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16/11/1995 | CANADA | N°[1995]_4_R.C.S._186

Canada | R. c. K. (B.), [1995] 4 R.C.S. 186 (16 novembre 1995)


R. c. K. (B.), [1995] 4 R.C.S. 186

B.K. Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. K. (B.)

No du greffe: 24357.

1995: 3 octobre; 1995: 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1994), 125 Sask. R. 183, 81 W.A.C. 183, qui a rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre la déclaration de culpabilité p

rononcée contre lui pour outrage au tribunal. Pourvoi accueilli et déclaration de culpabilité annulée, le juge Majo...

R. c. K. (B.), [1995] 4 R.C.S. 186

B.K. Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. K. (B.)

No du greffe: 24357.

1995: 3 octobre; 1995: 16 novembre.

Présents: Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin, Iacobucci et Major.

en appel de la cour d'appel de la saskatchewan

POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan (1994), 125 Sask. R. 183, 81 W.A.C. 183, qui a rejeté l'appel interjeté par l'accusé contre la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour outrage au tribunal. Pourvoi accueilli et déclaration de culpabilité annulée, le juge Major est dissident.

R. Peter MacKinnon, c.r., et E. Scott Hopley, pour l'appelant.

Graeme G. Mitchell et Sandra Folkins, pour l'intimée.

Version française du jugement du juge en chef Lamer et des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci rendu par

1 Le juge en chef Lamer — La seule question en litige dans le présent pourvoi est de savoir s'il existait des circonstances créant une situation de nécessité dont on peut démontrer qu'elle justifiait le juge présidant l'enquête préliminaire de décider, séance tenante, de déclarer l'appelant coupable d'outrage au tribunal et de lui infliger une peine, sans tenir d'audience à cet égard et sans lui accorder une occasion raisonnable de retenir les services d'un avocat et de le consulter. La question plus générale de la constitutionnalité de la règle de common law qui permet au juge d'agir ainsi ne se pose pas compte tenu des faits de l'espèce, et elle n'a pas été soulevée par l'appelant durant sa plaidoirie. Elle sera donc examinée à un autre moment.

I. Les faits

2 L'appelant a été assigné à comparaître, en tant que témoin du ministère public, à une enquête préliminaire concernant une accusation de tentative de meurtre portée contre deux autres accusés. La victime avait également été assignée, mais elle ne s'est pas présentée à l'enquête préliminaire. L'appelant a comparu, mais il a refusé d'être assermenté comme témoin. Lorsqu'il a exprimé son refus de déposer, l'appelant s'est montré grossier et insolent envers le juge présidant l'enquête préliminaire, comme en témoigne la transcription suivante des débats:

[traduction]

LE GREFFIER:B. K., présentez‑vous à la barre des témoins, s'il vous plaît.

B.K.:O.K.

LE GREFFIER:Vous devez vous lever pour prêter serment.

B.K.:Ah! Câlice!

LE GREFFIER:Veuillez tenir la Bible dans votre main droite. Veuillez donner votre nom au complet à la Cour.

B.K.:B.C.K.

LE GREFFIER:Épelez votre nom de famille.

B.K.:K.

LE GREFFIER:Jurez‑vous que le témoignage que vous allez rendre sur l'affaire en question sera la vérité, toute la vérité et rien que la vérité? Que Dieu vous soit en aide.

B.K.:Va chier. Moi, j'témoigne pas.

LA COUR:Je suis désolé, je ne vous ai pas entendu.

B.K.:J'témoigne pas. Accuse moi si tu veux, crisse. Fais ce que tu veux. Moi, j'témoigne pas.

3 Selon le rapport transmis à la Cour d'appel par le juge qui présidait l'enquête préliminaire, l'appelant a ensuite lancé la Bible par terre, devant la barre des témoins, puis il s'est assis, les bras croisés, le dos contre le banc et les pieds appuyés sur la balustrade. À la suite de ce comportement, le juge a déclaré ceci:

[traduction]

LA COUR:Je vous déclare coupable d'outrage commis en présence de la Cour.

B.K.:Dans l'cul, maudit niochon.

LA COUR:Et je vous condamne à une peine d'emprisonnement de six mois à purger consécutivement à toute —

B.K.:Va chier.

