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19/10/1995 | CANADA | N°[1995]_3_R.C.S._593

Canada | Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593 (19 octobre 1995)


Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593

Kwong Hung Chan Appelant

c.

Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration Intimé

et

La Commission de l'immigration et du

statut de réfugié et le Conseil canadien pour

les réfugiés Intervenants

Répertorié: Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)

No du greffe: 23813.

1995: 31 janvier; 1995: 19 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la c

our d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 675, 156 N.R. 279, 20 Imm. L.R. (2d) 181,...

Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593

Kwong Hung Chan Appelant

c.

Le ministre de l'Emploi et de l'Immigration Intimé

et

La Commission de l'immigration et du

statut de réfugié et le Conseil canadien pour

les réfugiés Intervenants

Répertorié: Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)

No du greffe: 23813.

1995: 31 janvier; 1995: 19 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 675, 156 N.R. 279, 20 Imm. L.R. (2d) 181, qui a rejeté l'appel formé contre une décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié). Pourvoi rejeté, les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents.

Rod Holloway et Jennifer Chow, pour l'appelant.

Gerald Donegan, pour l'intimé.

Brian A. Crane, c.r., et Howard Eddy, pour l'intervenante la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.

Ronald Shacter, pour l'intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés.

Version française des motifs des juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Gonthier rendus par

1 Le juge La Forest (dissident) — Le présent pourvoi soulève plusieurs questions relativement à la définition de «réfugié au sens de la Convention» qui figure au par. 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (abr. & rempl. ch. 28 (4e suppl.), art. 1), disposition que notre Cour a examinée pour la première fois dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689. Voici le texte de cette disposition:

2. (1) . . .

«réfugié au sens de la Convention» Toute personne:

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2);

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle‑ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

2 Il s'agit en l'espèce d'un pourvoi contre un arrêt de la Cour d'appel fédérale rejetant l'appel formé contre la décision de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, qui avait refusé la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention présentée par l'appelant. La question en litige consiste à déterminer si une personne qui craint avec raison d'être forcée de se faire stériliser parce qu'elle ne s'est pas conformée à la politique de contrôle des naissances de la Chine «crai[nt] avec raison d'être persécutée» du fait de «son appartenance à un groupe social». Le présent pourvoi porte également sur l'interprétation des expressions «être persécutée», «appartenance à un groupe social» et «opinions politiques» qui figurent dans la Loi et qui ont été expliquées par notre Cour dans l'arrêt Ward, précité. Dans l'examen de ces questions, il sera nécessaire de déterminer la bonne façon d'analyser le témoignage d'un demandeur du statut de réfugié.

Les faits

3 L'appelant, Kwong Hung Chan, est citoyen de la République populaire de Chine (Chine) et originaire de la ville de Guangzhou. Il appartient au groupe ethnique des Chinois Han. Pendant la Révolution culturelle, sa famille et lui ont été persécutés parce que son père était un ancien propriétaire foncier, mais il n'y a aucune preuve de persécution pour ce motif après cette période.

4 En juin 1989, des étudiants faisant partie du mouvement pro‑démocratique ont manifesté devant son restaurant. L'appelant a appuyé les étudiants en leur fournissant à manger et à boire et en leur donnant de l'argent. De juillet 1989 à avril 1990, des agents du bureau de la sécurité publique (BSP), habituellement le même groupe de quatre à six agents, ont visité le restaurant de l'appelant à au moins une dizaine de reprises. Les agents ont accusé l'appelant d'avoir pris part au mouvement pro‑démocratique et d'être un contre‑révolutionnaire. Ils ont aussi interrogé le personnel et des clients du restaurant. Après la deuxième visite des agents, à la mi‑juillet 1989, l'appelant s'est présenté volontairement à la section locale du BSP pour confesser par écrit ses activités pro‑démocratiques. Les visites d'interrogation des agents du BSP se sont poursuivies pendant des mois après cette confession.

5 En novembre 1989, 12 ans après la naissance du premier enfant, l'épouse de l'appelant a donné naissance à un deuxième enfant, contrevenant ainsi à la fameuse politique chinoise de l'enfant unique. Selon le témoignage de l'appelant, le BSP a appris l'existence du deuxième enfant pendant un recensement, en avril 1990. Vers la fin de mai 1990, l'appelant et sa famille ont été accusés par les agents du BSP et le comité local du quartier d'avoir violé la politique de contrôle des naissances de la Chine. Les agents du BSP ont immédiatement informé l'unité de travail de l'épouse de cette violation, lui faisant ainsi perdre son emploi.

6 Des agents du BSP, accompagnés de membres du comité du quartier se sont rendus à cinq reprises en tout chez l'appelant avant qu'il ne fuie la Chine. L'appelant a témoigné que ces agents insultaient sa famille en les traitant d'[traduction] «ennemis du peuple» et leur reprochaient d'avoir désobéi à dessein à la politique de contrôle des naissances du gouvernement, privant ainsi le comité du quartier de la prime accordée en cas de faible taux de natalité. Les agents ont ordonné à l'appelant de verser une amende importante et exigé que son épouse ou lui se fasse stériliser. Selon le témoignage de l'appelant, les agents du BSP lui auraient dit que, si lui ou son épouse ne consentait pas à la stérilisation, l'un des deux serait forcé de s'y soumettre. L'appelant a discuté de ce dilemme avec sa famille et, pour éviter que le BSP poursuive son harcèlement, il a été décidé que l'appelant remettrait aux agents du BSP un document signé indiquant qu'il se ferait stériliser dans un délai de trois mois. Cependant, l'appelant a affirmé qu'il [traduction] «n'avai[t] [. . .] jamais envisagé de subir ce type d'opération cruelle».

7 Au cours de la dernière des cinq visites au domicile de l'appelant, les agents du BSP ont exigé le paiement de l'amende pour la violation de la politique de l'enfant unique. L'appelant a dit aux agents que sa famille n'avait pas suffisamment d'argent pour payer cette amende.

8 L'appelant a quitté la Chine le 19 juillet 1990, trois semaines après la cinquième visite des agents du BSP et avant l'expiration du délai de trois mois au cours duquel il avait accepté de se faire stériliser. L'appelant s'est d'abord rendu à Hong Kong et, le 23 juillet 1990, il est arrivé au Canada où il a immédiatement revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. La Commission a entendu l'affaire 16 mois après le départ de l'appelant de la Chine.

9 Devant la Commission, l'appelant a prétendu que, après son départ, sa famille a continué d'être harcelée par le BSP pour la violation de la politique de l'enfant unique. L'avocat de l'appelant a déposé en preuve deux lettres que lui avait envoyées son épouse restée en Chine, respectivement six mois et dix mois après qu'il soit arrivé au Canada. Dans ces lettres, son épouse affirmait que le BSP et le comité du quartier poursuivaient leurs visites et cherchaient l'appelant pour le faire arrêter et stériliser. Dans la deuxième lettre, elle disait que les autorités avaient saisi certains effets personnels de la famille à titre de garantie pour l'amende impayée. L'épouse disait craindre que, si l'amende n'était pas payée, le deuxième enfant du couple ne pourrait être enregistré en tant que membre du ménage, compromettant ainsi les futurs avantages sociaux de l'enfant. Après la deuxième lettre, l'appelant a été informé, par téléphone, que son épouse avait été emmenée par la police et détenue une nuit entière. Dans son témoignage, l'appelant a aussi déclaré que le comité du quartier empêchait son épouse d'obtenir un autre emploi en refusant de lui délivrer, comme il avait le pouvoir de le faire, le certificat requis pour obtenir un autre emploi. Il a aussi allégué que, s'il devait retourner en Chine, il risquait d'être emprisonné, d'être contraint de façon permanente au chômage et même d'être assassiné. Il a affirmé que le gouvernement ferait la sourde oreille à ses plaintes et que le comité du quartier pourrait tenter de se venger parce que certains de ses membres seraient privés d'une prime.

Les juridictions inférieures

La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié), le 23 octobre 1991

10 Devant la Commission, l'appelant a revendiqué le statut de réfugié en invoquant ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social.

11 Dans sa décision, la Commission a tout d'abord exposé les faits, essentiellement de la façon dont je viens de le faire. Comme l'a plus tard fait remarquer le juge Mahoney, la Commission n'a tiré aucune conclusion négative — expresse ou implicite — quant au caractère digne de foi de la preuve présentée par l'appelant, et la Fiche de renseignements personnels de ce dernier et son témoignage de vive voix concordent en tous points.

12 La Commission a ensuite examiné la revendication de l'appelant au regard des motifs invoqués. Relativement à l'appartenance à un groupe social, la Commission a affirmé que le groupe en cause était la famille de l'appelant et elle a rejeté sa revendication fondée sur ce motif, estimant qu'il n'avait pas de raisons valables de craindre d'être persécuté du fait de ses antécédents familiaux. Voici, à cet égard, le passage pertinent des motifs de la Convention:

[traduction] Appartenance à un groupe social

Le tribunal accepte le témoignage selon lequel les membres de la famille du demandeur, dont le demandeur lui‑même, ont été persécutés pendant la Révolution culturelle du fait de leurs antécédents familiaux. Toutefois, il n'a été présenté aucun élément de preuve tendant à indiquer que le demandeur a été persécuté après cette période. Qui plus est, le demandeur a pu ultérieurement faire des études universitaires et occuper plusieurs postes de gestion. Compte tenu de tout ce qui précède, ce tribunal ne juge pas que le demandeur a des motifs valables de craindre la persécution du fait de son appartenance à un groupe social, savoir, sa famille.

13 Ensuite, la Commission a examiné la revendication du statut de réfugié de l'appelant au regard de sa crainte d'être persécuté du fait de ses opinions politiques, à partir de deux fondements distincts. Premièrement, elle a conclu que l'appelant n'avait pas de raisons valables de craindre d'être persécuté du fait des opinions politiques qu'il avait exprimées par ses activités pro‑démocratiques. Elle a ensuite étudié l'allégation de l'appelant qu'il craignait d'être persécuté en étant forcé de subir la stérilisation, question qui est devenue le principal point en litige en appel. La Commission a rejeté ce motif, jugeant que la stérilisation n'était pas une forme de persécution pour un motif visé par la Convention, mais qu'elle constituait plutôt une mesure prise par le gouvernement chinois pour mettre en {oe}uvre une politique de planification familiale d'application générale. De plus, elle a ajouté qu'aucune preuve n'avait été présentée indiquant que le demandeur subirait des sévices pendant l'opération. Elle a aussi précisé que le demandeur avait dit, dans son témoignage, qu'il ne voulait plus avoir d'enfants. La Commission a, en conséquence, conclu que la crainte du demandeur d'être persécuté pour ce motif n'était pas fondée. Voici les motifs de la Commission relativement aux opinions politiques:

[traduction] Les opinions politiques

Entre les mois de juillet et d'août 1989, le demandeur a volontairement remis au BSP une confession écrite concernant ses activités pro‑démocratiques. Par la suite, le demandeur est demeuré dans la RPC jusqu'en juillet 1990. À la suite de cette confession, les agents du BSP ont visité le restaurant du demandeur à de nombreuses reprises pour interroger le demandeur, le personnel et les clients relativement au mouvement pro‑démocratique. Le demandeur a assisté à trois de ces interrogatoires. Bien qu'ils aient été au courant de la participation du demandeur aux activités pro‑démocratiques, les membres du BSP ne l'ont jamais arrêté ni détenu, même s'ils ont eu amplement l'occasion de le faire. Par ailleurs, il n'a été présenté aucune preuve indiquant que l'enquête concernant la participation du demandeur au mouvement pro‑démocratique s'est poursuivie après avril 1990. Enfin, la famille du demandeur n'a eu aucune difficulté à faire renouveler par le BSP le permis de conduire du demandeur (pièce no 3) en décembre 1990, cinq mois après la fuite de ce dernier de la RPC. Compte tenu de la preuve, le tribunal estime que le demandeur n'a pas de motifs valables de craindre d'être persécuté du fait des opinions politiques qu'il a exprimées par ses activités pro‑démocratiques.

Le demandeur a allégué qu'il craignait d'être persécuté en étant forcé de subir la stérilisation. Ce tribunal conclut que la stérilisation n'est pas en soi une forme de persécution pour un motif visé par la Convention; nous estimons plutôt qu'il s'agit d'une mesure du gouvernement chinois pour mettre en {oe}uvre une politique de planification familiale applicable à tous ses citoyens. En outre, le demandeur a attesté qu'il ne voulait plus avoir d'enfants et aucune preuve n'a été présentée indiquant que le demandeur subirait des sévices pendant l'intervention de stérilisation. Vu tout ce qui précède, ce tribunal conclut que la crainte du demandeur d'être persécuté par le biais d'une stérilisation forcée n'est pas fondée.

14 La Commission a, en conséquence, statué que l'appelant n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 675

15 La Cour d'appel fédérale a, à la majorité, rejeté l'appel; les juges Heald et Desjardins rédigeant des motifs distincts et le juge Mahoney étant dissident.

Le juge Heald

16 Le juge Heald a tout d'abord fait remarquer que, dans ses observations orales, l'appelant avait affirmé que la seule question qu'il soulèverait serait la [traduction] «question de la stérilisation». Le juge a ajouté que la preuve au dossier appuyait la conclusion de la Commission que l'appelant n'était persécuté ni du fait de ses antécédents familiaux ni de ses opinions politiques, et donc que ces conclusions ne devraient pas être modifiées. La seule question en litige qui restait alors était de savoir si la stérilisation forcée pouvait amener une personne à craindre avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques.

17 Relativement à ce dernier point, le juge Heald a souligné, à la p. 686, que, dans l'arrêt Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.), décision rendue peu de temps avant la présente affaire, la Cour d'appel fédérale avait conclu, à la p. 322, que, dans le cas d'une femme, «la stérilisation forcée ou fermement imposée» constituait de la persécution, étant donné que cet acte était une violation de la sécurité de la personne de cette femme et qu'il soumettait celle‑ci à des traitements cruels, inhumains et dégradants. Il a reconnu que, comme il n'avait pas été démontré que la stérilisation de l'homme est qualitativement différente de celle de la femme, la stérilisation forcée ou fermement imposée constituait donc de la persécution.

18 Cependant, le juge Heald a ensuite indiqué que, dans l'arrêt Cheung, on faisait une distinction entre les femmes qui ont plus d'un enfant et craignent avec raison la stérilisation forcée et celles qui ont plus d'un enfant et qui n'ont pas cette crainte. Seules les premières peuvent, en vertu de la Convention relative au statut de réfugié, affirmer craindre avec raison d'être persécutées. Il a reconnu que, en Chine, la stérilisation forcée n'est pas une règle de droit d'application générale, mais plutôt une mesure visant à faire respecter la politique, qui est prise par certaines autorités locales et qui est tout au plus tacitement acceptée par le gouvernement central. Il a indiqué que, en raison du fait qu'il y a une possibilité raisonnable que soient appliquées des sanctions acceptables, par exemple des sanctions pécuniaires, la réponse à la question de savoir si une personne craint avec raison d'être persécutée est une conclusion de fait subtile.

19 Après avoir comparé la preuve disponible en l'espèce et le témoignage non contesté qui avait été présenté dans l'arrêt Cheung, le juge Heald a conclu que la preuve selon laquelle l'appelant craignait avec raison d'être persécuté était équivoque. Il a considéré que certains passages de la traduction du témoignage de l'appelant révélaient de l'ambiguïté chez ce dernier relativement à la question de savoir s'il y avait une possibilité raisonnable qu'il soit stérilisé. Le juge Heald a souligné que le témoignage de l'appelant attestait l'application de sanctions pécuniaires importantes, situation qui, comme l'indique l'arrêt Cheung, ne suffit pas pour établir la persécution. Après avoir examiné la preuve, le juge Heald a dit ne pas être convaincu que l'appelant craignait avec raison d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. Néanmoins, il a ensuite examiné la deuxième composante du critère établi par la définition de réfugié au sens de la Convention, savoir les motifs énumérés: en l'occurrence l'appartenance à «un groupe social» et les «opinions politiques».

20 Le juge Heald a dit, à la p. 691, que le groupe social auquel appartiendrait l'appelant devrait être défini comme étant «les parents en Chine qui ont plus d'un enfant [et] qui ne sont pas d'accord avec la stérilisation forcée». Cependant, a‑t‑il affirmé, ce groupe ne tombe pas dans l'une des trois catégories énumérées dans l'arrêt Ward, à la p. 739:

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

(2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

Le groupe ne tombait pas dans la première catégorie parce que le nombre d'enfants qu'une personne a n'est ni inné, ni immuable. Le groupe ne respectait pas non plus les conditions de la deuxième catégorie vu l'absence d'association volontaire entre ses membres. Enfin, le juge Heald a précisé que le groupe n'appartenait pas non plus à la troisième catégorie établie dans l'arrêt Ward, parce qu'il n'avait pas de permanence historique.

21 Le juge Heald a ensuite précisé sa conclusion que le groupe social de l'appelant ne relevait d'aucune des catégories fixées dans l'arrêt Ward. À son avis, alors que les parents qui ont enfreint la politique de l'enfant unique peuvent être identifiés, rien n'indique que le sous‑groupe (composé des personnes qui font face à la stérilisation) peut être identifié tant que l'opération n'a pas été ordonnée. De fait, le juge a conclu que le groupe n'est défini que par le fait que ses membres font face à une forme particulière de persécution; autrement dit, l'appartenance à un groupe social est déterminée par l'existence de persécution. Le juge Heald a statué que l'application d'un tel raisonnement allait à l'encontre de la définition donnée par la loi et selon laquelle la persécution doit être fondée sur l'un des motifs énumérés et non l'inverse. Il a aussi indiqué, à la p. 693, que, dans l'arrêt Ward, on avait rejeté l'analyse fondée sur l'existence de groupes définis «du seul fait de leur victimisation commune en tant qu'objets de persécution». Il a jugé que la crainte de l'appelant découlait clairement de ce qu'il a fait et non pas de ce qu'il était.

22 Le juge Heald a ensuite examiné l'argument que le refus d'un citoyen de se faire stériliser en application de la politique en vigueur en Chine équivalait à une prise de position politique en ce que ce refus serait perçu comme une opinion politique antigouvernementale, qui serait à la base d'une crainte fondée de persécution. Il a analysé le témoignage de l'appelant et statué qu'il y avait peu d'éléments de preuve étayant une telle conclusion. Bien que notre Cour ait adopté, dans l'arrêt Ward, à la p. 746, une définition générale de l'expression opinions politiques — «toute opinion sur une question dans laquelle l'appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé» —, il était nécessaire de restreindre, dans une certaine mesure, cette définition afin d'éviter que les motifs énumérés ne deviennent inutiles. La persécution ne découlait pas du refus de subir la stérilisation mais plutôt de la violation de la politique de l'enfant unique, violation que le juge a comparée à la violation de dispositions du Code criminel au Canada, geste qui n'est généralement pas perçu comme une prise de position politique. À son avis, il n'y avait pas de preuve que les autorités percevaient les actes de l'appelant comme une prise de position politique ou comme une tentative de saper leur autorité. Le juge Heald a ensuite affirmé que la politique de contrôle démographique relevait tout à fait de la compétence du gouvernement chinois et ne pouvait en soi être considérée comme une source de persécution. Même s'il a affirmé que la pénalité prévue lui faisait horreur, le juge Heald a conclu, à la p. 696, que l'appelant n'avait pas réussi à établir que la persécution alléguée découlait de ses «opinions politiques».

Le juge Desjardins

23 L'autre juge de la majorité, le juge Desjardins, a souligné que même si le témoignage de l'appelant et la preuve comportaient une part d'ambiguïté, elle n'entendait pas trancher l'appel en se fondant uniquement sur les faits. Elle a plutôt choisi d'examiner les questions fort complexes que soulève l'interprétation des termes «groupe social», «opinions politiques» et «persécutée».

24 Le juge Desjardins a rapidement rejeté l'allégation selon laquelle l'appelant appartenait à un «groupe social» visé par la deuxième ou la troisième catégorie prévue par la règle pratique formulée dans l'arrêt Ward, étant donné que ces catégories exigent l'existence d'un statut volontaire qui faisait défaut en l'espèce. Examinant ensuite la première catégorie — «un groupe "défini par une caractéristique innée ou immuable"» — elle a conclu qu'il fallait faire une distinction entre la «caractéristique innée ou immuable» et le droit fondamental de la personne que ce groupe défend. La caractéristique innée doit être un facteur si important qu'elle constitue l'essence d'un groupe d'individus, indépendamment de la cause qu'ils défendent. Même si elle a accepté que la stérilisation forcée violait le droit fondamental à la procréation, le juge Desjardins a néanmoins conclu que les membres du groupe concerné, dont les droits fondamentaux sont menacés, ne sont pas liés entre eux de façon si essentielle qu'ils satisfont au critère qui ferait d'eux un «groupe social». La violation d'un droit fondamental de la personne ne crée pas par elle‑même un «groupe social». Le juge Desjardins a déclaré ce qui suit, à la p. 721:

Essentiellement, l'appelant est visé à cause de ce qu'il a fait (c'est‑à‑dire d'avoir violé la politique de l'enfant unique) et non à cause de ce qu'il est (c'est‑à‑dire, un père chinois). La sanction, savoir la stérilisation forcée, est une violation de son droit fondamental de la personne, mais ce droit appartient à tous les êtres humains et non seulement aux membres de son groupe. Il s'oppose avec raison à la stérilisation forcée. Cependant, il s'agit de l'objet de sa lutte. Cela ne peut être une caractéristique «innée» de son groupe. [Souligné dans l'original.]

