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02/03/1995 | CANADA | N°[1995]_1_R.C.S._791

Canada | R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791 (2 mars 1995)


R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791

Gail Roberta St. Pierre Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. St. Pierre

No du greffe: 23518.

1994: 2 décembre; 1995: 2 mars.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 10 O.R. (3d) 215, 76 C.C.C. (3d) 249, 39 M.V.R. (2d) 157, 16 C.R. (4th) 220, 58 O.A.C. 47, qui a accueilli l'

appel du ministère public contre une décision du juge Clarke (1991), 30 M.V.R. (2d) 13, qui avait maintenu l'ac...

R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791

Gail Roberta St. Pierre Appelante

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. St. Pierre

No du greffe: 23518.

1994: 2 décembre; 1995: 2 mars.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 10 O.R. (3d) 215, 76 C.C.C. (3d) 249, 39 M.V.R. (2d) 157, 16 C.R. (4th) 220, 58 O.A.C. 47, qui a accueilli l'appel du ministère public contre une décision du juge Clarke (1991), 30 M.V.R. (2d) 13, qui avait maintenu l'acquittement de l'appelante prononcé par le juge Reilly de la Cour provinciale relativement à une accusation de garde ou de contrôle d'un véhicule à moteur avec une alcoolémie supérieure à 0,08. Pourvoi accueilli, les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Graham Webb, pour l'appelante.

David Finley, pour l'intimée.

//Le juge Iacobucci//

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

1 Le juge Iacobucci — Le présent pourvoi soulève la question de la signification de l'expression «preuve contraire» employée à l'al. 258(1)c) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.

I. Contexte factuel

2 Le 29 mars 1989, l'appelante a été inculpée de l'infraction prévue à l'al. 253b) du Code criminel, soit d'avoir eu la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur lorsque son alcoolémie dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang. L'appelante a été interpellée par un policier qui l'avait vue conduire son véhicule de façon irrégulière. Après lui avoir parlé, le policier a conclu qu'elle avait bu. L'appelante a échoué au test routier effectué au moyen d'un appareil de détection ALERT et a été conduite au poste de police pour y subir deux alcootests.

3 Comme le technicien chargé de l'alcootest s'occupait d'un autre conducteur, l'appelante a dû attendre environ une heure avant de subir les tests. Dans l'intervalle, elle est allée aux toilettes à 1 h 33 et en est revenue à 1 h 36. À 1 h 42, l'appelante a bu un verre d'eau. À 1 h 56, elle en a bu un second, puis est retournée aux toilettes. À 2 h 14, elle s'est rendue une troisième fois aux toilettes, revenant à 2 h 17.

4 L'appelante a fourni des échantillons d'haleine à 2 h 17 et à 2 h 37, et dans les deux cas, le résultat a été de 180 mg d'alcool par 100 ml de sang. Peu après, au moment de la prise des empreintes digitales et des photographies, elle a informé le policier qu'elle était alcoolique et qu'elle avait bu deux minibouteilles de 50 ml de vodka aux toilettes, pour se calmer. Elle a remis les deux bouteilles en plastique aux policiers. L'agent Hardman a témoigné que les bouteilles ne contenaient aucun résidu et ne sentaient pas la vodka.

5 Au procès, l'intimée s'est appuyée sur les résultats des tests pour prouver que l'alcoolémie de l'appelante au moment de l'infraction alléguée dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang. L'intimée n'a pas assigné d'expert pour interpréter ces résultats et a dû invoquer la présomption contenue à l'al. 258(1)c) du Code criminel. Le 23 août 1990, le juge Reilly de la Cour provinciale de l'Ontario a conclu que la présomption ne s'appliquait pas et a acquitté l'appelante.

6 Le 15 juillet 1991, le juge Clarke de la Cour de l'Ontario (Division générale) a rejeté l'appel de l'intimée: (1991), 30 M.V.R. (2d) 13. Le 10 septembre 1992, la Cour d'appel de l'Ontario a fait droit à l'appel de l'intimée, annulé l'acquittement, imposé un verdict de culpabilité à l'égard de l'infraction prévue à l'al. 253b) du Code criminel et renvoyé l'affaire à la Cour de l'Ontario (Division générale), afin que celle‑ci détermine la peine: (1992), 10 O.R. (3d) 215, 76 C.C.C. (3d) 249, 39 M.V.R. (2d) 157, 16 C.R. (4th) 220, 58 O.A.C.47. Le juge Arbour a exprimé sa dissidence.

II. Dispositions pertinentes

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

258. (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l'égard d'une infraction prévue à l'article 253 ou dans des poursuites engagées en vertu des paragraphes 255(2) ou (3):

. . .

c) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du paragraphe 254(3), la preuve des résultats des analyses fait foi, en l'absence de toute preuve contraire, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où l'infraction aurait été commise, ce taux correspondant aux résultats de ces analyses, lorsqu'ils sont identiques, ou au plus faible d'entre eux s'ils sont différents, si les conditions suivantes sont réunies:

(i) [proclamation à venir]

(ii) chaque échantillon a été prélevé dès qu'il a été matériellement possible de le faire après le moment où l'infraction aurait été commise et, dans le cas du premier échantillon, pas plus de deux heures après ce moment, les autres l'ayant été à des intervalles d'au moins quinze minutes,

(iii) chaque échantillon a été reçu de l'accusé directement dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié,

(iv) une analyse de chaque échantillon a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié;

. . .

g) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à une demande faite en vertu du paragraphe 254(3), le certificat d'un technicien qualifié fait preuve des faits allégués dans le certificat sans qu'il soit nécessaire de prouver la signature ou la qualité officielle du signataire, si le certificat du technicien qualifié contient:

(i) la mention que l'analyse de chacun des échantillons a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par lui et dont il s'est assuré du bon fonctionnement au moyen d'un alcool type identifié dans le certificat, comme se prêtant bien à l'utilisation avec cet alcootest approuvé,

(ii) la mention des résultats des analyses ainsi faites,

(iii) la mention, dans le cas où il a lui‑même prélevé les échantillons:

(A) [proclamation à venir]

(B) du temps et du lieu où chaque échantillon et un spécimen quelconque mentionné dans la division (A) ont été prélevés,

(C) que chaque échantillon a été reçu directement de l'accusé dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par lui; [Je souligne.]

III. Les juridictions inférieures

A. La Cour provinciale (Division criminelle)

7 Le juge Reilly a prononcé son jugement oralement. Il a dit que [traduction] «lorsque la loi s'écarte de la méthode stricte de preuve reconnue dans notre système de justice, la disposition en cause doit être interprétée strictement». De plus, «elle doit être interprétée d'une manière compatible avec l'intérêt de ceux à l'encontre de qui agit la présomption légale». Le juge Reilly a ajouté qu'il préférait croire que le législateur a voulu ce [traduction] «qu'il semble avoir dit, c'est‑à‑dire que la seule preuve contraire qui est exigée, c'est une preuve quelconque établissant que l'alcoolémie était différente de celle indiquée par l'appareil». Le juge Reilly a conclu en ces termes:

[traduction] Je dirai franchement que, même si l'affaire n'avait été qu'une demande de non‑lieu présentée avant qu'ait été fait le choix de produire ou non une preuve, j'aurais fait droit à la demande. Je conviens absolument qu'il n'appartient pas au juge saisi d'une demande de verdict imposé ou de non‑lieu d'apprécier la crédibilité ou la preuve. Je conviens en outre que le tribunal peut, à la fin du procès, accepter ou rejeter la totalité ou une partie de la preuve, mais il doit se fonder sur une justification pour la rejeter. [. . .] À mon avis, aucune justification n'autoriserait le juge des faits à avoir autre chose qu'un doute raisonnable sur cette preuve. Si soupçonneux qu'il soit, tout juge des faits raisonnable devrait croire qu'elle a peut‑être (comme elle l'a dit) absorbé cet alcool. La cour n'est pas même en mesure d'apprécier sa crédibilité à la barre.

De toute façon, après avoir pesé la preuve j'aurais eu, à tout le moins, un doute raisonnable.

8 Le juge Reilly a ajouté qu'il se pouvait bien que l'appelante ait été alcoolique et qu'elle ait bu de la vodka ou une autre boisson à même les bouteilles qu'elle gardait sur elle en cas d'urgence. Par conséquent, [traduction] «il se peut bien que l'alcoolémie indiquée par l'appareil ait été différente de son alcoolémie au moment où elle était au volant». Le juge Reilly a conclu que la défense n'avait pas à établir plus que ce que la disposition semblait exiger, c'est‑à‑dire que [traduction] «l'alcoolémie aurait été dans les limites permises ou inférieure à 80 mg par 100 ml de sang, mais seulement qu'elle était différente de l'alcoolémie indiquée par l'alcootest».

B. La Cour de l'Ontario (Division générale) (1991), 30 M.V.R. (2d) 13

9 Le juge Clarke a dit que la question était de savoir s'il y avait une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c) du Code criminel, de sorte que l'intimée ne pouvait pas s'appuyer sur les résultats de l'alcootest pour établir l'alcoolémie de l'appelante au moment où elle avait la garde et le contrôle du véhicule à moteur. De l'avis du juge Clarke, [traduction] «toute preuve qui fait naître, dans l'esprit du juge des faits, un doute raisonnable pour ce qui est de savoir si l'alcoolémie au moment de l'alcootest était supérieure à l'alcoolémie au volant serait une "preuve contraire" au sens de l'al. 258(1)c)» (p. 15). Il a ajouté, à la p. 15:

[traduction] ...s'il accepte la preuve que l'accusée a absorbé de l'alcool après avoir conduit mais avant l'alcootest, le juge du procès peut prendre connaissance d'office que l'alcoolémie était plus élevée, mais non dans quelle mesure [. . .] il aurait un doute raisonnable sur ce qu'était l'alcoolémie au moment de l'alcootest.

Le tribunal qui, ayant un doute raisonnable sur l'alcoolémie au moment de l'alcootest, applique la présomption de l'al. 258(1)c) fonde la déclaration de culpabilité sur une preuve relativement à laquelle il a un doute raisonnable sur un élément essentiel de l'infraction. Cela serait une erreur à mon avis, [. . .] une déclaration de culpabilité ne doit pas reposer sur une preuve sur laquelle existe un doute raisonnable, si cette preuve concerne une question essentielle, car cela serait alors une violation de la présomption d'innocence.

Le juge Clarke n'était pas d'accord avec la jurisprudence selon laquelle [traduction] «constitue une preuve contraire la preuve qui tend à montrer que, malgré l'alcool absorbé après avoir conduit, l'alcoolémie au volant était dans les limites permises» (p. 15). Le juge Clarke a dit que, si le juge du procès ne pouvait pas prendre connaissance d'office de la mesure dans laquelle l'alcool absorbé fait monter l'alcoolémie, il ne pouvait pas [traduction] «voir comment il serait possible de décider si elle était dans les limites permises». Il conclut, aux pp. 15 et 16:

[traduction] Il me semble qu'il revient au législateur de clarifier toute la question en modifiant le Code criminel du Canada.

En l'espèce, le juge du procès a estimé que l'alcool absorbé par l'[appelante], après avoir conduit, avait soulevé un doute raisonnable pour ce qui est de savoir si son alcoolémie au moment de l'alcootest était la même qu'au moment où elle était au volant et il avait donc un doute raisonnable sur un élément essentiel et a acquitté l'[appelante].

Je souscris à ce résultat, bien que j'aie formulé la question un peu différemment. En conséquence, l'appel est rejeté.

C. La Cour d'appel de l'Ontario (1992), 10 O.R. (3d) 215

La majorité

10 Le juge Galligan a dit que la question était de savoir si une «preuve contraire» suffisante pour réfuter la présomption était:

a)une preuve qui tend à montrer que l'alcoolémie au moment de l'alcootest était différente de l'alcoolémie au volant; ou

b)une preuve qui tend à montrer que l'alcoolémie au volant ne dépassait pas le maximum permis, soit 80 mg d'alcool par 100 ml de sang.

11 Si la preuve fait naître un doute raisonnable pour ce qui est de savoir si l'alcoolémie au volant dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, l'accusé doit être acquitté. Toutefois, quand les tribunaux se demandent si une preuve peut, en droit, équivaloir à une «preuve contraire», ils entendent par là seulement si elle peut, en droit, réfuter la présomption. Le juge Galligan a ajouté, aux pp. 221 et 222:

[traduction] Si, pour constituer une «preuve contraire», une preuve doit tendre à montrer que l'alcoolémie au volant ne dépassait pas 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, il ne serait pas pertinent de se demander si l'alcoolémie au volant correspondait à l'alcoolémie au moment de l'alcootest. En revanche, si, pour constituer une «preuve contraire», la preuve doit seulement tendre à montrer que l'alcoolémie au volant et l'alcoolémie au moment de l'alcootest étaient différentes, il ne serait pas pertinent de se demander si la preuve tend à montrer qu'au volant, l'alcoolémie était supérieure ou inférieure à la limite permise. À mon sens, c'est une chose de montrer que l'alcoolémie au volant et l'alcoolémie au moment de l'alcootest étaient différentes, et une tout autre chose, et peut‑être plus difficile, de montrer que l'alcoolémie au volant était dans les limites permises.

À mon avis, la présente cour doit accepter l'une de ces positions.

12 Le juge Galligan a fait remarquer que deux ans après avoir rendu l'arrêt R. c. Moreau, [1979] 1 R.C.S. 261, la Cour suprême du Canada a été appelée à nouveau à statuer sur ce qui constitue une preuve équivalente, en droit, à une «preuve contraire». Il a conclu que l'arrêt de la Cour suprême du Canada R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089, avait dissipé toute ambiguïté qui avait entraîné des interprétations erronées de l'arrêt R. c. Moreau. Pour qu'une preuve soit équivalente, en droit, à une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c), elle doit tendre à montrer qu'au moment de l'infraction reprochée, l'alcoolémie de l'accusé ne dépassait pas 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, c'est‑à‑dire que son alcoolémie était dans les limites légales à ce moment. Une preuve montrant seulement que l'alcoolémie au moment de l'alcootest était différente de l'alcoolémie au moment de l'infraction ne serait pas une «preuve contraire» pouvant, en droit, réfuter la présomption légale.

13 Le juge Galligan a souligné que c'était l'interprétation la plus souvent acceptée par les cours d'appel provinciales: R. c. White (1986), 41 M.V.R. 82 (C.A.T.‑N.); R. c. Creed (1987), 7 M.V.R. (2d) 184 (C.S.Î.‑P.‑É. Sect. app.); R. c. Kays (1987), 3 M.V.R. (2d) 209 (C.S.N.‑É. Sect. app.); R. c. Gallagher (1981), 64 C.C.C. (2d) 533 (C.A.N.-B.); R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90 (C.A. Qué.); Batley c. The Queen (1985), 32 M.V.R. 257 (C.A. Sask.). Concluant son examen, le juge Galligan a dit (à la p. 228):

[traduction] . . . je suis d'avis qu'il convient d'interpréter de façon uniforme une importante disposition dont l'objet est la réduction du nombre de décès et de l'ampleur des dommages causés par l'alcool au volant. J'ai conclu que notre cour devrait suivre ce que j'estime être la tendance dominante de la jurisprudence au pays.

14 Appliquant cette interprétation au présent pourvoi, il estime que la preuve de l'absorption d'alcool après l'infraction ne tend pas à montrer même la possibilité que l'alcoolémie de l'accusée au volant ait été dans les limites permises. Ce n'était donc pas, en droit, une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c).

15 Le juge Galligan a dit en outre que son interprétation de l'expression «preuve contraire» respectait davantage l'intention que le législateur avait en adoptant une loi visant à réprimer l'alcool au volant, qui est un grave problème mettant en péril la vie et la sécurité d'innocents. Le régime instauré prévoit que l'alcoolémie peut être mesurée au moyen d'un alcootest approuvé. Pour prouver les résultats de l'alcootest et éviter l'engagement par l'État de sommes exorbitantes pour faire déposer des experts, le législateur a opté pour une présomption légale basée sur des exigences strictes, en ce qui concerne le prélèvement d'échantillons. Au regard de la présomption, son intention ne pouvait être que de prouver l'une de ces deux choses:

a)au moment où l'accusé était au volant, son alcoolémie dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, ou

b)au moment où l'accusé était au volant, son alcoolémie correspondait à un certain taux, à un taux donné.