LA COUR:. . . que vous purgez présentement.

B.K.:Épais.

LA COUR:Emmenez‑le d'ici.

B.K.:Hostie d'épais.

FIELD:Je pense que la comparution de ce témoin n'a pas beaucoup aidé ma cause.

LA COUR:Ça semble effectivement avoir été le cas.

FIELD:Je n'ai pas d'autre témoignage à présenter.

LA COUR:D'accord. Désirez‑vous présenter quelque argument?

AUCUNE RÉPONSE AUDIBLE

LA COUR:En ce qui concerne la dénonciation no 1870787, je libère les deux accusés.

. . .

LA COUR:En passant, inscrivez ceci au dossier, il n'est pas apte à être emmené -‑ indiquez qu'il est renvoyé en détention en milieu fermé en raison de son attitude, qu'il n'est pas, pour cette raison, apte à comparaître devant le tribunal.

4 Comme l'indique la transcription, le juge a, séance tenante, déclaré l'appelant coupable d'outrage au tribunal, c'est‑à‑dire que la déclaration de culpabilité et la condamnation à la peine ont été instantanées. Le juge n'a pas donné d'avis à l'appelant, il n'a pas tenu d'audience de justification et il ne lui a pas donné une occasion raisonnable de parler à un avocat. Par suite du refus de l'appelant de témoigner et de l'omission de la victime de comparaître pour déposer, le juge présidant l'enquête préliminaire a libéré les deux accusés.

5 L'appelant a interjeté appel auprès de la Cour d'appel de la Saskatchewan de la déclaration de culpabilité ainsi que de la peine qui lui a été imposée. Le 6 septembre 1994, le juge Lane de la Cour d'appel a rejeté l'appel formé contre la déclaration de culpabilité, mais il a accueilli celui visant la peine qui avait été infligée, qu'il a réduite à trois mois: (1994), 125 Sask. R. 183, 81 W.A.C. 183. L'appelant se pourvoit devant notre Cour contre la déclaration de culpabilité.

II. Les décisions des juridictions inférieures

La Cour provinciale de la Saskatchewan (3 novembre 1993)

6 Voici un extrait de la mention inscrite à l'endos de la dénonciation par le juge Nutting:

[traduction] Le témoin [B.K.] est invité à déposer et refuse de le faire. La Cour le déclare coupable d'outrage [et] le condamne à six (6) mois d'emprisonnement — en milieu fermé — à purger consécutivement à toute peine qu'il purge déjà.

La Cour d'appel de la Saskatchewan (1994), 125 Sask. R. 183

7 Dans sa décision rejetant l'appel formé par l'appelant, la Cour d'appel de la Saskatchewan a semblé être d'avis que le juge était justifié d'appliquer séance tenante la procédure d'outrage au tribunal afin de garder compétence sur l'appelant. Selon la Cour d'appel, après que l'appelant eut refusé de témoigner, le juge n'avait d'autre choix que de mettre fin à l'enquête préliminaire. Il ne pouvait donc pas l'ajourner et ramener plus tard l'appelant devant lui pour décider de la question de l'outrage au tribunal. Le juge Lane a statué au nom de la cour (aux pp. 184 et 185):

[traduction] Le juge de la Cour provinciale n'a pas utilisé la procédure établie par l'art. 545 du Code criminel, et nous ne considérons pas qu'il a commis une erreur en n'y recourant pas. Après que l'accusé eut refusé de témoigner et que la victime eut refusé de comparaître à l'enquête préliminaire, le ministère public n'avait plus de cause. Dans ces circonstances, comme les accusés étaient déjà en prison, il n'aurait probablement servi à rien d'ajourner l'enquête préliminaire et d'emprisonner les accusés. Le juge n'avait d'autre choix que de mettre fin à l'enquête, et il ne pouvait pas l'ajourner et ramener plus tard l'accusé devant lui conformément à la disposition susmentionnée. De même, l'accusé était déjà incarcéré. Nous ne relevons aucune erreur de principe et reconnaissons qu'il peut exister des circonstances exceptionnelles obligeant le juge à agir afin de protéger la dignité et l'autorité du tribunal. Voir R. c. Cohn (1985), 4 O.A.C. 293; 15 C.C.C. (3d) 150 (C.A.), aux pp. 176 et 177, et R. c. Winter (1986), 72 A.R. 164; 46 Alta. L.R. (2d) 393, où la Cour d'appel de l'Alberta fait siennes les remarques du juge Goodman . . . [Je souligne.]