25 Elle a aussi conclu que la mesure prise en Chine par certaines autorités locales ne consistait pas à appliquer une politique de stérilisation pour empêcher la procréation, mais à imposer des peines pour les naissances qui dépassent le nombre permis. Elle a fait remarquer que, comme cette politique n'avait pas été contestée devant la cour, elle demeurait donc légitime.

26 Le juge Desjardins s'est ensuite demandée si la revendication pouvait être fondée sur la crainte d'être persécuté du fait des opinions politiques, compte tenu des lignes directrices formulées par notre Cour dans l'arrêt Ward. Elle a examiné si la conduite de l'appelant, motivée par le souci de défendre ses droits fondamentaux, pouvait être considérée par les autorités chinoises locales comme un geste de défi à l'endroit de l'autorité nationale, étant donné particulièrement que le gouvernement au pouvoir est un régime autoritaire. Cependant, en l'absence de preuve précise en ce sens, elle a hésité à tirer une telle inférence, vu que ce sont les autorités locales qui mettent en {oe}uvre la politique de stérilisation.

27 Le juge Desjardins a toutefois ajouté qu'elle préférait ne pas trancher l'appel en se fondant uniquement sur une absence de preuve à cet égard. En conséquence, elle a fait un examen approfondi des points en litige, tels qu'ils ont été présentés par l'appelant. Elle a souligné que le fait que le demandeur s'oppose aux moyens employés par certaines autorités locales en Chine pour faire respecter une politique générale soulevait deux questions. Premièrement, la stérilisation forcée employée comme mesure de contrôle démographique équivaut‑elle à de la «persécution» visée par la Convention et la Loi sur l'immigration? Deuxièmement, quelle est la portée de la Convention?

28 En ce qui concerne la première question, le juge Desjardins a reconnu que le mot «persécution» avait un sens large, mais, comme le dossier ne donnait pas d'indication sur la procédure médicale suivie, elle a jugé, à la p. 724, qu'elle «[devait] [. . .] présumer que la stérilisation se fait conformément aux méthodes normales actuellement employées pour ceux qui choisissent volontairement de subir cette intervention dans d'autres pays, y compris celui‑ci».

29 En ce qui concerne la deuxième question, le juge Desjardins a conclu, à la p. 724, que, étant donné que la validité de la politique du gouvernement chinois en matière de contrôle démographique n'était pas en cause, il était impossible d'affirmer qu'en principe «lorsqu'un gouvernement étranger emploie des moyens qui violent des droits fondamentaux de la personne, tels qu'ils sont connus au Canada, pour assurer le respect d'un objectif social valide, ces moyens équivalent à de la «persécution» au sens de la Convention». Elle a statué que la Convention ne visait pas à protéger ceux qui résistent à la réalisation d'objectifs valides de l'État, mais plutôt ceux qui deviennent victimes parce que l'État poursuit des buts illégitimes.

Le juge Mahoney (dissident)

30 À l'instar du juge Heald, le juge Mahoney a commencé par signaler, à la p. 705, que l'avocate de l'appelant avait choisi de ne plaider aucun des motifs soulevés dans son mémoire, mais que, s'appuyant entièrement sur l'arrêt Cheung, précité, elle avait plutôt fait valoir une revendication fondée uniquement sur la crainte de l'appelant d'être stérilisé en tant que membre d'un groupe social, c'est‑à‑dire les «parents en Chine qui ont plus d'un enfant et qui ne sont pas d'accord avec la politique de stérilisation du gouvernement». Dans ces circonstances, le juge Mahoney a estimé qu'il devait se limiter au motif de la stérilisation.

31 Après avoir fait la revue du dossier, le juge Mahoney a, à la p. 702, cité l'avant‑dernier paragraphe des motifs de la section du statut de réfugié, qu'il a présenté comme étant le «texte intégral de la décision» en ce qui concerne la crainte de stérilisation de l'appelant et qui est rédigé ainsi:

[traduction] Le demandeur a allégué qu'il craignait d'être persécuté en étant forcé de subir la stérilisation. Ce tribunal conclut que la stérilisation n'est pas en soi une forme de persécution pour un motif visé par la Convention; nous estimons plutôt qu'il s'agit d'une mesure du gouvernement chinois pour mettre en {oe}uvre une politique de planification familiale applicable à tous ses citoyens. En outre, le demandeur a attesté qu'il ne voulait plus avoir d'enfants et aucune preuve n'a été présentée indiquant que le demandeur subirait des sévices pendant l'intervention de stérilisation. Vu tout ce qui précède, ce tribunal conclut que la crainte du demandeur d'être persécuté par le biais d'une stérilisation forcée n'est pas fondée.

32 Le juge Mahoney a ensuite examiné, à la p. 702, la décision de la Commission. Il a tout d'abord fait remarquer que «[l]e fait de laisser entendre qu'une preuve est nécessaire pour établir que la stérilisation forcée entraîne des sévices met en doute la compréhension du tribunal de ce que signifie le mot «sévice» dans son sens courant». Le juge Mahoney a ensuite ajouté que la déclaration par l'appelant, dans son témoignage, qu'il ne souhaitait plus avoir d'enfants ainsi qu'une autre remarque de ce dernier sur ses intentions ne permettaient pas de conclure que sa crainte d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser n'était pas fondée, étant donné que rien n'indiquait que cette opinion était partagée par les autorités ou que le demandeur croyait que ces dernières la partageaient.

33 Le juge Mahoney a ensuite clos ces observations préliminaires, aux pp. 702 et 703, en affirmant que «[l]a validité de la conclusion du tribunal selon laquelle [traduction] «la stérilisation (n'est pas) une forme de persécution pour un motif visé par la Convention» dépend entièrement de la qualification «pour un motif visé par la Convention»».

34 Le reste de ses motifs est consacré à cette question. Le juge Mahoney a d'abord commencé par examiner l'arrêt Cheung, dans lequel la Cour d'appel fédérale avait, plus tôt, décidé à l'unanimité (les juges Linden, Stone et lui‑même) que la stérilisation forcée constituait de la persécution visée par la définition de réfugié au sens de la Convention. Il a cité (à la p. 703) l'extrait suivant des motifs du juge Linden:

Camoufler la persécution sous un vernis de légalité ne modifie pas son caractère. La brutalité visant une fin légitime reste toujours de la brutalité.

La stérilisation forcée des femmes est une violation essentielle des droits fondamentaux de la personne. Elle va à l'encontre des articles 3 [droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de la personne] et 5 [peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants] de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies.

35 Le juge Mahoney a ensuite fait état, à la p. 704, de l'arrêt E. (Mme) c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 388, dans lequel notre Cour a statué, dans une affaire concernant une femme atteinte de déficience mentale, que la stérilisation non thérapeutique pratiquée sans consentement constituait une «grave atteinte au droit d'une personne» et une «atteinte irréversible et grave aux droits fondamentaux d'une personne». Il a jugé qu'il n'existait, entre les sexes, aucune distinction qui amènerait à caractériser autrement cette situation. Le juge Mahoney a affirmé, à la p. 704, que: «[q]uoique l'on puisse penser des autres sanctions par lesquelles la politique de contrôle démographique est appliquée, la stérilisation non sollicitée — un sévice qui représente une atteinte irréversible et grave aux droits fondamentaux d'une personne — constitue de la persécution». La preuve indiquait, a‑t‑il déclaré, que le gouvernement central, par sa passivité, tolère ou encourage les abus des fonctionnaires locaux dans l'application de sa politique de contrôle démographique par des moyens qu'il désavoue officiellement. Le juge Mahoney a conclu que la personne qui craint avec raison d'être stérilisée de force craint avec raison d'être persécutée et que, à la lumière de la preuve, la crainte de l'appelant d'être stérilisé de force s'il devait retourner en Chine était fondée, tant objectivement que subjectivement.

36 Le juge Mahoney s'est ensuite demandé si le motif de la persécution était l'appartenance à un groupe social et, si oui, si le groupe social en question relevait d'une des catégories établies dans l'arrêt Ward. Il n'a vu aucune distinction significative entre le groupe social visé dans l'arrêt Cheung et celui en cause de l'espèce. Dans cet arrêt, a‑t‑il affirmé, la Cour d'appel fédérale a statué que, en Chine, les femmes qui ont plus d'un enfant et font face à la stérilisation forcée doivent être considérées comme un «groupe social». Il a jugé inacceptable l'argument de l'avocate de l'appelant que le groupe social en cause était composé des parents en Chine qui ont plus d'un enfant et qui ne sont pas d'accord avec la politique de stérilisation du gouvernement.

37 Le juge Mahoney a ensuite fait remarquer que si l'on décide, dans le cadre de la détermination du statut de réfugié, que le motif de la persécution est l'appartenance à un groupe social, il faut ensuite se demander si le groupe social fait partie de l'une des catégories identifiées dans l'arrêt Ward. Pour aider à statuer sur ce point, il a posé la question suivante (à la p. 707): «la caractéristique personnelle que partagent les membres du groupe est‑elle analogue à la race, à la religion, à la nationalité ou aux opinions politiques du fait qu'elle [est] soit immuable parce qu'elle est innée ou parce qu'il s'agit d'un fait rendu permanent par l'histoire soit, bien que changeable, si fondamentale à leur dignité humaine, qu'ils ne devraient pas être forcés à l'abandonner?» Il a ensuite appliqué la règle pratique formulée dans l'arrêt Ward et statué ainsi, aux pp. 707 et 708:

Pour ce qui est des deuxième et troisième catégories, je considère que la notion d'«association volontaire» s'oppose à la notion de «caractéristique innée ou immuable» de la première, et qu'elle n'implique pas nécessairement l'adhésion à une organisation ou la formation d'une association. Cette interprétation paraît conforme à la définition «normale» du Guide du HCNUR.

77. Par «un certain groupe social», on entend normalement des personnes appartenant à un groupe ayant la même origine et le même mode de vie ou le même statut social.

. . .

Je n'ai pas pu imaginer de raison, fondamentale à la dignité humaine, pour laquelle des gens s'associeraient officiellement sans que cela ne donne lieu à une appartenance qui ne soit pas, ou bien d'ordre religieux, ou bien l'expression d'une opinion politique et qui rende donc inutile le recours à la catégorie de groupe social de la définition. À mon avis, c'est la raison partagée, essentielle à la dignité humaine de ses membres qui définit et constitue le deuxième groupe. Un acte conscient d'association n'est pas un élément essentiel.

Je tiens à ajouter que le juge Mahoney avait indiqué, plus tôt dans ses motifs, que les règles pratiques établies de l'arrêt Ward concernaient des individus et non des groupes organisés.

38 Il a ensuite cité (à la p. 709) un extrait de l'arrêt Cheung, approuvé par notre Cour dans l'arrêt Ward:

Toutes celles qui entrent dans ce groupe poursuivent ou ont en commun une fin si essentielle à leur dignité humaine qu'elles ne devraient pas être obligées de la modifier pour le motif que l'ingérence dans la liberté de procréation d'une femme est un droit fondamental «qui se situe en haut de notre échelle de valeurs».

Le juge Mahoney a ensuite mentionné, à la p. 709, l'observation faite dans l'arrêt Ward que cette méthode «était axée sur le droit fondamental à la procréation». Enfin, il a souligné, à la p. 709, que «[r]ien dans l'arrêt Cheung n'indique que le demandeur avait adhéré à une association officielle quelconque».

39 Dans sa conclusion, le juge Mahoney a dit qu'il était en profond désaccord avec l'idée que la légitimité d'une politique de contrôle démographique puisse exclure de la définition de réfugié au sens de la Convention la persécution faite dans l'application de cette politique. Il aurait accueilli l'appel, annulé la décision du tribunal de la Commission et déclaré l'appelant réfugié au sens de la Convention pour le motif suivant (aux pp. 709 et 710):

À mon sens, l'arrêt Eve a établi que le droit à la procréation est fondamental à la dignité humaine et l'arrêt Ward, par sa manière de traiter l'arrêt Cheung, entérine ce principe. S'il est vrai que, comme dans l'affaire Ward, l'appelant en l'espèce est menacé de persécution pour ce que lui (et son épouse) ont fait, et non pas pour ce qu'ils étaient, ce qu'ils ont fait — savoir, exercer un droit fondamental de la personne, soit le droit à la procréation — est de nature très différente de ce que Ward avait fait et identique à ce que Mme Cheung (et son époux) avaient fait.

. . .

À mon avis, rien ne permet de distinguer l'espèce de l'arrêt Cheung et rien dans l'arrêt Ward ne permet de douter du bien‑fondé de l'arrêt Cheung. C'est plutôt le contraire.

Le pourvoi devant notre Cour

40 L'appelant, qui a demandé et obtenu l'autorisation de se pourvoir devant notre Cour, a prétendu que la Cour fédérale a fait erreur:

a)en décidant que la stérilisation forcée ne constituait pas une forme de persécution visée par la définition de réfugié au sens de la Convention;

b)en décidant que l'appelant ne risquait pas d'être persécuté du fait de ses «opinions politiques»;

c)en décidant que l'appelant n'appartenait pas à un «groupe», parce que son association au groupe social était fondée non pas sur ce qu'il était, mais sur ce qu'il avait fait;

d)en tirant des conclusions inutiles et incorrectes quant aux faits et quant à sa crédibilité lorsqu'elle s'est demandée s'il existait une possibilité raisonnable qu'il soit persécuté en étant stérilisé;

e)en ne suivant pas la décision qu'elle avait rendue peu de temps avant dans Cheung et dans laquelle elle avait statué que les personnes qui font face à la stérilisation pour avoir violé la politique de l'enfant unique de la Chine appartenaient à un groupe social.

41 Devant la Cour d'appel fédérale, l'avocat de l'intimé, le ministre de l'Emploi et de l'Immigration, avait contesté tous les arguments de fond présentés par l'appelant en l'espèce. Cependant, devant notre Cour, il a abandonné la plupart de ces positions. Ainsi, il a admis l'alinéa a), savoir que la stérilisation forcée constitue une forme de persécution, qu'il a qualifiée de [traduction] «violation extrême du droit à la sécurité de la personne» et, de ce fait, de «violation extrême des droits de [l]a personne [de l'appelant]». Suivant les instructions du ministre et s'appuyant sur l'arrêt Ward, précité, de notre Cour, l'avocat a aussi admis que l'appelant pouvait être membre d'un groupe identifiable, et que l'association à un tel groupe ne se limite pas aux cas où il y a affiliation délibérée, c'est‑à‑dire où la personne sait qu'elle est membre de ce groupe. Bref, l'opinion de l'avocat de l'intimé ne paraît pas différer de celle de l'appelant relativement à la définition de «groupe». En effet, loin d'être en désaccord avec l'appelant, il a, à l'instar de tous les intervenants, incité notre Cour à clarifier ces points. Contrairement à la position qu'il avait fait valoir en Cour d'appel fédérale, l'avocat de l'intimé a, devant notre Cour, plaidé d'une part qu'il n'y avait pas, en l'espèce, de preuve permettant à la Commission de conclure que l'appelant appartenait à un groupe, et d'autre part qu'il était hasardeux pour une cour d'appel de statuer sur la question, auquel cas l'affaire devrait être renvoyée à la Commission. Je tiens à ajouter que l'avocat de l'intimé a dit être d'avis que la Cour d'appel fédérale n'avait pas commis d'erreur en concluant, à partir de la preuve, que l'appelant ne risquait pas la persécution du fait de ses opinions politiques. Je vais examiner toutes ces questions.

Analyse

Les questions de fait

42 D'entrée de jeu, je tiens à souligner que, selon moi, le ministre intimé a eu raison d'adopter la position qu'il a prise à l'égard des arguments de fond énoncés au paragraphe précédent, et que je vais donner suite à la demande de toutes les parties et tenter, plus loin, d'éclaircir ces divers points. Auparavant, toutefois, il est nécessaire d'examiner la prétention de l'intimé qu'il n'y avait pas de preuve permettant à la Commission de conclure que l'appelant appartenait à un groupe. Je dois dire, dès le départ, que je ne peux accepter cette prétention. Au contraire, je souscris plutôt à l'autre position, avancée par les deux parties, qu'il serait hasardeux pour une cour d'appel de statuer sur la question, et je renverrais l'affaire à la Commission. Il convient de rappeler que la Commission a rejeté l'allégation de l'appelant, selon laquelle il craignait d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser, en s'appuyant sur le fondement juridique qu'elle ne considérait pas la stérilisation comme une forme de persécution visée par la Convention. Elle n'a tiré aucune conclusion de fait favorable ou défavorable à l'appelant relativement à la question de savoir s'il y avait une possibilité raisonnable qu'il soit stérilisé. Ce fait — conjugué au fait que, pour reprendre les mots des juges de la majorité de la Cour d'appel fédérale, la preuve concernant certains aspects essentiels est «équivoque» et «ambiguë» — justifie à lui seul d'ordonner la tenue d'une nouvelle audience devant la Commission, dont les membres possèdent l'expérience et la formation appropriées pour apprécier ces questions. Je vais, dans les présents motifs, faire à l'occasion état de certaines de ces ambiguïtés factuelles, ambiguïtés à l'égard desquelles, avec l'éloignement, mon collègue le juge Major et moi‑même tendons à diverger d'opinion.

43 Étant donné que j'ai statué que l'affaire devrait être renvoyée à la Commission, normalement je m'abstiendrais de commenter davantage les faits. Cependant, comme mon collègue a décidé que, compte tenu des faits, le pourvoi devrait être rejeté, j'estime nécessaire de donner mon point de vue sur ceux‑ci. Ce faisant, toutefois, je suis conscient que notre Cour est juge du droit et non des faits. En conséquence, il appartient à la Commission, en tant que juge des faits, et non à notre Cour, de décider si l'appelant est effectivement un réfugié, et ce sans être inhibée par quelque opinion que je pourrais exprimer à cet égard.

44 Il me semble que, dans l'analyse des faits, il est impossible de faire abstraction des facteurs d'ordre contextuel que créent les difficultés inhérentes à l'audition des revendications du statut de réfugié. Pour bien expliquer ma préoccupation à cet égard, j'estime nécessaire d'examiner et l'objet de ces audiences et les difficultés propres à la présente espèce. Dans un article récent, Michael Valpy («The suspicion of a gelded refugee process», Globe and Mail (Toronto), 7 mars 1995, à la p. A2) a bien résumé les difficultés que soulèvent les audiences en matière d'immigration:

[traduction] L'audition d'une revendication du statut de réfugié est probablement l'une des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires les plus difficiles au Canada.

En effet, ces audiences visent l'examen de la situation de personnes de cultures et de langues différentes, qui viennent de pays peut‑être situés à des milliers de kilomètres. Les audiences ont pour objet de déterminer non pas tant ce qui s'est passé mais ce qui se passera si les personnes visées sont renvoyées dans leur pays d'origine. [En italique dans l'original.]

45 La cour chargée d'examiner le bien‑fondé de la décision d'un tribunal de la Commission doit s'efforcer de se mettre à la place de celui‑ci lorsqu'elle apprécie ses conclusions de fait. Cela peut s'avérer difficile dans les cas où le tribunal n'a tiré aucune conclusion sur un élément fondamental, et qu'il a tout simplement tranché l'affaire en s'appuyant sur un fondement d'ordre juridique. Ce problème est exacerbé par les difficultés que soulève le recours aux services d'interprètes. En effet, il y a toujours risque de dénaturation du témoignage, situation qui fait que, parfois, il n'est pas facile d'en saisir le sens après qu'il a été transcrit. Cette situation s'est présentée en l'espèce. Qui plus est, à un moment important du témoignage de l'appelant — celui‑ci répondait alors à une question concernant sa violation de la politique chinoise de l'enfant unique — le président de l'audience de la section du statut de réfugié a constaté que la réponse de l'appelant était plus détaillée que la version qu'en avait donnée l'interprète. L'appelant s'est alors fait dire de répondre par des phrases suffisamment courtes pour que l'interprète soit en mesure de les traduire intégralement. Il est impossible de dire si des renseignements fondamentaux, qui seraient utiles pour trancher des questions de fait que n'a pas examinées la Commission, n'ont pas été oubliés par suite d'une traduction imprécise ou incomplète du témoignage de l'appelant. Malheureusement, la Commission n'a pas ordonné à l'agent d'audience de contre‑interroger l'appelant, mesure qui aurait fort bien pu permettre de disposer d'une preuve plus considérable en l'espèce.

