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19/10/1995 | CANADA | N°[1995]_3_R.C.S._733

Canada | Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733 (19 octobre 1995)


Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733

La Corporation municipale de Stratford,

le Service de police de Stratford et

le Bureau des commissaires de la police Appelants

c.

Albert Large et la Commission ontarienne

des droits de la personne Intimés

Répertorié: Large c. Stratford (Ville)

No du greffe: 24004.

1995: 27 février; 1995: 19 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontar

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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1993), 16 O.R. (3d) 385, 68 O.A.C. 136, 110 D.L.R. (4th) 435...

Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733

La Corporation municipale de Stratford,

le Service de police de Stratford et

le Bureau des commissaires de la police Appelants

c.

Albert Large et la Commission ontarienne

des droits de la personne Intimés

Répertorié: Large c. Stratford (Ville)

No du greffe: 24004.

1995: 27 février; 1995: 19 octobre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de l'ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario (1993), 16 O.R. (3d) 385, 68 O.A.C. 136, 110 D.L.R. (4th) 435, 94 C.L.L.C. ¶ 17,005, 22 C.H.R.R. D/155, 1 C.C.E.L. (2d) 195, 20 Admin. L.R. (2d) 195, qui a rejeté l'appel des appelants contre une décision de la Cour divisionnaire (1992), 9 O.R. (3d) 104, 56 O.A.C. 10, 92 D.L.R. (4th) 565, 92 C.L.L.C. ¶ 17,027, 17 C.H.R.R. D/17, 43 C.C.E.L. 272, qui avait rejeté l'appel des appelants contre la décision d'une commission d'enquête constituée en application du Code ontarien des droits de la personne (1990), 14 C.H.R.R. D/138. Pourvoi accueilli.

John W. T. Judson et Sandra L. Coleman, pour les appelants.

Kim Twohig et Elaine Atkinson, pour l'intimée la Commission ontarienne des droits de la personne.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major rendu par

1 Le juge Sopinka — Le présent pourvoi porte sur l'interprétation de l'exigence professionnelle normale («EPN») à titre de justification d'un acte discriminatoire en matière d'emploi sous le régime du par. 4(6) du Code ontarien des droits de la personne, L.R.O. 1980, ch. 340. Lors de l'audience tenue devant la commission d'enquête, l'employeur appelant a concédé que la clause relative à la retraite obligatoire à 60 ans prévue dans la convention collective applicable constituait une violation à première vue de l'al. 4(1)g) du Code, mais il s'est opposé à la plainte en invoquant la défense fondée sur une EPN prévue au par. 4(6). Le litige porte sur la nature des éléments subjectif et objectif de la défense fondée sur une EPN.

I. Les faits

2 Albert Large a été policier à la ville de Stratford de 1967 à 1981. Cette année‑là, âgé de 60 ans, il a été mis à la retraite conformément aux dispositions de la convention collective liant le Bureau des commissaires de la police et l'association des policiers. Il a pu bénéficier d'une prorogation discrétionnaire de trois mois, à l'expiration de laquelle il a pris sa retraite suivant la politique de retraite obligatoire.

3 La preuve produite à l'enquête était malheureusement incomplète quant aux événements qui ont précédé la décision de prévoir dans la convention collective l'âge de la retraite obligatoire et quant à la raison d'être de cette décision. Il est par contre certain que l'association des policiers a proposé le versement de prestations fondé sur la retraite obligatoire à 60 ans et que le Bureau des commissaires s'est opposé à cette revendication. En 1971, les négociations ont abouti à une sentence arbitrale, qui prévoyait que les cotisations à la pension devaient être «maintenues» sur le fondement de la retraite obligatoire à 60 ans pour tous les membres de la force policière, à l'exception des membres civils. La commission d'enquête a conclu que l'employeur appelant n'avait pas introduit la politique de retraite obligatoire en conséquence directe de la sentence arbitrale, mais plutôt en réponse aux revendications de l'association des policiers. Ces revendications ont été soumises et négociées par l'association des policiers au moment où Large en était président, entre 1973 et 1976. Il s'est écoulé un certain temps avant que la politique soit officiellement intégrée à la convention collective, laquelle a fait l'objet d'un accord de principe autour de 1973, mais une disposition prévoyant la retraite obligatoire à 60 ans a été expressément insérée dans la convention collective en 1976.

4 Lorsqu'il a pris sa retraite, Large a adressé une lettre au Bureau des commissaires indiquant qu'il aurait aimé continuer à travailler; quelque temps plus tard, après consultation auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne, il s'est adressé par écrit au Bureau des commissaires pour demander sa réintégration, mais ce dernier n'a pas donné suite à sa requête. Large a déposé une plainte auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne, alléguant que la disposition relative à la retraite obligatoire à 60 ans dans la convention collective contrevenait au Code ontarien des droits de la personne de 1980, pour motif de discrimination fondée sur l'âge.

5 Lors de l'audience tenue devant la commission d'enquête, les appelants, la ville de Stratford, le service de police de Stratford et le Bureau des commissaires de la police, ont concédé que la politique de la retraite obligatoire à 60 ans violait à première vue le Code ontarien des droits de la personne. La question était alors de savoir si la politique constituait une EPN. La commission d'enquête a entendu une preuve médicale contradictoire concernant la retraite à l'âge de 60 ans pour les policiers. Cette preuve portait sur l'appareil cardiovasculaire, la musculature, le système sensoriel, le fonctionnement de l'esprit et la réaction psychologique des personnes âgées de plus de 60 ans. La commission a également entendu les témoignages de sept policiers quant à leur conviction que les policiers âgés de plus de 60 ans ne peuvent en général exécuter leur travail de façon satisfaisante. L'audience s'est étendue sur 15 jours.

6 Le 21 novembre 1990, la commission d'enquête a conclu que la retraite obligatoire à 60 ans pour les policiers n'était pas une EPN justifiée lorsque l'employeur a forcé le plaignant à prendre sa retraite à l'âge de 60 ans: (1990), 14 C.H.R.R. D/138. Les appelants ont interjeté appel à la Cour de l'Ontario (Division générale), Cour divisionnaire, qui, le 8 juin 1992, a rejeté l'appel à la majorité: (1992), 9 O.R. (3d) 104, 56 O.A.C. 10, 92 D.L.R. (4th) 565, 92 C.L.L.C. ¶ 17,027, 17 C.H.R.R. D/17. Ils ont alors interjeté appel à la Cour d'appel de l'Ontario qui, à l'unanimité, les a déboutés le 22 décembre 1993: (1993), 16 O.R. (3d) 385, 68 O.A.C. 136, 110 D.L.R. (4th) 435, 94 C.L.L.C. ¶ 17,005, 22 C.H.R.R. D/155, 1 C.C.E.L. (2d) 195, 20 Admin. L.R. (2d) 195. Le 2 juin 1994, notre Cour a accordé l'autorisation de pourvoi, [1994] 2 R.C.S. vi.

II. Dispositions législatives pertinentes

7 Les droits substantiels du plaignant intimé sont déterminés par la disposition suivante du Code ontarien des droits de la personne, L.R.O. 1980, ch. 340:

[traduction]

4. (1) Nul ne doit,

. . .

g)assujettir un employé à une distinction injuste quant à une condition de travail,

en raison de la race, des croyances, de la couleur, de l'âge, du sexe, de l'état matrimonial, de la nationalité, de l'ascendance ou du lieu d'origine de la personne ou de l'employé.

(6) Les dispositions du présent article relatives à un acte discriminatoire, à une restriction, à une condition ou à une préférence pour un poste ou un emploi fondés sur l'âge, le sexe ou l'état civil ne s'appliquent pas lorsque l'âge, le sexe ou l'état civil constituent une exigence professionnelle normale du poste ou de l'emploi. [Je souligne.]

8 Les droits procéduraux du plaignant intimé sont déterminés par la disposition suivante du Code des droits de la personne (1981), L.O. 1981, ch. 53:

41. . . .

