la bande Siska). Les intimées se voient donc obligées de plaider devant des tribunaux dont les membres ont été nommés précisément par les chefs et conseils de bande qui s'opposent à leur demande, ce qui soulève un problème analogue à celui abordé dans l'arrêt MacBain, précité. Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a conclu à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité dans un cas où le poursuivant en matière de violations des droits de la personne (c.‑à‑d. la Commission des droits de la personne) choisissait également les membres du tribunal qui seraient appelés à statuer sur l'affaire. La présente espèce, quoique non identique, met en cause une préoccupation similaire, à savoir qu'une partie ne devrait pas être tenue de plaider devant un tribunal dont les membres ont été nommés par une partie adverse.

96 Les appelants s'appuient fortement sur le fait que les membres des tribunaux d'appel sont obligés de prêter un serment professionnel qui les engage à l'impartialité. C'est là un élément à prendre en considération pour apprécier l'indépendance d'un tribunal administratif. Toutefois, le serment professionnel ne saurait se substituer à la sécurité financière ou à l'inamovibilité. Les principes posés dans l'arrêt Valente sont souples dans leur application aux tribunaux administratifs, mais on ne peut en faire abstraction.

97 De même, le fait que l'intérêt en jeu dans la présente affaire, soit la fixation de l'impôt foncier, revêt une importance moindre que les intérêts du genre de celui dont il s'agissait dans l'affaire Sethi, précitée, (c.‑à‑d. la sécurité de la personne) est un facteur qui entre en ligne de compte dans l'application des principes de l'arrêt Valente. Je ne suis cependant pas prêt, je le répète, à écarter ces principes pour le motif que les intérêts fonciers ici en cause importent moins que d'autres intérêts.

98 À mon avis, même l'application souple des principes posés dans l'arrêt Valente mène inévitablement à la conclusion qu'une personne sensée et raisonnable qui considérerait dans son ensemble la procédure prévue dans les règlements d'évaluation craindrait raisonnablement que les membres des tribunaux d'appel ne soient pas suffisamment indépendants. Trois facteurs me conduisent à cette conclusion:

(1) Il n'y a absolument aucune sécurité financière pour les membres des tribunaux;

(2) Ou bien l'inamovibilité n'est pas du tout prévue (dans le cas de la bande Siska), ou bien elle ne l'est que de façon ambiguë et, partant, inadéquate (dans le cas de la bande de Matsqui);

(3) Les tribunaux, dont les membres sont nommés par les chefs et conseils de bande, se voient appelés à statuer sur un litige où les intérêts des bandes s'opposent à des intérêts étrangers (c.‑à‑d. ceux des intimées). Dans les faits, les membres des tribunaux ont à se prononcer relativement aux intérêts de celles‑là même (les bandes) auxquelles ils doivent leur nomination.

99 Je tiens à souligner que c'est la combinaison de ces trois facteurs qui m'amène à conclure que les tribunaux d'appel ne sont pas suffisamment indépendants en l'espèce. Je ne dis pas qu'un seul de ces facteurs, pris isolément, m'aurait amené à la même conclusion. Par exemple, la plupart des tribunaux provinciaux d'appel en matière d'évaluation foncière sont constitués par le gouvernement provincial plutôt que par les municipalités. (Mentionnons à ce propos: l'Island Regulatory and Appeals Commission de l'Île‑du‑Prince‑Édouard (Island Regulatory and Appeals Commission Act, S.P.E.I. 1991, ch. 18); la commission régionale de révision des évaluations du Nouveau‑Brunswick (Loi sur l'évaluation, L.R.N.‑B. 1973, ch. A‑14, modifiée); les Regional Assessment Appeal Courts de la Nouvelle‑Écosse (Assessment Act, R.S.N.S. 1989, ch. 23); le Bureau de révision de l'évaluation foncière du Québec (Loi sur la fiscalité municipale, L.Q. 1979, ch. 72); la Commission de révision de l'évaluation foncière de l'Ontario (Loi sur la Commission de révision de l'évaluation foncière, L.R.O. 1990, ch. A.32); le Municipal Board de la Saskatchewan (Municipal Board Act, S.S. 1988‑89, ch. M‑23.2, modifiée); l'Assessment Appeal Board de l'Alberta (Assessment Appeal Board Act, R.S.A. 1980, ch. A‑46); le Court of Revision et l'Assessment Appeal Board de la Colombie‑Britannique (Assessment Act, R.S.B.C. 1979, ch. 21, modifiée). Quoique les Assessment Review Commissions de Terre‑Neuve soient constituées par les conseils municipaux, toutes les nominations doivent recevoir l'approbation du ministre des Affaires municipales et provinciales (Assessment Act, R.S.N. 1990, ch. A‑18).)

100 Ces régimes provinciaux évitent donc le troisième problème, évoqué plus haut, que présentent les tribunaux des bandes en l'espèce, puisque le palier de gouvernement qui nomme les membres des tribunaux provinciaux n'est pas celui dont les intérêts se trouvent directement en jeu dans le cadre des procédures devant ces tribunaux. Je suis convaincu que ceux‑ci jouissent d'une indépendance suffisante, même lorsque les lois autorisant leur création ne renferment aucune garantie en ce qui concerne les autres signes d'indépendance, tels que l'inamovibilité et la sécurité de rémunération.

101 Les bandes indiennes peuvent, bien sûr, hésiter à céder au gouvernement fédéral le pouvoir de nommer les membres des tribunaux, étant donné que le nouveau régime d'évaluation en matière de taxation vise notamment à favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones. Par conséquent, pour que soient respectées les exigences relatives à l'indépendance institutionnelle, il faudra que les règlements administratifs des bandes appelantes garantissent aux membres des tribunaux une rémunération et précisent la durée de leurs fonctions. Ces règlements devront en outre prévoir que les membres des tribunaux ne peuvent être révoqués que «pour un motif valable».

102 Reste à aborder un dernier point touchant la partialité. Les appelants ont fait valoir devant notre Cour le caractère conjectural de toutes les allégations de partialité faites en l'espèce. Le juge Sopinka adopte ce point de vue. Bien que je convienne que les allégations quant à l'absence d'impartialité institutionnelle soient prématurées, je ne partage cependant pas le point de vue voulant que, par conséquent, il en soit de même des allégations concernant l'indépendance institutionnelle. Il s'agit de deux concepts tout à fait distincts. C'est de la pure conjecture que de taxer de partialité les membres des tribunaux, car il nous est impossible de savoir, avant que l'audience n'ait effectivement lieu, ce que pensent ces membres. Le simple fait que les tribunaux soient organisés de façon à ce que des membres des bandes puissent siéger en appel ne nous apprend rien (à moins de supposer partiaux tous les membres des bandes, ce qui n'est manifestement pas le cas). Toutefois, en appréciant l'indépendance institutionnelle des tribunaux d'appel, nous devons arrêter notre attention sur un examen objectif de leur structure. Nous pouvons examiner les règlements administratifs, appliquer les principes énoncés dans l'arrêt Valente et en arriver à une conclusion. Ce type d'analyse ne participe guère de la conjecture puisque les règlements établissent de façon concluante que les tribunaux en cause ne sont pas suffisamment indépendants par rapport aux chefs et conseils de bande.

103 Mon collègue le juge Sopinka ne nie pas que l'indépendance institutionnelle est un principe de justice naturelle qui s'applique aux tribunaux des bandes. Il soutient toutefois que cette indépendance devrait être appréciée dans le contexte d'une audience devant un tribunal donné, si bien que, d'après lui, l'indépendance institutionnelle pourrait résulter des circonstances dans lesquelles sont nommés les membres des tribunaux, ou de la manière dont ceux‑ci tiennent leurs audiences.

104 Je ne puis, en toute déférence, être d'accord. L'indépendance institutionnelle vise à faire en sorte qu'un tribunal soit doté d'une structure juridique qui permette que ses membres soient, dans une mesure raisonnable, indépendants des personnes auxquelles ils doivent leur nomination. Or, mon collègue le juge Sopinka semble estimer que les bandes appelantes peuvent exercer d'une manière qui comble les lacunes fondamentales des règlements administratifs le pouvoir discrétionnaire que ces règlements leur confèrent relativement aux questions financières et à la durée des fonctions. Avec égards, il est toujours possible d'exercer un pouvoir discrétionnaire d'une manière conforme à la justice naturelle. Le problème réside dans le pouvoir discrétionnaire lui‑même, puisque la raison d'être de la doctrine de l'indépendance institutionnelle consiste précisément à faire en sorte que la question de l'indépendance d'un tribunal ne soit pas laissée au pouvoir discrétionnaire de ceux qui en nomment les membres. À mon avis, c'est faire preuve d'incohérence que de reconnaître l'applicabilité du principe de l'indépendance institutionnelle en l'espèce et de conclure par ailleurs que le problème de l'absence d'une disposition prévoyant cette indépendance dans les règlements administratifs peut être réglé par l'exercice des pouvoirs discrétionnaires conférés aux chefs et conseils de bande par lesdits règlements. L'indépendance institutionnelle et le pouvoir discrétionnaire de prévoir cette indépendance (ou de ne pas la prévoir) sont deux choses bien distinctes. L'indépendance qui repose sur un pouvoir discrétionnaire n'est qu'illusoire.

V. Conclusion

105 Le juge Joyal de la Section de première instance de la Cour fédérale n'a ni pris en considération des facteurs non pertinents, ni tiré une conclusion déraisonnable en se fondant sur les facteurs qu'il a effectivement pris en considération. Il a toutefois commis une erreur dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en omettant de tenir compte du fait que les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens ne sont pas suffisamment indépendants des chefs et conseils de bande. S'il avait considéré ce facteur, le juge Joyal aurait conclu que les tribunaux d'appel ne représentent pas un autre recours approprié et il aurait, en conséquence, exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant le contrôle judiciaire demandé par les intimées. Comme on le dit dans l'arrêt Canada (Vérificateur général), précité, les tribunaux «. . . ne devraient pas s'incliner devant des voies de redressement inadéquates pour les droits conférés aux citoyens par la loi ou la common law» (pp. 96 et 97).