46 Tous ces facteurs me renforcent dans mon opinion que notre Cour ne devrait pas rejeter la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention de l'appelant uniquement parce qu'il n'a pas établi qu'il avait objectivement raison de craindre d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. Au contraire, comme je l'ai indiqué, je suis d'avis que l'appelant a droit au réexamen de sa revendication par un tribunal de la Commission, conformément au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, le «Guide du HCNUR». Comme je l'ai signalé dans l'arrêt Ward, aux pp. 713 et 714, bien qu'il ne lie pas officiellement les États signataires, dont fait partie le Canada, le Guide du HCNUR résulte de l'expérience acquise relativement aux procédures et critères d'admission appliqués par les États signataires. Ce guide, souvent cité, a été approuvé par les États membres du comité exécutif du HCNUR, y compris le Canada, et il est utilisé, à titre indicatif, par les tribunaux des États signataires. En conséquence, le Guide du HCNUR doit être considéré comme un ouvrage très pertinent dans l'examen des pratiques relatives à l'admission des réfugiés. Il va de soi que les observations qui précèdent valent non seulement pour la Commission mais également pour les cours chargées d'examiner le bien‑fondé des décisions de celle‑ci.

47 Dans le Guide du HCNUR, sous la rubrique intitulée «Établissement des faits» on trouve les paragraphes importants qui suivent. Même si ces paragraphes doivent être interprétés ensemble, j'en ai souligné certains passages afin de bien faire ressortir leur teneur.

196. C'est un principe général de droit que la charge de la preuve incombe au demandeur. Cependant, il arrive souvent qu'un demandeur ne soit pas en mesure d'étayer ses déclarations par des preuves documentaires ou autres, et les cas où le demandeur peut fournir des preuves à l'appui de toutes ses déclara­tions sont l'exception bien plus que la règle. Dans la plupart des cas, une personne qui fuit la persécution arrive dans le plus grand dénuement et très souvent elle n'a même pas de papiers personnels. Aussi, bien que la charge de la preuve incombe en principe au demandeur, la tâche d'établir et d'évaluer tous les faits pertinents sera‑t‑elle menée conjointement par le demandeur et l'examinateur. Dans certains cas, il appartiendra même à l'examinateur d'utiliser tous les moyens dont il dispose pour réunir les preuves nécessaires à l'appui de la demande. Cependant, même cette recherche indépendante peut n'être pas toujours couronnée de succès et il peut également y avoir des déclarations dont la preuve est impossible à administrer. En pareil cas, si le récit du demandeur paraît crédible, il faut lui accorder le bénéfice du doute, à moins que de bonnes raisons ne s'y opposent.

197. Ainsi, les exigences de la preuve ne doivent pas être interprétées trop strictement, et cela compte tenu des difficultés de la situation dans laquelle se trouve le demandeur du statut de réfugié. Cependant, cette tolérance ne doit pas aller jusqu'à faire admettre comme vraies les déclarations qui ne cadrent pas avec l'exposé général des faits présenté par le demandeur.

. . .

201. Très souvent, le processus d'établissement des faits ne sera achevé que lorsque la lumière aura été faite sur tout un ensemble de circonstances. Le fait de considérer certains incidents isolément hors de leur contexte peut conduire à des erreurs d'appréciation. Il conviendra de prendre en considération l'effet cumulatif des expériences passées du demandeur. Lorsqu'aucun incident ne ressort de façon particulièrement marquante, ce peut être un incident mineur qui «a fait déborder le vase»; même si aucun incident ne peut être considéré comme décisif, il se peut que le demandeur le craigne «avec raison» à cause d'un enchaînement de faits, considérés dans leur ensemble . . .

202. Étant donné que ses conclusions au sujet des circonstances de l'affaire et que l'impression personnelle que lui aura faite le demandeur conduiront l'examinateur à prendre une décision qui peut être vitale pour des êtres humains, celui‑ci doit appliquer les critères dans un esprit de justice et de compréhension. Bien entendu, l'examinateur ne doit pas se laisser influencer dans son jugement par des considérations personnelles, par exemple que l'intéressé n'est pas «méritant».

. . .

203. II est possible qu'après que le demandeur se sera sincèrement efforcé d'établir l'exactitude des faits qu'il rapporte, certaines de ses affirmations ne soient cependant pas prouvées à l'évidence. Comme on l'a indiqué ci‑dessus (paragraphe 196), un réfugié peut difficilement «prouver» tous les éléments de son cas et, si c'était là une condition absolue, la plupart des réfugiés ne seraient pas reconnus comme tels. Il est donc souvent nécessaire de donner au demandeur le bénéfice du doute.

204. Néanmoins, le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l'examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur. Les déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausibles, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires. [Je souligne.]

La politique de l'enfant unique de la Chine

48 Même s'il est fort possible que la plupart des Canadiens et des Canadiennes n'aient absolument aucune idée de la situation qui existe dans certains pays d'où arrivent des demandeurs d'asile, ce n'est pas le cas de la Commission, vu l'intérêt constant qu'elle porte à la question. Cela dit, la Commission doit se voir accorder le temps suffisant pour se familiariser avec les plus récents événements internationaux, événements qui amènent des personnes à fuir vers des pays comme le Canada, qui ont accepté la responsabilité d'héberger les personnes persécutées. Il est possible d'affirmer qu'une question aussi médiatisée que la politique démographique chinoise et à laquelle on a, depuis son adoption en 1979, consacré une attention considérable tant dans les médias populaires que dans les milieux s'intéressant aux droits de la personne et au droit de l'immigration relève de la catégorie des «faits notoires» dont fait état le Guide du HCNUR (voir le par. 204 du Guide du HCNUR, op. cit.).

49 Au cours des cinq dernières années seulement, des tribunaux de la Commission ont examiné des dizaines de revendications émanant de demandeurs qui arrivaient de Chine et disaient craindre d'être persécutés en étant forcés de se faire stériliser; voir plus loin. De fait, au cours de cette période, la stérilisation ou l'avortement forcés ont été invoqués par plus de 20 demandeurs originaires de la ville de Guangzhou, d'où vient d'ailleurs l'appelant en l'espèce et d'où venait également l'appelant dans l'arrêt Cheung. En passant, je tiens à signaler que, même si de nombreux demandeurs chinois ont dit craindre la persécution pour un motif analogue à celui soulevé par l'appelant, il est loin d'y avoir eu une avalanche de revendications du statut de réfugié. Dès 1989, un tribunal de la Commission a accepté le témoignage d'un demandeur qui avait invoqué la stérilisation comme forme de persécution: voir H. (W.I.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 15 (No. V89‑00501). Pourtant, rien n'indique que cette décision a, de quelque façon que ce soit, nuit à la capacité du Canada de satisfaire à ses obligations en matière d'admission de réfugiés au sens de la Convention. En fait, au cours des cinq dernières années, le Canada a continué d'accorder le statut de réfugié au sens de la Convention à environ 70 pour 100 de tous les demandeurs, soit à 15 224 personnes en 1994: Commission de l'immigration et du statut de réfugié, Communiqué, 14 mars 1995. De ce nombre, seulement 314 venaient de la Chine, et il va de soi que bon nombre de ces personnes ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention pour des motifs autres que celui de la stérilisation forcée.

50 C'est un fait notoire que des pays assujettis aux mêmes obligations que le Canada à l'égard des réfugiés au sens de la Convention, par exemple les États‑Unis et l'Australie, sont également préoccupés par le cas des demandeurs chinois qui allèguent des mesures de persécution très semblables à celle soulevée par l'appelant en l'espèce: pour des exemples représentatifs, voir les affaires Guo Chun Di c. Carroll, 842 F.Supp. 858 (E.D.Va. 1994); Xin‑Chang Zhang c. Slattery, 859 F.Supp. 708 (S.D.N.Y. 1994) et Matter of Chang, Int. Dec. 3107 (BIA1989). Des auteurs ont également examiné en détail le sujet des réfugiés de la Chine qui disent craindre d'être persécutés en étant forcés de se faire stériliser; voir, notamment, Stanford M. Lin, «China's One‑Couple, One-Child Family Planning Policy as Grounds for Granting Asylum — Xin‑Chang Zhang v. Slattery, No. 94 Civ. 2119 (S.D.N.Y. Aug. 5, 1994)» (1995), 36 Harv. Int'l L.J., 231; Tara A. Moriarty, «Guo v. Carroll: Political Opinion, Persecution, and Coercive Population Control in the People's Republic of China», 8 Geo. Immigr. L.J. 469; Daniel S. Gewirtz, «Toward a Quality Population: China's Eugenic Sterilization of the Mentally Retarded» (1994), 15 N.Y.L. Sch. J. Int'l & Comp. L. 139; Lisa B. Gregory, «Examining the Economic Component of China's One-Child Family Policy Under International Law: Your Money or Your Life» (1992), 6 J. Chinese L. 45, et E. Tobin Shiers, «Coercive Population Control Policies: An Illustration of the Need for a Conscientious Objector Provision for Asylum Seekers» (1990), 30 Va. J. Int'l L. 1007.

51 Le Country Reports on Human Rights Practices for 1993 du département d'État des États‑Unis de février 1994 («Country Report») résume les faits rapportés dans les décisions et articles mentionnés. Au moment où la Commission a rendu sa décision, elle disposait des versions antérieures — en grande partie inchangées — de ce rapport annuel, qui est souvent cité. On peut lire ce qui suit dans le Country Report, à la p. 609:

[traduction] La population de la Chine a à peu près doublé depuis 40 ans. Elle atteint presque 1,2 milliard, soit plus du cinquième de toute l'humanité. Dans les années 70 et 80, la Chine a adopté une politique de planification des naissances exhaustive et très peu respectueuse de la vie privée. Ce sont les Chinois Han des régions urbaines qui sont le plus touchés par cette politique. Pour les couples de ces régions, il est très difficile d'obtenir — normalement de leur unité de travail — la permission d'avoir un deuxième enfant. De nombreuses exceptions sont autorisées dans le cas des Han qui vivent dans les régions rurales, c'est‑à‑dire 70 pour cent des membres de cette ethnie. Les minorités ethniques sont assujetties à des méthodes de contrôle de naissances moins rigoureuses. L'application de la politique de planification familiale n'est pas uniforme et varie beaucoup selon le lieu et l'année.

La politique chinoise de contrôle démographique s'appuie sur l'éducation, la propagande et les primes, ainsi que sur des mesures plus coercitives, y compris des pressions psychologiques et des peines pécuniaires. Parmi les récompenses accordées aux couples qui respectent la politique, mentionnons le paiement d'une certaine rémunération mensuelle et l'octroi d'avantages médicaux et scolaires préférentiels.

Parmi les mesures disciplinaires prises contre ceux qui violent la politique mentionnons de fortes amendes, le refus de dispenser des services sociaux, la rétrogradation et d'autres sanctions administratives, y compris, dans certains cas, le congédiement. Le non‑paiement des amendes a parfois donné lieu à la confiscation ou à la destruction de biens personnels. Parce que des sanctions peuvent être infligées contre les fonctionnaires locaux et l'unité de travail de la mère de l'enfant si le nombre de naissances dépasse le nombre autorisé, plusieurs individus sont personnellement touchés, ce qui crée de multiples sources de pression.

La contrainte physique pour obliger quelqu'un à se faire avorter ou stériliser n'est pas autorisée, mais, officieusement, des fonctionnaires chinois reconnaissent qu'il y a encore des cas d'avortement et de stérilisation forcés dans des régions rurales éloignées. Ces fonctionnaires affirment que, dans les cas où on constate qu'il y a eu abus, des sanctions disciplinaires ou des mesures de recyclage sont imposées aux fonctionnaires locaux en cause. Cependant les fonctionnaires reconnaissent que l'on inflige rarement des sanctions plus sévères, et ils n'ont pas encore fourni de documents attestant que des sanctions ont effectivement été appliquées.

52 À la page 605 du Country Report, il est spécifiquement question des situations suivantes: [traduction] «Assassinats politiques et autres exécutions capitales extrajudiciaires» et «Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants». On indique, dans le rapport, qu'au moins 12 personnes sont décédées en 1992 par suite de torture subie pendant qu'elles étaient détenues par la police chinoise. On donne l'exemple d'un fermier battu à mort par des fonctionnaires locaux parce qu'il avait protesté contre le montant des taxes et autres droits payables. On y fait également mention de signalements crédibles de cas où on a puni des détenus — hommes et femmes — en utilisant des aiguillons à bétail ou des électrodes, en leur administrant des raclées ou en les mettant aux fers. Selon le Country Report, des personnes ayant participé à la manifestation de la place Tiananmen en 1989 ainsi que certains activistes luttant pour libérer le Tibet de l'occupation chinoise continuent d'être détenus en tant que prisonniers politiques. Il est impossible de dire combien de personnes sont dans cette situation, mais, selon certaines estimations, il pourrait y en avoir des milliers. Bref, le Country Report dresse le portrait d'une nation qui, au mieux, possède un dossier inégal au chapitre des droits de la personne.

53 Je tiens à ajouter que d'autres pays ayant accepté d'assumer des obligations à l'égard des réfugiés au sens de la Convention reçoivent des revendications émanant de Chinois qui, comme l'appelant, invoquent la stérilisation forcée. L'Australie est l'un de ces pays; voir, par exemple, le récent arrêt de la Cour fédérale d'Australie dans Minister for Immigration and Ethnic Affairs c. Respondent A (1995), 130 A.L.R. 48, dont il est fait état plus loin dans les présents motifs. Fait intéressant, l'homme et la femme en cause dans cet arrêt sont également originaires des environs de Guangzhou.

Bénéfice du doute

54 Le récit fait par l'appelant du harcèlement dont il a été victime aux mains des agents du BSP et des menaces de persécution proférées par ceux‑ci à son endroit peut être comparé avec le portrait factuel notoire qui ressort de l'examen de l'ensemble des éléments de preuve disponibles dans les sources citées. Il est possible, à partir des lignes directrices formulées dans le Guide du HCNUR relativement à l'établissement des faits (voir tout particulièrement le paragraphe 203), de déterminer s'il faut accorder au demandeur du statut de réfugié au sens de la Convention le bénéfice du doute relativement à sa version des faits.

55 En l'espèce, la description des événements faite par l'appelant concorde de façon très étroite avec les faits connus aujourd'hui et les données auxquelles avait aisément accès le tribunal de la Commission au moment de l'audition de la revendication. L'appelant appartient au groupe ethnique des Chinois Han. Il est d'une région urbaine, la ville de Guangzhou, où les autorités locales imposent le contrôle des naissances par la stérilisation forcée, fait confirmé par de nombreux autres demandeurs du statut de réfugié. L'appelant prétend qu'il a fait l'objet — pas nécessairement de la part du gouvernement lui‑même mais certainement de la part des fonctionnaires locaux du BSP et des membres du comité de quartier — de pressions d'ordre psychologique et de menaces de mesures disciplinaires, notamment des amendes élevées et la stérilisation forcée. Il a témoigné qu'on avait empêché son épouse d'obtenir un autre emploi. Dans les lettres qu'elle lui a fait parvenir, celle‑ci mentionnait qu'on avait confisqué certains biens personnels et que leur deuxième enfant risquait de ne pas être enregistré comme membre de la famille, peine grave dans un pays où les enfants «non autorisés» perdent le droit à l'instruction gratuite et aux subventions pour les soins de santé; voir, notamment, Gregory, loc. cit., à la p. 52. L'appelant a aussi affirmé que, s'il était renvoyé en Chine, il risquait diverses mesures disciplinaires, notamment d'être emprisonné, de se voir refuser un emploi et peut‑être même d'être assassiné. De fait, on peut considérer que son témoignage décrit une situation qui est donnée comme étant courante dans le Country Report; sa décision d'avoir un deuxième enfant a eu pour effet de multiplier les sources de pressions, tant au sein des fonctionnaires du BSP que des membres du comité de quartier.

56 La version des faits donnée par l'appelant concorde de façon si étroite avec les faits notoires relatifs à la mise en {oe}uvre de la politique démographique de la Chine que, vu l'absence de conclusions défavorables quant à la crédibilité de l'appelant ou de la preuve qu'il a présentée, il est clair, selon moi, qu'il y a lieu d'accorder à sa version des faits — par ailleurs tout à fait plausible — le bénéfice de tout doute qui pourrait exister. Avec égards, j'estime non fondée la méthode qu'ont appliquée certains membres de la Cour d'appel fédérale et mon collègue le juge Major en considérant isolément des passages du témoignage de l'appelant. De fait, je suis d'avis qu'une telle méthode est contraire aux lignes directrices du Guide du HCNUR (voir le paragraphe 201).

57 Si cette méthode aussi implacable était couramment appliquée au bref témoignage des demandeurs du statut de réfugié, qui sont régulièrement interrogés par l'intermédiaire d'un interprète, il est certain que le Canada n'accepterait chaque année que très peu de réfugiés. Je reconnais que le gouvernement du Canada peut fort bien, s'il le décide, abandonner l'obligation qu'il a volontairement prise d'accorder refuge aux demandeurs du statut de réfugié. Cependant, tant qu'il ne l'a pas fait, je suis d'avis qu'il faut se conformer au Guide du HCNUR ainsi qu'à l'al. 3g) de la Loi sur l'immigration, qui édicte que la loi vise à promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international et reconnaît la nécessité «de remplir, envers les réfugiés, les obligations imposées au Canada par le droit international et de continuer à faire honneur à la tradition humanitaire du pays à l'endroit des personnes déplacées ou persécutées». Vu ces lignes directrices explicites, il est clair, à mon avis, qu'il ne faut pas gêner le respect de cette responsabilité relativement limitée mais néanmoins importante du Canada envers les réfugiés par une application excessivement stricte de règles de preuve exigeantes, ne tenant pas compte des obstacles contextuels propres à l'audition des revendications du statut de réfugié. Je suis bien conscient que la possibilité d'un afflux de réfugiés est une préoccupation légitime sur le plan politique, mais elle ne constitue pas une considération pertinente sur le plan juridique. Le fait d'introduire implicitement ces préoccupations dans le processus de détermination du statut de réfugié au sens de la Convention, même si c'est avec les meilleures intentions, déforme indûment les rapports entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique. Détourner le droit des réfugiés de sa considération primordiale, la protection des droits fondamentaux de la personne, fait obstacle à la possibilité que la pression internationale puisse en bout de ligne mettre un terme aux actes de persécution commis par des États étrangers. L'acceptation par les tribunaux que la violation de droits fondamentaux ne justifie pas de reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention a pour effet de minimiser l'importance d'une des considérations principales qui incitent les membres de la communauté internationale à dénoncer la persécution commise par des États étrangers et à tenter de changer cette situation: la prévention de l'afflux de demandeurs du statut de réfugié.

58 Interpréter la preuve présentée par l'appelant de la façon décrite dans le Guide du HCNUR permet d'éclaircir deux autres questions. L'appelant a témoigné que son épouse n'avait pas encore été stérilisée depuis qu'il a fui la Chine, même si elle avait aussi été menacée de cette mesure. Je ne considère pas que ce fait peut être invoqué pour amoindrir la légitimité de toute crainte de persécution qu'a pu avoir l'appelant. De fait, il s'agit plutôt d'un élément étayant l'inquiétude qu'éprouvait l'appelant d'être la véritable cible de la surveillance du BSP. Qui plus est, d'un simple point de vue pragmatique, il est fort possible que le BSP et le comité de quartier aient décidé de ne pas stériliser l'épouse de l'appelant étant donné que la politique de l'enfant unique ne peut pas être violée pendant que l'époux est en exil au Canada.

59 Le même raisonnement peut être appliqué à la preuve que la famille de l'appelant a été en mesure de faire renouveler par le BSP le permis de conduire de l'appelant, quelques mois après sa fuite du pays. Comme l'appelant se trouve à l'extérieur du pays, il ne servait à rien de lui refuser un permis de conduire puisque, de toute façon, il ne conduirait pas en Chine. À supposer même que les autorités ne savaient pas qu'il avait quitté le pays, la délivrance d'un permis de conduire ne dissiperait pas entièrement la crainte, tant sur le plan objectif que subjectif, que le demandeur du statut de réfugié soit par la suite stérilisé. Selon moi, il s'agit tout au plus d'un facteur auquel il ne faut accorder qu'une valeur limitée, compte tenu de la spéculation à laquelle il semble nécessaire de se livrer pour être en mesure de lui reconnaître quelque importance fondamentale. En outre, il faut se rappeler que, en bout de ligne, ce facteur doit être examiné au regard de l'ensemble de la preuve et que, dans le cadre de cet examen, le bénéfice du doute doit être accordé à l'appelant.