(3) L'appel interjeté aux termes du présent article peut porter sur des questions de droit ou de fait ou les deux. La Cour peut confirmer ou infirmer la décision ou l'ordonnance de la commission d'enquête ou lui ordonner de rendre une décision ou une ordonnance autorisée par la présente loi. La Cour peut substituer son opinion à celle de la commission d'enquête.

III. Les juridictions inférieures

A. La commission d'enquête (le professeur Kerr)

9 S'appuyant sur la décision de notre Cour dans Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, la commission d'enquête a conclu que l'employeur qui invoque la défense de l'exigence professionnelle normale doit établir un élément subjectif et un élément objectif. En ce qui concerne l'élément subjectif, la commission a fait remarquer qu'il fait intervenir la conviction sincère que la règle contestée est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, «et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code».

10 De l'avis de la commission d'enquête, aucun des éléments de preuve produits ne révélait que, au moment où la politique de retraite obligatoire a été adoptée, le Bureau des commissaires de la police avait la conviction sincère que la politique était imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question. Cependant, la politique n'a pas été adoptée pour quelque motif inavoué et, au moment de l'audience, le Bureau des commissaires avait la conviction nécessaire pour satisfaire à l'élément subjectif. La commission a expressément conclu que la politique avait été adoptée en réponse aux revendications de l'association des policiers. Cela s'est produit au moment où le plaignant intimé en était le président. Vu l'absence d'une preuve établissant qu'à l'époque de l'adoption l'employeur appelant avait la conviction sincère requise, la commission a jugé qu'il n'avait pas été satisfait à cet aspect du critère subjectif.

11 Quant au critère objectif, si la preuve scientifique se rapportant au risque d'une maladie cardiovasculaire et d'un déclin de la capacité aérobie témoignait du caractère raisonnable de la règle, ce risque pouvait toutefois être évité au moyen d'un accommodement individuel prenant la forme d'un remaniement des fonctions de ceux qui appartenaient au groupe à risque. Pour cette raison, la politique de retraite obligatoire n'était pas raisonnable. La commission d'enquête a conclu que les tests individuels axés sur ces deux facteurs n'étaient ni pratiques, ni raisonnables. Il était ainsi décidé de la première phase seulement de l'enquête. La phase de la réparation a été différée jusqu'à ce que les parties en arrivent à un règlement ou qu'une seconde demande soit soumise à la commission.

B. La Cour divisionnaire

1.La majorité (le juge Campbell, avec l'appui du juge en chef Callaghan)

12 Le juge Campbell a convenu que l'employeur avait agi de bonne foi et que [traduction] «rien ne laisse voir un motif inavoué ou caché» (p. 110 O.R.). En ce qui concerne la norme de contrôle, malgré le fait que la commission d'enquête aurait pu tirer une conclusion différente, le juge Campbell n'a vu aucune raison de modifier la conclusion portant qu'il n'avait pas été satisfait au critère subjectif. Le moment décisif quant à l'état d'esprit de l'employeur est la date à laquelle la politique a été appliquée.

13 Pour ce qui est du critère objectif, bien que la commission d'enquête ait commis une erreur en concluant qu'il existe une obligation d'accommodement dans le cas d'une discrimination directe, c'était là une question de sémantique. La décision de la commission pouvait être maintenue en droit puisque l'accommodement individuel était une solution de rechange raisonnable. Elle est un élément du critère se rapportant à la justification d'une discrimination directe.

2.La dissidence (le juge Zuber)

14 Le juge Zuber n'a pas traité de la question de la norme de contrôle applicable en l'espèce puisqu'il était d'avis que la décision de la commission d'enquête contenait des erreurs de droit suffisantes pour justifier son annulation. Les erreurs de droit étaient les suivantes:

(i)application trop rigide du critère subjectif;

(ii)amoindrissement de l'impact de la preuve scientifique sur le fondement d'une obligation d'accommodement.

C.La Cour d'appel de l'Ontario (le juge en chef adjoint Morden et les juges Grange et Austin)

15 La Cour divisionnaire n'a commis aucune erreur en faisant preuve de retenue judiciaire à l'égard des conclusions de fait tirées par la commission d'enquête. L'affaire en l'espèce est régie par les arrêts Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, et Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353. Essentiellement, la retenue dont les tribunaux doivent faire preuve à l'égard des conclusions de fait tirées par les tribunaux des droits de la personne repose principalement sur leur fonction et rôle de tribunal de première instance qui voit et entend les témoins, tant ordinaires qu'experts.

16 La cour a souscrit à l'opinion de la majorité de la Cour divisionnaire dans son application du critère subjectif formulé dans Etobicoke. Il n'était pas nécessaire d'analyser la prétention portant que la Cour divisionnaire avait à tort intégré une obligation d'accommodement au critère objectif formulé dans Etobicoke. À cet égard, la cour a déclaré qu'elle était portée à adhérer à l'analyse de la Cour divisionnaire selon laquelle, s'il existe une solution de rechange raisonnable à une politique de discrimination directe, cette politique n'est pas raisonnable et n'a donc pas été adoptée de bonne foi.

IV. Questions en litige

1.Élément subjectif du critère relatif à l'EPN: Que doit‑on établir pour satisfaire au critère subjectif de l'exigence professionnelle normale?

2.Rôle de l'accommodement raisonnable dans le critère objectif de l'EPN: Quel est le rôle de l'accommodement raisonnable dans le critère objectif de l'exigence professionnelle normale?

17 Je signale avant toute chose que, puisque le plaignant intimé a été mis à la retraite en 1981, avant l'entrée en vigueur du Code des droits de la personne (1981), la commission d'enquête a déterminé que les droits substantiels des parties étaient puisés dans le Code ontarien des droits de la personne de 1980, les questions de procédure devant être tranchées suivant le Code de 1981. Je procéderai suivant cette même prémisse. Le libellé de l'EPN dans le Code de 1980 diffère du libellé actuel du Code. Ce dernier prévoit maintenant, après une modification apportée en 1986, qu'une restriction aux droits à l'emploi sans discrimination ne constitue une EPN que si la Commission ontarienne des droits de la personne, une commission d'enquête ou un tribunal est «convaincu que la personne à laquelle il incombe de tenir compte de la situation de la personne ne peut le faire sans subir elle‑même un préjudice injustifié, compte tenu du coût, des sources extérieures de financement, s'il en est, et des exigences en matière de santé et de sécurité, le cas échéant»: Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, par. 24(2); modification apportée dans L.O. 1986, ch. 64, par. 18(15). Le Code de 1980 ne prescrivait aucune obligation d'accommodement.

V. Analyse

1. Le critère subjectif

18 La définition de principe du volet subjectif de l'EPN a été formulée dans l'arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208. Les plaignants, des pompiers de la municipalité d'Etobicoke, alléguaient que la retraite obligatoire à 60 ans prévue dans leur convention collective portait atteinte au Code puisqu'elle établissait à l'égard de certains employés une discrimination fondée sur l'âge. S'exprimant au nom de la Cour, le juge McIntyre a défini dans les termes suivants le volet subjectif du critère de l'EPN:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle [ou normale], une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

La Commission intimée fait valoir que, relativement à l'élément subjectif de l'EPN, l'employeur doit établir chacun des trois éléments suivants, à savoir qu'il impose cette restriction:

a)honnêtement, de bonne foi; et

b)avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique; et

c)non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code.

La Commission intimée soutient que, bien que l'employeur appelant ait pu satisfaire aux points a) et c), elle n'a pas présenté une preuve suffisante à l'égard du point b), quant à la conviction sincère que la restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question.