16 Vu que l'infraction consiste à conduire lorsque l'alcoolémie dépasse 80 mg d'alcool par 100 ml de sang, la présomption doit avoir été destinée à prouver seulement que l'alcoolémie du conducteur dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang au moment de l'infraction. Une preuve «contraire» à la présomption de fait que l'alcoolémie du conducteur dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang au moment de l'infraction devrait donc être une preuve qui tend à montrer que l'alcoolémie du conducteur ne dépassait pas 80 mg d'alcool par 100 ml de sang. La présomption est un élément d'importance capitale du régime et sans elle, seulement un petit nombre d'infractions détectées grâce à l'alcootest pourraient être poursuivies. Interpréter l'expression «preuve contraire» comme incluant une preuve qui montre seulement que l'alcoolémie au volant et l'alcoolémie au moment de l'alcootest étaient différentes permettrait de réfuter la présomption par une preuve qui ne montre en fait que la possibilité d'une certaine incertitude au sujet de cet élément du régime.

17 En conséquence, le juge Galligan a accueilli l'appel et inscrit une déclaration de culpabilité.

La dissidence

18 Le juge Arbour a d'abord fait observer qu'elle n'était pas convaincue que l'interprétation donnée par le juge Galligan et par les autres cours d'appel était conforme au libellé de la disposition du Code criminel et à l'intention du législateur. Examinant l'arrêt R. c. Crosthwait, précité, elle a fait remarquer que l'al. 258(1)c) et l'al. 258(1)g) remplissaient des fonctions distinctes. L'alinéa 258(1)c) du Code criminel contient une présomption qui permet d'inférer que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction reprochée correspond à son alcoolémie au moment de l'alcootest, pourvu que certaines conditions soient réunies, y compris l'exigence que l'alcootest ait été administré dès qu'il a été matériellement possible de le faire, mais pas plus de deux heures après que l'accusé a reçu l'ordre de fournir un échantillon d'haleine (aux pp. 234 et 235):

[traduction] La présomption est donc une mesure destinée à donner effet à la disposition qui permet un délai maximal de deux heures avant l'alcootest. Sans la présomption, le ministère public ne disposerait que d'un relevé pris deux heures après le fait qui, pourrait‑on soutenir, ne serait peut‑être pas une mesure exacte de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction reprochée. La présomption contribue donc à dispenser le ministère public de la nécessité de combler le vide, par une preuve d'expert, entre l'infraction et le prélèvement différé de l'échantillon d'haleine.

Ce n'est pas un avantage sans importance car l'alcoolémie n'est pas constante et, faute de présomption, les relevés présumés exacts à un moment donné pourraient s'avérer peu utiles pour établir quelle était l'alcoolémie deux heures plus tôt. . .

À mon avis, c'est dans ce contexte que l'expression «en l'absence de toute preuve contraire» employée à l'al. 258(1)c) doit être interprétée. Si les échantillons d'haleine ont été prélevés conformément à cette disposition, il sera présumé, toutes choses étant égales d'ailleurs, que le relevé fait au moment de l'infraction aurait été identique au relevé fait au moment de l'alcootest. L'exactitude du relevé au moment de l'alcootest, selon la mention contenue dans le certificat de l'analyste, est présumée, en conformité avec l'art. 24 [maintenant l'art. 25] de la Loi d'interprétation, «en l'absence de toute preuve contraire».

19 Comme le tribunal l'a reconnu dans l'affaire R. c. Gibson (1992), 72 C.C.C. (3d) 28, la jurisprudence établit deux situations distinctes où il a été allégué qu'il existait une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c) et où la présomption ne devait donc pas être appliquée. Premièrement, la situation où une preuve est présentée pour montrer que le relevé était inexact au moment où il a été fait, par exemple dans le cas où la preuve indiquerait que les résultats étaient inexacts, que l'alcootest présente une marge d'erreur ou que la quantité d'alcool absorbée n'aurait pas pu produire les résultats enregistrés: voir R. c. Moreau, R. c. Crosthwait, précités, et R. c. Davis (1973), 14 C.C.C. (2d) 513 (C.A.C.‑B.). Deuxièmement, la situation où une preuve est présentée pour montrer que l'alcoolémie au moment de l'infraction était vraisemblablement différente de l'alcoolémie au moment de l'alcootest, par exemple dans le cas où la preuve établirait que l'accusé a absorbé de l'alcool après son arrestation, ou établirait son poids, la quantité absorbée, et où il existe une opinion d'expert démontrant que l'alcoolémie au volant aurait probablement été dans les limites permises. Dans le premier groupe d'affaires, la Cour suprême a décidé que la présomption n'était réfutée que par une preuve susceptible de rendre douteuse l'exactitude des résultats au point de montrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment pertinent aurait été, selon cette preuve, inférieure au taux prohibé.

20 Le juge Arbour a dit, à la p. 237:

[traduction] L'article 258 renferme à la fois la présomption d'exactitude et ce qu'on pourrait appeler la présomption d'identité; selon celle‑ci, le relevé fait à l'heure X est présumé identique au relevé qui aurait été fait à l'heure Y. Cette présomption peut être réfutée par une preuve contraire, c'est‑à‑dire une preuve qui fait naître un doute raisonnable que l'alcoolémie aux deux moments distincts était en fait identique. Quand le ministère public perd l'avantage de la présomption, par exemple, parce qu'une preuve montre que l'accusé a absorbé de l'alcool entre les deux moments, il ne perd pas l'avantage de la présomption que le certificat indique avec exactitude l'alcoolémie au moment de l'alcootest. Le ministère public peut encore prouver, avec ou sans témoignage d'expert, que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction était supérieure à 80. L'un des éléments de preuve pertinents sera, bien sûr, le relevé de l'alcootest, dont l'exactitude n'est pas contestée.

Même si le ministère public ne pouvait pas invoquer la présomption contenue à l'al. 258(1)c), le certificat resterait admissible, faisant preuve de ce qui y est mentionné, pourvu qu'il soit conforme à l'al. 258(1)g). Le juge Arbour a ajouté, à la p. 238:

[traduction] Si un alcootest, fait bien avant l'expiration du délai de deux heures, indique une alcoolémie très élevée et que l'exactitude de ce relevé n'est pas mise en doute, la preuve que l'accusé a absorbé une très faible quantité d'alcool après son arrestation, bien qu'elle soit peut‑être suffisante pour faire naître un doute quant à savoir si les résultats auraient été identiques si l'alcootest avait été administré au moment de l'arrestation, peut être insuffisante pour faire naître un doute quant à savoir si son alcoolémie était inférieure à 80 au moment de l'infraction reprochée.

De la même façon, aucune difficulté ne se poserait, à mon avis, si la défense présentait une preuve tendant à montrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction dépassait son alcoolémie au moment de l'alcootest. En pareil cas, le ministère public perdrait l'avantage de la présomption que l'alcoolémie était identique, mais l'accusé devrait tout de même être déclaré coupable, sur la foi de l'ensemble de la preuve qui amène inéluctablement à la conclusion que son alcoolémie dépassait la limite permise au moment de l'infraction.

21 Selon le juge Arbour, quand la présomption d'identité est attaquée, l'accusé doit présenter une preuve pouvant faire naître un doute raisonnable que son alcoolémie au moment de l'infraction reprochée ne correspondait pas à la mesure faite au moyen de l'alcootest. Il n'y a aucune raison d'exiger que [traduction] «l'écart soit d'une ampleur particulière» (p. 240). La présomption [traduction] «permet au ministère public de faire valoir une fiction juridique afin de prouver un fait essentiel à une déclaration de culpabilité». En outre, si cet avantage était éliminé par une «preuve contraire», [traduction] «il [serait] toujours loisible au ministère public de prouver ce fait par d'autres éléments de preuve». Le juge Arbour conclut, à la p. 240:

[traduction] Dans la mesure où l'arrêt Crosthwait, précité, a décidé qu'une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c) était une preuve tendant à montrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction était inférieure à la limite permise, il ne devrait pas être appliqué dans un cas comme la présente espèce.

Pour ce motif, le juge du procès et la cour d'appel en matière de poursuites sommaires ont interprété correctement l'al. 258(1)c) et le juge Arbour aurait rejeté l'appel.

IV. Analyse

(i) Introduction

22 D'abord, je dois dire que je suis d'accord avec le jugement dissident du juge Arbour de la Cour d'appel de l'Ontario. Une preuve contraire au sens de l'al. 258(1)c) du Code criminel signifie une preuve suffisante pour montrer que la présomption temporelle, ou pour reprendre la terminologie du juge Arbour, la présomption d'identité, ne devrait pas être utilisée pour présumer que l'alcoolémie de l'automobiliste au moment de l'alcootest était identique à son alcoolémie au volant. La question centrale du présent pourvoi est la manière dont cette présomption peut être réfutée. Avant d'étudier cette question directement, je pense qu'il importe d'examiner l'effet des présomptions énoncées dans le Code criminel à ce chapitre, puis d'analyser brièvement la jurisprudence qui, à mon avis, a mis la confusion dans ce domaine.

(ii) Présomptions d'exactitude et d'identité

23 Le régime établi dans le Code criminel relativement à la preuve de l'infraction de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80» contient des présomptions conçues pour aider le ministère public à surmonter deux importants obstacles en matière de preuve. Sans ces présomptions, la tâche du ministère public serait beaucoup plus ardue. Il est donc crucial de ne pas oublier que les présomptions ne sont que des raccourcis légaux conçus pour combler de graves lacunes dans la preuve, et qu'elles peuvent être réfutées par une «preuve contraire». Si une telle preuve contraire est présentée, le ministère public peut tout de même essayer de prouver l'accusation sans l'avantage de ces raccourcis.

24 Pour reprendre la terminologie du juge Arbour, l'art. 258 comprend deux présomptions, la présomption d'exactitude (al. 258(1)g)) et la présomption d'identité (al. 258(1)c)). La première permet de résoudre le dilemme que pose la preuve judiciaire de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest. L'alinéa 258(1)g) du Code dispose:

g) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à une demande faite en vertu du paragraphe 254(3), le certificat d'un technicien qualifié fait preuve des faits allégués dans le certificat sans qu'il soit nécessaire de prouver la signature ou la qualité officielle du signataire, si le certificat du technicien qualifié contient:

(i) la mention que l'analyse de chacun des échantillons a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par lui et dont il s'est assuré du bon fonctionnement au moyen d'un alcool type identifié dans le certificat, comme se prêtant bien à l'utilisation avec cet alcootest approuvé,

(ii) la mention des résultats des analyses ainsi faites,

(iii) la mention, dans le cas où il a lui‑même prélevé les échantillons:

(A) [proclamation à venir]

(B) du temps et du lieu où chaque échantillon et un spécimen quelconque mentionné dans la division (A) ont été prélevés,

(C) que chaque échantillon a été reçu directement de l'accusé dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par lui;

25 De plus, l'art. 25 de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, prévoit:

25. (1) Fait foi de son contenu en justice sauf preuve contraire le document dont un texte prévoit qu'il établit l'existence d'un fait sans toutefois préciser qu'il l'établit de façon concluante. [Je souligne.]

26 De toute évidence, il résulte de ces deux dispositions qu'une présomption est établie, selon laquelle le relevé de l'alcootest fournit une mesure exacte de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest. Le certificat peut donc être versé en preuve pour établir cette alcoolémie. Toutefois, si l'accusé présente ou signale une «preuve contraire» qui tend à montrer qu'en fait, son alcoolémie, au moment de l'alcootest, était différente de l'alcoolémie indiquée par le certificat, alors le certificat n'établit plus l'existence de ce fait. Par conséquent, pour avoir gain de cause, le ministère public doit prouver par un autre moyen l'alcoolémie de l'accusé. En fait, il peut encore prouver que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction dépassait 80 mg d'alcool par 100 ml de sang. Cette «présomption d'exactitude» concerne l'exactitude du relevé au moment de l'alcootest, selon la mention portée dans le certificat de l'analyste, et elle est présumée, en conformité avec l'art. 25 de la Loi d'interprétation, sauf «preuve contraire». Ce n'est cependant pas cette présomption qui est en cause en l'espèce.

27 En cause est la seconde présomption énoncée à l'al. 258(1)c), qui dispose:

258. (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l'égard d'une infraction prévue à l'article 253 ou dans des poursuites engagées en vertu des paragraphes 255(2) ou (3):

. . .

c) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du paragraphe 254(3), la preuve des résultats des analyses fait foi, en l'absence de toute preuve contraire, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où l'infraction aurait été commise, ce taux correspondant aux résultats de ces analyses, lorsqu'ils sont identiques, ou au plus faible d'entre eux s'ils sont différents, si les conditions suivantes sont réunies:

(i) [proclamation à venir]

(ii) chaque échantillon a été prélevé dès qu'il a été matériellement possible de le faire après le moment où l'infraction aurait été commise et, dans le cas du premier échantillon, pas plus de deux heures après ce moment, les autres l'ayant été à des intervalles d'au moins quinze minutes,

(iii) chaque échantillon a été reçu de l'accusé directement dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié,

(iv) une analyse de chaque échantillon a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié; [Je souligne.]

28 Cette présomption aide le ministère public à surmonter la difficulté que pose, dans chaque cas, la preuve que l'alcoolémie de l'accusé au volant correspondait à son alcoolémie au moment de l'alcootest, lequel peut être fait jusqu'à deux heures plus tard. Aux termes de l'al. 258(1)c), les indications de l'alcootest au moment où il est administré sont présumées correspondre aux résultats qui auraient été obtenus lorsque l'accusé était au volant. Si toutes les conditions de la disposition sont réunies, la présomption s'applique, sauf preuve contraire. Il s'agit là de ce que l'on appelle la présomption d'identité.

29 Je souscris aux remarques suivantes du juge Arbour, à la p. 237, où elle établit la distinction entre les deux présomptions:

[traduction] Cette présomption [d'identité] peut être réfutée par une preuve contraire, c'est‑à‑dire une preuve qui fait naître un doute raisonnable que l'alcoolémie aux deux moments distincts était en fait identique. Quand le ministère public perd l'avantage de la présomption, par exemple, parce qu'une preuve montre que l'accusé a absorbé de l'alcool entre les deux moments, il ne perd pas l'avantage de la présomption que le certificat indique avec exactitude l'alcoolémie au moment de l'alcootest. Le ministère public peut encore prouver, avec ou sans témoignage d'expert, que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction dépassait 80 mg. L'un des éléments de preuve pertinents sera, bien sûr, le relevé de l'alcootest, dont l'exactitude n'est pas contestée.

30 Il est très important de séparer ces deux présomptions. Elles découlent de deux dispositions entièrement distinctes, elles aident le ministère public à vaincre deux difficultés de preuve entièrement différentes et, par conséquent, la preuve requise pour les combattre est différente. En outre, comme je l'explique plus loin, les tribunaux ont souvent eu de la difficulté à percevoir leur nature distincte et les ont confondues. C'est la question que j'aborde maintenant.

(iii) Jurisprudence

31 Dans l'arrêt R. c. Moreau, précité, l'accusé avait subi un alcootest indiquant une alcoolémie de 90 mg d'alcool par 100 ml de sang. Il a cité un expert qui a témoigné que les appareils Borkenstein pouvaient présenter une marge d'erreur de 10 mg. La question était de savoir s'il s'agissait d'une «preuve contraire» au sens de l'al. 237(1)c) (maintenant l'al. 258(1)c)). Le juge Beetz a décidé qu'une telle preuve n'était pas une «preuve contraire» car c'était une preuve générale qui visait à nier l'existence de la présomption. Une preuve particulière établissant l'état de l'accusé aurait cependant été admissible. À la p. 271, le juge Beetz dit qu'il faut une preuve

tendant à démontrer que le taux d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée ne correspondait pas au résultat de l'analyse chimique. Il n'existe aucune preuve de ce genre en l'espèce. Exception faite des certificats, aucune preuve n'a été présentée pour établir le taux d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée.

Le juge Beetz a donc relié la «preuve contraire» à la nature de la présomption.

