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19/10/1995 | CANADA | N°[1995]_3_R.C.S._674

Canada | Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674 (19 octobre 1995)


ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674

Kobe ter Neuzen Appelante

c.

Dr Gerald Korn Intimé

et

HIV‑T Group (Blood Transfused), la Canadian

Association of Transfused Hepatitis C Survivors,

l'Association des hôpitaux du Canada et

la Société canadienne de la Croix‑Rouge Intervenants

Répertorié: ter Neuzen c. Korn

No du greffe: 23773.

1995: 2 février; 1995: 19 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de

la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 39, 103 D.L.R. (4th)...

ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674

Kobe ter Neuzen Appelante

c.

Dr Gerald Korn Intimé

et

HIV‑T Group (Blood Transfused), la Canadian

Association of Transfused Hepatitis C Survivors,

l'Association des hôpitaux du Canada et

la Société canadienne de la Croix‑Rouge Intervenants

Répertorié: ter Neuzen c. Korn

No du greffe: 23773.

1995: 2 février; 1995: 19 octobre.

Présents: Les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci.

en appel de la cour d'appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Colombie‑Britannique (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 39, 103 D.L.R. (4th) 473, [1993] 6 W.W.R. 647, 29 B.C.A.C. 1, 48 W.A.C. 1, 16 C.C.L.T. (2d) 65, qui a annulé le verdict du jury, qui avait conclu à la négligence de l'intimé et accordé des dommages‑intérêts à l'appelante, et a ordonné la tenue d'un nouveau procès. Pourvoi rejeté.

Sandra J. Harper et Kathleen Birney, pour l'appelante.

Christopher E. Hinkson, c.r., et M. Lynn McBride, pour l'intimé.

Argumentation écrite seulement par Kenneth Arenson, pour les intervenants HIV‑T Group (Blood Transfused) et Canadian Association of Transfused Hepatitis C Survivors.

Argumentation écrite seulement par Daniel A. Webster, c.r., pour l'intervenante l'Association des hôpitaux du Canada.

Argumentation écrite seulement par Peter K. Boeckle et Anil Varma, pour l'intervenante la Société canadienne de la Croix‑Rouge.

//Le juge Sopinka//

Version française du jugement des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci rendu par

I. Le juge Sopinka — Le présent pourvoi soulève des questions concernant la responsabilité du médecin intimé à l'égard d'une insémination artificielle («IA») par suite de laquelle sa patiente, l'appelante, a contracté le virus de l'immunodéficience humaine («VIH») transmis par le sperme contaminé du donneur. Plus précisément, notre Cour est appelée à décider si le médecin intimé peut être taxé de négligence même s'il a respecté la pratique courante, et si le juge de première instance a commis une erreur en informant le jury qu'il pouvait conclure que cette pratique constituait en soi de la négligence.

II. Il s'agit en outre, de décider si les conditions implicites visées par la Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370, sont applicables aux faits de l'espèce ou s'il existe en common law une garantie implicite que le sperme sera de qualité marchande et adapté à l'usage auquel il est destiné.

III. Enfin, notre Cour doit décider si le jury aurait dû s'en tenir dans la présente espèce au plafond approximatif de dommages‑intérêts non pécuniaires que notre Cour a fixé dans l'arrêt Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229. Il faut tout d'abord décider si le juge de première instance a commis une erreur lorsqu'il a omis de parler de ce plafond dans son exposé au jury. Dans la négative, notre Cour doit décider s'il y a néanmoins lieu d'ajuster, conformément aux principes énoncés dans l'arrêt Andrews, le montant des dommages‑intérêts accordés pour la perte non pécuniaire, lequel excédait de beaucoup le plafond fixé.

IV. Je dois faire remarquer que les intervenants HIV‑T Group (Blood Transfused) et Canadian Association of Transfused Hepatitis C Survivors ont soulevé aussi la question de savoir si le corps médical devait être tenu responsable de la distribution de produits défectueux, tels que le sperme, selon le principe de la responsabilité stricte en droit de la responsabilité civile délictuelle. Ce principe a été appliqué dans certaines causes américaines. Toutefois, j'estime, tout comme l'intimé, que la présente espèce ne se prête pas à l'examen de cette question importante qui pourrait entraîner des répercussions d'une portée considérable sur le corps médical et sur le régime canadien d'assurance‑maladie en général. L'appelante n'a pas soulevé cette question dans ses conclusions au procès ni en appel. Par conséquent, la question a été soulevée pour la première fois devant notre Cour par les intervenants. Vu les circonstances, il vaut mieux reporter à une autre occasion l'étude de l'applicabilité de la responsabilité stricte en droit de la responsabilité civile délictuelle.

I. Les faits

V. Les motifs de la Cour d'appel nous fournissent un résumé complet des faits et des témoignages des experts au procès. Je ne vais pas faire une nouvelle analyse du témoignage de chaque expert. Toutefois, il est nécessaire, pour trancher le présent pourvoi, de s'arrêter aux faits pertinents et de souligner certains des aspects essentiels qui se dégagent de la preuve.

VI. L'intimé est obstétricien et gynécologue. Il pratique l'IA depuis 1974. L'appelante était infirmière en psychiatrie. Elle a participé au programme d'IA de l'intimé de 1981 au 21 janvier 1985, se soumettant à 35 traitements durant cette période. Il a été reconnu que l'appelante a été infectée par le VIH par suite d'une IA effectuée le 21 janvier 1985. L'intimé n'a pas prévenu l'appelante du risque de transmission du VIH par l'IA (aussi appelé «le risque»).

VII. C'est au début de 1983 qu'on entend parler pour la première fois d'infection des partenaires féminines d'hommes atteints du sida. À l'époque, on estimait que les rapports hétérosexuels étaient une source possible d'infection. Toutefois, aucun lien n'avait été établi entre l'IA et le VIH. En décembre 1983, le risque de contracter le sida a été associé pour la première fois aux transfusions sanguines. En octobre 1983, le Dr Mascola a publié dans le New England Journal of Medicine une importante lettre dans laquelle il émet l'avis que l'IA comporte un risque de transmission de maladies transmissibles sexuellement («MTS»). Toutefois, cette revue prestigieuse n'était pas beaucoup lue par les gynécologues et l'intimé n'a pas lu cette lettre. Il semble que le Dr Mascola ait été la première personne dans le monde entier à exprimer une inquiétude au sujet de la possibilité de transmission du VIH par l'IA. Le premier cas documenté de transmission du VIH par l'IA a été relaté dans une publication non spécialisée en juillet 1985 et dans une revue médicale en septembre 1985. Avant 1986, aucune revue d'obstétrique n'a fait mention de la transmission du VIH par l'IA et aucun article ne contenait de résumé des risques de maladie liés à l'IA.

VIII. Il ressort de la preuve qu'au cours de la période 1984 et 1985, le champ des connaissances sur le VIH s'est agrandi rapidement, mais qu'au commencement, il était assez limité et déroutant. En général, on s'attendait à ce que les chercheurs et les fonctionnaires du domaine de la santé qui s'intéressaient au sida soient mieux au fait des découvertes relatives au VIH que les praticiens et le reste du corps médical. En 1984, la technique Elisa, développée aux États‑Unis, a permis de détecter le VIH dans le sang et les tissus. Toutefois, au Canada, le 21 janvier 1985, il n'existait aucune méthode pour détecter le VIH dans le sperme ou le sang. La technique Elisa n'a pu être utilisée au Canada que plus tard durant 1985. Par conséquent, il était impossible de vérifier la présence du VIH dans le sperme des donneurs au moment où l'appelante a été infectée.

IX. À cette époque, on pensait généralement que le VIH était une MTS, mais on espérait que l'IA non traumatique était sans danger. On croyait que les lésions minuscules causées par le coït étaient nécessaires pour que le virus pénètre dans le sang. Vers la fin de 1984, la possibilité de transmission du VIH par les relations hétérosexuelles était donc connue, mais l'IA n'était pas sérieusement associée à un risque d'infection.

X. Certains experts ont témoigné qu'il était possible d'établir une analogie entre l'hépatite B et le VIH car tous les deux étaient des MTS. Ce n'est que vers la fin de 1986 que l'on a reconnu que l'hépatite B pouvait être transmise par l'IA et tous s'entendaient pour dire qu'aucune publication n'a fait état de transmission de l'hépatite B par l'IA avant l'automne 1987.

XI. Au milieu de 1984, on a découvert en Australie que quatre bébés avaient contracté le sida par transfusion sanguine. Comme on savait que, tôt ou tard, il serait possible d'employer la technique Elisa à des fins cliniques, un décret ministériel a été pris, imposant un moratoire à l'égard de tout transfert de fluides et de tissus corporels. En conséquence, toutes les cliniques d'IA ont été fermées, bien que cette décision n'ait pas reçu l'appui unanime du corps médical australien. Les médias nord‑américains n'ont pas donné beaucoup de publicité à ce fait et l'intimé, comme l'ensemble du corps médical nord‑américain, n'a appris cette fermeture que plus tard en 1985. Apparemment, les échanges de renseignements médicaux concernant le VIH entre l'Australie et l'Amérique du Nord étaient peu nombreux. En septembre 1985, un article paru dans la revue médicale britannique Lancet a révélé que quatre Australiennes avaient été infectées par le VIH après une IA. Quand l'intimé a appris cette nouvelle, il a immédiatement interrompu son programme d'IA et a recommandé à ses donneurs et à l'appelante de se soumettre à des analyses.

XII. L'American Fertility Society a publié pour la première fois en 1986 des directives relatives à l'insémination avec du sperme de donneur et ces directives ont été révisées en 1988. Les nouvelles directives recommandaient l'utilisation de sperme congelé seulement, qui est entreposé au moins six mois. Des prises de sang sont faites pour la détection des anticorps anti‑VIH au moment du don de sperme et six mois plus tard. Le sperme ne doit être utilisé que si les deux échantillons sont séronégatifs. Ces directives n'ont été publiées par l'American Center for Disease Control qu'en février 1988. L'intimé n'a commencé à faire des analyses pour détecter l'hépatite B qu'au cours de 1987 et 1988, au moment où les directives ont été publiées.

XIII. Bien que l'intimé ait su que le VIH pouvait être transmis par les rapports hétérosexuels ou par les transfusions sanguines, il n'a appris que le VIH pouvait être communiqué par l'IA qu'en juillet 1985, lorsqu'il a été mis au fait de l'expérience australienne. Aucune des publications médicales qu'il a lues avant janvier 1985 et aucune des conférences médicales auxquelles il a assisté ne laissaient supposer que l'IA comportait un risque de transmission du VIH. L'intimé n'a pas lu la lettre du Dr Mascola publiée dans le New England Journal of Medicine. Il n'a pas établi de rapport entre le fait que le VIH était une MTS et la possibilité qu'il soit communiqué par l'IA, puisque cela n'était attesté nulle part.

XIV. Selon les témoignages d'experts, l'intimé s'est conformé aux usages canadiens en matière d'IA. Plus précisément, sa méthode pour recruter et sélectionner les donneurs et le sperme était conforme à la pratique courante. L'intimé n'utilisait que du sperme à l'état frais avant janvier 1985. Il avait une entrevue avec tous les donneurs au lieu d'employer un questionnaire. Au cours de l'entrevue, il se renseignait sur tous les antécédents médicaux du donneur éventuel, y compris sur son orientation sexuelle. L'intimé refusait les homosexuels parce qu'il estimait qu'ils risquaient, en raison de leurs pratiques sexuelles, de transmettre certaines maladies aux receveuses. L'intimé les interrogeait aussi sur leur degré d'activité sexuelle car les donneurs actifs étaient plus susceptibles de contracter des MTS.

XV. L'intimé faisait aussi un examen médical général. Il faisait des analyses en vue de détecter la blennorragie, la syphilis et d'autres bactéries, ainsi que des analyses de sang et de sperme pour établir le facteur Rh. Sauf pour les échantillons prélevés au hasard, les donneurs n'étaient pas soumis à d'autres analyses de sperme ni convoqués à une nouvelle entrevue. Parmi les 28 donneurs actifs auxquels l'intimé a eu recours, seul le donneur dont le sperme a été administré à l'appelante était infecté par le VIH. Lorsqu'on lui a demandé s'il était hétérosexuel ou homosexuel, il a répondu qu'il était hétérosexuel. Après que l'intimé l'a informé qu'il était séropositif, il a dit qu'il était bisexuel.

XVI. Au procès, le juge de première instance a informé le jury qu'il pouvait conclure à la négligence de l'intimé parce que celui-ci avait omis de respecter la pratique courante à l'époque. Subsidiairement, il pouvait conclure que cette pratique constituait en soi de la négligence.

XVII. Quant à la question de la vente d'objets, le juge de première instance a informé le jury qu'il devait d'abord décider si le contrat entre les parties était avant tout un contrat de vente ou un contrat de services. S'il s'agissait principalement d'un contrat de vente, alors la Sale of Goods Act s'appliquait. Toutefois, le jury a conclu que c'était principalement un contrat de services et, en conséquence, la Loi ne s'appliquait pas. Le juge de première instance a également informé le jury que, en plus d'examiner la Loi, il devait se demander s'il existait une garantie en common law. Toutefois, il a dit que, dans ce contexte, la garantie qui serait applicable en common law équivaudrait simplement à la négligence. Autrement dit, la garantie de common law dans un contrat de services médicaux signifie que l'intimé s'engage à satisfaire aux normes qui régissent l'activité d'une personne raisonnablement compétente dans sa sphère professionnelle. Le médecin ne garantit pas le résultat.

XVIII. En conséquence, le jury a conclu à la négligence de l'intimé. Toutefois, on ignore sur quoi les jurés ont fondé leur décision. Les dommages‑intérêts accordés par le jury atteignent 883 800 $, dont 460 000 $ en dommages‑intérêts non pécuniaires. En appel le verdict du jury a cependant été annulé et la Cour d'appel a ordonné la tenue d'un nouveau procès sur la question de la responsabilité et sur les dommages‑intérêts: (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 39, 103 D.L.R. (4th) 473, [1993] 6 W.W.R. 647, 29 B.C.A.C. 1, 48 W.A.C. 1, 16 C.C.L.T. (2d) 65.

II.Les dispositions législatives pertinentes

Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370:

[traduction]

17. Le contrat de vente d'objets sur description contient la condition implicite que les objets correspondent à la description. Lorsque la vente est à la fois sur échantillon et sur description, il ne suffit pas que la masse des objets corresponde à l'échantillon si les objets ne correspondent pas à la description.

18. Sous réserve des lois pertinentes, il n'existe pas de garantie ou de condition implicite quant à la qualité ou à l'adaptation à un usage particulier des objets fournis en vertu d'un contrat de vente, sauf dans les cas suivants:

a)il y a une condition implicite que les objets sont raisonnablement adaptés à l'usage particulier que l'acheteur fait connaître expressément ou implicitement au vendeur, en montrant qu'il s'en remet à la compétence ou au jugement de celui‑ci, lorsque les objets correspondent à la description de ceux que le vendeur fournit dans le cours de son commerce, qu'il en soit ou non le fabricant. Il n'y a pas de condition implicite relative à l'adaptation à un usage particulier d'un article déterminé sous son brevet ou sous une autre appellation commerciale;

b)il y a une condition implicite que les objets achetés sur description sont de qualité marchande si le vendeur fait le commerce d'objets de cette description (qu'il en soit ou non le fabricant). Si l'acheteur a examiné les objets, il n'y a pas de condition implicite relative aux vices que l'examen aurait dû révéler;

c)une garantie ou condition implicite relative à la qualité des objets ou à leur adaptation à un usage particulier peut être incorporée au contrat par renvoi aux usages du commerce;

d)une garantie ou condition expresse n'invalide une garantie ou une condition découlant implicitement de la présente loi que si elles sont incompatibles.