19 Il arrive fréquemment, dans les affaires mettant en cause une EPN, comme dans l'arrêt Etobicoke, précité, que le plaignant concède que la restriction a été imposée de bonne foi. Dans le présent pourvoi toutefois, aucune concession de la sorte n'a été faite. Lors de l'audience tenue devant la commission d'enquête, le professeur Kerr a conclu qu'il n'avait été satisfait ni au critère subjectif ni au critère objectif de l'EPN. À son avis, le critère subjectif nécessitait une preuve que l'employeur était réellement convaincu, de façon subjective, de la raison d'être de l'adoption d'une politique de retraite obligatoire. On a considéré qu'il n'était pas suffisant d'établir à cet égard l'absence d'un motif inavoué ou de la mauvaise foi. Cette conclusion a été maintenue par les deux tribunaux d'appel inférieurs.

20 La commission d'enquête et les tribunaux d'appel inférieurs ont par conséquent pris comme prémisse que l'état d'esprit de l'employeur est un élément essentiel du critère subjectif. Nonobstant le fait que l'employeur en l'espèce a agi de bonne foi et sans aucun motif inavoué lorsqu'il a adopté une politique en vue d'assurer l'exécution sûre et efficace du travail en question, le critère subjectif requiert la preuve qu'au moment de l'adoption de la politique, l'employeur avait la conviction sincère qu'elle était nécessaire à cette fin.

21 L'élément subjectif constitue l'un des deux volets du critère relatif à l'EPN parce que la loi prescrit que l'exigence professionnelle doit être établie de bonne foi. L'élément subjectif du critère vise à garantir que l'adoption d'une règle discriminatoire repose sur une raison valide, à titre d'exigence professionnelle, et non pas sur une discrimination pour un motif illicite. Il garantit que l'employeur ne tente pas d'aller à l'encontre des objectifs du Code; bref, que son intention n'est pas discriminatoire. En général, cet objectif sera atteint et l'élément subjectif établi si l'employeur prouve qu'il était sincèrement convaincu que l'exigence était nécessaire pour assurer l'exécution sûre ou l'exécution efficace du travail en question, ou les deux.

22 À mon avis, cependant, la commission d'enquête et les tribunaux d'instance inférieure ont privilégié une application trop rigide du critère subjectif contre l'employeur appelant dans les circonstances de l'espèce. Il serait trop formaliste d'insister invariablement sur une preuve relative à l'état d'esprit de l'employeur alors qu'objectivement la règle ou la politique contestée est adoptée pour une raison professionnelle valide et que le but qui sous‑tend l'élément subjectif du critère est par ailleurs atteint. Dans certaines circonstances, il peut être satisfait à l'élément subjectif lorsque, en plus de satisfaire au critère objectif, l'employeur établit que la règle ou la politique a été adoptée de bonne foi pour une raison valide et sans aucun motif inavoué qui soit contraire aux objectifs du Code.

23 Ainsi, lorsque l'exigence est le fruit d'une modalité amenée par le syndicat dans une convention collective, il devrait être possible pour un employeur de satisfaire à l'élément subjectif sans devoir établir qu'il avait la conviction sincère que l'exigence professionnelle était nécessaire. Si les deux parties agissent de bonne foi et, au terme de négociations, arrivent à une entente dont on démontre la nécessité raisonnable de façon à satisfaire au critère objectif, il paraît improductif de persister à examiner les négociations à la loupe pour déterminer si une partie ou l'autre était sincèrement convaincue de la nécessité de la disposition en question. Je ne comprends pas comment on sert la cause des droits de la personne en invalidant une règle professionnelle raisonnable appuyée par les employés et adoptée de bonne foi par l'employeur, pour le motif que ce dernier avait quelques réserves quant à son opportunité. Les intimés ont fait valoir qu'une conviction subjective que l'exigence est souhaitable permettrait de faire en sorte que les employeurs songent à d'autres solutions et, partant, de diminuer les cas de discrimination. Toutefois, on ne tirerait aucun avantage logique à contraindre l'employeur à chercher des solutions de rechange raisonnables à la demande pressante et insistante du syndicat lorsque objectivement il n'en existe pas. J'estime toutefois que, en toute logique, la clause de la convention collective ne doit pas avoir été adoptée par le syndicat pour un motif inavoué ou discriminatoire.

24 J'ai étudié les observations du juge L'Heureux‑Dubé dans ses motifs de jugement. Elle substituerait la conviction sincère des «employés» à celle de l'employeur. Il serait pourtant difficile de s'assurer de la conviction des employés au moment critique où la règle contestée est adoptée. Les employés n'agissent pas de concert. Ils sont parfois divisés. Les difficultés qu'entraîne cette conception sont illustrées avec justesse en l'espèce. La commission d'enquête renvoie dans la preuve à quatre employés qui ont été appelés à témoigner. Deux d'entre eux ont témoigné qu'ils appuyaient la politique de la retraite obligatoire à l'époque; toutefois, leur témoignage n'a pas révélé qu'ils croyaient sincèrement que la politique était nécessaire pour assurer une exécution sûre et efficace du travail en question. Deux autres employés ont exprimé leur opinion actuelle, mais ils n'ont pas témoigné sur les raisons pour lesquelles la politique avait été adoptée à l'époque. À mon avis, sur le fondement de cette preuve, il serait impossible de conclure, comme ma collègue le fait, que «les employés» avaient la conviction sincère nécessaire. Nous ne sommes pas en mesure, pas plus que ne l'était la commission d'enquête, de tirer cette conclusion. À mon sens, le fait que l'employeur et l'agent négociateur des employés ont, de bonne foi et sans motif illégitime, adhéré à une convention collective, vaut mieux que de tenter de cerner les opinions des employés après coup.

25 Quant à la crainte de ma collègue que la norme que je propose puisse permettre à l'employeur d'adopter une politique d'embauche réservée aux hommes parce qu'elle est jugée normale, il m'est difficile d'imaginer une situation où une telle politique pourrait être justifiée objectivement, à moins qu'on établisse que le travail est tel qu'en fait seuls les hommes peuvent l'exécuter sans danger. Bien que cela soit possible en théorie, il s'agirait d'un cas exceptionnel. Dans un tel cas toutefois, je ne peux concevoir comment le fait d'imposer l'exigence supplémentaire concernant la conviction des employés exclusivement mâles protégerait les droits de la personne. Il ne serait guère surprenant de constater que, lorsqu'il est objectivement établi que le travail ne peut être exécuté de façon sûre et efficace que par des hommes et que la règle est introduite dans une convention collective, tant l'employeur que les employés estiment que la règle est nécessaire.

26 Si l'on applique ces principes à la présente affaire, la commission d'enquête a conclu que l'employeur appelant a agi avec sincérité et sans motif inavoué en adhérant à la convention collective. Les employés, par l'entremise de leurs représentants, ont voté en faveur de la politique de la retraite obligatoire à 60 ans. En fait, au début des années 1970, au moment où la politique a été soumise par l'association des policiers, l'intimé Large en était le secrétaire (de 1970 à 1973) et il en a été le président de 1973 à 1976. Suivant la preuve produite à l'enquête, les membres de l'association des policiers souhaitaient obtenir des pensions plus avantageuses, et certains éléments de preuve ont révélé que c'est en partie parce qu'ils avaient des préoccupations quant à l'exécution sûre et sans danger du travail qu'ils ont proposé et adopté la politique. Rien ne donne à entendre que l'employeur appelant ou le syndicat nourrissait un motif inavoué. Le but du critère subjectif est donc atteint. Pour cette raison, si on tient pour acquis que la politique respecte le critère objectif, elle sera justifiée à titre d'EPN.

2.Le rôle d'un accommodement raisonnable dans le critère objectif de l'EPN

27 Le second volet du critère relatif à l'EPN est objectif, et il a été formulé ainsi dans l'arrêt Etobicoke, précité, à la p. 208:

Elle doit en outre se rapporter objectivement à l'exercice de l'emploi en question, en étant raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail sans mettre en danger l'employé, ses compagnons de travail et le public en général.

La question est de savoir si le volet objectif du critère de l'EPN impose une obligation à l'employeur de tenir compte de la situation individuelle de chaque employé en remaniant ses fonctions de façon à éliminer le risque que vise à écarter la politique de la retraite obligatoire.