32 Ce qui a fait problème dans l'interprétation de l'arrêt Moreau, précité, par les cours d'appel, c'est que le juge Beetz a également cité et approuvé l'opinion incidente du juge McFarlane dans l'arrêt R. c. Davis, précité, à la p. 516:

[traduction] . . . la fin du paragraphe signifie que le résultat de l'analyse chimique fait preuve de la proportion d'alcool dans le sang du prévenu au moment de l'infraction en l'absence de toute preuve que le taux d'alcoolémie à ce moment n'excédait pas 80 pour 100. En conséquence, toute preuve tendant à montrer qu'au moment de l'infraction, le taux d'alcoolémie était dans les limites permises constitue une «preuve contraire» au sens de ce paragraphe. [Je souligne.]

33 Les cours d'appel provinciales se sont appuyées sur ce passage, qui a créé une ambiguïté. Néanmoins, il importe de remarquer que les deux passages peuvent être conciliés de sorte qu'ils signifient que toute preuve montrant que l'alcoolémie est dans les limites fixées par la loi n'empêche pas de prouver que l'alcoolémie au moment de l'alcootest est supérieure à l'alcoolémie au moment de l'infraction. Il vaut mieux conclure comme le juge Bayda, Juge en chef de la Saskatchewan, dans l'arrêt R. c. Gibson, précité, à la p. 37, que l'arrêt Moreau portait sur une preuve établissant de façon générale que les appareils Borkenstein étaient intrinsèquement sujets à une marge d'erreur de 10 mg.

34 Le deuxième arrêt critique est R. c. Crosthwait, précité. Notre Cour a établi que l'al. 258(1)c) du Code criminel n'a pas pour effet de créer une présomption d'exactitude. Dans cette affaire, l'accusé a subi un procès sur une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80» et, en défense, il a prétendu que les résultats de l'alcootest n'étaient pas fiables parce que le technicien n'avait pas confirmé l'existence d'un écart de moins de 1 degré entre la température ambiante et la température de la solution, contrairement à ce que le guide d'emploi publié par le fabricant préconisait pour l'obtention de résultats exacts. Au nom de la Cour à l'unanimité, le juge Pigeon a fait ressortir la distinction entre la présomption d'identité, contenue à l'al. 258(1)c), et la présomption d'exactitude à l'al. 258(1)g) et à l'art. 25 de la Loi d'interprétation. Après avoir cité ces dispositions, le juge Pigeon a ajouté, à la p. 1099: «Il ressort clairement du texte du Code que les énoncés du certificat font naître par eux‑mêmes la présomption simple. La présomption peut sans doute être réfutée par la preuve du mauvais fonctionnement de l'instrument utilisé, mais le certificat ne peut être rejeté pour ce motif.»

35 Dans cette affaire, l'accusé n'a pas attaqué la présomption d'identité, c'est‑à‑dire qu'il n'a pas soutenu que son alcoolémie telle qu'indiquée par l'alcootest ne correspondait pas à son alcoolémie au moment de l'infraction. Il a plutôt soutenu que son alcoolémie indiquée par l'alcootest ne correspondait pas exactement à son alcoolémie réelle, parce que le technicien n'avait pas comparé la température ambiante et celle de la solution avant de faire le relevé. Autrement dit, il a attaqué la présomption d'exactitude. Par conséquent, la preuve qu'il a présentée pour combattre cette présomption n'était pas une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c), mais une «preuve contraire» au sens de l'art. 25 de la Loi d'interprétation. C'est ce que le juge Pigeon précise quand il dit, à la p. 1100:

. . . bien que le certificat constitue par lui‑même une preuve, les faits qu'il établit sont «réputé(s) établi(s) seulement en l'absence de toute preuve contraire». Ainsi, toute preuve qui tend à invalider le résultat des tests peut être produite au nom de l'accusé afin de contester l'accusation portée contre lui. [. . .] À mon avis, en l'espèce le certificat faisait preuve des résultats des analyses en vertu des dispositions expresses du Code criminel, cependant, une autre question demeure: existait‑il une preuve contraire suffisante pour soulever au moins un doute raisonnable? [Je souligne.]

36 Il importe de noter que le passage cité par le juge Pigeon dans ce cas était tiré de ce qui est maintenant l'art. 25 de la Loi d'interprétation et non de l'ancien al. 237(1)c) du Code. De toute évidence, dans l'arrêt Crosthwait, précité, le juge Pigeon devait décider quelle preuve était nécessaire pour réfuter la présomption d'exactitude, et non la présomption d'identité.

37 Le juge Pigeon a également décidé que la preuve dans cette affaire n'était pas une «preuve contraire» au sens de l'art. 25 de la Loi d'interprétation et que la présomption d'exactitude n'avait donc pas été réfutée. Il a conclu, à la p. 1102:

À mon avis, pour conclure qu'il n'y avait aucune preuve devant le magistrat pour réfuter le certificat, il suffit de constater que la seule preuve consistait en la possibilité d'un écart de température, sans aucune indication que cela aurait pu modifier les résultats d'une façon notable. [Je souligne.]

38 Cependant, le juge Pigeon a dit également à la p. 1101:

Je suis donc d'avis que le témoignage de M. Newlands ne constitue pas une preuve contraire au sens de l'al. 237(1)c) du Code criminel.

39 Cette dernière phrase peut certainement être considérée comme un lapsus, puisque la présomption dont traitait le juge Pigeon n'était pas énoncée à l'al. 237(1)c) du Code, mais à l'al. 237(1)f) (maintenant l'al. 258(1)g)) et à l'art. 25 de la Loi d'interprétation. Cela est confirmé par l'analyse qu'il a faite auparavant de ces dispositions et par le fait qu'il a cité la Loi d'interprétation dans le passage reproduit précédemment par rapport à la définition de la question à trancher.

40 En conséquence, l'affaire ne portait pas du tout sur la preuve que l'alcoolémie indiquée par l'alcootest différait de l'alcoolémie au volant. Elle concernait plutôt la façon de prouver que l'alcoolémie indiquée par l'alcootest n'était pas une mesure exacte de l'alcoolémie au moment de l'alcootest. L'alinéa 258(1)c) ne traite pas de cette question. C'est l'al. 258(1)g) et l'art. 25 de la Loi d'interprétation qui en traitent.

41 Je suis d'avis, comme le juge Arbour, que la situation dans les arrêts de notre Cour R. c. Moreau et R. c. Crosthwait, précités, diffère du cas qui nous occupe car ils concernent la présomption d'exactitude et non la présomption d'identité. Le passage qui suit des motifs de dissidence du juge Arbour, à la p. 237, nous éclaire sur ce point:

[traduction] Dans ces arrêts [Moreau et Crosthwait, précités], la défense a fait valoir que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction ne correspondait pas à l'alcoolémie indiquée par l'alcootest, parce que ces résultats étaient inexacts. C'est dans ce contexte que la Cour suprême a décidé que la présomption n'était réfutée que par une preuve susceptible de rendre douteuse l'exactitude des résultats au point de montrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment pertinent aurait été, selon cette preuve, inférieure au taux prohibé.

42 En dépit du fait que l'arrêt Crosthwait, précité, traite uniquement de la présomption d'exactitude, certains tribunaux d'instance inférieure l'ont invoqué à tort pour analyser la présomption d'identité, sans reconnaître la nature distincte de ces deux présomptions telle qu'établie par notre Cour. Par exemple, voir les décisions R. c. Pryor (1994), 93 C.C.C. (3d) 108, R. c. Andrews (1983), 22 M.V.R. 213 (C.S.N.‑É. Sect. app. ) et R. c. Hughes (1982), 70 C.C.C. (2d) 42 (C.A. Alb.), dans lesquelles les tribunaux ont, en toute déférence, confondu les deux présomptions et se sont appuyés à tort sur les arrêts R. c. Moreau et R. c. Crosthwait pour étayer leur interprétation de la preuve contraire visée à l'al. 258(1)c).

43 De la même façon, la Cour d'appel à la majorité dans le présent pourvoi cite des précédents dans lesquels une «preuve contraire» visée à l'art. 25 de la Loi d'interprétation a été présentée pour combattre la présomption d'exactitude. En toute déférence, elle a appliqué à tort ces précédents à la présomption d'identité, sans reconnaître la distinction entre les deux types de présomption ni la raison pour laquelle il faut une preuve différente pour réfuter chacune d'elles. Si une preuve destinée à réfuter la présomption d'exactitude ne réfutera pas la présomption d'identité, c'est tout simplement qu'il s'agit de deux présomptions distinctes et que, par conséquent, il faut une preuve différente pour chacune. J'examinerai maintenant ce point plus à fond.

(iv) Preuve contraire

44 La question fondamentale dans le présent pourvoi est de savoir si l'expression «preuve contraire» employée à l'al. 258(1)c) signifie a) une preuve montrant que l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction (au volant) et au moment de l'alcootest a changé, ou b) une preuve montrant que l'alcoolémie de l'accusé au volant était inférieure à 0,08. À l'instar du juge Arbour, je suis d'avis que la bonne solution est la première et ce, pour plusieurs raisons.

45 En premier lieu, le langage clair de la disposition nous amène à conclure qu'une «preuve contraire» signifie simplement que l'alcoolémie au moment de l'alcootest était différente de l'alcoolémie au moment de l'infraction. Il ne permet pas de conclure que la preuve doit montrer que l'alcoolémie de l'accusé était inférieure à 0,08. Je reproduis la disposition ici sans les passages non pertinents:

c) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés [. . .] la preuve des résultats des analyses fait foi, en l'absence de toute preuve contraire, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où l'infraction aurait été commise, ce taux correspondant [. . .] au plus faible d'entre eux . . .

46 Pour utiliser une paraphrase, la disposition dit que l'alcoolémie au moment où l'accusé était au volant est présumée correspondre à son alcoolémie au moment de l'alcootest, sauf si l'accusé peut présenter une preuve montrant qu'elles ne sont pas identiques. De toute évidence, elle ne dit pas que, pour que la présomption ne s'applique pas, il doit prouver que son alcoolémie ne dépassait pas 0,08. Je le répète, le fait présumé est que l'alcoolémie à deux moments distincts était identique. L'expression «preuve contraire» doit donc être définie par rapport à ce qui est présumé. Pour réfuter la présomption, il suffit que l'accusé montre que son alcoolémie était, aux deux moments pertinents, différente et, par conséquent, que la présomption temporelle ne doit pas être appliquée. Pour ce motif, je ne vois pas comment le langage clair de la disposition peut étayer la position de la majorité.

47 En outre, les inquiétudes de la majorité au sujet de la capacité du ministère public de prouver l'infraction si cette interprétation était retenue ne sont pas fondées. Selon la majorité, la disposition ne doit pas obliger le ministère public à prouver un fait non substantiel. D'après la majorité, il importe peu de connaître la mesure exacte de l'alcoolémie de l'accusé, il suffit de savoir qu'elle dépassait 0,08. Par conséquent, le ministère public ne doit pas être tenu de prouver de combien de milligrammes l'alcoolémie dépassait 0,08, mais seulement qu'elle dépassait de fait cette limite.

48 Le problème dans ce raisonnement, c'est que la majorité confond les présomptions. Son raisonnement est valable en ce qui a trait à la présomption d'exactitude. Quand un accusé cherche à réfuter la présomption d'exactitude, énoncée à l'al. 258(1)g) et à l'art. 25 de la Loi d'interprétation, il importe peu qu'il réussisse à prouver que l'alcootest aurait dû indiquer que son alcoolémie était en réalité de 0,150 et non de 0,200. Cela importe peu du point de vue de la perpétration de l'infraction. C'est pourquoi il est bien établi que, pour réfuter cette présomption, l'accusé doit présenter ou signaler une preuve qui tend à montrer que son alcoolémie était en fait inférieure à 0,08.

49 Toutefois, la même logique ne s'applique pas au regard de la présomption d'identité et l'on ne saurait, comme la Cour d'appel à la majorité tente de le faire, invoquer la jurisprudence portant sur la présomption d'exactitude à l'appui de ce raisonnement en ce qui concerne la présomption d'identité. La présomption d'exactitude établit l'alcoolémie nécessaire à la perpétration de l'infraction. La présomption d'identité a pour effet de placer l'accusé au volant avec cette alcoolémie à un moment antérieur. C'est pourquoi la présomption d'identité est une présomption temporelle destinée à simplifier la preuve nécessaire pour remplir l'intervalle entre le moment de l'alcootest et le moment de l'infraction. Elle n'est qu'un raccourci offert au ministère public et, si l'accusé est en mesure de montrer que le raccourci ne doit pas servir dans son cas et que son alcoolémie au volant était différente de son alcoolémie au moment de l'alcootest, alors il ne serait pas raisonnable d'appliquer la présomption, qui, vu le libellé de la disposition, serait réfutée.

50 Par surcroît, ce n'est peut‑être pas très grave si la présomption est réfutée. Les inquiétudes de la majorité au sujet de la possibilité que l'accusé réfute la présomption en montrant simplement que son alcoolémie au moment où il était au volant était différente, en ce sens qu'elle était plus élevée qu'au moment de l'alcootest, ne sont pas fondées. Si l'accusé prouve que son alcoolémie au volant était en réalité plus élevée qu'au moment de l'alcootest, alors la présomption d'identité est réfutée, parce qu'il a établi que son alcoolémie était différente. L'accusé serait tout de même déclaré coupable, parce que même sans la présomption d'identité, les éléments de l'infraction pourraient être prouvés. Il en va de même si l'accusé prouve que son alcoolémie au volant était moins élevée qu'au moment de l'alcootest, mais qu'elle dépassait quand même 0,08.

51 Par conséquent, la Cour d'appel de l'Ontario à la majorité n'avait pas à tant s'inquiéter au sujet de la possibilité que la présomption d'identité soit réfutée en l'espèce, car si elle est réfutée, les éléments de l'infraction peuvent être prouvés par d'autres moyens. Il est peut‑être possible de remplir l'intervalle entre l'alcootest et l'infraction par le témoignage d'experts sur les taux d'assimilation de l'alcool afin de remonter dans le temps et d'établir ce que l'alcoolémie de l'accusé aurait été au moment de l'infraction. Par exemple, si l'alcootest de l'accusé indiquait 0,250, mais que celui‑ci ait absorbé 100 ml de vodka une heure avant l'alcootest, un expert de cette spécialité pourrait retourner en arrière et donner son avis sur ce qu'aurait été l'alcoolémie de l'accusé lorsqu'il était au volant. Il déterminerait un maximum et un minimum et si, d'après lui, ceux‑ci auraient été, mettons, entre 0,170 et 0,200, alors une déclaration de culpabilité s'ensuivrait vraisemblablement, parce qu'il ne faut pas oublier que le simple fait que la présomption d'identité a été réfutée ne rend pas le certificat de l'analyste inadmissible. Celui‑ci est quand même admissible aux termes de l'al. 258(1)g) et fait preuve des faits qui y sont allégués et, combiné au témoignage de l'expert et à tout autre élément de preuve pertinent, il peut facilement justifier la déclaration de culpabilité.

52 La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a reconnu ce fait dans l'arrêt R. c. Kizan (1981), 58 C.C.C. (2d) 444, où elle est arrivée essentiellement à la même conclusion que le juge Arbour en l'espèce. Il s'agissait aussi d'un cas où l'accusé avait pris une gorgée de vodka entre le moment où il était au volant et le moment de l'alcootest. La question était de savoir si cela constituait une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c). Au nom de la cour à l'unanimité, le juge McFarlane a dit (à la p. 446):

[traduction] Comme je l'ai dit aux avocats, et je le répète, si l'on admettait que l'intimé a pris un bon verre de vodka très peu de temps après l'infraction reprochée, si (je répète, si) l'absorption de cette boisson pouvait modifier en quoi que ce soit son alcoolémie, ce serait sûrement pour l'augmenter après l'infraction reprochée et avant l'alcootest.

Par conséquent, étant donné les circonstances particulières de l'espèce, la preuve de l'absorption de cet alcool était, à mon avis, clairement une preuve contraire au sens de l'alinéa.

Alors, que je me trompe ou non sur ce dernier point, c'est une preuve qui pourrait tendre à montrer que l'alcoolémie au moment de l'infraction reprochée était différente de l'alcoolémie indiquée par le certificat. Si c'est le cas, elle pouvait être supérieure ou inférieure à celle‑ci, et ce que le juge des faits devrait alors se demander, c'est si la preuve, dans son ensemble, le convainc que a) le ministère public a prouvé l'infraction hors de tout doute raisonnable, ou que b) au vu de l'ensemble de la preuve, y compris les certificats, le ministère public n'a pas prouvé la perpétration de l'infraction conformément à ce degré de preuve.