III.L'arrêt de la Cour d'appel (1993), 81 B.C.L.R. (2d) 39

XIX. Après avoir étudié la preuve, et notamment après avoir étudié à fond la preuve concernant la pratique courante, la cour a fait observer qu'il était bien établi en droit que [traduction] «les médecins sont tenus de se conformer au moins à la norme professionnelle suivie par leurs pairs, mais qu'ils ne sont pas censés garantir le succès du traitement ni la sécurité absolue de leurs patients» (p. 61).

XX. Quant à la prétention selon laquelle il y a eu négligence, la Cour d'appel a fait une distinction entre deux aspects de la pratique suivie par l'intimé:

(1)la façon de pratiquer l'IA conformément aux données acquises de la science quant au risque de transmission du VIH par cet acte médical;

(2)la sélection et le suivi des donneurs.

XXI. En ce qui a trait au premier aspect de l'affaire, la cour dit, à la p. 67:

[traduction] Ainsi, il est évident que, pour conclure que le défendeur est responsable sous ce rapport, le jury devrait être persuadé qu'il ne possédait pas les connaissances et le discernement qu'il était censé posséder suivant les normes de sa profession. C'était bien sûr au jury qu'il appartenait de trancher cette question et il était essentiel que des directives minutieuses lui soient données quant à la norme qu'il devait appliquer pour décider si le défendeur s'était rendu coupable de négligence. [Je souligne.]

XXII. La cour doutait qu'il soit raisonnable de conclure que le défendeur avait été négligent en utilisant du sperme à l'état frais. Elle a cependant conclu que les directives du juge de première instance étaient erronées en ce sens qu'il a informé le jury qu'il pouvait conclure que la pratique générale constituait en soi de la négligence. À cet égard, la cour déclare, à la p. 73:

[traduction] La seule directive convenable, du moins quant à un aspect de la cause, était que le jury devait décider si le défendeur avait agi comme l'aurait fait un médecin raisonnable dans une situation semblable. À notre sens, le jury devait pour ce faire s'en tenir à la pratique courante.

Elle ajoute, à la p. 74:

[traduction] La preuve ne permettait pas au jury de conclure que le fait que le défendeur ignorait que le VIH pouvait être transmis par l'IA constituait de la négligence et qu'il aurait dû cesser de pratiquer l'IA. C'était le principal argument de la demanderesse et c'est peut‑être le motif sur lequel le jury s'est fondé pour conclure à la négligence. Si c'est le cas, le verdict doit être annulé.

XXIII. En ce qui concerne le second aspect de la pratique suivie par le défendeur, soit la sélection et le suivi des donneurs, la Cour d'appel dit, à la p. 69:

[traduction] Ce qui est plus important c'est que le défendeur posait des questions au sujet de l'homosexualité, non pas parce qu'il craignait le VIH ou le sida, mais parce qu'il pensait que ces personnes risquaient davantage d'être porteurs de MTS plus courantes. Ayant fait cette première entrevue, il était sûr de lui quand il a assuré à la demanderesse que le donneur n'était pas homosexuel. Une entrevue de contrôle ou des questions plus précises auraient peut‑être pu lui permettre de découvrir que le donneur était bisexuel.

. . .

Si l'on se rappelle qu'un donneur peut être infecté du jour au lendemain, comme le dit le Dr Mascola, et que les changements de style de vie peuvent s'opérer rapidement, le jury devait nécessairement se demander si le procédé de sélection du défendeur était inadéquat. Encore une fois, il était essentiel, bien sûr, que des directives convenables soient données au jury sur les principes applicables en la matière. [Je souligne.]

XXIV. Quant aux directives sur cet aspect, la Cour d'appel s'exprime ainsi, à la p. 73:

[traduction] Sur l'autre aspect de la cause, savoir la sélection des donneurs et les entrevues de contrôle, la solution n'est pas aussi évidente parce que des questions à caractère moins scientifique se posent. De plus, nous avons observé un certain chevauchement des deux aspects de la cause. Le défendeur a jugé préférable de faire une sélection en vue d'écarter les homosexuels de son programme d'IA, parce qu'il croyait que le risque d'infection était plus élevé dans leur cas. S'il avait écarté le donneur en question pour quelque raison que ce soit, la demanderesse aurait été protégée contre le VIH. Il ne faut toutefois pas oublier qu'il était impossible de garantir la sécurité, parce qu'une réponse inexacte ou un changement de style de vie après une ou plusieurs entrevues de contrôle aurait pu faire courir à la demanderesse un risque d'infection. Aucun témoignage ne donne à penser que le médecin responsable devrait avoir une entrevue avec le donneur avant chaque don.

En revanche, si le jury a conclu que le défendeur a manqué à son devoir de prudence envers la demanderesse, alors elle peut avoir un droit d'action contre le défendeur, parce que celui‑ci ne peut pas toujours se soustraire à la responsabilité, même s'il ne prévoit pas tous les dommages précis que sa patiente peut subir à cause de ce manquement.

XXV. La cour a statué qu'il était impossible de déterminer si le jury avait conclu à la négligence de l'intimé sous le premier ou sous le second aspect de la pratique qu'il suivait. Le jury ne pouvait se fonder sur les témoignages pour conclure que l'intimé aurait dû connaître le risque de communication du VIH par l'IA. Toutefois, c'est ce que le juge de première instance a dit au jury dans ses directives et c'est peut‑être là‑dessus que celui‑ci s'est fondé pour conclure à la négligence. En conséquence, le verdict devait être annulé. La tenue d'un nouveau procès a été ordonnée sur les questions qui ne se rattachent pas au premier aspect de la cause.

XXVI. Pour ce qui est de la question de la vente d'objets, la cour a supposé, sous toutes réserves, qu'il y avait eu vente de sperme. Le juge de première instance a informé le jury qu'il devait décider si le contrat entre les parties était principalement un contrat de vente d'objets ou un contrat de services. Comme le jury a décidé qu'il ne portait pas sur la vente d'objets, la Sale of Goods Act ne s'appliquait pas. La cour a conclu que la preuve aurait permis au jury de conclure que le contrat avait pour objet principal la fourniture de services professionnels.

XXVII. Toutefois, il restait à décider s'il existait en common law une garantie implicite en cas de prestation de services médicaux accompagnée de la fourniture d'un objet. Le jury n'a pas tranché cette question, parce que le juge de première instance l'a informé que la garantie équivalait essentiellement à de la négligence. La cour n'a pas voulu aller jusqu'à dire qu'un médecin n'engagerait sa responsabilité en application d'une garantie reconnue en common law que s'il faisait preuve de négligence en omettant de détecter ou de corriger un défaut de l'objet. Elle a plutôt émis l'avis qu'il n'y avait pas lieu en l'espèce d'appliquer une garantie implicite. À son avis, la question de savoir si les circonstances suffisent à exclure les garanties de common law est une question de fait. Elle a donc rejeté cette prétention.

XXVIII. La cour a examiné ensuite l'argument de l'intimé que la somme de 460 000 $ accordée en dommages‑intérêts pour les pertes non pécuniaires, qui excède le plafond approximatif fixé par la Cour suprême du Canada, était démesurément élevée. Elle a conclu qu'il était raisonnable que le juge de première instance ne donne pas de directive au jury relativement à ce plafond puisque aucun des deux avocats ne lui avait demandé de lui en donner. Toutefois, cela ne signifiait pas qu'il n'y avait pas lieu d'évaluer le préjudice subi par l'appelante en tenant compte de la jurisprudence. S'appuyant sur l'arrêt Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629, la cour a conclu, à la p. 87:

[traduction] Tout en reconnaissant que le préjudice corporel de [l'appelante] est de nature sensiblement différente de celle du préjudice en cause dans la trilogie, nous ne pouvons pas conclure qu'il n'y a pas lieu d'appliquer en l'espèce le principe adopté par la Cour suprême du Canada en vue de limiter le fardeau social que représentent les dommages‑intérêts accordés. Il s'ensuit, à notre avis, que les dommages‑intérêts non pécuniaires accordés à [l'appelante] ne peuvent pas dépasser le plafond approximatif ajusté.

XXIX. La cour a décidé que, bien que le juge de première instance n'ait pas donné de directive erronée au jury, si les dommages‑intérêts excèdent le plafond approximatif, elle devait ajuster le montant selon les principes applicables. Puisque la responsabilité devait faire l'objet d'un nouveau procès, la cour a estimé qu'il convenait d'ordonner en outre la tenue d'un nouveau procès à l'égard de la question des dommages‑intérêts en général.

IV.Questions en litige

1.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en décidant que le juge de première instance n'aurait pas dû informer le jury que, même si l'intimé avait observé la pratique courante, le jury pouvait conclure que cette pratique en matière d'IA constituait de la négligence?

2.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en rejetant la prétention de l'appelante fondée sur une garantie prévue dans la Sale of Goods Act?

3.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en décidant qu'étant donné les circonstances de l'espèce, aucune garantie implicite de qualité ou d'adaptation à un usage particulier, reconnue en common law, n'était applicable?

4.La Cour d'appel a‑t‑elle commis une erreur en décidant que le plafond approximatif des dommages‑intérêts non pécuniaires s'appliquait en l'espèce?

5.Si le plafond approximatif des dommages‑intérêts non pécuniaires s'applique en l'espèce, faut‑il donner une directive au jury sur ce point ou laisser à la Cour d'appel le soin d'ajuster le montant accordé par le jury s'il dépasse le plafond?

V.Analyse

A.La négligence professionnelle

XXX. Je suis d'avis, comme la Cour d'appel, que la prétention relative à la négligence professionnelle comporte deux aspects:

(1)le manquement à une obligation découlant de l'ignorance du risque de transmission du VIH par l'IA;

(2)le manquement à une obligation en ce qui concerne la sélection et le suivi des donneurs.

XXXI. Les dérogations à la norme de prudence applicable auraient été les suivantes:

(1)quant au premier aspect, le fait de ne pas avoir cessé de pratiquer l'IA ou, subsidiairement, de ne pas avoir prévenu les patientes du risque;

(2)quant au second aspect, le fait de ne pas avoir fait une sélection adéquate des donneurs de façon à écarter ceux qui appartenaient à une catégorie à risque élevé relativement à la transmission des MTS et le fait de ne pas avoir convoqué périodiquement les donneurs à une entrevue de façon à détecter les changements de style de vie. Il est allégué en outre qu'il aurait fallu utiliser du sperme congelé au lieu de sperme à l'état frais.

XXXII. Pour analyser correctement les questions de négligence professionnelle, il est utile de prendre en considération les points sur lesquels le jury était tenu de se prononcer. À l'égard de chacun des aspects de l'affaire, le jury devait décider si la preuve montrait l'existence d'une pratique courante. Dans l'affirmative, il devait ensuite se demander si le défendeur s'y était conformé. Si c'était le cas, il devait conclure que l'intimé n'avait pas été négligent, sauf si le jury était habilité à déterminer que la pratique courante en soi dérogeait à la norme juridique admise et que toute conduite non conforme à cette norme constituait de la négligence. De la même façon, si le jury avait conclu que la preuve ne montrait pas l'existence d'une pratique courante, l'appelante n'aurait pas établi le bien‑fondé de sa prétention, sauf si le jury était habilité à fixer la norme applicable sans l'aide d'experts. Enfin, si l'intimé avait dérogé à la norme de prudence établie par la preuve — ou fixée par le jury, en l'absence de preuve ou en cas d'insuffisance de la preuve —, il devait être taxé de négligence.

(1) Norme de prudence et preuve de la pratique courante

XXXIII. Il est bien établi que tout médecin doit exercer son activité comme un médecin prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Dans le cas d'un spécialiste, tel qu'un obstétricien gynécologue, il faut évaluer la conduite du médecin par rapport à celle des autres spécialistes qui possèdent le degré raisonnable de science, de compétence et d'habileté auquel on s'attend des professionnels au Canada dans cette spécialité. Un spécialiste, comme l'intimé, qui prétend avoir un certain degré d'habileté et de science doit faire preuve de l'habileté du spécialiste moyen dans son domaine: voir les arrêts Wilson c. Swanson, [1956] R.C.S. 804, à la p. 817, Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351, à la p. 361, et McCormick c. Marcotte, [1972] R.C.S. 18.

XXXIV. Il est en outre particulièrement important de souligner, dans le présent contexte, que la conduite des médecins doit être appréciée en fonction des connaissances qu'ils auraient raisonnablement dû posséder à l'époque de la négligence alléguée. Comme le dit éloquemment lord Denning dans l'arrêt Roe c. Ministry of Health, [1954] 2 All E.R. 131 (C.A.), à la p. 137, [traduction] «[n]ous ne devons pas analyser l'accident de 1947 sous l'éclairage de 1954». C'est‑à‑dire que les tribunaux ne doivent pas, avec l'avantage du recul, juger trop sévèrement les médecins qui agissent conformément aux normes courantes de compétence professionnelle. Notre Cour insiste sur ce point dans l'arrêt Lapointe, précité, aux pp. 362 et 363:

. . . les tribunaux doivent prendre garde de ne pas se fier à la vision parfaite que permet le recul. Pour évaluer équitablement un exercice particulier du jugement, il faut tenir compte de la possibilité limitée du médecin, lorsqu'il décide de la conduite à suivre, de prévoir le déroulement des événements. Sinon, le médecin ne sera pas évalué selon les normes d'un médecin de compétence raisonnable placé dans les mêmes circonstances, mais il sera plutôt tenu responsable d'erreurs qui ne sont devenues évidentes qu'après le fait.

Nul ne conteste cette proposition qu'ont appliquée tant le juge de première instance dans son exposé au jury que la Cour d'appel.

XXXV. Après avoir étudié la preuve à fond, la Cour d'appel a conclu qu'un jury agissant de manière judiciaire ne pouvait pas conclure que, en 1985, l'intimé aurait dû connaître le risque. De toute évidence, une cour d'appel a le pouvoir de réviser le verdict du jury en pareil cas. Voir Vancouver‑Fraser Park District c. Olmstead, [1975] 2 R.C.S. 831. Je souscris à cette conclusion et ne vois aucune raison de la mettre en doute. En effet, j'en arrive à la même conclusion après examen de la preuve. Pour ce qui est du premier aspect de la cause, la preuve relative à la pratique courante reposait entièrement sur le degré de science exigé du praticien raisonnable en 1985, et un jury agissant de manière judiciaire n'aurait pas pu conclure non plus que, étant donné l'état de la science, le praticien raisonnable aurait dû soit abandonner l'IA, soit prévenir les patientes du risque. Comme il a été admis que l'intimé a continué de pratiquer l'IA et n'a pas prévenu ses patientes, la question de sa conformité à la pratique courante ne se posait pas.

XXXVI. En conséquence, l'appelante ne peut avoir gain de cause sur cet aspect qu'en démontrant que le jury était en droit de conclure que la norme établie par la preuve, en soi, s'écartait de la norme du médecin prudent et diligent, et que l'intimé, en ne se conformant pas à une norme plus élevée, se rendait coupable de négligence. Il faut donc se demander si le juge de première instance a donné au jury des directives appropriées en lui disant qu'il pouvait tirer cette conclusion.

XXXVII. Quant au second aspect de la prétention selon laquelle il y a eu négligence professionnelle, la Cour d'appel a estimé que le jury pouvait rendre un verdict favorable à l'appelante. Il n'est cependant pas du tout évident que la preuve montre l'existence d'une pratique courante en matière de sélection et de suivi des donneurs. Cette question relevait du jury. Si le jury a conclu que la preuve ne montrait pas l'existence d'une telle pratique, il faut se demander s'il pouvait fixer la norme applicable sans l'aide d'experts. Il s'agit d'une question de droit sur laquelle la Cour d'appel ne s'est pas prononcée, mais qui se rattache de près à la question soulevée par les directives du juge de première instance déjà mentionnées.