III. Analyse

a)Le caractère sommaire des audiences pour outrage au tribunal

8 La possibilité qu'ont les juges d'écarter l'application des formalités d'un procès criminel et de condamner un individu pour outrage au tribunal, par voie de procédure sommaire et, dans certains cas, séance tenante, est un pouvoir reconnu en Angleterre. (Voir Morris c. Crown Office, [1970] 1 All E.R. 1079 (C.A.); C. J. Miller, Contempt of Court (2e éd. 1989) aux pp. 45 à 96, et l'art. 12 de la Contempt of Court Act 1981 (R.‑U.), 1981, ch. 49), et dans le cas des infractions «mineures» en matière d'outrage aux États‑Unis (voir Sacher c. United States, 343 U.S. 1 (1952); Bloom c. Illinois, 391 U.S. 194 (1968); la règle 42a) des Federal Rules of Criminal Procedure et 18 U.S.C. § 401. Selon l'arrêt Baldwin c. New York, 399 U.S. 66 (1970), à la p. 69, une infraction "mineure" est une infraction entraînant une peine maximale de six mois d'emprisonnement.)

9 À un certain nombre d'occasions, notre Cour a elle aussi reconnu le caractère sommaire des audiences pour outrage au tribunal. (Voir R. c. Vermette, [1987] 1 R.C.S. 577, aux pp. 582 et 583, et Paul c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 169.) Dans United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901, à la p. 924, le juge Cory et moi‑même avons conclu, dans des motifs dissidents mais pas sur ce point, que «[l]'audience pour outrage criminel est une procédure sommaire» (je souligne). Dans B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, à la p. 238, le juge en chef Dickson, au nom de la majorité (motifs auxquels j'ai souscrit), a approuvé les remarques suivantes formulées par lord Denning dans Balogh c. Crown Court at St. Albans, [1974] 3 All E.R. 283 (C.A.), aux pp. 287 et 288:

[traduction] Donc, d'après ce que nous enseigne le passé, quelle que soit l'expression employée, un juge de cour supérieure ou un juge d'assises pouvait toujours, de sa propre initiative, punir sommairement l'outrage au tribunal chaque fois qu'il y avait eu entrave flagrante d'une cour de justice dans une affaire en voie d'être entendue, sur le point d'être entendue ou venant de se terminer — peu importe que le juge ait été lui‑même témoin de l'outrage ou qu'il lui ait été signalé par les officiers de justice ou par d'autres — lorsqu'il était urgent et impératif d'agir immédiatement.

. . .

Ce pouvoir de punir sommairement est énorme, mais c'est un pouvoir nécessaire. Il est conféré afin de maintenir la dignité et l'autorité du juge et pour assurer des procès équitables. Le juge ne doit l'exercer de son propre chef que quand il est urgent et impératif d'agir immédiatement — pour maintenir l'autorité de la cour — pour éviter le désordre — pour que les témoins ne soient pas dans la crainte — pour que les jurés ne se fassent pas suborner — etc. Il s'agit évidemment d'un pouvoir qui doit s'exercer scrupuleusement et seulement dans un cas qui est clair et à l'égard duquel il ne subsiste aucun doute raisonnable [. . .] Toutefois, pour peu qu'il soit exercé à bon escient, ce pouvoir est d'une valeur et d'une importance capitales et ne doit pas être restreint. [Je souligne.]

Le législateur fédéral a lui aussi approuvé la procédure sommaire en édictant l'art. 10 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, qui est ainsi rédigé:

10. (1) Lorsqu'un tribunal, juge, juge de paix ou juge de la cour provinciale déclare, par procédure sommaire, une personne coupable d'outrage au tribunal, commis en présence du tribunal, et impose une peine à cet égard, cette personne peut interjeter appel:

a) soit de la déclaration de culpabilité;

b) soit de la peine imposée.