60 Bref, je ne suis pas d'avis que le présent pourvoi peut être rejeté aussi facilement que le propose mon collègue le juge Major. Comme je l'ai déjà indiqué, aucune conclusion, favorable ou défavorable à l'appelant, n'a été tirée quant à la possibilité raisonnable qu'il soit forcé de se faire stériliser. Cependant, il est possible d'accorder à l'appelant le bénéfice du doute puisque sa version des faits concorde avec ce que l'on connaît de la mise en {oe}uvre de la politique démographique dans la région de la Chine dont il est originaire et qu'elle est largement étayée par cette information. Il reste donc à déterminer si la mise en {oe}uvre de cette politique, par les mesures de stérilisation imposées par les fonctionnaires locaux, peut amener une personne à craindre avec raison d'être persécutée, au regard des principes établis dans l'arrêt Ward de notre Cour et dans l'arrêt Cheung, précité, de la Cour d'appel fédérale.

Complicité et persécution de l'État

61 Comme notre Cour l'a clairement indiqué dans l'arrêt Ward, il n'est pas nécessaire que la persécution alléguée émane de l'État pour donner ouverture à l'application d'une obligation prévue par la Convention. En effet, il est fort possible que des violations graves des droits de la personne soient commises par des acteurs non étatiques, si l'État en cause ne peut pas ou ne veut pas protéger ses citoyens contre ces abus. Cette règle s'applique à plus forte raison aux autorités gouvernementales de rang inférieur. La sécurité de ses ressortissants constitue l'essence de la souveraineté d'un État ainsi que l'obligation la plus fondamentale de celui‑ci envers ses citoyens.

62 En ce qui concerne le présent pourvoi, je suis d'accord avec la déclaration suivante du juge Mahoney, à la p. 704 de la décision de la Cour d'appel fédérale:

La preuve n'amène pas à conclure que le gouvernement central de Chine est incapable de protéger ses citoyens contre les excès commis par les autorités locales. Elle montre plutôt un gouvernement central qui, par sa passivité, tolère ou encourage l'application de la politique de contrôle démographique par un moyen qu'il désavoue officiellement.

63 À mon avis, cette conclusion est incontestable si l'on examine la jurisprudence et la doctrine internationales mentionnées sur le sujet. Comme l'indique clairement le Country Report, loc. cit., bien que les fonctionnaires locaux soient rarement punis pour les abus commis dans l'application des mesures relatives à la stérilisation, en revanche on leur impose des sanctions pécuniaires si les taux de natalité sont trop élevés. Dans un tel contexte, il est évident que, à tout le moins, le gouvernement chinois crée un climat incitant fortement le recours à des traitements abusifs. En conséquence, je suis d'avis qu'il n'est ni nécessaire ni possible, à partir de la preuve disponible, de déterminer avec précision dans quelle mesure le gouvernement chinois sanctionne la conduite de ses fonctionnaires locaux. Souvent, le demandeur du statut de réfugié ne connaît pas bien la structure opérationnelle de son persécuteur lorsque celui‑ci est un gouvernement ou une organisation. De fait, on peut fort bien imaginer que le réfugié n'a qu'une vague idée des motifs pour lesquels il est persécuté. Dans un cas comme celui qui nous intéresse, le fait qu'il existe une preuve claire et convaincante que le gouvernement de la Chine n'utilise pas les moyens dont il dispose pour protéger les personnes dans la situation de l'appelant suffit.

64 Bien que la Cour d'appel fédérale ait, à l'unanimité, reconnu que les autorités locales pratiquaient la stérilisation sans l'autorisation du gouvernement central, il existait une certaine confusion quant à la légitimité de la politique démographique du gouvernement chinois. Le juge Desjardins a souligné, à la p. 724, que, comme la légitimité de la politique gouvernementale n'avait pas été contestée, elle demeurait valide. Elle a déduit du fait que le caractère légitime de la politique chinoise n'était pas en cause qu'il était impossible de «dire qu'en principe, lorsqu'un gouvernement étranger emploie des moyens qui violent des droits fondamentaux de la personne, tels qu'ils sont connus au Canada, pour assurer le respect d'un objectif social valide, ces moyens équivalent à de la «persécution» au sens de la Convention». Pour sa part, toutefois, le juge Heald a dit être d'avis que la politique démographique du gouvernement chinois relevait tout à fait de la compétence de celui‑ci compte tenu de l'intérêt qu'il porte au problème démographique. Le juge Heald a affirmé qu'il convenait de faire un parallèle avec le droit pénal pour ce qui est de déterminer si les actions de l'appelant pouvaient être considérées comme l'expression d'opinions politiques. Il a conclu, à la p. 695, que ce qui était survenu c'était la «violation d'une loi et l'hésitation à subir la pénalité qui s'en suit».

65 Je tiens à souligner que, en règle générale, il n'est pas opportun que les tribunaux se prononcent, implicitement ou explicitement, sur la validité des politiques sociales d'un autre pays. En l'espèce, on ne connaît pas bien, au Canada, la portée exacte de la politique démographique chinoise, et il ne sert à rien de formuler des hypothèses gratuites quant à sa légitimité. Si le gouvernement chinois décide de freiner sa croissance démographique, c'est une question interne, qu'il lui appartient de trancher. De fait, il existe sans doute des moyens appropriés et acceptables, susceptibles de permettre la réalisation des objectifs de cette politique sans entraîner de violation des droits fondamentaux de la personne. Cependant, lorsque les moyens utilisés ont pour effet de mettre en péril des droits fondamentaux de la personne — tel le droit de chacun à la sécurité de sa personne — qui, en vertu du droit international, sont bien définis et jouissent d'une protection considérable, la ligne qui sépare la persécution et les moyens acceptables pour exécuter une politique légitime a alors été franchie. C'est à ce moment que les tribunaux canadiens peuvent, dans un cas donné, se prononcer sur la validité des moyens de mise en {oe}uvre d'une politique sociale, et ce en accordant ou en refusant à une personne le statut de réfugié au sens de la Convention, à supposer bien entendu que la crédibilité du demandeur ne soit pas en cause et que sa version des faits concorde avec les faits notoires.

66 De plus, je suis d'avis que les questions visant à déterminer si la politique de l'État étranger concerné est d'application générale, point auquel se sont attachés les juges de la majorité de la Cour d'appel fédérale, ne sont peut‑être pas cruciales dans le cadre de l'examen d'une revendication donnée du statut de réfugié. En effet, il est fort possible qu'une loi ou une politique d'application générale viole des droits fondamentaux de la personne. Une politique du genre de celle pratiquée ouvertement par l'ancien régime des Khmers rouges au Cambodge, dont a fait état l'intervenant, le Conseil canadien pour les réfugiés, et en vertu de laquelle des personnes portant des lunettes ont été arrêtées, détenues puis exécutées, constituerait un grave cas de persécution, même s'il s'agissait d'une politique d'application générale. Je constate, à la lumière des faits de l'espèce, que la preuve étaye fortement l'argument voulant que la politique démographique ne soit pas appliquée de façon générale et que la prise de mesures visant à la faire respecter ne soit pas une situation généralisée. Il semble que ce soit les Chinois Han des régions urbaines qui, à des degrés divers selon la région, soient la cible principale de la politique; voir le Country Report, loc. cit. Par exemple, il semble que les Chinois qui appartiennent à une autre ethnie et habitent les régions rurales aient l'autorisation d'avoir jusqu'à trois ou quatre enfants; voir Gregory, loc. cit., à la p. 53. Évidemment, l'appelant est un Chinois Han, qui habite une région urbaine ayant fait l'objet de nombreux signalements de stérilisations forcées pratiquées dans le cadre de la mise en {oe}uvre de la politique démographique.

67 Il est justifié de comparer la politique de l'enfant unique à une loi pénale valide. Comme je l'ai clairement indiqué dans l'arrêt Ward, le législateur fédéral a codifié une exception fondée sur le droit pénal à l'al. 19(1)c) de la Loi sur l'immigration, qui porte, essentiellement, que n'ont pas droit au statut de réfugié au sens de la Convention les personnes qui ont été déclarées coupables d'une infraction qui constituerait, si elle avait été commise au Canada, une infraction qui peut être punissable, en vertu d'une loi du Parlement, d'un emprisonnement maximal de dix ans et plus. Certes, comme je l'ai expliqué dans l'arrêt Ward, à la p. 742, la Loi donne au ministre une certaine latitude pour réexaminer l'opportunité d'accorder l'autorisation de séjour au demandeur qui a un casier judiciaire. Cependant, cela ne permet pas pour autant d'affirmer que la Loi peut être interprétée d'une manière propre à confirmer la préoccupation exprimée par le juge Desjardins, à la p. 724, que «ceux qui sont passibles de la peine capitale en conséquence d'une violation d'une loi valide et légitime deviendraient automatiquement des réfugiés au sens de la Convention» (je souligne). La simple lecture des dispositions pertinentes de la Loi permet de constater que cette appréhension n'est tout simplement pas fondée. De fait, il semble, suivant le raisonnement du juge Desjardins, dans lequel elle fait montre d'une grande déférence à l'égard des lois «valide[s] et légitime[s]» des États étrangers, que si le gouvernement chinois avait désigné la mort comme étant la peine indiquée en cas de violation de la politique démographique, une telle mesure ne pourrait être considérée comme de la persécution, puisque la violation pourrait être qualifiée de simple résistance «à la réalisation d'objectifs valides de l'État». Avec égards, je ne peux accepter cette démarche.

68 Comme l'a clairement indiqué le juge Linden de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Cheung, les tribunaux de la Commission et les cours d'appel appelées à contrôler leurs décisions doivent examiner avec circonspection les arguments fondés sur l'autorité de l'État qui leur sont présentés. Je souscris à la conclusion qu'il formule aux pp. 323 et 324:

Même si la stérilisation forcée était acceptée comme une règle d'application générale, ce fait n'empêcherait pas nécessairement une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention. Dans certains cas, l'effet d'une règle d'application générale peut constituer de la persécution. Dans l'affaire Padilla c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.), la Cour a statué que même lorsqu'il y a une règle d'application générale, son mode d'application peut constituer de la persécution [. . .] si la punition ou le traitement imposés en vertu d'une règle d'application générale sont si draconiens au point d'être complètement disproportionnés avec l'objectif de la règle, on peut y voir de la persécution, et ce, indépendamment de la question de savoir si le but de la punition ou du traitement est la persécution. Camoufler la persécution sous un vernis de légalité ne modifie pas son caractère. La brutalité visant une fin légitime reste toujours de la brutalité.

69 À mon avis, cette méthode est extrêmement judicieuse. Elle refait de la question essentielle de savoir s'il y a véritablement menace aux droits fondamentaux de la personne l'objet principal de l'audition de la revendication du statut de réfugié. Notre Cour a fait ressortir ce point dans l'arrêt Ward, à la p. 733, en déclarant que «[l]a Convention repose sur l'engagement qu'a pris la communauté internationale de garantir, sans distinction, les droits fondamentaux de la personne». Dans cet arrêt, notre Cour a souscrit au point de vue que le droit relatif aux réfugiés devrait s'appliquer aux cas de négation fondamentale de la dignité humaine et que la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne serait la norme appropriée. Notre Cour a affirmé ceci, aux pp. 733 et 734:

Ce thème fixe les limites de bien des éléments de la définition de l'expression «réfugié au sens de la Convention». Par exemple, on a donné le sens suivant au mot «persécution» qui n'est pas défini dans la Convention: [traduction] «violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l'absence de protection de l'État»; voir Hathaway, [The Law of Refugee Status. Toronto, 1991], aux pp. 104 et 105. Goodwin‑Gill, [The Refugee in International Law. Oxford, 1983], fait lui aussi remarquer, à la p. 38, que [traduction] «l'analyse exhaustive exige que la notion générale [de persécution] soit liée à l'évolution constatée dans le domaine général des droits de la personne». C'est ce que la Cour d'appel fédérale a récemment reconnu dans l'affaire Cheung.

70 Les arrêts Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Mayers, [1993] 1 C.F. 154 et Cheung ont été approuvés dans Ward parce qu'ils proposent des critères faisant de l'examen de la question des droits fondamentaux de la personne l'objet principal de l'enquête concernant le statut de réfugié d'une personne. On a fait remarquer que les obligations et les responsabilités du Canada ne s'étendaient pas aux groupes définis par une caractéristique changeable ou dont il est possible de se dissocier, dans la mesure où aucun de ces choix n'exige la renonciation aux droits fondamentaux de la personne. La question essentielle est de savoir si la persécution alléguée par le demandeur du statut de réfugié menace de façon importante ses droits fondamentaux de la personne. Il faut se poser cette question, en l'espèce, relativement aux allégations de l'appelant.

71 Il ne faut pas, comme le propose le juge Desjardins, examiner les droits fondamentaux de la personne du point de vue subjectif d'un seul pays. De par leur définition même, ces droits transcendent les perspectives subjectives et chauvines, et ils s'appliquent au‑delà des frontières nationales. Cela ne veut pas dire pour autant qu'on ne peut faire appel au droit interne du pays d'admission, car ce droit pourrait bien inciter à l'examen de la question de savoir si la conduite appréhendée viole de façon cruciale des droits fondamentaux de la personne. En conséquence, on peut se référer, à titre d'indication, à la décision de notre Cour dans l'arrêt Eve, précité, qui portait sur une demande de stérilisation non thérapeutique d'une adulte atteinte de déficience mentale présentée par un parent.

72 Dans l'arrêt Eve, aux pp. 431 et 432, notre Cour a affirmé que la stérilisation forcée constitue une «grave atteinte au droit d'une personne» et une «atteinte irréversible et grave des droits fondamentaux d'une personne». C'est certes le cas dans l'affaire qui nous occupe. Deux des juges de la Cour d'appel fédérale ont suivi ce raisonnement, citant directement des extraits de l'arrêt Eve, alors que l'autre juge a déclaré qu'il avait ce type de pénalité en horreur. À mon avis, la sanction qu'encourt l'appelant en l'espèce, la stérilisation forcée, constituerait une grave atteinte à la sécurité de sa personne et pourrait facilement être qualifiée de violation majeure des droits fondamentaux de la personne, du type de celles qui constituent de la persécution au sens de l'analyse de cette question dans la jurisprudence mentionnée et dans le Guide du HCNUR.

73 Je tiens à préciser que le juge Desjardins a eu raison de conclure, en se fondant sur l'arrêt Eve, que la stérilisation forcée viole un droit fondamental de la personne. Cependant, elle a ensuite décidé, à la p. 724, que, comme le dossier ne disait rien quant à la méthode médicale suivie, elle devait «présumer que la stérilisation se fai[sait] conformément aux méthodes normales actuellement employées pour ceux qui choisissent volontairement de subir cette intervention dans d'autres pays, y compris celui‑ci». Avec égards, je ne suis pas d'accord. En effet, selon moi, quelle que soit la technique utilisée, il est incontestable que la stérilisation forcée est essentiellement un traitement inhumain et dégradant donnant lieu à une mutilation corporelle irréversible et qu'elle constitue le type même de violation majeure des droits fondamentaux de la personne visée par le droit relatif aux réfugiés. J'appuie sans réserve l'observation du juge Linden, à la p. 324 de l'arrêt Cheung, qu'«[i]l existe peu de pratiques qui pourraient être plus abusives et plus brutales que la stérilisation forcée». Je tiens à ajouter que, même si la réponse à cette question dépendait de la méthode de stérilisation appliquée, mes hypothèses quant à sa nature seraient différentes de celles retenues par le juge Desjardins. S'il fallait déterminer la nature précise de la méthode de stérilisation, j'aurais tendance à croire que cette méthode serait fort différente de la procédure consensuelle qui serait suivie au Canada, société hautement industrialisée où l'on trouve certains des meilleurs établissements médicaux et des médecins les plus compétents au monde. En Chine, au contraire, l'appelant serait stérilisé non pas pour des raisons thérapeutiques mais plutôt en tant que châtiment, dans un pays où l'existence d'abus en matière de stérilisation est documentée. De plus, ce châtiment lui serait infligé dans un établissement qui a très peu de chances d'être l'égal d'un hôpital canadien, et sur ordre de personnes furieuses contre lui parce qu'il les a privées d'une prime liée aux faibles taux de natalité.

Craindre avec raison

74 L'arrêt Ward a confirmé la méthode appliquée par le juge Heald dans l'arrêt Rajudeen c. Minister of Employment and Immigration (1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.), et selon laquelle il faut se demander, à la fois sur le plan subjectif et sur le plan objectif, si le demandeur craint avec raison d'être persécuté. Le Guide du HCNUR énonce une méthode identique. Pour ce qui est de l'évaluation sur le plan subjectif, il convient de rappeler que la Commission n'a pas apprécié, dans ses motifs écrits, la preuve concernant la crainte de l'appelant d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. Elle a tout simplement conclu que, selon elle, la stérilisation n'était pas une forme de persécution, estimant qu'il s'agissait plutôt d'une mesure prise par le gouvernement chinois pour mettre en {oe}uvre une politique de planification familiale.

75 Existe‑t‑il, au dossier, des éléments de preuve permettant à notre Cour de conclure que l'appelant a manifesté une crainte subjective d'être forcé de se faire stériliser? Vu l'ambiguïté de la preuve, il est complexe de statuer sur le caractère subjectif de la crainte de l'appelant. Outre les obstacles à une décision rapide sur ce point, il est évident, à la lecture du dossier, que l'appelant a refusé, à au moins deux reprises, de donner certains renseignements ou d'apporter des précisions, phénomène qui n'est pas rare chez les demandeurs du statut de réfugié qui arrivent de milieux culturels différents. Le Guide du HCNUR donne des indications importantes à cet égard:

46. Généralement, un réfugié ne dira pas expressément qu'il «craint d'être persécuté» et même il n'emploiera pas le mot «persécution», mais, sans qu'il l'exprime ainsi, cette crainte transparaîtra souvent à travers tout son récit. De même, bien qu'un réfugié puisse avoir des opinions très arrêtées pour lesquelles il a eu à souffrir, il peut ne pas être capable, pour des raisons psychologiques, d'exposer son expérience vécue, sa situation, en termes politiques.

. . .

198. Une personne qui, par expérience, a appris à craindre les autorités de son propre pays peut continuer à éprouver de la défiance à l'égard de toute autre autorité. Elle peut donc craindre de parler librement et d'exposer pleinement et complètement tous les éléments de sa situation. [Je souligne.]

L'appelant a, à deux reprises, limité sensiblement son témoignage relativement à la colère et aux abus du BSP envers lui et sa famille par suite de la violation de la politique de contrôle des naissances, affirmant qu'[traduction] «[i]l [lui] serait très difficile de [leur] relater [ces faits] en détail» et qu'«il [lui était] très difficile de parler de cela à haute voix». Si l'on se fie au Guide du HCNUR, la réticence de l'appelant à parler à une étape aussi cruciale de son témoignage — et le fait que la Commission ne soit pas alors intervenue pour l'inviter à raconter le détail de ses expériences — ne sont pas, semble‑t‑il, des situations rares au cours de l'audition des demandes du statut de réfugié.

76 Compte tenu des problèmes soulevés par la traduction du témoignage de l'appelant, il serait peu utile, à mon avis, d'isoler certains passages des réponses de celui‑ci pour faire ressortir qu'il aurait usé de faux‑fuyants. Selon le Guide du HCNUR, le témoignage de l'appelant doit être examiné dans son ensemble, en tenant compte des erreurs qui se sont certainement glissées dans la traduction des réponses de l'appelant et qui se sont fort vraisemblablement produites dans la traduction des questions de la Commission. Dans ce contexte, le témoignage de l'appelant ne semble pas particulièrement équivoque. Je cite une partie de la transcription:

[traduction]

QVous avez affirmé avoir signé la confirmation comme quoi vous subiriez la stérilisation. Pourquoi avez‑vous signé cette confirmation?

RParce que je croyais que si je signais pas, je ne pouvais donner suite à leur demande. Ils peuvent venir tous les jours, du matin au soir. Psychologiquement, c'est insupportable; et ils peuvent aller encore plus loin, ils peuvent me congédier et congédier mes parents. Si les choses devaient se rendre à un tel point, nous ne pourrions pas vivre; nous avons donc signé — j'ai signé ce document pour contourner cette difficulté.

QAvez‑vous déjà eu l'intention de vous conformer à leur demande de stérilisation?

RJe crois que la décision de se faire stériliser est un choix personnel. Même si j'ai décidé de ne pas avoir un troisième enfant, il ne me serait pas absolument nécessaire de subir l'intervention de stérilisation. Je n'avais donc jamais envisagé de subir ce type d'opération cruelle.

77 D'après mon interprétation de ce passage, l'appelant a dit qu'il avait signé le formulaire de consentement à la stérilisation pour faire cesser le harcèlement psychologique dont il était victime ainsi que les menaces qu'on proférait relativement à son emploi et à celui de ses parents — menaces importantes pour des gens appartenant à une culture où on vénère les personnes âgées. L'appelant a ensuite tenté de faire obstacle à toute inférence qu'il aurait effectivement eu l'intention d'obtempérer à la demande de stérilisation, et il a déclaré que la décision de subir une telle opération était un choix personnel, que, de toute façon, cette opération était inutile puisqu'il n'avait pas l'intention d'avoir un troisième enfant et, enfin, que même s'il avait signé l'accord confirmant qu'il se ferait stériliser, il n'avait jamais envisagé de se soumettre à une opération qu'il estimait cruelle. Je ne vois pas comment ce témoignage peut servir à prouver que l'appelant a usé de faux‑fuyants.