XXXVIII. Il est généralement admis que, lorsqu'un médecin suit une pratique reconnue et respectable de sa profession, il ne saurait être taxé de négligence. La raison en est que les tribunaux ne possèdent pas d'ordinaire les connaissances spécialisées qui leur permettraient de dire aux professionnels qu'ils dérogent à leurs devoirs. En un sens, le corps médical dans son ensemble est censé avoir adopté les méthodes qui sont les plus avantageuses pour les patients et qui ne sont pas négligentes en soi. Comme le fait remarquer le juge L'Heureux‑Dubé dans Lapointe, aux pp. 363 et 364, dans le contexte du Code civil du Québec:

Compte tenu du nombre de méthodes de traitements possibles entre lesquels les professionnels de la santé doivent parfois choisir et de la distinction entre l'erreur et la faute, un médecin ne sera pas tenu responsable si le diagnostic et le traitement du malade correspondent à ceux reconnus par la science médicale à cette époque, même en présence de théories opposées. Comme l'exprime d'une façon plus éloquente André Nadeau dans «La responsabilité médicale» (1946), 6 R. du B. 153, à la p. 155:

Les tribunaux n'ont pas compétence pour trancher des différends scientifiques et partager les opinions divergentes des médecins sur certains sujets. Ils ne peuvent conclure à la faute que lorsqu'il y a violation des règles médicales admises par tous. Les cours n'ont rien à voir aux questions d'appréciation controversée du diagnostic ou de préférence à donner à tel ou tel traitement. [Je souligne.]

XXXIX. Dans son ouvrage The Law of Torts (7e éd. 1987), le professeur Fleming fait observer ce qui suit, relativement au rôle de l'usage professionnel, à la p. 109:

[traduction] La conformité avec la pratique générale, en revanche, écarte habituellement l'accusation de négligence. Elle tend à montrer ce que d'autres exerçant la même activité estimaient suffisant, que le défendeur n'aurait pas pu apprendre comment éviter l'accident en suivant l'exemple des autres, que probablement aucune autre précaution pratique n'aurait pu être prise et que les répercussions d'un jugement défavorable (surtout en ce qui concerne une industrie ou une profession) se feront sentir dans tous les secteurs de l'industrie, créant ainsi un «précédent». Enfin, elle met en lumière la nécessité de prendre garde de ne pas exprimer trop cavalièrement un jugement sur la conduite et les décisions de spécialistes.

Par contre, même une pratique courante peut être taxée de négligence si elle comporte de nombreux risques évidents. [Je souligne.]

XL. En ce qui concerne les médecins en particulier, le professeur Fleming fait remarquer, à la p. 110:

[traduction] La pratique courante joue un rôle manifeste dans les actions en responsabilité médicale. Tant parce qu'ils sont conscients de l'ignorance du profane sur le chapitre de la science médicale que parce qu'ils craignent les conséquences du parti pris des jurés sur une profession particulièrement vulnérable, les tribunaux ont insisté, à titre de sauvegarde, pour que la négligence dans le diagnostic et le traitement (y compris la communication des risques au patient) ne puisse normalement être établie sans l'aide du témoignage d'un expert ou en l'absence de dérogation à la pratique médicale admise. Toutefois, il n'y a pas de règle catégorique. Ainsi, une pratique admise peut être blâmée par un jury (ou la preuve d'expert peut ne pas être requise) de toute façon lorsqu'il s'agit non pas de diagnostic ou du savoir‑faire du clinicien, mais de questions sur lesquelles le profane peut se permettre de prononcer un jugement judicieusement, comme l'omission d'informer le patient des risques, l'omission d'enlever une compresse, l'explosion provoquée par un mélange de vapeur d'éther et d'oxygène ou une blessure infligée au patient à l'extérieur de la région traitée. [Je souligne. Notes omises.]

XLI. Il appert de toute évidence du passage précité que, si la conformité à la pratique courante exonère généralement le médecin de toute responsabilité pour négligence, il arrive parfois que cette pratique constitue en soi de la négligence. Toutefois, ce ne sera que dans les cas où la pratique comporte de «nombreux risques évidents», c'est‑à‑dire dans ceux où n'importe qui est à même de conclure qu'elle constitue de la négligence, sans avoir à se prononcer sur des questions exigeant un diagnostic ou des connaissances de clinicien.

XLII. Dans l'arrêt Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374, notre Cour a eu l'occasion d'étudier cette question dans le contexte de la responsabilité civile du notaire sous le régime du Code civil du Québec. Dans cette affaire, il a été reconnu que, lorsqu'une pratique professionnelle contrevient aux règles élémentaires de prudence, le tribunal peut conclure à la négligence du professionnel. Ainsi, même si un médecin se conforme à la pratique professionnelle courante, il s'expose à une action en responsabilité s'il s'avère que cette pratique présente des défectuosités. Comme le dit le juge L'Heureux‑Dubé, aux pp. 436 et 437:

Il ressort de cette brève revue de la doctrine et de la jurisprudence que les tribunaux ont le pouvoir discrétionnaire d'apprécier la responsabilité, malgré l'existence d'une preuve non contredite quant à la pratique professionnelle courante à l'époque en question. La norme doit toujours être, compte tenu des faits particuliers de chaque espèce, celle du professionnel raisonnable placé dans les mêmes circonstances.

Il se peut fort bien que la pratique professionnelle soit le reflet d'une conduite prudente et diligente. On peut, en effet, espérer qu'une pratique qui s'est développée parmi les professionnels relativement à un acte professionnel donné témoigne d'une façon d'agir prudente. Le fait qu'un professionnel ait suivi la pratique de ses pairs peut constituer une forte preuve d'une conduite raisonnable et diligente, mais ce n'est pas déterminant. Si cette pratique n'est pas conforme aux normes générales de responsabilité, savoir qu'on doit agir de façon raisonnable, le professionnel qui y adhère peut alors, suivant les faits de l'espèce, engager sa responsabilité. [Souligné dans l'original.]

XLIII. Ces principes ont été repris par notre Cour dans l'arrêt Waldick c. Malcolm, [1991] 2 R.C.S. 456. Il est donc évident que la conformité à une pratique professionnelle courante ne soustrait pas nécessairement à une accusation de négligence si la pratique en soi constitue de la négligence. Il reste à décider dans quelle situation une pratique professionnelle courante constituera de la négligence. Il semble que ce ne soit que dans les cas où elle n'est pas conforme aux règles élémentaires de prudence qui sont facilement comprises par le profane. C'est‑à‑dire, pour reprendre les propos du professeur Fleming, que, lorsque la pratique courante comporte de nombreux risques évidents, un juge ou un jury peut conclure que la pratique en soi constitue de la négligence.

XLIV. Comme notre Cour le fait observer dans Lapointe, les tribunaux ne devraient pas intervenir dans les différends scientifiques dont la solution exige des connaissances spécialisées. Les juges et les jurés n'ont pas les connaissances nécessaires pour apprécier des questions techniques concernant le diagnostic ou le traitement des patients. Quand une pratique courante et reconnue est suivie en conformité avec les données acquises de la science et de la technique, il serait peu judicieux que le juge des faits conclue que cette pratique constitue en soi de la négligence. En revanche, le jury peut conclure à la négligence lorsqu'il s'agit de questions relevant du sens commun. Par exemple, s'il existe d'autres méthodes évidentes que toute personne raisonnable emploierait pour éviter un risque, on peut conclure que l'omission de prendre ces mesures constitue de la négligence, même s'il s'agit de l'usage admis parmi les praticiens dans cette spécialité.

XLV. C'est ce qui s'est passé dans Anderson c. Chasney, [1949] 4 D.L.R. 71 (C.A. Man.), conf. par [1950] 4 D.L.R. 223 (C.S.C.). Dans cette affaire, un médecin a pratiqué une intervention sur la gorge d'un enfant. Durant l'opération, il a utilisé des compresses qui n'étaient pas reliées par un ruban ou des fils de façon à ce qu'aucune ne soit laissée dans la gorge, et aucune infirmière n'était sur place pour compter les compresses utilisées. Or, l'une de celles‑ci a été laissée par inadvertance dans la gorge et après l'opération, l'enfant est mort étouffé. Le chirurgien a témoigné qu'il n'avait pas coutume d'utiliser des compresses rattachées les unes aux autres et de se faire aider par une personne chargée de les compter. C'était apparemment la pratique courante à l'hôpital en dépit du fait que l'on disposait de compresses reliées par des fils et qu'il était possible de demander à une infirmière de les compter. La Cour d'appel a décidé que le chirurgien avait été négligent.

XLVI. Dans les motifs principaux qu'il a rédigés, le juge en chef McPherson n'a pas traité expressément de la question de la pratique courante. Toutefois, il a fait observer qu'oublier une compresse dans une région où elle présentait un danger est un fait que [traduction] «la personne ordinaire est en mesure de prendre en considération pour décider si la conduite était négligente» (p. 74). La majorité a conclu qu'en omettant de prendre l'une ou l'autre des précautions à sa portée, le chirurgien a fait preuve de négligence.

XLVII. Dans des motifs concordants, le juge Coyne a analysé la question de la pratique habituelle parmi les chirurgiens. Il a fait remarquer qu'il n'était pas nécessaire de posséder des connaissances spécialisées pour décider si l'omission d'employer des compresses reliées pas des fils ou de compter les compresses constituait de la négligence. Le juge Coyne a fait observer qu'une pratique générale n'était pas un moyen de défense permettant d'échapper à toute responsabilité. J'estime utile de citer un assez long extrait de ses motifs, car je pense qu'ils sont directement pertinents au regard de la présente espèce. Il dit, aux pp. 81 et 82:

[traduction] Le docteur Chasney fait valoir en défense qu'il n'a pas coutume, et que ce n'est pas l'usage dans l'hôpital en question et parmi certains chirurgiens dans d'autres établissements, de prendre de telles précautions. Mais il a couru un risque en ne les prenant pas. À son dire, le besoin de prendre ces précautions est fonction de l'habileté et de l'expérience du chirurgien, et la pratique courante est déterminante. Il ne s'agit cependant pas particulièrement d'une question d'habileté et d'expérience. Son avocat a soutenu qu'aucune négligence ne peut être reprochée à celui qui suit la pratique générale des chirurgiens, et que la preuve d'expert est décisive. Mais s'il en était ainsi, ce seraient les experts cités comme témoins qui rendraient en fait le verdict sur la question de la négligence. Or, cette question doit continuer d'être la fonction des jurés sélectionnés pour entendre l'affaire ou du juge qui préside sans jury. Les experts demeurent des témoins dont l'opinion aide le jury ou le tribunal à décider s'il y a eu négligence. Les opinions des experts ne sont pas déterminantes. Mais quand il s'agit d'une opération compliquée et critique qui exige des compétences, de l'expérience et des connaissances sur l'anatomie, la physiologie ou d'autres objets d'étude de la science médicale, le jury ou le tribunal aurait tort d'écarter ces opinions et de tirer des conclusions fondées sur un point de vue opposé à celui de ces experts. Ce n'est pas le cas en l'espèce. Des précautions qui auraient été efficaces n'ont pas été prises et les jurés et le juge peuvent s'autoriser de leur propre expérience pour porter un jugement sur la question de savoir si cela constitue de la négligence. À mon avis, c'est clairement le cas en l'espèce. [Je souligne.]

XLVIII. Le juge Coyne ajoute ce qui suit, aux pp. 85 et 86:

[traduction] Il n'est pas nécessaire d'être un expert pour décider si l'omission d'utiliser des compresses reliées par des fils ou de compter les compresses constitue de la négligence; aucun savoir‑faire propre à un chirurgien n'est en cause. Il n'est point besoin de posséder pareille compétence pour répondre à cette question. Il s'agit de décider s'il y a eu négligence ou non. Ce n'est pas une question qu'il appartient à un expert de trancher. La pratique générale suivie par le défendeur et par d'autres ne les exonère pas de toute responsabilité. C'est un élément de preuve dont il faut tenir compte pour statuer sur la négligence, mais il n'est pas décisif pour le tribunal ou le jury. S'il l'était, un groupe de chirurgiens pourrait, en adoptant une pratique, s'exonérer eux‑mêmes de leur responsabilité pour négligence envers le public en adoptant ou en continuant une pratique manifestement négligente, bien qu'une simple précaution, nettement de nature à parer à un danger qui parfois peut entraîner la mort, était bien connue. [. . .] Si un praticien refuse de prendre une précaution évidente, il ne peut pas échapper à la responsabilité en montrant que d'autres négligent aussi de la prendre. [Je souligne.]

XLIX. De plus, le juge Coyne a souligné que l'affaire ne soulevait aucune difficulté ou question incertaine de traitement médical ou chirurgical ni de question scientifique ou hautement technique. Il s'agissait simplement de décider s'il convenait de prendre des précautions simples et évidentes, à la portée de la personne ordinaire. Il a fait remarquer, aux pp. 86 et 87:

[traduction] Le simple bon sens commande que, lorsque des méthodes simples pour éviter un danger ont été conçues, sont connues et sont accessibles, celui qui ne les emploie pas et provoque ainsi un résultat fatal ne peut pas prétexter que d'autres suivent la même pratique ancienne, moins prudente; que, lorsque ces méthodes sont aisément compréhensibles pour une personne ordinaire, par qui en outre la nécessité de les employer ou non est facilement comprise, il appartient autant au tribunal ou au jury qu'à des experts de trancher les questions; et que l'existence d'une pratique qui les néglige, même si elle est générale, ne peut pas protéger le chirurgien défendeur. [Je souligne.]

L. Dans ses brefs motifs, la Cour suprême du Canada a confirmé les motifs du juge en chef McPherson. Elle n'a pas statué sur la question de savoir dans quels cas le juge ou le jury pourrait conclure, au regard de la question des précautions raisonnables, qu'une pratique médicale courante est inacceptable.

LI. Je conclus de ce qui précède que, en règle générale, si une pratique médicale comporte des questions difficiles ou incertaines de traitement ou des questions complexes, scientifiques ou hautement techniques qui dépassent l'expérience et la compréhension ordinaires d'un juge ou d'un jury, ceux‑ci ne pourront pas conclure qu'une pratique médicale courante constitue de la négligence. En revanche, par exception à la règle générale, si une pratique courante ne s'accompagne pas des précautions évidentes et raisonnables qui sont à la portée d'un juge des faits ordinaire, le praticien qui prétend s'être simplement conformé à cette pratique négligente ne bénéficie d'aucune excuse.

LII. La question de savoir si le juge des faits peut conclure qu'une pratique courante constitue en soi de la négligence est une question de droit qui relève du juge de première instance, peu importe le mode de procès. Il appartient naturellement au jury de décider d'après la preuve en quoi consiste la pratique courante. Si la preuve sur ce point est contradictoire, le jury doit résoudre la difficulté. Si, comme en l'espèce, la preuve est quasiment décisive, le juge doit informer le jury que, s'il n'accepte pas la preuve, le verdict peut très bien être tenu pour déraisonnable et être annulé. En outre, sauf si la question est de nature à être visée par l'exception à la règle générale, il faut informer le jury qu'une fois la nature de la pratique établie selon la preuve, il ne reste qu'à décider si le défendeur s'y est conformé. En revanche, si l'affaire est visée par l'exception, de sorte que le jury peut fixer la norme en se fondant sur le bon sens et sa compréhension ordinaire sans s'aider du témoignage d'experts, le juge doit donner des directives au jury en conséquence.

LIII. Pour éviter le problème que pose en l'espèce le fait que l'on ne sache pas sur quoi est fondée la réponse du jury à la question relative à la négligence et pour permettre de vérifier si le jury a compris les directives, il faudrait que la question posée au jury relativement à la négligence l'oblige à préciser en quoi le défendeur a été négligent. Dans un cas où la règle générale s'applique, la réponse révélera si le jury a compris et appliqué les directives du juge selon lesquelles il doit accepter que la pratique courante est la norme juridique au regard de laquelle la conduite du défendeur doit être appréciée. De plus, dans un cas visé par l'exception à la règle générale et où le jury peut fixer la norme sans égard à la preuve d'expert, la réponse à la question garantira que la norme adoptée par le jury n'est pas déraisonnable ni inconnue en droit.