53 La Cour d'appel de la Colombie‑Britannique a fait observer à juste titre, comme l'a fait le juge Arbour, que le simple fait que la présomption d'identité soit réfutée ne signifie pas que le certificat de l'analyste est inadmissible. Il est toujours loisible au juge du procès de déclarer l'accusé coupable si, au vu de l'ensemble de la preuve, il est convaincu hors de tout doute raisonnable que l'alcoolémie de l'accusé dépassait 0,08 au moment de l'infraction.

54 De plus, même s'il n'est pas possible, pour quelque raison que ce soit, de le déclarer coupable à l'égard de l'accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80», il se peut qu'il puisse être déclaré coupable de conduite avec facultés affaiblies, sur la foi du témoignage de l'agent qui l'a arrêté. En l'espèce, il se trouve que l'accusée n'a pas été inculpée de conduite avec facultés affaiblies, même si une telle accusation est habituellement portée. En fait, le juge du procès en l'espèce a demandé au substitut du procureur général pourquoi une accusation de cette nature n'avait pas été portée et a dit qu'une telle inculpation aurait bien pu être justifiée.

55 Je dois souligner ici qu'il importe de se rappeler la différence essentielle entre une présomption et une preuve. L'alinéa 258(1)c) établit une présomption que l'alcoolémie au volant correspond à l'alcoolémie au moment de l'alcootest, mais il n'en fournit pas la preuve. Ce n'est qu'un raccourci offert au ministère public. Si l'accusé réussit à réfuter la présomption en montrant que l'alcoolémie aux deux moments était différente, alors le ministère public doit faire la preuve de l'accusation par d'autres moyens. La présomption établit simplement que l'alcoolémie aux deux moments était identique. Les éléments de preuve produits serviraient à établir l'alcoolémie réelle de l'accusé lorsqu'il était au volant.

56 Il y a un autre aspect de la solution proposée par la Cour d'appel à la majorité sur lequel il vaut la peine de s'arrêter. Essentiellement, l'adoption du raisonnement de la majorité ferait peser sur l'accusé la charge de prouver son innocence. Précisément, si un accusé était tenu de combattre la présomption énoncée à l'al. 258(1)c) de la façon préconisée par la majorité, il devrait nécessairement prouver que son alcoolémie était inférieure à 0,08. Si cette position était acceptée, et que le caractère substantiel de la preuve de l'accusé est établi en fonction de la limite fixée dans la loi, il existerait une zone d'incertitude entre les résultats de l'alcootest et la limite légale, et il incomberait à l'accusé de dissiper l'incertitude alors qu'en fait, c'est au ministère public que revient l'obligation de prouver l'accusation.

57 Si l'accusé choisit de ne pas présenter de preuve, comme il en a le droit, et que le ministère public ne présente pas d'autre preuve, la charge est en fait renversée et il revient à l'accusé d'établir que son alcoolémie était inférieure à 0,08 au moment de l'infraction, malgré le fait que le ministère public n'a pas prouvé l'accusation. Si celui‑ci ne peut pas établir hors de tout doute raisonnable que l'alcoolémie de l'accusé dépassait 0,08, cela ne doit pas être suffisant pour justifier la déclaration de culpabilité. Si le ministère public a raison dans le présent pourvoi, l'accusée doit faire naître un doute raisonnable sur sa culpabilité en dépit du fait que le ministère public n'a peut‑être produit aucun élément de preuve. Autrement dit, un accusé peut être à même de satisfaire au critère énoncé par le juge Arbour, mais néanmoins ne pas être en mesure de répondre au critère proposé par le ministère public sans avoir, fondamentalement, à s'acquitter de la charge de prouver son innocence. On pourrait soutenir que cette position soulève des questions au regard de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'en conséquence, elle doit être rejetée, surtout lorsqu'une autre interprétation possible ne suscite pas de telles questions.

58 Pour terminer, si la position du ministère public sur la signification de l'expression «preuve contraire» est bien fondée, elle pose par ailleurs certains problèmes au regard de l'application de l'al. 253a) du Code criminel. L'article 253 crée l'infraction de conduite d'un véhicule à moteur en état de facultés affaiblies dans les termes suivants:

253. Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur, d'un bateau, d'un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux‑ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants:

a) lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l'effet de l'alcool ou d'une drogue;

b) lorsqu'il a consommé une quantité d'alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre‑vingts milligrammes d'alcool par cent millilitres de sang.

L'article 258 renvoie à l'art. 253 dans ces termes:

258. (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l'égard d'une infraction prévue à l'article 253 ou dans des poursuites engagées en vertu des paragraphes 255(2) ou (3): [Je souligne.]

Ces termes indiquent que les présomptions énoncées à l'art. 258 s'appliquent aux alinéas a) et b) de l'art. 253. Par conséquent, si l'opinion émise par la Cour d'appel à la majorité était acceptée, une preuve contraire visée à l'art. 258 devrait être une preuve tendant à montrer que l'alcoolémie de l'accusé était inférieure à 0,08. Il faudrait alors se demander ce qu'il en serait d'une accusation de conduite avec facultés affaiblies visée à l'al. 253a). C'est un autre argument qui nous amène à conclure qu'une preuve contraire n'est pas une preuve établissant une alcoolémie inférieure à la limite légale, mais qu'elle ne se rapporte qu'à la présomption temporelle examinée précédemment.

59 Il reste une difficulté soulevée par l'analyse qui précède ou du moins par la nature intrinsèque de la présomption d'identité qui pose en quelque sorte une énigme. Si toute preuve d'un écart entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest et son alcoolémie lorsqu'elle était au volant pouvait être tenue pour une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c), et pouvait donc réfuter la présomption, alors la présomption pourrait être réfutée dans tous les cas. C'est tout simplement que l'alcoolémie d'une personne ivre change constamment par suite de l'absorption et* de l'élimination de l'alcool dans son sang. Une personne accusée d'une infraction de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80» pourrait simplement montrer que son alcoolémie a changé entre le moment de l'infraction et le moment de l'interpellation, parce qu'une partie de l'alcool a été assimilée entre temps et, ipso facto, la présomption énoncée à l'al. 258(1)c) serait privée d'effet. En pareil cas, il ne serait pas difficile d'obtenir la déclaration de culpabilité, parce que dans la plupart des cas, l'alcoolémie aurait diminué après l'infraction ou, si elle était allée en augmentant par suite d'une absorption, dans la plupart des cas, elle n'aurait pas augmenté rapidement si aucune autre boisson n'avait été absorbée par la suite. Mais, une fois la présomption réfutée, le ministère public devrait, dans chaque cas, assigner des experts pour établir ces faits et déterminer ce qu'auraient été les alcoolémies maximum et minimum. Si ce processus normal d'absorption et d'élimination était considéré comme une «preuve contraire», alors la présomption serait inutile, car elle pourrait être réfutée dans tous les cas.

60 Le juge Arbour s'est penchée sur cette question, et a dit, aux pp. 238 et 239:

[traduction] Une preuve scientifique tendant à montrer que, dans tous les cas, l'alcoolémie deux heures avant l'alcootest ne correspondra vraisemblablement pas à l'alcoolémie indiquée par l'appareil ne serait pas une «preuve contraire» au sens de la disposition. C'est qu'une telle preuve serait présentée simplement pour montrer que la présomption est une fiction, qu'elle est mal conçue et qu'il ne convient donc pas de l'appliquer. Pour reprendre les propos du juge Beetz dans l'arrêt Moreau, précité, à la p. 271 (R.C.S.), à la p. 533 (C.C.C.), cette preuve ne vise pas à «réfuter la présomption [. . .], elle veut en nier l'existence même».

61 L'effet du processus biologique normal de la transformation de l'alcool par le métabolisme ne saurait en soi constituer une «preuve contraire», parce qu'il faut présumer que le législateur savait que l'alcoolémie variait continuellement et qu'il a néanmoins jugé bon d'établir cette présomption. Par conséquent, comme le dit le juge Arbour, ériger cela en «preuve contraire» équivaudrait tout au plus à attaquer la présomption elle‑même en démontrant qu'elle n'est qu'une fiction juridique et qu'elle ne devrait jamais être appliquée. À mon avis, une telle attaque contre la présomption ne doit pas être admise.

V. Conclusion

62 En conclusion, je ne crois pas que beaucoup de gens prendront de l'alcool comme l'a fait l'intimée en l'espèce. En fait, ils risqueraient en agissant ainsi d'être inculpés d'entrave à la justice, mais il n'est pas nécessaire que j'exprime mon avis sur cette question.

63 En conséquence, je souscris aux motifs dissidents du juge Arbour de la Cour d'appel et au jugement du juge du procès et du juge de la Cour d'appel en matière de poursuites sommaires, et je conclus que la preuve que l'accusée a bu les deux petites bouteilles de vodka est une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c). Le ministère public ne peut donc pas s'appuyer sur la présomption que son alcoolémie au moment de l'alcootest correspondait à son alcoolémie au moment de l'infraction. Comme aucun autre élément de preuve n'établit son alcoolémie au moment de l'infraction, elle doit être acquittée. Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'annuler le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario et de rétablir l'acquittement.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Les motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin ont été rendus par

64 Le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente) — La preuve de consommation volontaire d'alcool après avoir conduit un véhicule mais avant de fournir un échantillon d'haleine à la police peut‑elle servir de «preuve contraire» aux fins de réfuter la présomption établie à l'al. 258(1)c) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46? Avec égards, je ne saurais être d'accord avec la façon dont mon collègue aborde ce problème ni avec sa conclusion. J'estime que notre Cour peut retenir une troisième interprétation de la notion de «preuve contraire» à l'al. 258(1)c), soit qu'une «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c) est une preuve tendant à démontrer qu'il existe une différence pertinente en droit entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest et son alcoolémie au moment de l'infraction.

65 À mon avis, la distinction entre la «présomption d'identité» et la «présomption d'exactitude» relève d'un exercice artificiel, contraire à l'objectif fondamental que vise cette disposition du Code criminel, à la jurisprudence antérieure de notre Cour ainsi qu'à d'importantes considérations d'intérêt public. En effet, si la preuve de consommation d'alcool postérieure à la conduite d'un véhicule suffit pour empêcher le ministère public d'invoquer la présomption de l'al. 258(1)c), le ministère public devra, en pareils cas, soit se fonder sur une preuve moins précise d'affaiblissement des facultés, soit avoir recours à des experts toxicologues et ainsi accroître considérablement le temps et le coût des poursuites pour conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg». Avec égards, j'estime qu'une telle conclusion ne saurait être compatible avec l'esprit de la loi, compte tenu du problème que vise clairement à corriger l'art. 258 du Code.

I. Dispositions législatives applicables

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

253. Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau, un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou aide à conduire un aéronef ou du matériel ferroviaire, ou a la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur, d'un bateau, d'un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux‑ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants:

a) lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l'effet de l'alcool ou d'une drogue;

b) lorsqu'il a consommé une quantité d'alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre‑vingts milligrammes d'alcool par cent millilitres de sang.

258. (1) Dans des poursuites engagées en vertu du paragraphe 255(1) à l'égard d'une infraction prévue à l'article 253 ou dans des poursuites engagées en vertu des paragraphes 255(2) ou (3):

. . .

c) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du paragraphe 254(3), la preuve des résultats des analyses fait foi, en l'absence de toute preuve contraire, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où l'infraction aurait été commise, ce taux correspondant aux résultats de ces analyses, lorsqu'ils sont identiques, ou au plus faible d'entre eux s'ils sont différents, si les conditions suivantes sont réunies:

(i) [non en vigueur]

(ii) chaque échantillon a été prélevé dès qu'il a été matériellement possible de le faire après le moment où l'infraction aurait été commise et, dans le cas du premier échantillon, pas plus de deux heures après ce moment, les autres l'ayant été à des intervalles d'au moins quinze minutes,

(iii) chaque échantillon a été reçu de l'accusé directement dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié,

(iv) une analyse de chaque échantillon a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié; [Je souligne.]

II. Faits et jugements

66 Les faits de cette instance sont on ne peut plus simples. L'appelante, Mme St. Pierre, a été interpellée vers 1 heure du matin par un agent qui avait observé sa conduite erratique. Ayant constaté son état d'intoxication, l'agent lui a demandé de fournir là et alors un échantillon d'haleine. Après trois tentatives infructueuses, elle a échoué l'épreuve ALERT. L'agent lui a alors demandé de se soumettre à l'alcootest et l'a conduite au poste de police. Comme le technicien était occupé avec un autre conducteur, l'appelante a dû attendre environ une heure avant de subir l'alcootest, et s'est rendue trois fois à la salle de toilette au cours de cette période. Les deux alcootests, effectués à 20 minutes d'intervalle, indiquaient un résultat de 180 mg d'alcool par 100 ml de sang. Peu de temps après avoir subi le second alcootest, au moment de la prise des empreintes digitales, l'appelante a montré deux bouteilles vides de 50 ml de vodka au policier et a déclaré les avoir bues pendant qu'elle était à la salle de toilette.

67 Au procès, le ministère public a cherché à faire la preuve que l'alcoolémie de l'appelante dépassait les 80 mg en se fondant sur les résultats des alcootests ainsi que sur le témoignage du policier. Quant aux deux bouteilles de 50 ml, elles ont été introduites en preuve au cours de l'interrogatoire principal du policier. Celui‑ci a déclaré que les bouteilles ne contenaient aucun résidu et qu'on n'y décelait aucune odeur de vodka. Le ministère public n'a pas appelé d'expert à témoigner pour étayer sa preuve à cet égard. Il a fait valoir que si l'accusée souhaitait invoquer le fait de sa consommation d'alcool postérieure à la conduite de son véhicule comme «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c), elle devait présenter des éléments de preuve susceptibles de démontrer que, n'eût été cette consommation postérieure, son alcoolémie aurait pu être inférieure à la limite prescrite par la loi. L'accusée n'a pas témoigné. À la clôture de la preuve du ministère public, le juge O'Reilly a accueilli la requête de l'avocat de la défense pour verdict dirigé et l'appelante a été acquittée. En appel de la déclaration sommaire de culpabilité, interjeté par le ministère public, ce verdict a été confirmé: (1991), 30 M.V.R. (2d) 13.

68 Le ministère public a de nouveau interjeté appel devant la Cour d'appel de l'Ontario (1992), 10 O.R. (3d) 215. Au nom de la majorité, le juge Galligan a statué que l'arrêt de notre Cour R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089, était déterminant quant à la question en litige, en ce que la «preuve contraire» devait tendre à établir que l'alcoolémie de l'accusé se situait à l'intérieur des limites permises au moment de l'infraction. Dissidente, madame le juge Arbour a soutenu que la preuve d'une différence quelconque entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction et le résultat de l'alcootest au moment de la prise de l'échantillon était suffisante pour constituer une «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c). À son avis, l'appelante n'avait pas à fournir de preuve de nature à établir que son alcoolémie aurait pu être inférieure à la limite prévue par la loi n'eût été l'alcool qu'elle aurait consommé après avoir été au volant. Ainsi, même une preuve établissant une différence [traduction] «sans amplitude particulière» serait suffisante pour empêcher le ministère public d'invoquer cette présomption.

III. Analyse

69 Mon collègue avance plusieurs arguments à l'appui de la conclusion suivant laquelle toute preuve crédible d'absorption d'alcool postérieurement à la conduite d'un véhicule permettra de réfuter la présomption de l'al. 258(1)c). Il retient d'abord la distinction établie par madame le juge Arbour entre la «présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité». Il fait valoir ensuite qu'il y a lieu de distinguer la présente instance des arrêts antérieurs de notre Cour R. c. Moreau, [1979] 1 R.C.S. 261, et R. c. Crosthwait, précité. Il nous invite ensuite à adopter une interprétation fondée sur le «sens manifeste» de l'al. 258(1)c). En terminant, il s'inquiète de ce que toute autre interprétation pourrait aller à l'encontre de la présomption d'innocence, ou causer une injustice dans le cas où le prévenu a été accusé de conduite avec facultés affaiblies sous le régime de l'al. 253a) au lieu d'être accusé d'avoir conduit avec une alcoolémie de «plus de 80 mg» en contravention de l'al. 253b). Je discuterai de chacun de ces arguments, quoique pas nécessairement dans le même ordre, en vue de démontrer les raisons pour lesquelles l'interprétation correcte de l'al. 258(1)c) est celle que j'ai exposée précédemment.