106 Je suis d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens aux intimées.

Version française des motifs rendus par

107 Le juge La Forest — Ayant pris connaissance des motifs de mes collègues, je conviens avec le Juge en chef et le juge Major qu'il y a lieu de rejeter le pourvoi avec dépens. Mes motifs sont les suivants. Comme le Juge en chef, j'estime que la Section de première instance de la Cour fédérale ainsi que les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, ont une compétence concurrente pour décider si le terrain des intimées est situé «dans la réserve». Je suis toutefois d'avis que le juge Joyal n'a pas exercé comme il se doit son pouvoir discrétionnaire en concluant que les voies de contestation établies par les bandes représentent dans ce contexte un autre recours approprié. En déterminant si le terrain des intimées est situé «dans la réserve», on se trouve à trancher une question de compétence, laquelle soulève des points de droit à la fois distincts et techniques qui débordent de l'expertise particulière des tribunaux d'appel des bandes. Il s'agit en dernière analyse d'une question qui est du ressort des cours de justice. Puisque toute décision que pourra rendre un tribunal d'appel de bande relativement à cette question n'aura pas l'autorité de la chose jugée et sera susceptible de contrôle par la Section de première instance de la Cour fédérale, qui appliquera à cette fin la norme de l'absence d'erreur, il semble évident que la procédure de contestation établie par les bandes n'est pas un recours approprié. Il convient en conséquence d'accorder aux intimées la possibilité d'obtenir que cette question de compétence soit réglée dès l'abord avec l'autorité de la chose jugée par la Cour fédérale, sans qu'elles ne se voient contraintes de recourir à la longue procédure de contestation des bandes, qui risque de s'avérer inutile.

108 Pour ce qui est des autres questions soulevées en l'espèce, j'estime qu'il n'est pas nécessaire de les aborder.

Version française des motifs des juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci rendus par

109 Le juge Sopinka (dissident) — Je souscris à l'opinion du Juge en chef à tous les égards, sauf en ce qui concerne son analyse de l'absence d'indépendance institutionnelle comme motif permettant de conclure que le juge Joyal a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à refuser le contrôle judiciaire. Mes motifs se bornent donc à ce seul point. À mon avis, ce n'est pas à tort que le juge Joyal a conclu, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, que les tribunaux de taxation des bandes offraient un autre recours approprié et que les allégations de partialité étaient prématurées. Je suis, en conséquence, d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du juge Joyal.

110 Quatre raisons m'amènent à conclure que le juge Joyal n'a pas exercé erronément son pouvoir discrétionnaire:

(1)la question n'a pas été soulevée comme il se doit en première instance;

(2)les cours d'appel devraient faire preuve de retenue à l'égard de l'exercice légitime du pouvoir discrétionnaire;

(3)le contexte de l'autonomie gouver­ne­mentale des autochtones est pertinent pour l'appréciation de l'indépendance institutionnelle;

(4)dans la jurisprudence, l'appréciation de l'indépendance institutionnelle s'est faite par l'examen de la pratique du tribunal en question telle qu'elle se dégage du contexte d'une audience devant ce tribunal.

1.L'argument relatif à la partialité avancé devant le juge Joyal

111 En première instance, le juge Joyal a rejeté comme étant prématuré l'argument des intimées Canadien Pacifique Limitée («CP») et Unitel Communications Inc. alléguant la crainte raisonnable de partialité. Je cite à ce propos les motifs du juge Joyal, à la p. 91:

Il est vrai, comme le fait remarquer son avocat [celui de CP], que le premier groupe de règlements cités ci‑dessus prévoit à l'article 40(2) que les commissions de révision seront composées de trois membres, dont un seul pourra être un membre d'une bande indienne. Cet avocat en conclut au parti pris. Cet argument est, au mieux, prématuré, aucune preuve n'ayant été produite quant à la composition d'une commission de révision quelconque. [Souligné dans l'original.]

La question de la crainte raisonnable de partialité a été soulevée dans la plaidoirie devant le juge Joyal et ne figurait pas dans l'avis de requête introductive d'instance. En outre, cette plaidoirie ne semble s'être rapportée qu'à l'impartialité institutionnelle et non à l'indépendance institutionnelle. Le juge Joyal n'a donc pas commis d'erreur en concluant que le fondement factuel de l'allégation n'était pas suffisant.

2.La retenue des instances d'appel à l'égard de l'exercice du pouvoir discrétionnaire

112 Le juge Joyal a décidé dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire d'annuler, au motif que les règlements de taxation des bandes offraient un autre recours approprié, la demande de contrôle judiciaire des intimées. Comme le fait remarquer le Juge en chef dans l'opinion qu'il a rédigée en l'espèce, le caractère discrétionnaire du contrôle judiciaire dans les cas où il existe d'autres recours appropriés a été reconnu tant par la majorité que par la dissidence dans l'arrêt Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, aux pp. 574 à 576 et 610 et 611, respectivement. Il est bien établi que les instances d'appel doivent faire preuve de retenue à l'égard de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, à moins que la conclusion ne soit déraisonnable ou qu'elle ne soit fondée sur des considérations non pertinentes ou erronées, ou sur un principe erroné, ou à moins qu'elle ne résulte de ce qu'une importance insuffisante, voire nulle, a été attachée à une considération pertinente. Or, il ne s'agit pas en l'occurrence d'examiner à nouveau l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de contrôle judiciaire. Je renvoie à la déclaration suivante qu'a faite le vicomte Simon, lord chancelier, dans l'arrêt Charles Osenton & Co. c. Johnston, [1942] A.C. 130, à la p. 138, citée et approuvée par le juge La Forest dans l'arrêt Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, aux pp. 76 et 77:

[traduction] La règle relative à l'annulation par une cour d'appel d'une ordonnance rendue par un juge d'une instance inférieure dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire est bien établie, et tous les problèmes qui se présentent résultent seulement de l'application de principes déterminés à un cas particulier. Le tribunal d'appel n'a pas la liberté de simplement substituer l'exercice de son propre pouvoir discrétionnaire à celui déjà exercé par le juge. En d'autres termes, les juridictions d'appel ne devraient pas annuler une ordonnance pour la simple raison qu'elles auraient exercé le pouvoir discrétionnaire original, s'il leur avait appartenu, d'une manière différente. Toutefois, si le tribunal d'appel conclut que le pouvoir discrétionnaire a été exercé de façon erronée, parce qu'on n'a pas accordé suffisamment d'importance, ou qu'on n'en a pas accordé du tout, à des considérations pertinentes comme celles que l'appelante a fait valoir devant nous, il est alors possible de justifier l'annulation de l'ordonnance.

À la différence du Juge en chef, je ne puis affirmer, dans les circonstances, que le juge Joyal a commis une erreur en refusant de se pencher, à ce stade, sur la question de la crainte raisonnable de l'absence d'indépendance institutionnelle. J'examinerai à fond ci‑après d'autres facteurs afin de déterminer si notre Cour est fondée à examiner l'exercice du pouvoir discrétionnaire.

3.La pertinence du contexte de l'autonomie gouvernementale

113 Comme l'a indiqué le Juge en chef, les conditions essentielles de l'indépendance institutionnelle dans le contexte judiciaire énoncées par le juge Le Dain dans l'arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673, n'ont pas à être appliquées avec autant de rigueur aux tribunaux administratifs. Les conditions de l'indépendance institutionnelle doivent en effet tenir compte du contexte.

114 En l'espèce, un facteur contextuel fort important à prendre en considération est que le régime de taxation établi par la bande en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, modifiée, s'inscrit dans le cadre d'un début de tentative de favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones. Le juge Joyal, se prononçant en première instance, a tenu compte de ce facteur dans le passage suivant, aux pp. 91 et 92:

Bien qu'aucun témoignage ou preuve direct n'ait été produit à ce propos, il y a un autre aspect de l'affaire qui mérite examen. Il ressort de la documentation versée aux débats que le régime réglementaire établi par les règlements administratifs des bandes indiennes concernées traduit des questions politiques extrêmement importantes. Point n'est besoin d'être une partie à ce régime pour observer l'abandon de normes établies de longue date en matière d'imposition des terres et améliorations dans les réserves indiennes. On peut aussi présumer que des négociations intensives ont eu lieu entre les autorités publiques en Colombie‑Britannique, les autorités fédérales à Ottawa et, de fait, les bandes indiennes concernées, pour la mise en place d'un système complexe d'évaluation et de taxation. Je conclus qu'en fait, les autorités provinciales ont, sur le plan de la politique générale, renoncé à leur pouvoir d'imposition traditionnel sur les terres de réserve et, avec la collaboration des autorités fédérales dans l'application des règlements administratifs pris sous le régime de l'article 83 de la Loi sur les Indiens, ont légitimé le pouvoir des conseils respectifs des bandes indiennes concernées d'administrer leur propre système de taxation. J'en conclus que pour résoudre ce litige, il ne serait pas conforme à l'intérêt public ni n'y contribuerait en cet état de la cause, de passer outre aux dispositions relatives aux contestations des règlements administratifs en cause.

Le Juge en chef a dit que le juge Joyal a agi raisonnablement en prenant ce contexte en compte à l'égard des procédures de contestation en matière de taxation établies par la bande. À mon avis, cette même considération d'ordre contextuel s'applique également à l'examen de la conclusion du juge Joyal que la question de la partialité était prématurée. Le contexte que constitue la politique de l'autonomie gouvernementale est en effet pertinent relativement à toute la question de l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge. Il est utile à ce propos de se reporter au principe de l'interprétation des lois énoncé par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans l'arrêt Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36, arrêt portant sur l'interprétation des droits à l'exemption d'impôts prévus dans la Loi sur les Indiens:

Selon un principe bien établi, pour être valide, toute exemption d'impôts doit être clairement exprimée. Il me semble toutefois que les traités et les lois visant les Indiens doivent recevoir une interprétation libérale et que toute ambiguïté doit profiter aux Indiens.

Toujours dans le contexte des droits à l'exemption d'impôts, le juge La Forest a confirmé ce principe dans l'arrêt Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85, à la p. 143:

. . . il est clair que dans l'interprétation d'une loi relative aux Indiens, et particulièrement de la Loi sur les Indiens, il convient d'interpréter de façon large les dispositions qui visent à maintenir les droits des Indiens et d'interpréter de façon restrictive les dispositions visant à les restreindre ou à les abroger.

