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22/06/1995 | CANADA | N°[1995]_2_R.C.S._739

Canada | British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd., [1995] 2 R.C.S. 739 (22 juin 1995)


British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd., [1995] 2 R.C.S. 739

Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd. Appelante

et

Conseil de la radiodiffusion et

des télécommunications canadiennes Appelant

c.

British Columbia Telephone Company Intimée

et

Telecommunications Workers Union Intimé

Répertorié: British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.

No du greffe: 23717.

1995: 23 janvier; 1995: 22 juin.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka,

Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel...

British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd., [1995] 2 R.C.S. 739

Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd. Appelante

et

Conseil de la radiodiffusion et

des télécommunications canadiennes Appelant

c.

British Columbia Telephone Company Intimée

et

Telecommunications Workers Union Intimé

Répertorié: British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.

No du greffe: 23717.

1995: 23 janvier; 1995: 22 juin.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 179, 155 N.R. 161, 103 D.L.R. (4th) 726, 13 Admin. L.R. (2d) 250, 93 CLLC ¶14,050, qui a annulé une décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes. Pourvoi accueilli.

Thomas G. Heintzman, c.r., et Susan L. Gratton, pour l'appelante Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.

Avrum Cohen, Allan Rosenzveig et Carolyn Pinsky, pour l'appelant le CRTC.

Jack Giles, c.r., Judy Jansen et Alison Narod, pour l'intimée British Columbia Telephone Co.

Morley D. Shortt, c.r., et Donald Bobert, pour l'intimé Telecommunications Workers Union.

Version française des motifs du juge en chef Lamer et du juge La Forest rendus par

1 Le juge en chef Lamer -- J'ai eu l'occasion de lire les motifs de mes collègues, les juges L'Heureux-Dubé, Cory et McLachlin. Je souscris à la majeure partie des motifs du juge L'Heureux-Dubé et au résultat auquel elle en arrive. Cependant, je suis d'accord avec les réserves formulées par les juges Cory et McLachlin et avec la solution proposée par le juge McLachlin pour résoudre le conflit entre la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage. Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du CRTC.

Les motifs des juges L'Heureux-Dubé, Gonthier et Major ont été rendus par

2 Le juge L'Heureux‑Dubé — Le présent pourvoi porte sur la norme de contrôle qu'il convient d'appliquer lorsqu'un tribunal administratif, ici le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes («CRTC»), rend une décision qu'on allègue être contradictoire à celle qu'a rendue un second tribunal administratif, ici un conseil d'arbitrage constitué sous le régime du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L‑2. En fait, le pourvoi soulève trois principales questions. Premièrement, quelle est la norme de contrôle généralement applicable aux décisions du CRTC? Deuxièmement, cette norme est‑elle de quelque façon différente si la décision du CRTC qui est contestée entre en conflit avec celle qu'a rendue un autre tribunal administratif? Troisièmement, existe‑t‑il un tel conflit en l'espèce?

I. Les faits

3 L'intimée British Columbia Telephone Company («BC Tel») fournit des services téléphoniques en Colombie‑Britannique et utilise à cette fin une structure de soutènement de poteaux et de câbles aériens ainsi que des conduites enfouies. L'appelante Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd. («Shaw») et d'autres entreprises de télédistribution fournissent le service de télédistribution en Colombie‑Britannique à l'aide de câbles, dont certains sont installés sur cette structure de soutènement. L'accès de l'entreprise de télédistribution à cette structure de BC Tel est régi par des accords relatifs aux structures de soutènement (les «accords»).

4 L'intimé Telecommunications Workers Union («TWU») représente les employés de BC Tel qui effectuent le travail de réparation, d'entretien, de modification et de construction de la structure de soutènement de BC Tel. Le CRTC est l'organisme fédéral qui réglemente BC Tel et les entreprises de télédistribution et qui approuve les accords qu'elles concluent.

5 Depuis à peu près 1977, BC Tel et les entreprises de télédistribution ne s'entendent pas sur l'accès de ces dernières à la structure de soutènement de BC Tel pour l'installation de câbles. À la base de cette mésentente se trouve la convention collective qui lie BC Tel et TWU et qui, à toutes les époques pertinentes, a conféré aux syndiqués le droit exclusif d'effectuer certaines tâches. Plus précisément, la convention collective prévoit:

[traduction] Tout travail ayant trait à l'entretien, à la réparation, à la modification ou à la construction d'installations téléphoniques est confié à des travailleurs qualifiés ou ouvriers de la compagnie de téléphone ou à des apprentis sous la supervision de travailleurs qualifiés.

6 Initialement, forte de cette disposition de sa convention collective, BC Tel a proposé que ses employés se chargent de l'installation de tous les câbles des entreprises de télédistribution sur sa structure de soutènement et que ces entreprises paient BC Tel suivant un tarif approuvé par le CRTC. Dans sa décision Télécom CRTC 78‑6 (la «décision 78‑6») rendue le 28 juillet 1978, le CRTC a examiné cette proposition, puis statué que BC Tel n'était pas justifiée d'exiger qu'elle seule puisse installer les câbles. Plus précisément, le CRTC a écarté l'argument de BC Tel portant que sa convention collective l'empêchait de permettre à des tiers d'installer leur propre matériel à leurs frais. À cet égard, le CRTC a déclaré:

. . .la clause en question ne semble pas l'empêcher de permettre à une tierce partie d'installer son propre matériel à ses frais. De plus, le Conseil se préoccupe de ce qu'une restriction exclusive de ce genre pourrait constituer une préférence injuste selon l'article 321(2) de la Loi sur les chemins de fer [S.R.C. 1970, ch. R‑2 (maintenant L.R.C. (1985), ch. R‑3, par. 340(2))]. Toutefois, étant donné l'absence d'arguments sur ce point, le Conseil ne désire pas tirer de conclusion explicite en ce moment.

7 La décision 78‑6 était destinée à apporter quelque assistance à BC Tel et aux entreprises de télédistribution dans leurs négociations sur la teneur des accords qui les lieraient. Toutefois, presque un an après la décision 78‑6, BC Tel et les entreprises de télédistribution étaient toujours incapables d'en arriver à une entente globale sur les clauses de ces accords. Dans sa décision Télécom CRTC 79‑22 (la «décision 79‑22»), le CRTC a donc réglé les autres litiges opposant les parties. Un accord rédigé conformément aux décisions 78‑6 et 79‑22 a ensuite été soumis par les parties et approuvé par le CRTC dans l'ordonnance Télécom CRTC 80‑147. Cet accord autorisait les entreprises de télédistribution à installer leur propre matériel sur la structure de soutènement de BC Tel pourvu que les méthodes d'installation n'entraînent pas le [traduction] «dérangement intentionnel des installations de la compagnie [BC Tel]».

8 À la suite du travail d'installation effectué par une entreprise de télédistribution conformément à l'accord, TWU a présenté une demande d'arbitrage qui a mené, le 25 janvier 1983, au jugement Williams, dans lequel un conseil d'arbitrage a conclu que l'entreprise de télédistribution:

[traduction] ... avait installé son câble coaxial d'une façon qui concernait «l'entretien, la réparation et la construction des installations téléphoniques de B.C. Tel». Les travaux effectués avec l'approbation de B.C. Telephone Company ont eu pour effet de modifier les installations et de contrevenir ainsi à la convention collective.

Le conseil d'arbitrage a ajouté, toutefois, que [traduction] «[t]ant que BC Telephone Company énonce des conditions raisonnables fondées sur les obligations qui lui incombent conformément à sa convention collective, les entreprises de télédistribution peuvent avoir recours à leurs propres entrepreneurs» pour exécuter le travail d'installation. Par exemple, selon le conseil d'arbitrage, on pourrait permettre aux employés de BC Tel d'être présents au moment de l'installation des câbles pour manipuler l'équipement de BC Tel, sans pour autant que cela ne contrevienne à la convention collective.

9 À la suite du jugement Williams, BC Tel ayant refusé de permettre aux entreprises de télédistribution d'effectuer tout travail d'installation, l'Association canadienne de télévision par câble («ACTC»), une association représentant les entreprises de télédistribution, a déposé une plainte auprès du CRTC. TWU est intervenu au litige et a soutenu que le CRTC ne pouvait ordonner à BC Tel de contrevenir à sa convention collective. Le 28 juillet 1987, le CRTC a statué que la position de BC Tel allait à l'encontre de deux décisions antérieures du CRTC et que le jugement Williams n'exigeait pas que le travail d'installation soit effectué en totalité par les employés de BC Tel. Le CRTC a conclu ainsi:

[traduction] Il ressort du dossier que cette position ne repose pas sur l'interprétation donnée par le conseil d'arbitrage à la convention collective, mais sur l'acceptation par BC Tel de l'opinion du TWU que le travail de bobinage exécuté par les entreprises de télédistribution devrait plutôt être exécuté par les employés de BC Tel. Ce n'était pas l'opinion du conseil d'arbitrage. Celui‑ci était plutôt d'avis que les obligations prévues dans la convention collective pourraient être respectées si les employés de BC Tel étaient présents pendant le bobinage des câbles pour manipuler l'équipement de BC Tel.

Cette analyse ressemble à celle adoptée par le Conseil dans la décision 79‑22 dans laquelle le CRTC avait dit que BC Tel, et non les entreprises de télédistribution, devaient s'occuper du dérangement des installations de BC Tel.

Comme le conseil d'arbitrage n'a pas dit que la convention collective ne permettrait pas le travail envisagé dans ces décisions, il ne semble y avoir aucun motif de changer le statu quo. Le Conseil ordonne en conséquence à BC Tel de permettre aux entreprises de télédistribution de faire le travail de bobinage nécessaire à l'installation de leur câble coaxial sur les structures de soutènement de BC Tel conformément aux dispositions de l'Accord [relatif aux structures de soutènement].

10 À la suite de cette décision, BC Tel a de nouveau permis aux entreprises de télédistribution d'installer leurs propres câbles sur sa structure de soutènement. TWU a donc déposé un second grief et, le 19 juillet 1991, le jugement Glass a été rendu. Dans ce jugement, un conseil d'arbitrage a examiné certains travaux d'installation effectués par les entreprises de télédistribution conformément à l'accord. Plus précisément, il a examiné deux travaux d'installation: (i) le bobinage des câbles aériens et (ii) l'installation de câbles souterrains sur le système de conduite de BC Tel (et de boîtes ou cylindres d'épissure). Le conseil d'arbitrage a conclu que BC Tel avait contrevenu à sa convention collective lorsqu'elle a permis à des entreprises de télédistribution d'effectuer ces travaux d'installation. En ce qui concerne la lettre‑décision rendue par le CRTC en 1987, le conseil d'arbitrage a dit:

[traduction] La politique du CRTC dans ce domaine paraît liée à la question de savoir si le fait de confier le travail, comme l'envisagent ces décisions, à des personnes autres que les membres de l'unité de négociation de TWU constitue une violation de la convention collective conclue entre BC Tel et TWU.