1. La jurisprudence antérieure: R. c. Moreau et R. c. Crosthwait

70 L'expression «preuve contraire» utilisée à l'al. 258(1)c) a déjà retenu par deux fois l'attention de notre Cour. À mon avis, les arrêts R. c. Moreau et R. c. Crosthwait s'appliquent parfaitement ici.

71 Dans l'arrêt Moreau, l'accusé avait échoué l'alcootest dont le résultat indiquait une alcoolémie de 90 mg par 100 ml de sang. En d'autres termes, son taux n'excédait que de 10 mg la limite prévue par la loi. Il a présenté le témoignage d'un expert selon lequel tous les alcootests Borkenstein (l'appareil ayant servi à l'analyse) étaient inexacts à l'intérieur d'une marge de 10 mg d'alcool par 100 ml de sang, et a soutenu qu'il s'agissait là d'une «preuve contraire» à la présomption établie par l'actuel al. 258(1)c). La Cour a rejeté cet argument au motif qu'une telle preuve visait non pas à réfuter la présomption mais à contrer le régime établi par le législateur. Ce qui est plus significatif pour nos fins, toutefois, c'est l'explication de la majorité quant au sens de l'expression «preuve contraire». À la p. 271, le juge Beetz la définit en citant avec approbation le passage suivant des motifs du juge McFarlane dans l'arrêt R. c. Davis (1973), 14 C.C.C. (2d) 513 (C.A.C.‑B.), à la p. 516:

[traduction] À mon avis, l'intention du Parlement, bien qu'exprimée peu clairement, devient manifeste si l'on se souvient que le fait à prouver est la proportion d'alcool dans le sang au moment de l'infraction. Le résultat de l'analyse chimique est un des moyens de prouver ce fait et les certificats constituent une preuve, parmi d'autres, de ce résultat. Il s'ensuit donc, à mon avis, que la fin du paragraphe signifie que le résultat de l'analyse chimique fait preuve de la proportion d'alcool dans le sang du prévenu au moment de l'infraction en l'absence de toute preuve que le taux d'alcoolémie à ce moment n'excédait pas 80 pour cent. En conséquence, toute preuve tendant à montrer qu'au moment de l'infraction, le taux d'alcoolémie était dans les limites permises constitue une «preuve contraire» au sens de ce paragraphe. [Souligné par le juge Beetz.]

Le juge Beetz fait ensuite l'observation suivante, à la p. 271:

Aux termes du Code, la «preuve contraire» doit être une preuve tendant à démontrer que le taux d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée ne correspondait pas au résultat de l'analyse chimique.

La contradiction apparente entre ces deux passages a soulevé un vif débat quant à la véritable signification de l'expression «preuve contraire» utilisée à l'al. 258(1)c) du Code. L'appelante invoque le second passage à l'appui de son argument voulant qu'il ne soit pas nécessaire que la «preuve contraire» tende à démontrer qu'au moment de l'infraction, l'accusé ne dépassait pas de fait la limite prévue par la loi.

72 Toutefois, je suis d'avis que, compte tenu du contexte factuel et juridique dans lequel ces passages ont été formulés, les remarques du juge Beetz ne sauraient étayer l'argument de l'appelante. Il faut rappeler que l'alcoolémie de l'accusé dans Moreau ne dépassait que de 10 mg la limite prescrite par la loi. À ce titre, le témoignage de l'expert au sujet de l'existence d'une marge d'erreur de 10 mg dans les alcootests pouvait être considéré comme «tendant à montrer qu'au moment de l'infraction, le taux d'alcoolémie était dans les limites permises» (p. 271). En d'autres termes, le juge des faits aurait pu, en raison de cette preuve, avoir un doute raisonnable quant à savoir si l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction était dans les limites prévues par la loi. Comme la preuve présentée par l'accusé semblait satisfaire à cette condition préliminaire, le juge Beetz se devait de clairement expliquer qu'une «preuve contraire» ne pouvait être de nature générale, mais qu'elle devait également être liée à l'alcoolémie de l'accusé en particulier. Il a donc, à la p. 271, explicité sa définition précédente de la «preuve contraire» en précisant qu'une telle preuve devait aussi être

. . . une preuve tendant à démontrer que le taux d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée ne correspondait pas au résultat de l'analyse chimique. [Je souligne.]

Il a ajouté que la preuve présentée n'était pas reliée à l'accusé et qu'elle ne constituait donc pas une «preuve contraire»:

Il n'existe aucune preuve de ce genre en l'espèce. Exception faite des certificats, aucune preuve n'a été présentée pour établir le taux d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction alléguée. [Je souligne.]

En somme, le juge Beetz a conclu qu'une contestation du système de l'alcootest en général ne tendait pas à démontrer que l'alcoolémie de cet accusé était différente au moment de l'infraction reprochée. Une preuve de ce genre ne pouvait, en droit, constituer une «preuve contraire» parce qu'elle n'était pas reliée à cet accusé. Il n'y a là aucune ambiguïté. L'arrêt Moreau a établi une norme claire comportant deux volets. La confusion qui a suivi est attribuable à ce que plusieurs n'ont pas cerné les commentaires du juge Beetz dans leur véritable contexte, c'est‑à‑dire en tenant compte du fait que le témoignage de l'expert dans cette affaire indiquait un écart qui aurait pu autrement ramener l'alcoolémie de l'accusé en deçà de la limite prévue par la loi.

73 Toutefois, s'il subsistait, après l'arrêt Moreau, des doutes relativement au sens de l'expression «preuve contraire» de l'al. 258(1)c), ils ont été dissipés de façon définitive, deux ans plus tard, dans l'arrêt Crosthwait. Cette affaire soulevait la question de savoir si le témoignage d'un expert portant que l'alcootest en cause n'avait pas été opéré correctement — et pouvait donc avoir été inexact — constituait une «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c). Au nom de la Cour, le juge Pigeon a rejeté cet argument en ces termes (à la p. 1101):

La simple possibilité d'une inexactitude n'est d'aucun secours à l'accusé. Ce qui est nécessaire pour constituer une preuve contraire est une preuve qui tend à démontrer une inexactitude de l'éthylomètre, ou de son fonctionnement à cette occasion, d'un degré et d'une nature tels qu'elle pourrait modifier le résultat des analyses au point de rendre douteux que la concentration d'alcool dans le sang du prévenu ait été supérieure au maximum permis. [Je souligne.]

Il appert que le juge Pigeon a essentiellement fusionné en une seule les deux conditions préliminaires posées par le juge Beetz dans l'arrêt Moreau: l'écart allégué doit tendre à démontrer que l'alcoolémie de l'accusé aurait pu être inférieure à la limite prévue par la loi au moment de l'infraction, et la preuve doit être reliée au taux d'alcool dans le sang de l'accusé en cause plutôt qu'au système en général.

74 Dans le cas qui nous occupe, les juges de la Cour d'appel ont conclu à la majorité, à la p. 223, que les arrêts Moreau et Crosthwait étaient déterminants:

[traduction] J'estime qu'il faut considérer comme ayant été tranchée par la Cour suprême du Canada la question suivante, savoir que pour constituer en droit une «preuve contraire» au sens où cette expression est utilisée à l'al. 258(1)c), la preuve doit tendre à démontrer qu'au moment de l'infraction reprochée, l'alcoolémie de l'accusé ne dépassait pas 80 mg d'alcool par 100 ml de sang.

Par contre, madame le juge Arbour s'est efforcée, dans sa dissidence, de distinguer ces deux arrêts d'avec les situations où, comme ici, il y a eu absorption d'alcool postérieurement à la conduite d'un véhicule. Elle a établi une distinction entre ce qu'elle appelle la «présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité». Je vais maintenant me pencher sur cette question.

2. La «présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité»

75 Selon madame le juge Arbour, la «présomption d'exactitude» se rapporte à la présomption suivant laquelle l'appareil servant à analyser l'haleine reflète correctement le taux réel d'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest. La «présomption d'identité», quant à elle, se rapporte à la présomption suivant laquelle l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest correspond à son alcoolémie au moment de l'infraction. En tenant pour acquis que les arrêts Moreau et Crosthwait établissent que seule une preuve tendant à démontrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment où il était au volant était inférieure à 80 mg par 100 ml de sang est une «preuve contraire», on fait valoir que ces deux arrêts ne s'appliquent pas dans le cas où est remise en question non pas l'exactitude des résultats donnés d'un alcootest (soit la présomption d'exactitude), mais plutôt la présomption selon laquelle ces résultats reflètent l'alcoolémie au volant (soit la présomption d'identité).

76 On soutient que ces deux présomptions ne sont pas contradictoires puisqu'elles découlent de dispositions différentes du Code. La «présomption d'exactitude» découlerait de l'al. 258(1)g), alors que la «présomption d'identité» découlerait de l'al. 258(1)c). En toute déférence, j'estime que cette interprétation est incorrecte. En fait, pour reprendre un argument que mon collègue lui‑même invoque dans son opinion, j'estime que cela va à l'encontre du «sens manifeste» des deux dispositions. L'alinéa 258(1)g) dispose:

g) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à une demande faite en vertu du paragraphe 254(3), le certificat d'un technicien qualifié fait preuve des faits allégués dans le certificat sans qu'il soit nécessaire de prouver la signature ou la qualité officielle du signataire, si le certificat du technicien qualifié contient:

(i) la mention que l'analyse de chacun des échantillons a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par lui et dont il s'est assuré du bon fonctionnement au moyen d'un alcool type identifié dans le certificat, comme se prêtant bien à l'utilisation avec cet alcootest approuvé,

(ii) la mention des résultats des analyses ainsi faites,

(iii) la mention, dans le cas où il a lui‑même prélevé les échantillons:

(A) [non en vigueur]

(B) du temps et du lieu où chaque échantillon et un spécimen quelconque mentionné dans la division (A) ont été prélevés,

(C) que chaque échantillon a été reçu directement de l'accusé dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par lui; [Je souligne.]

77 L'alinéa 258(1)g), dit‑on, combiné au par. 25(1) de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, crée une présomption selon laquelle l'alcootest indiquerait de façon exacte l'alcoolémie de l'accusé au moment où il est effectué. On en conclut donc que le certificat fait preuve de l'alcoolémie réelle de l'accusé. Pour ma part, j'interprète l'al. 258(1)g) différemment. En effet, aux termes de cette disposition, les «faits allégués dans le certificat» sont uniquement réputés représenter, entre autres, les «résultats des analyses ainsi faites» (sous‑al. 258(1)g)(ii)) (je souligne). Faute d'une meilleure expression, je parlerais dans ce cas de «présomption de continuité de la preuve». Cette présomption est très différente de la présomption dite «d'exactitude», puisque cette dernière présume que les résultats de l'analyse correspondent à l'alcoolémie réelle de l'accusé au moment de l'alcootest. Or il n'est aucunement fait mention à l'al. 258(1)g) de «l'alcoolémie réelle». En d'autres termes, l'al. 258(1)g) n'est rien d'autre qu'une exception documentaire à la règle du ouï‑dire (voir également Martin's Annual Criminal Code, 1995, commentaire de l'art. 258). La «preuve contraire» de l'al. 258(1)g) (suivant le par. 25(1) de la Loi d'interprétation) ne serait qu'une preuve tendant à démontrer que les renseignements contenus dans les certificats ne reflètent pas les résultats réels indiqués par l'alcootest (p. ex. le technicien qui l'a effectué dirait à l'accusé que l'appareil indiquait 120 mg alors que, d'après le certificat, son alcoolémie serait de 220 mg). Avec égards, le sens manifeste de l'al. 258(1)g) ne supporte tout simplement pas l'explication de mon collègue quant aux effets de cette disposition en matière de preuve.

78 De plus, j'estime que mon interprétation de l'effet de l'al. 258(1)c) en matière de preuve est identique à celle que le juge Pigeon a retenue au nom de la Cour dans l'arrêt Crosthwait. Plus précisément, le juge Pigeon a refusé, à la p. 1099, de considérer que l'al. 237(1)f) (l'actuel al. 258(1)g)) exigeait implicitement que soit démontré le bon fonctionnement de l'appareil utilisé:

En l'espèce, le certificat déposé au procès respecte entièrement les conditions énoncées à l'al. f). En lui‑même il faisait donc preuve des résultats des analyses. Avec égards, je ne peux accepter qu'il existe une autre condition implicite savoir, qu'il faut démontrer que l'instrument utilisé fonctionnait bien [. . .] La présomption [voulant que le résultat de l'alcootest soit exact] peut sans doute être réfutée par la preuve du mauvais fonctionnement de l'instrument utilisé, mais le certificat ne peut être rejeté pour ce motif. [Je souligne.]

L'exigence d'une preuve établissant le bon état de fonctionnement de l'appareil est inhérente à la «présomption d'exactitude». Si cette exigence n'est pas implicite à l'al. 258(1)g), il s'ensuit que la «présomption d'exactitude» ne l'est pas davantage. Le juge Pigeon conclut, aux pp. 1100 et 1101, que lorsque l'accusé cherche à contester l'exactitude de l'alcootest en faisant valoir que l'appareil indique des résultats inexacts, cette contestation doit s'inscrire dans le cadre de la «preuve contraire» permise à l'al. 258(1)c) (alors l'al. 237(1)c)). Je suis donc, avec déférence, en désaccord avec la conclusion de mon collègue quant à l'importance de l'arrêt Crosthwait dans le présent pourvoi.

79 En revanche, l'al. 258(1)c) se révèle, à l'examen, être la source des deux présomptions que retient madame le juge Arbour. L'alinéa 258(1)c) dispose:

c) lorsque des échantillons de l'haleine de l'accusé ont été prélevés conformément à un ordre donné en vertu du paragraphe 254(3), la preuve des résultats des analyses fait foi, en l'absence de toute preuve contraire, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où l'infraction aurait été commise, ce taux correspondant aux résultats de ces analyses, lorsqu'ils sont identiques, ou au plus faible d'entre eux s'ils sont différents, si les conditions suivantes sont réunies:

(i) [non en vigueur]

(ii) chaque échantillon a été prélevé dès qu'il a été matériellement possible de le faire après le moment où l'infraction aurait été commise et, dans le cas du premier échantillon, pas plus de deux heures après ce moment, les autres l'ayant été à des intervalles d'au moins quinze minutes,

(iii) chaque échantillon a été reçu de l'accusé directement dans un contenant approuvé ou dans un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié,

(iv) une analyse de chaque échantillon a été faite à l'aide d'un alcootest approuvé, manipulé par un technicien qualifié; [Je souligne.]

Aux termes de cet alinéa, les résultats de l'alcootest effectué à un moment ultérieur sont présumés correspondre aux taux réels d'alcoolémie au moment de l'infraction. Une «preuve contraire» à la présomption est une preuve qui tendra à réfuter soit (1) la présomption selon laquelle le résultat de l'alcootest est une indication, dont l'exactitude est acceptable, de l'alcoolémie de l'accusé au moment il est effectué; soit (2) la présomption selon laquelle l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest est une indication acceptable de son alcoolémie au moment de l'infraction. L'absence de l'un ou l'autre de ces liens brise la chaîne logique et empêche le ministère public de jouir du privilège de la présomption. Ces liens logiques se retrouvent tous deux à l'al. 258(1)c).

80 Me fondant tant sur le sens manifeste des al. 258(1)c) et g) que sur l'arrêt Crosthwait de notre Cour, je conclus donc que «la présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité» découlent en réalité de la même disposition: l'al. 258(1)c). Étant donné que les deux présomptions se rapportent de fait à la même expression de la même disposition du Code, je suis loin d'être convaincue qu'il soit encore possible de soutenir qu'une «preuve contraire» peut donner lieu à l'application de deux normes juridiques de preuve entièrement différentes relativement à la même accusation.