(2) Lorsqu'un tribunal ou juge déclare, par procédure sommaire, une personne coupable d'un outrage au tribunal, non commis en présence du tribunal, et qu'une peine est imposée à cet égard, cette personne peut interjeter appel:

a) soit de la déclaration de culpabilité;

b) soit de la peine imposée. [Je souligne.]

b)La terminologie de l'outrage au tribunal: assignation, déclaration de culpabilité et peine

10 Peut‑être est‑il important, au départ, de préciser la terminologie qui est parfois employée dans les affaires d'outrage au tribunal pour décrire ce que fait le juge dans l'exercice de son pouvoir à cet égard. Tant dans la jurisprudence anglaise qu'américaine, qu'à l'art. 9 du Code criminel, on décrit couramment ce pouvoir du juge comme étant le pouvoir de punir pour outrage au tribunal. (Voir Borrie and Lowe's Law of Contempt (2e éd. 1983) à la p. 314 et l'arrêt Bloom c. Illinois, précité, aux pp. 202 à 204). La jurisprudence a produit une série d'expressions décrivant le processus par lequel le juge arrive à l'étape de la sanction. Par exemple, il n'est pas rare de rencontrer les mots «assigner» («cite») et «déclarer coupable» ou «condamner» («hold» ou «find»). «Cite for contempt» et «citation for contempt» sont deux expressions courantes dans les décisions américaines et canadiennes et que notre Cour a elle aussi utilisées dans plusieurs arrêts, notamment Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 862, où j'ai déclaré, dans le contexte d'appels interjetés par des tierces parties auprès de notre Cour:

Certains craignent que le présent pourvoi n'incite des témoins à des procès criminels à se pourvoir directement devant notre Cour. Cette crainte n'est pas fondée. La plupart du temps, le problème qui se pose pour un témoin découle d'une assignation pour outrage au tribunal pour refus de témoigner. Certes, en vertu de l'art. 9 du Code criminel, un juge peut assigner des personnes, notamment des témoins, à comparaître pour outrage au tribunal. Cependant, l'art. 10 du Code fixe la procédure à suivre pour interjeter appel d'une déclaration de culpabilité à cet égard. [Je souligne.]

11 Dans le but de simplifier les choses, je suis d'avis que nous devrions utiliser la notion de «citing in contempt» («assignation pour outrage»), non pas pour indiquer qu'il y a eu condamnation pour outrage au tribunal mais plutôt comme moyen d'aviser l'accusé qu'il a commis un outrage et qu'il devra expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré coupable d'outrage. C'est ce que j'ai voulu dire dans Dagenais lorsque j'ai utilisé les mots «citation» et «cite». Je ne voulais pas les utiliser au sens de déclaration de culpabilité. De fait, dans la version française, ces mots sont rendus par «assignation» et «assigner . . . à comparaître». Ces mots, qui en français renvoient à la notion de subpoena, indiquent qu'une assignation ou «citation» a pour effet d'obliger une personne à se présenter devant la cour. Cette explication est également compatible avec les faits du Renvoi relatif à Milgaard, [1992] 1 R.C.S. 875, où, après avoir assigné un témoin pour outrage, nous avons ensuite ordonné l'arrêt des procédures parce qu'il n'était plus nécessaire d'examiner, par voie de procédure sommaire, la conduite qu'avait eue le témoin pendant qu'il était sous serment.

12 La définition donnée aux mots «cite» et «citation» dans le Black's Law Dictionary (6e éd. 1990), aux pp. 243 et 244, vient étayer l'argument que assignation équivaut à notification. «Citation» est défini ainsi:

[traduction] Bref délivré par un tribunal compétent et ordonnant à la personne désignée de comparaître au jour indiqué soit pour faire ce qui y est mentionné soit pour expliquer pourquoi elle ne devrait pas le faire. [Je souligne.]

alors que «cite» est défini comme suit:

[traduction] Convoquer; exiger la présence d'une personne; notifier à une personne qu'une poursuite judiciaire a été intentée contre elle et la sommer de comparaître.