Il ne nous appartient pas de dire si cette considération a un rôle à jouer dans cette politique, mais nous sommes certainement tenus de déterminer s'il y a eu violation de la convention collective et c'est ce que nous ferons.

11 En octobre 1991, à la suite du jugement Glass, BC Tel a soumis un accord révisé à l'approbation du CRTC, l'avisant que, vu le jugement Glass, la compagnie était dans l'impossibilité de permettre aux entreprises de télédistribution d'installer des câbles sur sa structure de soutènement. Le 27 novembre 1991, Shaw a demandé au CRTC, en vertu de l'art. 49 de la Loi nationale sur les attributions en matière de télécommunications, L.R.C. (1985), ch. N‑20 («LNAT»), de rendre une décision contraignant BC Tel à autoriser Shaw ou ses entrepreneurs à installer des câbles conformément à l'accord existant, approuvé par le CRTC en 1980. La décision rendue à la suite de cette demande, la lettre‑décision Télécom CRTC 92‑4 (la «décision 92‑4»), analysée ci‑après, est l'objet du présent pourvoi.

II. Les décisions

La lettre‑décision Télécom CRTC 92‑4, 26 juin 1992

12 Le CRTC a signalé que, conformément au par. 49(2) et à l'art. 50 LNAT et au par. 335(2) de la Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R‑3, il se devait d'approuver les tarifs applicables aux services de télécommunications, y compris les termes et conditions y afférents. En particulier, le CRTC a mentionné que toutes les clauses qui décrivent la nature du service offert ou qui affectent sa valeur doivent recevoir son approbation. Il a, par conséquent, déclaré que son pouvoir relatif aux accords s'étendait aux modalités de service et qu'il devait donc examiner les modifications que BC Tel souhaitait apporter à l'accord.

13 Le CRTC a toutefois estimé opportun de trancher la question de l'accès des entreprises de télédistribution à la structure de soutènement de BC Tel avant de rendre une décision définitive concernant le projet d'accord. À cet égard, le CRTC a signalé que, conformément au mandat que lui attribue la loi de veiller à ce que les tarifs soient justes et raisonnables et à ce qu'ils ne confèrent pas de préférence indue, il avait toujours déterminé que BC Tel devait donner aux entreprises de télédistribution accès à sa structure de soutènement. Essentiellement, le CRTC a signalé qu'il avait toujours jugé que les entreprises de télédistribution devaient avoir le choix, à des conditions raisonnables, d'installer leurs propres câbles sur la structure de soutènement de BC Tel en faisant appel à des entrepreneurs approuvés par l'entreprise de télédistribution. Le CRTC a mentionné qu'il maintenait cette position et que toute modification à l'accord devait tenir compte de son opinion à cet égard. Aussi, en réponse à la demande de Shaw, le CRTC a‑t‑il ordonné à BC Tel de respecter ses obligations et de permettre à Shaw et à d'autres entreprises de télédistribution d'installer leurs propres câbles sur sa structure de soutènement.

14 Quant au projet d'accord de BC Tel, le CRTC a remarqué qu'il contenait plusieurs dispositions ne tenant pas compte de son point de vue sur le droit des entreprises de télédistribution d'accéder aux structures de soutènement, ni de l'obligation de fournir cet accès. Le CRTC a également noté que plusieurs autres questions dans le projet d'accord opposaient l'industrie de la télédistribution et BC Tel. Le CRTC a donc déclaré:

Afin de l'aider à évaluer la requête de la B.C. Tel, le Conseil demande à l'ACTC d'exposer les principaux désaccords, outre la question qui est réglée dans la présente lettre‑décision, et de formuler ses observations sur chacun d'eux. L'ACTC doit déposer ses observations dans les 30 jours et en signifier copie à la B.C. Tel. La B.C. Tel doit déposer sa réponse dans les 20 jours suivant la réception des observations de l'ACTC en notant tout autre point litigieux. Elle doit en même temps en signifier copie à l'ACTC. Le Conseil sera alors en mesure de décider si d'autres renseignements sont requis ou de se prononcer sur le projet d'accord.

15 C'est cette partie de la décision du CRTC qui porte sur le droit des entreprises de télédistribution d'installer leur matériel sur la structure de soutènement de BC Tel qui est en litige ici.

La Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 179

16 Au nom de la cour à l'unanimité, le juge Mahoney a indiqué que BC Tel se trouvait devant un dilemme puisqu'elle ne pouvait respecter à la fois l'ordonnance du CRTC de permettre aux entreprises de télédistribution d'installer leurs propres câbles sur sa structure de soutènement, et la disposition de sa convention collective la liant à TWU, interprétée par le conseil d'arbitrage comme signifiant que tout travail ayant trait à des installations téléphoniques devait être confié aux employés membres du syndicat. Après avoir passé en revue les procédures dans l'affaire et les décisions antérieures du CRTC et des conseils d'arbitrage, la cour a fait remarquer que le CRTC avait ordonné à BC Tel d'accomplir un acte qu'un conseil d'arbitrage avait jugé être en contravention de la convention collective et que, par conséquent, la décision 92‑4 et la décision du conseil d'arbitrage n'étaient pas compatibles.

17 La cour a déclaré ne connaître aucun précédent sur la question de la retenue dont un tribunal administratif doit faire preuve, le cas échéant, à l'égard des décisions d'un autre tribunal. Elle n'a pas estimé non plus que la question concernait la déférence dont les cours de justice doivent faire preuve à l'égard des décisions des tribunaux administratifs. Ni le CRTC, ni le conseil d'arbitrage n'étaient habilités à intervenir dans la décision de l'autre. Selon la cour, il n'y avait pas chevauchement entre la compétence du CRTC et celle du conseil d'arbitrage, bien que l'exercice de cette compétence puisse donner lieu, comme ici, à des résultats incompatibles.

18 La cour a conclu que le résultat des décisions contradictoires était manifestement déraisonnable et que, pour résoudre cette question, on pouvait avoir recours à la démarche pragmatique et fonctionnelle empruntée par notre Cour dans U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048. Plus précisément, elle a conclu, à la p. 192, que:

. . .si ce résultat manifestement déraisonnable découle de décisions contradictoires de tribunaux différents, l'arrêt Bibeault propose une façon de procéder. Après une comparaison entre les libellés des dispositions législatives contradictoires, leur objet et l'objet de la loi qui créent (sic) ces tribunaux, leurs domaines d'expertise respectifs et la nature du problème qui a abouti au résultat manifestement déraisonnable, il sera possible de conclure que l'un des deux tribunaux a commis une erreur de droit ou de compétence en ne tenant pas compte de la décision de l'autre.

19 À cet égard, la cour s'est d'abord penchée sur le régime législatif et sur la nature du CRTC. Nul doute que le CRTC avait la compétence et le mandat pour réglementer tous les aspects pertinents des activités de BC Tel. La source première de compétence selon la cour, relève des par. 335(1) et 339(1) de la Loi sur les chemins de fer, ainsi que des art. 49 et 50 LNAT. Par ailleurs, la cour a fait remarquer que, dans Transvision (Magog) Inc. c. Bell Canada, [1975] CTC 463, la Commission canadienne des transports («CCT») avait conclu que les structures de soutènement étaient un bien de la compagnie de téléphone qui devait être mis à la disposition des autres usagers, sous réserve d'une réglementation. À la connaissance de la cour, cette proposition n'avait pas depuis lors été contestée. La cour a également signalé que l'obligation de réglementer les taxes de façon à empêcher toute préférence indue était clairement formulée dans l'art. 340 de la Loi sur les chemins de fer et que, depuis au moins 1978, le CRTC avait exigé que les télédistributeurs et leurs entrepreneurs aient accès à la structure de soutènement de BC Tel pour l'installation de câbles de façon à éviter que cette dernière ne bénéficie d'une préférence ou d'un avantage indus. Elle a également mentionné qu'il fallait accepter en fait et en droit l'expertise du CRTC lorsqu'il fixe des taxes raisonnables et éviter toute préférence indue. Enfin, la cour a fait remarquer que le par. 68(1) LNAT prévoyait un droit d'appel à la Cour d'appel fédérale sur une question de droit ou de compétence, avec l'autorisation de cette dernière.

20 La cour a ensuite analysé la nature d'un conseil d'arbitrage, signalant qu'il s'agissait d'un tribunal créé sous le régime du Code canadien du travail, ajoutant cependant qu'un conseil d'arbitrage était à proprement parler un tribunal ad hoc. L'expertise de ses membres est loin d'être aussi évidente, comme question de fait, que celle des membres du CRTC dans leur domaine. Elle a néanmoins signalé que l'art. 58 du Code canadien du travail prévoyait une «clause privative [à toutes fins pratiques] impénétrable» (p. 195), qui soustrait les décisions de l'arbitre ou du conseil d'arbitrage à toute intervention judiciaire.

21 La cour n'a pas jugé que le conflit entre la décision du CRTC et celle du conseil arbitral exigeait que l'un fasse preuve de retenue à l'égard de la décision de l'autre, comme cela se produit à l'égard d'une décision qui fait l'objet d'un contrôle judiciaire. La cour a en outre affirmé que ni l'importance relative du CRTC et du conseil d'arbitrage, ni l'expertise de leurs membres ne permettaient de conclure que la décision de l'un prédomine parce qu'elle concerne accessoirement celle de l'autre. Ayant recours à l'analyse pragmatique, la cour a décidé que la question de savoir si un travail particulier est visé par la convention collective est davantage une question de relations du travail que de réglementation des taxes de téléphone. Le conseil d'arbitrage n'a aucunement voulu empiéter sur la décision du CRTC rendue dans l'exercice de sa compétence, suivant laquelle les entreprises de télédistribution devaient avoir accès aux structures de soutènement de B.C. Tel de façon à ce que cette dernière ne bénéficie pas d'un avantage indu. Le conseil d'arbitrage a simplement interprété la convention collective.

22 Il fallait alors déterminer si le CRTC avait commis une erreur de droit ou un excès de compétence lorsqu'il a ordonné à BC Tel de contrevenir à une exigence de la convention collective en accomplissant de nouveau ce qui, selon la décision finale du conseil d'arbitrage, contrevenait à cette convention.

23 La cour a indiqué que l'on retrouve fréquemment dans les conventions collectives la clause qui confère aux membres de l'unité de négociation le droit exclusif d'accomplir une tâche particulière et que son absence serait plutôt étonnante. Elle a donc conclu que le CRTC n'était pas habilité à exiger qu'une compagnie assujettie à son mandat de réglementation ne se conforme pas aux obligations qu'elle s'est engagée de bonne foi à assumer dans le cadre d'une convention collective et que «le CRTC a excédé sa compétence en exigeant de B.C. Tel qu'elle contrevienne de nouveau aux dispositions de la convention collective conclue avec le TWU, quant aux aspects sur lesquels le jugement Glass avait précisé qu'il y avait violation de la convention collective» (p. 197). L'appel a par conséquent été accueilli et l'affaire renvoyée au CRTC pour qu'il la réexamine et prenne une nouvelle décision en tenant pour acquis qu'il n'a pas compétence pour ordonner à BC Tel de contrevenir aux dispositions de la convention collective conclue avec TWU.