3. Le sens manifeste de l'al. 258(1)c)

81 L'appelante soutient que l'al. 258(1)c) ne fait aucunement mention de l'obligation pour l'accusé d'établir que son alcoolémie ne dépassait pas 0,08 pour éviter l'application de la présomption, et que notre Cour devrait rejeter l'interprétation que le juge Galligan de la Cour d'appel donne à l'expression «preuve contraire» de l'al. 258(1)c), au motif qu'elle ne correspond pas au sens manifeste de cette disposition. Elle prétend, de plus, que l'accusé n'a, d'après le sens manifeste de l'al. 258(1)c), qu'à présenter la preuve de l'existence d'une différence, sans amplitude particulière, entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest et son alcoolémie au moment de l'infraction. Du même souffle, elle reconnaît que les arrêts Moreau et Crosthwait de notre Cour font jurisprudence sur le point suivant, soit que les tentatives de réfutation de la «présomption d'exactitude» ne constitueront une «preuve contraire» que si elles parviennent à établir que l'alcoolémie de l'accusé aurait pu être inférieure à la limite prévue par la loi.

82 Je ne puis concilier pareille contradiction entre la «présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité», étant donné qu'elles découlent toutes deux de la même expression employée dans la même disposition. Comment peut‑on conclure que le sens manifeste de l'al. 258(1)c) doive prévaloir dans le contexte de la «présomption d'identité», mais qu'il n'en est rien dans le cas de la «présomption d'exactitude»? D'après le sens manifeste de l'al. 258(1)c), la preuve indiquant qu'un alcootest donné était inexact (c'est‑à‑dire permettant de réfuter la «présomption d'exactitude») est tout aussi «contraire» à la présomption établie à l'al. 258(1)c) que la preuve «sans amplitude particulière» permettant de réfuter la «présomption d'identité». En toute cohérence, la preuve de l'un ou l'autre de ces éléments devrait empêcher le ministère public d'invoquer cette présomption. Notre Cour, cependant, dans l'arrêt Crosthwait, a effectivement rejeté une interprétation possible de l'al. 258(1)c) — celle du «sens manifeste» que préconise l'appelante — pour retenir une interprétation plus compatible avec l'esprit de la loi, eu égard au problème que la loi visait à corriger, ainsi qu'à l'esprit et l'objet de la présomption.

83 J'estime que la distinction entre la «présomption d'identité» et la «présomption d'exactitude» est artificielle et inutile, étant donné que toutes deux découlent de la même expression figurant dans la même disposition du Code. Notre Cour devrait soit infirmer explicitement les arrêts Moreau et Crosthwait, et appliquer uniformément la même norme du «langage ordinaire», soit reconnaître qu'ils sont toujours juridiquement valables et les appliquer à la présente instance. Convenir d'une norme pour la première présomption et d'une autre, plus rigoureuse, pour la dernière prête inutilement à confusion. J'estime, de plus, qu'il est possible d'adopter une interprétation également viable de l'al. 258(1)c) fondée sur son «sens manifeste», qui fasse appel à une norme juridique unique en toutes circonstances et entièrement compatible avec les arrêts Moreau et Crosthwait. J'expliciterai plus loin les raisons pour lesquelles je préfère définir l'expression «preuve contraire» de l'al. 258(1)c) comme une preuve susceptible de démontrer qu'il existe une différence pertinente en droit entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest et son alcoolémie au moment de l'infraction. Cette pertinence sera fonction de l'accusation à l'égard de laquelle le ministère public cherche à invoquer le bénéfice de la présomption établie à l'al. 258(1)c).

4.La nécessité d'exiger la pertinence en droit afin d'éviter des absurdités manifestes

84 Le recours au «sens manifeste» ne doit pas être une fin en soi, surtout s'il conduit inévitablement à des résultats absurdes qui ne sauraient être compatibles avec ce que le Parlement avait en vue. Les réflexions du juge Shamgar, président de la Cour suprême d'Israël (reproduites dans Selected Judgments of the Supreme Court of Israel, vol. VIII (1992), à la p. 263) me paraissent particulièrement éclairantes:

[traduction] . . . le langage ne détermine pas l'objet, il est à son service. La loi est l'instrument par lequel s'incarne la politique juridique et, partant, son interprétation doit tendre à émanciper les mots de leurs liens sémantiques dans le cas où ceux‑ci les éloigneraient de l'objet législatif qu'ils sont censés incarner.

[traduction] «Suivant la méthode téléologique, le tribunal s'incline devant le législateur non pas en décodant son langage mais en faisant en sorte que ses objectifs soient atteints»: Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994), à la p. 35. Or, l'absurdité qui découle de l'interprétation fondée sur le «sens manifeste» de l'al. 258(1)c) se confirme dans plusieurs contextes possibles, qui tous suggèrent fortement qu'une interprétation étroite du texte de l'al. 258(1)c) nous éloigne du but poursuivi par le législateur et de son intention au lieu de nous en rapprocher.

85 Il y a quatre principaux moyens par lesquels l'accusé peut chercher à présenter une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c):

1.Une preuve établissant que les résultats de l'alcootest étaient erronés et qu'ils auraient dû indiquer moins de 80 mg d'alcool par 100 ml de sang;

2.La «défense Carter» — l'accusé conteste l'exactitude des résultats de l'alcootest en se fondant sur ce qu'il a bu avant de conduire (habituellement combinée au témoignage d'un toxicologue judiciaire);

3.La défense du «dernier verre» — l'accusé allègue que vu la façon dont il a consommé l'alcool, son alcoolémie était toujours en hausse au moment où il conduisait et qu'elle n'avait pas encore dépassé 80 mg par 100 ml de sang;

4.La défense «du verre après avoir conduit» — l'accusé allègue qu'il a consommé de l'alcool après avoir conduit mais avant le prélèvement des échantillons.

(Voir S. Porter, «"Evidence to the Contrary" in Drinking and Driving Cases» (1994), 5 J.M.V.L. 277, aux pp. 278 et 279.) Les troisième et quatrième moyens soulèvent des questions se rapportant à la «présomption d'identité». Si notre Cour devait accepter le point de vue de l'appelante quant à la présomption de l'al. 258(1)c), il suffirait dans le quatrième cas que l'accusé présente une preuve crédible d'absorption d'alcool après avoir été au volant, aussi minime soit‑elle, afin de réfuter la présomption. Ainsi, s'il est établi de façon crédible qu'un homme de 200 livres, dont l'alcootest indique qu'il a dépassé deux fois la limite prévue par la loi, a bu la moitié d'une bière après avoir conduit mais avant de subir l'alcootest, le tribunal devrait estimer que la preuve de cette consommation d'alcool est une «preuve contraire» à la présomption établie à l'al. 258(1)c), et conclure que le ministère public ne peut plus en invoquer le bénéfice. Le résultat serait le même si le témoin affirmait avoir pris ne fût‑ce qu'une seule gorgée d'un flasque dans sa poche. Le ministère public devrait alors consacrer temps et argent pour faire témoigner un toxicologue afin de démontrer que l'effet de l'absorption d'une quantité minimale d'alcool postérieurement à la conduite de son véhicule n'aurait pas été suffisant, vu le sexe, le poids et la taille de l'accusé, pour soulever la possibilité que son alcoolémie ait été, sans cette consommation additionnelle, inférieure à la limite prévue par la loi. Tous ces frais supplémentaires en temps et en argent seraient requis par une preuve dont l'accusé n'a même pas besoin d'établir qu'elle est susceptible d'être pertinente en droit quant au sort de l'accusation.

86 Plus absurde encore, toutefois, est l'application du point de vue de l'appelante au troisième type de défense mentionné précédemment — la défense du «dernier verre». Si je ne m'abuse, cette démarche implique que l'accusé n'a qu'à faire la preuve qu'il a consommé un ou plusieurs verres rapidement et successivement immédiatement avant de monter dans son véhicule pour réfuter la présomption de l'al. 258(1)c). Aucun témoignage d'expert ne serait nécessaire. Cette conclusion découlerait inéluctablement de deux prémisses: (1) la connaissance d'office par le tribunal du fait fondamental que la consommation d'alcool fera, avec le temps, monter l'alcoolémie (voir Batley c. The Queen (1985), 32 M.V.R. 257 (C.A. Sask.)), et (2) le fait que la «présomption d'identité» serait réfutée par toute preuve crédible (autre qu'une preuve des fluctuations normales résultant du fait de métaboliser l'alcool) tendant à démontrer la possibilité que le résultat de l'alcootest ne soit pas représentatif de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction.

87 En pareils cas, il serait en fait à l'avantage de l'accusé de ne pas présenter de témoignage d'expert, étant donné que le ministère public contre‑interrogerait inévitablement cet expert. Si, de l'avis de celui‑ci, le volume d'alcool absorbé n'était pas susceptible de ramener l'alcoolémie de l'accusé sous la limite prévue par la loi, le ministère public pourrait alors utiliser ce témoignage pour obvier à l'impossibilité d'invoquer la présomption de l'al. 258(1)c). Si, en revanche, l'accusé se présente simplement avec des témoins prêts à appuyer ses dires au sujet de sa consommation récente d'alcool, le ministère public aura alors trois choix: (1) il peut tenter de trouver son propre expert toxicologue prêt à témoigner au pied levé; (2) il peut demander un ajournement afin d'avoir cet expert ultérieurement; ou (3) il peut retirer les accusations. Les deux premiers choix sont coûteux en temps et en argent. Quant au troisième, il constituera une échappatoire trop facile pour les procureurs dont les rôles sont déjà remplis à craquer de causes relatives à l'alcool au volant.

88 De plus, comme je l'ai noté précédemment, préserver la distinction entre la «présomption d'exactitude» et la «présomption d'identité» mènerait à l'adoption de normes différentes pour apprécier ce qui constitue une «preuve contraire» à partir d'une seule et même disposition du Code. Si l'accusé allègue qu'un alcootest en particulier n'a pas été correctement effectué et qu'il était donc inexact dans une proportion importante, il doit fournir une preuve susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la question de savoir si son alcoolémie était inférieure à la limite prévue par la loi au moment de l'infraction. Si, par contre, il devait invoquer la «défense du dernier verre» ou la «défense du verre après avoir conduit», il n'aurait alors aucune obligation d'établir que cette preuve, si elle est acceptée, est susceptible de soulever un doute raisonnable quant à savoir si son alcoolémie était inférieure à la limite prévue par la loi au moment de l'infraction. S'il soulevait les deux moyens de défense, le tribunal serait alors aux prises avec deux normes de preuve complètement différentes relativement à la même disposition et à la même accusation. Ce résultat m'apparaît particulièrement incongru. À mon sens, il s'agit là d'une conception insoutenable qui n'a pu être celle du législateur.

89 J'estime qu'il n'est nul besoin d'aller au‑delà du présent pourvoi pour se rendre compte des absurdités auxquelles mène l'interprétation avancée par l'appelante. À la clôture de la preuve du ministère public, le juge du procès a fait remarquer qu'il acquittait l'appelante tout en étant pleinement conscient que l'alcool qu'elle affirmait avoir absorbé n'aurait pas modifié suffisamment son alcoolémie pour soulever un doute quant à savoir si celle‑ci était inférieure à la limite prévue par la loi au moment de l'infraction:

[traduction] Si je ne m'abuse, le ministère public a présenté en l'espèce une preuve selon laquelle des bouteilles d'alcool vides ont été trouvées sur la personne de Mme St. Pierre et il a demandé à produire une déclaration dont elle est l'auteur et d'après laquelle elle avait consommé l'alcool contenu dans ces bouteilles après avoir conduit, mais avant de subir les alcootests.

. . .

Et en l'absence d'un toxicologue judiciaire, qui pourrait me dire que 100 millilitres de vodka, de rhum ou de tout autre alcool ordinaire ne permettrait pas de réduire un taux de 180 milligrammes pour 100 à moins de 80 milligrammes pour 100? Je veux dire, nous le savons tous deux dans les faits, mais je n'en ai pas une connaissance judiciaire. [Je souligne.]

Imposer au ministère public la charge de présenter une expertise toxicologique dans des circonstances où, en pratique, la défense de l'accusé n'a même pas une apparence de réalité, semble manifestement contraire à la réforme que le législateur voulait introduire au moyen de la présomption. Plus important encore, il semble manifestement contraire à la façon dont on considère généralement le fardeau de preuve incombant à l'accusé que de lui permettre de déplacer ainsi ce fardeau par une preuve dépourvue, dans la réalité, de pertinence en droit quant au résultat.

90 Le législateur a édicté la présomption de l'al. 258(1)c) après avoir clairement reconnu les difficultés et les frais qu'entraînait l'obligation de recourir à des témoignages d'experts dans pratiquement tous les cas d'infractions liées à l'alcool au volant. Au Canada, pour la seule année 1992, la police a enregistré 132 377 incidents de conduite avec facultés affaiblies, entraînant des accusations contre 105 766 personnes: «Conduite avec facultés affaiblies — Canada, 1992» (1994), 14:5 Juristat 1. L'énorme fardeau que ces infractions imposent à notre système judiciaire ne saurait être sous‑estimé. La présomption de l'al. 258(1)c) est un important moyen par lequel le législateur a cherché à régler ce problème. La présomption établit un juste équilibre entre les droits collectifs et individuels en permettant l'application efficace des lois relatives à la conduite avec facultés affaiblies d'une manière qui ne porte pas atteinte de manière significative au droit des accusés à un procès juste et équitable. Je ne saurais donc accepter que le législateur ait pu vouloir que cette présomption soit suspendue chaque fois que l'accusé invoque la défense du «dernier verre» ou celle du «verre après avoir conduit» lorsqu'il n'y a pas la moindre preuve autorisant à penser que l'écart engendré par l'absorption d'alcool serait d'une quelconque pertinence en droit quant à une déclaration de culpabilité ou à un acquittement à l'égard d'une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg», et lorsque cela a, dans l'immense majorité des cas, pour seul effet d'accroître le temps et les frais nécessaires à la réussite d'une poursuite. Adopter le point de vue de l'appelante serait faire fi de cette intention manifeste.

91 S'il existe un cas où l'on doive rejeter une conception étriquée du «sens manifeste» devant des conséquences à la fois absurdes et contraires à l'objet et à l'esprit de la loi, c'est bien celui du présent pourvoi. Bien sûr, il n'appartient pas au tribunal de remettre en question la sagesse du législateur, puisqu'il lui est loisible, sous réserve des contraintes constitutionnelles, de légiférer de façon irrationnelle si tel est son bon vouloir. Néanmoins, notre Cour ne devrait pas adopter une interprétation de l'al. 258(1)c) qui entraînerait des conséquences absurdes lorsque le problème qu'on veut corriger est d'une clarté aussi criante (voir Driedger, op. cit., aux pp. 80 à 99). Bien que le texte de la disposition ne soit pas un modèle de limpidité, il est possible de lui conférer une interprétation raisonnable et fondée sur l'objet visé en la replaçant dans son contexte. Le législateur n'a pu avoir l'intention d'être plus indulgent envers les conducteurs qui, intentionnellement ou non, agissent de manière à contrecarrer l'objet même du régime par lequel le Parlement entendait réglementer leur conduite potentiellement dangereuse.

92 Notre Cour a, dans des arrêts antérieurs, évité de s'en remettre au «sens manifeste» de dispositions du Code criminel lorsqu'une telle interprétation aurait contrecarré l'intention du législateur d'une manière absurde et manifestement non voulue. Ce n'est donc pas faire preuve d'innovation que d'adopter ici une position similaire.

93 Dans l'arrêt R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 3, la Cour était appelée à interpréter le sens de l'ancien art. 586 du Code, lequel exigeait la corroboration du témoignage d'un enfant non rendu sous serment. Le sens manifeste de cette disposition paraissait exiger que la preuve corroborante elle‑même implique l'accusé. Le juge Wilson, au nom de la Cour, a rejeté cette interprétation même si elle découlait du sens manifeste de la disposition. Recourant à une analyse fondée sur l'objet, elle a interprété l'art. 586 «de façon libérale», soit que la seule preuve requise était une preuve qui tendait à démontrer la véracité de la version de l'enfant (aux pp. 28 et 29). Devant une interprétation se réclamant du «sens manifeste» qui semblait défier à la fois le bon sens et l'esprit du texte législatif, notre Cour a donc adopté une interprétation compatible avec la situation que le législateur cherchait à réformer tout en ne rendant pas inéquitable le procès de l'accusé.