28 Dans ses motifs, la commission d'enquête souligne à raison que, dans l'arrêt Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, notre Cour a conclu que, dès lors que la défense fondée sur l'existence d'une EPN est établie, il n'existe aucune obligation d'accommodement et que ce principe a été réaffirmé à l'égard de la discrimination directe dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489. La commission a cependant ajouté que [traduction] «dans l'analyse d'une exigence professionnelle normale, il faudrait, pour en apprécier le caractère raisonnable, considérer les possibilités d'accommodement» (p. D/141). La commission a ainsi élargi les principes énoncés dans les arrêts Bhinder et Alberta Dairy Pool pour exiger que les policiers ayant atteint l'âge de 60 ans qui, partant, sont exposés aux risques que la règle de la retraite obligatoire visait à éviter, bénéficient d'un accommodement. Sur ce fondement, la commission a conclu que la politique de retraite obligatoire échouait au critère objectif.

29 La Cour divisionnaire a qualifié cet aspect des motifs de la commission d'enquête d'utilisation regrettable des mots «accommodement raisonnable»; à son avis, toutefois, c'était là simplement une façon différente de formuler l'exigence, reconnue dans les arrêts Alberta Dairy Pool et Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297, voulant que l'employeur réfute l'existence de solutions raisonnables de rechange à la règle en question. La Cour d'appel tendait à partager l'avis des juges majoritaires de la Cour divisionnaire à cet égard.

30 À mon sens, c'était une erreur que d'assimiler l'accommodement individuel à l'exigence concernant l'existence de solutions de rechange raisonnables. Cette dernière exigence est fondamentale au concept de la défense fondée sur l'EPN. La justification d'une règle générale qui traite tous les employés comme ayant les mêmes caractéristiques, en dépit du fait que certains ne les possèdent pas, dépend de la preuve qu'il n'était pas pratique d'identifier et d'exclure de l'application de la règle générale ceux qui n'avaient pas les caractéristiques requises. Ainsi que le juge Wilson l'a dit dans Alberta Dairy Pool, à la p. 513:

. . . la justification d'une règle révélant un stéréotype de groupe dépend ou bien de la validité de la généralisation ou bien de l'impossibilité d'évaluer chaque cas individuellement, ou des deux.

31 L'arrêt Alberta Dairy Pool a été précédé par l'arrêt Saskatoon de notre Cour, où la règle contraignant des pompiers à prendre leur retraite à 60 ans a été maintenue. La règle était contestée principalement pour le motif que la possibilité d'effectuer des tests individuels était une solution de rechange raisonnable à la règle de la retraite obligatoire applicable à tous. Notre Cour a expliqué dans ce jugement, aux pp. 1309 et 1310, la raison pour laquelle il y a lieu de rechercher des solutions de rechange raisonnables:

Ce critère oblige l'employeur à démontrer que l'exigence, même si elle ne se justifie pas nécessairement dans le cas de chaque individu, est raisonnablement justifiée dans son application générale. Cette interprétation a été confirmée dans l'arrêt Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, par le juge McIntyre, à la p. 589, et par le juge Wilson, à la p. 580. La dichotomie entre une méthode individualisée et une méthode fondée sur les caractéristiques moyennes est l'essence même de ce genre de défense. La philosophie générale des lois en matière de droits de la personne veut que les personnes soient jugées ou traitées non pas en fonction de caractéristiques externes telles la race, l'âge, le sexe, etc., mais plutôt en fonction de leur mérite individuel. C'est la règle générale et sa violation constitue de la discrimination. Comme le fait remarquer le juge McIntyre dans l'arrêt Etobicoke, le moyen de défense de l'exigence professionnelle réelle [ou normale] est une exception à la règle générale. Dans les cas limités d'applicabilité de ce moyen de défense, ce ne sont pas les caractéristiques individuelles qui sont déterminantes, mais les caractéristiques générales appliquées de façon raisonnable. Il importe de se rappeler qu'il s'agit d'un moyen de défense à une accusation de discrimination. Si un employeur était tenu de montrer que chaque employé âgé de soixante ans est dans l'incapacité physique de remplir ses fonctions, il n'y aurait aucun besoin du moyen de défense qu'est l'exigence professionnelle raisonnable. Dans de telles circonstances, l'employeur aurait établi l'absence de discrimination. C'est ce que pourrait faire un employeur en l'absence d'une disposition comme le par. 16(7) du Code.

Le jugement explique ensuite qu'il se peut qu'un employeur ne parvienne pas à s'acquitter de l'obligation qui lui incombe de prouver le caractère raisonnable de la règle s'il ne fournit pas une réponse satisfaisante à la question de savoir pourquoi il lui était impossible de justifier la règle relativement à chaque employé au moyen de tests individuels.

32 En l'espèce, la commission d'enquête a conclu que les tests individuels étaient impossibles. Compte tenu de cette conclusion, l'employeur appelant s'est acquitté de son obligation de démontrer que l'évaluation individuelle était impraticable et, partant, que l'adoption d'une règle générale était nécessaire. On n'a pas prétendu qu'il pouvait exister une autre méthode permettant de déterminer ceux, le cas échéant, qui avaient atteint l'âge de 60 ans, mais ne se trouvaient pas dans le groupe à risque.

33 Si on opte pour la solution qui consiste à tenir compte de la situation de chacun des policiers en remaniant leurs fonctions, on ne peut ainsi justifier la règle de façon individuelle en identifiant ceux qui ne possèdent pas les caractéristiques que la règle vise et qui ne sont pas concernés par le principe qui sous‑tend la règle. Il s'agit d'une solution qui requiert que soit examinée la situation de chaque employé concerné par le principe qui sous‑tend la règle et que soient remaniées les fonctions de chaque employé de façon à rendre la règle inutile. Ce n'est pas une solution qui répond à la question de savoir pourquoi il était nécessaire d'adopter une règle générale qui englobe des personnes ne partageant pas la ou les caractéristiques communes. Elle constitue donc un élargissement inadmissible des principes énoncés dans les arrêts Bhinder, Saskatoon et Alberta Dairy Pool, et elle n'est pas compatible avec le concept de la défense fondée sur l'EPN tel qu'il a été expliqué dans ces arrêts.

34 Je suis convaincu que, suivant la prépondérance de la preuve, il est permis de conclure que la combinaison du risque d'une maladie cardiovasculaire et du déclin de la capacité aérobie a libéré l'employeur appelant de son obligation relativement au volet objectif du critère de l'EPN. En fait, d'après mon interprétation des motifs de la commission d'enquête, cette dernière a tiré cette conclusion, sous réserve de l'influence de son opinion qu'il était nécessaire de tenir compte de la situation de chacun. Je reproduis les conclusions pertinentes.

35 La commission d'enquête a tenu les propos suivants relativement aux témoignages des policiers (à la p. D/139):

[traduction] La preuve indique qu'il y a une croyance répandue parmi les policiers que ceux d'entre eux qui sont âgés de plus de 60 ans ne peuvent en général exécuter leurs fonctions de façon satisfaisante. Cette conviction est fondée en partie sur le fait que la vaste majorité des policiers choisissent en fait de prendre leur retraite avant l'âge de 60 ans, et que nombre de ceux‑là estiment qu'ils ne sont plus en mesure de poursuivre le travail de policier.

36 Dans son examen de la preuve scientifique, la commission a dit (à la p. D/146):

[traduction] D'autre part, les préoccupations relatives aux maladies cardiovasculaires et à la capacité aérobie viennent appuyer dans une certaine mesure l'adoption d'une politique de retraite obligatoire à 60 ans. L'analyse précédente de ces aspects fait que, considérés séparément et suivant l'état de la preuve en l'espèce, ni l'un ni l'autre n'est suffisant pour fonder raisonnablement la décision d'exclure les personnes de plus de 60 ans d'un poste de policier. Puisque chacun de ces facteurs offre une certaine assise à la règle de la retraite obligatoire, la combinaison renforce cet appui.