III. Questions en litige

1.N'eût été la décision rendue par le conseil d'arbitrage, la Cour d'appel fédérale, en utilisant la norme de contrôle généralement applicable aux décisions du CRTC, aurait‑elle été justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC?

2.L'existence de la décision du conseil d'arbitrage, qu'on allègue être contradictoire à celle du CRTC, modifie‑t‑elle de quelque façon la réponse à la première question?

IV. Analyse

24 Il s'agit principalement ici de déterminer s'il peut être remédié au fait que deux tribunaux administratifs rendent des décisions contradictoires dans lesquelles les cours de justice ne s'immisceraient normalement pas du fait de la norme de contrôle généralement applicable à l'égard des tribunaux en question. Cette question a été examinée pour la première fois dans Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756, où le conflit en question était de nature jurisprudentielle. Dans le cas qui nous occupe, on nous demande de considérer la même question à la lumière d'un conflit opérationnel né des décisions de deux tribunaux administratifs.

25 Notre Cour est saisie d'un pourvoi formé contre une décision de la Cour d'appel fédérale, qui a accueilli l'appel d'une décision du CRTC qu'on allègue être contradictoire à la décision antérieure d'un conseil d'arbitrage. Tant la décision du CRTC que celle du conseil d'arbitrage portaient sur l'installation de câbles sur la structure de soutènement de BC Tel par des entreprises de télédistribution.

26 Devant nous, les intimés ont fait valoir que l'annulation par la Cour d'appel fédérale de la décision 92‑4 devait être maintenue pour le motif que le CRTC n'avait pas compétence pour rendre la décision en question. Les appelants, pour leur part, ont soutenu que la décision de la Cour d'appel fédérale devait être infirmée pour le motif que la décision 92‑4 était une décision de principe valide relevant de la compétence du CRTC.

27 Pour résoudre l'essentiel du litige, il y a lieu de discuter des deux questions en litige exposées précédemment.

1.N'eût été la décision rendue par le conseil d'arbitrage, la Cour d'appel fédérale, en utilisant la norme de contrôle généralement applicable aux décisions du CRTC, aurait‑elle été justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC?

a) La norme de contrôle

28 Pour déterminer la norme de contrôle applicable à l'égard d'un tribunal administratif, certains facteurs sont pertinents. Il y a d'abord lieu de considérer le rôle ou la fonction du tribunal, son domaine d'expertise et la nature de la question dont il a été saisi, et de déterminer s'il est protégé par une clause privative.

29 Tenant compte de ces facteurs, les tribunaux ont élaboré, ainsi que le juge Iacobucci l'a fait remarquer dans Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, «toute une gamme de normes [de contrôle] allant de celle de la décision manifestement déraisonnable à celle de la décision correcte» (p. 590). Décrivant les deux extrémités de la gamme, le juge Iacobucci a ajouté, à la p. 590:

Pour ce qui est des décisions manifestement déraisonnables, qui appellent la plus grande retenue, ce sont les cas où un tribunal protégé par une véritable clause privative rend une décision relevant de sa compétence et où il n'existe aucun droit d'appel prévu par la loi...

Quant aux décisions correctes où l'on est tenu à une moins grande retenue relativement aux questions juridiques, ce sont les cas où les questions en litige portent sur l'interprétation d'une disposition limitant la compétence du tribunal (erreur dans l'exercice de la compétence) ou encore les cas où la loi prévoit un droit d'appel qui permet au tribunal siégeant en révision de substituer son opinion à celle du tribunal, et où le tribunal ne possède pas une expertise plus grande que la cour de justice sur la question soulevée . . .

30 Dans l'affaire dont nous sommes saisis, le tribunal administratif spécialisé, le CRTC, possède une vaste expertise dans son domaine de compétence. Toutefois, malgré cette expertise, la décision du CRTC en cause n'est pas protégée par une clause privative et est, en fait, assujettie à un droit d'appel expressément prévu dans la loi. Néanmoins, il a été clairement établi dans Pezim, précité, et dans Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722, qu'un tribunal spécialisé comme le CRTC, qui agit dans les limites de son champ d'expertise et de sa compétence, doit faire l'objet d'une retenue judiciaire même lorsqu'il n'existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d'appel. Ainsi, dans Bell Canada, notre Cour, considérant la norme de contrôle appropriée à l'égard d'une décision de la CCT (qui exerçait alors les pouvoirs de réglementation de la Loi sur les chemins de fer en matière de télécommunications, qui sont maintenant dévolus au CRTC), a écrit, à la p. 1746:

Toutefois, dans le contexte d'un appel prévu par la loi d'une décision d'un tribunal administratif, il faut de plus tenir compte du principe de la spécialisation des fonctions. Bien qu'un tribunal d'appel puisse être en désaccord avec le tribunal d'instance inférieure sur des questions qui relèvent du pouvoir d'appel prévu par la loi, les tribunaux devraient faire preuve de retenue envers l'opinion du tribunal d'instance inférieure sur des questions qui relèvent parfaitement de son champ d'expertise. L'affaire Canadien Pacifique est un exemple d'une situation où la décision de la Commission canadienne des transports sur une question d'interprétation d'un tarif a fait à bon droit l'objet de retenue judiciaire. [Je souligne.]

De même, dans l'arrêt Pezim, notre Cour a écrit aux pp. 591 et 592:

. . .même lorsqu'il n'existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d'appel, le concept de la spécialisation des fonctions exige des cours de justice qu'elles fassent preuve de retenue envers l'opinion du tribunal spécialisé sur des questions qui relèvent directement de son champ d'expertise. Ce point a été confirmé dans l'arrêt Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d'Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316 (Bradco), dans lequel le juge Sopinka, s'exprimant au nom de la majorité, affirme, à la p. 335:

. . .son expertise [du tribunal] est de la plus haute importance pour ce qui est de déterminer l'intention du législateur quant au degré de retenue dont il faut faire preuve à l'égard de la décision d'un tribunal en l'absence d'une clause privative intégrale. Même lorsque la loi habilitante du tribunal prévoit expressément l'examen par voie d'appel, comme c'était le cas dans l'affaire Bell Canada, précitée, on a souligné qu'il y avait lieu pour le tribunal d'appel de faire preuve de retenue envers les opinions que le tribunal spécialisé de juridiction inférieure avait exprimées sur des questions relevant directement de sa compétence.

Par contre, lorsque, comparativement au tribunal d'examen, le tribunal administratif manque d'expertise relative en ce qui concerne la question dont il a été saisi, cela justifie de ne pas faire preuve de retenue.

31 Par conséquent, les cours de justice doivent faire preuve de retenue à l'égard du CRTC relativement aux questions de droit qui relèvent de son champ de compétence et d'expertise. Toutefois, en ce qui concerne les questions de compétence et les questions de droit étrangères à l'expertise du CRTC, les décisions de ce dernier ne bénéficient d'aucune déférence et doivent être contrôlées suivant la norme de l'absence d'erreur.

32 Pour appliquer cette norme de contrôle en l'espèce, il y a lieu de déterminer si la décision 92‑4 relève du champ d'expertise et de compétence du CRTC.

b) La compétence et l'expertise du CRTC

33 Le CRTC est un organisme de réglementation indépendant, établi par la Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C‑22, en partie pour exercer les pouvoirs qui se rapportent aux compagnies de téléphone assujetties à la réglementation fédérale, tels qu'ils étaient énoncés, au moment du présent pourvoi, notamment, dans la Loi sur les chemins de fer et la LNAT, et tels qu'ils sont présentement prévus dans la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38. En l'espèce, j'examinerai la compétence du CRTC telle qu'elle existait en 1992, année où il a rendu la décision 92‑4, soit avant l'adoption de la Loi sur les télécommunications. Par conséquent, dans mon analyse de la compétence du CRTC, je me référerai aux dispositions législatives qui s'appliquaient alors, et qui peuvent depuis avoir été abrogées et remplacées par des dispositions de la Loi sur les télécommunications. À cet égard, je remarque que, si la compétence actuelle du CRTC sous le régime de la Loi sur les télécommunications est, selon toute vraisemblance, assez semblable à celle qu'il possédait en 1992, elle n'est pas nécessairement identique.

34 Il est généralement reconnu par toutes les parties à l'instance que, dans le cadre de sa vaste compétence, le CRTC était manifestement habilité, au moment où il a rendu la décision 92‑4, (i) à exiger des compagnies de téléphone qu'elle permettent aux entreprises de télédistribution d'utiliser leur structure de soutènement et (ii) à réglementer les dispositions des accords conclus entre les compagnies de téléphone et les entreprises de télédistribution pour régir les modalités de cette utilisation. Ces deux aspects fondamentaux de la compétence du CRTC sont bien établis et ne font l'objet d'aucune contestation en l'espèce.

35 Premièrement, en ce qui concerne la compétence du CRTC pour exiger des compagnies de téléphone qu'elles permettent aux entreprises de télédistribution d'utiliser leur structure de soutènement, la décision de la CCT dans Transvision, précité, a clairement établi, ainsi que l'a fait remarquer la Cour d'appel fédérale (à la p. 193), que «les structures de soutènement étaient un bien de la compagnie de téléphone qui devait être mis à la disposition des autres usagers conformément à un règlement». (Je souligne.)

36 Deuxièmement, la compétence du CRTC pour réglementer les dispositions des accords qui régissent l'utilisation par les entreprises de télédistribution des structures de soutènement des compagnies de téléphone était clairement formulée aux art. 335 et 340 de la Loi sur les chemins de fer en vigueur au moment de la décision 92‑4:

335. (1) Nonobstant les dispositions de toute autre loi mais sous réserve du paragraphe (1.1), toutes les taxes de télégraphe et de téléphone que peut exiger une compagnie sont subordonnées à l'agrément de la Commission, qui peut les réviser.

. . .

(2) La compagnie dépose au bureau de la Commission les tarifs des taxes de télégraphe ou de téléphone à exiger, et ces tarifs ont la forme, le modèle et le format et contiennent les renseignements et les détails que la Commission prescrit par voie de règlement ou dans un cas particulier.

340. (1) Toutes les taxes doivent être justes et raisonnables et doivent toujours, dans des circonstances et conditions sensiblement analogues, en ce qui concerne tout le trafic du même type suivant le même parcours, être imposées également à tous au même taux.