115 Ce sont là des principes d'interprétation généraux qui s'appliquent aussi bien à l'appréciation de la partialité institutionnelle à la lecture des règlements relatifs aux tribunaux de taxation des bandes établis en vertu de l'art. 83 de la Loi sur les Indiens qu'à l'interprétation directe de cette loi. Par conséquent, avant de conclure que les règlements en cause n'établissent pas des tribunaux de bande compétents en matière de taxation disposant d'une indépendance institutionnelle suffisante, il convient de les interpréter à la lumière de la connaissance la plus étendue possible de la façon dont ces règlements s'appliquent dans les faits.

4.La pertinence de la pratique d'un tribunal, telle quelle se dégage du contexte d'une audience, pour l'appréciation de l'indépendance institutionnelle

116 Je conviens avec le Juge en chef que les principes posés dans l'arrêt Valente, précité, doivent s'appliquer dans le contexte du critère à employer pour déterminer s'il y a impartialité; c'est‑à‑dire qu'il faut se demander si une personne sensée et raisonnable craindrait raisonnablement la partialité. Je souscris également au point de vue selon lequel la personne sensée et raisonnable hypothétique doit avoir reçu les renseignements pertinents. À cet égard, les motifs du juge de Grandpré dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369, à la p. 394, approuvés dans l'arrêt Valente, précité, parlent d'une «personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet».

117 La différence entre nous deux est que le Juge en chef limiterait ces renseignements aux énoncés concernant la procédure contenus dans les règlements, tandis que je remettrais à un stade ultérieur l'application du critère afin que la personne raisonnable puisse avoir l'avantage de savoir comment le tribunal en question fonctionne dans les faits. C'est maintenant presque un truisme de dire que les principes de justice naturelle sont flexibles et doivent être considérés dans leur contexte. Comme le dit le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, précité, à la p. 395:

Évidemment, le principe fondamental est le même: la justice naturelle doit être respectée. En pratique cependant, il faut prendre en considération le caractère particulier du tribunal. Comme le remarque Reid, Administrative Law and Practice, 1971, à la p. 220:

[traduction] . . . «tribunal» est un mot fourre‑tout qui désigne des organismes multiples et divers. On se rend vite compte que des normes applicables à l'un ne conviennent pas à un autre. Ainsi, des faits qui pourraient être des motifs de partialité dans un cas peuvent ne pas l'être dans un autre.

Lord Tucker abonde dans le même sens dans Russell v. Duke of Norfolk and others, [1949] 1 All E.R. 109, à la p. 118:

[traduction] Il n'existe pas à mon avis un principe qui s'applique universellement à tous les genres d'enquêtes et de tribunaux internes. Les exigences de la justice naturelle doivent varier selon les circonstances de l'affaire, la nature de l'enquête, les règles qui régissent le tribunal, la question traitée, etc.

De même, dans Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879, à la p. 897, on a fait remarquer ce qui suit dans les motifs de la majorité:

Il faut donc examiner la nature des procédures devant la Commission afin de déterminer si elle était tenue de se conformer à l'ensemble des règles de justice naturelle ou si son obligation était plutôt d'accorder à l'appelant l'équité procédurale.

Je conviens avec le Juge en chef que les tribunaux de taxation des bandes doivent se conformer aux principes de justice naturelle, mais, sans une bonne compréhension du contexte opérationnel pertinent, il est impossible d'appliquer ces principes.

118 Selon moi, c'est là une approche qui cadre avec les décisions dans lesquelles ce critère a été appliqué pour trancher à la fois la question de l'impartialité institutionnelle et celle de l'indépendance institutionnelle. Dans l'arrêt de principe Valente qui porte sur l'indépendance judiciaire, le juge Le Dain affirme, à la p. 689:

Même si l'indépendance judiciaire est un statut ou une relation reposant sur des conditions ou des garanties objectives, autant qu'un état d'esprit ou une attitude dans l'exercice concret des fonctions judiciaires, il est logique, à mon avis, que le critère de l'indépendance aux fins de l'al. 11d) de la Charte soit, comme dans le cas de l'impartialité, de savoir si le tribunal peut raisonnablement être perçu comme indépendant. [Je souligne.]

119 En se penchant sur l'impartialité institutionnelle dans l'arrêt R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, le juge en chef Lamer a examiné plusieurs conflits d'intérêts qui risquent de se produire lorsqu'un juge à temps partiel exerce aussi une autre occupation (vraisemblablement celle d'avocat) (p. 144), mais, faisant preuve de souplesse, il énumère les mesures que prennent les juges pour devenir davantage indépendants et impartiaux: par exemple, habiter une municipalité autre que celle où ils exercent leurs fonctions judiciaires, se borner, dans l'exercice du droit, à des domaines spécialisés, et prêter un serment professionnel (p. 151). Cette analyse de l'exercice des fonctions de juge à temps partiel et du contexte dans lequel elles s'exercent effectivement a permis au juge en chef Lamer de conclure que le système en cause dans cette affaire ne susciterait aucune crainte raisonnable de partialité chez une personne raisonnable et bien renseignée. De même, dans une autre affaire traitant d'impartialité institutionnelle, le juge Iacobucci, au nom de la Cour, a examiné le contexte plus général fourni par la Loi sur la Société du Barreau et l'expérience des professions autonomes en général pour déterminer s'il y avait une crainte raisonnable de partialité du fait que les conseillers du comité judiciaire de la Société du Barreau avaient un intérêt pécuniaire indirect dans l'issue des procédures disciplinaires: Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869, au pp. 884 à 894. Bien qu'il fût question dans ces deux cas d'impartialité institutionnelle, il reste que le rapport entre l'impartialité et l'indépendance, même dans le contexte judiciaire traditionnel, est étroit. Voir les motifs du juge Le Dain dans l'arrêt Valente, précité, à la p. 685. La distinction théorique semble d'ailleurs encore moins importante lorsqu'il s'agit de tribunaux administratifs.

120 La pratique suivie par un tribunal lors d'une audience a été examinée afin d'apprécier l'indépendance institutionnelle dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Alex Couture Inc., [1991] R.J.Q. 2534 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1992] 2 R.C.S. v. La Cour d'appel du Québec a considéré l'indépendance institutionnelle du Tribunal de la concurrence en fonction de la norme stricte à laquelle sont soumises les cours de justice. Appliquant les principes posés par notre Cour dans les arrêts Valente, Committee for Justice and Liberty et R. c. Lippé, précités, le juge Rousseau‑Houle, s'exprimant au nom de la Cour d'appel, a examiné (i) le régime en question tel qu'il se présentait dans la loi, (ii) les conditions effectives de nomination (à la p. 2598), la question de la sécurité financière (à la p. 2599) et les liens qu'avait chaque membre profane du Tribunal de la concurrence avec le pouvoir exécutif (aux pp. 2601 à 2603), ainsi que (iii) la politique administrative touchant notamment la rémunération des membres du tribunal (à la p. 2600).

121 Dans le domaine des droits de la personne, l'arrêt MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856 (C.A.), traite d'un cas où le tribunal des droits de la personne s'était penché sur une plainte de discrimination fondée sur le sexe dans le secteur de l'emploi. Or, en étudiant la question de la partialité institutionnelle, la Cour d'appel fédérale s'est arrêtée au fait que le tribunal des droits de la personne avait effectivement été constitué (il avait même tranché l'affaire), et elle a souligné à cet égard la pratique consistant à dresser une «liste restreinte» d'éventuels membres du tribunal (aux pp. 865 et 866). Concluant à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité institutionnelle dans un cas où il y a un lien direct entre le rôle de la Commission en tant que poursuivant et la constitution du tribunal qui a entendu l'affaire, le juge Heald a souligné l'importance tant du régime prévu par la loi que de la façon dont cette loi s'appliquait dans les faits (à la p. 872):

Selon moi, il ressort clairement de cet extrait qu'aux yeux du juge Collier, une «personne bien renseignée» était une personne connaissant bien le mécanisme prévu dans la loi ainsi que la façon dont il s'appliquait dans le traitement de la plainte en litige. En conséquence, je ne crois pas que le juge ait appliqué incorrectement le critère Crowe. [Je souligne.]

122 Dans Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 363 (C.A.), une affaire portant sur l'immigration, il était question de l'indépendance institutionnelle d'arbitres qui menaient des enquêtes en matière d'immigration. La Cour d'appel a conclu qu'une personne raisonnable verrait un écart suffisant entre l'institution concernée et le pouvoir exécutif. Le juge Heald a examiné à ce propos toute une gamme de faits et de circonstances opérationnels, dont la hiérarchie à partir du ministre jusqu'à l'arbitre, les conseils juridiques, le contrôle, la sécurité d'emploi, l'unité de négociation collective, les mutations et l'établissement du rôle des audiences.

123 On constate donc une tendance dans la jurisprudence à n'aborder la question de la partialité institutionnelle qu'après que le tribunal a été constitué ou qu'il a en fait rendu jugement. Or, la nécessité de considérer «objectivement» l'indépendance institutionnelle n'exclut pas l'examen de l'application d'un régime législatif qui crée un tribunal administratif, mais qui n'énonce que vaguement ou partiellement les trois éléments mentionnés dans l'arrêt Valente, ce qui est le cas en l'espèce, puisque les règlements de taxation en cause ne donnent aucun détail concernant la durée des fonctions et la rémunération. Il ne serait pas prudent de formuler des conclusions définitives sur le fonctionnement de cette institution en se fondant uniquement sur le libellé des règlements administratifs. La connaissance de la réalité opérationnelle de ces éléments manquants pourrait offrir un contexte nettement plus riche dans lequel peut être entrepris un examen objectif de l'institution en question et des rapports qui la caractérisent. Autrement, l'hypothétique «personne sensée» dont on parle en droit administratif demeure, pour sensée qu'elle soit, ignorante. Bien que, dans la présente affaire, aucun renseignement concernant la constitution d'un tribunal n'ait été fourni et qu'il soit incertain si les membres du tribunal qui devront entendre la contestation de l'évaluation en matière de taxation ont même été désignés, les bandes peuvent fixer la durée des fonctions et la rémunération lors de la constitution des tribunaux de taxation.