94 Dans l'arrêt R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865, la Cour devait clarifier la question de savoir si l'ancien par. 234(1) du Code, qui définit l'infraction consistant à avoir la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur alors qu'on a les facultés affaiblies, pouvait s'appliquer dans un cas où l'accusé affirmait être intoxiqué au point de ne plus avoir aucun souvenir des événements. On pouvait soutenir, en effet, que d'après le sens manifeste de l'expression «la garde et le contrôle» dans son contexte immédiat, une personne ne peut avoir la garde ou le contrôle si elle est trop ivre pour en avoir la capacité. Le juge McLachlin a rejeté cette interprétation dans les termes suivants (aux pp. 899‑900):

L'affaiblissement des facultés étant un élément essentiel du crime, il serait illogique et contradictoire de supposer que le législateur a voulu que son but exprès de rendre criminel cet affaiblissement des facultés puisse être contrecarré par une règle inexprimée de droit suivant laquelle ce même affaiblissement des facultés peut servir de moyen de défense efficace.

. . .

Ne pas reconnaître la contradiction intrinsèque qu'il y a à soutenir qu'un élément essentiel de l'infraction peut aussi servir de moyen de défense aboutit à l'absurdité. Cela mène, par exemple, à la conclusion que plus une personne a les facultés affaiblies, plus il est probable qu'elle sera acquittée relativement à l'infraction d'avoir conduit avec les facultés affaiblies. Qu'une personne puisse avoir les facultés trop affaiblies pour être reconnue coupable de conduite avec facultés affaiblies, voilà une proposition qui paraît ridicule aux yeux de la plupart des gens. Bref, il y a contradiction dans les termes.

Je me demande s'il ne paraîtrait pas également ridicule aux yeux de la plupart des gens qu'une personne qui affirme avoir consommé de l'alcool au poste de police avant de se soumettre à l'alcootest puisse invoquer cette preuve, sans avoir à en démontrer la pertinence en droit, comme moyen de défense à une infraction de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg», obligeant ainsi le ministère public à avoir recours à un expert toxicologue ou à poursuivre sous l'accusation moins précise de conduite avec facultés affaiblies.

95 Plus récemment, dans l'arrêt R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, le juge Gonthier, dissident, a refusé de s'en tenir au sens manifeste du mot «flâner» utilisé à l'al. 179(1)b) du Code criminel. Ayant examiné l'évolution législative, le contexte et l'objet du texte — qui était de protéger les enfants contre le risque important de récidive dans les cas d'agressions sexuelles —, il a conclu que le mot «flâner» devait comporter l'idée d'un but malveillant ou inavoué. Son interprétation lui a permis de conclure que l'al. 179(1)b) ne violait pas la Charte canadienne des droits et libertés.

96 Je souligne également que, bien qu'elles ne soient pas pertinentes en droit aux fins d'une déclaration de culpabilité à l'égard d'une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg», les références à l'alcoolémie réelle qu'on trouve à l'al. 258(1)c) peuvent néanmoins avoir une importance significative quant à la détermination de la peine applicable à ce type de poursuite. S'il n'existait aucune présomption législative établissant que les résultats d'un alcootest correctement effectué étaient rétroactivement exacts au moment de l'infraction, ou si l'al. 258(1)c) présumait seulement que le résultat de l'alcootest était suffisamment exact pour déterminer que l'alcoolémie de l'accusé dépassait la limite prévue par la loi, il s'ensuivrait que le ministère public ne pourrait pas invoquer un niveau extrêmement élevé d'intoxication comme facteur aggravant dans la détermination de la peine, à moins d'avoir d'abord eu recours au témoignage d'un expert afin de prouver l'exactitude de l'alcootest comme mesure de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'infraction. Exiger une telle expertise, toutefois, serait coûteux en temps et en argent et, encore une fois, empêcherait de confronter le problème que le Parlement cherchait à corriger au départ en ayant recours à la présomption. J'estime qu'il s'agit pourtant là d'une considération pertinente, qui peut en partie servir à expliquer pourquoi le législateur a choisi de formuler cette présomption en termes d'alcoolémie réelle plutôt que d'alcoolémie supérieure ou inférieure à la limite prescrite. Il serait préférable, à mon sens, de reconnaître que, bien qu'un écart puisse ne pas être pertinent en droit quant à la déclaration de culpabilité, il peut néanmoins s'avérer une considération légitime au moment de la détermination de la peine.

97 À ce propos, relativement à une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg» portée en vertu de l'al. 253b) du Code, j'approuve le raisonnement du juge Galligan au nom de la majorité de la Cour d'appel de l'Ontario, à la p. 230:

[traduction] L'infraction créée par l'al. 253b) est celle de conduite avec une alcoolémie dépassant 80 mg d'alcool par 100 ml de sang. Il y aura déclaration de culpabilité si la concentration dépasse 80 et acquittement dans le cas contraire. Il n'existe aucune obligation d'établir le taux précis dépassant 80 aux fins d'établir la preuve de l'infraction. Dans la mesure où la concentration dépasse 80, l'infraction est établie et il est non pertinent en droit, aux fins de la déclaration de culpabilité, de savoir dans quelle proportion l'alcoolémie dépasse 80. Ainsi, dans la mesure où le taux dépasse 80, la proportion exacte est non pertinente en droit. Il me faut alors poser la question suivante: le législateur avait‑il l'intention de créer une présomption afin d'établir la preuve de l'infraction ou bien d'établir la preuve du taux exact par lequel l'alcoolémie du conducteur dépassait 80? La réponse me semble évidente. Le législateur n'a pu avoir l'intention d'établir un mécanisme visant à prouver quelque chose qui n'est pas pertinent en droit. [Je souligne.]

Et il conclut à la p. 231:

[traduction] À mon avis, permettre que l'expression «preuve contraire» soit interprétée comme s'entendant notamment d'une preuve qui ne démontre que l'absence d'identité entre l'alcoolémie au volant et l'alcoolémie au moment de l'alcootest serait permettre la réfutation de la présomption par une preuve qui ne démontre que la possibilité d'un certain degré d'incertitude quant à cet élément du régime.

Par contre, la preuve qui tend à démontrer que l'alcoolémie de l'accusé, au moment de l'infraction, ne dépassait pas 80 mg d'alcool par 100 ml de sang [. . .] constitue une preuve contraire parce qu'elle tend à réfuter la présomption et ne conduit pas au résultat absurde auquel mène l'autre interprétation. Elle n'a pas pour effet de rendre inefficace une importante partie du régime.

Comme je l'ai indiqué précédemment, toutefois, je souhaite nuancer ses remarques sur un point très important. Le juge Galligan, on s'en souviendra, examinait la présomption de l'al. 258(1)c) dans le contexte d'une poursuite où le prévenu était simplement accusé de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg» contrairement à l'al. 253b). La remarque vaut pour les arrêts Moreau et Crosthwait. À ce titre, aucun de ces jugements n'analyse l'interaction entre la présomption de l'al. 258(1)c) et l'infraction de conduite avec facultés affaiblies prévue par l'al. 253a). Bien que cette question ne se soulève pas dans le contexte du présent pourvoi et qu'elle n'ait pas été discutée par les parties, mon collègue en fait mention et je vais donc l'aborder brièvement.

5.L'application de l'al. 258(1)c) à l'accusation de conduite avec facultés affaiblies

98 Mon collègue fait observer que si elle n'est pas pertinente quant à une accusation de conduite «avec plus de 80 mg», l'alcoolémie réelle peut revêtir une importance considérable lorsque le ministère public choisit de porter une accusation de «conduite avec facultés affaiblies» sous le régime de l'al. 253a) du Code. De fait, les résultats d'alcootests sont fréquemment utilisés comme élément de preuve de l'affaiblissement réel des facultés, et il est indubitable qu'un alcootest indiquant 180 mg incline davantage à conclure à l'affaiblissement réel des facultés qu'un alcootest indiquant 100 mg. Je suis donc d'accord avec le juge Iacobucci pour dire qu'il pourrait être injuste pour l'accusé de conclure que la présomption de l'al. 258(1)c) ne sera pas réfutée à moins que ce dernier ne présente une preuve tendant à démontrer que son alcoolémie pourrait avoir été en deçà de la limite prévue par la loi.

99 L'interprétation que je propose de l'expression «preuve contraire» utilisée à l'al. 258(1)c) ne soulève toutefois pas les mêmes préoccupations. Lorsque le ministère public cherche à invoquer le résultat d'un alcootest aux fins d'étayer une accusation de conduite avec facultés affaiblies sous le régime de l'al. 253a), toute preuve tendant à soulever un doute quant à l'affaiblissement des facultés est alors pertinente en droit (exclusion faite, naturellement, des fluctuations associées à la métabolisation normale de l'alcool dans le sang). En pareils cas, la pertinence peut fort bien dépendre de facteurs tels l'alcoolémie réelle de l'accusé, l'écart allégué, ainsi que la nature et l'importance des autres éléments de preuve relatifs à l'affaiblissement des facultés. Dans certains cas, le résultat exact de l'alcootest peut être hautement pertinent quant à un élément essentiel de l'infraction et même des différences minimes seront alors pertinentes en droit. On ne peut en dire autant en ce qui concerne l'accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg».

100 Il n'est nul besoin de donner à l'al. 258(1)c) des sens différents selon qu'il se combine à l'al. 253a) ou à l'al. 253b). Il suffit de reconnaître qu'une disposition ayant un sens unique peut s'appliquer différemment, selon les deux accusations distinctes auxquelles elle se rapporte. Cette proposition n'est ni controversée ni nouvelle. Je m'empresse d'ajouter qu'elle est certainement moins novatrice que celle qui consiste à conférer à une seule et même expression contenue dans une seule et même disposition deux interprétations différentes à l'égard de la même accusation, ce qui est le résultat apparent de la distinction entre la présomption d'exactitude et la présomption d'identité.

101 En résumé, je me bornerai à souligner à nouveau que la présomption de l'al. 258(1)c) doit être interprétée dans le contexte de l'accusation à l'égard de laquelle elle est invoquée. De plus, comme je l'ai indiqué précédemment, bien que l'alcoolémie réelle puisse n'avoir aucune pertinence en droit quant à la déclaration de culpabilité, elle peut en avoir dans le cadre de la détermination de la peine. Ainsi, la preuve établissant que l'alcoolémie du conducteur déclaré coupable était inférieure au résultat de l'alcootest peut être un facteur à prendre en considération au moment de déterminer la peine. Je ne crois pas qu'il soit contraire aux valeurs garanties par la Charte ou de quelque façon injuste envers l'accusé d'exiger que la «preuve contraire» soit pertinente en droit eu égard à l'infraction faisant l'objet de l'inculpation. Le fardeau qui incombe à l'accusé est un simple fardeau de preuve et découle d'une interprétation de la disposition permettant d'éviter une absurdité manifeste.

6. L'alinéa 258(1)c) et la présomption d'innocence

102 J'aimerais également examiner brièvement une autre préoccupation de mon collègue, soit la nécessité de ne pas interpréter la présomption de l'al. 258(1)c) de manière à obliger l'accusé à prouver son innocence ou à lui imposer le fardeau de soulever un doute raisonnable quant à sa culpabilité avant que le ministère public n'ait présenté toute sa preuve. Si l'expression «preuve contraire» figurant à l'al. 258(1)c) est interprétée comme je le suggère, tout ce que l'accusé aura à faire pour réfuter cette présomption sera de présenter une preuve crédible tendant à démontrer qu'il existe une différence pertinente en droit entre son alcoolémie au moment de l'infraction et le résultat indiqué par l'alcootest.

103 Dans le cadre d'une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg», l'accusé devra présenter une preuve crédible qui tende à démontrer que son alcoolémie aurait pu être sous la limite prévue par la loi. Cette preuve prend typiquement la forme d'un témoignage d'expert suivant lequel l'alcool absorbé après avoir conduit le véhicule (ou immédiatement avant d'y monter) aurait généralement, sur une personne du sexe, de la taille et du poids de l'accusé, un effet situé entre certains paramètres. Ainsi, par exemple, l'accusé peut présenter le témoignage d'un expert indiquant qu'en soustrayant l'effet de l'alcool qui aurait été absorbé postérieurement à la conduite du résultat réel de l'alcootest, on obtiendrait une alcoolémie se situant entre 70 et 120 mg d'alcool par 100 ml de sang. Ce témoignage équivaudrait à une «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c), et il ne serait plus loisible au ministère public de se fonder sur cette présomption pour établir sa preuve contre l'accusé. L'accusé n'a pas à établir que son alcoolémie est véritablement inférieure à 0,08. Il n'a qu'à présenter une preuve crédible tendant à démontrer que cela est possible dans les circonstances. En d'autres termes, il doit montrer que l'écart est pertinent en droit. Le fardeau qui lui incombe relève strictement de la présentation de la preuve et découle en pratique de la possibilité pour le ministère public de se fonder sur la présomption de l'al. 258(1)c) tant que l'accusé ne présente pas quelqu'élément de preuve visant à démontrer que le recours à la présomption est injustifié dans une mesure pertinente en droit.

104 Dans le cadre d'une accusation de conduite avec facultés affaiblies, en revanche, l'accusé n'aura qu'à présenter une preuve crédible selon laquelle il y a eu surestimation de son alcoolémie dans une proportion telle que cela tende à soulever un doute quant à l'affaiblissement de ses facultés. Comme je l'ai dit précédemment, l'amplitude de l'écart requise pour réfuter la présomption s'apprécie eu égard à l'ensemble des faits de chaque cas. Encore là, toutefois, l'élément important pour nos fins est que l'accusé n'a pas à établir que l'écart est suffisamment grand pour réfuter l'affaiblissement des facultés, mais seulement à signaler une preuve susceptible de soulever un doute à ce sujet.

105 Je conviens que le renversement du fardeau opéré par l'al. 258(1)c) pourrait de fait constituer une violation de l'al. 11d) de la Charte, comme le donne à entendre mon collègue, étant donné que cette présomption décharge le ministère public de son obligation de prouver de façon indépendante et hors de tout doute raisonnable l'ensemble des éléments de l'infraction. Toutefois, je souligne, sans pour autant en décider, qu'une telle violation subirait très vraisemblablement avec succès le test de l'article premier de la Charte en tant que limite raisonnable dont la justification peut se démontrer, étant donné l'importance prépondérante de disposer de mesures d'application efficaces pour diminuer les dangers associés à l'alcool au volant.

7. Considérations d'ordre public

106 En dernière analyse, cette affaire se ramène à une seule question, celle de savoir si c'est au ministère public ou à l'accusé qu'il incombe de présenter une expertise toxicologique dans les cas où le conducteur d'un véhicule consomme volontairement (ou affirme avoir consommé) de l'alcool, soit peu avant, soit après avoir conduit son véhicule mais avant de fournir un échantillon d'haleine. Je ne saurais être d'accord qu'il est nécessaire d'imposer deux fardeaux de preuve différents pour une disposition identique, à l'égard d'une accusation identique. De plus, il semble anormal d'accorder le bénéfice d'un fardeau de preuve moins lourd aux conducteurs qui ont soit volontairement absorbé de l'alcool après avoir été impliqués dans une infraction, soit ingurgité d'importantes quantités d'alcool et tenté ensuite de se rendre chez eux en voiture avant que l'effet ne se produise. Dans la plupart des cas, au surplus, il y a tout lieu de soupçonner que le fait de boire après avoir conduit (ou simplement d'affirmer qu'on l'a fait) est un acte malveillant destiné à déjouer les policiers enquêteurs. Tous ces cas, à tout le moins, dénotent un haut degré d'irresponsabilité et une insouciance cavalière à l'égard de la sécurité d'autrui et de l'intégrité du système judiciaire. Notre Cour ne doit pas encourager une telle conduite ou, à tout le moins, lui conférer quelque légitimité que ce soit. Indubitablement, si l'accusé souhaite remettre en cause l'exactitude de l'alcootest au motif qu'il pourrait y avoir surestimation de son alcoolémie au moment de l'infraction, et que cet écart est attribuable à sa propre conduite intentionnelle, il ne semblerait que juste et compatible avec le problème que le législateur cherchait à enrayer au moyen de la présomption, qu'il assume le fardeau de présenter quelque élément de preuve tendant à démontrer que cet écart est pertinent en droit quant au sort de l'accusation. Étant lui‑même l'artisan de son propre problème, l'accusé ne devrait pas tirer profit d'une conduite qui pourrait fort bien être perçue comme une obstruction à la justice.