De même, il semble que, à des fins de notification et avant de tenir une audience sur la question, les juges d'un certain nombre de provinces canadiennes assignent l'intéressé pour outrage ou lui délivrent une assignation pour outrage. (Voir, par exemple, R. c. Martin (1985), 19 C.C.C. (3d) 248 (C.A. Ont.), à la p. 251, et R. c. Jolly (1990), 57 C.C.C. (3d) 389 (C.A.C.‑B.).) Cette pratique est également conforme à celle appliquée aux États‑Unis. (Illinois c. Allen, 397 U.S. 337 (1970), aux pp. 344 et 345).

c)Le recours séance tenante à la procédure par voie sommaire était‑il justifié en l'espèce?

13 La question plus précise soulevée par l'appelant en l'espèce est de savoir, pour citer lord Denning dans l'arrêt Balogh, précité, aux pp. 287 et 288, s'il existait des circonstances faisant qu'il était «urgent et impératif d'agir immédiatement» et, séance tenante, de déclarer l'appelant coupable d'outrage au tribunal et de lui imposer une peine. Pour répondre à cette question, je suis guidé par la sagesse des propos du juge en chef Burger dans United States c. Wilson, 421 U.S. 309 (1975), à la p. 319, qui a conclu qu'un tribunal doit exercer sa compétence en matière d'outrage au tribunal en respectant le principe que [traduction] «ce pouvoir ne devrait être utilisé que dans les limites nécessaires pour atteindre l'objectif visé . . .»

14 En l'espèce, la Cour d'appel était d'avis, d'une part, qu'il s'agissait d'un cas d'application de l'art. 545 du Code criminel, qui permet au juge d'ajourner l'enquête et d'ordonner l'incarcération du témoin récalcitrant, et que, d'autre part, comme le juge avait choisi de libérer les accusés, il était justifié d'agir séance tenante, à défaut de quoi il aurait perdu compétence sur le témoin. Cependant, le juge présidant l'enquête préliminaire n'agissait manifestement pas en vertu de cet article du Code mais plutôt en vertu de l'art. 484 du Code, qui donne à un juge ou juge de la cour provinciale «le même pouvoir et la même autorité, pour maintenir l'ordre dans un tribunal par lui présidé, que ceux qui peuvent être exercés par la cour supérieure de juridiction criminelle . . .» Ce n'est pas sur le refus de témoigner que le juge s'est prononcé en déclarant l'appelant coupable d'outrage au tribunal, mais plutôt sur la manière dont celui‑ci s'est comporté lorsqu'il a été invité à déposer.

15 Il ne fait aucun doute dans mon esprit que le juge était amplement justifié d'amorcer la procédure d'outrage au tribunal par voie sommaire. Toutefois, je ne vois aucune raison qui le justifiait de déroger aux formalités habituelles requises par la justice naturelle, qui consistent à aviser le témoin qu'il doit expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré coupable d'outrage au tribunal, puis à ajourner l'audience uniquement pendant le temps nécessaire pour donner au témoin l'occasion de consulter un avocat et, s'il le désire, de se faire représenter. De plus, si le témoin est déclaré coupable d'outrage au tribunal, on doit lui fournir l'occasion de présenter des observations relativement à la peine qu'il considérerait comme appropriée. Toutefois, cela n'a pas été fait, et il n'était aucunement nécessaire de déroger à toutes ces formalités.

16 Même si j'ai conclu que, eu égard aux circonstances du présent cas, la décision de statuer séance tenante n'était pas justifiée, je suis néanmoins d'avis qu'il peut se produire des situations exceptionnelles, concernant des comportements déplacés, où l'omission de se conformer à tout ou partie des formalités que j'ai décrites précédemment sera justifiée, sous réserve des restrictions qui pourraient être jugées justifiées dans le cadre de la contestation, en vertu de la Charte, d'une condamnation pour outrage prononcée séance tenante.

IV. Dispositif

17 Je suis d'avis d'accueillir le pourvoi et d'annuler la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal. Normalement, compte tenu des faits de l'espèce, j'ordonnerais la tenue d'une audience. Toutefois, étant donné que l'appelant a purgé sa peine, je vais faire droit à la demande qu'ont présentée l'appelant et l'intimée et ordonner l'arrêt des procédures.