En outre, ce soutien se trouve accru par le lien possible entre le déclin de la capacité aérobie et les problèmes cardiovasculaires. Il peut arriver qu'un policier plus âgé tente d'accomplir une activité qui excède sa capacité aérobie et aggrave ainsi une faiblesse cardiovasculaire existante.

Je ne suis toujours pas persuadé que la combinaison de ces facteurs soit suffisante pour faire de la retraite à 60 ans une exigence professionnelle normale. Puisqu'on peut raisonnablement pallier le déclin de la capacité aérobie, l'effet cumulatif possible du déclin de la capacité aérobie et de la maladie cardiovasculaire peut être évité. Le fait de ne tenir compte du risque de maladie cardiovasculaire qu'à l'égard de ceux qui sont âgés de plus de 60 ans laisse sans réponse le caractère excessif de la décision d'exclure d'un emploi un groupe particulier. Aussi, la combinaison de ces facteurs ne change réellement pas la conclusion que cette restriction ne satisfait pas au critère du caractère raisonnable.

37 Je conviens par conséquent avec le juge Zuber, dissident, que l'impact de la preuve relative au critère objectif a été atténué par le concept de l'accommodement individuel et que, suivant une application juste du droit, la conclusion aurait été en faveur des appelants. Pour cette raison, l'élément subjectif et l'élément objectif d'une défense fondée sur l'EPN ayant tous deux été établis, les appelants ont droit au rejet de la plainte.

38 Enfin, il convient de faire remarquer que la plainte a été examinée plus de neuf ans après la mise à la retraite de l'intimé Large et plus de huit ans après son dépôt. Les procédures d'appel se sont étalées sur cinq autres années. Les délais dans les procédures en matière de droits de la personne, qui portent souvent sur l'emploi ou sur le logement, peuvent avoir des conséquences graves pour le demandeur. Dans les cas qui touchent l'emploi, la réintégration est souvent la réparation demandée. Un délai de plusieurs années peut être préjudiciable en raison de la difficulté que subit le demandeur à l'emploi duquel il est mis fin et, dans les cas de discrimination fondée sur l'âge, peut nuire à la possibilité d'apporter la réparation. Par exemple, s'il était nécessaire d'envisager la réintégration comme réparation en l'espèce, nous serions devant un demandeur maintenant âgé de 75 ans. Compte tenu du fait que les lois sur les droits de la personne visent à fournir une méthode prompte et relativement peu coûteuse de résoudre les plaintes, le délai dans la présente affaire est particulièrement alarmant.

VI. Dispositif

39 Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi, d'infirmer les décisions rendues par les juridictions inférieures et de rejeter la plainte. Les appelants n'ont pas demandé les dépens dans leur requête en réparation, ni dans leur plaidoirie. Il n'y aura donc aucune ordonnance relative aux dépens.

Les motifs des juges L'Heureux-Dubé et McLachlin ont été rendus par

40 Le juge L'Heureux‑Dubé — Bien que je souscrive au résultat auquel en arrive mon collègue le juge Sopinka, j'ai quelques réserves quant à sa formulation des critères subjectif et objectif de l'exigence professionnelle normale («EPN»), qui se trouve au c{oe}ur du litige en l'espèce.

41 Dès le départ, toutefois, je suis d'accord avec la norme de contrôle adoptée par la Cour d'appel:

[traduction] En d'autres termes, il nous paraît que la retenue dont les tribunaux doivent faire preuve à l'égard des conclusions de fait tirées par les tribunaux de droits de la personne repose principalement sur leur fonction et rôle de tribunal de première instance qui voit et entend les témoins, tant ordinaires qu'experts.

De plus, en toute déférence, nous estimons cette conclusion compatible avec les principes depuis longtemps reconnus en matière de contrôle judiciaire et d'appel. Le simple fait qu'une loi prévoit un droit d'appel à la fois sur les questions de fait et les questions de droit (la position qui vaut en général relativement aux appels en matière civile) et, par ailleurs, que le tribunal a le pouvoir de substituer son opinion des faits à celle du tribunal d'instance inférieure (ce qui est également habituel dans les affaires civiles: par ex., le tribunal d'appel «peut [. . .] rendre l'ordonnance ou la décision que le tribunal dont il y a appel aurait dû ou pu rendre»: Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, al. 134(1)a)), ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas lieu de faire preuve de retenue à l'égard des conclusions de fait tirées par l'organisme qui a eu l'avantage insigne de voir et d'entendre les témoins, et qui jouit d'une expérience en matière d'auditions prévues par la loi dans les affaires relatives aux droits de la personne.

((1993), 16 O.R. (3d) 385, à la p. 389.)

42 Les questions de droit soulevées devant le Tribunal, qui, suivant la jurisprudence de notre Cour, doivent recevoir une réponse correcte, portent sur le critère qu'il convient d'appliquer relativement à une EPN.

43 Pour ce qui est du critère subjectif, l'exposé du Tribunal soulève deux questions. D'une part, les appelants font valoir qu'en contraignant l'employeur à démontrer que l'imposition d'une mesure discriminatoire a un «fondement rationnel», le Tribunal a incorporé dans le [traduction] «volet subjectif du critère un élément qui n'est à bon droit considéré que dans le second volet, l'étape objective» (mémoire des appelants, par. 73). D'autre part, les appelants soutiennent que, dans le cas d'une restriction adoptée de longue date par un employeur en réponse aux revendications des employés dans le cadre du processus de négociation collective, c'est à tort que l'on exige une preuve directe et convaincante de l'existence d'une «conviction sincère». J'étudierai chaque argument à tour de rôle.

44 Premièrement, je rejette l'argument des appelants suivant lequel le Tribunal a à tort incorporé dans le «volet subjectif du critère un élément qui n'est à bon droit considéré que dans le second volet, l'étape objective». Si je conviens avec les appelants qu'il serait erroné en droit d'incorporer au critère subjectif des éléments du critère objectif, j'estime que ce n'est pas ce que le Tribunal a fait. Certes, les propos suivants du Tribunal donnent à entendre qu'il exigeait une preuve du fondement rationnel de la politique de retraite obligatoire comme élément du critère subjectif:

[traduction] Il incombait [. . .] aux intimés [les appelants en l'espèce] d'établir que la décision d'adopter la politique reposait véritablement sur un fondement rationnel. [Je souligne.]

((1990), 14 C.H.R.R. D/138, à la p. D/142.)

Cependant, en dépit du langage regrettable emprunté par le Tribunal, je ne crois pas que ses membres entendaient par là que la rationalité objective de la politique de retraite obligatoire doive être considérée comme faisant partie du critère subjectif. Plus précisément, si l'on considère attentivement les motifs du Tribunal sur le critère subjectif, on constate qu'il ne se préoccupait pas réellement de savoir si la raison des appelants pour mettre en {oe}uvre la politique de retraite était rationnelle en soi. Il cherchait uniquement à savoir s'il y avait une preuve d'une «conviction sincère» que la politique de retraite était nécessaire pour assurer l'exécution satisfaisante du travail de la police. Une telle détermination a clairement été considérée comme un élément légitime du critère subjectif. Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202, le juge McIntyre a tenu les propos suivants, à la p. 208:

Pour constituer une exigence professionnelle réelle [ou normale], une restriction comme la retraite obligatoire à un âge déterminé doit être imposée honnêtement, de bonne foi et avec la conviction sincère que cette restriction est imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question d'une manière raisonnablement diligente, sûre et économique, et non pour des motifs inavoués ou étrangers qui visent des objectifs susceptibles d'aller à l'encontre de ceux du Code. [Je souligne.]