LIV. À cet égard, il convient de noter que l'avocat de l'intimé a proposé que le jury soit prié de préciser en quoi consistaient les actes de négligence. Cela n'a pas été fait, de sorte que la Cour d'appel a fait observer qu'il n'était pas possible de décider si le jury avait conclu à la négligence pour le motif que la pratique courante était en soi fautive.

LV. Une question de droit connexe se pose relativement au second aspect du présent pourvoi. Si le jury conclut que la preuve relative à la pratique courante n'établit pas l'existence d'une telle pratique, peut‑il fixer la norme sans l'aide d'experts? À mon avis, il faut donner à cette question la même réponse qu'à la précédente. Si les actes de négligence allégués sont de telle nature que le jury peut parfaitement rejeter la preuve d'expert concernant la pratique courante et fixer la norme convenable sans recourir aux témoignages d'experts, il peut en faire autant si la preuve d'expert n'établit pas l'existence d'une telle pratique. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit essentiellement de décider si la question admet une solution fondée sur les connaissances ordinaires du jury ou si, au contraire, elle exige le témoignage d'experts parce qu'elle dépasse la compétence du juré moyen. Enfin, bien que la question ne se pose pas en l'espèce, je n'exclus pas la possibilité qu'un jury puisse exceptionnellement, en se fondant sur une preuve d'expert qu'il a acceptée et qui ne permet pas de déterminer quelle est la pratique courante, conclure à la négligence à l'égard d'une question qui dépasse son entendement habituel.

(2) Conclusion sur la négligence professionnelle

LVI. Après avoir donné des directives adéquates au jury relativement à la norme générale de prudence applicable aux médecins, le juge de première instance a fait des observations sur le rôle de la preuve de la pratique courante dans les termes suivants:

[traduction] Pour décider les risques dont le Dr Korn aurait dû être au courant, le témoignage de médecins concernant l'usage ou la pratique générale est un facteur à prendre en considération, mais il n'est pas décisif. Vous pouvez parfaitement en tant que juges des faits conclure que l'usage ou la pratique générale constitue de la négligence. [Je souligne.]

LVII. Je souscris à la qualification qu'a faite la Cour d'appel, aux pp. 72 et 73, de la question de la norme de prudence sur laquelle le jury était appelé à se prononcer en l'espèce:

[traduction] La présente instance soulève des questions difficiles, incertaines, scientifiques et hautement techniques qui exigent des connaissances que ne possèdent pas d'ordinaire un gynécologue ou un obstétricien. Aucun jury n'est en mesure de décider par lui‑même quelles découvertes récentes le défendeur aurait dû être à même d'assimiler dans l'exercice de sa profession. Répétons que le Dr Stewart et le Dr Mascola ont exonéré partiellement le défendeur...

De plus, la preuve a montré que l'état de la science médicale en ce qui a trait au sida et au VIH était très variable même parmi les scientifiques hautement qualifiés. Il y avait des divergences de vues entre les services de la santé publique et les praticiens des divers corps médicaux. À notre sens, ce n'est pas le genre d'affaire où le juge peut à bon droit informer le jury qu'il peut décider qu'une pratique qui est conforme à celle que suivent les autres praticiens placés dans les mêmes circonstances constitue de la négligence. La seule directive qui convenait, du moins quant à un aspect de la cause, était que le jury devait décider si le défendeur avait agi comme l'aurait fait un médecin raisonnable dans une situation semblable. À notre avis, le jury devait pour ce faire s'en tenir aux pratiques courantes à l'époque en cause.

LVIII. Vu cette qualification, je souscris à la conclusion de la Cour d'appel que, relativement au premier aspect de la présente affaire, il n'appartenait pas au jury de trancher la question de la norme de prudence sans l'aide de témoignages d'experts. La Cour d'appel a ajouté que, puisqu'il était impossible de déduire d'après la réponse que le jury a donnée s'il avait conclu que la pratique courante suivie par l'intimé et d'autres médecins pratiquant l'IA au Canada constituait de la négligence, il était nécessaire de tenir un nouveau procès sur cette seule question. À mon avis, ce n'est cependant pas la raison pour laquelle un nouveau procès s'impose. Si l'action avait été limitée au premier aspect de la prétention de négligence, un nouveau procès n'aurait pas été nécessaire, malgré la directive erronée relative à la norme de prudence. Un nouveau procès n'aurait été nécessaire que s'il avait été loisible au jury de conclure à la négligence, en s'appuyant sur la preuve. Comme je l'ai déjà souligné, la Cour d'appel a décidé avec raison qu'il n'était pas possible, étant donné la preuve, de conclure à la négligence sous cet aspect de la cause car un jury agissant de manière judiciaire ne pouvait pas tirer pareille conclusion. Il n'y avait aucune raison d'ordonner la tenue d'un nouveau procès sur cet aspect de l'affaire et, en fait, la Cour d'appel ne l'a pas fait. Sur cet aspect, la prétention de l'appelante doit simplement être rejetée. Si un nouveau procès doit être tenu, c'est que le jury a peut‑être conclu à la négligence à l'égard du second aspect de la cause, savoir l'omission de bien sélectionner les donneurs et d'en assurer le suivi.

LIX. Selon la principale allégation concernant cet aspect de l'action, des questions plus précises ou une entrevue de contrôle auraient peut‑être permis de découvrir que le donneur qui a infecté l'appelante appartenait à une catégorie à risque élevé relativement à la transmission des MTS. Quant au fondement juridique de cette prétention, la Cour d'appel a dit, aux pp. 74 et 75:

[traduction] Le VIH est une maladie transmissible sexuellement parmi plusieurs. Le défendeur avait le devoir de prendre des précautions raisonnables pour protéger ses patientes contre les maladies transmissibles sexuellement. S'il ne l'a pas fait, il a engagé sa responsabilité même s'il n'avait pas prévu cette maladie‑là.

Comme nous ne pouvons pas savoir sur quel motif repose le verdict du jury, il faut tenir un nouveau procès sur les questions soulevées dans les plaidoiries, sauf celles fondées sur l'ignorance par le défendeur du risque de communication du VIH par l'IA.

LX. J'admets que l'infection par le VIH entre dans la même catégorie de préjudice que les autres MTS et que l'intimé pourrait être tenu responsable du dommage causé, en dépit du fait qu'il ne prévoyait pas que l'omission de prendre des précautions raisonnables pour protéger ses patientes pouvait entraîner la contamination par le VIH. Pour attribuer une responsabilité à l'intimé, la preuve qu'il aurait dû prévoir la catégorie de préjudice serait suffisante. Voir R. c. Côté, [1976] 1 R.C.S. 595, à la p. 604.

LXI. La preuve relative à la pratique courante, quant à cet aspect de la cause, était sommaire et le jury pouvait parfaitement conclure qu'il n'y avait pas de pratique courante à l'époque pertinente. En revanche, le jury pouvait aussi conclure que la pratique courante n'était pas de sélectionner les donneurs ou de faire des entrevues de contrôle d'une manière plus complète que l'intimé ne l'a fait. Dans les deux cas, la question est très différente de celle soulevée sous le premier aspect de la cause. À mon avis, le jury pouvait déterminer la norme appropriée sans s'aider des témoignages d'experts. Par conséquent, s'il conclut qu'il n'existait pas de pratique courante, il peut fixer la norme appropriée selon ce qu'il estime qu'un praticien prudent et diligent aurait dû faire s'il avait prévu ou aurait dû prévoir que l'omission de prendre des mesures raisonnables pour sélectionner les donneurs et assurer leur suivi pouvait entraîner la contamination par une MTS autre que le VIH. En outre, si le jury conclut que la preuve établit l'existence d'une pratique courante, il est en droit de décider si cette pratique est en soi compatible avec les mesures que le praticien raisonnable et prudent prendrait dans les mêmes circonstances.

LXII. Il y a un autre angle de l'action en négligence qui ne cadre pas exactement avec l'un ou l'autre des deux aspects dont j'ai parlé. Il s'agit de l'allégation selon laquelle l'intimé aurait dû utiliser du sperme congelé plutôt que du sperme à l'état frais. La Cour d'appel doutait qu'un jury puisse donner gain de cause à l'appelante sur ce point, mais elle n'a pas exclu cette question de celles devant faire l'objet du nouveau procès. Il semble que la valeur de cette allégation dépende totalement de la date à laquelle la technique Elisa est devenue accessible, ce qui ne s'est produit qu'après janvier 1985. Je ne trouve aucun autre élément de preuve qui permette de conclure à la négligence pour ce motif. Par conséquent, je n'aurais pas inclus cette allégation parmi les questions à examiner au nouveau procès n'eût été le fait qu'elle semble avoir été incluse dans l'ordonnance qui a été portée en appel et contre laquelle l'intimé n'a pas former d'appel incident. Je confirmerais donc simplement l'ordonnance de la Cour d'appel en ce qui concerne l'allégation de négligence.

B.Les questions relatives à la garantie

LXIII. À titre de moyen d'appel subsidiaire, l'appelante soutient que l'intimé a rompu une garantie que le sperme fourni par le donneur serait de qualité marchande et adapté à l'usage auquel il était destiné. Autrement dit, elle prétend que l'intimé a garanti que le sperme ne serait pas contaminé par des MTS, dont le VIH, susceptibles de lui causer un préjudice. Suivant cette thèse, même si l'intimé n'a pas été négligent, il est assujetti à une responsabilité contractuelle stricte pour ne pas avoir fourni du sperme non contaminé. L'appelante fait valoir trois arguments qui démontreraient l'existence d'une garantie. Premièrement, elle prétend que la fiche de renseignements qui lui a été remise renferme une garantie contractuelle expresse par laquelle l'intimé promet qu'aucun donneur n'est homosexuel ou toxicomane. Deuxièmement, l'appelante invoque l'art. 18 de la Sale of Goods Act, qui attribue une responsabilité au vendeur d'un objet si cet objet n'est pas adapté à l'usage auquel il est destiné. Cette garantie implicite des contrats de vente découle de la loi. Enfin, l'appelante prétend qu'il existe en common law une garantie implicite que l'objet fourni aux termes d'un contrat mixte de vente et de services sera exempt de défaut. Je vais étudier chaque moyen séparément.

(1)La garantie expresse de la fiche de renseignements

LXIV. L'appelante affirme que, dans la fiche de renseignements, l'intimé promettait que le donneur ne serait ni homosexuel ni toxicomane, et que cette déclaration a été faite pour l'assurer que l'intimé avait pris des précautions pour veiller à ce que le sperme soit exempt de contamination. L'appelante prétend que le médecin a rompu cette garantie expresse.

LXV. À mon avis, ce moyen d'appel doit être rejeté. Rien n'indique que l'une ou l'autre des parties ait voulu que la déclaration contenue dans la fiche de renseignements crée une obligation contractuelle. En fait, l'appelante semble ne pas se souvenir avoir reçu de l'intimé des renseignements écrits touchant l'IA. De toute évidence, l'objet de la fiche de renseignements était précisément ce que son nom semble indiquer. C'est‑à‑dire fournir à la patiente des renseignements généraux. L'intention n'était aucunement que les déclarations qu'elle contenait constituent une garantie expresse que le donneur ne serait pas homosexuel.

LXVI. Par surcroît, je note qu'au procès l'appelante n'a pas argué de l'existence d'une garantie expresse dans la fiche de renseignements et que le juge de première instance n'a pas parlé de la question dans son exposé au jury. L'appelante n'a pas non plus soulevé la question devant la Cour d'appel. Par conséquent, il semble que l'appelante invoque pour la première fois devant notre Cour la garantie expresse comprise dans la fiche de renseignements. Quoi qu'il en soit, je le répète, je ne pense pas que cet argument soit bien fondé.

(2)La garantie prévue par la Sale of Goods Act

LXVII. Pour que la Sale of Goods Act s'applique, il faut qu'un contrat porte principalement sur la vente d'objets. Si la vente d'un objet n'est qu'un aspect accessoire de ce qui est avant tout un contrat de services, aucune garantie implicite ne découle de la loi. Comme le fait observer le juge Legg dans Gee c. White Spot Ltd. (1986), 7 B.C.L.R. (2d) 235 (C.S.), il n'est pas nécessaire qu'un contrat porte seulement sur la vente d'objets pour être visé par la Sale of Goods Act. Toutefois, la vente d'un objet doit être le but principal du contrat. C'est le caractère essentiel du contrat qui permet de déterminer s'il s'agit principalement d'un contrat de vente ou de services. Comme le dit G. H. L. Fridman dans son ouvrage Sale of Goods in Canada (2e éd. 1979), à la p. 25:

[traduction] . . . si le but principal du contrat est le transfert de la propriété de quelque chose qui n'appartenait pas initialement à l'«acheteur», il s'agit d'un contrat de vente; mais si le but principal des parties est l'exécution d'un certain travail ou la fourniture de services et que, accessoirement, la propriété d'objets doive être transmise d'une partie à l'autre, il ne s'agit pas d'un contrat de vente.

LXVIII. Par conséquent, la question préliminaire qui se pose est de savoir si l'IA pratiquée par l'intimé consistait principalement dans un contrat de vente de sperme ou principalement dans un contrat de services médicaux. Si c'est la seconde qualification qui convient pour cette pratique, l'argument de l'appelante fondé sur la Sale of Goods Act doit être rejeté. À l'instar de la Cour d'appel, je vais examiner cette question en supposant qu'il y a effectivement eu vente de sperme entre l'appelante et l'intimé. Toutefois, je note qu'il n'est pas tout à fait certain que ce soit bien le cas.

LXIX. Au procès, l'appelante a soutenu que la question de savoir s'il s'agit principalement d'un contrat de vente ou d'un contrat de services est une question de fait qui doit relever du jury. Le juge de première instance a informé le jury qu'il s'agissait en même temps d'un contrat de services médicaux et d'un contrat de vente. Il l'a ensuite informé qu'il devait décider, comme question de fait, si les clauses du contrat [traduction] «se rapportaient principalement à la vente de services ou principalement à la vente d'un ou de plusieurs objets». Le juge a informé le jury que la Sale of Goods Act ne s'appliquait que si le contrat avait pour objet principal la vente de sperme.

LXX. D'entrée de jeu, j'estime que le fait d'avoir laissé au jury le soin de déterminer le caractère du contrat pose un problème. Il semble que la question de l'applicabilité d'une loi à un cas donné soit une question de droit qui relève du juge de première instance. Bien que ce ne soit pas une pure question de droit, caractériser le contrat principalement de contrat de vente d'objets est certainement une question mixte de droit et de fait. C'est seulement après qu'il a été décidé si la Sale of Goods Act était applicable dans les circonstances qu'il convient d'informer le jury qu'il doit déterminer si la garantie légale a été rompue, au vu des faits. De toute façon, je n'ai pas à résoudre définitivement la question de savoir s'il convenait de laisser au jury le soin de trancher cette question préliminaire, puisque je suis d'avis que le jury a rendu le bon verdict sur ce point.

LXXI. Le jury a conclu à bon droit que le contrat en vue de pratiquer l'IA sur l'appelante était principalement un contrat de services médicaux et non un contrat de vente de sperme. Conclure le contraire serait dénaturer la convention conclue entre les parties. La fourniture du sperme était de toute évidence un élément important de l'IA; toutefois, si l'appelante a consulté un gynécologue, c'est avant tout pour obtenir des services médicaux d'un spécialiste. Comme le soutient l'intimé, il a fourni des services médicaux à l'appelante afin de l'aider à concevoir au moyen de l'IA. Bien que le sperme soit un élément nécessaire de ce traitement, le contrat ne portait pas principalement sur la vente de sperme.

LXXII. Il n'est pas pertinent que l'IA soit un procédé assez simple et rapide. L'appelante s'est quand même fiée aux connaissances spécialisées de l'intimé pour la sélection des donneurs, le prélèvement du sperme, le procédé d'insémination lui‑même et la fourniture de conseils et de renseignements médicaux concernant les risques et la probabilité de succès de l'IA. On ne saurait prétendre qu'il s'agissait principalement d'un contrat de vente de sperme de nature à rendre la Sale of Goods Act applicable.