(2) Une compagnie ne peut, en ce qui concerne les taxes ou en ce qui concerne les services ou installations qu'elle fournit à titre de compagnie de télégraphe ou de téléphone:

a) établir de discrimination injuste contre une personne ou une compagnie;

b) instaurer ou accorder une préférence ou un avantage indu ou déraisonnable à l'égard ou en faveur d'une certaine personne ou d'une certaine compagnie ou d'un certain type de trafic, à quelque point de vue que ce soit;

c) faire subir à une certaine personne, une certaine compagnie ou un certain type de trafic un désavantage ou préjudice indu ou déraisonnable, à quelque point de vue que ce soit.

Lorsqu'il est démontré que la compagnie établit une discrimination ou accorde une préférence ou un avantage, il incombe à la compagnie de prouver que cette discrimination n'est pas injuste ou que cette préférence n'est pas indue ou déraisonnable.

(3) La Commission peut déterminer, comme questions de fait, si le trafic se fait ou s'est fait dans des circonstances et conditions sensiblement analogues et s'il y a eu, dans quelque cas que ce soit, une discrimination injuste, ou une préférence, un avantage, un préjudice ou un désavantage indu ou déraisonnable au sens du présent article ou si, dans quelque cas que ce soit, la compagnie s'est ou non conformée aux dispositions du présent article ou des articles 335 à 339.

. . .

(4) La Commission peut:

a) suspendre ou différer l'application de tout tarif de taxes ou toute partie de celui‑ci qui, à son avis, peut être contraire aux dispositions des articles 335 à 339 ou du présent article;

b) rejeter tout tarif de taxes ou toute partie de celui‑ci qu'elle considère être contraire aux dispositions des articles 335 à 339 ou du présent article, et sommer la compagnie d'y substituer un tarif satisfaisant pour la Commission ou prescrire d'autres taxes en remplacement de toutes taxes ainsi rejetées.

. . .

(5) En toute autre matière non expressément prévue par le présent article, la Commission peut prendre des ordonnances au sujet de tout ce qui a trait au trafic, aux taxes et aux tarifs, ou à l'un d'eux.

37 Les articles 335 et 340 attribuaient effectivement au CRTC une vaste compétence pour réglementer les taxes et les tarifs des compagnies de téléphone, particulièrement en veillant à ce que ces dernières ne profitent pas de leur monopole pour s'accorder des préférences indues ou pour en accorder à des tiers. La définition de «taxe» applicable relativement aux art. 335 et 340 était la suivante:

«taxe de téléphone» ou «taxe» Relativement à un téléphone, les taxes, les tarifs ou la rémunération qu'une compagnie peut exiger du public ou d'une personne pour l'usage ou la location d'un réseau ou d'une ligne téléphonique, ou d'une partie de ce réseau ou de cette ligne, pour la transmission d'un message téléphonique, pour l'installation et l'usage ou la location d'instruments, de lignes ou d'appareils fixés, ou raccordés ou reliés de quelque manière que ce soit à un réseau téléphonique, pour tout service fourni par la compagnie au moyen des installations d'un réseau téléphonique, ou pour tout service se rattachant à l'exploitation du téléphone.

Si on se reporte à cette définition générale du terme «taxe», les art. 335 et 340 de la Loi sur les chemins de fer habilitaient sans contredit le CRTC, au moment où il a rendu la décision 92‑4, à réglementer les dispositions des accords conclus entre les entreprises de télédistribution et les compagnies de téléphone puisque ces dispositions équivalaient en fait à des «taxes» sous le régime de la Loi sur les chemins de fer.

38 L'unique question de compétence véritablement en litige en l'espèce est de savoir si le CRTC était compétent pour déterminer qui, de l'entreprise de télédistribution ou de la compagnie de téléphone, serait chargé de l'installation du matériel de l'entreprise de télédistribution sur la structure de soutènement de la compagnie de téléphone. À mon avis, le CRTC avait manifestement compétence. D'une part, je vois cette compétence comme un prolongement naturel de la compétence du CRTC pour réglementer les taxes et les tarifs en vertu des art. 335 et 340 de la Loi sur les chemins de fer. À mon avis, la question de savoir qui est chargé de l'installation des câbles est une composante essentielle de la réglementation des prix exigés par les compagnies de téléphone en contrepartie de l'accès à leur structure de soutènement accordé aux entreprises de télédistribution. Le pouvoir de prendre une décision à cet égard était donc puisé dans la compétence de réglementation que les art. 335 et 340 de la Loi sur les chemins de fer attribuait au CRTC.

39 D'autre part, même si l'on devait privilégier une interprétation stricte des termes taxes et tarifs qui exclurait le pouvoir de déterminer qui est chargé de l'installation du matériel de l'entreprise de télédistribution sur la structure de soutènement de la compagnie de téléphone, à mon avis, le CRTC aurait quand même compétence pour déterminer qui effectue l'installation en question en vertu de cette partie de l'art. 340 de la Loi sur les chemins de fer qui, à l'époque où a été rendue la décision 92‑4, habilitait le CRTC à empêcher les compagnies de téléphone de s'accorder ou d'accorder à une autre compagnie une préférence ou un avantage indus ou déraisonnables «en ce qui concerne [...] les services ou installations qu'elle fournit à titre de compagnie de télégraphe ou de téléphone». Conformément à cette disposition, dans la mesure où le maintien par BC Tel d'un droit exclusif d'installer le matériel des entreprises de télédistribution aurait constitué une préférence indue, le CRTC aurait été habilité à enjoindre à la compagnie de téléphone de permettre à l'entreprise de télédistribution de recourir à ses propres entrepreneurs pour effectuer l'installation. Aussi, la question est‑elle alors de savoir si, lorsqu'il a rendu la décision 92‑4, le CRTC a conclu que le fait pour BC Tel de se réserver le droit exclusif d'effectuer les travaux d'installation en question constituait une préférence indue au sens de l'art. 340. À cet égard, les intimés soutiennent que le CRTC n'a tiré aucune conclusion explicite de préférence indue. J'en conviens, mais, à mon avis, il a tiré cette conclusion implicitement dans la décision 92‑4. En effet, il a écrit:

Selon sa loi habilitante, le Conseil doit veiller à ce que les tarifs soient justes et raisonnables, à ce qu'ils ne soient pas injustement discriminatoires et à ce qu'ils ne confèrent pas de préférence indue. En vertu de ce mandat, le Conseil a toujours jugé que les titulaires de télédistribution ont le droit d'accéder aux structures de soutènement de la B.C. Tel, sous réserve de certaines modalités.

40 À mon avis, pareille conclusion implicite de préférence indue suffit. Pour cette raison, j'estime que le CRTC avait la compétence nécessaire, au moment où il a rendu la décision 92‑4, pour déterminer qui, de l'entreprise de télédistribution ou de la compagnie de téléphone, devait installer les câbles sur la structure de soutènement de la compagnie de téléphone. Par ailleurs, selon moi, bien qu'elle se rapporte de façon incidente aux relations du travail, une telle décision n'est pas, de par son caractère véritable, une question de relations du travail. Il s'agit plutôt d'un élément important de la réglementation des compagnies de téléphone qui relève tant de la compétence que de l'expertise du CRTC.

41 Cette conclusion découle inévitablement de l'arrêt Transvision, précité, où on a établi pour la première fois la compétence du CRTC (alors celle de la CCT) d'exiger qu'une compagnie de téléphone permette à une entreprise de télédistribution d'utiliser sa structure de soutènement. Dans Transvision, la CCT a fondé sa compétence pour rendre une telle ordonnance sur l'art. 317 de la Loi sur les chemins de fer, S.R.C. 1970, ch. R‑2, alors en vigueur. Cet article se lisait comme suit, et était essentiellement identique (bien qu'il soit devenu l'art. 326) au moment où la décision 92‑4 a été rendue:

317. (1) Sauf de la manière prévue au paragraphe (5), il ne peut être érigé ni maintenu, sans la permission de la Commission, de lignes, fils métalliques, d'autres conducteurs ou d'autres structures ou appareils de transmission téléphonique ou télégraphique, ou servant à la transmission de la force motrice ou de l'électricité employée à d'autres objets,

a) le long ou en travers d'un chemin de fer, par une autre compagnie que la compagnie de chemin de fer possédant ou contrôlant le chemin de fer, ou

b) en travers ou près d'autres semblables lignes, fils métalliques, conducteurs, structures ou appareils qui relèvent de l'autorité législative du Parlement du Canada.

(2) En faisant la demande d'autorisation à cet effet, le requérant doit soumettre à la Commission un plan et un profil de la partie du chemin de fer ou des autres ouvrages visés par ce projet, et indiquant l'emplacement projeté et les travaux projetés.

(3) La Commission peut accorder cette autorisation et par ordonnance régler dans quelle mesure, par qui, de quelle manière, à quelle époque, à quelles conditions et sous quel contrôle ces travaux doivent être exécutés.

(4) Une fois cette ordonnance rendue, ces ouvrages peuvent être exécutés et entretenus sous réserve et en conformité de l'ordonnance.

(5) Une autorisation de la Commission sous le régime du présent article n'est pas nécessaire [. . .] dans les cas où des ouvrages ont été ou doivent être construits ou entretenus du consentement de la Commission et conformément à ses ordonnances générales et à ses règlements, ainsi qu'aux plans ou devis qu'elle a adoptés ou approuvés.

42 Dans Transvision, la CCT a conclu que l'art. 317 l'habilitait à réglementer la construction de câbles le long («près») de câbles de téléphone («fils métalliques [. . .] qui relèvent de l'autorité législative du Parlement du Canada»). En outre, elle a conclu que, puisqu'en vertu du par. 326(3) elle pouvait, «par ordonnance régler dans quelle mesure, par qui, de quelle manière, à quelle époque, à quelles conditions et sous quel contrôle ces travaux [en l'espèce, l'installation de câbles] doivent être exécutés», elle avait compétence pour ordonner que les travaux projetés soient exécutés par le raccordement des câbles aux structures de soutènement de la compagnie de téléphone. Suivant ce raisonnement, il paraît logique de conclure que le par. 326(3) aurait également habilité le CRTC à réglementer les dispositions des accords conclus entre les compagnies de téléphone et les entreprises de télédistribution pour régir l'étendue et le coût de l'utilisation par l'entreprise de télédistribution des structures de soutènement de la compagnie de téléphone, y compris la compétence pour déterminer «par qui» le travail doit être effectué.

43 En fait, étant donné le mandat fondamental et général du CRTC, on peut difficilement, à mon avis, envisager de permettre au CRTC de réglementer l'accès des entreprises de télédistribution à l'infrastructure de la compagnie de téléphone sans lui permettre de réglementer la nature de cet accès. Les deux sont indissociables. À cet égard, la nouvelle Loi sur les télécommunications prévoit ce qui suit:

43. . . .