Dispositif

124 Ayant établi que, souvent, l'indépendance institutionnelle s'apprécie par l'examen de la pratique du tribunal telle qu'elle se dégage dans le contexte d'une audience, je ne puis affirmer que le juge Joyal aurait dû se pencher en première instance sur la question de l'indépendance institutionnelle. Par conséquent, prenant également en considération tous les autres facteurs dont le juge Joyal a légitimement tenu compte dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire (évoqués dans les motifs du Juge en chef), j'estime que ce n'est pas à tort que le juge Joyal a conclu au caractère prématuré de la question de la partialité et qu'il a refusé, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, de procéder au contrôle judiciaire.

125 Je suis en conséquence d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel fédérale et de rétablir l'ordonnance du juge Joyal de la Section de première instance de la Cour fédérale. Les appelants ont droit à leurs dépens en notre Cour et en Cour d'appel fédérale.

Version française des motifs des juges McLachlin et Major rendus par

126 Le juge Major — J'ai eu l'occasion de lire les motifs du Juge en chef dans la présente affaire et je souscris à sa conclusion qu'il y a lieu de rejeter le pourvoi avec dépens. Je me fonde toutefois sur des motifs différents.

127 Je retiens l'argument des appelants selon lequel la commission de révision des évaluations a compétence pour trancher toute question concernant l'évaluation d'un immeuble situé «dans la réserve», mais j'estime aussi qu'elle n'a pas compétence pour déterminer si un immeuble est en fait situé «dans la réserve». Le terrain dont il s'agit en l'espèce consiste en une emprise parcourant la réserve et relativement à laquelle l'intimée détient un titre de propriété distinct depuis plus de cent ans.

128 Or, les commissions de révision des évaluations, du fait qu'elles tirent leur origine d'un texte législatif, n'ont que la compétence dont les investissent les textes habilitants, soit, en l'occurrence, l'art. 83 de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, modifiée, et les différents règlements administratifs pris en vertu de cet article. L'article 83 de la Loi sur les Indiens dispose:

83. (1) Sans préjudice des pouvoirs que confère l'article 81, le conseil de la bande peut, sous réserve de l'approbation du ministre, prendre des règlements administratifs dans les domaines suivants:

a) sous réserve des paragraphes (2) et (3), l'imposition de taxes à des fins locales, sur les immeubles situés dans la réserve, ainsi que sur les droits sur ceux‑ci, et notamment sur les droits d'occupation, de possession et d'usage;

. . .

(3) Les règlements administratifs pris en application de l'alinéa (1)a) doivent prévoir la procédure de contestation de l'évaluation en matière de taxation. [Je souligne.]

129 L'article 41 du règlement d'évaluation de la bande indienne Siska, qui est représentatif des règlements d'évaluation en cause dans la présente affaire, est ainsi libellé:

[traduction]

41. (1)Une personne qui estime que le rôle d'évaluation achevé renferme une des erreurs ou omissions suivantes:

a)le nom d'une personne a été erronément ajouté ou omis,

b)un immeuble et ses améliorations situés dans la réserve ont été erronément inscrits ou omis,

c)la valeur d'un immeuble et de ses améliorations a été fixée trop haut ou trop bas,

d)un immeuble et ses améliorations n'ont pas été classés dans la catégorie appropriée,

e)une exemption a été irrégulièrement accordée ou refusée,

peut, en personne, ou par avis écrit revêtu de sa signature, ou par l'intermédiaire d'un avocat ou d'un représentant auquel elle a donné une autorisation écrite à cette fin, et moyennant paiement à la bande indienne Siska de la somme de 25 $ par inscription au rôle, porter devant la commission de révision sa plainte relative à l'erreur ou à l'omission et exposer en termes généraux les motifs de sa plainte. La commission examine alors la plainte et confirme ou modifie l'évaluation. [Je souligne.]

130 Il est donc évident, d'après la Loi et les règlements administratifs, que les bandes ont une large compétence pour ce qui est des questions d'évaluation touchant tous les immeubles situés dans la réserve, et que les tribunaux d'appel sont compétents relativement aux cas énumérés dans le règlement, notamment relativement à la question de savoir si un immeuble situé «dans la réserve» a été irrégulièrement porté au rôle.

131 Toutefois, la plainte des intimées en l'espèce ne porte pas sur le fait qu'un immeuble situé «dans la réserve» a été irrégulièrement inscrit au rôle, mais plutôt qu'y a été inscrit un immeuble qui n'est pas situé dans la réserve. Autrement dit, leur plainte procède de ce que leur terrain ne se trouve pas «dans la réserve». Il s'agit donc d'une plainte qui soulève la question fondamentale de savoir si l'évaluation elle‑même relevait de la compétence de la bande et si les tribunaux d'appel constitués conformément aux règlements administratifs pris en vertu de la Loi peuvent entendre tout appel interjeté contre cette évaluation.

132 Dans l'arrêt U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, à la p. 1087, le juge Beetz a dit que lorsqu'elle est appelée à statuer en matière de compétence, la Cour doit adopter une approche «pragmatique et fonctionnelle» pour répondre à la question suivante: «Le législateur a‑t‑il voulu qu'une telle matière relève de la compétence conférée au tribunal?» En l'espèce, la bande s'est vu accorder la maîtrise des évaluations et de la taxation qui s'effectuent dans les limites de la réserve. Incontestablement, toute question découlant de l'évaluation d'immeubles situés dans la réserve ressortirait nettement à la commission de révision.

133 Pour ce qui est de la prétention que la commission de révision a également compétence pour décider de ce qui se trouve et de ce qui ne se trouve pas «dans la réserve», elle est difficilement soutenable. À mon avis, il est évident que les tribunaux d'appel constitués en vertu des différents règlements administratifs en cause ne peuvent connaître de la question de savoir si le terrain des intimées est situé dans la réserve. La question de savoir si ce terrain est imposable est une question de droit qui échappe à la compétence de la commission.

134 Je reconnais que, s'il se voit saisi d'une plainte relative à l'avis d'évaluation, le tribunal d'appel peut avoir à déterminer si un immeuble est situé dans la réserve. Mais, en ce faisant, il statue sur sa compétence plutôt que de trancher une question conformément à sa compétence.

135 Pour décider si un immeuble se trouve «dans la réserve», il faudra inévitablement prendre en considération divers facteurs, tels que les règles de droit applicables en matière immobilière, les relevés d'arpentage, les interprétations de traités, pour ne nommer que ceux‑là. Il s'agit là d'éléments à l'égard desquels la commission n'a aucune expertise, et rien n'indique que le législateur ait eu l'intention de lui donner compétence à leur sujet.

136 On voit une certaine analogie avec l'arrêt Dayco (Canada) Ltd. c. TCA‑Canada, [1993] 2 R.C.S. 230, où le juge La Forest, s'exprimant au nom de la majorité, a fait remarquer qu'avant de pouvoir se pencher sur la question de fond que soulevait le grief, l'arbitre devait d'abord se demander s'il existait une convention collective. En faisant cette détermination, l'arbitre n'agissait pas conformément à sa compétence. Il statuait plutôt sur sa compétence. La question de savoir s'il existait encore une convention collective nécessitait l'examen de la règle de common law relative aux droits acquis, domaine dans lequel l'arbitre n'avait aucune expertise. Il pouvait donc examiner si une convention collective était encore en vigueur, mais, en étudiant cette question, il n'agissait pas conformément à sa compétence stricto sensu. Il ne devait donc pas commettre d'erreur en rendant sa décision.

137 De même, en l'espèce, le texte du règlement administratif indique clairement que la commission de révision a compétence pour déterminer si un immeuble situé «dans la réserve» a été illégitimement porté au rôle. Or, la Loi sur les Indiens précise bien que seuls sont imposables les immeubles situés «dans la réserve». Tout comme l'arbitre dans l'affaire Dayco statuait sur sa compétence en décidant s'il existait une convention collective, la commission en l'espèce se trouverait à statuer sur sa compétence en déterminant si le terrain en cause est situé «dans la réserve».

138 Par conséquent, si la décision de la commission sur ce point devait faire l'objet d'une demande de contrôle judiciaire, le tribunal qui effectuait ce contrôle serait en droit de l'examiner selon la norme de l'absence d'erreur. C'est ce que reconnaît le Juge en chef lorsqu'il dit à la p. 27:

Sans aucun doute, les tribunaux d'appel créés en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens sont investis du pouvoir de déterminer si le terrain des intimées est assujetti aux règlements de taxation des bandes appelantes, quoique toute décision rendue par ces instances puisse faire l'objet d'un contrôle selon la norme de l'absence d'erreur. [Je souligne.]

139 La question en l'espèce n'est cependant pas celle de la norme de contrôle applicable dans un cas où un tribunal a statué sur un point qui ne relève pas de sa compétence au sens strict. Il s'agit plutôt de déterminer si un propriétaire foncier qui a reçu un avis d'évaluation qui, d'après lui, ne relève pas de la compétence de la bande devrait se voir contraint de recourir aux procédures de contestation prévues par les règlements administratifs. Le problème vient de ce que les tribunaux d'appel n'auraient pas davantage compétence pour trancher la question en litige que n'avait l'évaluateur pour établir l'avis d'évaluation. J'estime en conséquence que, lorsque se pose seulement, comme c'est le cas en l'espèce, une question fondamentale d'incompétence, la partie intimée ne devrait pas être tenue de s'adresser inutilement au tribunal d'appel qui est incompétent en la matière, mais devrait pouvoir soumettre la question de compétence directement à une cour de justice.

140 Ce point de vue est appuyé par Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403, un arrêt de notre Cour portant sur des faits analogues. Dans cette affaire, la propriétaire foncière possédait une terre que la municipalité avait imposée au taux ordinaire, de 1965 à 1971. La propriétaire avait toutefois donné sa terre en location à un tiers, qui la cultivait. Cette terre aurait donc dû bénéficier aux termes de la Loi des cités et villes, d'un traitement fiscal de faveur parce qu'elle était en culture. Or, plutôt que de se prévaloir des dispositions de ladite loi relatives à la révision et à l'annulation, la propriétaire a intenté en Cour supérieure une action en annulation des rôles d'évaluation et de perception de la ville pour les années en question et en remboursement de l'impôt payé indûment.