78 Quant aux mesures qui, d'affirmer l'appelant, seraient prises contre lui s'il retournait en Chine, il a énuméré toute une série de sanctions possibles, y compris l'emprisonnement, le chômage et même le meurtre. Puisque l'appelant avait déjà longuement témoigné relativement aux pressions de plus en plus fortes qui avaient été exercées sur lui pour qu'il se soumette à la stérilisation et qui avaient entraîné son départ de la Chine, il n'est pas vraiment étonnant qu'il n'ait pas répété qu'il pourrait être stérilisé s'il retournait dans ce pays. Je tiens à préciser, sans toutefois trancher la question, qu'il a fait état d'autres peines possibles, dont au moins une serait une violation majeure des droits fondamentaux de la personne, compte tenu des faits de l'espèce. Qui plus est, il n'est pas déraisonnable que l'appelant mentionne qu'il pourrait faire l'objet d'autres peines que la stérilisation en cas de renvoi en Chine, car les risques qu'il courrait dans un tel cas auraient alors beaucoup changé. En effet, s'il était renvoyé en Chine, l'appelant serait non seulement considéré, tout comme avant son départ, comme un sympathisant pro‑démocratique et un contrevenant à la politique démographique, mais aussi comme un fourbe pour avoir faussement consenti à se soumettre à une opération chirurgicale. De plus, on l'affublerait du titre ignominieux et fort vraisemblablement dangereux — compte tenu du dossier peu éloquent de la Chine au chapitre des droits de la personne selon le Country Report — d'exilé renvoyé de force. En d'autres termes, il est possible d'imaginer le cas d'un demandeur du statut de réfugié qui, après avoir fui parce qu'il craignait une certaine forme de persécution, soit ensuite contraint d'y retourner par la force et y encourt une autre forme de persécution reflétant à la fois les raisons de la persécution initiale et le fait qu'il a tenté d'échapper à celle‑ci.

79 Le fait que la stérilisation forcée est utilisée principalement contre les femmes en Chine ne permet pas d'affirmer que l'appelant n'avait pas raison de craindre d'être persécuté. Il existe de nombreuses décisions concernant des demandes du statut de réfugié présentées par des hommes qui disaient craindre d'être persécutés en Chine en étant forcés de se faire stériliser: Matter of Chang, précité, Respondent A, précité, Chen Zhou Chai c. Carroll, 48 F.3d 1331 (4th Cir. 1995); Shu‑Hao Zhao c. Schiltgen, 1995 WL 165562 (N.D. Cal.); A. (W.R.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 98 (No. T89‑00483); K. (H.H.) (Re), [1991] C.R.D.D. No. 484 (No. V90‑01187), et X. (D.K.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 293 (No. T89‑0031). Même dans les cas où le statut de réfugié au sens de la Convention n'a pas été accordé, ce n'était pas parce que la stérilisation forcée est appliquée uniquement aux femmes qui contreviennent à la politique démographique. De fait, ni les parties ni les intervenants n'ont présenté d'arguments fondés sur le fait que la politique ne s'appliquait qu'aux femmes. Tous les ouvrages de doctrine que j'ai consultés reconnaissent que cette politique vise les hommes et les femmes et qu'elle est effectivement appliquée aux personnes des deux sexes.

80 Après avoir examiné l'ensemble du témoignage de l'appelant, je suis d'avis que le fait que l'appelant n'a pas spécifiquement employé l'expression «craint d'être persécuté» ou des mots équivalents ne revêt pas d'importance particulière. L'appelant a raconté qu'il avait été victime de harcèlement continuel tant chez lui qu'à son lieu de travail, qu'on avait interrogé des employés et des clients, que des menaces et des insultes avaient été proférées contre lui et les membres de sa famille et qu'il avait eu le sentiment d'avoir été contraint de signer et un document confessant ses activités pro‑démocratiques et un formulaire confirmant qu'il se ferait stériliser. Le témoignage de l'appelant, conjugué à son départ subséquent de la Chine, porte à conclure qu'il existe suffisamment d'éléments de preuve pour statuer que l'appelant éprouvait une crainte implicite d'être persécuté.

81 Je ne me propose pas, à ce stade‑ci, de m'attarder longuement au deuxième volet de l'examen, c'est-à‑dire à la question de savoir si l'appelant a des raisons objectives de craindre d'être forcé de se faire stériliser. En l'espèce, les faits notoires dont j'ai fait état plus tôt établissent clairement l'existence de ces raisons objectives. En conséquence, je rejette la conclusion du juge Major que l'appelant n'a pas présenté d'éléments de preuve établissant le fondement objectif de sa crainte d'être forcé de se faire stériliser. Il s'agit d'une autre question qui devrait être examinée par la Commission. Cela dit, je vais maintenant examiner les motifs énumérés, y compris les principaux motifs litigieux devant la Cour d'appel fédérale.

L'appartenance à un groupe social

82 Dans l'arrêt Ward, précité, j'ai formulé des lignes directrices générales visant à aider à déterminer si un demandeur du statut de réfugié fait partie d'un groupe social. J'ai déclaré ceci, à la p. 739:

Le sens donné à l'expression «groupe social» dans la Loi devrait tenir compte des thèmes sous‑jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination qui viennent justifier l'initiative internationale de protection des réfugiés. Les critères proposés dans Mayers, Cheung et Matter of Acosta, précités, permettent d'établir une bonne règle pratique en vue d'atteindre ce résultat. Trois catégories possibles sont identifiées:

(1) les groupes définis par une caractéristique innée ou immuable;

(2) les groupes dont les membres s'associent volontairement pour des raisons si essentielles à leur dignité humaine qu'ils ne devraient pas être contraints à renoncer à cette association; et

(3) les groupes associés par un ancien statut volontaire immuable en raison de sa permanence historique.

La première catégorie comprendrait les personnes qui craignent d'être persécutées pour des motifs comme le sexe, les antécédents linguistiques et l'orientation sexuelle, alors que la deuxième comprendrait, par exemple, les défenseurs des droits de la personne. La troisième catégorie est incluse davantage à cause d'intentions historiques, quoiqu'elle se rattache également aux influences antidiscriminatoires, en ce sens que le passé d'une personne constitue une partie immuable de la vie. [Je souligne.]

83 Comme cela m'apparaissait évident au moment de cette décision, la règle énoncée dans l'arrêt Ward n'est qu'une règle pratique et non une règle absolue visant à déterminer si le demandeur du statut de réfugié peut être classé dans un groupe social donné. Les «thèmes sous‑jacents généraux de la défense des droits de la personne et de la lutte contre la discrimination» (p. 739) doivent demeurer le facteur primordial en vue de la détermination de l'appartenance du demandeur à un groupe social. Je tiens à faire remarquer que l'importance accordée à ce point n'a échappé, en l'espèce, ni à l'appelant ni à l'intimé.

84 Comme l'appelant ne prétend pas appartenir à la première ou à la troisième catégorie de cette règle pratique, il suffit d'examiner la deuxième. En conséquence, le point de départ de cet examen consiste à déterminer si l'appelant est associé volontairement à un groupe, d'une façon si essentielle à sa dignité humaine qu'il ne devrait pas être contraint de renoncer à cette association. Avant d'aborder l'examen de cette question, j'estime nécessaire de préciser deux passages de mes motifs dans l'arrêt Ward, premièrement la distinction simplifiée entre ce qu'une personne fait et ce qu'elle est fondamentalement, et, deuxièmement, la détermination de ce qui peut, à juste titre, constituer l'objet de l'association supposément volontaire du demandeur.

85 Dans l'arrêt Ward, j'ai affirmé ce qui suit, aux pp. 738 et 739:

Il existe sûrement des groupes auxquels l'affiliation de la personne en cause n'est pas à ce point importante pour elle qu'il conviendrait davantage qu'elle s'en dissocie pour que la responsabilité du Canada soit engagée. La façon la plus simple de faire la distinction consiste peut‑être à mettre en opposition ce à quoi une personne s'oppose et ce qu'elle fait, à un moment donné. Par exemple, on pourrait examiner les faits en cause dans Matter of Acosta [Interim Decision 2986, 1985 WL 56042 (B.I.A.)], où le demandeur était visé parce qu'il était membre d'une coopérative de chauffeurs de taxis. À supposer qu'aucune question d'opinion politique ou de droit de gagner sa vie ne soit en cause, le demandeur a été visé en raison de ce qu'il faisait et non de ce qu'il était, et ce, d'une façon immuable ou fondamentale. [Souligné dans l'original.]

86 La distinction entre ce qu'une personne est d'une façon fondamentale par opposition à ce qu'elle fait simplement est, comme il a été expliqué, la façon la plus simple de déterminer dans quels cas il est possible de réclamer le respect par le Canada de ses obligations envers les réfugiés. On ne procède à cet examen qu'après s'être demandé s'il existe un litige portant sur les droits fondamentaux de la personne. Cette distinction simplifiée n'a jamais eu pour objet de remplacer les catégories établies dans l'arrêt Ward. En effet, il est toujours nécessaire, relativement à la deuxième catégorie, de se demander s'il existe une association si essentielle à la dignité humaine de ses membres que ceux‑ci ne devraient pas être contraints d'y renoncer. L'application de cette distinction simplifiée, sans bien tenir compte du contexte, peut conduire à des résultats absurdes. Compte tenu que, à ce stade‑ci de mes motifs, mon analyse n'a pas encore indiqué à quel groupe social appartient l'appelant, il m'est difficile d'imaginer que la valeur, en tant que critère d'association, de la capacité de procréer peut être considérée comme étant suffisamment analogue à la valeur, sur ce même plan, de l'appartenance à une coopérative de chauffeurs de taxis et justifiant toute comparaison valable. En outre, si la distinction était considérée comme un obstacle que doivent franchir les demandeurs, un comportement aussi essentiel à la nature humaine que le fait d'avoir des enfants pourrait alors, dans tous les cas, être considéré hors contexte comme étant uniquement quelque chose qu'une personne fait plutôt que quelque chose qu'elle est réellement. Cependant, si nous poussons plus loin cet exemple, il serait certainement absurde de ne pas conclure qu'une personne est fondamentalement un parent. Le fait d'élever des enfants ne peut être considéré comme une simple activité que fait quelqu'un et qui est interchangeable avec n'importe quelle occupation, car cela aurait pour effet de dénaturer l'objet fondamental du droit relatif aux réfugiés, qui est de garantir des recours à l'échelle internationale aux victimes de violations majeures de leurs droits fondamentaux de la personne.

87 Une autre question commande des précisions. La Cour d'appel a, à la majorité, rejeté l'argument de l'appelant qu'il appartenait à un groupe social en vertu de la deuxième règle pratique, au motif qu'il n'y avait pas de preuve d'une association volontaire active. À la réflexion, il est évident qu'il peut sembler possible de conclure que, pour être visé par les paramètres de la deuxième catégorie prévue par l'arrêt Ward, le demandeur du statut de réfugié doit établir l'existence d'une certaine forme d'association volontaire à un groupe donné. Pour éviter toute confusion sur ce point, permettez‑moi d'affirmer, d'une manière indéniable, que le demandeur qui dit appartenir à un groupe social n'a pas besoin d'être associé volontairement avec d'autres personnes semblables à lui. Il n'est d'aucune façon tenu de s'associer, de s'allier ou de frayer volontairement avec des personnes qui lui ressemblent. Dans son article "Canada (Attorney‑General) v. Ward: A Review Essay" (1994), 6 Int'l J. of Refugee L. 362, le professeur Audrey Macklin fait une analyse qui resitue bien le deuxième critère formulé dans l'arrêt Ward. L'auteure affirme ceci, à la p. 375:

[traduction] En principe, il faut, dans le cadre d'une analyse fondée sur la lutte contre la discrimination, examiner les conséquences sociales qui sont imposées à une personne du fait qu'elle possède certaines caractéristiques. Après tout, il importe peu à un raciste qu'une personne de couleur se considère comme unie à d'autres personnes de couleur dans une association stable à des fins communes. Dans la mesure où les persécuteurs considèrent que des personnes possédant une caractéristique commune constituent de ce fait un groupe, il est peu important de savoir si ces personnes se considèrent elles‑mêmes comme unies d'une quelconque façon concrète.

Ce point peut également être illustré en utilisant les étudiants comme groupe social. Supposons qu'un étudiant chinois soit persécuté par la police à la suite des manifestations pro‑démocratiques et antigouvernementales de la place Tiananmen. Cet étudiant pourrait bien être tout à fait apolitique, ne pas avoir participé à la protestation et, de fait, n'avoir rien en commun avec les autres étudiants à l'extérieur des salles de cours. Il est même possible qu'il soit complètement égal à la police que l'étudiant partage ou non les vues de ceux qui ont participé aux manifestations. La seule chose qui compte c'est que la personne est un étudiant et que ce sont les étudiants qui sont à l'origine des manifestations. Bien qu'il soit impossible d'affirmer que cet étudiant «s'associe volontairement» à d'autres membres du groupe social désigné, il peut être considéré comme volontairement associé de par le statut d'étudiant, pour des raisons essentielles à la dignité humaine.

Comme le reconnaît le professeur Macklin, il faut se demander si l'appelant est volontairement associé de par un statut particulier, pour des raisons si essentielles à sa dignité humaine, qu'il ne devrait pas être contraint de renoncer à cette association. L'association ou le groupe existe parce que ses membres ont tenté, ensemble, d'exercer un droit fondamental de la personne.

88 Je suis d'accord avec la façon dont l'intimé a qualifié le droit revendiqué, c'est‑à‑dire le droit fondamental de tous les couples et individus de décider librement et en toute connaissance du moment où ils auront des enfants, du nombre d'enfants qu'ils auront et de l'espacement des naissances. Ce droit fondamental a été reconnu, en droit international, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, R.T. Can. 1976 No 47, par. 23(2) et dans la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, 1er mars 1980, R.T. Can. 1982 No 31, al. 16(1)e) (instruments auxquels adhèrent et le Canada et la Chine), ainsi que par le Projet de programme d'action de la Conférence internationale sur la population et le développement, le principe 8, à la p. 9 et le ch. VII, par. 7.2, à la p. 34. À mon avis, cette association est si essentielle à la dignité humaine de l'appelant qu'il ne devrait pas être contraint d'y renoncer.

89 Bref, je suis d'avis que la décision des juges de la majorité de la Cour d'appel fédérale en ce qui concerne l'appartenance de l'appelant à un groupe social est erronée. Les personnes comme l'appelant, si elles sont persécutées parce qu'elles ont eu plus d'un enfant, peuvent invoquer l'appartenance à un groupe social.

Les opinions politiques

90 Jusqu'à maintenant, je me suis contenté d'examiner la question de savoir si on peut dire, à bon droit, que l'appelant appartient à un groupe social. Il est par ailleurs possible que l'appelant craigne avec raison d'être persécuté du fait des opinions politiques qu'il a ou qu'on lui impute. Vu la façon dont la Commission a examiné cette question, j'estime nécessaire de faire quelques brèves remarques à ce sujet.

91 Je comprends que l'arrêt Ward n'avait pas encore été rendu au moment de l'audition de la revendication de l'appelant, néanmoins, il est possible que la Commission ait commis une erreur dans l'examen de la question des opinions politiques de l'appelant en n'interprétant pas globalement la preuve de ce dernier. En effet, dans ses motifs, pour décider si l'appelant était persécuté du fait de ses opinions politiques, la Commission n'a pris en considération que la partie du témoignage de l'appelant concernant le harcèlement dont il aurait été victime aux mains des fonctionnaires du BSP en raison de ses activités pro‑démocratiques. La Commission a signalé qu'il n'avait été présenté aucune preuve établissant que l'enquête relative aux activités pro‑démocratiques de l'appelant s'était poursuivie après avril 1990. Même si la Commission a eu raison de dire qu'aucune preuve directe de ce fait n'a été présentée, il a été dit, dans le témoignage, que les fonctionnaires du BSP et les membres du comité de quartier avaient, dès le mois de mai 1990, commencé à harceler l'appelant et sa famille par suite de la violation de la politique de contrôle des naissances. Comme la Commission avait accepté que le BSP avait, de septembre 1989 à avril 1990, enquêté sur la nature et l'étendue des activités pro‑démocratiques de l'appelant, je ne crois qu'il aurait été déraisonnable pour elle d'inférer qu'il existait un lien de causalité entre cette enquête et celle réalisée tout de suite après par le BSP relativement à la violation par l'appelant de la politique démographique. Il va de soi qu'on ne peut attendre d'un demandeur du statut de réfugié dans la situation de l'appelant qu'il fournisse la preuve qu'il y avait effectivement un lien entre les deux enquêtes. Pourtant, la Commission ne devrait pas faire abstraction de ces possibilités dans ses délibérations. Compte tenu de la proximité des deux enquêtes effectuées par le BSP relativement à une personne qui, comme l'a reconnu la Commission, avait été victime de persécution dans le passé du fait de sa situation familiale et qui avait confirmé aux fonctionnaires du BSP qu'il était un sympathisant pro‑démocratique, le fait que la deuxième enquête ait pu servir de prétexte pour punir l'appelant n'apparaît pas improbable. Cette conclusion semble tout à fait possible compte tenu du fait que la Chine est dirigée par un régime totalitaire, qui ne tolère guère la dissidence politique.

92 Le Guide du HCNUR expose la méthode que devrait suivre relativement à ces questions, le tribunal chargé d'examiner la revendication du statut de réfugié. Comme je l'ai mentionné précédemment, aux termes de l'article 201, le tribunal doit faire la lumière sur tout un ensemble de circonstances et prendre en considération l'effet cumulatif des expériences passées du demandeur, car il est possible que le demandeur craigne «avec raison» d'être persécuté à cause d'un enchaînement de faits, considérés dans leur ensemble. À partir de ces lignes directrices judicieuses, il est possible que la Commission ait établi une distinction artificielle et considéré séparément l'enquête effectuée par le BSP relativement aux activités pro‑démocratiques de l'appelant et le harcèlement dont il n'a pas tardé à faire l'objet pour avoir violé la politique démographique. Compte tenu du fait que les Chinois Han qui habitent les régions urbaines et qui ont plus d'un enfant ne sont pas tous tenus de subir la stérilisation et du fait que les fonctionnaires chinois ont reconnu que des abus avaient été commis dans l'application du pouvoir d'ordonner la stérilisation, je suis d'avis que la Commission disposait de suffisamment d'éléments de preuve pour conclure qu'il était possible que le BSP ait voulu contraindre l'appelant à subir cette opération chirurgicale attentatoire à titre de peine additionnelle pour ses gestes de solidarité et ses actions antigouvernementales. Le témoignage de l'appelant selon lequel le BSP l'avait tourné en dérision en le traitant d'«ennemi du peuple» et l'avait accusé d'agir «à dessein contre le gouvernement» après avoir appris la naissance de son deuxième enfant peut étayer la conclusion que, du point de vue des autorités locales, la violation de la politique démographique par l'appelant était liée à sa prise de position politique notoire.

93 Vu ma conclusion relativement aux opinions politiques de l'appelant, je remets à une autre occasion l'examen de la question de savoir si l'acte même d'avoir un enfant constitue, pour reprendre les termes suivants de Goodwin-Gill, précité, qui sont repris dans l'arrêt Ward, à la p. 746, une «opinion sur une question dans laquelle l'appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé».

Le caractère déterminant de l'arrêt Cheung

94 Enfin, je tiens à ajouter un mot relativement à la façon dont les juges de la majorité de la Cour d'appel fédérale ont, en l'espèce, interprété la récente décision de leur Cour dans l'arrêt Cheung. Je ne vois aucune distinction importante entre cet arrêt et le présent cas, et la Cour d'appel n'aurait pas dû déroger au raisonnement qu'elle avait suivi dans l'arrêt Cheung, compte tenu particulièrement du fait que notre Cour a approuvé cette décision dans l'arrêt Ward. Par ailleurs, je sais que la Cour fédérale d'Australie a récemment suivi l'interprétation qu'a donnée le juge Heald de l'arrêt Ward sur ce point: voir Minister for Immigration and Ethnic Affairs c. Respondent A, précité. Cependant, comme je l'ai déjà expliqué, je suis d'avis que les motifs du juge Sackville, qui siégeait en révision dans cette affaire ((1994), 127 A.L.R. 383), concordent davantage avec le raisonnement suivi dans l'arrêt Ward.

Dispositif

95 Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis d'accueillir le pourvoi avec dépens dans toutes les cours et de renvoyer l'affaire à la Commission pour qu'elle entende de nouveau l'affaire, en conformité avec les présents motifs.