(5) Lorsqu'il ne peut, à des conditions qui lui sont acceptables, avoir accès à la structure de soutien d'une ligne de transmission construite sur une voie publique ou un autre lieu public, le fournisseur de services au public peut demander au Conseil le droit d'y accéder en vue de la fourniture de ces services; le Conseil peut assortir l'autorisation des conditions qu'il juge indiquées.

44 Pour tous ces motifs, je suis d'avis qu'en rendant la décision 92‑4, le CRTC agissait dans les limites de sa compétence et de son expertise. Il doit donc bénéficier d'une retenue judiciaire de la part de la cour de justice qui contrôle la décision 92‑4 conformément à un droit d'appel conféré par la loi. Par conséquent, puisque la décision du CRTC était raisonnable, ce qu'aucune des parties ne semble contester, je conclus qu'en l'absence de la décision du conseil d'arbitrage, il aurait été inopportun pour la Cour d'appel fédérale, appliquant la norme habituelle de contrôle, d'intervenir dans la décision du CRTC.

2.La Cour d'appel fédérale était‑elle justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC compte tenu du fait qu'elle serait contradictoire à celle du conseil d'arbitrage?

45 On soutient que même si, normalement, la Cour d'appel fédérale n'avait pas été justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC, cette intervention se justifie étant donné le conflit qui existe entre la décision du CRTC et celles du conseil d'arbitrage.

46 À cet argument, je répondrai d'abord que les conflits entre les décisions de tribunaux administratifs peuvent se présenter sous différentes formes et à divers degrés. Dans Domtar, précité, notre Cour a considéré un genre de conflit semblable et déterminé qu'il ne justifiait pas qu'on mette de côté la retenue judiciaire. Domtar concernait un contrôle judiciaire de la décision d'un tribunal administratif demandé pour le motif qu'elle entrait en conflit jurisprudentiel avec celle d'un autre tribunal. Une requête en évocation avait été déposée relativement à une décision de la Commission d'appel en matière de lésions corporelles («CALP»). La décision de la CALP portait sur l'interprétation de l'art. 60 de la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles, L.R.Q., ch. A‑3.001 («LATMP»). La CALP était protégée par une clause privative complète. Puisque, de toute évidence, elle avait agi dans les limites de sa compétence et que sa décision n'était pas manifestement déraisonnable, la requête aurait normalement échoué. Or, la requérante Domtar Inc. a fait valoir que la décision de la CALP entrait en conflit avec une décision du Tribunal du travail du Québec, qui avait également agi dans les limites de sa compétence dans l'interprétation du même art. 60. La requérante a donc fait valoir que les cours de justice devaient intervenir pour dissiper la contradiction et confirmer le droit. M'exprimant au nom de la Cour à l'unanimité, je me suis demandée s'il y avait effectivement conflit jurisprudentiel entre la décision de la CALP et celle du Tribunal du travail du Québec. J'ai ensuite conclu, cependant, que même si un tel conflit avait existé, il n'aurait pas été suffisant pour justifier qu'on laisse de côté les principes généralement applicables de la retenue judiciaire.

47 Il est important, toutefois, de souligner que, dans l'arrêt Domtar, le conflit entre tribunaux administratifs concernant l'interprétation d'une disposition d'une loi était relativement mineur. Si elles donnaient des interprétations contradictoires de l'art. 60 LATMP, les décisions de la CALP et du Tribunal du travail du Québec en cause dans Domtar n'entraient toutefois pas en conflit direct dans leur résultat puisqu'il était possible de les mettre toutes deux à exécution intégralement. Aussi, notre Cour a‑t‑elle décidé de ne pas intervenir dans les décisions des deux tribunaux. Cependant, la situation est fort différente lorsque le conflit entre les décisions de tribunaux administratifs est plus marqué. La forme de conflit la plus grave survient lorsque les tribunaux administratifs rendent des décisions inconciliables sur le plan opérationnel (appelées ci‑après «conflit opérationnel»). C'est le cas lorsque le respect de la décision d'un tribunal emporte violation de la décision de l'autre. Un tel résultat place une personne dans une situation intolérable. Elle n'a alors d'autre choix que de faire fi de l'une des ordonnances conflictuelles sur le plan opérationnel. Dans de telles circonstances, je suis d'avis qu'il appartient aux cours de justice de déterminer, dans l'exercice de leur compétence inhérente, laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir.

48 Bien entendu, la première étape à cet égard consiste à décider si l'une ou l'autre décision, prise isolément, pourrait être écartée si on appliquait la norme de contrôle généralement applicable à cette décision. Dans le cas qui nous occupe, j'ai déjà conclu que n'eût été la décision du conseil d'arbitrage, le tribunal d'examen n'interviendrait pas généralement dans la décision du CRTC. De même, la décision du conseil d'arbitrage en l'espèce ne ferait normalement l'objet d'aucune intervention judiciaire.

49 Une fois qu'on a conclu que les deux décisions contradictoires résisteraient à une demande de contrôle judiciaire ou à un appel en l'absence de l'autre, il reste à savoir si les tribunaux devraient être disposés à intervenir afin de résoudre le conflit. J'estime qu'en présence d'un véritable conflit opérationnel, les tribunaux ne doivent pas hésiter à intervenir.

50 À cet égard, on peut établir un parallèle avec la théorie de la prépondérance en droit constitutionnel. Dès 1883, le Conseil privé a reconnu, dans Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117, qu'il sera parfois possible pour les gouvernements provinciaux et fédéral d'adopter une loi sur un même sujet, à des fins toutefois différentes. Pour prévenir le risque que des lois entrent en conflit, on a élaboré la théorie de la prépondérance. Ainsi, lorsqu'un gouvernement provincial et le gouvernement fédéral adoptent des lois valides qui entrent en conflit, la loi fédérale a priorité et la loi provinciale est rendue inopérante dans la mesure où elle est contradictoire avec la loi fédérale.

51 À mon avis, la théorie de la prépondérance en droit constitutionnel peut être adaptée au droit administratif et appliquée dans des situations où des tribunaux administratifs rendent des décisions qui sont en conflit opérationnel. Donc, puisqu'elles peuvent déclarer inopérante une loi provinciale adoptée validement et dans les limites de la compétence provinciale dans la mesure où cette loi entre en conflit avec une loi fédérale également valide, les cours de justice devraient tout autant pouvoir déclarer inopérantes les décisions ou ordonnances rendues validement par des tribunaux administratifs dans la mesure où elles sont en conflit opérationnel avec les décisions et ordonnances, tout aussi valides, rendues par d'autres tribunaux administratifs. Pareille mesure judiciaire est à mon avis non seulement nécessaire, mais également conforme à l'intention du législateur.

52 Il existe un principe fondamental de rationalité qui doit être appliqué dans l'interprétation de la législation. Dans Alberta Power Ltd. c. Alberta (Public Utilities Board) (1990), 72 Alta. L.R. (2d) 129, à la p. 144, la Cour d'appel de l'Alberta a appelé ce principe fondamental la «présomption de cohérence législative»:

[traduction] Nul doute qu'il existe une présomption de cohérence législative; il faut éviter l'interprétation qui favorise une contradiction ou incompatibilité entre certaines dispositions de différentes lois: Driedger, Construction of Statutes, 2nd ed. (1983), à la p. 66; Côté, Interprétation des lois (1982), aux pp. 293 et 298. Par contre, il ne suffit pas que les deux lois traitent «de façon quelque peu différente» du même objet; des dispositions sont incompatibles si elles ne peuvent pas coexister: Toronto Ry. c. Paget (1909), [42] R.C.S. 488, à la p. 499, le juge Anglin; Ottawa c. Eastview, [[1941] R.C.S. 448, à la p. 462].

Ainsi, lorsqu'une législature adopte deux lois dont les dispositions paraissent entrer en conflit opérationnel (c'est‑à‑dire que le respect de l'une emporte violation de l'autre), les tribunaux tenteront d'interpréter les lois de façon à éliminer le conflit opérationnel. De même, je suis d'avis que lorsque la législature crée deux tribunaux administratifs qui rendent des décisions qui sont en conflit opérationnel, la «présomption de cohérence législative» requiert que les tribunaux laissent tomber le principe de retenue judiciaire et tentent de résoudre le conflit.

53 Cela étant dit, il importe de faire remarquer que la décision d'abandonner la retenue judiciaire n'est justifiée que dans les quelques cas où il existe une véritable incompatibilité opérationnelle dans les décisions administratives. Les tribunaux ne devraient pas se mettre à la recherche de conflits ou en créer artificiellement pour justifier une intervention. Ils ne doivent envisager l'intervention que si un conflit opérationnel réel rend impossible le respect des deux décisions administratives.

54 Dans ces rares circonstances, les tribunaux ont la compétence nécessaire pour contrôler les décisions administratives contradictoires et cette compétence n'est pas évincée par l'existence de clauses privatives. En outre, les tribunaux devraient exercer leur compétence et, dans les rares cas où deux décisions administratives valides, quoique conflictuelles sur le plan opérationnel, sont rendues, déterminer laquelle doit prévaloir.

55 J'en viens maintenant à la question plus complexe de la façon dont les cours de justice doivent déterminer laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir. À cet égard, elles devraient avoir recours à une analyse «pragmatique et fonctionnelle» semblable à celle qu'on utilise pour déterminer la compétence initiale de chaque tribunal administratif (Bibeault, précité). En fait, elles doivent déterminer, à la lumière du cadre dans lequel fonctionne chacun des tribunaux administratifs et de la nature de chacune des décisions contradictoires, à quelle décision la législature aurait souhaité donner priorité. C'est là une décision extrêmement difficile que d'aucuns qualifieraient de presque impossible. Toutefois, dans les cas de véritable conflit opérationnel, on ne peut s'y dérober. Si les cours de justice s'abstiennent de prendre une décision, les citoyens, se trouvant en face de décisions de tribunaux administratifs qui sont en conflit opérationnel, seront forcés de prendre cette décision eux‑mêmes. À mon avis, il est préférable que, malgré la difficulté qu'elle présente, cette décision soit prise par les cours de justice dans l'intérêt public, par opposition aux citoyens qui agissent dans leur propre intérêt. Pour déterminer quelle décision a priorité, les cours de justice devraient, à mon sens, considérer différents facteurs.

56 Elles devraient, premièrement, examiner l'objectif législatif qui sous‑tend la création de chacun des tribunaux administratifs. Plus l'objectif d'un tribunal est important, plus il est probable que le gouvernement aurait souhaité que la décision de ce tribunal l'emporte sur celle d'un autre. Par exemple, les lois sur les droits de la personne sont considérées comme étant quasi constitutionnelles. Par conséquent, tous autres facteurs étant égaux, les décisions des tribunaux des droits de la personne auraient en général priorité sur les décisions contradictoires fondées sur des régimes administratifs moins fondamentaux.

57 Il convient, deuxièmement, de voir dans quelle mesure la décision d'un tribunal administratif est au c{oe}ur même de son objectif. Plus la décision est au c{oe}ur de l'objectif du tribunal administratif qui l'a rendue, plus il est probable qu'elle doive l'emporter sur la décision d'un autre tribunal administratif qui l'est moins.