Version française des motifs rendus par

18 Le juge Major (dissident) — Je suis d'accord avec les motifs du Juge en chef pour dire que la Cour d'appel de la Saskatchewan a commis une erreur en concluant que le pouvoir du juge qui présidait l'enquête préliminaire d'agir sans délai pour déclarer l'appelant coupable d'outrage au tribunal et lui imposer une peine reposait sur le fait que sa compétence pour connaître de la question de l'outrage au tribunal cesserait dès la clôture de l'enquête. Comme le souligne le Juge en chef, la compétence du juge de la Cour provinciale en matière d'outrage au tribunal découlait non pas de l'art. 545 mais plutôt de l'art. 484 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, et elle continuait d'exister, même après la clôture de l'enquête préliminaire. Je suis d'accord avec son exposé de la procédure à suivre dans les cas ordinaires d'outrage au tribunal.

19 Le Juge en chef confirme le pouvoir qu'ont les tribunaux, dans certains cas, de statuer «séance tenante» en matière d'outrage au tribunal, mais il conclut que, selon le critère énoncé dans Balogh c. Crown Court at St. Albans, [1974] 3 All E.R. 283, il faut qu'il soit urgent et impératif d'agir ainsi. Il a conclu que ces éléments manquaient en l'espèce. C'est avec cette conclusion que je ne suis pas d'accord. Il faut interpréter les mots urgent et impératif suivant le contexte, de façon qu'ils puissent être utilisés dans diverses circonstances. La conduite à l'origine de l'outrage au tribunal peut être aussi grave que l'insurrection civile ou encore, plus simplement, être le fait de déconsidérer l'administration de la justice au cours d'une enquête préliminaire et de contrecarrer les objectifs de cette procédure, comme ce fut le cas dans l'affaire qui nous intéresse.

20 Les faits ayant donné lieu à la condamnation pour outrage au tribunal sont exposés dans les motifs du Juge en chef. Le comportement grossier et obscène de l'accusé exigeait une réaction immédiate. À mon avis, il est futile, en l'espèce, d'invoquer la nécessité qu'il y a d'aviser l'accusé qu'il pourrait être accusé d'outrage au tribunal ou de lui donner la possibilité de parler à un avocat.

21 Bien que ces garanties occupent une place importante dans notre jurisprudence, il est évident qu'elles n'auraient servi à rien en l'espèce compte tenu de la conduite délibérée et calculée de l'accusé.

22 L'examen des faits démontre amplement l'absence de toute circonstance atténuante. Il ne s'agissait pas du cas d'un citoyen qui était pris dans l'engrenage de l'appareil étatique et qui a été amené, par suite de provocation ou par crainte, à adopter une conduite non convenable devant le tribunal.

23 En l'espèce, l'accusé était un jeune contrevenant qui avait un casier judiciaire. Il est manifeste que son comportement abusif, vulgaire et soutenu envers le juge présidant l'enquête préliminaire était délibéré et prémédité. Cette conduite outrageait le tribunal et l'administration de la justice.

24 Le juge chargé de l'enquête préliminaire, qui était le mieux placé pour décider des mesures nécessaires pour maintenir l'ordre dans la salle d'audience et protéger la dignité du système judiciaire, a choisi de statuer séance tenante. Compte tenu de la situation décrite, il était impératif d'agir sans délai. Le juge a manifestement conclu que les formalités procédurales habituellement requises par la justice naturelle ne seraient d'aucune utilité dans la situation qui se présentait à lui. Le bien‑fondé de sa décision est étayé par le fait que l'appelant a continué son comportement perturbateur pendant que le juge le déclarait coupable d'outrage au tribunal ainsi que par la suite, jusqu'à ce qu'on l'emmène hors de la salle d'audience.

25 À mon avis, le besoin de dissuasion, l'opprobre public et la réadaptation sont autant de facteurs qui doivent être pris en considération dans la sanction de l'outrage au tribunal, et si le juge présidant l'enquête préliminaire n'avait pas agi comme il l'a fait, il aurait diminué l'importance de ces trois facteurs.

26 Je suis d'accord avec la mise en garde formulée par lord Denning dans Balogh que le pouvoir de punir sommairement est un pouvoir énorme mais nécessaire, qui doit être exercé avec un soin scrupuleux. Je suis persuadé que les juges canadiens en sont conscients, et, dans les cas où il n'est pas tenu compte de cette mise en garde, il y a moyen de remédier à la situation.