(3)La garantie implicite en common law

LXXIII. Le fait qu'il s'agissait principalement d'un contrat de services ne clôt pas le débat concernant l'existence de la garantie implicite que le sperme était exempt de contamination par le VIH. L'appelante se fonde aussi sur la common law, qui reconnaît l'existence d'une garantie implicite dans les contrats mixtes de vente et de services.

LXXIV. Dans son exposé au jury, le juge de première instance a dit qu'en common law, lorsqu'un contrat avait pour objet principal des services médicaux, le médecin s'engageait seulement à satisfaire aux normes qui régissent l'activité d'une personne raisonnablement compétente dans sa sphère professionnelle. Il a expliqué qu'en ce qui concerne la garantie reconnue en common law, il incombait au jury de décider si l'intimé avait fait preuve de négligence en omettant de détecter ou de corriger un défaut du sperme. Autrement dit, il l'a informé que la garantie reconnue en common law revenait essentiellement, dans ce contexte, à la norme de négligence.

LXXV. Pour décider s'il y a lieu d'appliquer la garantie implicite de common law étant donné les circonstances de l'espèce et, dans l'affirmative, si le juge de première instance a commis une erreur en assimilant le contenu de cette garantie à la négligence, il est nécessaire de faire une analyse assez détaillée de la jurisprudence en cette matière.

LXXVI. En Angleterre, la responsabilité stricte est retenue, au titre de la garantie implicite de l'adaptation à un usage particulier, à l'égard de produits défectueux fournis dans l'exécution soit d'un contrat mixte de services et de vente, soit d'un contrat de vente. L'acheteur peut obtenir un dédommagement du commerçant vendeur, même si ce dernier n'a pas été négligent. Le vendeur peut toujours, en remontant la chaîne, demander réparation au fabricant.

LXXVII. L'arrêt G. H. Myers and Co. c. Brent Cross Service Co., [1934] 1 K.B. 46, constitue une décision de principe en la matière en droit anglais. Cette affaire concernait l'installation de bielles défectueuses dans une automobile. L'une des bielles avait un vice caché que le garagiste n'aurait pu détecter en faisant preuve de prudence raisonnable. Le juge du Parcq a décidé que, en common law, dans le cas d'un contrat mixte de services et de vente, le commerçant était lié par la garantie implicite que l'objet sera adapté à l'usage auquel il est destiné. Il a conclu qu'il ne convenait pas de faire de distinction entre un contrat de vente d'objets seulement et un contrat mixte de vente et de services, car une telle distinction serait arbitraire. Aux pages 53 et 54, le juge du Parcq conclut:

[traduction] J'en arrive à la conclusion que la responsabilité de la personne qui fournit des objets dans le cadre de son obligation d'effectuer un certain travail n'est certainement pas moins grande que celle de la personne qui vend des objets . . .

LXXVIII. La cour a donc décidé qu'une personne qui s'engage à faire un travail et à fournir des objets n'a pas une obligation moindre que celle qui s'engage simplement à fournir des objets. Toutefois, elle a reconnu que ce ne sont pas tous les contrats mixtes de vente et de services qui renferment la garantie implicite que l'objet ne sera pas défectueux. À la page 55, le juge du Parcq fait remarquer:

[traduction] Cela dépend des conditions du contrat et je pense qu'en réalité, la personne qui s'engage à fournir des services et des objets garantit que les objets qu'il utilise sont de bonne qualité et raisonnablement adaptés à l'usage auquel il les utilise, sauf si les circonstances du contrat sont de nature à exclure une telle garantie. [Je souligne.]

Il ressort du passage qui précède qu'il peut arriver qu'un contrat mixte de vente et de services ne comprenne pas de garantie implicite que, peu importe qu'il y ait eu négligence ou non, les objets seront en bon état.

LXXIX. La décision G. H. Myers a été citée et approuvée par la Chambre des lords dans l'arrêt Young & Marten Ltd. c. McManus Childs Ltd., [1969] 1 A.C. 454 (H.L.). Cette affaire mettait en cause des entrepreneurs qui construisaient une maison et avaient sous‑traité la pose de la couverture. Les tuiles utilisées pour la toiture avaient un vice caché qui n'est pas ressorti à l'inspection. De ce fait, l'entrepreneur a subi des dommages et il a prétendu qu'il y avait une garantie implicite de qualité ou d'adaptation à un usage particulier. Lord Reid a fait observer que, dans un tel cas où la négligence du fabricant n'a pas été prouvée, les propriétaires de la maison n'ont aucun recours, sauf s'ils peuvent poursuivre le sous‑traitant. Toutefois, si les sous‑traitants sont tenus responsables, ils peuvent généralement obtenir un dédommagement du fabricant sous le régime de la loi sur la vente d'objets. La cour a adopté la règle générale énoncée par le juge du Parcq dans G. H. Myers. Lord Reid fait en outre cette remarque pertinente, à la p. 468:

[traduction] Il me semble qu'il peut suffire de motifs moins puissants pour exclure la garantie implicite de qualité quand l'utilisation de pièces de rechange n'est qu'accessoire à ce qui est essentiellement un travail de réparation pour lequel le client se fie avant tout à l'habileté de l'artisan, que lorsque l'élément principal est la fourniture d'un article, dont la pose n'est qu'accessoire.

LXXX. En conséquence, la cour a déclaré que, étant donné les circonstances de l'espèce, la common law reconnaissait une garantie implicite et le sous‑traitant était responsable des défauts des tuiles. Le fait que des services ont été fournis en plus des objets n'était pas concluant.

LXXXI. Les principes embrassés par les tribunaux anglais ont aussi été adoptés au Canada. L'arrêt G. Ford Homes Ltd. c. Draft Masonry (York) Co. (1983), 43 O.R. (2d) 401 (C.A.), constitue une décision de principe. Dans cette affaire, la demanderesse a fourni et installé des escaliers dans deux maisons construites par la défenderesse. Or, les escaliers n'étaient pas conformes au Code du bâtiment de l'Ontario et ont dû être remplacés. Il s'agissait de décider si le contrat comprenait la condition implicite que les escaliers respecteraient le Code du bâtiment. Le juge Cory, maintenant juge de notre Cour, a formulé les motifs de la cour. Il a fait observer, à la p. 403:

[traduction] Quand une condition est‑elle implicite dans un contrat? Le tribunal appelé à trancher cette question doit d'abord s'entourer d'importantes précautions consacrées par l'usage. Par exemple, les tribunaux agissent avec circonspection avant de conclure à l'existence d'une condition implicite dans un contrat. Ils ne vont certainement pas récrire les clauses du contrat. En outre, aucune condition ne sera tenue pour implicite si elle est incompatible avec le contrat. Les conditions implicites sont en règle générale fondées sur l'intention présumée des parties et doivent être logiques. Les circonstances et le contexte du contrat, ainsi que le libellé des conditions, doivent être minutieusement pris en considération avant qu'une condition implicite ne soit admise. En conséquence, il est clair que toute décision doit tenir compte des faits particuliers de l'espèce. [Je souligne.]

LXXXII. Le juge Cory a étudié les décisions Young & Marten Ltd. et G. H. Myers et fait remarquer que les garanties implicites reconnues en common law s'appliquaient aux contrats de vente et de services. Par conséquent, contrairement à la Sale of Goods Act, ces garanties sont également applicables aux contrats mixtes de services et de vente. Deuxièmement, sauf si les circonstances de l'espèce sont suffisantes pour exclure la garantie, il y a une condition implicite que [traduction] «le matériel utilisé sera de qualité marchande et raisonnablement adapté aux usages auxquels il est destiné» (p. 404).

LXXXIII. Par conséquent, il semble que le tribunal doive décider si, sans égard à la Sale of Goods Act, une garantie d'adaptation à un usage particulier et de qualité marchande, reconnue en common law, doit être tenue pour implicite dans un contrat comportant la prestation de services et la fourniture de matériel. Toutefois, une telle garantie implicite ne sera pas admise dans tous les cas. Le tribunal doit examiner la nature précise du contrat et la relation entre les parties pour déterminer si une telle garantie implicite correspondait à l'intention des parties. Comme l'a fait observer le juge Cory, les tribunaux doivent apporter beaucoup de circonspection dans leur décision concernant l'existence de conditions implicites.

LXXXIV. Il importe de noter que l'une des raisons pour lesquelles des garanties implicites seront admises dans le cas de contrats de vente et de services est que le fournisseur des objets peut généralement poursuivre le fabricant sous le régime de la Sale of Goods Act en invoquant les conditions imposées par cette loi. Par conséquent, le demandeur peut toujours remonter la chaîne et obtenir un dédommagement de celui qui doit être tenu responsable de la production d'un objet défectueux. Parfois, le fournisseur ne pourra pas obtenir de dédommagement du fabricant, par exemple, en raison de son insolvabilité ou de la prescription. Toutefois, on peut soutenir qu'il est préférable que l'acheteur soit indemnisé et que le fournisseur assume la responsabilité des défauts plutôt que de priver le consommateur de réparation. Il importe de ne pas oublier ce raisonnement de principe quand il s'agit de décider s'il convient d'admettre une garantie implicite dans le contexte de la présente espèce, qui porte sur des substances biologiques.

LXXXV. La question qui se pose dans le présent pourvoi est donc de savoir si, étant donné les circonstances, c'est‑à‑dire l'existence d'un contrat dont l'objet est un acte médical comportant l'utilisation d'une matière biologique (le sperme), il convient d'admettre une condition implicite portant garantie que le sperme est exempt de défaut (contamination par le VIH). Deuxièmement, s'il est opportun de déterminer que le contrat de services médicaux comporte une condition implicite, le juge de première instance a‑t‑il eu raison de décider que l'intimé ne promettait que de prendre des précautions raisonnables pour veiller à ce que le sperme ne soit pas utilisé s'il était contaminé par des MTS? À cet égard, il faut déterminer si la nature du contrat en cause est analogue à celle des contrats commerciaux sur lesquels portait la jurisprudence anglaise et canadienne précitée. Il importe de peser les considérations d'intérêt public et les conséquences de l'admission de garanties en pareille situation.

LXXXVI. Pour répondre à ces questions difficiles, il est utile d'étudier certaines décisions des tribunaux américains qui ont été appelés plus fréquemment à statuer sur ce point dans le contexte des garanties de l'approvisionnement en sang. À mon avis, ces affaires sont directement analogues à la fourniture de sperme dans le cadre de l'IA.

LXXXVII. L'arrêt de principe américain sur ce point, qui a été suivi à maintes reprises, est Perlmutter c. Beth David Hospital, 123 N.E.2d 792 (N.Y. 1954). Dans cette affaire, un patient a reçu une transfusion sanguine au cours d'une intervention pratiquée à l'hôpital. Le sang contenait des virus de la jaunisse et le demandeur a été infecté. Il n'était aucunement question de négligence de la part de l'hôpital car il était impossible à l'époque de détecter la contamination du sang. Le demandeur cherchait à obtenir réparation sous le régime de la Sales Act, se fondant sur la garantie implicite que le sang était adapté à l'usage auquel il était destiné et qu'il était de qualité marchande. Il s'agissait de décider si la transaction constituait une vente visée par la loi. Il faut remarquer ici que le demandeur n'a pas invoqué de garantie implicite de common law relativement à l'objet fourni en application d'un contrat mixte de services et de vente. Néanmoins, le débat sur la Sales Act est dans une large mesure pertinent par rapport au présent pourvoi.

LXXXVIII. La cour à la majorité s'est penchée sur la nature du contrat entre l'hôpital et le patient pour conclure, à la p. 794:

[traduction] L'essence de la relation contractuelle entre l'hôpital et le patient est évidente: le patient demande et l'hôpital offre le savoir‑faire et les moyens matériels de la science médicale qui permettront au patient de se rétablir.

De toute évidence, il s'agit clairement d'un contrat de services et, de toute évidence aussi, il n'est pas divisible. Les concepts d'achat et de vente ne peuvent pas être rattachés séparément aux substances — médicaments ou même le sang — employées pour le traitement, que l'hôpital fournit contre paiement dans le cadre des services médicaux qu'il offre. Ce n'est pas parce que la propriété de certains articles médicaux est transférée, pour ainsi dire, de l'hôpital au patient au cours du traitement que cette transaction devient une vente. «"Vente" et "transfert" ne sont pas synonymes», et ce ne sont pas tous les transferts de biens meubles qui sont des ventes. [. . .] Il est reconnu depuis longtemps que, si l'élément services prédomine, et que le transfert de biens meubles n'est qu'un aspect accessoire de la transaction, celle‑ci n'est pas réputée être une vente au sens de la Sales Act.

LXXXIX. Il faut noter que la majorité a mis l'accent sur la distinction nette qui existe dans ce contexte entre un contrat de vente et un contrat de services. Ce facteur est certes important quand il s'agit de décider si la loi sur la vente d'objets est applicable, mais il n'est pas aussi crucial dans le contexte des garanties implicites reconnues en common law, qui peuvent aussi être admises dans le cas de contrats de services comportant la fourniture d'un objet. Néanmoins, les remarques faites dans l'arrêt Perlmutter sont très pertinentes, puisque, comme l'a fait remarquer lord Reid dans l'arrêt Young & Marten Ltd., il est moins probable qu'une telle garantie implicite soit admise dans le cas d'un contrat dont l'objet principal est la fourniture de services et dans lequel le transfert de l'objet n'est qu'accessoire.

XC. Dans l'arrêt Perlmutter, la cour a décidé que la fourniture de sang était totalement subordonnée au but principal de l'hôpital qui était de fournir les services de professionnels diplômés et des installations spécialisées conçues pour le traitement du patient. Le but du patient n'est pas d'obtenir du sang. Il veut plutôt avoir recours au savoir‑faire du personnel médical et aux installations. Le juge Fuld a conclu que la fourniture du sang était purement accessoire à la prestation des services. À mon avis, il en va de même du sperme dans le présent pourvoi, comme je l'ai expliqué précédemment à propos de la Sale of Goods Act.

XCI. En étudiant la nature du contrat en cause, le juge Fuld a mis en lumière certaines des considérations de principe qui sont pertinentes dans ce contexte. Il souligne, à la p. 795:

[traduction] Si, toutefois, le tribunal devait qualifier de vente la fourniture de sang — ou la fourniture de tout autre produit médical — cela signifierait que l'hôpital, peu importe son degré de prudence, peu importe si la possibilité de contamination par le sang n'aurait jamais pu être découverte, serait tenu responsable, quasiment comme un assureur, si quelque chose arrivait au patient si le sang est «contaminé»... [Je souligne.]

XCII. Bien que ces observations aient été faites à propos de la loi relative à la vente d'objets, elles s'appliquent également à une situation où une garantie implicite en common law est reconnue. Dans l'une et l'autre situation, le médecin serait tenu strictement responsable à l'égard des produits biologiques qu'il emploie pour le traitement, bien qu'il puisse lui être impossible de détecter les risques. Il deviendrait par le fait même l'assureur des substances biologiques utilisées pour les traitements.

XCIII. Il est certes vrai que la garantie implicite a pour but principal d'attribuer une responsabilité au fournisseur d'objets même s'il n'a pas été négligent, mais ce ne sont pas les mêmes considérations qui s'appliquent dans le contexte des soins médicaux et dans celui du commerce. Comme le remarque le juge Fuld, à la p. 795:

[traduction] L'art de guérir exige fréquemment la pondération de divers risques et dangers auxquels le patient sera exposé. Par conséquent, si un préjudice résulte du moyen choisi, sans qu'il y ait eu négligence ni faute, il n'y a pas lieu d'imputer une responsabilité à l'établissement ou à l'organisme qui tente en fait de sauver ou d'aider le patient.