Version française du jugement des juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major rendu par

Le juge Major --

I. Les faits

96 L'appelant, diplômé universitaire et homme marié, occupait un poste de gestion au sein d'une entreprise de fabrication en plus d'être propriétaire d'un restaurant à Guangzhou, en République populaire de Chine (RPC). Il s'est enfui à Hong Kong, le 19 juillet 1990, puis il s'est rendu au Canada, où il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention pour le motif qu'il craint d'être persécuté du fait de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social.

97 Dans son témoignage devant la Commission de l'immigration et du statut de réfugié, l'appelant a allégué que, durant la Révolution culturelle, sa famille a été persécutée parce que son père était un ancien propriétaire foncier.

98 L'appelant exploitait un restaurant à Guangzhou. Les 5 et 6 juin 1989, des étudiants faisant partie du mouvement pro‑démocratique ont manifesté devant son restaurant. Comme l'appelant était favorable aux revendications politiques des étudiants, il leur a, pendant ces deux jours, fourni à manger et à boire, en plus de leur donner 100 renminbis. Entre juillet 1989 et avril 1990, des agents du bureau de la sécurité publique (BSP) se sont rendus à son restaurant à au moins 13 reprises. À l'occasion de ces visites, ils ont accusé l'appelant d'avoir participé au mouvement pro‑démocratique. Ils ont aussi interrogé le personnel et des clients du restaurant au sujet de l'appelant et des étudiants. Après la deuxième visite du BSP, à la mi‑juillet 1989, l'appelant s'est présenté volontairement à la section locale du bureau de la sécurité publique où il a confessé par écrit ses activités pro‑démocratiques.

99 L'appelant allègue que, en avril 1990, le BSP a découvert la naissance de son deuxième enfant (né en novembre 1989) et l'a accusé d'avoir violé la politique de contrôle des naissances du pays. Les agents du BSP ont visité le domicile de l'appelant à cinq reprises relativement à cette violation. Ils ont exigé que l'appelant paie une amende et que ce dernier ou son épouse se fasse stériliser. Celle‑ci a d'ailleurs perdu son emploi en raison de la viola­tion de la politique. Après la dernière visite des agents du BSP, l'appelant a volontairement déposé aux quartiers du BSP une promesse écrite qu'il se ferait stériliser dans un délai de trois mois. Vingt jours plus tard, l'appelant a quitté la RPC en utilisant un faux passeport.

100 L'appelant a témoigné que, depuis son départ de la RPC, il a appris que, en raison du fait qu'il a violé la politique de contrôle des naissances de ce pays, sa famille n'a pas cessé d'être harcelée par des visites des agents du BSP à son domici­le, et que, à une occasion, sa femme a même été détenue pendant toute une nuit par le BSP. Il a aussi prétendu que, s'il retournait en RPC, il risquait d'être arrêté, d'être emprisonné, de rester en chômage prolongé et même d'être assassiné.

II. Les dispositions législatives

La Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (abr. & rempl. ch. 28 (4e suppl.), art. 1)

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

«réfugié au sens de la Convention» Toute personne:

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques:

(i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) soit, si elle n'a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ou, en raison de cette crainte, ne veut y retourner;

b) n'a pas perdu son statut de réfugié au sens de la Convention en application du paragraphe (2).

Sont exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle‑ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

III. Les décisions rendues

A.La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié), le 23 octobre 1991

(1) Les antécédents familiaux

101 Concernant l'allégation de l'appelant qu'il craint d'être persécuté du fait de ses antécédents familiaux, la Commission a conclu:

[traduction] Le tribunal accepte le témoignage selon lequel les membres de la famille du demandeur, dont le demandeur lui‑même, ont été persécutés pendant la Révolution culturelle du fait de leurs antécédents familiaux. Toutefois, il n'a été présenté aucun élément de preuve tendant à indiquer que le demandeur a été persécuté après cette période. Qui plus est, le demandeur a pu ultérieurement faire des études universitaires et occuper plusieurs postes de gestion. Compte tenu de tout ce qui précède, ce tribunal ne juge pas que le demandeur a des motifs valables de craindre la persécution du fait de son appartenance à un groupe social, savoir, sa famille.

(2) Les opinions politiques

102 Pour ce qui est de l'allégation de l'appelant qu'il craint d'être persécuté du fait de sa participation à des activités pro‑démocratiques, la Commission a indiqué que le BSP, même s'il avait eu amplement l'occasion de le faire, n'avait pas tenté d'arrêter l'appelant après qu'il lui eut volontairement confessé ses activités.

103 La Commission a constaté qu'aucune preuve n'indiquait que l'enquête concernant la participation de l'appelant au mouvement pro‑démocratique s'était poursuivie après avril 1990, et elle a signalé que, cinq mois après son départ de la RPC en juillet 1990, l'appelant avait été capable de renouveler son permis de conduire. La Commission a conclu ainsi sur ce point:

[traduction] Compte tenu de la preuve, le tribunal ne juge pas que le demandeur a des motifs valables de craindre la persécution du fait des opinions politiques qu'il a fait connaître par ses activités pro‑démocratiques.

(3) La stérilisation n'équivaut pas à persécution

104 En ce qui concerne l'allégation du requérant qu'il craint d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser, la Commission a affirmé ce qui suit:

[traduction] Le demandeur a allégué qu'il craignait d'être persécuté en étant forcé de subir la stérilisation. Ce tribunal conclut que la stérilisation n'est pas en soi une forme de persécution pour un motif visé par la Convention; nous estimons plutôt qu'il s'agit d'une mesure du gouvernement chinois pour mettre en {oe}uvre une politique de planification familiale applicable à tous ses citoyens. En outre, le demandeur a attesté qu'il ne voulait plus avoir d'enfants et aucune preuve n'a été présentée indiquant que le demandeur subirait des sévices pendant l'intervention de stérilisation. Vu tout ce qui précède, ce tribunal conclut que la crainte du demandeur d'être persécuté par le biais d'une stérilisation forcée n'est pas fondée.

La Commission a statué que l'appelant n'était pas un réfugié au sens de la Convention.

B. Cour d'appel fédérale, [1993] 3 C.F. 675

105 L'appelant n'a interjeté appel que sur la question de la stérilisation forcée. La formation de trois juges de la Cour d'appel fédérale, dont un juge dissident, a rejeté l'appel.

(1) Le juge Heald

106 Le juge Heald, qui a rejeté l'appel, a indiqué à la p. 686 que, dans l'arrêt Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314 (C.A.), à la p. 322, la Cour d'appel fédérale a conclu que, dans le cas d'une femme, «la stérilisation forcée ou fermement imposée» constitue de la persécution étant donné que cet acte est une violation de la sécurité de la personne de cette femme et qu'il soumet celle‑ci à des traitements cruels, inhumains et dégradants. Il a jugé que la stérilisation de l'homme n'est pas qualitativement différente de celle de la femme et que, par conséquent, elle constitue de la persécution suivant le principe dégagé dans l'arrêt Cheung.

107 Le juge Heald a toutefois fait remarquer que les violations de la politique de l'enfant unique n'entraînaient pas toutes la stérilisation. En effet, la stérilisation forcée n'est pas une règle de droit d'application générale, mais plutôt une mesure visant à faire respecter la politique et qui n'est prise que par certaines autorités locales seulement. D'autres autorités locales prennent des sanctions pécuniaires, par exemple des sanctions économiques. Par conséquent, la question de savoir si la personne qui a plus d'un enfant craint avec raison d'être persécutée est une question de fait qui dépend de la preuve concernant les pratiques de l'autorité locale concernée.

108 Après avoir examiné la preuve, le juge Heald a statué que l'appelant n'avait pas établi qu'il craignait avec raison d'être stérilisé. La présente espèce diffère de l'affaire Cheung en ce que la Commission n'a pas conclu que l'appelant risquait vraisemblablement d'être stérilisé de force s'il retournait en Chine. L'appelant et sa famille encouraient des sanctions pécuniaires, peines qui ne sont pas suffisantes pour établir la persécution.

109 Même s'il a conclu que l'appelant n'avait pas établi qu'il craignait avec raison d'être stérilisé, le juge Heald s'est demandé si l'appelant pouvait être considéré comme appartenant à un «groupe social» selon les principes dégagés dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, qui a été rendu par notre Cour après l'arrêt Cheung.

110 Le juge Heald a statué, à la p. 691, qu'un groupe social composé «[d]es parents en Chine qui ont plus d'un enfant qui ne sont pas d'accord avec la stérili­sation forcée» n'entrait dans aucune des trois catégories de groupes sociaux énumérées dans l'arrêt Ward, précité. Il a souligné, à la p. 690, que, suivant le principe énoncé dans Ward, la crainte doit découler de ce que le demandeur est ou était «d'une façon immuable ou fondamentale», et non de ce qu'il fait ou a fait. Il a fait remarquer, à la p. 691, que «la distinction entre les parents qui ont enfreint la politique de l'enfant unique et ceux qui ne l'ont pas enfreinte découle de ce que les personnes ont fait [. . .] et non de ce qu'elles sont» (souligné dans l'original). Il a aussi indiqué que le groupe en question n'appartient pas à la catégorie des personnes qui s'associent volontairement pour des raisons essentielles à la dignité humaine, vu l'absence de preuve d'association active et volontaire au sein du groupe. Le juge Heald a ajouté que le groupe proposé par l'appelant n'est défini que par le fait que ses membres font face à une forme particulière de persécution. Il a affirmé, à la p. 693, qu'une telle définition «prive les motifs énumérés de tout contenu» et s'oppose également au rejet, dans l'arrêt Ward, précité, de groupes définis «du seul fait de leur victimisation commune en tant qu'objets de persécution». Par conséquent, le juge Heald a conclu que l'appelant n'avait pas établi la persécution du fait de l'appartenance à un groupe social.

111 Le juge Heald a aussi rejeté l'argument de l'appelant selon lequel le refus d'un citoyen de se faire stériliser équivalait à une prise de position politique. Il a statué que la persécution ne découlait pas du refus de subir la stérilisation, mais plutôt de la violation de la politique de l'enfant unique. Il a jugé qu'il n'y avait aucune preuve que les autorités chinoises pensent que l'acceptation de la politique de l'enfant unique fait partie intégrante de leur autorité. Il a affirmé que la politique de l'enfant unique relève de la compétence du gouvernement chinois et ne peut pas, en soi, être considérée comme une source de persécution. Les sanctions prévues en cas de violation de la politique doivent être acceptées, et, en dépit de l'horreur qu'elles inspirent, ne peuvent pas servir de fondement à une allégation de persécution du fait des opinions politiques. Il a donc conclu que l'appelant n'a pas de raison valable de craindre d'être persécuté du fait de ses opinions politiques.

(2) Le juge Desjardins

112 Le juge Desjardins a aussi rejeté l'appel, mais pour des motifs quelque peu différents. Elle a examiné la question de savoir si l'appelant était membre d'un groupe social, à partir des principes juridiques établis dans l'arrêt Ward. Elle a conclu, à la p. 716, que, vu l'absence de statut volontaire en l'espèce, la seule catégorie définie par l'arrêt Ward à laquelle l'appelant pourrait appartenir était celle des groupes définis par une «caractéristique innée ou immuable». Le juge Desjardins a affirmé que la caractéristique innée et immuable doit être un facteur si puissant qu'elle constitue l'essence d'un groupe d'individus, et qu'elle doit exister indépendamment du droit fondamental pour lequel ils luttent. Elle a statué que la stérilisation forcée viole un droit fondamental, mais que ce droit appartient à tous les êtres humains et n'est pas l'apanage de quelque groupe social auquel l'appelant a pu appartenir. Comme l'appelant a été visé pour ce qu'il a fait et non pour ce qu'il est, il n'est donc pas membre d'un groupe social.

113 Le juge Desjardins s'est alors demandée si la revendication pouvait être fondée sur le motif des opinions politiques, conformément aux principes établis par notre Cour dans l'arrêt Ward. Elle a jugé qu'il n'y avait aucune preuve particulière tendant à indiquer que la conduite de l'appelant, motivée par le souci de défendre ses droits fondamentaux, était perçue par les autorités locales chinoises comme un geste de défi à l'endroit de l'autorité nationale. Elle a en outre conclu que la stérilisation forcée pratiquée en vertu de la politique de l'enfant unique se situe en‑dehors de la portée du terme «persécution» dans la Convention. Elle a statué que la Convention ne vise pas les violations des droits de la personne commises par les autorités locales dans la poursuite d'un objectif légitime de l'État, notamment le contrôle démographique.

(3) Le juge Mahoney (dissident)

114 Le juge Mahoney, dissident, aurait accueilli l'appel. Il a affirmé, à la p. 704, que l'arrêt Cheung étayait la thèse selon laquelle «la stérilisation non sollicitée — un sévice qui représente une atteinte irréversible et grave aux droits fondamentaux d'une personne — constitue de la persécution». Il a souligné que la Commission n'avait tiré aucune conclusion négative — expresse ou implicite — de la preuve présentée par l'appelant. Il a conclu que, compte tenu de la preuve, la crainte de l'appelant d'être stérilisé de force s'il devait retourner en Chine était fondée sur les plans subjectif et objectif.

115 Le juge Mahoney a affirmé que rien ne permettait de distinguer l'espèce de l'affaire Cheung et que rien dans l'arrêt Ward ne permettait de douter du bien‑fondé de l'arrêt Cheung. Il a déclaré qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait association formelle entre les individus concernés pour qu'ils soient considérés comme un groupe dont les membres s'associent volontairement pour des motifs touchant l'essentiel de la dignité humaine. Il a conclu que c'est le motif commun, qui participe de l'essence de la dignité humaine, qui définit et constitue le groupe et qu'un acte conscient d'association n'est pas un élément essentiel.

IV. Questions en litige

1.La stérilisation forcée est‑elle une forme de «persécution» au sens de l'al. 2(1)a) de la Loi sur l'immigration?

2.Les personnes qui risquent d'être stérilisées de force font‑elles partie d'un «groupe social»?

3.Les personnes qui refusent la stérilisation forcée expriment‑elles une «opinion politique»?

4.À supposer que les personnes qui craignent avec raison d'être stérilisées pour avoir violé la politique chinoise de l'enfant unique soient admissibles au statut de réfugié au sens de la Convention, en l'espèce, l'appelant est‑il fondé de craindre d'être stérilisé de force ou de subir d'autres persécutions justifiant de lui reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention?

V. Analyse

116 La principale question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si l'appelant est un réfugié au sens de la Convention. Aux termes de la définition de «réfugié au sens de la Convention», au par. 2(1) de la Loi sur l'immigration, la personne qui revendique le statut de réfugié doit établir qu'elle «crai[nt] avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques». En l'espèce, la stérilisation forcée est la forme de persécution à laquelle l'appelant affirme qu'il sera soumis s'il retourne en RPC. Il prétend que, pour l'application de la définition de «réfugié au sens de la Convention», la stérilisation forcée constitue de la persécution et que cette persécution est exercée soit du fait de son appartenance à un groupe social, soit du fait de ses opinions politiques, qu'il a exprimées en violant la politique de l'enfant unique.

117 L'appelant s'est appuyé tout particulièrement sur l'arrêt Cheung, décision récente de la Cour d'appel fédérale dans laquelle celle‑ci a conclu que l'appelante, qui craignait avec raison d'être stérilisée, avait droit au statut de réfugié au sens de la Convention. Dans cette affaire, la femme qui revendiquait le statut de réfugié avait dû, pour des raisons médicales, renoncer à l'utilisation d'un dispositif intra‑utérin et elle s'était fait avorter plusieurs fois. Après la naissance de son deuxième enfant, des agents du bureau de planification familiale étaient venus chez elle et l'avaient emmenée à l'hôpital pour qu'elle se fasse stériliser. L'opération de stérilisation a été reportée de six mois à cause d'une infection, mais, avant la fin de cette période, Mme Cheung a fui la RPC. Le juge Linden a indiqué ce qui suit dans ses motifs (à la p. 318):

La Commission a accepté le fait que l'appelante serait stérilisée si elle était forcée à retourner en Chine.

118 Dans l'arrêt Cheung, on a fait une distinction entre les femmes qui ont plus d'un enfant et qui craignent avec raison d'être stérilisées de force et celles qui ont plus d'un enfant mais n'ont pas cette crainte. Cette distinction doit être faite à la lumière du fait, pris en considération dans l'arrêt Cheung, que la stérilisation forcée n'est pas une règle de droit d'application générale, mais plutôt une mesure visant à faire respecter la politique qui est prise par certaines autorités locales et qui, tout au plus, est tacitement acceptée par le gouvernement central. Par conséquent, le caractère raisonnable de la crainte de persécution dépend, entre autres, des pratiques de l'autorité locale concernée.

119 Aux fins du présent pourvoi, je tiens pour acquis (sans en décider) que la Cour d'appel fédérale a rendu la bonne décision dans Cheung et que l'appelant est membre d'un groupe social au sens du par. 2(1). Toutefois, l'appelant ne peut pas invoquer l'arrêt Cheung à moins d'établir qu'il craint avec raison d'être stérilisé. Le critère à satisfaire pour établir l'existence d'une crainte de persécution a été clairement énoncé par le juge La Forest, dans l'arrêt Ward, à la p. 723:

D'une façon plus générale, que doit faire exactement le demandeur pour établir qu'il craint d'être persécuté? Comme j'y faisais allusion plus haut, le critère comporte deux volets: (1) le demandeur doit éprouver une crainte subjective d'être persécuté, et (2) cette crainte doit être objectivement justifiée. Ce critère a été formulé et appliqué par le juge Heald dans l'arrêt Rajudeen [(1984), 55 N.R. 129 (C.A.F.)], à la p. 134:

L'élément subjectif se rapporte à l'existence de la crainte de persécution dans l'esprit du réfugié. L'élément objectif requiert l'appréciation objective de la crainte du réfugié pour déterminer si elle est fondée.

Le critère énoncé par le juge La Forest dans l'arrêt Ward est compatible avec la méthode recommandée dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (Genève, 1979) préparé par les Nations Unies. Même si ce document n'a aucune force obligatoire, on lui reconnaît néanmoins un caractère fort persuasif au Canada. On y explique ainsi les mots «craignant avec raison d'être persécutée»:

38. L'élément de crainte — qui est un état d'esprit et une condition subjective — est précisé par les mots «avec raison». Ces mots impliquent que ce n'est pas seulement l'état d'esprit de l'intéressé qui détermine sa qualité de réfugié mais que cet état d'esprit doit être fondé sur une situation objective. Les mots «craignant avec raison» recouvrent donc à la fois un élément subjectif et un élément objectif et, pour déterminer l'existence d'une crainte raisonnable, les deux éléments doivent être pris en considération.

120 Tant l'existence d'une crainte subjective que le fondement objectif de cette crainte doivent être établis selon la prépondérance des probabilités. Dans l'arrêt Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 C.F. 680, la Cour d'appel fédérale a statué que, dans le contexte spécifique de la détermination du statut de réfugié, le demandeur n'est pas tenu d'établir, pour satisfaire à l'élément objectif du critère, qu'il est plus probable qu'il sera persécuté que le contraire. Il doit cependant établir qu'il existe plus qu'une «simple possibilité» qu'il soit persécuté. On a décrit le critère applicable comme étant l'existence d'une «possibilité raisonnable» ou, plus justement à mon avis, d'une «possibilité sérieuse». Voir R. c. Secretary of State for the Home Department, ex parte Sivakumaran, [1988] 1 All E.R. 193 (C.L.).

121 En l'espèce, la Commission n'a pas décidé si l'appelant éprouvait, avec raison, quelque crainte subjective ou objective d'être stérilisé de force s'il retournait en Chine. Le présent cas peut donc, dès le départ, être distingué de l'affaire Cheung, où, en première instance, la Commission avait clairement conclu que la demanderesse risquait la stérilisation forcée si elle était renvoyée en Chine.

122 C'est dans sa Fiche de renseignements personnels que l'appelant a soulevé pour la première fois la question de la stérilisation forcée. À l'audience, la Commission a demandé expressément à l'avocate de l'appelant de se concentrer sur cet aspect de la revendication et a amplement laissé à l'appelant la possibilité d'établir que sa crainte était fondée:

[traduction] LA PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE: Aux fins de l'examen de la Fiche de renseignements personnels, le tribunal aimerait que vous vous concentriez sur [. . .] les passages relatifs à la crainte de persécution du demandeur et ses allégations concernant la stérilisation forcée.

123 Comme cela se produit fréquemment aux audiences de détermination du statut de réfugié, l'appelant n'a pas témoigné en anglais, mais plutôt en cantonais, par l'entremise d'un interprète. La tâche qui incombe à l'interprète dans une audition de nature judiciaire ou quasi‑judiciaire est extrêmement ardue et il n'est donc pas étonnant que l'interprétation simultanée comporte parfois de légères maladresses de style. Cependant, la Commission (et notre Cour lorsqu'elle examine un dossier écrit) est tout à fait en mesure d'ignorer les erreurs grammaticales et de saisir le sens général du témoignage de la personne qui revendique le statut de réfugié, particulièrement lorsque ce témoignage est considéré dans son ensemble. Il s'agit là d'un élément fondamental de l'attitude de tolérance que préconise, en matière de preuve, le HCNUR dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié.