27 Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter le pourvoi et de confirmer la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal.

Pourvoi accueilli et déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal annulée, le juge Major est dissident.

Procureurs de l'appelant: Hnatyshyn Singer, Saskatoon.

Procureur de l'intimée: W. Brent Cotter, Regina.


Synthèse
Référence neutre : [1995] 4 R.C.S. 186 ?
Date de la décision : 16/11/1995
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal est annulée

Analyses

Droit criminel - Outrage au tribunal - Procédure sommaire - Appelant assigné à comparaître comme témoin du ministère public à une enquête préliminaire - Appelant grossier et insolent envers le juge présidant l'enquête préliminaire et refusant d'être assermenté - Appelant déclaré coupable d'outrage au tribunal séance tenante - Existait‑il une situation de nécessité justifiant le juge présidant l'enquête préliminaire de déclarer l'appelant coupable d'outrage au tribunal et de lui infliger une peine, sans tenir d'audience et sans lui accorder une possibilité raisonnable de retenir les services d'un avocat?.

L'appelant a été assigné à comparaître comme témoin du ministère public à une enquête préliminaire concernant une accusation de tentative de meurtre portée contre deux autres accusés. Il a comparu, mais il a refusé d'être assermenté et s'est montré grossier et insolent envers le juge présidant l'enquête préliminaire. Le juge l'a, séance tenante, déclaré coupable d'outrage au tribunal, sans lui donner d'avis, sans tenir d'audience de justification et sans lui donner de possibilité raisonnable de parler à un avocat. Par suite du refus de l'appelant de témoigner et de la non‑comparution de la victime, le juge présidant l'enquête préliminaire a libéré les deux accusés. La Cour d'appel a rejeté l'appel formé contre la déclaration de culpabilité de l'appelant. Elle semblait être d'avis que le juge était justifié d'appliquer séance tenante la procédure d'outrage au tribunal afin de garder compétence sur l'appelant, car, après que l'appelant eut refusé de témoigner, le juge n'avait d'autre choix que de mettre fin à l'enquête préliminaire et ne pouvait donc pas l'ajourner et ramener plus tard l'appelant devant lui pour décider de la question de l'outrage au tribunal.

Arrêt (le juge Major est dissident): Le pourvoi est accueilli et la déclaration de culpabilité pour outrage au tribunal est annulée.

Le juge en chef Lamer et les juges La Forest, L'Heureux‑Dubé, Sopinka, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci: La possibilité qu'ont les juges d'écarter l'application des formalités d'un procès criminel et de condamner un individu pour outrage au tribunal, par voie de procédure sommaire, a été reconnue par notre Cour à un certain nombre d'occasions et a été approuvée par le législateur fédéral à l'art. 10 du Code criminel. La notion de «citing in contempt» («assignation pour outrage») devrait être utilisée non pas pour indiquer qu'il y a constatation de l'outrage au tribunal mais plutôt pour aviser l'accusé qu'il a commis un outrage et qu'il devra expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré coupable d'outrage au tribunal. Le recours séance tenante à la procédure par voie sommaire n'était pas justifié en l'espèce, parce qu'il n'existait pas de circonstances rendant urgent et impératif d'agir immédiatement, de déclarer l'appelant coupable d'outrage au tribunal séance tenante et de lui imposer une peine. Un tribunal doit exercer sa compétence en matière d'outrage au tribunal en respectant le principe que ce pouvoir ne devrait être utilisé que dans les limites nécessaires pour atteindre l'objectif visé. Le juge présidant l'enquête préliminaire n'agissait pas en vertu de l'art. 545 du Code, qui permet au juge d'ajourner l'enquête et d'ordonner l'incarcération du témoin récalcitrant, mais en vertu de l'art. 484, qui donne à un juge «le même pouvoir et la même autorité, pour maintenir l'ordre dans un tribunal par lui présidé, que ceux qui peuvent être exercés par la cour supérieure de juridiction criminelle». Ce n'est pas sur le refus de témoigner que le juge s'est prononcé en déclarant l'appelant coupable d'outrage au tribunal, mais plutôt sur la manière dont celui‑ci s'est comporté lorsqu'il a été invité à déposer. Bien que le juge fût amplement justifié d'amorcer la procédure d'outrage au tribunal par voie sommaire, il n'avait aucune raison de déroger aux formalités habituelles requises par la justice naturelle, qui consistent à aviser le témoin qu'il doit expliquer pourquoi il ne devrait pas être déclaré coupable d'outrage au tribunal, puis à ajourner l'audience pendant le temps nécessaire pour donner au témoin la possibilité de consulter un avocat et, s'il le désire, de se faire représenter. De plus, si le témoin est déclaré coupable d'outrage au tribunal, il faut lui donner la possibilité de présenter des observations relativement à la peine appropriée. Cela n'a pas été fait, et il n'était pas nécessaire de déroger à toutes ces formalités.