58 Troisièmement, il y a lieu de considérer dans quelle mesure, lorsqu'il rend une décision, le tribunal administratif assume un rôle d'élaboration et de mise en {oe}uvre d'une politique. Plus le lien entre une décision et ce rôle du tribunal est étroit, plus il est probable que la décision doive avoir priorité sur celle d'un autre tribunal dont la fonction d'élaboration et de mise en {oe}uvre d'une politique est moins importante.

59 La liste des facteurs pertinents ne se veut évidemment pas exhaustive. Cette liste ne peut que s'élaborer au fil des ans, au fur et à mesure que les tribunaux se pencheront sur des situations factuelles nouvelles. Elle vise plutôt à exposer certains des facteurs qui peuvent être pertinents pour déterminer quelle décision d'un tribunal administratif doit avoir priorité. Dans un cas donné, certains de ces facteurs, ou même tous, peuvent être pertinents, et d'autres peuvent s'y ajouter. À la fin, il faut résoudre la question en déterminant à quelle décision d'un tribunal la législature aurait souhaité que la priorité soit accordée.

3. Application à la présente affaire

60 Si l'on tient pour acquis à cette étape‑ci qu'il existe un véritable conflit opérationnel entre la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage, il y a lieu d'appliquer le test exposé précédemment à l'espèce pour déterminer quelle décision doit prévaloir. Ainsi que je l'ai déjà mentionné, ce test vise à déterminer à laquelle des deux décisions contradictoires la législature aurait souhaité que la priorité soit accordée. À mon avis, la réponse à cette question va de soi. En enjoignant à BC Tel de permettre à des entreprises de télédistribution d'installer leurs propres câbles sur sa structure de soutènement, le CRTC mettait en {oe}uvre une décision de principe. Il a déterminé que, pour respecter l'intention du législateur de réglementer les fournisseurs de services monopolistes dans l'intérêt public, il devait imposer cette obligation à BC Tel. En ce faisant, le CRTC a restreint les activités que BC Tel était autorisée à entreprendre. Le conseil d'arbitrage, quant à lui, interprétait simplement un contrat de nature privée ayant trait aux modalités internes mises sur pied par BC Tel pour exécuter les activités qui lui étaient dévolues. Il ne fait aucun doute qu'en rendant cette décision le conseil d'arbitrage répondait à un objectif important, mais cela ne change rien au fait que sa tâche consistait à interpréter un contrat essentiellement privé. Les parties à ce contrat ne pouvaient pas, intentionnellement ou involontairement, étendre les activités de BC Tel autorisées par le CRTC de façon à ce qu'elles aient une incidence sur des tiers. La décision de ce dernier est donc prépondérante. D'un autre point de vue, la décision du CRTC était également une expression de son rôle d'élaboration d'une politique, celle du conseil d'arbitrage ne l'était pas. À mon avis, lorsque deux décisions rendues par des tribunaux administratifs sont tout aussi valides l'une que l'autre et qu'elles créent un conflit opérationnel, il faut accorder la priorité à la décision qui traduit le rôle d'élaboration d'une politique du tribunal dans les cas où l'autre décision est une décision de nature purement juridictionnelle qui porte sur l'interprétation d'un contrat privé. Le législateur, en établissant les deux tribunaux, ne pouvait souhaiter autre chose puisqu'autrement, des parties privées pourraient effectivement se soustraire par contrat à des obligations relevant de l'intérêt public. Une partie privée comme BC Tel ne devrait pas être autorisée, que ce soit intentionnellement ou involontairement, à contourner au moyen d'un contrat ou d'une convention collective les exigences réglementaires qui lui sont imposées dans l'intérêt public.

61 Pour cette raison, eus‑je conclu que la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage étaient en conflit opérationnel, j'aurais accordé priorité à la décision du CRTC sur celle du conseil d'arbitrage dans la mesure de ce conflit. Toutefois, en l'espèce, je ne crois pas que les décisions du CRTC et du conseil d'arbitrage emportent un tel conflit.

62 Ainsi que je l'ai déjà indiqué, pour que deux décisions soient en conflit opérationnel, il faut qu'il soit impossible de se conformer aux deux. En d'autres termes, le respect de l'une doit emporter violation de l'autre. Dans le cas qui nous occupe, il n'en est rien. Plus précisément, le respect par BC Tel de l'ordonnance du CRTC n'entraînera pas la violation de la décision du conseil d'arbitrage en soi. Elle entraînera plutôt la violation de la convention collective. La décision du conseil d'arbitrage est simplement une interprétation de la convention collective. Elle ne contraint pas BC Tel à agir d'une certaine façon, elle ne fait que décrire la manière dont BC Tel elle‑même a convenu d'agir. De cette façon, si BC Tel se retrouve dans une situation inconfortable, c'est du fait de sa convention collective et non de la décision du conseil d'arbitrage. Par conséquent, je ne crois pas qu'il y ait entre la décision du conseil d'arbitrage et celle du CRTC un véritable conflit opérationnel justifiant une intervention judiciaire.

63 À la lumière de ce qui précède, je suis d'avis qu'il convient de maintenir tant la décision du conseil d'arbitrage que celle du CRTC. Notre Cour ne devrait intervenir ni dans l'une ni dans l'autre puisque, s'il y a conflit, il n'est pas opérationnel. Ce n'est, à mon avis, que dans les cas les plus manifestes de conflits opérationnels que la retenue judiciaire doit être mise de côté pour faire place à l'intervention judiciaire. Par conséquent, je suis d'avis d'avis d'accueillir le pourvoi et de rétablir la décision du CRTC.

64 Cela étant dit, si un conseil d'arbitrage prenait des mesures additionnelles et tentait de faire appliquer la convention collective, un véritable conflit opérationnel pourrait alors en découler. Dans ces circonstances, les tribunaux auraient à déterminer quelle décision doit prévaloir; et, pour les motifs exposés précédemment, je conclurais dans ce cas que la décision du CRTC, étant l'expression de son rôle d'élaboration d'une politique, devrait prévaloir sur la décision adjudicative du conseil d'arbitrage dans la mesure du conflit opérationnel.

V. Dispositif

65 Pour tous ces motifs, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel fédérale et de rétablir la décision 92‑4, avec dépens dans toutes les cours.

Version française des motifs rendus par

66 Le juge Sopinka -- Sous réserve du dispositif que je propose dans le pourvoi connexe Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781, je suis d'accord avec le juge L'Heureux-Dubé.

Version française des motifs rendus par

67 Le juge Cory — J'ai eu l'occasion de lire les motifs de mes collègues les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin. Je souscris à la majeure partie des excellents motifs du juge L'Heureux‑Dubé et au résultat auquel elle arrive. Je souscris également aux motifs du juge McLachlin.

68 Si j'adhère en grande partie à son analyse, je ne puis, en toute déférence, approuver les commentaires du juge L'Heureux‑Dubé concernant la nature et l'importance des décisions rendues par l'arbitre en matière de relations du travail, ni ceux qui se rapportent aux clauses des conventions collectives conférant aux unités de négociation le droit exclusif d'effectuer certaines tâches. Je ne puis non plus me rallier à sa caractérisation de la convention collective. Au départ, il serait utile de reproduire les passages où, dans ses motifs, elle renvoie à ces questions.

69 Au paragraphe 60, elle écrit:

Le conseil d'arbitrage, quant à lui, interprétait simplement un contrat de nature privée ayant trait aux modalités internes mises sur pied par BC Tel pour exécuter les activités qui lui étaient dévolues. Il ne fait aucun doute qu'en rendant cette décision le conseil d'arbitrage répondait à un objectif important, mais cela ne change rien au fait que sa tâche consistait à interpréter un contrat essentiellement privé. Les parties à ce contrat ne pouvaient pas, intentionnellement ou involontairement, étendre les activités de BC Tel autorisées par le CRTC de façon à ce qu'elles aient une incidence sur des tiers.

70 Et plus loin dans le même paragraphe:

Une partie privée comme BC Tel ne devrait pas être autorisée, que ce soit intentionnellement ou involontairement, à contourner au moyen d'un contrat ou d'une convention collective les exigences réglementaires qui lui sont imposées dans l'intérêt public.

71 Enfin, au paragraphe 62, elle écrit:

Plus précisément, le respect par BC Tel de l'ordonnance du CRTC n'entraînera pas la violation de la décision du conseil d'arbitrage en soi. Elle entraînera plutôt la violation de la convention collective. La décision du conseil d'arbitrage est simplement une interprétation de la convention collective. Elle ne contraint pas BC Tel à agir d'une certaine façon, elle ne fait que décrire la manière dont BC Tel elle‑même a convenu d'agir. De cette façon, si BC Tel se retrouve dans une situation inconfortable, c'est du fait de sa convention collective et non de la décision du conseil d'arbitrage. Par conséquent, je ne crois pas qu'il y ait entre la décision du conseil d'arbitrage et celle du CRTC un véritable conflit opérationnel justifiant une intervention judiciaire. [Souligné dans l'original.]

72 Une convention collective est beaucoup plus qu'une entente privée. C'est la base des relations du travail. C'est elle qui permet que, dans ce domaine, on arrive à faire régner la paix. Cet objectif, si cher à notre société, sous‑tend toutes les lois sur les relations du travail.

73 Quant à la clause qui confère le droit exclusif d'effectuer un certain travail, elle est l'assise de la convention collective même. Elle est d'une importance si fondamentale pour les deux parties, particulièrement pour les travailleurs, que je serais étonné que ce genre de clause ne figure pas dans toutes les conventions collectives. En fait, le droit exclusif au travail conféré aux unités de négociation est si indispensable aux relations du travail qu'il a été qualifié de droit propriétal. Il faut se rappeler que les clauses qui confèrent à une unité de négociation le droit exclusif d'effectuer un certain travail sont le fondement non seulement d'une convention collective donnée, mais également, et c'est là le plus important, de l'ensemble du régime des relations du travail. Sans une telle clause, le travail qui revient à l'unité de négociation pourrait être confié par contrat à des entrepreneurs qui ne sont pas visés par la convention collective, ce qui minerait tout le régime législatif des négociations collectives. À mon avis, on ne saurait trop insister sur l'importance de ces clauses. Pour cette raison, je m'oppose à toute caractérisation de la convention collective ou d'une clause de celle‑ci selon laquelle elle constitue une tentative par BC Tel ou le TWU soit de se soustraire par contrat à des obligations relevant de l'intérêt public, imposées par les différentes lois en matière de télécommunications, soit d'élargir indûment l'étendue du pouvoir de BC Tel.