141 Notre Cour avait à décider si la contribuable aurait dû recourir d'abord aux moyens d'appel prévus par la Loi, ou si elle pouvait s'adresser directement aux cours de justice. Le juge Beetz a reconnu que la municipalité qui impose un bien exonéré d'impôt outrepasse sa compétence, de sorte que le contribuable peut porter sa cause directement devant les cours de justice. Il a dit, en effet, à la p. 424:

Dans la seconde hypothèse, la municipalité évalue pour fin d'imposition et taxe un objet exempt d'impôt. On tient alors qu'elle a posé des actes ultra vires tant dans l'évaluation que la taxation et que ces actes peuvent être attaqués devant les tribunaux supérieurs de droit commun, telle la Cour supérieure, en demande ou en défense, pour le tout ou pour partie si la matière est divisible. Il n'importe pas dans cette hypothèse que le contribuable ait omis de se prévaloir des moyens expéditifs et spéciaux prévus par la loi, si tant est qu'ils soient ouverts; il n'importe pas non plus, s'il s'en est prévalu, qu'il ait échoué. [Je souligne.]

Le juge Beetz applique ensuite ce principe de droit aux faits de l'affaire et dit (à la p. 435):

Suivant une jurisprudence constante que j'ai citée plus haut, quand il s'agit de décider si un immeuble est taxable ou exempt, en tout ou en partie, le fait que la loi fiscale municipale ait prévu des moyens d'appel spéciaux n'écarte pas la juridiction de contrôle et de surveillance de la Cour supérieure et il n'importe pas que le contribuable ait négligé d'avoir recours à ces moyens ou ait échoué en les exerçant. . .

Les estimateurs et les membres d'un corps comme le bureau de révision ont des attributions essentiellement administratives. Ce ne sont généralement pas des hommes de loi et ils ne constituent pas un tribunal supérieur. On s'est demandé s'il entre ou s'il peut entrer dans leurs attributions de trancher une question de droit comme celle du caractère imposable d'un immeuble, question qui était du ressort des tribunaux supérieurs en 1867, ou d'exercer, par voie d'appel ou autrement à propos de cette question, un pouvoir de contrôle comme celui qu'exerce le bureau de révision sur les estimateurs de la Ville. [Je souligne.]

Il ajoute (à la p. 437):

Saisis d'une pareille plainte, les membres du conseil ou du bureau de révision ne peuvent s'abstenir de statuer sans compromettre l'intégrité de leurs fonctions administratives. Ils doivent donc répondre afin d'exercer celles‑ci en observant la Loi, autant qu'il leur est possible et comme il incombe à tous.

Mais ils ne peuvent se tromper à ce sujet car leur compétence administrative dépend de l'exactitude de la réponse qu'ils apportent à ces questions de droit. S'ils se trompent, ils demeurent assujettis au pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure.

D'autre part, quand ils répondent, ils exercent une fonction incidente à leurs fonctions administratives et, du fait qu'ils doivent observer la Loi et ont l'occasion de l'exprimer, il ne s'ensuit pas qu'il leur appartient de la dire comme une cour de justice. Leur réponse n'a donc pas le caractère définitif de la chose jugée.

C'est pourquoi il reste possible au contribuable de recommencer par une action directe en nullité intentée en Cour supérieure, lors même qu'il a porté plainte au conseil ou au bureau de révision et que l'un ou l'autre a statué.

C'est pourquoi également la jurisprudence n'impose pas au contribuable de s'adresser aux instances administratives: elle estime qu'en cette matière de taxation et d'exemption le contribuable conserve le droit de s'adresser d'abord à un forum judiciaire comme la Cour supérieure qui a, lui, le pouvoir de trancher la question avec la force de la chose jugée. [Je souligne.]

142 Je ne vois aucune distinction entre cette affaire et la présente espèce. Dans les deux cas, le contribuable faisait grief au fisc d'avoir de quelque manière excédé sa compétence et soutenait qu'il devait, par suite de cet excès, pouvoir recourir directement aux cours de justice, sans passer d'abord par les procédures de contestation prévues dans les textes législatifs.

143 La bande appelante prétend qu'il convient de suivre plutôt l'arrêt antérieur Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, où notre Cour a établi la doctrine de l'«autre recours approprié». Dans cette affaire, on avait exigé d'un étudiant qu'il abandonne ses études. La loi applicable prévoyait le droit de porter une telle décision en appel devant un «comité du conseil», qui était tenu d'«entendre et trancher» l'affaire. Le comité s'est réuni, a entendu les arguments de l'université, puis a rendu une décision défavorable à l'étudiant, sans toutefois l'avoir entendu. Même si la loi en question accordait un droit d'appel devant un autre tribunal, également chargé d'«entendre et trancher» les appels, l'étudiant ne s'en est pas prévalu. Il a plutôt saisi la Cour du Banc de la Reine d'une demande de certiorari et de mandamus visant la décision du comité du conseil. Le juge en chambre a fait droit à la demande, mais sa décision a été infirmée par la Cour d'appel de la Saskatchewan.

144 Devant notre Cour, l'étudiant lésé a soutenu que la violation des principes de justice naturelle par le comité du conseil rendait la décision de ce dernier nulle dès le départ. Par conséquent, il ne devrait pas avoir à suivre les voies d'appel jusqu'au prochain palier, mais devrait, au contraire, pouvoir s'adresser directement aux cours de justice. Le juge Beetz, au nom de la majorité, rejette ce point de vue, disant, à la p. 585:

Il ne fait aucun doute qu'en l'espèce le comité du conseil avait compétence pour entendre et trancher la demande ou la requête de l'appelant. Il n'y avait pas absence de compétence. En exerçant cette compétence, le comité du conseil a erré en n'observant pas les règles de justice naturelle. Bien que d'un certain point de vue on puisse dire que cette erreur est «assimilable» à une erreur d'ordre juridictionnel, il ne s'ensuit pas que la décision est entachée de la même nullité que si le comité n'avait pas été compétent. La décision du comité est simplement annulable à la demande de la partie lésée et peut être portée en appel jusqu'à ce qu'elle soit annulée par une cour supérieure ou infirmée par le sénat. [Je souligne.]

145 Le juge Beetz poursuit en concluant que la décision du comité, même si elle a été rendue à la suite d'une violation des principes de justice naturelle, aurait pu être portée en appel devant le comité du sénat, qui était, lui aussi, investi du pouvoir d'«entendre et trancher» l'affaire. Ce processus était donc adéquat pour le règlement du litige. Pour ce motif, le juge Beetz a conclu qu'il aurait fallu privilégier cet autre recours et que le juge en chambre aurait dû, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser d'accorder le certiorari et le mandamus.

146 Il importe de faire remarquer que, dans l'arrêt Harelkin, contrairement à ce qui s'est passé dans l'arrêt subséquent Abel Skiver, les juges majoritaires ont conclu que le comité avait agi dans les limites de sa compétence, et l'arrêt portait surtout sur l'incidence que le manquement à la justice naturelle avait eue sur la capacité de l'étudiant de porter la décision en appel devant le comité du sénat. Bien que le juge Beetz ait indiqué qu'une violation de la justice naturelle est «"assimilable" à une erreur d'ordre juridictionnel», cette violation n'entraîne pas le même type de nullité.

147 Le juge Dickson (plus tard Juge en chef), dissident, n'était pas d'avis que l'étudiant était tenu de recourir à la procédure d'appel prescrite dans la loi en question et a conclu qu'on aurait dû permettre à l'étudiant de saisir directement les cours de justice d'une demande de certiorari et de mandamus. Il écrit, aux pp. 604 et 605:

Avec égards, j'estime, pour les raisons suivantes, que la Cour d'appel a erré en se fondant sur l'un de ces motifs:

(1)le principe du refus d'accorder le certiorari lorsqu'il n'y a pas de «circonstances spéciales» et qu'existe un droit d'appel, s'applique seulement aux erreurs commises dans les limites de la compétence;

(2)une décision rendue sans égard aux principes de justice naturelle n'est pas dans les limites de la compétence;

(3)lorsqu'un tribunal outrepasse ainsi sa compétence, un certiorari est accordé ex debito justitiae, même s'il existe un droit d'appel à un autre tribunal administratif.

La Cour d'appel s'est fondée sur l'arrêt Re Wilfong [(1962), 37 W.W.R. 612 (C.A. Sask.)] pour statuer qu'en l'absence de circonstances spéciales le certiorari est généralement refusé lorsqu'il existe un droit d'appel. L'arrêt Re Wilfong limite lui‑même ce principe aux erreurs qui ne sont pas des erreurs de compétence. L'arrêt Re Wilfong traite seulement de l'attitude à adopter lors de révisions judiciaires lorsqu'on n'allègue pas une erreur d'ordre juridictionnel et qu'[il existe] un appel inconditionnel devant les tribunaux ordinaires. [Je souligne.]

Il ajoute, aux pp. 608 et 609:

De façon générale, s'il s'agit d'une erreur d'ordre juridictionnel, le certiorari est émis ex debito justitiae, mais s'il s'agit d'une erreur de droit, le certiorari peut être émis en l'absence d'une clause privative. Le pouvoir discrétionnaire est étendu lorsque l'erreur n'en est pas une d'ordre juridictionnel et qu'appel peut être interjeté devant les cours, mais disparaît de fait lorsqu'il s'agit d'une erreur d'ordre juridictionnel et que le droit d'appel, s'il en est, s'exerce devant un tribunal administratif ou interne qui agit comme juridiction d'appel. [En italique dans l'original.]

148 Je ne suis donc pas d'accord avec le Juge en chef pour dire que l'arrêt Harelkin établit l'applicabilité du principe de l'«autre recours approprié» même lorsqu'il y a erreur de compétence. De fait, les juges majoritaires dans l'arrêt Harelkin ont eu grand soin de souligner qu'on ne se trouvait pas en présence d'une erreur de compétence. Or, l'opinion dissidente du juge Dickson repose sur l'hypothèse selon laquelle il s'agissait bel et bien d'une erreur de compétence, qui entraînait en conséquence l'inapplicabilité du principe de l'autre recours approprié.