XCIV. De plus, il convient de noter que, contrairement à ce qui se passe dans le monde du commerce, le médecin ne peut pas reporter la responsabilité sur le fabricant. Les produits biologiques ne sont pas des biens fabriqués au même titre que les marchandises. La raison d'être de la responsabilité stricte imposée sous le régime de la Sale of Goods Act ou en conformité avec une garantie implicite en common law ne s'applique pas aux objets qui ne sont pas fabriqués au sens propre. Sauf si le donneur a été négligent (par exemple, s'il savait qu'il était sidatique), on ne s'attend guère à ce que l'intimé, en l'espèce, puisse obtenir du donneur un dédommagement pour le sperme contaminé par le VIH, en application soit de la Sale of Goods Act, soit d'une garantie implicite en common law. Il en va autrement d'un contrat commercial qui permettrait au fournisseur de poursuivre le fabricant, même s'il n'a pas été négligent.

XCV. En outre, il faut reconnaître que les produits biologiques comme le sang et le sperme, contrairement aux produits fabriqués, impliquent certains risques inhérents. À certains égards, ce sont des substances intrinsèquement dangereuses, bien qu'elles soient essentielles au traitement. Qu'il cherche à sauver la vie de son patient par une transfusion sanguine ou qu'il tente simplement d'aider sa patiente à devenir enceinte en pratiquant l'IA, le médecin ne peut rien faire de plus pour s'assurer que ces produits sont sans danger que de faire preuve de la prudence raisonnable requise du professionnel qui doit veiller à ce que la substance biologique soit exempte de virus. À l'opposé, dans le monde du commerce, c'est le fabricant qui décide de quoi ses produits seront composés. S'il ne peut fabriquer des produits sûrs, il doit les retirer du marché. En médecine, il est souvent essentiel d'utiliser du sang pour sauver des vies. Quoiqu'on puisse soutenir que l'IA n'entre pas dans la même catégorie que d'autres techniques permettant de sauver des vies, il s'agit néanmoins d'un traitement médical très important. Dans la mesure où le procédé dans son ensemble ne présente pas de risques excessifs qui justifient son abandon, la patiente a le droit de peser les risques et de choisir de s'y soumettre.

XCVI. Dans Fisher c. Sibley Memorial Hospital, 403 A.2d 1130 (D.C. 1979), une action a été intentée pour le préjudice subi par un patient qui a contracté une hépatite à la suite d'une transfusion effectuée par l'hôpital. Il n'était pas possible de détecter le virus dans le sang. La Cour d'appel a décidé que les théories de la garantie implicite, de la qualité marchande et de la responsabilité stricte en droit de la responsabilité civile délictuelle étaient inapplicables dans le contexte de la fourniture de sang dans un hôpital. Le juge Gallagher a conclu, aux pp. 1132 et 1133:

[traduction] «Les activités que comporte la transfusion de sang entier, qui est un constituant de l'organisme vivant, d'une personne à une autre peuvent être qualifiées de sui generis en ce sens que, dans leur déroulement, elles comportent des actes communs aux concepts juridiques de vente et de service. Au surplus, il nous semble qu'étant donné les faits de l'espèce, il ne serait pas réaliste de conclure à l'existence d'une garantie implicite quant aux qualités d'adaptation à un usage particulier du sang humain, sur lequel aucune information médicale ou scientifique ne peut être obtenue et à l'égard duquel le médecin du demandeur possède la même information, les mêmes connaissances et la même expérience que le fournisseur.» (Balkowitsch c. Minneapolis War Memorial Blood Bank, Inc., 270 Minn. 151, 132 N.W.2d 805, 811 (1965).)

Nous souscrivons au point de vue des tribunaux qui ont décidé que la fourniture de sang participe davantage d'un service que de la vente d'objets. Considérer les transfusions sanguines comme un service accessoire rendu par les hôpitaux s'accorde avec la réalité et avec les principes de la responsabilité à l'égard de la qualité marchande. Bien que, en théorie, l'incapacité du vendeur de découvrir les défauts des objets qu'il vend n'est pas pertinente quand il s'agit d'une action fondée sur la garantie, nous ne devons pas oublier la difficulté de détecter l'hépatite dans le sang, étant donné l'état actuel de la science médicale. Qualifier de vente la fourniture de sang signifierait que l'hôpital, si prudent soit‑il, serait tenu responsable, quasiment comme un assureur, si le patient subissait un préjudice à cause d'un sang contaminé. Après avoir pondéré la sécurité de l'individu, d'une part, et les intérêts de l'hôpital (vu l'absence d'une méthode convenable pour déterminer la présence de l'hépatite dans le sang) et l'intérêt public en matière d'accessibilité de la transfusion sanguine comme procédé thérapeutique, d'autre part, nous sommes peu disposés à étendre [. . .] à une transaction qui n'est pas une vente la responsabilité à l'égard de la qualité marchande, soit en l'y appliquant par analogie, soit en qualifiant cette transaction de vente. [Je souligne.]

XCVII. La cour était d'avis qu'il était anormal d'assimiler la transfusion sanguine à une vente commerciale car le but principal des hôpitaux est de prodiguer des soins et de traiter les malades. Elle a souligné en outre que les produits sanguins sont [traduction] «inévitablement dangereux» (p. 1134) et que le patient se fie à l'habileté du médecin plutôt qu'à toute garantie d'adaptation à un usage particulier.

XCVIII. J'estime également que la décision St. Luke's Hospital c. Schmaltz, 534 P.2d 781 (Colo. 1975) est convaincante. Cette affaire concernait aussi une transfusion sanguine par suite de laquelle le patient avait contracté une hépatite. La cour a suivi le raisonnement de l'arrêt Perlmutter et refusé, pour des considérations d'intérêt public, de conclure à la responsabilité stricte fondée sur le droit de la responsabilité délictuelle ou sur une garantie. Elle a décidé qu'appliquer à la relation entre un hôpital et un patient le concept de transaction commerciale par laquelle un bien est cédé contre un prix ne procédait pas d'une vision réaliste des choses. Le but du patient est en réalité de recourir au savoir‑faire et aux moyens matériels de la science médicale pour guérir. Il n'est simplement pas réaliste de considérer la fourniture de sang comme la vente d'un produit.

XCIX. Bien que la jurisprudence américaine soit en majorité conforme à l'arrêt Perlmutter, quelques décisions ont critiqué l'analyse des considérations générales sur laquelle elle repose. Par exemple, dans l'affaire Cunningham c. MacNeal Memorial Hospital, 266 N.E.2d 897 (Ill. 1970), la cour était une fois de plus saisie du cas d'un patient qui avait contracté une hépatite à la suite d'une transfusion sanguine. Elle a rejeté l'idée qu'il n'y avait pas de garantie implicite parce qu'il ne s'agissait pas d'une «vente». Quoique le sang ne soit pas un article fabriqué, la cour a estimé qu'il était un produit distribué en vue de la consommation. Le sang était vendu dans un contenant et la cour était d'avis qu'il était déraisonnable de ne pas conclure qu'il s'agissait d'une vente d'objets dissociable du contrat de services.

C. Toutefois, la vaste majorité des tribunaux américains sont d'accord pour dire que des considérations d'intérêt public commandent, dans le contexte de la fourniture de services médicaux, de ne pas retenir la responsabilité stricte des médecins au titre de la garantie des objets utilisés pour fournir ces services. À mon avis, le raisonnement de la majorité dans l'arrêt Perlmutter, et la jurisprudence qui l'a suivi, est plus pertinent dans le contexte canadien eu égard aux garanties implicites en common law. Bien que les décisions américaines ne portent pas exactement sur ce point en litige, les remarques faites relativement aux garanties prévues par la loi sur la vente d'objets corroborent le point de vue selon lequel il n'est pas opportun de conclure à une garantie implicite en common law dans de telles circonstances.

CI. Je souscris donc à la conclusion de la Cour d'appel qu'il n'y a pas lieu, étant donné les circonstances de la présente espèce, d'appliquer une garantie implicite de qualité marchande et d'adaptation à un usage particulier. Comme le fait observer le juge Cory dans l'arrêt G. Ford Homes, les tribunaux doivent agir avec beaucoup de circonspection avant de conclure à l'existence d'une condition implicite dans un contrat et il peut y avoir des circonstances susceptibles d'exclure la garantie. En l'espèce, le fondement de la responsabilité de l'intimé à l'égard du préjudice résultant de l'IA doit être limité à la négligence. Je ferais mienne la conclusion qui suit de la Cour d'appel (à la p. 85):

[traduction] Étant donné l'expérience américaine, nous ne pouvons trouver aucune raison de principe pour laquelle un médecin devrait assumer une responsabilité plus lourde quand il fournit des «objets» à un patient en lui prodiguant des soins que lorsqu'il ne fait pas preuve de la prudence et de l'habileté qui s'imposent chaque fois qu'il accepte de soigner ou de traiter quelqu'un.

CII. Je ferai remarquer que, même si je concluais à tort qu'il ne convient pas d'admettre une garantie implicite dans les circonstances de l'espèce, je suis d'avis, comme le juge de première instance, que toute garantie ne se résumerait qu'à une garantie de prudence raisonnable. Autrement dit, si l'intention des parties avait été de stipuler une garantie, elle aurait consisté simplement dans la promesse de l'intimé de pratiquer l'IA et de sélectionner les donneurs avec diligence et prudence. Le contrat portait principalement sur des services médicaux et les parties ne se seraient pas attendues à ce que l'intimé garantisse le succès du traitement ou garantisse que le sperme ne serait pas contaminé par une MTS. Comme l'a dit le juge de première instance, l'intimé [traduction] «s'engage à satisfaire aux normes qui régissent l'activité d'une personne raisonnablement compétente dans sa sphère professionnelle». Il serait déraisonnable d'astreindre l'intimé à une norme plus rigoureuse.

CIII. En conséquence, il y a lieu de rejeter aussi l'argument de l'appelante qu'il existe une garantie implicite en common law que le sperme du donneur ne sera pas contaminé par le VIH.

C.Le plafond approximatif des dommages‑intérêts non pécuniaires

CIV. Dans Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., précité, notre Cour a établi un plafond approximatif de 100 000 $ au titre des dommages‑intérêts non pécuniaires. Dans Lindal, précité, il a été reconnu qu'il convenait de tenir compte de l'effet de l'inflation et que, par conséquent, le plafond pouvait être adapté selon les fluctuations des conditions économiques, y compris la diminution du pouvoir d'achat due à l'inflation. C'est ainsi que le plafond approximatif était, au moment de la présente instance, de 240 000 $. Toutefois, le jury a accordé une somme de 460 000 $ au titre des pertes non pécuniaires. La Cour d'appel a décidé que les dommages‑intérêts non pécuniaires ne pouvaient pas dépasser le plafond approximatif et elle a ordonné la tenue d'un nouveau procès à l'égard de la question des dommages‑intérêts en général. Elle n'a pas conclu que le juge de première instance avait nécessairement commis une erreur en ne donnant pas de directive au jury relativement au plafond, étant donné les observations faites par les avocats. Toutefois, si le jury n'a pas reçu de directive, il y a lieu d'ajuster le montant des dommages‑intérêts accordés en tenant compte de la jurisprudence.

CV. Deux questions doivent être étudiées. Premièrement, s'agit‑il de l'un de ces cas exceptionnels visés dans l'arrêt Andrews où il ne convient pas d'appliquer le plafond approximatif? Deuxièmement, le juge de première instance aurait‑il dû donner une directive au jury concernant le plafond applicable aux dommages non pécuniaires? L'appelante soutient qu'il s'agit d'un cas exceptionnel et qu'il serait justifié d'accorder un montant plus élevé.

CVI. Dans Andrews, notre Cour a énoncé le principe sur lequel repose le plafond fixé pour l'évaluation du préjudice non pécuniaire au titre de la souffrance physique et morale. Il est simplement impossible d'évaluer en termes pécuniaires les pertes non pécuniaires subies par le demandeur. Par conséquent, la fixation du montant des dommages‑intérêts non pécuniaires «est plus un exercice philosophique et social qu'un exercice juridique ou logique» (p. 261). Notre Cour a adopté l'approche «fonctionnelle» pour l'évaluation de ces dommages‑intérêts. Au lieu d'évaluer en termes pécuniaires la perte des agréments de la vie, elle fixe les dommages‑intérêts qui seront suffisants pour fournir au demandeur une consolation raisonnable pour ses malheurs. L'argent sert à substituer d'autres agréments et plaisirs à ceux qui ont été perdus et il a pour but d'alléger le plus possible la douleur physique et morale, passée et à venir, du demandeur.

CVII. Le montant de l'indemnité dépend de la mesure dans laquelle l'argent peut améliorer la situation de la victime compte tenu de son état. Des dommages‑intérêts non pécuniaires ne doivent être accordés que lorsqu'ils peuvent avoir une certaine utilité en donnant au demandeur une autre source de satisfaction.

CVIII. Toutefois, comme le fait observer le juge Dickson dans l'arrêt Andrews, si l'on considère l'indemnisation du préjudice non pécuniaire selon la conception fonctionnelle, on ne peut accorder un montant très élevé à la victime qui a été entièrement indemnisée pour les soins futurs et les autres pertes pécuniaires. Les indemnités pour les pertes non pécuniaires sont fondamentalement des sommes arbitraires ou conventionnelles. Par conséquent, une fois que la cour s'est assurée que le demandeur sera en mesure d'obtenir les soins nécessaires dans l'avenir, il est plus opportun qu'elle prenne en considération les questions d'intérêt public dans l'établissement du plafond de l'indemnité accordée. En particulier, elle doit tenir compte du fardeau social que représentent les indemnités excessives, car les réclamations extravagantes peuvent constituer un fardeau important pour la société. En fait, dans Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287, la cour a fait remarquer que la charge sociale réelle des indemnités exorbitantes est particulièrement évidente aux États‑Unis dans les affaires de responsabilité médicale. Dans Lindal, notre Cour a réitéré l'opinion exprimée dans la trilogie Andrews, reconnaissant qu'il n'y a quasiment pas de limite à ce qu'un demandeur gravement blessé peut réclamer en dommages‑intérêts pour préjudice non pécuniaire.

CIX. Dans Lindal, notre Cour a refusé de dépasser le plafond établi pour les dommages‑intérêts non pécuniaires, bien que les blessures aient peut‑être été plus graves que celles du demandeur dans Andrews. Étant donné que le plafond n'est qu'une limite approximative et un peu arbitraire fixée aux dommages‑intérêts non pécuniaires, une indemnité dépassant le plafond n'est pas justifiée simplement parce qu'une blessure est plus grave que celles en cause dans la trilogie. Comme le dit le juge Dickson dans l'arrêt Lindal, aux pp. 642 et 643:

Il est vrai que dans l'arrêt Andrews, la Cour a parlé de la possibilité de dépasser la limite de $100,000 dans des «circonstances exceptionnelles». On peut imaginer une variété infinie de situations, et il ne serait pas sage d'écarter à tout jamais la possibilité de dépasser les $100,000. Mais, à condition de bien en comprendre l'objet, on verra que les circonstances où il y aura lieu de la dépasser seront très rares. On indemnise une victime du préjudice non pécuniaire parce que l'argent peut servir à lui rendre la vie plus supportable. Le plafond de $100,000 n'a pas été choisi parce que c'est là le maximum dont le demandeur peut se servir. Bien au contraire. On l'a choisi parce que, s'il n'existait pas, il n'y aurait pas de limite aux diverses fins auxquelles un demandeur pourrait faire servir un fonds. Le défendeur et, en dernière analyse, la société en général, se trouveraient dans la situation où ils devraient satisfaire à des réclamations extravagantes de la part de demandeurs gravement blessés.