74 Par ailleurs, il y a lieu de reconnaître à sa juste valeur l'importance de l'arbitrage en matière de relations du travail. L'arbitre n'est pas simplement l'{oe}uvre d'un contrat privé. Dans le domaine des relations du travail, on reconnaît en fait que l'arbitre est l'instrument grâce auquel la politique législative générale est mise en {oe}uvre et les conflits résolus rapidement, ce qui réduit les effets néfastes des conflits de travail dans notre société. C'est là le but de toute loi régissant les relations du travail. Les arbitres en font partie intégrante tant dans la sphère fédérale que dans la sphère provinciale. L'arbitrage obligatoire en matière de relations du travail est le quid pro quo essentiel qui fait contrepoids aux restrictions que ces lois imposent au droit des parties de déclencher une grève ou un lock‑out. Si l'arbitrage privé, convenu entre des parties privées seulement, existe dans un certain nombre de situations hors des limites du droit du travail, l'arbitrage que prévoient les lois sur les relations du travail joue un rôle d'une importance capitale pour la société.

75 Selon ma collègue, les parties en l'espèce, BC Tel et le TWU, ont elles‑mêmes créé le conflit opérationnel avec la décision du CRTC et, par conséquent, la décision qui concerne leur convention collective ne devrait pas peser lourd dans la balance. À mon avis, toutefois, le conflit opérationnel ne procède pas de la convention collective, mais plutôt de l'interprétation qu'en a fait l'arbitre. C'est l'interprétation qui donne aux mots leur effet pratique. Le conflit opérationnel naît de la décision de l'arbitre. Cette décision n'est pas «simplement une interprétation de la convention collective», elle est une interprétation qui commande une action particulière, tout comme l'interprétation d'une loi par la cour commande que des conséquences données s'ensuivent. Les arbitres possèdent une expertise et une expérience particulières dans l'interprétation des conventions collectives et dans la résolution des conflits de travail. Leur rôle est important, et on ne saurait trop insister sur la portée de leurs décisions. En effectuant l'exercice de pondération requis en l'espèce les juges ne doivent pas perdre de vue que le conflit opérationnel est le fruit des décisions contradictoires de deux tribunaux administratifs.

76 Pour résoudre le conflit opérationnel, il est nécessaire d'évaluer des compétences qui se chevauchent, ainsi que les buts et objets de deux tribunaux administratifs. Compte tenu des circonstances, je souscris aux motifs du juge L'Heureux‑Dubé, suivant lesquels, lorsqu'il s'agit d'une décision de principe de la nature de celle en cause en l'espèce, la décision du CRTC doit avoir priorité. Toutefois, à mon avis, cette conclusion n'invalide pas la clause qui, dans la convention collective liant BC Tel et le TWU, confère un droit exclusif à l'égard de certaines tâches. Au contraire, cette clause continuera à lier les parties, sauf dans les cas où elle entre en conflit avec la décision du CRTC.

77 Je suis donc d'avis d'accueillir le pourvoi.

Version française du jugement rendu par

78 Le juge McLachlin — Bien que je sois essentiellement d'accord avec les motifs du juge L'Heureux‑Dubé, je diverge d'opinion avec elle sur un point. Elle affirme qu'une cour de justice ne peut intervenir pour déterminer l'ordre de priorité entre des décisions contradictoires rendues par des tribunaux administratifs différents que dans le cas où le demandeur se trouverait à contrevenir à une ordonnance impérative. Je définirais de façon plus large le conflit opérationnel. Selon moi, il y a conflit opérationnel lorsque deux décisions créent une incompatibilité qui empêche un demandeur de s'acquitter simultanément de ses obligations légales, comme les définissent les tribunaux concernés. Un demandeur devrait pouvoir s'adresser aux tribunaux pour obtenir des précisions chaque fois que des décisions contradictoires lui imposent des obligations légales différentes. Une obligation n'est pas moins exécutoire du fait qu'elle est imposée par une convention collective. Les contrats imposent des obligations légales qui peuvent être exécutées de diverses façons. Ce n'est qu'exceptionnellement que celles‑ci comprennent des ordonnances impératives. À mon avis, il est faux de fonder sur la distinction qui existe entre une ordonnance impérative et une ordonnance qui offre une réparation différente le droit à une décision dont l'objet est de déterminer quelles sont les obligations légales qui l'emportent.

79 Il ne s'agit pas d'élargir excessivement l'intervention des tribunaux, mais plutôt de répondre à un besoin réel. Nous ne devons pas oublier que les parties aux prises avec des problèmes de la sorte offrent souvent des services d'une importance considérable pour le public. Il appartient au système juridique de leur donner des directives claires sur leurs obligations légales, de façon à ce qu'elles puissent fournir les services exigés d'elles, d'une façon efficace et légale. Lorsque deux conseils différents ont défini de façon contradictoire les obligations légales d'un organisme, il est important que cet organisme dispose des moyens de déterminer quelle est l'obligation qui doit prévaloir et quelle est celle dont il doit s'acquitter. Les conseils eux‑mêmes ne peuvent faire cette détermination. Le seul organisme habilité à le faire est une cour de justice. Personne ne devrait être privé de l'accès à une cour de justice du fait qu'une ordonnance renferme une réparation autre qu'une ordonnance impérative.

80 Les ordonnances, en l'espèce, imposent des obligations légales incompatibles à BC Tel. Le CRTC a statué que BC Tel a l'obligation légale de permettre à Shaw Cable Systems de travailler sur ses installations. Le conseil d'arbitrage, par contre, a décidé que BC Tel a l'obligation légale de refuser à Shaw Cable Systems de travailler sur ses installations. BC Tel ne peut s'acquitter de ces deux obligations. Il s'ensuit que BC Tel devrait être en mesure de demander aux tribunaux laquelle de ces obligations doit prévaloir. Je conviens avec le juge L'Heureux‑Dubé que la décision du CRTC, étant l'expression du rôle d'élaboration de la politique que lui a conféré le législateur, devrait prévaloir sur la décision du conseil d'arbitrage dans la mesure où elle est contradictoire.

81 Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours, d'infirmer l'arrêt de la Cour d'appel fédérale et de rétablir la décision du CRTC.

Version française des motifs rendus par

82 Le juge Iacobucci -- Je souscris à la position adoptée par le Juge en chef, c'est-à-dire que je suis d'accord avec la majeure partie des motifs du juge L'Heureux-Dubé et avec le résultat auquel elle en arrive. Cependant, je souscris également aux opinions exprimées par les juges Cory et McLachlin.

Pourvoi accueilli avec dépens.

Procureurs de l'appelante Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.: McCarthy Tétrault, Toronto.

Procureur de l'appelant le CRTC: Le contentieux du CRTC, Hull.

Procureurs de l'intimée British Columbia Telephone Co.: Farris, Vaughan, Wills & Murphy, Vancouver.

Procureurs de l'intimé Telecommunications Workers Union: Shortt, Moore & Arsenault, Vancouver.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 2 R.C.S. 739 ?
Date de la décision : 22/06/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli

Analyses

Contrôle judiciaire - Norme de contrôle - Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes - Norme de contrôle applicable à une décision du CRTC - Conflit entre une décision du CRTC et celle d'un conseil d'arbitrage - La Cour d'appel fédérale était‑elle justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC?.

Contrôle judiciaire - Décisions contradictoires de deux tribunaux administratifs - Le respect de la décision du CRTC entraîne‑t‑il la violation de la décision du conseil d'arbitrage? - Dans l'affirmative, laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir?.

À la suite d'un grief déposé par le TWU, qui représente les employés de BC Tel, un conseil d'arbitrage a conclu que BC Tel avait contrevenu à la convention collective qui la lie au TWU lorsqu'elle a permis à des entreprises de télédistribution d'installer des câbles sur sa structure de soutènement. La convention collective prévoit expressément que «[t]out travail ayant trait à l'entretien, à la réparation, à la modification ou à la construction d'installations téléphoniques est confié» aux membres du TWU. Par suite de la décision du conseil d'arbitrage, BC Tel a soumis un accord révisé à l'approbation du CRTC, l'avisant qu'elle ne pouvait plus permettre aux entreprises de télédistribution d'installer des câbles sur sa structure de soutènement. En réponse, Shaw Cable a demandé au CRTC de rendre une décision contraignant BC Tel à l'autoriser, elle ou ses entrepreneurs, à installer des câbles sur sa structure de soutènement conformément à l'accord relatif aux structures de soutènement existant, approuvé par le CRTC en 1980. Dans sa décision, le CRTC a signalé que, conformément au mandat que lui attribue la loi de veiller à ce que les tarifs soient justes et raisonnables et à ce qu'ils ne confèrent pas de préférence indue, il avait toujours jugé que les entreprises de télédistribution devaient avoir le choix, à des conditions raisonnables, d'installer leurs propres câbles sur la structure de soutènement de BC Tel en faisant appel à des entrepreneurs approuvés par l'entreprise de télédistribution, et a ordonné à BC Tel de donner à Shaw Cable l'accès à sa structure de soutènement. En appel, la Cour d'appel fédérale a infirmé la décision du CRTC. La cour a reconnu le dilemme devant lequel se trouvait BC Tel puisqu'elle ne pouvait respecter à la fois sa convention collective, de la façon dont elle a été interprétée par le conseil d'arbitrage, et la décision du CRTC. La cour a décidé que la question de savoir si un travail particulier est visé par la convention collective est davantage une question de relations du travail que de réglementation des taxes de téléphone, et que le CRTC a excédé sa compétence en exigeant de BC Tel qu'elle contrevienne aux dispositions de la convention collective conclue avec le TWU. La question en l'espèce est de savoir si la Cour d'appel fédérale était justifiée d'intervenir dans la décision du CRTC.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli.

(1) Norme de contrôle

Le CRTC est un tribunal administratif spécialisé qui possède une vaste expertise dans son domaine de compétence. Un tribunal spécialisé comme le CRTC, qui agit dans les limites de son champ d'expertise et de sa compétence, doit faire l'objet d'une retenue judiciaire même lorsqu'il n'existe pas de clause privative et que la loi prévoit un droit d'appel. En ce qui concerne les questions de compétence et les questions de droit étrangères à son expertise, les décisions du CRTC doivent être contrôlées suivant la norme de l'absence d'erreur.