149 Il y a lieu de faire remarquer en outre que c'est le juge Beetz qui a rédigé l'opinion de la majorité dans l'arrêt Harelkin et dans l'arrêt Abel Skiver, et que le premier date de quatre ans avant le second. Quoiqu'il fût l'auteur de l'arrêt Harelkin, le juge Beetz n'a pas considéré l'existence d'un processus d'appel comme interdisant l'accès aux cours de justice dans l'affaire Abel Skiver. Il semble évident que la distinction entre les deux affaires consiste en ce que, dans l'affaire Harelkin, l'erreur constituait une violation de la justice naturelle, tandis que dans l'affaire Abel Skiver, la municipalité n'était pas autorisée à établir l'évaluation, de sorte qu'il s'agissait d'une question de compétence.

150 L'arrêt Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326, vient appuyer ma conclusion que le principe de l'autre recours approprié ne s'applique pas à une question de compétence. L'appelante dans cette affaire a intenté, en vertu de l'art. 33 du Code de procédure civile, une action en nullité des règlements en cause et en répétition des taxes indûment payées pour certaines années. La Cour a finalement statué que la compétence de contrôle que possède la Cour supérieure en vertu de l'art. 33 confère un pouvoir discrétionnaire à un juge de ladite cour. En exposant ses motifs, le juge Gonthier résume comme suit l'arrêt Abel Skiver, aux pp. 346 et 347:

Tenant compte de la spécificité de l'acte, le juge Beetz a envisagé la question sous la forme de deux hypothèses. Si la municipalité a employé une méthode fautive ou un principe erroné d'évaluation, le contribuable qui s'abstient ou néglige d'avoir recours aux moyens expéditifs et spéciaux qui lui sont fournis par la loi, sera irrecevable à contester le rôle d'évaluation (voir Shannon Realties, Ltd. v. Ville de St. Michel, précité). Par contre, si elle a évalué pour fins d'imposition un objet exempt d'impôt, on tiendra alors que son geste est ultra vires et sans compétence et qu'il peut être attaqué devant les tribunaux supérieurs de droit commun (voir Donohue Bros. v. Corporation of the Parish of St. Etienne de La Malbaie, précité). Après avoir formulé ces principes, le juge Beetz considéra l'objet du pourvoi. Comme l'action visait à faire annuler les rôles d'évaluation et de perception quant à la terre de l'appelante qui avait été évaluée en tant qu'immeuble ordinaire, alors qu'elle aurait dû être reconnue comme «terre en culture» au sens de l'art. 523 de la Loi des cités et villes, il estima que la ville avait évalué un bien exempt d'impôt et commis par là un acte ultra vires n'ayant pas compétence sur un bien de cette sorte. [Je souligne.]

Il ajoute à la p. 372:

À mon avis et de façon générale, sauf le cas d'absence totale de compétence, le juge saisi en vertu de l'art. 33 du Code de procédure civile peut refuser d'accorder le redressement recherché, si, eu égard aux circonstances dont notamment l'importance de l'atteinte au droit alléguée et le comportement du demandeur, il estime justifié de le faire. [Je souligne.]

151 En l'espèce, les intimées prétendent simplement que le terrain en cause n'est pas situé «dans la réserve» et que, par conséquent, le tribunal d'appel n'avait pas compétence en la matière. Cela étant, je vois mal pourquoi un contribuable dans la situation des intimées devrait être tenu de s'adresser à un tribunal qui n'a pas compétence pour régler la plainte. Un tel autre «recours» ne saurait être considéré comme «approprié». Je conviens certes que, si les intimées avaient choisi de recourir au tribunal d'appel, celui‑ci aurait pu se pencher sur l'affaire, mais je ne crois pas que ce recours doive être obligatoire.

152 Mon opinion diverge de celle du Juge en chef en ce qui concerne la nature de l'arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49. Aucune erreur de compétence n'a été soulevée dans cette affaire. Seule se posait la question de savoir si le vérificateur général pouvait s'adresser aux cours de justice pour tenter d'obtenir la communication de certains documents relatifs à l'acquisition de Petrofina par Petro‑Canada. Le vérificateur général avait demandé ces documents par les voies appropriées, mais s'était heurté à des refus. La Loi sur le vérificateur général ne lui laissait donc pas d'autre recours que de faire rapport au Parlement. La question était donc de savoir si ce processus consistant à présenter un rapport au Parlement constituait un «autre recours approprié», ou si le vérificateur général devait pouvoir en outre s'adresser aux cours de justice. Notre Cour a décidé que la présentation d'un rapport au Parlement était effectivement un «autre recours approprié» et qu'en conséquence le vérificateur général ne pouvait recourir aux cours de justice pour se faire communiquer les documents en question. Par conséquent, aucune question de compétence ne se posait et l'arrêt n'établit pas que le principe de l'autre recours approprié s'applique même dans les cas où il y a erreur de compétence.

153 À mon avis, le juge de la Section de première instance a commis une erreur en concluant, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, à l'existence d'un autre recours approprié en l'espèce alors qu'en réalité le tribunal d'appel n'avait pas compétence pour répondre à l'unique question soulevée. Dans ces circonstances, les intimées sont en droit de s'adresser directement aux cours de justice en demandant un bref de certiorari.

154 Je suis en conséquence d'avis de rejeter le pourvoi avec dépens.

Pourvoi rejeté avec dépens, les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci sont dissidents.

Procureurs des appelants la bande indienne de Matsqui et le conseil de la bande indienne de Matsqui: Pape & Salter, Vancouver.

Procureurs des appelants la bande indienne Siska et le conseil de la bande indienne Siska, la bande indienne Kanaka Bar et le conseil de la bande indienne Kanaka Bar, la bande indienne Nicomen et le conseil de la bande indienne Nicomen, la bande indienne de Shuswap et le conseil de la bande indienne de Shuswap, la bande indienne Skuppah et le conseil de la bande indienne Skuppah, la bande indienne de Spuzzum et le conseil de la bande indienne de Spuzzum: Cooper & Associates, Vancouver.

Procureur des intimées: Service du contentieux de Canadien Pacifique, Vancouver.

Procureurs de l'intervenante: Mandell, Pinder, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 1 R.C.S. 3 ?
Date de la décision : 26/01/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit administratif - Tribunaux administratifs - Caractère approprié d'un tribunal - Question de compétence - Tribunaux constitués par des bandes des premières nations pour examiner des questions d'évaluation des immeubles situés dans la réserve - Processus d'appel aboutissant à un contrôle par les cours de justice - Aucune rémunération fixe ni avantage d'inamovibilité pour les membres des tribunaux - Allégation que le terrain n'est pas situé dans la réserve - Pour faire examiner la question faut‑il suivre une autre voie d'appel, ou les cours de justice peuvent‑elles accorder immédiatement le contrôle judiciaire? - Les tribunaux satisfont‑ils aux critères en ce qui concerne l'indépendance? - Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, art. 83(1), (3) - Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 18, 18.3(1), 18.5, 24(1).

Droit des autochtones - Tribunaux constitués par des bandes des premières nations pour examiner des questions d'évaluation des immeubles situés dans la réserve - Processus d'appel aboutissant à un contrôle effectué par les cours de justice - Aucune rémunération fixe ni avantage d'inamovibilité pour les membres des tribunaux - Allégation que le terrain n'est pas situé dans la réserve - Pour faire examiner la question faut‑il suivre une autre voie d'appel, ou les cours de justice peuvent‑elles accorder immédiatement le contrôle judiciaire? - Les tribunaux satisfont‑ils aux critères en ce qui concerne l'indépendance?.

Des modifications apportées à la Loi sur les Indiens habilitent les bandes des premières nations à prendre des règlements administratifs prévoyant l'imposition de taxes sur les biens immeubles situés dans leur réserve. Chacune des bandes appelantes a élaboré des règlements de taxation et d'évaluation, qui sont entrés en vigueur après leur approbation par le ministre. Le règlement d'évaluation de la bande de Matsqui prévoit l'établissement de tribunaux de révision pour entendre les appels formés contre les évaluations, la constitution d'un comité de révision des évaluations pour entendre les appels formés contre les décisions des tribunaux de révision et, enfin, la possibilité d'en appeler des décisions du comité de révision devant la Section de première instance de la Cour fédérale sur une question de droit. Les autres bandes prévoient une seule audience devant une commission de révision et un appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Chacun des règlements administratifs prévoit que les membres des tribunaux d'appel peuvent toucher une rémunération mais n'exige pas qu'une rémunération leur soit effectivement versée. De plus, les règlements ne prévoient pas l'inamovibilité, de sorte que les membres pourraient ne pas être désignés pour entendre d'autres appels en matière d'évaluation. Des membres des bandes peuvent être nommés membres des tribunaux.

Les appels ont été entendus en même temps à tous les paliers, les faits étant essentiellement identiques dans chaque cas. Chacune des bandes appelantes a envoyé un avis d'évaluation à l'intimée, Canadien Pacifique Limitée («CP»), concernant la bande de terrain parcourant les réserves sur laquelle CP a posé ses voies ferrées. La bande de Matsqui a en outre fait tenir un avis d'évaluation à l'intimée, Unitel Communications Inc., qui a installé des câbles de fibres optiques sur le terrain de CP.

Les intimées ont saisi la Section de première instance de la Cour fédérale d'une demande de contrôle judiciaire visant à faire annuler les évaluations. CP a fait valoir que son terrain ne pouvait être taxé par les bandes appelantes parce qu'elle possédait en fief simple le terrain en question, qui ne faisait donc pas partie de la réserve. Invoquant les moyens suivants, les appelants ont présenté une requête en annulation de la demande de contrôle judiciaire des intimées: a) la demande visait une décision qui ne peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire en raison du droit de pouvoir ultérieurement interjeter appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale, ou subsidiairement, b) les règlements d'évaluation prévoient un autre recours approprié, soit le droit d'appeler ultérieurement à la Section de première instance de la Cour fédérale. Le juge des requêtes, retenant le second moyen, a annulé la demande de contrôle judiciaire des intimées. La Cour d'appel fédérale a accueilli l'appel interjeté contre cette décision, qu'elle a infirmée, et a rejeté la requête en annulation présentée par les appelants. La question en litige est de savoir si le juge des requêtes a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire d'annuler la demande de contrôle judiciaire des intimées, les obligeant ainsi à poursuivre leur contestation relative à la compétence par le biais des procédures de contestation établies par les bandes appelantes. La question de savoir si le terrain est situé «dans la réserve» ne se pose pas.