CX. À mon avis, le passage précité répond bien aux arguments de l'appelante en l'espèce. Essentiellement, elle prétend que la preuve montre les fins auxquelles l'argent pourrait servir. Toutefois, cela ne justifie pas l'attribution de dommages‑intérêts non pécuniaires plus élevés que le plafond. Il n'y a pas de doute que l'appelante a souffert énormément à cause de cette tragédie. Il est évident aussi que le sida est une maladie terrible qui provoquera la mort prématurée de l'appelante. Toutefois, en ce qui concerne les pertes non pécuniaires, je ne pense pas que la tragédie en l'espèce soit différente d'autres comme celles qui ont frappé les demandeurs dans la trilogie Andrews. Je souscris aux observations faites par la Cour d'appel, à la p. 87:

[traduction] Tout en reconnaissant que le préjudice corporel de la demanderesse est de nature sensiblement différente de celle du préjudice en cause dans la trilogie, nous ne pouvons pas conclure que le principe adopté par la Cour suprême du Canada en vue de limiter le fardeau social que représentent les dommages‑intérêts accordés ne doit pas être appliqué en l'espèce. Il s'ensuit, à notre avis, que les dommages‑intérêts non pécuniaires de la demanderesse ne peuvent pas dépasser le plafond approximatif ajusté.

CXI. La seconde question qui se pose à l'égard des dommages‑intérêts non pécuniaires est de savoir si le juge de première instance aurait dû donner une directive au jury concernant le plafond. C'est une question difficile car, d'une part, dans une affaire où il n'aurait pas accordé des dommages‑intérêts approchant le plafond indiqué, le jury aurait été influencé indûment par une directive mentionnant un montant plus élevé. D'autre part, il semble contre‑indiqué de ne pas informer le jury lorsque le cas s'y prête de l'existence d'un plafond établi pour des raisons de droit et d'intérêt public. Le jury peut se donner beaucoup de mal pour arriver à une évaluation pour finalement apprendre que ses efforts ont été inutiles. En outre, les juges ont le pouvoir, sont même tenus, de donner au jury des indications au sujet du montant qu'il conviendrait d'accorder. Dans Crosby c. O'Reilly, [1975] 2 R.C.S. 381, le juge en chef Laskin dit, au nom de la Cour, aux pp. 386 et 387:

Je ne peux être d'accord avec la Division d'appel de l'Alberta que lorsqu'une action de survivance en faveur de la succession d'un de cujus est instruite devant un juge et un jury il faille dire au jury, comme question de droit, que la somme de $10,000 représente actuellement la limite maximale de l'indemnité. Je ne pense pas qu'on puisse définir des dommages de manière aussi exacte en leur imposant une limite juridique. Par ailleurs, lorsqu'une cour d'appel doit avoir le dernier mot sur ce qu'est le chiffre approprié qu'il est convenu de fixer, il est tout à fait normal qu'on guide avec soin le jury pour éviter qu'il n'aboutisse, comme ici, à un chiffre extravagant propre à faire l'objet d'appels successifs qui risquent d'avaler complètement l'indemnité finale. Plutôt que de fixer, comme une question de droit, la limite maximale d'une indemnité, le juge de première instance devrait dire au jury, à la lumière de la preuve concernant le de cujus, homme ou femme, dans toutes ses qualités, manière de vivre et perspectives d'avenir, à la lumière de son âge et de son état de santé, qu'un chiffre excédant une certaine somme, pouvant être inférieure à $10,000, peut être considéré comme excessif.

Il serait impossible à un juge de suivre cette directive avec le minimum d'honnêteté intellectuelle et de ne pas mentionner de plafond. En effet, les propos du juge en chef Laskin laissent clairement entendre que si un plafond avait existé, le jury aurait dû en être informé.

CXII. En conséquence, je suis d'avis que le juge de première instance devrait donner une directive au jury relativement à l'existence d'un plafond, si, après avoir étudié les observations des avocats, il estime que les dommages‑intérêts, en raison du type de préjudice subi, pourraient très bien être fixés à un montant qui approche le plafond ou le dépasse. Les directives peuvent comporter une explication des considérations qui ont motivé l'établissement d'un plafond.

CXIII. En revanche, si le juge de première instance est d'avis qu'il y a peu de chances qu'une indemnité approchant le plafond approximatif soit accordée, étant donné la nature du préjudice, il vaut mieux ne pas donner de directive au jury sur ce point. Il n'est pas nécessaire de faire d'exposé au jury sur le plafond établi, comme sur toute autre question de droit, si la question ne se pose pas raisonnablement au vu des faits de l'espèce.

CXIV. Qu'il informe ou non le jury de l'existence du plafond, le juge doit réduire l'indemnité accordée si elle dépasse le plafond établi dans la trilogie, ajusté en fonction de l'inflation. Bien que le juge de première instance ne joue pas le rôle d'une juridiction d'appel à l'égard du verdict du jury, la trilogie a fixé, en tant que règle de droit, une limite aux dommages‑intérêts non pécuniaires qui peuvent être accordés dans ce type d'affaire. Il aurait tort d'inscrire dans le jugement une somme qui, en droit, est excessive. Certes, la question peut être corrigée en appel, mais l'appel peut s'avérer inutile si le montant convenable a été accordé au procès.

CXV. En l'espèce, l'avocat de l'intimé a soutenu que l'indemnité n'était pas susceptible d'approcher le plafond. Toutefois, il a affirmé qu'il y avait lieu d'informer le jury de l'existence du plafond, si l'avocat de l'appelante ou le juge de première instance ne partageait pas son avis. L'avocat de l'appelante n'a pas demandé au juge de donner une directive au jury concernant le plafond. Vu les circonstances, je suis d'avis, comme la Cour d'appel, qu'il était raisonnable que le juge ne donne pas de directive relativement au plafond. Toutefois, comme les dommages‑intérêts accordés au titre des pertes non pécuniaires excédaient de beaucoup le plafond, le juge de première instance aurait dû réévaluer l'indemnité conformément aux principes de la trilogie Andrews.

CXVI. Étant donné que la tenue d'un nouveau procès sera ordonnée relativement aux questions de responsabilité, je suis d'accord pour dire que la question des dommages‑intérêts non pécuniaires devrait elle aussi être tranchée par le jury. Vu que le jury au premier procès a fixé les dommages‑intérêts à une somme supérieure au plafond, il est opportun que le juge présidant le nouveau procès donne une directive au jury au sujet de ce plafond.

CXVII. La Cour d'appel a également ordonné la tenue d'un nouveau procès sur la question des dommages‑intérêts en général. Elle a simplement dit qu'elle n'était pas convaincue que les dommages‑intérêts pour les pertes de revenus passés et futurs et pour le coût des soins futurs avaient été bien évalués. Elle n'a pas expliqué pour quels motifs elle avait estimé que l'évaluation était erronée. Toutefois, l'appelante n'a pas prétendu que la Cour d'appel avait commis une erreur en ordonnant la tenue d'un nouveau procès concernant ces dommages‑intérêts pécuniaires. Dans son mémoire, l'appelante sollicite cependant une ordonnance portant confirmation de l'indemnité accordée par le jury pour les dommages‑intérêts non pécuniaires et pour les pertes de revenus passés et futurs.

CXVIII. Vu que l'appelante n'a pas démontré que les conclusions de la Cour d'appel sur les dommages‑intérêts étaient erronées, je ne suis pas enclin à modifier la conclusion de la Cour d'appel qu'il y a lieu de tenir un nouveau procès sur la question des dommages‑intérêts en général.

VI.Dispositif

CXIX. En conséquence, le pourvoi est rejeté avec dépens et le jugement de la Cour d'appel est confirmé. Le nouveau procès sera limité à ce qui suit: (1) la question de la négligence, sauf l'allégation relative au premier aspect de la prétention fondée sur l'ignorance par le défendeur du risque de transmission du VIH par l'IA; (2) l'évaluation des dommages‑intérêts en général à l'égard de l'allégation de négligence. Quant aux dommages‑intérêts généraux non pécuniaires, le juge doit donner une directive au jury relativement au plafond en conformité avec les principes énoncés dans la trilogie Andrews et dans l'arrêt Lindal.

CXX. L'appelante ne pourra pas non plus soulever les questions concernant les garanties soit visées par la Sale of Goods Act, soit reconnues en common law ou découlant de la fiche de renseignements. Ces questions ont été résolues dans le présent pourvoi.

//Le juge L'Heureux-Dubé//

Les motifs suivants ont été rendus par

CXXI. Le juge L'Heureux‑Dubé — J'ai lu les motifs de mon collègue le juge Sopinka et, sauf sur un point, je partage son avis ainsi que sa conclusion quant à l'issue du présent pourvoi. Le point sur lequel nous divergeons d'opinion a trait aux directives du juge au jury au sujet de la limite en matière de dommages‑intérêts non pécuniaires.

CXXII. Selon mon collègue, le juge de première instance devrait donner une directive au jury relativement à l'existence d'une telle limite s'il estime que les dommages‑intérêts «pourraient très bien être fixés à un montant qui approche le plafond ou le dépasse», par opposition à la situation où il serait d'avis qu'il y a «peu de chances» qu'il en soit ainsi (par. 112 et 113). Il invoque deux arguments à l'appui de cette position: en premier lieu, la possibilité qu'en l'absence d'une telle directive le jury perde son temps et, en second lieu, l'impossibilité pour le juge de première instance de guider le jury, à la lumière de la preuve, sur le montant approprié qu'il convient de fixer, sans faire mention de cette limite. Ces arguments sont, à mon avis, peu convaincants.

CXXIII. On a toujours jugé inapproprié pour le juge de première instance ou les avocats d'exprimer une opinion au sujet du montant des dommages‑intérêts. C'est ce qu'exprime le principe bien établi selon lequel le montant des dommages‑intérêts est une question de fait qui relève du jury, et non une question de droit du ressort du juge: Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, art. 6. En tenant que le juge devrait donner une directive au jury relativement à la limite établie en matière de dommages‑intérêts non pécuniaires, mon collègue transforme indirectement leur évaluation en une question de droit. Il est impossible, selon moi, de concilier cette approche avec le partage des tâches entre juge et jury. Ainsi, comme mon collègue lui‑même l'affirme, «dans une affaire où il n'aurait pas accordé des dommages‑intérêts approchant le plafond indiqué, le jury aurait été influencé indûment par une directive mentionnant un montant plus élevé» (par. 111). En conséquence et par surcroît, le bénéfice d'un procès par jury sera perdu, soit la valeur du jugement indépendant de simples citoyens. Vues sous cet angle, les considérations économiques, tels le temps et les coûts liés à l'évaluation par le jury du montant des dommages‑intérêts, ne sont pas pertinentes. De plus, comme l'a affirmé la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Gray c. Alanco Developments Ltd. (1967), 61 D.L.R. (2d) 652, à la p. 656:

[traduction] Permettre au juge de première instance d'exprimer une telle opinion serait sanctionner l'utilisation d'une preuve sous forme d'opinion non appuyée par des témoignages d'experts, mais fondée uniquement sur l'expérience personnelle du juge à partir d'éléments de preuve ou de verdicts tirés d'autres affaires. Cela équivaudrait à sanctionner l'usurpation par ce dernier des fonctions qui appartiennent exclusivement au jury.

CXXIV. Ces considérations n'ont pas été remises en cause par la trilogie Andrews (Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229, Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267, et Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287). L'établissement d'une limite pour les dommages‑intérêts non pécuniaires ne touche que le montant des dommages‑intérêts, et non la façon dont ils sont déterminés. Il n'est nulle part fait mention que le juge de première instance est tenu de donner une directive au jury relativement à l'existence d'une telle limite. Par conséquent, l'existence d'une limite comme question de droit demeure compatible avec le fait que le juge s'abstienne d'en faire mention au jury.

CXXV. En outre, eu égard aux arguments de mon collègue, je ne puis comprendre pourquoi le jury devrait être avisé de l'existence d'une limite en l'espèce, mais qu'il n'avait pas à l'être dans Hill c. Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu qu'il n'y aurait pas de limite en matière de dommages‑intérêts pour diffamation. On a souligné particulièrement le fait que le préjudice subi par le demandeur par suite de déclarations diffamatoires est très différent du type de préjudice que notre Cour était appelée à évaluer dans l'arrêt Andrews, précité, soit des blessures graves subies lors d'un accident d'automobile. À mon avis, le même raisonnement devrait s'appliquer dans les affaires comportant d'autres types de préjudices, y compris la contamination par le VIH au cours d'une insémination artificielle, comme en l'espèce. En suggérant que le jury reçoive des instructions relativement à l'existence d'une limite pour les dommages‑intérêts non pécuniaires, mon collègue bâillonne en fait le jury et, ce faisant, institutionnalise le statu quo dans ce nouveau domaine du droit, indépendamment de l'évolution de facteurs économiques et autres.

CXXVI. En fait, en matière de dommages‑intérêts, aucun montant ne sera jamais «juste»: le juge de première instance n'est pas en meilleure position que le jury pour déterminer le montant des dommages‑intérêts, ni dans quelle marge il devrait se situer. Cela ne veut toutefois pas dire que les indemnités accordées par jury doivent être acceptées inconditionnellement. Si une somme accordée est excessive, je partage l'avis de mon collègue que le juge devrait la réduire à un montant qu'il estime approprié, compte tenu des faits de l'espèce, afin d'éviter un appel par ailleurs inutile. Le pouvoir discrétionnaire du jury de déterminer cette indemnité doit demeurer intact. À mon avis, ce système est adéquat en ce qui concerne les lignes directrices établies par la trilogie.

CXXVII. Dans le présent pourvoi, il n'y a aucun iota de preuve devant le juge de première instance, la Cour d'appel ou notre Cour établissant que ce système est inapproprié. Devant notre Cour, il a uniquement été fait brièvement mention dans le mémoire de l'intimé, à titre de moyen subsidiaire, de l'opportunité d'adopter le système proposé par mon collègue le juge Sopinka. Ce point n'a pas été abordé à l'audience. Dans ses motifs, mon collègue n'apporte aucune donnée susceptible de démontrer l'existence au Canada d'une crise liée aux sommes extravagantes accordées par des jurys à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires, laquelle inciterait notre Cour à modifier le droit. Il n'en recommande pas moins, sur cette base fragile, une profonde modification du droit.

CXXVIII. Il est important de rappeler le contexte dans lequel cette question doit être résolue. S'il est vrai que la limite a été élaborée en partie pour éviter que des sommes extravagantes soient accordées à titre de dommages‑intérêts non pécuniaires, cette justification ne se limite pas aux seuls montants accordés par le jury, mais vaut aussi pour les procès devant un juge seul. De plus, l'exactitude de cette supposition a été remise en question par la Commission de réforme du droit de la Colombie‑Britannique, dans son Report on Compensation for Non‑Pecuniary Loss (1984), à la p. 13. Outre les statistiques qui montrent qu'un nombre infime d'affaires sont encore entendues devant jury de nos jours, je trouve pertinent le passage suivant de W. H. R. Charles, tiré de Charles Handbook on Assessment of Damages in Personal Injury Cases (2e éd. 1990), à la p. 75:

[traduction] . . . en Ontario, ce sont les avocats de la défense qui ont tendance à demander un procès devant jury dans les affaires de lésions corporelles. Il est difficile de dire si c'est parce que l'imprévisibilité de leurs décisions, tant en matière de responsabilité qu'en matière d'évaluation des dommages‑intérêts, encourage la conclusion de règlements ou parce que l'expérience montre que les indemnités accordées par les jurys sont moins généreuses que celles qu'établissent les juges dans des procès sans jury. Si la nature imprévisible des verdicts rendus par des jurys est un facteur incitatif au règlement, ce serait là une justification ironique au maintien des procès devant jury. Il existe manifestement d'autres raisons de conserver les procès devant jury au civil en général, dont, et non la moindre, le fait que le jury reflète l'opinion publique.

CXXIX. Enfin, d'un point de vue pragmatique, obliger le juge de première instance à donner au jury une directive relativement à l'existence d'une limite pour les dommages‑intérêts non pécuniaires serait peut‑être inviter la formation d'appels non fondés sur cette partie de l'exposé au jury.

CXXX. En conclusion, aucune preuve n'établit que l'état actuel du droit ne permet pas de tenir compte de la limite en matière de dommages‑intérêts non pécuniaires, dont l'évaluation a toujours relevé du jury. Pour ces motifs, je laisserais au jury la tâche de déterminer le montant des dommages‑intérêts sans lui donner de directive relativement à l'existence d'une limite, sujet au pouvoir du juge de réduire les montants excessifs.