107 En terminant, je ne puis m'empêcher de souligner l'une des conséquences que l'interprétation avancée par l'appelante pourrait avoir sur le plan pratique. Étant donné la possibilité qu'un accusé sophistiqué ou malveillant boive de l'alcool, ou affirme simplement en avoir bu, après avoir été conduit au poste pour subir l'alcootest, comme c'est le cas en l'espèce, il se pourrait que, dans le but de freiner cette activité, les policiers se mettent à fouiller plus systématiquement les individus en vue d'y rechercher des contenants d'alcool. Donner à l'appelante le bénéfice du doute dans la présente affaire, malgré la non‑pertinence en droit de son objection quant à l'issue de l'accusation, pourrait donc entraîner la mise en place d'une procédure légitime d'enquête portant une atteinte plus grande encore aux droits de la personne que la présomption défavorable à laquelle s'oppose en premier lieu l'appelante.

IV. Application aux faits

108 Dans une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80 mg», comme dans le cas qui nous occupe, la «preuve contraire» doit se rapporter à une question pertinente en droit. En l'espèce, il doit s'agir d'une preuve susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la question de savoir si l'accusée n'avait pas dépassé la limite prévue par la loi au moment de l'infraction. L'appelante n'a pas témoigné et aucune preuve n'a été présentée à cet effet. Le ministère public avait donc le droit de se fonder sur la présomption de l'al. 258(1)c), et conséquemment il a prouvé tous les éléments de l'infraction. Étant donné qu'à mon avis l'accusée ne pouvait soulever aucun autre moyen de défense, j'estime, à l'instar du juge Galligan, qu'il n'est pas nécessaire de tenir un nouveau procès et qu'il y a lieu de substituer à l'acquittement une déclaration de culpabilité.

109 En conséquence, je rejetterais le pourvoi et je disposerais de cette cause comme le propose la Cour d'appel.

Pourvoi accueilli, les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents.

Procureur de l'appelante: Graham Webb, Barrie.

Procureur de l'intimée: David Finley, Toronto.

* Voir Erratum [1997] 1 R.C.S. iv


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et l'acquittement est rétabli

Analyses

Droit criminel - Véhicules à moteur - Conduite avec une alcoolémie de «plus de 80» - Alcootest - Présomption d'exactitude - Présomption d'identité - L'accusée soutient avoir bu le contenu de deux petites bouteilles de vodka pendant qu'elle attendait de subir un alcootest - La présomption prévue à l'art. 258(1)c) du Code criminel s'applique‑t‑elle? - Signification de «preuve contraire» - La preuve doit‑elle tendre à montrer que l'alcoolémie de l'accusée était inférieure à la limite permise au moment de l'infraction reprochée? - Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 258(1)c).

L'accusée a été inculpée d'avoir eu la garde ou le contrôle d'un véhicule à moteur lorsque son alcoolémie dépassait 0,08, en contravention de l'al. 253b) du Code criminel. Elle a été interpellée par un policier qui l'avait vue conduire son véhicule de façon irrégulière. Après lui avoir parlé, le policier a conclu qu'elle avait bu. L'accusée a échoué au test de détection effectué en bordure de la route et a été conduite au poste de police pour y subir des alcootests. Elle a dû attendre environ une heure avant de subir les tests. Dans l'intervalle, elle est allée aux toilettes à trois reprises. Elle a ensuite fourni deux échantillons d'haleine et, dans les deux cas, le résultat a été de 180 mg d'alcool par 100 ml de sang. Peu après, elle a montré au policier deux bouteilles de 50 ml de vodka vides, l'a informé qu'elle était alcoolique et qu'elle avait bu le contenu des bouteilles aux toilettes, pour se calmer. Le policier a témoigné que les bouteilles ne contenaient aucun résidu et ne sentaient pas la vodka. Le ministère public s'est appuyé sur les résultats des tests pour prouver que l'alcoolémie de l'accusée au moment de l'infraction alléguée dépassait 0,08, invoquant la présomption contenue à l'al. 258(1)c) du Code, qui s'applique «en l'absence de toute preuve contraire». Le juge du procès a conclu que la présomption ne s'appliquait pas puisqu'il y avait une preuve que l'alcoolémie au volant était différente de celle indiquée par l'alcootest, et a acquitté l'accusée. La cour d'appel en matière de poursuites sommaires a maintenu l'acquittement. La Cour d'appel a fait droit à l'appel du ministère public et imposé un verdict de culpabilité de l'accusée à l'égard de l'infraction.

Arrêt (les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin sont dissidents): Le pourvoi est accueilli et l'acquittement est rétabli.

Le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major: La présomption d'identité contenue à l'al. 258(1)c) du Code aide le ministère public à surmonter la difficulté que pose, dans chaque cas, la preuve que l'alcoolémie de l'accusé au volant correspondait à son alcoolémie au moment de l'alcootest. La présomption d'exactitude prévue à l'al. 258(1)g), quant à elle, de pair avec l'art. 25 de la Loi d'interprétation, établit une présomption selon laquelle le relevé de l'alcootest fournit une mesure exacte de l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest. Il est important de séparer ces deux présomptions: elles découlent de deux dispositions entièrement distinctes, elles aident le ministère public à vaincre deux difficultés de preuve entièrement différentes et, par conséquent, la preuve requise pour les combattre est différente. La situation dans les arrêts de notre Cour R. c. Moreau et R. c. Crosthwait diffère de la présente affaire car ils concernent la présomption d'exactitude et non la présomption d'identité.

L'expression «preuve contraire» employée à l'al. 258(1)c) signifie une preuve montrant que l'alcoolémie de l'accusé au moment où il est au volant et au moment de l'alcootest est différente. Elle n'a pas à montrer que l'alcoolémie de l'accusé au moment où il était au volant était inférieure à 0,08. Le langage clair de la disposition étaye cette conclusion. La présomption d'identité est une présomption temporelle destinée à simplifier la preuve nécessaire pour remplir l'intervalle entre le moment de l'alcootest et le moment de l'infraction. Elle n'est qu'un raccourci offert au ministère public et, si l'accusé est en mesure de montrer que le raccourci ne doit pas servir dans son cas et que son alcoolémie au volant était différente de son alcoolémie au moment de l'alcootest, alors il ne serait pas raisonnable d'appliquer la présomption, qui, vu le libellé de la disposition, serait réfutée. Les éléments de l'infraction peuvent cependant être prouvés par d'autres moyens. Il est peut‑être possible de recourir au témoignage d'experts sur les taux d'assimilation de l'alcool afin de remonter dans le temps et d'établir ce que l'alcoolémie de l'accusé aurait été au moment où il était au volant. Le simple fait que la présomption d'identité est réfutée ne rend pas le certificat de l'analyste inadmissible. Celui‑ci, combiné au témoignage de l'expert et à tout autre élément de preuve pertinent, peut facilement justifier la déclaration de culpabilité. De plus, même si une déclaration de culpabilité en raison d'une alcoolémie de «plus de 80» n'est pas possible, il se peut qu'il soit possible de déclarer l'accusé coupable de conduite avec facultés affaiblies sur la foi du témoignage de l'agent qui l'a arrêté.

Exiger de l'accusé qu'il prouve que son alcoolémie au moment où il était au volant était inférieure à 0,08 ferait peser sur lui la charge de prouver son innocence. Puisque l'on pourrait soutenir que cette position soulève des questions au regard de la Charte canadienne des droits et libertés, elle doit être rejetée, en particulier lorsqu'une autre interprétation possible ne suscite pas de telles questions. Enfin, le par. 258(1) renvoie à l'art. 253 en des termes qui indiquent que les présomptions s'appliquent à l'accusation de conduite avec facultés affaiblies visée à l'al. 253a) et à l'infraction de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80», prévue à l'al. 253b). C'est un autre argument qui nous amène à conclure qu'une preuve contraire n'est pas une preuve établissant une alcoolémie inférieure à la limite légale, mais qu'elle ne se rapporte qu'à la présomption temporelle.

L'effet du processus biologique normal de la transformation de l'alcool par le métabolisme ne saurait en soi constituer une «preuve contraire», parce qu'il faut présumer que le législateur savait que l'alcoolémie variait continuellement et qu'il a néanmoins jugé bon d'établir cette présomption.

La preuve que l'accusée a bu les deux petites bouteilles de vodka est une «preuve contraire» au sens de l'al. 258(1)c). Le ministère public ne peut donc pas s'appuyer sur la présomption que son alcoolémie au moment de l'alcootest correspondait à son alcoolémie au moment de l'infraction. Comme aucun autre élément de preuve n'établit son alcoolémie au moment de l'infraction, elle doit être acquittée.

Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Gonthier et McLachlin (dissidents): Une «preuve contraire» à la présomption de l'al. 258(1)c) est une preuve tendant à démontrer qu'il existe une différence pertinente en droit entre l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest et son alcoolémie au moment de l'infraction. L'alinéa 258(1)c) se révèle être la source à la fois de la présomption d'exactitude et de la présomption d'identité. Une «preuve contraire» est une preuve qui tendra à réfuter soit (1) la présomption selon laquelle le résultat de l'alcootest est une indication, dont l'exactitude est acceptable, de l'alcoolémie de l'accusé au moment où il est effectué, soit (2) la présomption selon laquelle l'alcoolémie de l'accusé au moment de l'alcootest est une indication acceptable de son alcoolémie au moment de l'infraction.

Le recours au sens manifeste ne doit pas être une fin en soi, surtout s'il conduit inévitablement à des résultats absurdes qui ne sauraient être compatibles avec ce que le Parlement avait en vue et avec l'objet de la disposition. La norme du «sens manifeste» proposée relativement à l'al. 258(1)c) conduit à des résultats absurdes. Dans le cas de la défense «du verre après avoir conduit», il suffirait que l'accusé présente une preuve crédible d'absorption d'alcool après avoir été au volant, aussi minime soit‑elle, afin de réfuter la présomption. Le ministère public devrait alors consacrer temps et argent pour faire témoigner un toxicologue afin de démontrer que l'effet de l'absorption d'une quantité d'alcool postérieurement à la conduite de son véhicule n'aurait pas été suffisant, vu le sexe, le poids et la taille de l'accusé, pour soulever la possibilité que son alcoolémie ait été, sans cette consommation additionnelle, inférieure à la limite prévue par la loi. Plus absurde encore est l'application de ce point de vue à la défense du «dernier verre»: l'accusé n'a qu'à faire la preuve qu'il a consommé un ou plusieurs verres rapidement et successivement immédiatement avant de monter dans son véhicule pour réfuter la présomption de l'al. 258(1)c). De plus, préserver la distinction entre la présomption d'exactitude et la présomption d'identité mènerait à l'adoption de normes différentes pour apprécier ce qui constitue une «preuve contraire» à partir d'une seule et même disposition du Code et, à n'en pas douter, le législateur n'a pu souhaiter un résultat aussi incongru.

Le législateur a édicté la présomption de l'al. 258(1)c) après avoir clairement reconnu les difficultés et les frais qu'entraînait l'obligation de recourir à des témoignages d'experts dans pratiquement tous les cas d'infractions liées à l'alcool au volant. La présomption établit un juste équilibre entre les droits collectifs et individuels en permettant l'application efficace des lois relatives à la conduite avec facultés affaiblies d'une manière qui ne porte pas atteinte de manière significative au droit des accusés à un procès juste et équitable. Le législateur n'a pu vouloir que cette présomption soit suspendue chaque fois que l'accusé invoque la défense du «dernier verre» ou celle du «verre après avoir conduit», lorsqu'il n'y a pas la moindre preuve autorisant à penser que l'écart engendré par l'absorption d'alcool serait d'une quelconque pertinence en droit quant à une déclaration de culpabilité ou à un acquittement à l'égard d'une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80», et lorsque cela a, dans l'immense majorité des cas, pour seul effet d'accroître le temps et les frais nécessaires à la réussite d'une poursuite.

Bien qu'elles ne soient pas pertinentes en droit aux fins d'une déclaration de culpabilité à l'égard d'une accusation de conduite avec une alcoolémie de «plus de 80», les références à l'alcoolémie réelle qu'on trouve à l'al. 258(1)c) peuvent néanmoins avoir une importance significative quant à ce type de poursuite. En outre, lorsque le ministère public cherche à invoquer le résultat d'un alcootest aux fins d'étayer une accusation de conduite avec facultés affaiblies sous le régime de l'al. 253a), toute preuve tendant à soulever un doute quant à l'affaiblissement des facultés est pertinente en droit.

Bien que le renversement du fardeau opéré par l'al. 258(1)c) puisse de fait constituer une violation de l'al. 11d) de la Charte, puisque cette présomption décharge le ministère public de son obligation de prouver de façon indépendante et hors de tout doute raisonnable l'ensemble des éléments de l'infraction, une telle violation subirait très vraisemblablement avec succès le test de l'article premier de la Charte en tant que limite raisonnable dont la justification peut se démontrer, étant donné l'importance prépondérante de disposer de mesures d'application efficaces pour diminuer les dangers associés à l'alcool au volant. Des considérations d'ordre public soutiennent l'interprétation que la «preuve contraire» doit se rapporter à une question pertinente en droit. Si l'accusé souhaite remettre en cause l'exactitude de l'alcootest au motif qu'il pourrait y avoir surestimation de son alcoolémie au moment de l'infraction, et que cet écart est attribuable à sa propre conduite intentionnelle, il ne semblerait que juste et compatible avec le problème que le législateur cherchait à enrayer au moyen de la présomption, qu'il assume le fardeau de présenter quelque élément de preuve tendant à démontrer que cet écart est pertinent en droit quant au sort de l'accusation.

La «preuve contraire» en l'espèce doit être une preuve susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la question de savoir si l'accusée n'avait pas dépassé la limite prévue par la loi au moment de l'infraction. Puisque aucune preuve n'a été présentée à cet effet, le ministère public avait le droit de se fonder sur la présomption de l'al. 258(1)c), et conséquemment il a prouvé tous les éléments de l'infraction.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : St. Pierre

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Iacobucci
Distinction d'avec les arrêts: R. c. Moreau, [1979] 1 R.C.S. 261
R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089
arrêts critiqués: R. c. Pryor (1994), 93 C.C.C. (3d) 108
R. c. Andrews (1983), 22 M.V.R. 213
R. c. Hughes (1982), 70 C.C.C. (2d) 42
arrêts mentionnés: R. c. White (1986), 41 M.V.R. 82
R. c. Creed (1987), 7 M.V.R. (2d) 184
R. c. Kays (1987), 3 M.V.R. (2d) 209
R. c. Gallagher (1981), 64 C.C.C. (2d) 533
R. c. Dubois (1990), 62 C.C.C. (3d) 90
Batley c. The Queen (1985), 32 M.V.R. 257
R. c. Gibson (1992), 72 C.C.C. (3d) 28
R. c. Davis (1973), 14 C.C.C. (2d) 513
R. c. Kizan (1981), 58 C.C.C. (2d) 444.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé (dissidente)
R. c. Crosthwait, [1980] 1 R.C.S. 1089
R. c. Moreau, [1979] 1 R.C.S. 261
R. c. Davis (1973), 14 C.C.C. (2d) 513
Batley c. The Queen (1985), 32 M.V.R. 257
R. c. B. (G.), [1990] 2 R.C.S. 3
R. c. Penno, [1990] 2 R.C.S. 865
R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 11d).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46 [mod. ch. 27 (1er suppl.)], art. 253 [abr. et rempl. ch. 32 (4e suppl.), art. 59], 258(1)c), g).
Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, art. 25(1).
Doctrine citée
Driedger, Elmer A. Driedger on the Construction of Statutes, 3rd ed. By Ruth Sullivan. Toronto: Butterworths, 1994.
Martin. John C. Martin's Annual Criminal Code 1995. Aurora, Ont.: Canada Law Book, 1994.
Porter, Shawn. «"Evidence to the Contrary" in Drinking and Driving Cases» (1994), 5 J.M.V.L. 277.
Selected Judgments of the Supreme Court of Israel, vol. VIII. Tel Aviv: Shmuel Press Ltd., 1992.
Statistique Canada. Centre canadien de la statistique juridique. «Conduite avec facultés affaiblies — Canada, 1992» (1994), 14:5 Juristat 1.

Proposition de citation de la décision: R. c. St. Pierre, [1995] 1 R.C.S. 791 (2 mars 1995)


Origine de la décision
Date de la décision : 02/03/1995
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : [1995] 1 R.C.S. 791 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-03-02;.1995..1.r.c.s..791 ?
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