124 Il incombe au président de l'audience devant la Commission de faire en sorte que la traduction fournie à la Commission et reproduite dans le dossier écrit soit aussi fidèle que possible compte tenu des circonstances. La principale difficulté à cet égard survient lorsque le demandeur parle trop rapidement ou trop longuement, empêchant ainsi l'interprète de traduire fidèlement toute l'information. En l'espèce, la présidente de l'audience a grandement aidé à assurer la fidélité du dossier en faisant tout son possible pour que l'interprète soit en mesure de traduire exhaustivement et fidèlement le témoignage du demandeur. Les efforts de la présidente de l'audience ressortent clairement de la transcription du début de l'audience portant sur la stérilisation, à l'endroit où le demandeur décrit la politique de l'enfant unique plutôt que son expérience personnelle:

[traduction]

QEt vous déclarez qu'ils vous ont dit que vous aviez enfreint la politique de contrôle des naissances. Quelle est la politique de contrôle des naissances en Chine?

RLa politique des naissances en Chine était d'avoir un enfant par famille. Comme je suis fils unique, j'aimerais avoir plusieurs enfants.

QVous affirmez que tous —

LA PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE: Excusez‑moi. M. Lau, je crois que le demandeur en a dit un peu plus long que ce que vous avez traduit. Il a mentionné quelque chose au sujet de l'intervalle entre chaque enfant. Plutôt que de tenter de vous souvenir, je vais poser la question au demandeur.

Monsieur Chan, avez‑vous, dans votre dernière réponse, mentionné quelque chose à propos de l'intervalle entre chaque enfant?

LE DEMANDEUR: Oui.

LA PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE: Avant que vous ne commenciez, M. Lau, il ne s'agit pas d'une critique de votre travail. Le demandeur a effectivement parlé très longuement, et je ne l'ai pas interrompu.

(LE DEMANDEUR S'EXPRIME EN CANTONAIS)

LA PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE: Bien, arrêtez ici. Vous devez formuler des phrases plus courtes afin que M. Lau puisse tout traduire.

Comme l'indique cette partie de la transcription, la présidente de l'audience, Mme Nee, comprenait le cantonais et était ainsi en mesure de cerner précisément les passages du témoignage de l'appelant que l'interprète avait omis. Le fait d'assigner aux diverses audiences de détermination du statut de réfugié des commissaires qui comprennent la langue maternelle du demandeur et qui sont donc capables de confirmer de façon indépendante la fidélité du dossier est une pratique qu'il y a lieu d'encourager fortement.

125 Le témoignage oral de l'appelant devant la Commission concorde de façon générale avec l'information figurant dans sa Fiche de renseignements personnels. Il a affirmé que son deuxième fils est né en novembre 1989 et que le BSP avait découvert la naissance de cet enfant à l'occasion d'un recensement périodique, effectué entre avril et juin 1990. L'appelant a obtempéré à l'ordre du BSP et il est allé faire enregistrer cet enfant au poste de police. Par la suite, les agents du BSP sont retournés à deux reprises à son domicile en son absence, et ils auraient demandé que l'appelant et sa femme paient une amende de 8 000 dollars et que l'un d'eux subisse la stérilisation:

[traduction] Pendant la deuxième et la troisième visites, ils ont exigé une amende de 8 000 dollars, et ils ont exigé que moi ou mon épouse subisse la stérilisation.

Au cours des deuxième et troisième visites, je n'étais pas à la maison. J'en ai été informé à mon retour par mon épouse. La première de ces visites est survenue à la fin de mai. Ils voulaient savoir qui allait accepter la stérilisation. Si personne ne consentait, [nous] serions amenés de force — pour être stérilisés.

126 L'appelant a déclaré que les agents du BSP s'étaient rendus chez lui à deux autres reprises et avaient demandé que l'appelant lui‑même ou sa femme signe une formule de consentement à la stérilisation. Après la cinquième visite, l'appelant a accepté de signer la formule de consentement:

[traduction] Trois jours après la cinquième visite, je suis allé au poste de police et j'ai remis le document dans lequel j'affirmais que j'étais disposé à subir l'intervention de stérilisation dans les trois mois; vingt jours plus tard, j'ai quitté la Chine.

127 L'appelant a affirmé que lui et sa famille avaient décidé qu'il devait consentir par écrit à la stérilisation afin de mettre fin au harcèlement psychologique causé par les fréquentes visites des agents du BSP et d'éviter d'éventuelles mesures de coercition pécuniaires:

[traduction]

QVous avez affirmé avoir signé la confirmation comme quoi vous subiriez la stérilisation. Pourquoi avez‑vous signé cette confirmation?

RParce que je croyais que si je signais pas, je ne pouvais donner suite à leur demande. Ils peuvent venir tous les jours, du matin au soir. Sur le plan psychologique nous ne pouvons le supporter; en outre, ils peuvent aller plus loin et me retirer mon emploi et celui de mes parents. Si les choses en arrivaient là, nous n'aurions plus aucun moyen de vivre, c'est pourquoi nous avons signé — j'ai signé ce document pour contourner cette difficulté.

L'appelant a aussi affirmé, dans son témoignage, que sa femme avait perdu son emploi à cause de cette violation de la politique de l'enfant unique.

128 Les déclarations faites par l'appelant dans sa Fiche de renseignements personnels ainsi que son témoignage oral constituent des éléments de preuve de l'aspect subjectif de sa crainte d'être stérilisé de force. Cependant, la personne qui revendique le statut de réfugié ne peut pas établir qu'elle craint avec raison d'être persécutée simplement en alléguant l'existence de cette crainte. Pour satisfaire à l'élément subjectif du critère servant à déterminer si la crainte de persécution est fondée, le demandeur doit convaincre la Commission que la crainte qu'il allègue existe dans son esprit. Normalement, lorsque le demandeur est jugé être un témoin crédible et qu'il dépose de façon cohérente, son témoignage sera suffisant pour satisfaire à l'élément subjectif du critère.

129 En l'espèce, le témoignage de l'appelant, même quand il porte sur sa propre crainte d'être stérilisé de force, est parfois équivoque et incohérent. En réponse à une question de son avocate, l'appelant a affirmé qu'il n'avait pas l'intention de se soumettre à l'ordre du BSP de se faire stériliser:

[traduction]

Q Avez‑vous déjà eu l'intention de vous conformer à leur demande de stérilisation?

RJe crois que la décision de se faire stériliser est un choix personnel. Même si j'ai décidé de ne pas avoir un troisième enfant, il ne me serait pas absolument nécessaire de subir l'intervention de stérilisation. Je n'avais donc jamais envisagé de subir ce type d'opération cruelle.

130 De même, lorsqu'on lui a demandé précisément ce qui arriverait s'il retournait en Chine, l'appelant n'a fait aucune mention de la stérilisation forcée:

[traduction]

QQue pensez‑vous qu'il se passerait si vous retourniez en Chine?

RSi je rentre en Chine, le plus probable serait que je me fasse arrêter ou mettre en prison. Je pourrais aussi passer toute ma vie au chômage et ne pas être capable de gagner ma vie. Si l'on parle de conséquences plus graves, je pourrais être tué.

QPourquoi pensez‑vous que cela se produirait si vous deviez retourner?

R. . . En ce qui concerne mon deuxième enfant, il est vrai que cela a eu une incidence sur la prime de certains membres du comité du voisinage. Ils seraient hostiles et voudraient se venger. Ils prendraient pour prétexte mes opinions politiques différentes pour m'arrêter et me mettre en prison.

131 Il convient de souligner que la Commission a conclu que le témoignage oral rendu par l'appelant ne permettait pas d'établir le bien‑fondé du principal motif de persécution qu'il invoque lorsqu'elle a statué que l'appelant n'était pas persécuté du fait de ses opinions politiques pro‑démocratiques. Cette conclusion n'est pas visée par le présent pourvoi.

132 À mon avis, le témoignage de l'appelant en ce qui concerne l'aspect subjectif de sa crainte d'être stérilisé est, au mieux, équivoque. Toutefois, en l'absence d'une conclusion expresse de la Commission sur ce point, il ne serait pas approprié pour notre Cour de statuer que la crainte de l'appelant d'être stérilisé de force n'avait pas de fondement subjectif.

133 Toutefois, même si l'appelant se voit accorder le bénéfice du doute sur la question de la crainte subjective, l'existence, sur le plan subjectif, d'une crainte de la persécution ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de la définition de réfugié au sens de la Convention donnée par la loi. En effet, il appartient au demandeur, à l'audition de sa revendication du statut de réfugié, de présenter des éléments de preuve permettant à la Commission de conclure que non seulement la crainte existe dans l'esprit du demandeur, mais également qu'elle est fondée sur le plan objectif.

134 Pour statuer sur l'élément objectif du critère, il faut examiner la «situation objective», et, à cet égard, les conditions existant dans le pays d'origine du demandeur ainsi que les lois de ce pays et la façon dont elles sont appliquées sont des facteurs pertinents: voir le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du HCNUR, aux par. 42 et 43.

135 L'appelant ne s'est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait en ce qui concerne l'élément objectif du critère. En particulier, il n'a présenté aucun élément de preuve établissant que sa crainte d'être stérilisé de force avait un fondement objectif.

136 La preuve documentaire présentée par l'appelant à la Commission au sujet de la politique chinoise de contrôle démographique comprenait le Country Reports on Human Rights Practices for 1990, daté de février 1991, du Département d'État américain. Ce document décrit les diverses méthodes utilisées pour faire respecter la politique de l'enfant unique. Il ressort clairement de ce document que ces méthodes varient d'une région à l'autre et que leur application relève des autorités locales (aux pp. 852 et 853):

[traduction] La politique chinoise en matière de contrôle démographique s'appuie sur l'éducation, la propagande et les primes, ainsi que sur des mesures plus coercitives, y compris la pression psychologique et d'importantes peines pécuniaires. Les récompenses accordées aux couples qui respectent la politique comprennent une rémunération mensuelle et des avantages médicaux, alimentaires et scolaires préférentiels. Les mesures disciplinaires prises contre ceux qui violent la politique comprennent souvent de fortes amendes, le refus de dispenser des services sociaux, la rétrogradation et d'autres sanctions administratives. Dans quelques cas au moins, des gens ont été congédiés (une peine très grave en Chine puisqu'elle a une incidence sur le logement, la pension, et d'autres avantages sociaux) pour avoir refusé de mettre fin à des grossesses non autorisées.

La contrainte physique pour obliger quelqu'un à se faire avorter ou se faire stériliser n'est pas autorisée, mais continue à se produire alors que les fonctionnaires tentent d'atteindre les objectifs démographiques. On signale encore des cas d'avortements et de stérilisations forcés, quoiqu'ils soient beaucoup moins fréquents qu'au début des années 1980. Bien qu'ils reconnaissent qu'il existe des abus, les fonctionnaires soutiennent que la Chine ne cherche pas à excuser l'avortement ou la stérilisation forcés et que les abus commis par des fonctionnaires locaux sont punis. Cependant, ils avouent que les cas de sanctions sont rares et ils n'ont pas encore fourni de documents constatant des sanctions.

L'application de la politique de planification familiale ne s'est pas faite de façon uniforme et varie beaucoup selon le lieu et l'année. Les données du recensement de 1990 indiquent que le nombre moyen d'enfants par famille (2,3) et le taux de croissance démographique (1,5 p. 100) demeurent sensiblement plus élevés que les chiffres qui seraient obtenus par une application réussie de la politique officielle. Dans plusieurs régions, des couples peuvent apparemment avoir plusieurs enfants sans encourir de peines tandis que, dans d'autres régions, l'application a été plus rigoureuse. Les fonctionnaires locaux ont un large pouvoir discrétionnaire quant à la manière de mettre en {oe}uvre la politique et quant à la rigueur avec laquelle elle le sera. Parce que des peines peuvent être infligées contre des fonctionnaires locaux et des unités de travail des femmes si le nombre de naissances dépasse le nombre autorisé, plusieurs individus sont personnellement touchés, ce qui crée une autre source éventuelle de pression. [Je souligne.]

137 L'appelant n'a pas présenté à la Commission d'éléments de preuve établissant que la stérilisation forcée est réellement pratiquée et qu'elle n'est pas seulement une menace proférée par les autorités locales de sa région. La personne qui revendique le statut de réfugié devrait présenter à la Commission des preuves concernant les méthodes visant à faire respecter la politique qui étaient appliquées dans sa région pendant la période en cause. Lorsqu'une telle preuve n'est pas disponible sous forme documentaire, le demandeur peut néanmoins établir que sa crainte est objectivement fondée en faisant état, dans son témoignage, de personnes qui se trouvent dans une situation analogue à la sienne. Cette attitude libérale relativement à la preuve des faits, qui constitue un assouplissement considérable des règles de preuve habituelles, vise à accorder au demandeur le bénéfice du doute dans les cas où la preuve documentaire, au sens strict, n'est pas disponible. Cette attitude concorde parfaitement avec les lignes directrices formulées dans le Guide du HCNUR:

43. Il n'est pas nécessaire que les arguments invoqués se fondent sur l'expérience personnelle du demandeur. Ainsi, le sort subi par des parents ou des amis ou par d'autres membres du même groupe racial ou social peut attester que la crainte du demandeur d'être lui‑même tôt ou tard victime de persécutions est fondée. Les lois du pays d'origine, et particulièrement la façon dont ces lois sont appliquées, sont également pertinentes. Cependant, la situation de chaque personne doit être appréciée en elle‑même.

En l'espèce, l'appelant n'a fourni aucune preuve documentaire ou anecdotique étayant sa prétention que les autorités chinoises ne se contenteraient pas d'exercer sur lui des pressions psychologiques et pécuniaires pour qu'il se soumette à la stérilisation, mais qu'elles iraient jusqu'à la contrainte physique.

138 De plus, l'appelant n'a produit aucun élément de preuve visant à établir que la stérilisation forcée, sanction à laquelle ont recours certaines autorités locales en Chine, est infligée aux hommes par les autorités locales de sa région, Guangzhou. En fait, la preuve documentaire qu'il a déposée tend fortement à indiquer que les peines participant de la contrainte physique qui sont infligées en cas de violation de la politique de l'enfant unique sont imposées principalement, sinon exclusivement, aux femmes. Dans un document déposé par l'appelant devant la Commission et intitulé Slaughter of the Innocents: Coercive Birth Control in China, l'auteur, John S. Aird, à la p. 71, cite une partie du règlement concernant le contrôle des naissances adopté, le 1er janvier 1987, par le district de Tianhe, à Guangzhou. Il ressort clairement de ce règlement que ce sont les femmes qui font l'objet de mesures de contrainte physique en cas de violation de la politique de l'enfant unique:

[traduction] [L]es femmes qui négligent de se faire implanter un dispositif intra‑utérin dans les quatre mois qui suivent la naissance de l'enfant paient, tant qu'elles obtempèrent pas, une amende mensuelle de 20 yuans. Les femmes autorisées par la loi à avoir deux enfants et qui refusent l'implantation d'un dispositif intra‑utérin après la naissance du deuxième enfant doivent se faire stériliser. Tant que cette mesure n'a pas été prise, elles paient une amende mensuelle de 50 yuans [. . .] Les femmes qui ont déjà un enfant et qui pratiquent sans succès des mesures de contraception doivent se faire avorter, puis stériliser.

139 À cet égard, il convient de rappeler que, dans l'extrait du Country Reports cité précédemment, on indique que les peines prévues en cas de naissances excédentaires sont infligées aux unités de travail des femmes visées. En l'espèce, l'appelant a affirmé que sa femme avait perdu son emploi par suite de la violation de la politique de l'enfant unique, mais sa Fiche de renseignements personnels révèle qu'il a, pour sa part, conservé son emploi de gestionnaire au sein de la société Hung Cheong Works & Trading Company, à Guangzhou, et ce jusqu'à son départ de la Chine.

140 L'autre élément de preuve fourni par l'appelant n'a pas non plus permis d'étayer le caractère objectif de sa crainte d'être stérilisé de force. En effet, au moment de l'audience, en octobre 1991, soit plus d'un an après la signature par l'appelant de la formule confirmant qu'il consentait à se faire stériliser à la place de sa femme dans un délai de trois mois, aucune mesure n'avait été prise pour forcer sa femme à subir cette mesure. De fait, au moment de l'audience, même l'amende de 8 000 dollars n'avait pas été payée, et les autorités locales avaient apparemment accepté de réduire cette somme pour tenir compte du fait que l'épouse était alors sans emploi:

[traduction]

QLes 8 000 dollars que la Sécurité publique vous demandait de payer, les avez‑vous jamais versés?

RQuand j'ai quitté la Chine, la somme n'avait pas été payée. Ils ont dit — ils ont dit que vu la situation — vu que nous n'avions pas l'argent qu'ils accepteraient de réduire cette somme.

QEt de combien la somme a‑t‑elle été réduite?

RElle a été réduite à 4 800. Ma femme laissait traîner les choses et ne payait pas l'amende. À cause de cela, mon enfant n'a pu être inscrit officiellement dans les registres; voilà pourquoi récemment, j'ai — j'en ai parlé avec ma femme, et l'argent sera probablement payé.

De plus, la famille de l'appelant a pu renouveler le permis de conduire de ce dernier en décembre 1990, quelque cinq mois après son départ du pays. Comme l'a signalé la Commission relativement à la revendication de l'appelant fondée sur ses opinions politiques pro‑démocratiques, le renouvellement de son permis de conduire n'est pas compatible avec son allégation de persécution imposée par l'État.

141 Le renouvellement du permis de conduire ne concorde pas avec l'allégation de l'appelant selon laquelle les autorités chinoises auraient utilisé la contrainte physique pour le stériliser. La preuve disponible relativement aux pressions exercées par les autorités chinoises pour amener les personnes visées à se faire stériliser tend à indiquer que le modus operandi consistait plutôt à exercer des moyens de pression de nature pécuniaire et administrative. Le règlement pris en 1987 par la ville où résidait l'appelant, Guangzhou, et cité dans les documents fournis à la Commission par l'appelant (Slaughter of the Innocent: Coercive Birth Control in China, op. cit., aux pp. 71 et 72), comporte la disposition suivante:

[traduction] La famille qui, sans autorisation, a plus d'un enfant et rejette la stérilisation se voit refuser la permission de construire une habitation, on lui coupe l'eau et l'électricité (ou on lui fait payer des tarifs de cinq à dix fois plus élevés, selon le genre de maison qu'elle habite), elle ne reçoit pas de coupons pour les céréales [et] les permis de conduire et permis d'exploitation d'entreprise privée de ses membres sont révoqués. Ces sanctions prennent fin dès qu'il y a eu stérilisation. (Les sanctions susmentionnées s'appliquent à tous ceux qui sont inscrits sous le nom de cette famille dans le registre de population.) [Je souligne.]

On ignore l'effet que la découverte de la naissance de son deuxième enfant aurait eu sur le permis dont l'appelant était titulaire et qui l'autorisait à exploiter son propre restaurant de fruits de mer. Dans son témoignage, l'appelant déclare avoir vendu le restaurant pour recueillir les fonds nécessaires pour venir au Canada en avril 1990, avant que le BSP ne découvre la naissance de son deuxième enfant. La Commission et notre Cour ne peuvent s'appuyer que sur les déductions raisonnables qui peuvent être tirées de la preuve disponible, en l'occurrence de la preuve concernant le permis de conduire.

142 Mon collègue le juge La Forest affirme qu'aucune conclusion ne peut être tirée des différents éléments de preuve et que, relativement à chacun de ces éléments, il faut accorder à l'appelant le bénéfice du doute, souvent en prenant en considération des hypothèses susceptibles d'appuyer sa revendication. Cette méthode empêche l'organisme chargé de statuer sur la revendication du statut de réfugié de s'acquitter de sa tâche, qui est de tirer des conclusions raisonnables sur le fondement de la preuve qui lui est soumise. Elle est en outre fondamentalement incompatible avec le concept de «bénéfice du doute» expliqué dans le Guide du HCNUR:

204. Néanmoins, le bénéfice du doute ne doit être donné que lorsque tous les éléments de preuve disponibles ont été réunis et vérifiés et lorsque l'examinateur est convaincu de manière générale de la crédibilité du demandeur. Les déclarations du demandeur doivent être cohérentes et plausibles, et ne pas être en contradiction avec des faits notoires. [Je souligne.]

143 Il ressort de tous les éléments de preuve disponibles que les autorités chinoises tentent, par des moyens de pressions d'ordre psychologique, social et pécuniaire, y compris par de lourdes amendes, de persuader les couples qui ont plus d'un enfant à se soumettre à la stérilisation. Le principal agent d'application de la politique est l'unité de travail de la femme, mais des mesures peuvent également être prises contre d'autres membres de la famille, notamment des mesures visant des permis délivrés par le gouvernement, par exemple les permis de conduire. Certains faits notoires tendent également à indiquer que des autorités locales, mais pas toutes, ne se limitent pas à ces mesures et ont recours à la contrainte physique, principalement contre les femmes.