45 Cela m'amène tout naturellement à la seconde erreur de droit invoquée par les appelants. Ils prétendent, plus précisément, que lorsqu'il s'agit d'une restriction adoptée de longue date par l'employeur en réponse aux revendications des employés dans le cadre du processus de négociation collective, c'est à tort que l'on exige une preuve directe et convaincante de l'existence d'une «conviction sincère» chez l'employeur. À cet égard, les appelants ont avancé ce qui suit:

[traduction]

74. Il faut également prendre en considération le processus de négociation collective à l'étape de l'appréciation du critère subjectif. Les conventions collectives sont le fruit d'ententes soigneusement façonnées et justement négociées entre employeurs et employés. Elles ne peuvent être tout simplement négligées. Dans l'arrêt Dickason [c. Université de l'Alberta, [1992] 2 R.C.S. 1103], le juge Cory s'est exprimé dans les termes suivants, à la p. 1133:

«On peut présumer sans risque d'erreur que les clauses de la convention collective portant sur la retraite obligatoire ne traduisaient pas un abus de pouvoir de la part de l'employeur, l'Université. Elles constituent plutôt une entente examinée avec soin qui a été négociée en tenant compte du meilleur intérêt de tous les membres de l'association des professeurs.»

. . .

76. Au cours du processus de négociation collective, l'employeur adopte nombre de politiques sans motif inavoué, mais également dans un état d'esprit «neutre». Il arrive fréquemment que les politiques instituées par l'employeur en réaction à des pressions externes, comme les négociations collectives, persistent du fait d'une «inertie institutionnelle». Suivant l'interprétation que le Tribunal donne au critère subjectif, ces politiques ne pourraient par la suite être justifiées à titre d'exigences professionnelles normales, même lorsqu'elles sont justifiées objectivement. Dans certains cas, comme en l'espèce, une telle conséquence causerait un tort à des protections durement acquises et négociées par les employés dans leur intérêt collectif. Le Tribunal a dénaturé la simple exigence que l'employeur ne doit pas avoir un motif discriminatoire, et a revêtu la formulation de ce concept par le juge McIntyre dans l'arrêt Etobicoke d'un sens qui va bien au‑delà de ce qui était voulu ou de ce qui est nécessaire.

46 De façon générale, je suis d'accord avec ces arguments des appelants. Lorsque des politiques sont adoptées dans le cadre du processus de négociation collective en réponse à des revendications des employés, il semble injuste d'exiger que l'employeur établisse sa «conviction sincère» que la disposition était nécessaire. Dans de telles circonstances, il arrive fréquemment que l'employeur n'ait pas la «conviction sincère» que la politique est nécessaire, si ce n'est une conviction qu'elle est nécessaire pour satisfaire le syndicat. Par conséquent, lorsqu'une restriction est imposée à la demande des employés, c'est la «conviction sincère» de ces derniers qui est davantage pertinente quant au critère subjectif.

47 De même, l'absence de motifs illégitimes de la part des employés et de la direction ne peut à elle seule être suffisante pour satisfaire au critère subjectif. Je dois pour cette raison me dissocier des propos suivants de mon collègue le juge Sopinka (au par. 23):

Si les deux parties agissent de bonne foi et, au terme de négociations, arrivent à une entente dont on démontre la nécessité raisonnable de façon à satisfaire au critère objectif, il paraît improductif de persister à examiner les négociations à la loupe pour déterminer si une partie ou l'autre était sincèrement convaincue de la nécessité de la disposition en question. Je ne comprends pas comment on sert la cause des droits de la personne en invalidant une règle professionnelle raisonnable appuyée par les employés et adoptée de bonne foi par l'employeur, pour le motif que ce dernier avait quelques réserves quant à son opportunité.

Adopter une telle norme aurait pour effet, à mon avis, de légitimer la discrimination. À titre d'exemple, les parties pourraient convenir de réserver certains emplois aux hommes seulement, sur le fondement d'une supposition peut‑être subconsciente que de telles restrictions sont «normales». On faisait ce genre de suppositions encore récemment dans le recrutement des policiers et du personnel militaire, et les exemples de telles croyances discriminatoires sont nombreux. Suivant la démarche proposée par mon collègue, les restrictions fondées sur des suppositions non remises en question de cette nature satisferaient au critère subjectif. Cela, à mon avis, va à l'encontre de l'objectif qui sous‑tend les lois sur les droits de la personne.

48 On a souvent dit des lois sur les droits de la personne qu'elles ont pour objet de protéger le droit de chacun d'être traité à partir de ses caractéristiques individuelles plutôt que sur la base de stéréotypes d'un groupe attribués à une personne (voir Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321, à la p. 358, le juge L'Heureux‑Dubé). Puisque l'EPN porte atteinte à ce droit, elle doit recevoir une interprétation stricte de façon à ce que les objectifs généraux de la loi ne soient pas contournés. Je suis plus particulièrement d'avis que l'on ne peut tenir l'exigence pour normale au sens de nos lois contre la discrimination si elle a été adoptée aveuglément ou sans égard pour les droits individuels des personnes touchées. Les lois sur les droits de la personne ne toléreront aucune généralisation ou présomption non remise en question.

49 Pour ces motifs, lorsque les parties à une convention collective choisissent d'inclure une exigence professionnelle générale qui peut, à première vue, être discriminatoire, les deux parties doivent se demander si cette exigence est bel et bien justifiée compte tenu du risque qu'elle soit discriminatoire. Il s'ensuit que la restriction adoptée à la demande des employés satisfait au critère subjectif si elle répond aux trois critères suivants:

(1)il n'y a pas de preuve que les employés demandent l'exigence pour un motif inavoué ou discriminatoire;

(2)les employés se sont demandé si la disposition était justifiée compte tenu du risque qu'elle soit discriminatoire, et ont la «conviction sincère» de sa nécessité;

(3)l'employeur s'est demandé si la disposition était justifiée compte tenu du risque qu'elle soit discriminatoire, et il n'a pas acquiescé à la revendication des employés pour un motif inavoué ou discriminatoire.

50 Mon collègue le juge Sopinka se dit d'avis que les convictions des employés seraient difficiles à déterminer. Pour ma part, cependant, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas appliquer les règles de preuve habituelles dans l'appréciation des convictions des employés.

51 L'analyse qui précède mène inévitablement à la conclusion que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a porté toute son attention sur la question de savoir si l'employeur était sincèrement convaincu de la nécessité de la politique de retraite, et qu'il a ainsi omis de se pencher également sur l'état d'esprit des employés, qui ont revendiqué la mise en {oe}uvre de la politique. Le Tribunal aurait donc dû s'interroger à savoir si les employés étaient sincèrement convaincus de la nécessité de la politique et s'ils se sont demandé si la disposition était justifiée étant donné le risque qu'elle soit discriminatoire. Après avoir passé en revue la preuve soumise au Tribunal, je conclus que, si les principes de droit pertinents avaient été appliqués, la disposition contestée aurait satisfait au critère subjectif. En conséquence, je suis d'avis d'infirmer la conclusion du Tribunal portant qu'il n'a pas été satisfait au critère subjectif.

52 J'en viens maintenant au critère objectif. Dans son application du critère objectif, le Tribunal a d'abord résolu une question préliminaire de droit, concluant que, [traduction] «dans l'analyse d'une exigence professionnelle normale, il faudrait, pour en apprécier le caractère raisonnable, considérer les possibilités d'accommodement» (p. D/141). Il s'est ensuite fondé sur cette conclusion pour juger qu'il n'avait pas été satisfait au critère objectif. Plus précisément, le Tribunal s'est exprimé ainsi (à la p. D/146):

[traduction] D'autre part, les préoccupations relatives aux maladies cardiovasculaires et à la capacité aérobie viennent appuyer dans une certaine mesure l'adoption d'une politique de retraite obligatoire à 60 ans. L'analyse précédente de ces aspects fait que, considérés séparément et suivant l'état de la preuve en l'espèce, ni l'un ni l'autre n'est suffisant pour fonder raisonnablement la décision d'exclure les personnes de plus de 60 ans d'un poste de policier. Puisque chacun de ces facteurs offre une certaine assise à la règle de la retraite obligatoire, la combinaison renforce cet appui.