Le juge Major (dissident): Bien qu'on puisse statuer «séance tenante» en matière d'outrage au tribunal s'il est urgent et impératif de le faire, il faut interpréter les mots «urgent» et «impératif» suivant le contexte, de façon qu'ils puissent être utilisés dans diverses circonstances. Le comportement grossier et obscène de l'accusé en l'espèce exigeait une réaction immédiate. Bien que les garanties relatives à l'avis et à la possibilité de parler à un avocat occupent une place importante dans notre jurisprudence, il est évident qu'elles n'auraient servi à rien en l'espèce compte tenu de la conduite délibérée et calculée de l'accusé. Le juge chargé de l'enquête préliminaire, qui était le mieux placé pour décider des mesures nécessaires pour maintenir l'ordre dans la salle d'audience et protéger la dignité du système judiciaire, a choisi de statuer séance tenante. Compte tenu de la situation, il était impératif d'agir sans délai. Le juge a manifestement conclu que les formalités procédurales habituellement requises par la justice naturelle ne seraient d'aucune utilité dans la situation qui se présentait à lui. Le bien‑fondé de sa décision est étayé par le fait que l'appelant a continué son comportement perturbateur pendant que le juge le déclarait coupable d'outrage au tribunal ainsi que par la suite, jusqu'à ce qu'on l'emmène hors de la salle d'audience.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : K. (B.)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge en chef Lamer
Arrêts mentionnés: Morris c. Crown Office, [1970] 1 All E.R. 1079
Sacher c. United States, 343 U.S. 1 (1952)
Bloom c. Illinois, 391 U.S. 194 (1968)
Baldwin c. New York, 399 U.S. 66 (1970)
R. c. Vermette, [1987] 1 R.C.S. 577
Paul c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 169
United Nurses of Alberta c. Alberta (Procureur général), [1992] 1 R.C.S. 901
B.C.G.E.U. c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214
Balogh c. Crown Court at St. Albans, [1974] 3 All E.R. 283
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
Renvoi relatif à Milgaard, [1992] 1 R.C.S. 875
R. c. Martin (1985), 19 C.C.C. (3d) 248
R. c. Jolly (1990), 57 C.C.C. (3d) 389
Illinois c. Allen, 397 U.S. 337 (1970)
United States c. Wilson, 421 U.S. 309 (1975).
Citée par le juge Major (dissident)
Balogh c. Crown Court at St. Albans, [1974] 3 All E.R. 283.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 9 [abr. & rempl. ch. 27 (1er suppl.), art. 6], 10 [mod. ch. 27 (1er suppl.), art. 203], 484, 545.
Contempt of Court Act 1981 (U.K.), 1981, ch. 49, art. 12.
Federal Rules of Criminal Procedure, règle 42a).
18 U.S.C. § 401.
Doctrine citée
Black's Law Dictionary, 6th ed. St. Paul, Minn.: West Publishing Co., 1990.
Borrie and Lowe's Law of Contempt, 2nd ed. By Nigel Lowe. Consultant editor, Sir Gordon Borrie. London: Butterworths, 1983.
Miller, C. J. Contempt of Court, 2nd ed. Oxford: Clarendon Press, 1989.

Proposition de citation de la décision: R. c. K. (B.), [1995] 4 R.C.S. 186 (16 novembre 1995)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;1995-11-16;.1995..4.r.c.s..186 ?
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