À l'époque où il a rendu sa décision, le CRTC était manifestement habilité à exiger des compagnies de téléphone qu'elles permettent aux entreprises de télédistribution d'utiliser leur structure de soutènement et, en vertu des art. 335 et 340 de la Loi sur les chemins de fer, à réglementer les dispositions des accords qui régissent l'utilisation par les entreprises de télédistribution des structures de soutènement des compagnies de téléphone. Le CRTC était également compétent pour déterminer qui, de l'entreprise de télédistribution ou de la compagnie de téléphone, serait chargé de l'installation du matériel de l'entreprise de télédistribution sur la structure de soutènement de la compagnie de téléphone. Cette compétence est un prolongement naturel de la compétence du CRTC pour réglementer les taxes et les tarifs en vertu des art. 335 et 340. En fait, la question de savoir qui est chargé de l'installation des câbles est une composante essentielle de la réglementation des prix exigés par les compagnies de téléphone en contrepartie de l'accès à leur structure de soutènement accordé aux entreprises de télédistribution. De même, cette compétence découle inévitablement de la compétence du CRTC d'exiger qu'une compagnie de téléphone permette à une entreprise de télédistribution d'utiliser sa structure de soutènement. On peut difficilement envisager de permettre au CRTC de réglementer l'accès des entreprises de télédistribution à l'infrastructure des compagnies de téléphone sans lui permettre de réglementer la nature de cet accès. Quoi qu'il en soit, lorsqu'il a rendu sa décision, le CRTC a conclu implicitement que le fait pour BC Tel de se réserver le droit exclusif d'effectuer les travaux d'installation en question constituait une préférence indue au sens du par. 340(2). Pour cette raison, le CRTC avait la compétence nécessaire pour enjoindre à la compagnie de téléphone de permettre à l'entreprise de télédistribution de recourir à ses propres entrepreneurs pour effectuer l'installation. La question de savoir qui est chargé de l'installation, bien qu'elle se rapporte de façon incidente aux relations du travail, n'est pas, de par son caractère véritable, une question de relations du travail. Il s'agit plutôt d'un élément important de la réglementation des compagnies de téléphone qui relève tant de la compétence que de l'expertise du CRTC. Ce dernier doit donc bénéficier d'une retenue judiciaire de la part de la cour de justice qui contrôle sa décision conformément à un droit d'appel conféré par la loi. Puisque la décision du CRTC était raisonnable, il aurait été inopportun pour la Cour d'appel fédérale, appliquant la norme habituelle de contrôle, d'intervenir dans la décision du CRTC, en l'absence de la décision du conseil d'arbitrage.

(2) Conflit opérationnel

Lorsque deux tribunaux administratifs rendent des décisions qui sont en conflit opérationnel (c'est‑à‑dire que le respect de l'une emporte violation de l'autre), il appartient aux cours de justice de déterminer, dans l'exercice de leur compétence inhérente, laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir. Pour ce faire, la cour doit d'abord décider si l'une ou l'autre décision, prise isolément, pourrait être écartée si on appliquait la norme de contrôle généralement applicable à cette décision. Dans l'hypothèse où, comme en l'espèce, les deux décisions contradictoires résisteraient normalement à une demande de contrôle judiciaire ou à un appel, il reste à savoir si les cours devraient être disposées à intervenir afin de résoudre le conflit. En présence d'un véritable conflit opérationnel, elles ne doivent pas hésiter à intervenir. En particulier, les cours sont habilitées à déclarer inopérantes les décisions rendues par des tribunaux administratifs dans la mesure où elles sont en conflit opérationnel avec les décisions rendues par d'autres tribunaux administratifs. Pareille mesure judiciaire est conforme à l'intention du législateur. Lorsque la législature crée deux tribunaux administratifs qui rendent des décisions valides qui sont en véritable conflit opérationnel, la «présomption de cohérence législative» requiert que les cours laissent tomber le principe de retenue judiciaire et tentent de résoudre le conflit. Dans les quelques cas où il existe une véritable incompatibilité opérationnelle, la compétence des tribunaux de contrôler les décisions administratives contradictoires n'est pas évincée par l'existence de clauses privatives. Pour déterminer laquelle des deux décisions contradictoires doit prévaloir, les cours devraient avoir recours à une analyse «pragmatique et fonctionnelle» et déterminer, à la lumière du cadre dans lequel fonctionne chacun des tribunaux administratifs et de la nature de chacune des décisions contradictoires, à quelle décision la législature aurait souhaité donner priorité. Pour rendre cette décision, les cours de justice devraient considérer différents facteurs, dont l'objectif législatif qui sous‑tend la création de chacun des tribunaux administratifs, la mesure dans laquelle la décision d'un tribunal administratif est au c{oe}ur même de son objectif, et la mesure dans laquelle, lorsqu'il rend une décision, le tribunal administratif assume un rôle d'élaboration et de mise en {oe}uvre d'une politique.

(3) Application à l'espèce

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Cory, McLachlin et Iacobucci: Il y a conflit opérationnel lorsque deux décisions rendues par des tribunaux administratifs différents créent une incompatibilité qui empêche un demandeur de s'acquitter simultanément de ses obligations légales, comme les définissent les tribunaux concernés. Un demandeur devrait pouvoir s'adresser aux cours de justice pour obtenir des précisions chaque fois que des décisions contradictoires lui imposent des obligations légales différentes. Une obligation n'est pas moins exécutoire du fait qu'elle est imposée par une convention collective. Il est faux de fonder sur la distinction qui existe entre une ordonnance impérative et une ordonnance qui offre une réparation différente le droit à une décision dont l'objet est de déterminer quelles sont les obligations légales qui l'emportent. Les ordonnances du CRTC et du conseil d'arbitrage, en l'espèce, imposent des obligations légales incompatibles à BC Tel, et il s'ensuit que celle‑ci devrait être en mesure de demander aux cours laquelle de ces obligations doit prévaloir. La décision du CRTC, étant l'expression du rôle d'élaboration de la politique que lui a conféré le législateur, devrait prévaloir sur la décision du conseil d'arbitrage dans la mesure où elle est contradictoire.

Les juges L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier et Major: Il n'existe pas de conflit opérationnel entre la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage. Le respect par BC Tel de l'ordonnance du CRTC n'entraînera pas la violation de la décision du conseil d'arbitrage en soi. Elle entraînera plutôt la violation de la convention collective. La décision du conseil d'arbitrage est simplement une interprétation de la convention collective. Elle ne contraint pas BC Tel à agir d'une certaine façon, elle ne fait que décrire la manière dont BC Tel elle‑même a convenu d'agir. Par conséquent, il n'y a pas de véritable conflit opérationnel justifiant une intervention judiciaire et il convient par conséquent de maintenir tant la décision du conseil d'arbitrage que celle du CRTC. Toutefois, si la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage avaient été en conflit opérationnel, la décision du CRTC aurait eu priorité sur celle du conseil d'arbitrage dans la mesure de ce conflit opérationnel. En enjoignant à BC Tel de permettre à des entreprises de télédistribution d'installer leurs propres câbles sur sa structure de soutènement, le CRTC mettait en {oe}uvre une décision de principe, alors que le conseil d'arbitrage interprétait simplement un contrat de nature privée ayant trait aux modalités internes mises sur pied par BC Tel pour exécuter les activités qui lui étaient dévolues. Lorsque deux décisions rendues par des tribunaux administratifs sont tout aussi valides l'une que l'autre et qu'elles créent un conflit opérationnel, il faut accorder la priorité à la décision qui traduit le rôle d'élaboration d'une politique du tribunal dans les cas où l'autre décision est une décision de nature purement juridictionnelle qui porte sur l'interprétation d'un contrat privé. Le législateur, en établissant les deux tribunaux, ne pouvait souhaiter autre chose puisqu'autrement, des parties privées pourraient effectivement se soustraire par contrat à des obligations relevant de l'intérêt public. Une partie privée comme BC Tel ne devrait pas être autorisée, que ce soit intentionnellement ou non, à contourner au moyen d'un contrat ou d'une convention collective les exigences réglementaires qui lui sont imposées dans l'intérêt public.

Les juges Cory et Iacobucci: Les conventions collectives et, en particulier, les clauses qui confèrent à une unité de négociation le droit exclusif d'effectuer un certain travail, sont le fondement de l'ensemble du régime des relations du travail. Étant donné l'importance de telles clauses, il y a lieu de s'opposer à toute caractérisation de la convention collective ou d'une clause de celle‑ci selon laquelle elle constitue une tentative par BC Tel ou le TWU soit de se soustraire par contrat à des obligations relevant de l'intérêt public, imposées par les différentes lois en matière de télécommunications, soit d'élargir indûment l'étendue du pouvoir de BC Tel. Par ailleurs, l'arbitrage prévu par les lois régissant les relations du travail joue un rôle d'une importance capitale pour la société et l'arbitre est l'instrument grâce auquel la politique législative générale est mise en {oe}uvre. Il possède une expertise et une expérience particulières dans l'interprétation des conventions collectives et dans la résolution des conflits de travail. En l'espèce, le conflit opérationnel ne procède pas de la convention collective, mais plutôt de l'interprétation qu'en a fait l'arbitre. Sa décision est une interprétation qui commande une action particulière, tout comme l'interprétation d'une loi par la cour commande que des conséquences données s'ensuivent. Pour résoudre le conflit opérationnel, il est donc nécessaire d'évaluer des compétences qui se chevauchent, ainsi que les buts et objets de deux tribunaux administratifs. Compte tenu des circonstances de l'affaire, la décision du CRTC — une décision de principe — doit avoir priorité. La clause qui confère un droit exclusif à l'égard de certaines tâches continuera toutefois à lier les parties, sauf dans les cas où elle entre en conflit avec la décision du CRTC.

Le juge en chef Lamer et le juge La Forest: Sous réserve de la solution proposée par le juge McLachlin pour résoudre le conflit entre la décision du CRTC et celle du conseil d'arbitrage, la réserve formulée par le juge Cory est acceptée.


Parties
Demandeurs : British Columbia Telephone Co.
Défendeurs : Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd.

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêt appliqué: Transvision (Magog) Inc. c. Bell Canada, [1975] CTC 463
arrêts mentionnés: U.E.S., local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048
Domtar Inc. c. Québec (Commission d'appel en matière de lésions professionnelles), [1993] 2 R.C.S. 756
Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557
Bell Canada c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), [1989] 1 R.C.S. 1722
Hodge c. The Queen (1883), 9 App. Cas. 117
Alberta Power Ltd. c. Alberta (Public Utilities Board) (1990), 72 Alta. L.R. (2d) 129.
Citée par le juge Sopinka
Arrêt mentionné: Telecommunications Workers Union c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications), [1995] 2 R.C.S. 781.
Lois et règlements cités
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L‑2, art. 58.
Loi nationale sur les attributions en matière de télécommunications, L.R.C. (1985), ch. N‑20 [abr. 1993, ch. 38, art. 130], art. 49, 50, 68(1).
Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, L.R.C. (1985), ch. C‑22.
Loi sur les chemins de fer, L.R.C. (1985), ch. R‑3, art. 2(1) «taxe de téléphone», «taxe», 326 [auparavant art. 317], 335(1) [abr. & rempl. 1991, ch. 11, art. 86], (2), 339(1) [idem, ch. 37, art. 2], 340 [mod. 1991, ch. 11, art. 87].
Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38, art. 43(5).

Proposition de citation de la décision: British Columbia Telephone Co. c. Shaw Cable Systems (B.C.) Ltd., [1995] 2 R.C.S. 739 (22 juin 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-06-22;.1995..2.r.c.s..739 ?
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