144 En l'espèce, le témoignage de l'appelant démontre que le BSP a exercé de la pression psychologique en effectuant de fréquentes visites et que des pressions d'ordre pécuniaire ont également été exercées par l'application d'une lourde amende et la révocation du permis de travail de son épouse. L'appelant a témoigné qu'il avait consenti par écrit à se faire stériliser dans un délai de trois mois afin d'éviter de faire l'objet d'autres pressions de cette nature. La preuve révèle que, à l'expiration de la période de trois mois, les autorités n'ont pris aucune mesure pour contraindre l'épouse de l'appelant à se faire stériliser et qu'elles ont réduit considérablement le montant de l'amende infligée au départ, en plus de renouveler le permis de conduire de l'appelant.

145 Tous ces faits, particulièrement si on les considère dans leur ensemble, sont en contradiction directe avec tous les éléments de preuve disponibles relativement au comportement dont on pourrait s'attendre des autorités si leur intention était de contraindre physiquement l'appelant à subir la stérilisation. Les éléments de preuve disponibles établissent que les autorités chinoises qui ont l'intention de recourir à la contrainte physique, en violation de la politique gouvernementale «officielle», épuisent d'abord tous les autres moyens de coercition à leur disposition. Puisque la prétention de l'appelant qu'il serait contraint physiquement à se faire stériliser est en contradiction avec la preuve disponible et les faits notoires, il ne convient pas, en l'espèce, d'accorder à l'appelant le bénéfice du doute et ainsi conclure au bien‑fondé de sa revendication. La preuve présentée par l'appelant est davantage compatible avec la remarque qu'il a formulée vers la fin de son témoignage, savoir que les fonctionnaires locaux craignaient principalement de perdre leur prime par suite de la violation de la politique de l'enfant unique, crainte qui, on le présume, aurait été atténuée considérablement par le paiement de l'amende sévère qu'ils avaient infligée.

146 Je suis également incapable de souscrire à la conclusion du juge La Forest que la façon dont on a traité l'appelant parce qu'il avait un deuxième enfant a été plus sévère en raison des opinions politiques qu'il a exprimées en donnant à manger aux manifestants pro‑démocratiques. Rien dans le témoignage de l'appelant n'indique que ce dernier faisait un lien entre les visites effectuées à son restaurant et la mise en {oe}uvre de la politique de l'enfant unique. Rien n'indique non plus que l'appelant était traité d'une façon exceptionnellement sévère en vertu de cette politique: comme je l'ai mentionné précédemment, il a conservé son poste de gestionnaire, et l'amende qui lui avait été imposée a été réduite de façon importante pour tenir compte de la perte de revenus subie par son épouse du fait qu'elle a effectivement perdu son emploi.

147 Fait plus significatif, toutefois, il n'a jamais été interjeté appel de la conclusion de la Commission que l'appelant ne risquait pas la persécution du fait de ses opinions politiques pro‑démocratiques. Par conséquent, la décision de la Commission touchant la crainte de persécution de l'appelant fondée sur ses opinions politiques pro‑démocratiques est finale. Notre Cour ne devrait pas envisager d'infirmer la décision de la Commission en introduisant, à ce stade‑ci, de nouveaux facteurs concernant une question qui a été tranchée de façon définitive par la Commission et n'a pas l'objet d'un appel. Qui plus est, ni devant la Commission ni devant quelque juridiction d'appel, l'appelant n'a soulevé la possibilité qu'il soit forcé de se faire stériliser du fait de ses opinions politiques pro‑démocratiques. Notre Cour ne peut statuer sur le pourvoi de l'appelant en se fondant sur une question à l'égard de laquelle celui‑ci n'a pas été autorisé à se pourvoir. De plus, cette question n'a fait l'objet d'aucun argument devant la Cour et l'appelant lui‑même ne l'a pas invoquée.

148 La seule question relative aux opinions politiques et soulevée dans le présent pourvoi était de savoir si le fait d'avoir un enfant en contravention de la politique de l'enfant unique constituait de la part du demandeur du statut de réfugié une manifestation suffisamment éloquente de ses opinions politiques pour justifier à elle seule la revendication de ce dernier. Compte tenu de ma conclusion que l'appelant n'a pas établi qu'il craint avec raison d'être persécuté, j'estime qu'il n'est pas nécessaire d'examiner cette question.

149 Étant donné que les personnes qui violent la politique chinoise de l'enfant unique ne courent pas toutes une possibilité raisonnable d'être stérilisées de force, l'appelant doit établir qu'il craint avec raison d'être stérilisé de force avant de pouvoir invoquer l'arrêt Cheung. L'appelant n'a produit aucun élément de preuve visant à établir que, selon la prépondérance des probabilités, sa crainte d'être stérilisé de force avait un fondement objectif. Compte tenu du témoignage oral de l'appelant et de la preuve documentaire qu'il a présentée, la stérilisation forcée ne demeure rien de plus qu'une «simple possibilité» en ce qui le concerne. En l'absence de la preuve de l'élément susmentionné, la Commission n'était pas en mesure de statuer que l'appelant craignait avec raison d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser.

150 La conclusion qui précède a un effet déterminant sur le présent pourvoi, car l'appelant n'a pas été en mesure, à la lumière de la preuve présentée, d'établir un des éléments essentiels de la définition de réfugié au sens de la Convention. En effet, dans les cas où l'appelant ne s'acquitte pas du fardeau d'établir, selon la prépondérance des probabilités, un fondement factuel valable, il est difficile pour les tribunaux d'appel de trancher des questions de droit qui ne reposent pas sur des faits, et ils ne devraient pas tenter de le faire. Par conséquent, la question de savoir si l'arrêt Cheung devrait être suivi, compte tenu de l'arrêt Ward de notre Cour, devra attendre une espèce où les faits nécessaires auront été établis à l'audition de la revendication du statut de réfugié.

151 Comme l'appelant n'a présenté aucun élément de preuve à l'égard d'un élément fondamental de sa revendication, la Commission ne pouvait donc s'appuyer sur aucun fondement juridique pour lui reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention. Par conséquent, le pourvoi doit être rejeté.

Pourvoi rejeté, les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents.

Procureur de l'appelant: Legal Services Society, Vancouver.

Procureur de l'intimé: John C. Tait, Ottawa.

Procureurs de l'intervenante la Commission de l'immigration et du statut de réfugié: Gowling, Strathy & Henderson, Ottawa.

Procureur de l'intervenant le Conseil canadien pour les réfugiés: Parkdale Community Legal Services, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 3 R.C.S. 593 ?
Date de la décision : 19/10/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Immigration - Réfugié au sens de la Convention - Crainte fondée de persécution du fait de l'appartenance à un groupe social ou des opinions politiques - Risque probable de stérilisation forcée par suite de la violation de la politique chinoise de l'enfant unique - Confession concernant la participation au mouvement pro‑démocratique - L'appelant craint‑il avec raison d'être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social (sa famille) ou de ses opinions politiques? - La stérilisation est‑elle une forme de «persécution» au sens de l'art. 2(1)a) de la Loi sur l'immigration? - Les personnes qui risquent d'être stérilisées de force font‑elles partie d'un «groupe social»? - Les personnes qui refusent de subir la stérilisation forcée expriment‑elles une «opinion politique»? - Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 2(1) «réfugié au sens de la Convention», a)(i), (ii), b), 3g), 19(1)c).

L'appelant a demandé le statut de réfugié au sens de la Convention en raison de sa crainte d'être stérilisé de force pour avoir violé la politique chinoise de l'enfant unique. Pour être considéré comme un réfugié au sens de la Convention, l'appelant devait établir qu'il craignait avec raison d'être persécuté du fait de son appartenance à un groupe social (sa famille) ou de ses opinions politiques. Les agents du bureau de la sécurité publique (BSP) avaient effectué de nombreuses visites au restaurant de l'appelant en raison de la présumée participation de ce dernier au mouvement pro‑démocratique et de la confession qu'il avait signée à cet égard en juillet 1989. Le BSP s'était rendu au domicile de l'appelant à cinq reprises à la suite de la découverte de la naissance du deuxième enfant en avril 1990; son épouse a d'ailleurs perdu son emploi en raison de cette violation de la politique de l'enfant unique. Pour mettre fin aux visites du BSP, l'appelant s'est engagé par écrit à subir la stérilisation dans un délai de trois mois. Il a ensuite fui la Chine. L'appelant a dit craindre d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. Il a témoigné que, depuis son départ de la Chine, sa famille a été harcelée par le BSP et que, s'il retournait en Chine, il risquait d'être arrêté, d'être emprisonné, de rester en chômage prolongé et même d'être assassiné. La Commission de l'immigration et du statut de réfugié a statué que l'appelant n'était pas un réfugié au sens de la Convention. Comme la Commission a décidé que la stérilisation forcée n'était pas une forme de persécution, elle ne s'est pas prononcée sur la question de savoir si l'appelant craignait avec raison d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. La Cour d'appel fédérale a confirmé la décision de la Commission. Voici les questions qui se posent en l'espèce: (1) La stérilisation forcée est‑elle une forme de «persécution» au sens de l'al. 2(1)a) de la Loi sur l'immigration? (2) Les personnes qui risquent d'être stérilisées de force font‑elles partie d'un «groupe social»? (3) Les personnes qui refusent la stérilisation forcée expriment‑elles une «opinion politique»? (4) À supposer que les personnes qui craignent avec raison d'être stérilisées pour avoir violé la politique chinoise de l'enfant unique soient admissibles au statut de réfugié au sens de la Convention, l'appelant est‑il fondé de craindre d'être stérilisé de force ou de subir d'autres persécutions?

Arrêt (les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Gonthier sont dissidents): Le pourvoi est rejeté.

Les juges Sopinka, Cory, Iacobucci et Major: Il a été tenu pour acquis (sans en décider) qu'une personne qui risque d'être stérilisée de force est membre d'un groupe social. Pour établir qu'il craint avec raison d'être stérilisé, le demandeur doit établir l'existence d'une crainte subjective de persécution ainsi que le fondement objectif de cette crainte, dans les deux cas selon la prépondérance des probabilités.

Pour satisfaire à l'élément subjectif du critère servant à déterminer si la crainte de persécution est fondée, le demandeur doit convaincre la Commission que la crainte qu'il allègue existe dans son esprit. Normalement, lorsque le demandeur est jugé être un témoin crédible et qu'il dépose de façon cohérente, son témoignage sera suffisant pour satisfaire à l'élément subjectif du critère. En l'espèce, le témoignage de l'appelant, quand il porte sur sa propre crainte d'être stérilisé de force, est parfois équivoque et incohérent.

L'appelant ne s'est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait en ce qui concerne l'élément objectif du critère. Il n'a été présenté à la Commission aucune preuve concernant les méthodes visant à faire respecter la politique qui étaient appliquées dans la région du demandeur, pendant la période en cause. Lorsqu'une telle preuve n'est pas disponible sous forme documentaire, le demandeur peut faire état, dans son témoignage, de personnes qui se trouvent dans une situation analogue à la sienne. En l'espèce, l'appelant n'a fourni ni l'une ni l'autre de ces preuves. De plus, il n'a produit aucun élément de preuve visant à établir que la stérilisation forcée est infligée aux hommes dans sa région. En fait, la preuve documentaire qu'il a déposée tendait fortement à indiquer que les peines pour violation de la politique de l'enfant unique étaient appliquées principalement aux femmes. Plus d'un an après la signature par l'appelant de la formule de consentement à la stérilisation, les autorités locales n'avaient toujours pris aucune mesure pour faire exécuter ce consentement, et l'amende qui avait été infligée pour la violation de la politique démographique n'avait pas encore été payée et, de fait, avait été réduite. L'appelant n'ayant produit aucun élément de preuve visant à établir que sa crainte d'être stérilisé de force avait un fondement objectif, la Commission n'était pas en mesure de statuer que l'appelant craignait avec raison d'être persécuté en étant forcé de se faire stériliser. La question de savoir s'il existait un lien entre la stérilisation forcée et la présumée participation de l'appelant au mouvement pro‑démocratique n'a pas été soulevée par ce dernier devant la Commission ou en appel, et la Cour n'en était pas saisie.

Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé et Gonthier (dissidents): Il serait hasardeux pour la Cour de décider s'il y avait des éléments de preuve permettant à la Commission de conclure que l'appelant appartenait à un groupe. L'affaire devrait être renvoyée à la Commission, qui en décidera conformément au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (le "Guide du HCNUR") du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Il était possible, à partir des lignes directrices relatives à l'établissement des faits, de déterminer s'il fallait accorder au demandeur du statut de réfugié au sens de la Convention le bénéfice du doute relativement à sa version des faits.

En l'espèce, la version des faits donnée par l'appelant concorde de façon si étroite avec les faits notoires relatifs à la mise en {oe}uvre de la politique démographique de la Chine que, vu l'absence de conclusions défavorables quant à la crédibilité de l'appelant ou de la preuve qu'il a présentée, il y a lieu d'accorder à sa version des faits — par ailleurs tout à fait plausible — le bénéfice de tout doute qui pourrait exister. Il ne faut pas considérer isolément des passages du témoignage de l'appelant. Une telle méthode est contraire aux lignes directrices du Guide du HCNUR. Vu ces lignes directrices explicites, il ne faut pas gêner le respect de la responsabilité du Canada envers les réfugiés par une application excessivement stricte de règles de preuve exigeantes, ne tenant pas compte des obstacles contextuels propres à l'audition des revendications du statut de réfugié.

La mise en {oe}uvre de la politique chinoise de l'enfant unique, par les mesures de stérilisation imposées par les fonctionnaires locaux, peut amener une personne à craindre avec raison d'être persécutée. Il n'est pas nécessaire que la persécution alléguée émane de l'État pour donner ouverture à l'application d'une obligation prévue par la Convention. Il est fort possible que des violations graves des droits de la personne soient commises par des acteurs non étatiques ou des autorités gouvernementales de rang inférieur, si l'État en cause ne peut pas ou ne veut pas protéger ses citoyens contre ces abus. Il n'est ni nécessaire ni possible, à partir de la preuve disponible, de déterminer avec précision le degré de participation du gouvernement chinois.

Lorsque les moyens utilisés ont pour effet de mettre en péril des droits fondamentaux de la personne — tel le droit de chacun à la sécurité de sa personne — qui, en vertu du droit international, sont bien définis et jouissent d'une protection considérable, la ligne qui sépare la persécution et les moyens acceptables pour exécuter une politique légitime a alors été franchie. C'est à ce moment que les tribunaux canadiens peuvent, dans un cas donné, se prononcer sur la validité des moyens de mise en {oe}uvre d'une politique sociale, et ce en accordant ou en refusant à une personne le statut de réfugié au sens de la Convention, à supposer bien entendu que la crédibilité du demandeur ne soit pas en cause et que sa version des faits concorde avec les faits notoires.

Les droits fondamentaux de la personne transcendent les perspectives subjectives et chauvines, et ils s'appliquent au‑delà des frontières nationales. On peut néanmoins faire appel au droit interne du pays d'admission, car ce droit pourrait bien inciter à l'examen de la question de savoir si la conduite appréhendée viole de façon cruciale des droits fondamentaux de la personne. La stérilisation forcée constitue une grave atteinte au droit d'un individu à la sécurité de sa personne et pourrait facilement être qualifiée de violation majeure des droits fondamentaux de la personne, du type de celles qui constituent de la persécution. Quelle que soit la technique utilisée, il est incontestable que la stérilisation forcée est essentiellement un traitement inhumain, dégradant et irréversible.

Il faut se demander, à la fois sur le plan subjectif et sur le plan objectif, si le demandeur craint avec raison d'être persécuté. Le fait que l'appelant n'a pas spécifiquement employé l'expression «craint d'être persécuté» ou des mots équivalents ne revêt pas d'importance particulière. Le témoignage de l'appelant concernant le harcèlement, conjugué à son départ subséquent de la Chine, porte à conclure que l'appelant éprouvait une crainte implicite d'être persécuté. Les faits notoires établissent l'existence de raisons objectives justifiant l'appelant de craindre d'être forcé de se faire stériliser. Il s'agit d'une question qui devait être examinée par la Commission.

Le demandeur qui dit appartenir à un groupe social n'a pas besoin d'être associé volontairement avec d'autres personnes semblables à lui. Il doit plutôt être volontairement associé de par un statut particulier, pour des raisons si essentielles à sa dignité humaine, qu'il ne devrait pas être contraint de renoncer à cette association. L'association ou le groupe existe parce que ses membres ont tenté, ensemble, d'exercer un droit fondamental de la personne. Le droit revendiqué peut être qualifié de droit fondamental de tous les couples et individus de décider librement et en toute connaissance du moment où ils auront des enfants, du nombre d'enfants qu'ils auront et de l'espacement des naissances. Ce droit fondamental a été reconnu en droit international. Il est par ailleurs possible que l'appelant craigne avec raison d'être persécuté du fait des opinions politiques qu'il a ou qu'on lui impute.


Parties
Demandeurs : Chan
Défendeurs : Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Major
Distinction d'avec l'arrêt: Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314
arrêts mentionnés: Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689
Adjei c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] 2 F.C. 680
R. c. Secretary of State for the Home Department, ex parte Sivakumaran, [1988] 1 All E.R. 193.
Citée par le juge La Forest (dissident)
Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689
Cheung c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 2 C.F. 314
E. (Mme) c. Eve, [1986] 2 R.C.S. 388
H. (W.I.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 15
Guo Chun Di c. Carroll, 842 F.Supp. 858 (1994)
Xin‑Chang Zhang c. Slattery, 859 F.Supp. 708 (1994)
Matter of Chang, Int. Dec. 3107 (1989)
Minister for Immigration and Ethnic Affairs c. Respondent A (1995), 130 A.L.R. 48, inf. (1994) 127 A.L.R. 383
Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Mayers, [1993] 1 C.F. 154
Rajudeen c. Minister of Employment and Immigration (1984), 55 N.R. 129
Chen Zhou Chai c. Carroll, 48 F.3d 1331 (1995)
Shu‑Hao Zhao c. Schiltgen, 1995 WL 165562
A. (W.R.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 98
K. (H.H.) (Re), [1991] C.R.D.D. No. 484
X. (D.K.) (Re), [1989] C.R.D.D. No. 293.
Lois et règlements cités
Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, 1er mars 1980, R.T. Can. 1982 No 31, al. 16(1)e).
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 2(1) «réfugié au sens de la Convention» [abr. & rempl. ch. 28 (4e suppl.), art. 1], a)(i), (ii), b), 3g), 19(1)c).
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, R.T. Can. 1976 No 47, art. 23(2).
Doctrine citée
Aird, John S. Slaughter of the Innocents: Coercive Birth Control in China. Washington, D.C.: The AEI Press, 1990.
Gewirtz, Daniel S. «Toward a Quality Population: China's Eugenic Sterilization of the Mentally Retarded» (1994), 15 N.Y.L. Sch. J. Int'l & Comp. L. 139.
Gregory, Lisa B. «Examining the Economic Component of China's One‑Child Family Policy Under International Law: Your Money or Your Life» (1992), 6 J. Chinese L. 45.
Lin, Stanford M. «China's One‑Couple, One‑Child Family Planning Policy as Grounds for Granting Asylum — Xin‑Chang Zhang v. Slattery, No. 94 Civ. 2119 (S.D.N.Y. Aug. 5, 1994)» (1995), 36 Harv. Int'l L.J. 231.
Macklin, Audrey. «Canada (Attorney‑General) v. Ward: A Review Essay» (1994), 6 Int'l J. of Refugee L. 362.
Moriarty, Tara A. «Guo v. Carroll: Political Opinion, Persecution, and Coercive Population Control in the People's Republic of China», 8 Geo. Immigr. L.J. 469.
Nations Unies. Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié. Genève: 1979.
Nations Unies. Programme d'action de la Conférence internationale sur la population et le développement, projet, version non éditée, principe 8
ch. VII, par. 7.2.
Shiers, E. Tobin. «Coercive Population Control Policies: An Illustration of the Need for a Conscientious Objector Provision for Asylum Seekers» (1990), 30 Va. J. Int'l L. 1007.
United States of America. Department of State. Report submitted to the Committee on Foreign Affairs, U.S. House of Representatives and the Committee on Foreign Relations, U.S. Senate. Country Reports on Human Rights Practices for 1993. Washington: U.S. Government Printing Office, 1994.
United States of America. Department of State. Report submitted to the Committee on Foreign Relations, U.S. Senate and the Committee on Foreign Affairs, House of Representatives. Country Reports on Human Rights Practices for 1990. Washington: U.S. Government Printing Office, 1991.
Valpy, Michael. «The suspicion of a gelded refugee process», Globe and Mail, Toronto, March 7, 1995, p. A2.

Proposition de citation de la décision: Chan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593 (19 octobre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-10-19;.1995..3.r.c.s..593 ?
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