CXXXI. En conclusion, je disposerais du présent pourvoi comme le suggère mon collègue le juge Sopinka.

Pourvoi rejeté avec dépens.

Procureurs de l'appelante: McConnan, Bion, O'Connor & Peterson, Victoria.

Procureurs de l'intimé: Harper Grey Easton, Vancouver.

Procureur des intervenants HIV‑T Group (Blood Transfused) et Canadian Association of Transfused Hepatitis C Survivors: Kenneth Arenson, Toronto.

Procureurs de l'intervenante l'Association des hôpitaux du Canada: Bull, Housser & Tupper, Vancouver.

Procureurs de l'intervenante la Société canadienne de la Croix‑Rouge: MacMillan, Rooke & Boeckle, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 3 R.C.S. 674 ?
Date de la décision : 19/10/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Responsabilité délictuelle - Négligence - Médecins et chirurgiens - Patiente soumise à une insémination artificielle ayant contracté le VIH transmis par le sperme contaminé du donneur - Le médecin peut‑il être taxé de négligence même s'il a respecté la pratique courante? - Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur en informant le jury qu'il pouvait conclure que la pratique courante constituait en soi de la négligence?.

Contrats - Vente d'objets - Conditions implicites - Garantie implicite - Patiente soumise à une insémination artificielle ayant contracté le VIH transmis par le sperme contaminé du donneur - Les conditions implicites visées par la Sale of Goods Act sont‑elles applicables? - Existe‑t‑il en common law une garantie implicite que le sperme sera de qualité marchande et adapté à l'usage auquel il est destiné? - Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370.

Dommages‑intérêts - Dommages‑intérêts non pécuniaires - Plafond - Patiente soumise à une insémination artificielle ayant contracté le VIH transmis par le sperme contaminé du donneur - Le juge de première instance a‑t‑il commis une erreur lorsqu'il a omis de parler du plafond approximatif de dommages‑intérêts non pécuniaires dans son exposé au jury? - Dans la négative, y a‑t‑il lieu d'ajuster le montant des dommages‑intérêts accordés pour la perte non pécuniaire?.

L'appelante a participé au programme d'insémination artificielle («IA») de l'intimé, obstétricien gynécologue, de 1981 au mois de janvier 1985, et a été infectée par le VIH par suite de la dernière IA à laquelle elle s'est soumise. L'intimé n'avait pas prévenu l'appelante du risque de transmission du VIH. Le premier cas documenté, dans le monde entier, de transmission du VIH par insémination artificielle a été relaté dans une publication non spécialisée en juillet 1985 et dans une revue médicale en septembre 1985. Avant 1986, aucune revue d'obstétrique n'a fait mention de la transmission du VIH par l'IA et aucun article ne contenait de résumé des risques de maladie liés à l'IA. Au Canada, en janvier 1985, il n'existait aucune méthode pour détecter le VIH dans le sperme ou le sang. Bien que l'intimé ait su que le VIH pouvait être transmis par les rapports hétérosexuels, il n'a appris que le VIH pouvait être communiqué par l'IA qu'en juillet 1985. Selon les témoignages d'experts au procès, l'intimé s'est conformé aux usages canadiens en matière d'IA. Plus précisément, sa méthode pour recruter et sélectionner les donneurs et le sperme était conforme à la pratique courante. Le juge de première instance a informé le jury qu'il pouvait conclure à la négligence de l'intimé parce qu'il avait omis de respecter la pratique courante à l'époque. Subsidiairement, il pouvait conclure que cette pratique constituait en soi de la négligence. Quant à la question de la vente d'objets, le juge de première instance a informé le jury qu'il devait d'abord décider si le contrat entre les parties était avant tout un contrat de vente ou un contrat de services. S'il s'agissait principalement d'un contrat de vente, alors la Sale of Goods Act et ses conditions implicites s'appliquaient. Le juge de première instance a également informé le jury que, en plus d'examiner la Loi, il devait se demander s'il existait en common law une garantie de qualité ou d'adaptation à un usage particulier, mais que la garantie qui serait applicable en common law équivaudrait simplement à la négligence. Le jury a conclu que c'était principalement un contrat de services et, en conséquence, la Sale of Goods Act ne s'appliquait pas. Toutefois, il a conclu à la négligence de l'intimé et a accordé des dommages‑intérêts de 883 800 $, dont 460 000 $ en dommages‑intérêts non pécuniaires. La Cour d'appel a annulé le verdict et ordonné la tenue d'un nouveau procès sur la question de la responsabilité et sur les dommages‑intérêts. Quant à la prétention selon laquelle il y a eu négligence, la cour a fait une distinction entre deux aspects de la pratique suivie par l'intimé: la façon de pratiquer l'IA conformément aux données acquises de la science quant au risque de transmission du VIH par cet acte médical, et la sélection et le suivi des donneurs. La cour a statué qu'il était impossible de déterminer si le jury avait conclu à la négligence de l'intimé sous le premier ou sous le second aspect de la pratique qu'il suivait. Le jury ne pouvait se fonder sur les témoignages pour conclure que l'intimé aurait dû connaître le risque de communication du VIH par l'IA. Toutefois, c'est ce que le juge de première instance a dit au jury dans ses directives et c'est peut‑être là‑dessus que celui‑ci s'est fondé pour conclure à la négligence. En conséquence, le verdict devait être annulé. La cour a également conclu que, bien qu'il ait été raisonnable que le juge de première instance ne donne pas de directive au jury relativement au plafond approximatif de dommages‑intérêts non pécuniaires, puisque aucun des deux avocats ne lui avait demandé de lui en donner, il y avait lieu d'ajuster le montant accordé selon les principes énoncés dans la jurisprudence, s'il excédait le plafond.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

Les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci: Il est bien établi que tout médecin doit exercer son activité comme un médecin prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Dans le cas d'un spécialiste, tel qu'un obstétricien gynécologue, il faut évaluer la conduite du médecin par rapport à celle des autres spécialistes qui possèdent le degré raisonnable de science, de compétence et d'habileté auquel on s'attend des professionnels au Canada dans cette spécialité. La conduite des médecins doit être appréciée en fonction des connaissances qu'ils auraient raisonnablement dû posséder à l'époque de la négligence alléguée. Un jury agissant de manière judiciaire ne pouvait pas conclure qu'en 1985 l'intimé aurait dû connaître le risque de transmission du VIH par l'IA. Si la conformité à la pratique courante exonère généralement le médecin de toute responsabilité pour négligence, il arrive parfois que cette pratique constitue en soi de la négligence. Toutefois, ce ne sera que dans les cas où la pratique comporte de nombreux risques évidents, c'est‑à‑dire dans ceux où n'importe qui est à même de conclure qu'elle constitue de la négligence, sans avoir à se prononcer sur des questions exigeant un diagnostic ou des connaissances de clinicien. La question de savoir si le juge des faits peut conclure qu'une pratique courante constitue en soi de la négligence est une question de droit qui relève du juge de première instance, peu importe le mode de procès. Le premier aspect de la prétention relative à la négligence n'était pas une question que le jury pouvait trancher sans l'aide de témoignages d'experts. Le juge de première instance a donc commis une erreur en l'invitant à trancher cette question.

Quant au second aspect de la prétention relative à la négligence, l'infection par le VIH entre dans la même catégorie de préjudice que les autres maladies transmises sexuellement et l'intimé pourrait être tenu responsable du dommage causé, en dépit du fait qu'il ne prévoyait pas que l'omission de prendre des précautions raisonnables pour protéger ses patientes pouvait entraîner la contamination par le VIH. Pour attribuer une responsabilité à l'intimé, la preuve qu'il aurait dû prévoir la catégorie de préjudice serait suffisante. La preuve relative à la pratique courante quant à la sélection et au suivi des donneurs était sommaire et le jury pouvait parfaitement conclure qu'il n'y avait pas de pratique courante à l'époque pertinente. En revanche, le jury pouvait aussi conclure que la pratique courante n'était pas de sélectionner les donneurs ou de faire des entrevues de contrôle d'une manière plus complète que l'intimé ne l'a fait. Le jury pouvait déterminer la norme appropriée sans s'aider des témoignages d'experts.

La fiche de renseignements remise par l'intimé ne constituait pas une garantie que le donneur ne serait ni homosexuel ni toxicomane. Rien n'indique que l'une ou l'autre des parties ait voulu que la déclaration contenue dans la fiche de renseignements crée une obligation contractuelle. De plus, il appert que l'appelante n'a soulevé la question devant ni l'une ni l'autre des juridictions inférieures.

Pour que la Sale of Goods Act s'applique, il faut qu'un contrat porte principalement sur la vente d'objets. Si la vente d'un objet n'est qu'un aspect accessoire de ce qui est avant tout un contrat de services, aucune garantie implicite ne découle de la loi. À supposer qu'il y ait effectivement eu vente de sperme entre l'appelante et l'intimé, on ne saurait prétendre qu'il s'agissait principalement d'un contrat de vente de sperme de nature à rendre la Sale of Goods Act applicable. Sans égard à cette loi, le tribunal doit décider si une garantie d'adaptation à un usage particulier et de qualité marchande, reconnue en common law, doit être tenue pour implicite dans un contrat comportant la prestation de services et la fourniture de matériel. Toutefois, une telle garantie implicite ne sera pas admise dans tous les cas. Le tribunal doit examiner la nature précise du contrat et la relation entre les parties pour déterminer si une telle garantie implicite correspondait à l'intention des parties. Les tribunaux doivent apporter beaucoup de circonspection dans leur décision concernant l'existence de conditions implicites. L'une des raisons pour lesquelles des garanties implicites seront admises dans le cas de contrats de vente et de services est que le fournisseur des objets peut généralement poursuivre le fabricant sous le régime de la Sale of Goods Act en invoquant les conditions imposées par cette loi. Il est certes vrai que la garantie implicite a pour but principal d'attribuer une responsabilité au fournisseur d'objets même s'il n'a pas été négligent, mais ce ne sont pas les mêmes considérations qui s'appliquent dans le contexte des soins médicaux et dans celui du commerce. Le médecin ne peut pas reporter la responsabilité sur le fabricant. En outre, il faut reconnaître que les produits biologiques comme le sang et le sperme, contrairement aux produits fabriqués, impliquent certains risques inhérents. Étant donné les circonstances de la présente espèce, il n'y a pas lieu d'appliquer une garantie implicite de qualité marchande et d'adaptation à un usage particulier. De plus, toute garantie se résumerait à une simple garantie de prudence raisonnable.

L'appelante a souffert énormément à cause de cette tragédie et le sida est une maladie terrible qui provoquera sa mort prématurée. Toutefois, en ce qui concerne les pertes non pécuniaires, l'espèce n'est pas différente d'autres tragédies et le plafond approximatif ajusté des dommages‑intérêts non pécuniaires s'applique en l'espèce. Le juge de première instance devrait donner une directive au jury relativement à l'existence d'un plafond, si, après avoir étudié les observations des avocats, il estime que les dommages‑intérêts, en raison du type de préjudice subi, pourraient très bien être fixés à un montant qui approche le plafond ou le dépasse. En revanche, si le juge de première instance est d'avis qu'il y a peu de chances qu'une indemnité approchant le plafond approximatif soit accordée, étant donné la nature du préjudice, il vaut mieux ne pas donner de directive au jury sur ce point. Qu'il informe ou non le jury de l'existence du plafond, le juge doit réduire l'indemnité accordée si elle dépasse le plafond établi, ajusté en fonction de l'inflation. En l'espèce, il était raisonnable que le juge ne donne pas de directive relativement au plafond. Toutefois, comme les dommages‑intérêts accordés au titre des pertes non pécuniaires excédaient de beaucoup le plafond, il aurait dû réévaluer l'indemnité.

Le juge L'Heureux‑Dubé: L'opinion du juge Sopinka est acceptée sauf en ce qui a trait aux directives du juge au jury au sujet de la limite en matière de dommages‑intérêts non pécuniaires. La tâche de déterminer le montant des dommages‑intérêts devrait être laissée au jury, sans que lui soit donnée de directive relativement à l'existence d'une limite, sujet au pouvoir du juge de réduire les montants excessifs. On a toujours jugé inapproprié pour le juge de première instance ou les avocats d'exprimer une opinion au sujet du montant des dommages‑intérêts. Il est bien établi que le montant des dommages‑intérêts est une question de fait qui relève du jury, et non une question de droit du ressort du juge. L'établissement d'une limite pour les dommages‑intérêts non pécuniaires ne touche que le montant des dommages‑intérêts, et non la façon dont ils sont déterminés. L'existence d'une limite comme question de droit demeure compatible avec le fait que le juge s'abstienne d'en faire mention au jury. Donner des instructions au jury relativement à cette question, c'est institutionnaliser le statu quo dans ce nouveau domaine du droit. Il n'y a aucune preuve établissant que le présent système est inapproprié. Enfin, d'un point de vue pragmatique, obliger le juge de première instance à donner au jury une directive relativement à l'existence d'une limite pour les dommages‑intérêts non pécuniaires serait peut‑être inviter la formation d'appels non fondés sur cette partie de l'exposé au jury, étant donné qu'en matière de dommages‑intérêts, aucun montant ne sera jamais «juste».


Parties
Demandeurs : Ter Neuzen
Défendeurs : Korn

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts suivis: Perlmutter c. Beth David Hospital, 123 N.E.2d 792 (1954)
Fisher c. Sibley Memorial Hospital, 403 A.2d 1130 (1979)
St. Luke's Hospital c. Schmaltz, 534 P.2d 781 (1975)
arrêt non suivi: Cunningham c. MacNeal Memorial Hospital, 266 N.E.2d 897 (1970)
arrêts mentionnés: Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Lindal c. Lindal, [1981] 2 R.C.S. 629
Wilson c. Swanson, [1956] R.C.S. 804
Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351
McCormick c. Marcotte, [1972] R.C.S. 18
Roe c. Ministry of Health, [1954] 2 All E.R. 131
Vancouver‑Fraser Park District c. Olmstead, [1975] 2 R.C.S. 831
Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374
Waldick c. Malcolm, [1991] 2 R.C.S. 456
Anderson c. Chasney, [1949] 4 D.L.R. 71 (C.A. Man.), conf. par [1950] 4 D.L.R. 223 (C.S.C.)
R. c. Côté, [1976] 1 R.C.S. 595
Gee c. White Spot Ltd. (1986), 7 B.C.L.R. (2d) 235
G. H. Myers and Co. c. Brent Cross Service Co., [1934] 1 K.B. 46
Young & Marten Ltd. c. McManus Childs Ltd., [1969] 1 A.C. 454
G. Ford Homes Ltd. c. Draft Masonry (York) Co. (1983), 43 O.R. (2d) 401
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287
Crosby c. O'Reilly, [1975] 2 R.C.S. 381.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: Gray c. Alanco Developments Ltd. (1967), 61 D.L.R. (2d) 652
Hill c. Église de Scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130
Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd., [1978] 2 R.C.S. 229
Thornton c. Board of School Trustees of School District No. 57 (Prince George), [1978] 2 R.C.S. 267
Arnold c. Teno, [1978] 2 R.C.S. 287.
Lois et règlements cités
Negligence Act, R.S.B.C. 1979, ch. 298, art. 6.
Sale of Goods Act, R.S.B.C. 1979, ch. 370, art. 17, 18.
Doctrine citée
Charles, W. H. R. Charles Handbook on Assessment of Damages in Personal Injury Cases, 2nd ed. Toronto: Carswell, 1990.
Colombie‑Britannique. Law Reform Commission. Report on Compensation for Non‑Pecuniary Loss. Vancouver: The Commission, 1984.
Fleming, John G. The Law of Torts, 7th ed. Sydney: Law Book Co., 1987.
Fridman, G. H. L. Sale of Goods in Canada, 2nd ed. Toronto: Carswell, 1979.

Proposition de citation de la décision: Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674 (19 octobre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-10-19;.1995..3.r.c.s..674 ?
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