En outre, ce soutien se trouve accru par le lien possible entre le déclin de la capacité aérobie et les problèmes cardiovasculaires. Il peut arriver qu'un policier plus âgé tente d'accomplir une activité qui excède sa capacité aérobie et aggrave ainsi une faiblesse cardiovasculaire existante.

Je ne suis toujours pas persuadé que la combinaison de ces facteurs soit suffisante pour faire de la retraite à 60 ans une exigence professionnelle normale. Puisqu'on peut raisonnablement pallier le déclin de la capacité aérobie, l'effet cumulatif possible du déclin de la capacité aérobie et de la maladie cardiovasculaire peut être évité. Le fait de ne tenir compte du risque de maladie cardiovasculaire qu'à l'égard de ceux qui sont âgés de plus de 60 ans laisse sans réponse le caractère excessif de la décision d'exclure d'un emploi un groupe particulier. Aussi, la combinaison de ces facteurs ne change réellement pas la conclusion que cette restriction ne satisfait pas au critère du caractère raisonnable. [Je souligne.]

53 L'analyse de la décision du Tribunal quant au critère objectif commande que l'on détermine d'abord si la possibilité d'un accommodement est pertinente en ce qui concerne les cas de discrimination directe.

54 L'applicabilité de la théorie de l'«accommodement» à l'EPN n'a pas été sans créer quelque controverse. Ainsi, dans l'arrêt Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561, notre Cour a conclu qu'il n'était pas nécessaire de faire des accommodements pour une personne exclue en raison d'une EPN puisqu'une telle obligation n'était pas compatible avec l'existence d'une EPN. En revanche, dans l'arrêt Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489, le juge Wilson, pour la majorité, a renversé l'arrêt Bhinder dans les termes suivants, aux pp. 516 et 517:

. . . je suis d'avis que l'arrêt Bhinder est bien fondé lorsqu'il énonce que l'accommodement n'est pas un élément du critère de l'EPN et qu'une fois démontrée l'existence d'une EPN, l'employeur n'a pas d'obligation d'accommodement. En revanche, cet arrêt est mal fondé dans la mesure où il applique ce principe à un cas de discrimination indirecte. Il en résulte finalement que, lorsqu'une règle crée une discrimination directe, elle ne peut être justifiée que par une exception légale équivalente à une EPN, c'est‑à‑dire un moyen de défense qui envisage la règle dans sa totalité. [. . .] Par contre, lorsqu'une règle crée une discrimination par suite d'un effet préjudiciable, il convient de confirmer la validité de cette règle dans son application générale et de se demander si l'employeur aurait pu composer avec l'employé lésé sans subir des contraintes excessives.

55 Les appelants s'appuient sur cet arrêt pour étayer leur argument que l'«accommodement» n'a pas sa raison d'être dans les cas de discrimination directe comme celui qui nous occupe. En conséquence, les appelants font valoir que le Tribunal a commis une erreur de droit lorsqu'il a considéré les possibilités d'accommodement.

56 Bien que j'estime qu'une interprétation étroite de l'arrêt Alberta Dairy Pool puisse donner prise à un tel argument, je crois que l'on peut également conclure de cet arrêt qu'il est permis de considérer les possibilités d'accommodement pour déterminer si une restriction est raisonnablement nécessaire et constitue donc une EPN. En d'autres termes, je conviens que l'accommodement n'est pas pertinent une fois démontrée l'existence d'une EPN; en revanche, il peut jouer un rôle pour déterminer si l'existence d'une EPN a été établie. À cet égard, je remarque que, dans l'arrêt Alberta Dairy Pool, le juge Wilson observe, à la p. 518:

S'il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d'imposer une règle donnée aux membres d'un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme justifiée.

À mon avis, ces propos ouvrent effectivement la porte à une considération des possibilités d'accommodement aux fins de déterminer si une restriction constitue une EPN. À cet égard, je ferais miennes les conclusions tirées par la Cour divisionnaire de l'Ontario à la majorité:

[traduction] L'expression «accommodement raisonnable» dans le contexte qui nous occupe n'est qu'une autre façon de dire que, s'il existe une solution de rechange raisonnable à la politique discriminatoire, cette dernière n'est pas raisonnable. Cette proposition sensée a été acceptée dans l'arrêt Dairy Pool à la p. 518 R.C.S., à la p. 437 D.L.R.:

S'il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d'imposer une règle donnée aux membres d'un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme justifiée.

Elle a également été acceptée dans Saskatchewan Human Rights Commission c. Saskatoon (Ville) (l'Affaire des pompiers de Saskatoon), [1989] 2 R.C.S. 1297, [1990] 1 W.W.R. 481, aux pp. 1313 et 1314 R.C.S., à la p. 492 W.W.R.:

S'il existe une solution pratique autre que l'adoption d'une règle discriminatoire, on peut conclure que l'employeur a agi d'une manière déraisonnable en n'adoptant pas cette autre solution.

Quelle que soit la façon dont on analyse les différents jugements qui concernent l'accommodement raisonnable, le Tribunal n'a commis aucune erreur de droit en adoptant la proposition sensée portant que, s'il existe une solution de rechange raisonnable à l'adoption d'une politique de discrimination directe, cette politique n'est pas raisonnable et n'est donc pas normale au sens du critère objectif formulé dans l'arrêt Etobicoke.

((1992), 9 O.R. (3d) 104, à la p. 114.)

57 Cependant, bien que l'existence de possibilités d'accommodement soit pertinente pour ce qui est de déterminer si une règle constitue une EPN, j'ai énormément de difficulté à accepter les conclusions qu'en tire le Tribunal. À mon sens, on n'a pas démontré qu'un accommodement aurait été possible en l'espèce. En outre, on a présenté une preuve permettant d'établir le caractère raisonnable des dispositions relatives à la retraite obligatoire étant donné les fonctions exécutées par les policiers.

58 En conséquence, compte tenu des faits de l'espèce tels qu'ils ont été constatés par le Tribunal, et suivant une application correcte du droit, j'estime que la politique de retraite obligatoire était justifiée comme EPN et je disposerais en conséquence du présent pourvoi comme le propose mon collègue le juge Sopinka.

Pourvoi accueilli.

Procureurs des appelants: Lerner & Associates, London.

Procureur de l'intimée la Commission ontarienne des droits de la personne: Le procureur général de l'Ontario, Toronto.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 3 R.C.S. 733 ?
Date de la décision : 19/10/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli. la politique de retraite obligatoire est justifiée à titre d'epn

Analyses

Libertés publiques - Discrimination fondée sur l'âge - Retraite obligatoire - Policier - Défense fondée sur une exigence professionnelle normale - Conclusion de la commission d'enquête que la retraite obligatoire à 60 ans pour les policiers ne constitue pas une exigence professionnelle normale - La commission d'enquête a‑t‑elle appliqué correctement les critères subjectif et objectif relatifs à une exigence professionnelle normale? - Code ontarien des droits de la personne, L.R.O. 1980, ch. 340, art. 4(6).

Un policier mis à la retraite à 60 ans a déposé une plainte auprès de la Commission ontarienne des droits de la personne, alléguant que la retraite obligatoire à 60 ans contrevenait au Code ontarien des droits de la personne de 1980 pour motif de discrimination fondée sur l'âge. La politique de retraite obligatoire avait été adoptée, et par la suite été insérée dans la convention collective, en réponse aux revendications du syndicat des policiers. La commission d'enquête a conclu que la retraite obligatoire à 60 ans pour les policiers n'était pas justifiée à titre d'exigence professionnelle normale («EPN») au sens du Code. La commission a jugé qu'il n'avait été satisfait ni au critère subjectif ni au critère objectif de l'EPN. En ce qui concerne l'élément subjectif, la commission a conclu que, si la politique n'a pas été adoptée pour quelque motif inavoué, il n'a pas été établi que, au moment où elle a été adoptée, l'employeur avait la conviction sincère que la politique était imposée en vue d'assurer la bonne exécution du travail en question. Quant au critère objectif, la commission a conclu que la politique n'était pas raisonnable, faisant remarquer que, si la preuve scientifique se rapportant au risque d'une maladie cardiovasculaire et d'un déclin de la capacité aérobie témoignait du caractère raisonnable de la règle, ce risque pouvait toutefois être évité au moyen d'un accommodement individuel prenant la forme d'un remaniement des fonctions de ceux qui appartenaient au groupe à risque. La Cour divisionnaire et la Cour d'appel ont toutes deux confirmé la décision de la commission d'enquête.