Arrêt (les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Le caractère approprié des tribunaux d'appel et l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de contrôle judiciaire

Le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci: Les tribunaux administratifs peuvent examiner les limites de leur compétence, même si leurs décisions à cet égard n'ont pas l'autorité de la chose jugée. Ces décisions sont susceptibles d'un contrôle selon la norme de l'absence d'erreur et, en règle générale, on fait preuve de peu de retenue à leur égard. En l'espèce, la compétence des tribunaux d'appel comprend à la fois la classification des immeubles imposables et l'estimation de leur valeur, car les mots «évaluation» et «assessment» employés au par. 83(3) de la Loi sur les Indiens visent l'ensemble du processus entrepris par les évaluateurs. L'analyse fondée sur l'objet amène à privilégier cette «démarche fondée sur le processus». De toute évidence, le législateur a voulu que les bandes prennent en main le processus d'évaluation dans les réserves, puisque le régime établi serait sans objet si les évaluateurs ne pouvaient déterminer préalablement si un terrain donné devrait être qualifié d'imposable et, en conséquence, porté sur les rôles de taxation.

La Section de première instance de la Cour fédérale et les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens ont une compétence concurrente pour décider si le terrain des intimées est situé «dans la réserve». En conformité avec le caractère traditionnellement discrétionnaire du contrôle judiciaire, les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale jouissent d'un pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il y a lieu à contrôle judiciaire. Pour déterminer si elles doivent entreprendre le contrôle judiciaire plutôt que d'exiger que le requérant se prévale d'une procédure d'appel prescrite par la loi, les cours de justice doivent considérer la commodité de l'autre recours, la nature de l'erreur et la nature de la juridiction d'appel (c.‑à‑d. sa capacité de mener une enquête, de rendre une décision et d'offrir un redressement). Il ne faut pas limiter la liste des facteurs à prendre en considération, car il appartient aux cours de justice, dans des circonstances particulières, de cerner et de soupeser les facteurs pertinents.

Il y avait lieu d'examiner le caractère approprié des procédures de contestation que les bandes ont établies en vertu de la loi, et non pas simplement le caractère approprié des tribunaux d'appel parce que les bandes ont prévu que les décisions de ces tribunaux peuvent être portées en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale. Certains facteurs ne sont pertinents que relativement aux tribunaux d'appel (c.‑à‑d. l'expertise des membres ou les allégations de partialité) ou à l'appel à la Section de première instance de la Cour fédérale (c.‑à‑d. la question de savoir si les bandes ont compétence pour prévoir un tel appel). L'application du principe de l'autre recours approprié commande la prise en considération de tous ces facteurs afin d'apprécier globalement le régime législatif en question.

Ce n'est pas à tort que le juge des requêtes a tenu compte des considérations de principe sous‑jacentes au régime pour déterminer comment exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de contrôle judiciaire. Il pouvait raisonnablement conclure que, comme le régime s'inscrit dans la politique de l'encouragement de l'autonomie gouvernementale des autochtones, permettre aux intimées de contourner les procédures de contestation nuirait à l'ensemble du régime.

Les bandes ont compétence pour prendre des règlements administratifs prévoyant le droit d'interjeter appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale. L'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale n'énonce pas de conditions auxquelles serait soumise la création dans un texte législatif d'un droit d'appel des décisions des tribunaux administratifs fédéraux; il ne fait que circonscrire les pouvoirs de contrôle judiciaire de la Section de première instance de la Cour fédérale lorsqu'un texte législatif confère un droit d'appel. Suivant le par. 24(1), la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour connaître des appels interjetés devant la cour aux termes d'une loi fédérale. Les procédures de contestation en l'espèce relèvent directement de ce paragraphe parce qu'elles sont autorisées «aux termes» du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens.

Le Parlement a voulu que les bandes bénéficient d'une latitude considérable pour créer des procédures de contestation au moyen de leurs règlements administratifs, «sous réserve de l'approbation du ministre» (par. 83(1)). Le ministre a approuvé chacun des règlements administratifs en cause, étant de toute évidence d'avis que les bandes avaient compétence pour prévoir des appels à la Section de première instance de la Cour fédérale. Les cours de justice ne devraient pas réduire le choix des procédures de contestation dont disposent les bandes.

La question à trancher est de savoir si les tribunaux d'appel constituent des juridictions appropriées; il n'était pas nécessaire de se demander s'ils représentent une juridiction plus indiquée que les cours de justice. Les tribunaux d'appel peuvent procéder à une enquête de large portée sur la totalité de la preuve et, de l'avis du législateur, ils sont en mesure de régler les questions complexes dont ils peuvent être saisis. Le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur la Cour fédérale autorise les tribunaux d'appel à demander l'assistance des cours de justice s'ils se heurtent à des questions de droit, de procédure ou autres qu'ils ne peuvent résoudre.

Il était raisonnable que le juge des requêtes tienne compte des facteurs suivants dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire: (1) les tribunaux constituaient une juridiction appropriée pour mener en première instance une enquête approfondie; (2) la procédure de contestation établie en vertu de la loi permettait de porter la décision des tribunaux en appel devant la Section de première instance de la Cour fédérale, qui statue avec l'autorité de la chose jugée; (3) étant donné la politique consistant à favoriser le développement d'institutions gouvernementales propres aux autochtones, il était préférable que le litige se règle dans le cadre des procédures de contestation prévues par la loi.

Le juge La Forest: La Section de première instance de la Cour fédérale ainsi que les tribunaux d'appel constitués en vertu du par. 83(3) de la Loi sur les Indiens ont une compétence concurrente pour décider si le terrain des intimées est situé «dans la réserve». Le juge des requêtes n'a toutefois pas exercé comme il se doit son pouvoir discrétionnaire en concluant que les voies de contestation établies par les bandes représentent dans ce contexte un autre recours approprié. Déterminer si le terrain des intimées est situé «dans la réserve» constitue une question de compétence qui soulève des points de droit à la fois distincts et techniques débordant de l'expertise particulière des tribunaux d'appel des bandes. Il s'agit en dernière analyse d'une question qui est du ressort des cours de justice. La procédure de contestation établie par les bandes n'est pas un recours approprié puisque toute décision que pourra rendre un tribunal d'appel de bande relativement à cette question n'aura pas l'autorité de la chose jugée et sera susceptible de contrôle par la Section de première instance de la Cour fédérale, qui appliquera la norme de l'absence d'erreur. Il convient d'accorder aux intimées la possibilité d'obtenir que cette question de compétence soit réglée dès l'abord avec l'autorité de la chose jugée par la Cour fédérale, sans qu'elles ne soient contraintes de recourir à la longue procédure de contestation des bandes, qui risque de s'avérer inutile.

Les juges McLachlin et Major: Le principe de l'autre recours approprié ne s'applique pas à une question de compétence. En l'espèce, la commission de révision des évaluations a compétence pour trancher toute question concernant l'évaluation d'un immeuble situé «dans la réserve», mais n'a pas compétence pour déterminer si un immeuble est situé «dans la réserve». Pour décider si un immeuble se trouve «dans la réserve», il faut prendre en considération divers facteurs, tels que les règles de droit applicables en matière immobilière, les relevés d'arpentage et les interprétations de traités, à l'égard desquels la commission n'a aucune expertise, et rien n'indique que le législateur ait eu l'intention de lui donner compétence à leur sujet.

La commission en l'espèce statuerait sur sa compétence en déterminant si le terrain en cause est situé «dans la réserve», plutôt que d'agir conformément à sa compétence. La cour de justice saisie d'une demande de contrôle judiciaire relativement à cette question pourrait appliquer la norme de l'absence d'erreur. Lorsque se pose seulement la question fondamentale d'incompétence, la partie intimée ne devrait pas être tenue de s'adresser inutilement au tribunal d'appel, car cela ne constitue pas un autre recours approprié étant donné que ce dernier n'a pas compétence pour régler la question. Une partie peut soit soumettre la question de compétence au tribunal d'appel (ce qui n'est toutefois pas obligatoire), soit en saisir directement les cours de justice.

L'impartialité institutionnelle

Le juge en chef Lamer et les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory et Iacobucci: L'impartialité désigne l'état d'esprit ou l'attitude du décideur, tandis que l'indépendance comprend à la fois l'indépendance de chaque membre du tribunal et l'indépendance institutionnelle du tribunal. L'impartialité institutionnelle et l'indépendance institutionnelle sont toutes les deux en cause en l'espèce. En ce qui concerne l'impartialité, si une personne pleinement informée n'éprouvait aucune crainte raisonnable de partialité dans un grand nombre de cas, on ne saurait alléguer qu'il y a crainte de partialité sur le plan institutionnel, et la question doit se régler au cas par cas. Il s'agit d'une détermination à faire en tenant compte d'un certain nombre de facteurs, y compris, mais sans s'y restreindre, le risque de conflit entre les intérêts des membres des tribunaux et ceux des parties qui comparaissent devant eux.

Il n'existe aucune crainte de partialité découlant de l'absence d'impartialité structurelle. Il convient que des membres de bande soient membres des tribunaux d'appel afin que les intérêts de la collectivité y soient représentés. L'intérêt pécuniaire que les membres d'un tribunal pourraient avoir, par exemple l'intérêt à augmenter l'impôt afin de maximaliser les recettes de la bande, est vraiment trop minime et trop éloigné pour donner lieu à une crainte raisonnable de partialité sur le plan structurel. Les membres du tribunal n'ont aucun intérêt personnel et distinct dans les sommes perçues, et tout risque de conflit entre les intérêts des membres du tribunal et ceux des parties qui comparaissent devant eux tient, à ce stade‑ci, de la conjecture. Toute allégation de partialité qui pourrait être avancée doit être traitée au cas par cas.

L'indépendance institutionnelle

Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Iacobucci: L'opinion du juge en chef Lamer est acceptée à tous les égards, sauf en ce qui concerne l'absence d'indépendance institutionnelle comme motif permettant de conclure que le juge des requêtes a commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à refuser le contrôle judiciaire.

En premier lieu, la question de la partialité n'a pas été soulevée comme il se doit en première instance. En second lieu, les cours d'appel doivent faire preuve de retenue à l'égard de l'exercice du pouvoir discrétionnaire qu'a le juge des requêtes de prononcer l'annulation, à moins que la conclusion ne soit déraisonnable ou qu'elle ne soit fondée sur des considérations non pertinentes ou erronées, ou sur un principe erroné, ou à moins qu'elle ne résulte de ce qu'une importance insuffisante, voire nulle, a été attachée à une considération pertinente. Il ne s'agit pas en l'occurrence d'examiner à nouveau l'exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de contrôle judiciaire. En l'espèce, le juge des requêtes n'a pas commis d'erreur en refusant de se pencher, à ce stade, sur la question de la crainte raisonnable de l'absence d'indépendance institutionnelle.

Les conditions essentielles de l'indépendance institutionnelle dans le contexte judiciaire n'ont pas à être appliquées avec autant de rigueur aux tribunaux administratifs. Les conditions de l'indépendance institutionnelle doivent tenir compte du contexte opérationnel. Ce contexte comprend le fait que le régime de taxation établi par les bandes s'inscrit dans le cadre d'un début de tentative de favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones. Cette considération d'ordre contextuel s'applique à la détermination de savoir si la question de la partialité est prématurée et s'étend à toute la question de l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le juge. En outre, avant de conclure que les règlements en cause privent d'indépendance institutionnelle les tribunaux de taxation des bandes, il convient de les interpréter à la lumière de la connaissance la plus étendue possible de la façon dont ils s'appliquent dans les faits. Avant de déterminer si elle craindrait raisonnablement la partialité, la personne raisonnable devrait avoir l'avantage de savoir comment le tribunal en question agit dans les faits. On constate une tendance dans la jurisprudence à aborder la question de la partialité institutionnelle après que le tribunal a été constitué ou qu'il a en fait rendu jugement. Il ne serait pas prudent de formuler des conclusions définitives sur le fonctionnement de cette institution en se fondant uniquement sur le libellé des règlements administratifs. La connaissance de la réalité opérationnelle de ces éléments manquants pourrait offrir un contexte nettement plus riche dans lequel peut être entrepris un examen objectif de l'institution en question et des rapports qui la caractérisent.

Le juge en chef Lamer et le juge Cory: On ne saurait éluder les allégations de partialité résultant de l'absence d'indépendance institutionnelle simplement en déférant à la décision qu'a rendue le juge des requêtes dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Si les tribunaux des bandes n'ont pas suffisamment d'indépendance institutionnelle, il s'agit là d'un facteur pertinent qui doit être pris en considération pour déterminer si les intimées devraient être tenues de poursuivre leur contestation en matière de compétence devant ces tribunaux. Bien que le contexte plus large de l'autonomie gouvernementale des autochtones entre en jeu dans la question de savoir si les procédures de contestation établies par les appelants en vertu de la loi constituent un autre recours approprié, ce contexte n'est pas pertinent lorsqu'il s'agit de savoir si les tribunaux des bandes suscitent une crainte raisonnable de partialité institutionnelle. Les principes de justice naturelle s'appliquent aux tribunaux des bandes et la politique fédérale visant à favoriser l'autonomie gouvernementale des autochtones n'entraîne aucune dérogation à ces principes.

L'indépendance judiciaire est un principe reconnu depuis longtemps dans notre droit constitutionnel; elle fait également partie des règles de justice naturelle même en l'absence de protection constitutionnelle. La justice naturelle exige qu'une partie reçoive une audience devant un tribunal qui non seulement est indépendant, mais qui le paraît. Les principes en matière d'indépendance judiciaire s'appliquent en conséquence dans le cas d'un tribunal administratif lorsque celui‑ci agit à titre d'organisme juridictionnel. Toutefois, l'application stricte des principes en matière d'indépendance judiciaire ne se justifie pas toujours. Par conséquent, bien que les tribunaux administratifs soient assujettis à ces principes, le critère relatif à l'indépendance institutionnelle doit être appliqué à la lumière des fonctions que remplit le tribunal particulier dont il s'agit. Le niveau requis d'indépendance institutionnelle (c.‑à‑d. l'inamovibilité, la sécurité financière et le contrôle administratif) dépend de la nature du tribunal, des intérêts en jeu et des autres signes indicatifs de l'indépendance, tels les serments professionnels. Lorsque la sécurité de la personne est en cause, un haut niveau d'indépendance s'impose et une application plus stricte des principes pertinents se justifie. En l'espèce, les tribunaux administratifs des bandes règlent les différends en matière d'impôt foncier, de sorte qu'une plus grande souplesse est manifestement justifiée.

Même dans l'hypothèse de l'application souple des principes en matière d'indépendance judiciaire, une personne sensée et raisonnable qui considérerait dans son ensemble la procédure prévue dans les règlements d'évaluation craindrait raisonnablement que les membres des tribunaux d'appel ne soient pas suffisamment indépendants. Trois facteurs conduisent à cette conclusion: (1) il n'y a absolument aucune sécurité financière pour les membres des tribunaux; (2) ou bien l'inamovibilité n'est pas du tout prévue (dans le cas de la bande Siska), ou bien elle ne l'est que de façon ambiguë et, partant, inadéquate (dans le cas de la bande de Matsqui); (3) les tribunaux, dont les membres sont nommés par les chefs et conseils de bande, se voient appelés à statuer sur un litige où les intérêts des bandes s'opposent à des intérêts étrangers. Dans les faits, les membres des tribunaux ont à se prononcer sur les intérêts de celles‑là même (les bandes) auxquelles ils doivent leur nomination. La combinaison de ces trois facteurs mène à la conclusion que les tribunaux d'appel ne sont pas suffisamment indépendants en l'espèce; un seul de ces facteurs, pris isolément, n'aurait pas nécessairement entraîné la même conclusion.

Bien que les allégations quant à l'absence d'impartialité institutionnelle soient prématurées, celles concernant l'indépendance institutionnelle ne le sont pas. Il s'agit de deux concepts tout à fait distincts. C'est de la pure conjecture que de taxer de partialité les membres des tribunaux, car il est impossible de savoir ce qu'ils pensent avant que l'audience n'ait effectivement lieu. Toutefois, en appréciant l'indépendance institutionnelle des tribunaux d'appel, l'accent doit être mis sur un examen objectif de leur structure juridique, que les règlements administratifs établissent de façon concluante. Les règlements ne font que conférer aux chefs et conseils de bande le pouvoir discrétionnaire d'accorder l'indépendance institutionnelle. Il ne convient pas que la question de l'indépendance d'un tribunal soit assujettie au pouvoir discrétionnaire de ceux qui en nomment les membres.


Parties
Demandeurs : Canadien Pacifique Ltée
Défendeurs : Bande indienne de Matsqui

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêt appliqué: R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114
arrêts examinés: Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403
Terrasses Zarolega Inc. c. Régie des installations olympiques, [1981] 1 R.C.S. 94
Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49
Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673
R. c. Généreux, [1992] 1 R.C.S. 259
Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623
Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869
Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369
arrêts mentionnés: U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Hadmor Productions Ltd. c. Hamilton, [1982] 1 All E.R. 1042
Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29
Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85
MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856
Sethi c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] 2 C.F. 552
Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 363
SITBA c. Consolidated‑Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282.
Citée par le juge Major
Arrêts examinés: Abel Skiver Farm Corp. c. Ville de Sainte‑Foy, [1983] 1 R.C.S. 403
Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561
Immeubles Port Louis Ltée c. Lafontaine (Village), [1991] 1 R.C.S. 326
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49
arrêts mentionnés: U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Dayco (Canada) Ltd. c. TCA‑Canada, [1993] 2 R.C.S. 230.
Citée par le juge Sopinka (dissident)
Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561
Charles Osenton & Co. c. Johnston, [1942] A.C. 130
Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3
Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673
Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29
Mitchell c. Bande indienne Peguis, [1990] 2 R.C.S. 85
Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1 R.C.S. 369
Syndicat des employés de production du Québec et de l'Acadie c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 R.C.S. 879
R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114
Pearlman c. Comité judiciaire de la Société du Barreau du Manitoba, [1991] 2 R.C.S. 869
Canada (Procureur général) c. Alex Couture Inc., [1991] R.J.Q. 2534, autorisation de pourvoi refusée, [1992] 2 R.C.S. v
MacBain c. Lederman, [1985] 1 C.F. 856
Mohammad c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 363.
Lois et règlements cités
Assessment Act, R.S.B.C. 1979, ch. 21.
Assessment Act, R.S.N. 1990, ch. A‑18.
Assessment Act, R.S.N.S. 1989, ch. 23.
Assessment Appeal Board Act, R.S.A. 1980, ch. A‑46.
Assessment By‑law [règlement Siska], art. 40(1), (2), (3), (4), 41(1)a), b), c), d), e), (4), 45(1)a), b), c), d).
Charte canadienne des droits et libertés, art. 11d).
Island Regulatory and Appeals Commission Act, S.P.E.I. 1991, ch. 18.
Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 2(1)a), b).
Loi sur la Commission de révision de l'évaluation foncière, L.R.O. 1990, ch. A.32.
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [mod. 1990, ch. 8], art. 18(1)a), b), 18.1 (1), (3)a), b), (4)a), 18.3(1), 18.4(1), (2), 18.5, 24(1) (2), 26(1).
Loi sur la fiscalité municipale, L.Q. 1979, ch. 72.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5 [mod. ch. 17 (4e suppl.)], art. 2(1)a), 83(1)a), (2), (3), (4), (5), (6).
Loi sur l'évaluation, L.R.N.‑B. 1973, ch. A‑14.
Municipal Board Act, S.S. 1988‑89, ch. M‑23.2.
Property Assessment By-law [règlement Matsqui], art. 27 A), B), C), D), 32 A)(1), (2), (3), (4), G), J), 35 A)(1), (2), (3), (4), B), C), 49 A), annexe 10.
Doctrine citée
Canada. Affaires indiennes et du Nord. Commission consultative de la fiscalité indienne. Introduction à l'imposition foncière sur les réserves. Ottawa: Ministre des Approvisionnements et Services, 1990.

Proposition de citation de la décision: Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3 (26 janvier 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-01-26;.1995..1.r.c.s..3 ?
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