Arrêt: Le pourvoi est accueilli. La politique de retraite obligatoire est justifiée à titre d'EPN.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, Sopinka, Gonthier, Cory, Iacobucci et Major: L'élément subjectif du critère relatif à l'EPN vise à garantir que l'adoption d'une règle discriminatoire repose sur une raison valide, à titre d'exigence professionnelle, et non pas sur une discrimination pour un motif illicite. En général, cet objectif sera atteint et l'élément subjectif établi si l'employeur prouve qu'il croyait sincèrement que l'exigence était nécessaire pour assurer l'exécution sûre ou l'exécution efficace du travail en question, ou les deux. En l'espèce, en insistant sur une preuve relative à l'état d'esprit de l'employeur, la commission d'enquête et les tribunaux d'instance inférieure ont privilégié une application trop rigide du critère subjectif contre l'employeur. Dans certaines circonstances, il peut être satisfait à l'élément subjectif lorsque, en plus de satisfaire au critère objectif, l'employeur établit que la règle ou la politique a été adoptée de bonne foi pour une raison valide et sans aucun motif inavoué qui soit contraire aux objectifs du Code ontarien des droits de la personne. Ainsi, lorsque l'exigence est le fruit d'une modalité amenée par le syndicat dans une convention collective, il devient possible pour un employeur de satisfaire à l'élément subjectif sans devoir établir qu'il avait la conviction sincère que l'exigence était nécessaire si les deux parties ont agi de bonne foi et en sont arrivées à une entente dont on démontre la nécessité raisonnable de façon à satisfaire au critère objectif. Dans un tel cas, toutefois, la clause de la convention collective ne doit pas avoir été adoptée par le syndicat pour un motif inavoué ou discriminatoire. En l'espèce, la commission a conclu que l'employeur a agi avec sincérité et sans motif inavoué en adhérant à la convention collective. Puisque rien ne donne à entendre que l'employeur ou le syndicat nourrissaient un motif inavoué, le but du critère subjectif est atteint.

En ce qui concerne le critère objectif, c'est une erreur que d'assimiler l'accommodement individuel à l'exigence concernant l'existence de solutions de rechange raisonnables. Cette dernière exigence est fondamentale au concept de la défense fondée sur l'EPN. La justification d'une règle générale qui traite tous les employés comme ayant les mêmes caractéristiques, en dépit du fait que certains ne les possèdent pas, dépend de la preuve qu'il n'était pas pratique d'identifier et d'exclure de l'application de la règle générale ceux qui n'avaient pas les caractéristiques requises. Puisque la commission d'enquête a conclu que les tests individuels étaient impossibles, l'employeur s'est acquitté de son obligation de démontrer que l'évaluation individuelle était impraticable et, partant, que l'adoption d'une règle générale était nécessaire. La solution qui consiste à tenir compte de la situation de chacun constitue un élargissement inadmissible des principes énoncés dans les arrêts Bhinder, Saskatoon et Alberta Dairy Pool, et elle n'est pas compatible avec le concept de la défense fondée sur l'EPN tel qu'il a été expliqué dans ces arrêts. Il s'agit d'une solution qui requiert que soit examinée la situation de chaque employé concerné par le principe qui sous‑tend la règle et que soient remaniées les fonctions de chaque employé de façon à rendre la règle inutile. Ce n'est pas une solution qui répond à la question de savoir pourquoi il était nécessaire d'adopter une règle générale qui englobe des personnes ne partageant pas les caractéristiques communes. Suivant la prépondérance de la preuve, il est permis de conclure que la combinaison du risque d'une maladie cardiovasculaire et du déclin de la capacité aérobie a libéré l'employeur de son obligation relativement au volet objectif du critère de l'EPN. Sous réserve de l'influence du concept de l'accommodement individuel, on doit déduire des motifs de la commission d'enquête que cette dernière a tiré cette conclusion.

L'élément subjectif et l'élément objectif d'une défense fondée sur l'EPN ayant tous deux été établis, les appelants ont droit au rejet de la plainte.

Les juges L'Heureux‑Dubé et McLachlin: La commission d'enquête n'a pas incorporé dans le critère subjectif des éléments du critère objectif. La commission ne se préoccupait pas réellement de savoir si la raison des appelants pour mettre en {oe}uvre la politique de retraite était rationnelle en soi. Elle cherchait à savoir s'il y avait une preuve d'une «conviction sincère» que la politique de retraite était nécessaire pour assurer l'exécution satisfaisante du travail de la police. Une telle détermination a clairement été considérée comme un élément légitime du critère subjectif.

Lorsqu'il s'agit d'une politique adoptée en réponse aux revendications des employés dans le cadre du processus de négociation collective, c'est la «conviction sincère» des employés que la politique était nécessaire qui est davantage pertinente quant au critère subjectif. Il arrive fréquemment que l'employeur n'ait pas la «conviction sincère» que la politique est nécessaire, si ce n'est une conviction qu'elle est nécessaire pour satisfaire le syndicat. Cependant, l'absence de motifs illégitimes de la part des employés et de la direction ne peut à elle seule être suffisante pour satisfaire au critère subjectif. L'on ne peut tenir l'exigence professionnelle générale pour normale au sens des lois sur les droits de la personne si elle a été adoptée aveuglément ou sans égard pour les droits individuels des personnes touchées. Il s'ensuit que l'exigence professionnelle générale adoptée à la demande des employés satisfait au critère subjectif si: (1) il n'y a pas de preuve que les employés demandent l'exigence pour un motif inavoué ou discriminatoire; (2) les employés se sont demandé si la disposition était justifiée compte tenu du risque qu'elle soit discriminatoire, et ont la «conviction sincère» de sa nécessité, et (3) l'employeur s'est demandé si la disposition était justifiée compte tenu du risque qu'elle soit discriminatoire, et il n'a pas acquiescé à la revendication des employés pour un motif inavoué ou discriminatoire. Si la commission d'enquête avait appliqué en l'espèce les principes de droit pertinents, la disposition contestée aurait satisfait au critère subjectif.

Il est également satisfait au critère objectif. Si la possibilité d'un accommodement n'est pas pertinente une fois démontrée l'existence d'une EPN, en revanche, elle peut jouer un rôle pour déterminer si une règle constitue une EPN. En l'espèce, toutefois, on n'a pas démontré qu'un accommodement aurait été possible. En outre, on a présenté une preuve permettant d'établir le caractère raisonnable des dispositions relatives à la retraite obligatoire étant donné les fonctions exécutées par les policiers.


Parties
Demandeurs : Large
Défendeurs : Stratford (Ville)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Sopinka
Arrêts mentionnés: Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202
Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561
Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489
Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Saskatoon (Ville), [1989] 2 R.C.S. 1297
Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321
Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554
Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353.
Citée par le juge L'Heureux‑Dubé
Arrêts mentionnés: Commission ontarienne des droits de la personne c. Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202
Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321
Bhinder c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1985] 2 R.C.S. 561
Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Human Rights Commission), [1990] 2 R.C.S. 489.
Lois et règlements cités
Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, ch. H.19, art. 24(2).
Code des droits de la personne (1981), L.O. 1981, ch. 53, art. 41(3).
Code ontarien des droits de la personne, L.R.O. 1980, ch. 340, art. 4(1)g), (6).

Proposition de citation de la décision: Large c. Stratford (Ville), [1995] 3 R.C.S. 733 (19 octobre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-10-19;.1995..3.r.c.s..733 ?
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